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Capital et technoscience – FA#3 Première publication en août 1990 dimanche, 30 mai 2004 Vincent, Jean-Marie Dans son livre « Die Wissenschaftsgesellschaft » (la société de la Science) [1 ], Rolf Kreibich, un des meilleurs connaisseurs de la scientisation des processus économiques et sociaux actuels affirme que les sociétés contemporaines sont dominées par la science comme force productive directe. Cela signifie selon lui que l’économie obéit à une logique de la valorisation de la science et de la technologie et que la société est en conséquence dominée par un paradigme « Science-Technologie-Applications sur une échelle industrielle ». Entre la recherche scientifique, la mise en oeuvre technologique et la transformation des méthodes de production, il n’y a plus de solution de continuité, mars au contraire apparition de processus continus et intégrés de mise en valeur des connaissances scientifiques, quasi-simultanéité de la production des connaissances, des applications technologiques et productives sous le signe de l’innovation. La production dos connaissances est devenue une industrie qui s’étend à tous les domaines de la production matérielle et devient en quelque sorte une production scientifique de savoirs et de savoir-faire et une technologie opérante de la progression scientifique La science ne se tient plus en réserve de l’économie et de la société, elle se dynamise de plus en plus et devient un des mécanismes fondamentaux de la reproduction élargie des rapports économiques et sociaux. Pour Rolf Kreibich, il ne fait pas de doute que le facteur de production « Science-technologie » tend à prendre de plus en plus d’importance par rapport au facteur de production Capital et surtout par rapport au facteur de production Travail. La société de la science qui joue de plus en plus sur des systèmes productifs complexes où la hart de l’intelligence artificielle est croissante (par 1

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Jean Marie Vincent

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Capital et technoscience FA#3Premire publication en aot 1990dimanche, 30 mai 2004 Vincent, Jean-Marie

Dans son livre Die Wissenschaftsgesellschaft (la socit de la Science)[1], Rolf Kreibich, un des meilleurs connaisseurs de la scientisation des processus conomiques et sociaux actuels affirme que les socits contemporaines sont domines par la science comme force productive directe. Cela signifie selon lui que lconomie obit une logique de la valorisation de la science et de la technologie et que la socit est en consquence domine par un paradigme Science-Technologie-Applications sur une chelle industrielle. Entre la recherche scientifique, la mise en oeuvre technologique et la transformation des mthodes de production, il ny a plus de solution de continuit, mars au contraire apparition de processus continus et intgrs de mise en valeur des connaissances scientifiques, quasi-simultanit de la production des connaissances, des applications technologiques et productives sous le signe de linnovation. La production dos connaissances est devenue une industrie qui stend tous les domaines de la production matrielle et devient en quelque sorte une production scientifique de savoirs et de savoir-faire et une technologie oprante de la progression scientifique La science ne se tient plus en rserve de lconomie et de la socit, elle se dynamise de plus en plus et devient un des mcanismes fondamentaux de la reproduction largie des rapports conomiques et sociaux. Pour Rolf Kreibich, il ne fait pas de doute que le facteur de production Science-technologie tend prendre de plus en plus dimportance par rapport au facteur de production Capital et surtout par rapport au facteur de production Travail. La socit de la science qui joue de plus en plus sur des systmes productifs complexes o la hart de lintelligence artificielle est croissante (par exemple les systmes experts) a de moins en moins besoin de travail vivant. Tout se passe comme si le seul obstacle la science qui se reproduit de faon largie (selon une croissance exponentielle) et la technologie qui salimente delle-mme, se rduisait au facteur de production " Nature " comme ressource limite et dgradable.

Pour R. Kreibich, aujourdhui la vritable puissance rside dans le contrle et la conduite de la production de connaissances et de technologie. Comme lavait prvu R. Bacon le savoir est pouvoir, mais un pouvoir qui ne sexerce qu condition de se soumettre une dynamique plus forte que lui: lauto-valorisation de la science travers une comptition qui embrasse maintenant - directement ou indirectement - la totalit de la plante. De faon significative, le dploiement de la production scientifique est presque partout inextricablement li des complexes industrielsmilitaires devenus des buts en eux-mmes. La socit de la science nest pas dote de capacits rflexives, en fait nest pas capable de vritables retours sur elle-mme, parce quelle obit des automatismes qui la transcendent. Pour les hommes qui la composent, le paradigme " Science-Technologie-Industrie scientifique " est un mythe dont ils ne peuvent se dtacher et auquel ils succombent en pensant sacrifier la rationalit par excellence. Certes, dans les circonstances actuelles, peu nombreux sont ceux qui croient encore que la progression de la science et de la technologie est synonyme de progrs en gnral, mais trs nombreux par contre sont ceux qui sont persuads que la marche en avant de la science est invitable et irrversible. Linnovation (scientifique et technologique) peut tre dfinie comme une transformation planifie et contrle dun systme de relations fonctionnelles dans le but de raliser des possibilits jusqualors non actualises, quand elle est considre comme innovation ponctuelle. Il nen va pas de mme, quand on lenvisage sous un angle global, cest--dire comme ensemble dinnovations cumules: direction et orientation sont du domaine de limprvisible. Rolf Kreibich ne se sent donc pas autoris faire lapologie de la " socit de la science " dont il cherche faire lanatomie. Comme beaucoup dautres, il nexclut pas que des catastrophes majeures puissent se produire dans un avenir plus ou moins rapproch (catastrophes cologiques, destructions massives par suite de conflits, etc.). En ce sens, il nest pas si loign quon ne pourrait le penser du Heidegger qui affirmait que seul un dieu peut nous sauver et redonner lhumanit une certaine matrise de son destin. Lhumanit va vers des problmes majeurs, il reste esprer quelle saura se ressaisir loccasion de certaines catastrophes.

Ce fatalisme peut toutefois tre contest en poussant lanalyse plus loin. On peut dabord faire remarquer que le facteur de production " travail " ne connat pas la rgression que croit pouvoir diagnostiquer Rolf Kreibich. Le travail industriel classique est certes en recul considrable, mais le travail intellectuel dpendant (rsultat de la complexification de la division intellectuelle du travail ) est en constante progression. Autrement dit, le travail vivant est entr dans une priode de profondes mutations qui lui enlvent la relative homognit qu il avait sembl acqurir dans les annes cinquante et soixante. Le travail se prsente en fait comme une ralit clate en de multiples types de travaux: le travail innovateur des centres de recherche, le travail de surveillance et dentretien dans les usines automatises automatises, la tl-travail domicile, le travail au service de la bureautique, le travail dans les services, etc. Il y a du travail permanent, du travail temporaire, du travail garanti, du travail prcaire, et chaque jour fait apparatre de nouvelles modalits dinsertion (complte ou partielle) dans la production. Le travail clat est aussi un travail dstabilis qui na plus les mmes effets de socialisation et de sociabilit quil y a quelques dcennies. Dans le mme cadre formel du salariat, il y a peu de points communs entre ceux qui travaillent dans des secteurs technologie avance et ceux qui travaillent dans la restauration rapide bon march. Mais les uns et les autres ne peuvent tre certains quils nauront pas un moment ou un autre changer doccupation. Cest pourquoi il faut avoir une forte dose doptimisme ou daveuglement pour affirmer quun nouvel artisanat est en train de natre dans les secteurs les plus dynamiques de la production. On peut sans doute constater que le niveau des connaissances exig tend tre de plus en plus lev et que recyclages et reconversions deviennent de plus en plus frquents, mais ce rapport plus dynamique aux processus dapprentissage et la transmission des connaissances, nimplique pas du tout que les salaris redeviennent possesseurs de leur mtier ou de leur qualification. Seuls ceux qui exercent des fonctions dautorit dans la production scientifique comme dans la production de biens et services chappent des formes renouveles de dpendance et de soumission aux processus trs diffrencis de la production sociale.

Le systme conomique dynamis par la science nassure, certes, plus le plein emploi comme il le fit au cours de la priode des " trente glorieuses ", mais il nest pas pour autant moins assoiff de travail vivant. Il lui faut sans cesse de nouvelles qualits de travail pour relancer laccumulation sur de nouvelles bases techniques, tout en renouvelant la force de travail de secteurs beaucoup plus routiniers, mais indispensables. Si lon essaye de cerner la ralit au plus prs, on ne se trompera gure en affirmant que la production domine par la science est traverse la fois par des processus massifs dinclusion et dexclusion qui se croisent, se contredisent, la pnurie de certaines forces de travail pouvant coexister avec la surabondance de certaines autres (et donc avec un chmage croissant pour certaines catgories de travailleurs). On est ainsi confront une situation o le travail apparat la fois rare et superflu, cest--dire comme une ralit aussi bien ncessaire que contingente, reprable et fuyante. Si lon tient compte des tendances la rduction du temps de travail pour une grande partie des salaris, il ne faut donc gure stonner que le travail nait plus le mme rle pilote pour la vie des individus et laisse la voie libre beaucoup dinterrogations sur le sens de la vie. Le travail, en ce sens, reste une ralit trs prgnante, mais il ne va plus de soi pour ceux qui doivent le pratiquer. Il devient une ralit bien des gards problmatique pour cceux qui nexercent pas des fonctions dirigeantes, et doivent lassumer comme quelque chose qui leur est plus ou moins extrieur. Il nest plus lobjectivation essentielle dune vie, sa cristallisation dans une activit o les individus se trouvent ou se retrouvent, mais un ensemble de moments parmi dautres, et pas forcment les plus significatifs du point de vue du vcu.

On peut alors se demander pourquoi le facteur travail - pour reprendre la terminologie utilise par Rolf Kreibich - accepte cette situation de dstabilisation permanente et de soumission des processus de scientisation qui, en dernire analyse, dpendent des capacits intellectuelles de ceux qui les mettent en oeuvre. La rponse, un peu courte,de Rolf Kreibich est dinsister sur la mystification de la science, un peu dans la veine de la " Dialectique de la raison " de Horkheimer et Adorno qui diagnostiquait le renversement de la rationalit en mythe. Mais une telle mystification nest possible que si la science se dpouille de toute capacit critique ou auto-critique, cest--dire accepte de se subordonner autre chose qu la recherche dsintresse des connaissances. Autrement dit, il faut que la science se fasse essentiellement opratoire et puisse tre extro-conditionne par des objectifs, de matrise des processus naturels en vue de les rendre productifs cest--dire devienne essentiellement techno-science[2]. Comme le disait dj Jacques Ellul en 1954[3], la science est soumise la technique, mais une technique qui nest pas simplement instrumentation, mais instrumentation pour une mise en valeur (Verwertung) comme ladmet Rolf Kreibich. Or, cette mise en valeur ne peut tre assimile la seule utilisation optimale des moyens et ressources enjeu, car elle implique la rnumration de capitaux eux-mmes trs profondment transforms par rapport ce quils taient, il y a quelques dcennies. La partie la plus dcisive du capital fixe est maintenant ce quon peut appeler le capital cognitif-onformationnel, cest--dire un capital trs haute technicit qui dtruit et innove avec une trs grande rapidit et ne connat pratiquement plus de frontires lchelle de la plante. Localisation et dlocalisation des sites de production semblent faire partie dun seul mouvement et rendent caduques les vues habituellement admises sur les, entreprises comme ralits fixes, dlimites une fois pour toutes par rapport leur environnement. Le capital argent lui-mme a considra-blement acclr ses mutations dans ce contexte, passant trs vite dun conglomrat un autre, dune place financire une autre, multipliant les raids dvastateurs chez les concurrents, trs aid en cela par le flottement quasi gnralis des monnaies et les politiques montaristes pratiques dans de nombreux pays du monde. Les tats nationaux sont pris dans cette danse, dans ce mouvement critique qui se subordonne tous les particularismes, toutes les spcificits pour les transformer la mesure du Capital, en dstabilisant toutes les relations conomiques et sociales. On est entait trs loin de ce que Marx appelait lemploi ou lusage capitaliste des machines. Le rgne de la technique est devenu quelque chose de beaucoup plus tendu et de beaucoup plus profond, cest en fait un ensemble de processus complexes de codification, dinscription dans le contexte conomique et social et de matrialisation des diffrents mouvements et phases de laccumulation du Capital.

Cette prsence massive de la technique (et de la technoscience) qui dborde bien au-del des processus productifs proprement dits fait entrer la socit dans une nouvelle phase de la subsomption relle sous le capital. ce dernier, il ne faut plus seulement les puissances intellectuelles et sociales de la production matrielle, il faut aussi le contrle des processus de production et de transmission des connaissances. Certes, le Capital ne contrle pas directement tous les centres de recherche, tous les systmes de formation, mais il peut jouer sur beaucoup de mcanismes effets indirects, notamment sur la marchandisation et la valorisation des connaissances et des technologies. Il faut vendre les connaissances il faut rentabiliser les formations, cest--dire respecter les contraintes dictes par le capital cognitif-informationnel. Les techniques doivent tre opratoires non seulement du point de vue de leur effectivit matrielle ou informationnelle, mais aussi du point de vue de leurs effets sur la reproduction largie du capital et des relations de valorisation elles-mmes. La production et la transmission des connaissances tendent aussi devenir athoriques, cest--dire ne pas poser de questions sur elles-mmes et sur ce quelles font. Cest cela qui donne son automaticit et sa non-rflexivit au dveloppement scientifique et la prolifration des techniques. Mais il faut ajouter que le caractre apparemment irrsistible de la scientisation-valorisation de la socit a beaucoup voir avec les nouvelles formes de valorisation des individus dauiourdhui. La vente de la force de travail est maintenant un processus beaucoup plus complexe quil y a cinquante ou soixante ans: elle est moins spontane, moins " naturelle ". Dabord la constitution de la force de travail exige beaucoup plus de prestations (allongement tendanciel de la scolarit, complexification des systmes de formation, recherche de carrires dites personnalises, tales sur des dures beaucoup plus longues), cest--dire des investissements personnels beaucoup plus systmatiquement prpars. Les formes immdiates de la valorisation de la force de travail (engagement, contrat, etc.) sont largement conditionnes par des stratgies dutilisation raisonne des possibilits de formation initiale et continue ou des diffrentes formules de reconversion. La valorisation devient en quelque sorte une inquitude permanente, une suite dinterrogations sur les capacits que lon a se vendre. Le travail dstabilis par rapport auquel les individus ont de plus en plus de distances peut se prsenter comme un moment ncessaire, comme un moment de russite dans la course dobstacles pour ne pas faire partie des laisss pour compte de la socit duale.

Laugmentation du temps libre permet videmment de sloigner du vcu du travail et de se d-centrer par rapport lui, mais cela ne signifie pas forcment le rejet de la valorisation comme procs social de relation au monde. Lindividu qui vend sa force de travail se valorise aussi en consommant; il cherche se justifier ses propres yeux en peuplant son monde personnel dobjets sociaux gratifiants, en luttant contre ses propres sentiments dimpuissance en faisant jouer le sentiment de puissance que confrent certains produits du monde de la marchandise. Il se laisse dautant plus facilement tourdir par le miroitement des marchandises que le combat permanent pour se vendre lisole des autres. Il essaye dalimenter son individualit problmatique par la richesse kalidoscopique de la consommation et il tente de retrouver une socialit qui le fuit en se noyant dans les flux des substituts mdiatiques de la communication. Les paroles et les images lectroniques qui nont en ralit besoin locuteurs, ni dinterlocuteurs au sens fort du terme sont l pour servir de prothses une vie qui se vit trop peu. Les valeurs culturelles elles-mmes deviennent des marchandises, destines crer des panthons artificiels, o les figures sont facilement substituables les unes aux autres en fonction de loffre et de la demande. Le dsenchantement du monde va bien au-del du polythisme des valeurs dcrit par Max Weber, il devient circulation drisoire de valeurs dgrades et triomphe de la valeur qui se valorise. Chacun court, par consquent, le risque de navoir plus que des relations pauvres lnvironnement et aux autres, malgr la multiplication des connexions formelles au monde, la diversit des horizons praticables, la vatit des rythmes temporels. Paradoxalement, la multilatralit peut devenir atrophiante et se lier une vritable restriction de lexprience et des pratiques. Les individus ou les groupes humains qui se laissent entraner par la technicisation du quotidien et ses aspects labyrinthiques, perdent largement la capacit de produire du sens. Ils sont en consquence conduits consommer les substituts de sens que produisent les dispositifs mdiatiques et investir de sens les objets et processus techniques quon met leur disposition.

Une certaine forme de clture du temps libre et de la vie quotidienne vient ajouter ses effets ceux de la clture du travail qui se valorise. La subsomption relle sous les techniques valorises par le capital peut en ce sens tre dite subsomption hyperrelle, parce quelle cre une sorte de ralit seconde qui dralise la premire (les relations effectives au monde et la socit). Tout semble se passer comme si la subsomption hyperrelle avait le pouvoir dempcher de penser, comme si lensemble des procdures et des dispositifs techniques (de lnergtique linformationnel) fascinait et fixait les esprits. Mme ceux qui veulent rsister la puissance suggestive du monde complexe de la technique cdent souvent la tentation de la dnonciation vertueuse et du mpris hautain. Ils insistent sur lattente de la technique par rapport au symbolisme humain, sur sa radicale tranget par rapport au Iangage naturel, puisquelle est faite doprationalisation et de formalisation. Mais, en ne dpassant pas ce constat, en ne cherchant pas pntrer les relations entre monde vcu et systme technique, cest--dire en cherchant pas savoir comment dans la symbiose homme/milieu technique des rapports de pouvoir sarticulent dans la domination technologique, ils rendent la ralit technoscientifique inassignable, pour reprendre un terme de Gilbert Hottois. En renonant penser jusquau bout lentrelacement de lhumain et du technique, ils sexposent en fait subir sans le savoir linfluence de ce quils condamnent et ignorent la fois. Ils ne peuvent en particulier penser la place du thorique dans la socit actuelle, cest--dire les diffrentes formes de sa relgation dans les marges laisses libres par la technoscience, ni non plus la place quils occupent dans la division du travail intellectuel et partant dans la division du travail social. Certains courants post-modernes sont assez caractristiques de ces renoncements qui se croient immuniss contre les illusions de la pense captive, parce quils ont jet aux orties les thodices laques et les grands rcits mythologiques. Leur pense a beau virevolter, se faire primesautire pour sauter dune sollicitation une autre, pour se connecter dune intensit une autre, elle obit des pesanteurs quelle ne veut pas voir. Plus grave est sans doute le cas de ces libraux dmocrates de nouvelle facture qui croient que lon peut faire abstraction de la circulation trs limite du pouvoir, de sa cristallisation un ple de la socit, quand on proclame son attachement la dmocratie. La politique ne peut donc tre une entreprise collective qui sintresse aux relations de pouvoir concrtes, aux processus de soumission des groupes et des individus en commandement social du Capital mdiatis par l"objectivit" des techniques. Il suffit quil ya ait pluralisme, ce pluralisme que la confrontation des marchandises produit peu de frais.

Mais le monde et la socit sont-ils vraiment unidimensionnels? Leffondrement des rgimes du " socialisme rel " et le triomphe apparemment total du capitalisme portent beaucoup le croire et se raccrocher lespoir dsespr quune illumination subite des consciences endormies viendra un jour transpercer le voile technologique qui obscurcit tout. En ralit, le systme apparemment ferm du capitalisme technicis produit sans cesse de nouveaux dsquilibres, bouscule les situations tablies et surtout narrive pas stabiliser la symbiose hommes/systmes techniques. Il faut, certes, reconnatre que les systmes techniques et les ensembles technologiques se prsentent comme des faisceaux de contraintes organises pour les hommes qui y sont intgrs. Mais on na pas le droit den tirer la conclusion que les processus techniques relvent de linhumain ou de la-humain et sont compltement auto-suffisants du point de vue de leur " modus operandi ". Comme Gilbert Simondon la dj montr il y a plusieurs annes[4], les systmes techniques ne peuvent fonctionner de faon rgulire et permanente que sils sont soutenus par "un milieu associ", cest--dire par un ensemble humain dveloppant des comptences cognitives, pratiques, capables danticiper les problmes qui peuvent se poser. Les hommes au travail en tant quintellectualit complexe en action ne sont jamais totalement incorpors aux processus techniques quils ont mis en branle, ils peuvent au contraire les penser collectivement, mme sils sont incapables de le faire individuellement. Bien entendu, le " milieu associ " nest pas forcment un milieu structur dmocratiquement, prt la confrontation sur la place que les uns et les autres occupent par rapport au systme technique, et surtout sur la position que milieu associ et systme technique doivent avoir lun par rapport lautre. Ce que lon peut constater toutefois, cest que le progrs technique acclr de ces dernires annes remet en question avec une trs grande rapidit milieux associs et systmes techniques, cest--dire des relations de pouvoir et des procdures daccumulation (quel type de recours des techniques particulirement valorisantes!). La fermeture des systmes intgrs de production est continuellement nie en pratique tant par la dstabilisation de la technique que par celle des hommes. Or, il nest pas du tout certain que la vie hors travail ait forcment un effet anesthsiant tous gards et en toutes circonstances, de faon compenser les effets droutants du progrs technique. Pour quil en soit ainsi, il faudrait admettre que la relation aux objets sociaux et les pseudo-communications redondantes produites par les industries culturelles dstructurent de faon dfinitive la temporalit[5] de la plupart des individus, cest--dire interdisent un rapport critique fcond au pass, dtruisent le prsent en le vouant aux contraintes de rptition et rendent quasiment impossible les changements dhorizon. Or, on peut constater que les perspectives temporelles ne disparaissent pas du champ social, mme si les projets apparaissent plus difficilement et mme si les communications interindividuelles doivent vaincre bien des obstacles (les malentendus, les rticences sexposer, les refus de reconnaissance, etc.) au-del des dispositifs de sparation que constituent les marchs et la comptititon. Cest quen effet, dans une phase o les anciennes certitudes et les anciennes identits sont remises en question par la marche de la technoscience et la rvolution de linformatique industrielle, beaucoup dindividus cherchent construire de nouvelles identits sans rigidits et ouvertes en dialoguant avec les autres pour retrouver un pass vritable, un prsent qui ne soit pas unilatralement orient vers sa propre reproduction largie et un futur qui ne soit pas seulement celui des systmes techniques. Ils dveloppent par consquent une activit thorique qui peut permettre des expriences communes et de sengager sur la voie de laction collective, dune action collective qui intgrerait les tentatives de construction subjective, leurs convergences dialogiques au niveau quotidien, leur runion en perspectives rorganisatrices de la socialit (en sopposant aux dispositifs de sparation et de clture) et des pouvoirs luvre dans la socit. Lapparition de telles formes daction collective (que lon peroit en germes dans les coordinations de ces dernires annes) pourrait certainement jouer sur les milieux associs et les formes dorganisation du travail et des relations hommes-automatismes qui prsident aux changements technologiques dans les entreprises[6].

Ces considrations sont importantes, parce quelles invitent se reposer le problme de ceux qui travaillent dans les complexes scientifiques et techniques ou participent aux pousses de la technoscience en portant sa dynamique un niveau suprieur. Pris isolment, ils sont de plus en plus impuissants devant les processus quils programment ou quils assistent. Lorsquon saisit quils sont partie prenante des rapports trs diffrencis, mais complmentaires qui exigent un trs haut niveau de coopration et dintgration, on se rend compte que les technostructures ne les dpouillent pas de tout pouvoir sur la marche des choses. Lre de lintellectuel total susceptible de dominer le savoir de son temps est, certes, jamais rvolue, mais il y a virtuellement un intellectuel collectif, dpassant la simple sommation des intellectuels parcellaires. De plus en plus de lieux de production des connaissances sont soumis directement ou indirectement (par lintermdiaire de ltat) au commandement du Capital, que lon se tourne vers les centres de recherche ou vers les universits, mais en mme temps les scientifiques produisent toujours des excdents de connaissances, cest--dire des connaissances qui ne sont pas valorisables parce quelles interrogent la technoscience sur ses limites et sur sa capacit matriser ses propres effets. Les procdures survies pour dterminer les orientations, les restrictions que la valorisation des connaissances apporte la communication, le caractre bureaucratique de lorganisation du travail scientifique nempchent pas que beaucoup de milieux intellectuels se rebellent contre des interdits affichs ou implicites, ou contre des refus de prendre en considration certains champs du savoir. cet gard, il est significatif que le mouvement tudiant de 1988 ait protest contre la part congrue, dcroissante, faite aux sciences sociales dans les universits de RFA. La thorie et les luttes autour des processus de thorisation ne peuvent pas disparatre parce que les dveloppements scientifiques sont des enjeux sociaux et cognitifs qui concernent de plus en plus de monde. Les sciences telles quelles sont pratiques lheure actuelle ne ferment pas les champs du possible, font encore moins entrer lhumanit dans on ne sait quelle post-histoire: elles remettent sans cesse lordre du jour les risques quun dveloppement capitaliste incontrl et incontrlable fait courir la plante.

En cette fin de sicle, le capitalisme connat en effet une expansion qui na pour but quelle-mme (cest--dire ses propres mcanismes de valorisation) et se retrouve domine par la rivalit des pays du triangle (tats-Unis, Europe de lOuest, Japon). Dans ce contexte, les problmes des trois quarts de lhumanit deviennent secondaires. Le capitalisme est prospre, mais il avance comme un homme ivre qui sme les ruines sur son passage en Afrique, en Amrique Latine, en Asie et chez les laisss-pour-compte du dveloppement dans les pays occidentaux. Toutefois dans sa russite apparente, il montre ses propres limites. lchelle internationale, les relations de march se dvoilent de plus en plus comme des confrontations stratgiques entre grandes firmes, dans le cadre de relations hirarchises et instables entre des espaces conomiques ingaux et en voie dinter-pntration. En mme temps, le niveau de coopration et dintgration exig dans un nombre grandissant dunits conomiques et dans les relations entre beaucoup dunits conomiques met lordre du jour la concertation et la coordination entre les agents collectifs de la production. La crise des planifications nationales autoritaires et de la division du travail internationale rate des pays de lEst ne sonnent pas le glas des transformations sociales, elles leur ouvrent de nouvelles voies.

[1] Suhrkamp verlag, Frankfurt/Main 1986[2] Terme utilis par Gilbert Hottois, Le signe et la technique, Paris 1984.[3] Cf Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Paris 1954.[4] Gilbert Simondon, Du monde dexistence des objets techniques, Paris 1969.[5] Voir ce sujet le livre collectif dirig par Rainer Zoll, Zerstrung und Wiederaneignung von Zeit, Frankfurt/Main 1988.[6] Cf. Benjamin Coriat, LAtelier et le Robot, Paris, 1990.

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