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Sainte Thérèse d' Avila Le Chemin de la Perfection - Collection Esotérisme / Spiritualité - Retrouvez cette oeuvre et beaucoup d'autres sur http://www.inlibroveritas.net

4332-SAINTE THERESE D AVILA-Le Chemin de La Perfection-[InLibroVeritas.net]

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  • Sainte Thrse d' Avila

    Le Chemin de laPerfection

    - Collection Esotrisme / Spiritualit -

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  • Table des matiresLe Chemin de la Perfection........................................................................1

    AVANT-PROPOS DE LA SAINTE...................................................2CHAPITRE PREMIER - Des raisons qui ont port la sainte tablir une observance si troite dans le monastre de S Joseph D'Avila................................................................................................4CHAPITRE SECOND - Que les religieuses ne doivent point se mettre en peine de leurs besoins temporels. Des avantages qui se rencontrent dans la pauvret. Contre les grands bastimens................7CHAPITRE TROISIEME - La sainte exhorte ses religieuses prier continuellement Dieu pour ceux qui travaillent pour l'glise. Combien ils doivent estre parfaits. Prire de la sainte Dieu pour eux...................................................................................12CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhorte ses religieuses l'observation de leur rgle. Que les religieuses doivent extrmement s'entr'aimer. Eviter avec grand soin toutes singularitez et partialitez. De quelle sorte on se doit aime...............18CHAPITRE CINQUIEME - Suite du mesme sujet. Combien il importe que les confesseurs soient savans. En quels cas on en peut changer. Et de l'autorit des suprieurs.....................................26CHAPITRE SIXIEME - De l'amour spirituel que l'on doit avoir pour Dieu, et pour ceux qui peuvent contribuer nostre salut.........30CHAPITRE SEPTIEME - Des qualitez admirables de l'amour spirituel que les personnes saintes ont pour les mes qui Dieu les lie. Quel bonheur c'est que d'avoir part leur amiti. De la compassion que mesme les mes l...................................................34CHAPITRE HUITIEME - Qu'il importe de tout de se dtacher de tout pour ne s'attacher qu' Dieu. De l'extrme bonheur de la vocation religieuse. Humilit de la sainte sur ce sujet. Qu'une religieuse ne doit point estre attach..................................................41CHAPITRE NEUVIEME - Combien il est utile de se dtacher de la trop grande affection de ses proches. Et que l'on reoit plus d'assistance des amis que Dieu donne que l'on n'en reoit de ses

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    parens................................................................................................44CHAPITRE DIXIEME - Qu'il ne suffit pas de se dtacher de ses proches si on ne se dtache de soy-mesme par la mortification. Que cette vertu est jointe celle de l'humilit..................................47CHAPITRE ONZIEME - Ne se plaindre pour de lgres indispositions. Souffrir les grands maux avec patience. Ne point apprhender la mort : et quel bonheur c'est que d'assujettir le corps l'esprit...................................................................................51CHAPITRE DOUZIEME - De la necessit de la mortification interieure. Qu'il faut mpriser la vie ; et assujetir nostre volont. Quelle imperfection c'est que d'affecter les preminences et remede pour n'y................................................................................54CHAPITRE TREIZIEME - Suite du discours de la mortification. Combien il importe de draciner promtement une mauvaise cotume, et fur le desir d'estre estim. Qu'il ne faut pas se haster de recevoir les religieuses &..................................................59CHAPITRE QUATORZIME - Bien examiner la vocation des filles qui se presentent pour estre religieuses. Se rendre plus facile recevoir celles qui ont de l'esprit. Et renvoyer celles qui ne sont pas propres la religion.......................................................64CHAPITRE QUINZIME - Du grand bien que c'est de ne se point excuser encore que l'on soit repris sans sujet..........................66CHAPITRE SEIZIME - De l'humilit. De la contemplation. Que Dieu en donne tout d'un coup certaines ames une connoissance passagere. De l'application continuelle que l'on doit avoir Dieu. Qu'il.....................................................................70CHAPITRE DIXSEPTIME - Que toutes les ames ne sont pas propres pour la contemplation. Que quelques-unes y arrivent tard, et que d'autres ne peuvent prier que vocalement. Mais que celles qui sont veritablement humbles se doivent contenter.............76CHAPITRE DIXHUITIME - Des souffrances des

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    contemplatifs. Qu'il faut tojours se tenir prest executer les ordres de Dieu. Et du merite de l'obessance....................................80CHAPITRE DIXNEUVIME - De l'oraison qui se fait en meditant. De ceux dont l'esprit s'gare dans l'oraison. La contemplation est comme une source d'eau vive. Trois proprietez de l'eau compares aux ef................................................85CHAPITRE VINGTIME - Qu'il y a divers chemins pour arriver cette divine source de l'oraison : et qu'il ne faut jamais se dcourager d'y marcher. Du zele que l'on doit avoir pour le salut des ames. En qu........................................................................93CHAPITRE VINGT-ET-UNIME - Que dans le chemin de l'oraison rien ne doit empescher de marcher tojours. Mpriser toutes les craintes qu'on veut donner des difficultez et des perils qui s'y rencontrent. Que quelquefoi..................................................97CHAPITRE VINGT-DEUXIME - De l'oraison mentale. Qu'elle doit tojours estre jointe la vocale. Des perfections infinies de Dieu. Comparaison du mariage avec l'union de l'ame avec Dieu...............................................................................102CHAPITRE VINGT-TROISIME - Trois raisons pour montrer que quand on commence s'adonner l'oraison il faut avoir un ferme dessein de continuer. Des assistances que Dieu donne ceux qui sont dans ce dessein.........................................................106CHAPITRE VINGT-QUATRIME - De quelle sorte il faut faire l'oraison vocale pour la faire parfaitement. Et comment la mentale s'y rencontre jointe : sur quoy la sainte commence parler du pater noster......................................................................109CHAPITRE VINGT-CINQUIME - Qu'on peut passer en un instant de l'oraison vocale la contemplation parfaite. Difference entre la contemplation et l'oraison qui n'est que mentale. Et en quoy cette derniere consiste. Di..............................112CHAPITRE VINGT-SIXIME - Des moyens de recueillir ses

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    penses pour tascher de joindre l'oraison mentale la vocale........115CHAPITRE VINGT-SEPTIME - Sur ces paroles du pater : nostre pere qui estes dans les cieux. Et combien il importe celles qui veulent estre les veritables filles de Dieu de ne point faire cas de leur noblesse................................................................120CHAPITRE VINGT-HUITIME - La sainte continu expliquer ces paroles de l'oraison dominicale : nostre pere qui estes dans les cieux. Et traite de l'oraison de recueillement...........124CHAPITRE VINGT-NEUVIME - La sainte continu dans ce chapitre traiter de l'oraison de recueillement...............................130CHAPITRE TRENTIME - Comme il importe de savoir ce que l'on demande par ces paroles du pater : que vostre nom soit sanctifi. Application de ces paroles l'oraison de quietude que la sainte commence d'expl..............................................................134CHAPITRE TRENTE-ET-UNIME - De l'oraison de quietude qui est la pure contemplation. Avis sur ce sujet. Difference qui se trouve entre cette oraison et l'oraison d'union, laquelle la sainte explique. Puis revient l'......................................................138CHAPITRE TRENTE-DEUXIME - Sur ces paroles du pater : vostre volont soit faite en la terre comme au ciel. La sainte reparle sur ce sujet de la contemplation parfaite qui est l'oraison d'union. Ce qui se nomme aussi ravissemen....................146CHAPITRE TRENTE-TROISIME - Du besoin que nous avons que nostre seigneur nous accorde ce que nous luy demandons par ces paroles : donnez-nous aujourd'huy le pain dont nous avons besoin en chaque jour..........................................153CHAPITRE TRENTE-QUATRIME - Suite de l'explication de ces paroles du pater : donnez-nous aujourd'huy le pain dont nous avons besoin en chaque jour. Des effets que la sainte eucharistie qui est le veritable pain des ames, opere en ceu...........157CHAPITRE TRENTE-CINQUIME - La sainte continu

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    parler de l'oraison de recueillement. Et puis adresse sa parole au pere eternel.................................................................................164CHAPITRE TRENTE-SIXIME - Sur ces paroles du pater : et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons ceux qui nous ont offens. Surquoy la sainte s'tend fort faire voir quelle folie c'est que de...................................................................167CHAPITRE TRENTE-SEPTIME - De l'excellence de l'oraison du pater, et des avantages qui se rencontrent dans cette sainte priere. on ne sauroit trop rendre graces Dieu de la sublime perfection qui se rencontre dans cet..............................173CHAPITRE TRENTE-HUITIME - Sur ces paroles du pater : et ne nous laissez pas succomber la tentation ; mais dlivrez-nous du mal. et que les parfaits ne demandent point Dieu d'estre dlivrez de leurs peines...............................................176CHAPITRE TRENTE-NEUVIME - Avis pour resister diverses tentations du dmon, et particulierement aux fausses humilitez, aux penitences indiscretes, et la confiance de nous-mesmes qu'il nous inspire......................................................182CHAPITRE QUARANTIME - Que l'amour et la crainte de Dieu joints ensemble sont un puissant remede pour resister aux tentations du dmon. Quel sera la mort, le malheur de ceux qui n'auront pas aim Dieu, et le bo................................................186CHAPITRE QUARANTE-ET-UNIME - Continuation du discours de la crainte de Dieu. qu'il faut viter avec soin les pechez veniels dont il y a deux sortes. Que lors qu'on est affermy dans la crainte de Dieu on doit agir avec une sai..............191CHAPITRE QUARANTE-DEUXIME - Sur ces dernieres paroles du pater : mais dlivrez-nous du mal.................................197

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  • Le Chemin de la Perfection

    Auteur : Sainte Thrse d' AvilaCatgorie : Esotrisme / Spiritualit

    Les surs de ce monastre de Saint Joseph D'Avila sachant que le prepresent Dominique Bagnez religieux de l'ordre du glorieux S Dominique,qui est prsent mon confesseur, m'a permis d'crire de l'oraison, elles ontcr que je le pourrois faire utilement, cause que j'ay trait sur ce sujetavec plusieurs personnes fort spirituelles et fort saintes, et m'ont tantpresse de leur en dire quelque chose que je me suis resolu de leur ober,parce que le grand amour qu'elles me portent leur fera mieux recevoir cequi leur viendra de moy, quelque imparfait et mal crit qu'il puisse estre,que des livres dont le stile est excellent, et qui ont est faits par deshommes fort savans en cette matire.

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  • AVANT-PROPOS DE LA SAINTE

    Les surs de ce monastre de Saint Joseph D'Avila sachant que le prepresent Dominique Bagnez religieux de l'ordre du glorieux S Dominique,qui est prsent mon confesseur, m'a permis d'crire de l'oraison, elles ontcr que je le pourrois faire utilement, cause que j'ay trait sur ce sujetavec plusieurs personnes fort spirituelles et fort saintes, et m'ont tantpresse de leur en dire quelque chose que je me suis resolu de leur ober,parce que le grand amour qu'elles me portent leur fera mieux recevoir cequi leur viendra de moy, quelque imparfait et mal crit qu'il puisse estre,que des livres dont le stile est excellent, et qui ont est faits par deshommes fort savans en cette matire. Je mets ma confiance en leursprires, qui pourront peut-estre obtenir de Dieu que me donnant dequoyleur donner, je diray quelque chose d'utile touchant la manire de vivre quise pratique en cette maison. Que si je rencontre mal, le Pre Bagnez quisera le premier qui le verra le corrigera ou le brlera. Ainsi je ne perdrayrien pour avoir obe ces servantes de Dieu : et elles connoistront ce que jepuis de moy-mesme lors que sa grace ne m'assiste pas. Mon dessein estd'enseigner des remdes pour de lgres tentations excites par le dmon,dont les personnes religieuses ne tiennent compte cause qu'elles ne lescroyent pas considrables ; et de traiter aussi d'autres points selon quenostre seigneur m'en donnera l'intelligence, et que je pourray m'ensouvenir. Car ne sachant ce que j'ay dire, je ne saurois le dire parordre : et je croy que c'est le meilleur de n'en point garder, puisque c'estdesja un si grand renversement de l'ordre que j'entreprenne d'crire sur untel sujet. J'implore l'assistance de Dieu, afin que je me conformeentirement sa sainte volont.C'est quoy tendent tous mes dsirs, encore que mes actions n'y rpondentpas. Mais au moins je ne manque pas d'affection et d'ardeur pour aider detout mon pouvoir mes chres surs s'avancer de plus en plus dans leservice de Dieu. Cet amour que j'ay pour elles estant joint mon ge et mon exprience de ce qui se passe dans quelques maisons religieuses, fera

    AVANT-PROPOS DE LA SAINTE 2

  • peut-estre qu'en de petites choses je rencontreray mieux que les savans, cause qu'ayant d'autres occupations plus importantes, et estant despersonnes fortes ils ne tiennent pas grand compte de ces imperfections quiparoissent n'estre rien en elles-mesmes, et ne considrent pas que lesfemmes estant foibles tout est capable de leur nuire. Joint aussi que lesartifices dont le dmon se sert contre des religieuses si troitementrenfermes sont en grand nombre, parce qu'il sait qu'il a besoin denouvelles armes pour les combattre. Et comme je m'en suis si maldfendu, estant aussi mauvaise que je suis, je souhaiterois que mes sursprofitassent de mes fautes. Je ne diray rien que je n'aye reconnu parexprience, ou dans moy, ou dans les autres. Et quoy que m'ayant estordonn depuis peu de jours d'crire une relation de ma vie, j'y aye aussimis quelques avis touchant l 'oraison ; nanmoins parce que monconfesseur ne voudra peut-estre pas que vous la voyiez maintenant, j'enrediray icy quelque chose, et y en ajoteray d'autres qui me paroistrontncessaires. Nostre seigneur veille s'il luy plaist m'assister, comme je l'enay dj pri, et faire ressir sa plus grande gloire tout ce que j'cris.

    Le Chemin de la Perfection

    AVANT-PROPOS DE LA SAINTE 3

  • CHAPITRE PREMIER - Des raisons qui ontport la sainte tablir une observance sitroite dans le monastre de S JosephD'Avila.

    Lors que l'on commena de fonder ce monastre pour les raisons que j'aycrites dans la relation de ma vie, et ensuite de quelques merveilles parlesquelles nostre seigneur fit connoistre qu'il devoit estre beaucoup servyen cette maison, mon dessein n'estoit pas que l'on y pratiquast tantd'austeritez extrieures, ny qu'elle fust sans revenu. Je desirois au contraireque s'il eust est possible rien n'y manquast de toutes les chosesncessaires, agissant en cela comme une personne lasche et imparfaite,quoy que j'y fusse pltost porte par une bonne intention que par le desird'une vie plus molle et plus relasche. Ayant appris en ce mesme temps lestroubles de France, le ravage qu'y faisoient les hrtiques, et combien cettemalheureuse secte s'y fortifioit de jour en jour, j'en fus si vivement toucheque comme si j'eusse p quelque chose, ou eusse moy-mesme est quelquechose, je pleurois en la prsence de Dieu, et le priois de remdier un sigrand mal. Il me sembloit que j'aurois donn mille vies pour sauver uneseule de ce grand nombre d'mes qui se perdoient dans ce royaume. Maisvoyant que je n 'estois qu'une femme, et encore si mauvaise ettres-incapable de rendre mon Dieu le service que je desirois, je crus,comme je le croy encore, que puis qu'il a tant d'ennemis et si peu d'amis, jedevois travailler de tout mon pouvoir faire que ces derniers fussent bons.Ainsi je me rsolus de faire ce qui dpendoit de moy pour pratiquer lesconseils vangliques avec la plus grande perfection que je pourrois, ettascher de porter ce petit nombre de religieuses qui sont icy faire lamesme chose.Dans ce dessein je me confiay en la grande bont de Dieu qui ne manquejamais d'assister ceux qui renoncent tout pour l'amour de luy, j'esperayque ces bonnes filles estant telles que mon dsir se les figuroit, mes dfauts

    CHAPITRE PREMIER - Des raisons qui on... 4

  • seroient couverts par leurs vertus, et je crus que nous pourrions contenterDieu en quelque chose en nous occupant toutes prier pour lesprdicateurs, pour les dfenseurs de l'glise, et pour les hommes savansqui sotiennent sa querelle, puis qu'ainsi nous ferions ce qui seroit ennostre puissance pour secourir nostre maistre, que ces traistres qui luy sontredevables de tant de bien-faits traitent avec une telle indignit, qu'ilsemble qu'ils le voudroient crucifier encore, et ne luy laisser aucun lieu oil puisse reposer sa teste. mon rdempteur, comment puis-je entrer dansce discours sans me sentir dchirer le coeur ? Quels sont maintenant leschrestiens ! Faut-il que vous n'ayez point de plus grands ennemis que ceuxque vous choisissez pour vos amis, que vous comblez de plus de faveurs,parmy lesquels vous vivez, et qui vous vous communiquez par lessacremens ? Et ne se contentent-ils pas de tant de tourmens que vous avezsoufferts pour l'amour d'eux ? Certes mon Dieu, celuy qui quitteaujourd'huy le monde ne quitte rien. Car que pouvons-nous attendre deshommes, puis qu ' i ls ont s i peu de f idl i t pour vous mesme ?Mritons-nous qu'ils en ayent davantage pour nous que pour vous ? Et leuravons-nous fait plus de bien que vous ne leur en avez fait, pour esprerqu'ils nous aiment plus qu'ils ne vous aiment ? Que pouvons-nous doncattendre du monde, nous qui par la misricorde de Dieu avons est tiresdu milieu de cet air si contagieux et si mortel ? Car qui peut douter que cespersonnes ne soient desja sous la puissance du dmon ? Elles sont dignesde ce chastiment, puis que leurs uvres l'ont mrit ; et il est bienraisonnable que leurs dlices et leurs faux plaisirs ayent pour rcompenseun feu eternel. Qu'ils joussent donc, puis qu'ils le veulent, de ce fruitmalheureux de leurs actions. J'avou toutefois que je ne puis voir tantd'mes se perdre sans en estre outre de douleur.Je say que pour celles qui sont desja perdus il n'y a plus de remde. Maisje souhaiterois qu'au moins il ne s'en perdist pas davantage. mes filles enJsus-Christ, aidez-moy prier nostre seigneur de vouloir remdier un sigrand mal. C'est pour ce sujet que nous sommes icy assembles : c'estl'objet de nostre vocation : c'est le juste sujet de nos larmes : c'est quoynous devons nous occuper : c'est o doivent tendre tous nos dsirs : c'est ceque nous devons sans cesse demander Dieu, et non pas nous employer ce qui regarde les affaires sculires. Car je confesse que je me ris, ou

    Le Chemin de la Perfection

    CHAPITRE PREMIER - Des raisons qui on... 5

  • pltost que je m'afflige de voir ce que quelques personnes viennentrecommander avec tant d'instance nos prires, jusques dsirer mesmeque nous demandions pour eux Dieu de l'argent et des revenus : au lieuque je voudrois au contraire le prier de leur faire la grce de fouler auxpieds toutes ces choses. Je veux croire que leur intention n'est pasmauvaise, et on se laisse aller ce qu'ils souhaitent : mais je tiens pourcertain que Dieu ne m'exauce jamais en de semblables occasions. Toute lachrestient est en feu : ces malheureux hrtiques veulent, pour le direainsi, condamner une seconde fois Jsus-Christ, puis qu'ils suscitent contreluy mille faux tmoins, et travaillent renverser son glise : et nousperdrons le temps en des demandes qui, si Dieu nous les accordoit, neserviroient peut-estre qu' fermer une me la porte du ciel. Non certes,mes soeurs, ce n'est pas icy le temps de traiter avec Dieu pour des affairessi peu importantes : et s'il ne faloit avoir quelque gard la foiblesse deshommes qui cherchent en tout de la consolation qu'il seroit bon de leurdonner si nous le pouvions, je serois fort aise que chacun st que ce n'estpas pour de semblables interests que l'on doit prier Dieu avec tant d'ardeurdans le monastre de S Joseph D'Avila.

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    CHAPITRE PREMIER - Des raisons qui on... 6

  • CHAPITRE SECOND - Que les religieusesne doivent point se mettre en peine de leursbesoins temporels. Des avantages qui serencontrent dans la pauvret. Contre lesgrands bastimens.

    Ne vous imaginez pas, mes soeurs, que pour manquer contenter lesgens du monde, il vous manque dequoy vivre. Ne prtendez jamais de fairesubsister vostre maison par des inventions et des adresses humaines :autrement vous mourrez de faim ; et avec raison. Jettez seulement les yeuxsur vostre divin poux, puisque c'est luy qui vous doit nourrir. Pourv quevous le contentiez, ceux mesme qui vous sont les moins affectionnez vousdonneront dequoy vivre, encore qu'ils ne le voulussent pas, ainsi que vousl'avez reconnu par exprience. Mais quand vous mourriez de faim en vousconduisant de la sorte : que bienheureuses seroient les religieuses de SJoseph ! Je vous conjure au nom de Dieu de graver ces paroles dans vostremmoire : et puis que vous avez renonc avoir du revenu, renoncez aussiau soin de ce qui regarde vostre nourriture. Si vous ne le faites, vous estesperdus. Que ceux qui nostre seigneur permet d'avoir du revenu prennentces sortes de soins, la bonne heure, puis qu'ils le peuvent sans contrevenir leur vocation. Quant nous, mes filles, il y auroit de la folie. Car neseroit-ce pas porter ses penses sur ce qui appartient aux autres, que depenser ces revenus ? Et vos soins inspireroient-ils aux personnes unevolont qu'ils n'ont point pour les engager vous faire des charitez ?Remettez-vous de ce soin celuy qui domine sur le cur, et qui n'est pasmoins le maistre des richesses que des riches. C'est par son ordre que noussommes venus icy. Ses paroles sont vritables, sont infaillibles, et le cielet la terre passeront pltost qu'elles manquent de s'accomplir. Prenonsgarde seulement de ne pas manquer ce que nous luy devons, et necraignez point qu'il manque ce qu'il nous a promis.

    CHAPITRE SECOND - Que les religieuses... 7

  • Mais quand cela arriveroit, ce seroit sans doute pour nostre avantage ; demesme que la gloire des saints s'est augmente par le martyre. que ceseroit un heureux change de mourir bien-tost faute d'avoir dequoy vivre,pour joir d'autant pltost d'une vie et d'un bonheur qui ne finiront jamais !Pesez bien, je vous prie, mes surs, l'importance de cet avis que je vouslaisse par crit, afin que vous vous en souveniez aprs ma mort : car tandisque je seray au monde je ne manqueray pas de vous en renouveller souventla mmoire, cause que je say par experience l'avantage qu'il y a de lepratiquer. Moins nous avons, moins j'ay de soin : et nostre seigneur saitqu'il est trs-vray que la ncessit ne me donne pas tant de peine quel'abondance, si je puis dire avoir prouv de la ncessit, v la promtitudeavec laquelle il a tojours pl Dieu de nous secourir. Que si nous enusions autrement, ne seroit-ce pas tromper le monde ; puis que voulantpasser pour pauvres, il se trouveroit que nous ne le serions pas d'affection ;mais seulement en apparence ? J'avoe que j'en aurois du scrupule, parcequ'il me semble que nous serions comme des riches qui demanderoientl'aumosne : et Dieu nous garde que cela soit. Aprs s'estre laiss aller uneet deux fois ces soins excessifs de recevoir des charitez, ils setourneroient enfin en cotume : et i l pourroit arriver que nousdemanderions ce qui ne nous seroit pas ncessaire des personnes qui enauroient plus de besoin que nous. Il est vray qu'elles pourroient gagner ennous les donnant : mais nous y perdrions sans doute beaucoup. Dieu nepermette pas s'il luy plaist, mes filles, que vous tombiez dans cette faute :et si cela devoit estre, j'aimerois encore mieux que vous eussiez du revenu.Je vous demande en aumosne et pour l'amour de nostre seigneur, qu'unepense si dangereuse n'entre jamais dans vostre esprit. Mais si ce malheurarrivoit en cette maison, celle-l mesme qui seroit la moindre de toutes lessoeurs devroit pousser des cris vers le ciel, et reprsenter avec humilit sasuprieure, que cette faute est si importante qu'elle ruineroit peu peu lavritable pauvret. J'espre avec la grce de Dieu que cela ne sera point :qu'il n'abandonnera pas ses servantes ; et que quand ce que j'cris poursatisfaire vostre dsir ne seroit utile autre chose, il servira au moins vous rveiller si vous tombiez en cecy dans la ngligence. Croyez, je vousprie, mes filles, que Dieu a permis pour vostre bien que j'eusse quelqueintelligence des avantages qui se rencontrent dans la sainte pauvret. Ceux

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    CHAPITRE SECOND - Que les religieuses... 8

  • qui la pratiqueront les comprendront ; mais non pas peut-estre autant quemoy, parce qu'au lieu d'estre pauvre d'esprit comme j'avois fait vu del'estre, j'ay est long-temps folle d'esprit : et ainsi plus j'ay est prive d'unsi grand bien, plus j'ay reconnu par exprience que c'est un extrmebonheur une me de le possder. Cette heureuse pauvret est un si grandbien qu'il enferme tous les biens du monde. Ouy, je le redis encore, ilenferme tous les biens du monde, puis que mpriser le monde c'est estre lemaistre du monde. Car que me souciay-je d'avoir la faveur des grands etdes princes si je ne voudrois ny avoir leurs biens, ny joir de leurs dliceset que je serois tres-fasche de rien faire pour leur plaire qui pust dplaire Dieu en la moindre chose ? Comment pourrois-je dsirer aussi leurs vainshonneurs, sachant que le plus grand honneur d'un pauvre consiste estrepauvre vritablement ? Je tiens que les honneurs et les richesses vontpresque tojours de compagnie : celuy qui aime l'honneur ne sauroit harles richesses : et celuy qui mprise les richesses ne se soucie gure del'honneur.Comprenez bien cecy, je vous prie. Pour moy il me semble que l'honneurest tojours suivy de quelque interest de bien. Car il arrive trs-rarementqu'une personne pauvre soit honore dans le monde, quoy que sa vertu larende digne de l'estre, et l'on en tient au contraire fort peu de compte. Maisquant la vritable pauvret, elle est accompagne d'un certain honneurqui fait qu'elle n'est charge personne. J'entens par cette pauvret celleque l'on souffre seulement pour l'amour de Dieu, laquelle ne se met enpeine de contenter que luy seul ; et l'on ne manque jamais d'avoir beaucoupd'amis lors que l'on n'a besoin de personne. Je le say par exprience. Maiscomme l'on a desja crit de cette vertu tant de choses excellentes que jen'ay garde de pouvoir exprimer par mes paroles puis que je n'ay pas assezde lumire pour les bien comprendre, outre que je craindrois d'en diminuerle prix en entreprenant de la loer, je me contenteray de ce que j'ay dit enavoir prouv : et j'avoe que jusques icy je me suis trouve de telle sortecomme hors de moy que je ne me suis pas entendu moy-mesme. Mais quece que j'ay dit demeure dit pour l'amour de nostre seigneur. Puis donc, mesfilles, que nos armes sont la sainte pauvret, et que ceux qui le doivent biensavoir m'ont appris que les saints pres, qui ont est les fondateurs denostre ordre, l'ont ds le commencement tant estime et si exactement

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    CHAPITRE SECOND - Que les religieuses... 9

  • pratique qu'ils ne gardoient rien d'un jour l'autre : si nous ne les pouvonsimiter dans l'extrieur en la pratiquant avec la mesme perfection, taschonsau moins de les imiter en l'interieur. Nous n'avons que deux heures vivre : la rcompense qui nous attend est trs-grande : et quand il n'y enauroit point d'autre que de faire ce que nostre seigneur nous conseille, neserions-nous pas assez bien rcompenses par le bon-heur d'avoir imit enquelque chose nostre divin maistre ?Je le dis encore : ce sont l les armes qui doivent paroistre dans nosenseignes ; et il n'y a rien en quoy nous ne devions tmoigner nostre amourpour la pauvret, dans nos logemens, dans nos habits, dans nos paroles, etpar dessus tout, dans nos penses. Tandis que vous tiendrez cette conduite,ne craignez point qu'avec la grace de Dieu l'observance soit bannie de cettemaison. Car comme disoit Sainte Claire, la pauvret est un grand mur : etelle ajotoit, qu'elle vouloit s'en servir, et de celuy de l'humilit, pourenfermer ses monasteres. Il est certain que si on pratique veritablementcette sainte pauvret, la continence et toutes les autres vertus se trouverontbeaucoup mieux sotenus et plus fortifies par elle que par de somptueuxdifices. Je conjure au nom de Jsus-Christ et de son prcieux sang cellesqui viendront aprs nous de se bien garder de faire de ces bastimenssuperbes : et si c'est une prire que je puisse faire en conscience, je prieDieu que si elles se laissent emporter un tel excs, ces bastimens tombentsur leur teste, et qu'ils les crasent toutes. Car, mes filles, quelle apparencey auroit-il de bastir de grandes maisons du bien des pauvres ? Mais Dieune permette pas s'il luy plaist, que nous ayons rien que de vil et de pauvre.Imitons en quelque chose nostre roy, il n'a eu pour maison que la grote deBethleem o il est n, et la croix o il est mort. Estoient-ce l des demeuresfort agrables ? Quant ceux qui font de grands bastimens ils en saventles raisons ; et ils peuvent avoir des intentions saintes que je ne say pas :mais le moindre petit coin peut suffire treize pauvres religieuses. Que si cause de l'troite clture on a besoin de quelque enclos pour y faire deshermitages afin d'y prier sparment, cela pouvant sans doute aider l'oraison et la dvotion, j'y consens la bonne heure. Mais quant degrands bastimens, et avoir rien de curieux, Dieu nous en garde par sagrce.

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    CHAPITRE SECOND - Que les religieuses... 10

  • Ayez continuellement devant les yeux que tous les difices du mondetomberont au jour du jugement, et que nous ignorons si ce jour est proche.Or quelle apparence y auroit-il que la maison de treize pauvres filles nepust tomber sans faire un grand bruit ? Les vrais pauvres doivent-ils enfaire ? Et auroit-on compassion d'eux s'ils en faisoient ? Quelle joye vousseroit-ce, mes surs, si vous voyiez quelqu'un estre dlivr de l'enfer parl'aumosne qu'il vous auroit faite, car cela n'est pas impossible ? Vous estesdonc obliges de beaucoup prier pour ceux qui vous donnent dequoyvivre ; puis qu'encore que l'aumosne vous vienne de la part de Dieu, il veutque vous en sachiez gr ceux par qui il vous la donne : et vous ne devezjamais y manquer. Je ne say ce que j'avois commenc de dire, parce quej'ay fait une grande digression. Mais je croy que nostre seigneur l'a permis,puis que je n'avois jamais pens crire ce que je viens de vous dire. Jeprie sa divine majest de nous tenir tojours par la main, afin que nous nel'abandonnions jamais.

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    CHAPITRE SECOND - Que les religieuses... 11

  • CHAPITRE TROISIEME - La sainte exhorteses religieuses prier continuellement Dieupour ceux qui travaillent pour l'glise.Combien ils doivent estre parfaits. Prire dela sainte Dieu pour eux.

    Pour retourner au principal sujet qui nous a assembles en cette maison,et pour lequel je souhaiterois que nous pussions faire quelque chose quifust agrable Dieu, je dis, que voyant que l'hrsie qui s'st leve en cesicle est comme un feu dvorant qui fait tojours de nouveaux progrs, etque le pouvoir des hommes n'est pas capable de l'arrester, il me semble quenous devons agir comme feroit un prince, qui voyant que ses ennemisravageroient tout son pays, et qu'il ne seroit pas assez fort pour leur rsisteren campagne, se retireroit avec quelques troupes choisies dans une placequ'il feroit extrmement fortifier, d'o il feroit avec ce petit nombre, dessorties sur eux, qui les incommoderoient beaucoup plus que ne pourroientfaire de grandes troupes mal aguerries. Car il arrive souvent que par cemoyen on demeure victorieux : et au pis aller on ne sauroit perir que parla famine, puis qu'il n'y a point de traistres parmy ces gens-l. Or icy, messurs, la famine peut bien nous presser ; mais non pas nous contraindre denous rendre. Elle peut bien nous faire mourir, mais non pas nous vaincre.Or pourquoy vous dis-je cecy ? C'est pour vous faire connoistre que ce quenous devons demander Dieu est qu'il ne permette pas que dans cetteplace o les bons chrestiens se sont retirez, il s'en trouve qui s'aillent jetterdu cost des ennemis ; mais qu'il fortifie la vertu et le courage desprdicateurs et des thologiens qui sont comme les chefs de ces troupes, etfasse que les religieux qui composent le plus grand nombre de ces soldats,s'avancent de jour en jour dans la perfection que demande une vocation sisainte. Car cela importe de tout, parce que c'est des forces ecclsiastiqueset non pas des sculires que nous devons attendre nostre secours.

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  • Puis que nous sommes incapables de rendre dans cette occasion du service nostre roy, efforons-nous au moins d'estre telles que nos prires puissentaider ceux de ses serviteurs qui n'ayant pas moins de doctrine que de vertu,travaillent avec tant de courage pour son service. Que si vous medemandez pourquoy j'insiste tant sur ce sujet, et vous exhorte d'assisterceux qui sont beaucoup meilleurs que nous. Je rponds que c'est parce queje croy que vous ne comprenez pas encore assez quelle est l'obligation quevous avez Dieu de vous avoir conduites en un lieu o vous estesaffranchies des affaires, des engagemens et des conversations du monde.Cette faveur est plus grande que vous ne le sauriez croire ; et ceux dont jevous parle sont bien loignez d'en joir. Il ne seroit pas mesme proposqu'ils en joussent, principalement en ce temps, puis que c'est eux defortifier les foibles, et d'encourager les timides. Car quoy seroient bonsdes soldats qui manqueroient de capitaine ? Il faut donc qu'ils vivent parmyles hommes ; qu'ils conversent avec les hommes, et qu'entrant dans lespalais des grands et des rois, ils y paroissent quelquefois pour ce qui est del'extrieur semblables aux autres hommes. Or pensez-vous, mes filles, qu'ilfaille peu de vertu pour vivre dans le monde, pour traiter avec le monde, etpour s'engager dans les affaires du monde ? Pensez-vous qu'il faille peu devertu pour converser avec le monde, et pour estre en mesme temps dansson coeur non seulement loign du monde, mais aussi ennemy du monde :pour vivre sur la terre comme dans un lieu de bannissement ; et enfin pourestre des anges et non pas des hommes ? Car s'ils ne sont tels ils nemritent pas de porter le nom de capitaines ; et je prie nostre seigneur dene pas permettre qu'ils sortent de leurs cellules.Ils feroient beaucoup plus de mal que de bien, puis que ce n'est pasmaintenant le temps de voir des dfauts en ceux qui doivent enseigner lesautres ; et que s'ils ne sont bien affermis dans la piet, et fortementpersuadez combien il importe de fouler aux pieds tous les interests de laterre, et de se dtacher de toutes les choses prissables pour s'attacherseulement aux ternelles, ils ne sauroient empescher que l'on ne dcouvreleurs dfauts, quelque soin qu'ils prennent de les cacher. Comme c'est avecle monde qu'ils traitent ils peuvent s'assurer qu'il ne leur pardonnera pas ;mais qu'il remarquera jusques leurs moindres imperfections, sanss'arrester ce qu'ils auront de bon ; ny peut-estre mesme sans le croire.

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    CHAPITRE TROISIEME - La sainte exhort... 13

  • J'admire qui peut apprendre ces personnes du monde ce que c'est que laperfection. Car ils connoissent, non pour la suivre, puis qu'ils ne s'ycroyent point obligez, et s'imaginent que c'est assez d'observer les simplescommandemens ; mais pour employer cette connoissance examiner et condamner jusques aux moindres dfauts des autres. Quelquefois mesmeils rafinent de telle sorte qu'ils prennent pour une imperfection et pour unrelaschement ce qui est en effet une vertu. Vous imaginez-vous donc queles serviteurs de Dieu n'ayent pas besoin qu'il les favorise d'une assistancetoute extraordinaire pour s'engager dans un si grand et si prilleuxcombat ? Taschez, je vous prie, mes surs, de vous rendre telles que vousmritiez d'obtenir ces deux choses de sa divine majest : la premire, queparmy tant de personnes savantes et tant de religieux il s'en trouveplusieurs qui ayent les conditions que j'ay dit estre ncessaires pourtravailler ce grand ouvrage, et qu'il luy plaise d'en rendre capables ceuxqui ne le sont pas encore assez, puis qu'un seul homme parfait rendra plusde service qu'un grand nombre d'imparfaits : la seconde, que lors qu'ilsseront engagez dans une guerre si importante, nostre seigneur les sotiennepar sa main toute-puissante, afin qu'ils ne succombent pas dans les prilscontinuels o l'on est expos dans le monde ; mais qu'ils bouchent leursoreilles aux chants des sirnes qui se rencontrent sur une mer sidangereuse. Que si dans l'troite closture o nous sommes nous pouvonspar nos prires contribuer quelque chose ce grand dessein, nous auronsaussi combatu pour Dieu, et je m'estimeray avoir trs-bien employ lestravaux que j'ay soufferts pour tablir cette petite maison, o je pretens quel'on garde la rgle de la Sainte Vierge nostre reine avec la mesmeperfection qu'elle se pratiquoit au commencement. Ne croyez pas, mesfilles, qu'il soit inutile de faire sans cesse cette prire, quoy que plusieurspensent que c'est une chose bien rude de ne prier pas beaucoup poursoy-mesme. Croyez-moy nulle prire n'est meilleure et plus utile. Que sivous craignez qu'elle ne serve pas diminuer les peines que vous devezsouffrir dans le purgatoire ; je vous rpons qu'elle est trop sainte pour n'ypas servir. Mais quand vous y perdriez quelque chose en vostreparticulier : la bonne heure. Et que m'importe quand je demeureroisjusqu'au jour du jugement en purgatoire si je pouvois par mes oraisonsestre cause du salut d'une me : et plus forte raison si je pouvois servir

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  • plusieurs et la gloire de nostre seigneur ? Mprisez, mes surs, despeines qui ne sont que passagres lors qu'il s'agit de rendre un servicebeaucoup plus considrable celuy qui a tant souffert pour l'amour denous. Taschez vous instruire sans cesse de ce qui est le plus parfait,puisque pour les raisons que je vous diray ensuite j'ay vous prierinstamment de traiter tojours de ce qui regarde vostre salut avec despersonnes doctes et capables. Je vous conjure au nom de Dieu de luydemander qu'il nous accorde cette grce, ainsi que je le luy demande toutemisrable que je suis, parce qu'il y va de sa gloire et du bien de son eglisequi sont le but de tous mes dsirs.J'avou que ce seroit une grande tmrit moy de croire que je pussecontribuer quelque chose pour obtenir une telle grce. Mais je me confie,mon Dieu, aux prires de vos servantes avec qui je suis, parce que je sayqu'elles n'ont autre dessein ny autre prtention que de vous plaire. Elles ontquit pour l'amour de vous le peu qu'elles possedoient, et auroient vouluquiter davantage pour vous servir. Comment pourrois-je donc croire, mon crateur, qu'estant aussi reconnoissant que vous estes, vousrejettassiez leurs demandes ? Je say que lors que vous estiez sur la terrenon seulement vous n'avez point eu de mpris pour nostre sexe, mais vousavez mesme rpandu vos faveurs sur plusieurs femmes avec une bontadmirable. Quand nous vous demanderons de l'honneur, ou de l'argent, oudu revenu, ou quelqu'une de ces autres choses que l'on recherche dans lemonde : alors ne nous coutez point. Mais pourquoy n'couteriez-vous pas, pere eternel, celles qui ne vous demandent que ce qui regarde la gloire devostre fils, qui mettent toute la leur vous servir, et qui donneroient pourvous mille vies ? Je ne pretens pas nanmoins, seigneur, que vousaccordiez cette grce pour l'amour de nous : je say que nous ne lamritons pas. Mais j'espre de l'obtenir en considration du sang et desmrites de vostre fils. Pourriez-vous bien, Dieu tout-puissant, oublier tantd'injures, tant d'outrages, et tant de tourmens qu'il a soufferts ? Et vosentrailles paternelles toutes brlantes d'amour, pourroient-elles bienpermettre que ce que son amour a fait pour vous plaire en nous aimantcomme vous le luy aviez ordonn, soit aussi mpris qu'il l'est aujourd'huydans le trs-saint sacrement de l'eucharistie par ces malheureux hrtiquesqui le chassent de chez-luy en abattant les glises o on l'adore ? Que s'il

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    CHAPITRE TROISIEME - La sainte exhort... 15

  • avoit manqu quelque chose de ce qui estoit le plus capable de vouscontenter.Mais n'a-t-il pas accomply parfaitement tout ce qui pouvoit vous estreagrable ? Ne suffit-il pas, mon Dieu, que durant qu'il a est dans le mondeil n'ait pas eu o pouvoir reposer sa teste, et qu'il ait est accabl par tantde souffrances, sans qu'on luy ravisse maintenant les maisons o il reoitses amis, et o connoissant leur foiblesse il les nourrit et les fortifie parcette viande toute divine pour les rendre capables de sotenir les travauxo ils se trouvent engagez pour vostre service ? N'a-t-il pas suffisammentsatisfait par sa mort au pch d'Adam ? Et faut-il donc que toutes les foisque nous pchons, ce trs-doux et trs-charitable agneau satisfasse encorepour nos offenses ? Ne le permettez pas, souverain monarque del'univers : appaisez vostre colre : dtournez vos yeux de nos crimes :considrez le sang que vostre divin fils a rpandu pour nous racheter : ayezseulement gard ses mrites, et ceux de la glorieuse Vierge sa mre, desmartyrs, et de tous les saints qui ont donn leur vie pour vostre service.Mais hlas ! Mon seigneur, qui suis-je pour oser au nom de tous vousprsenter cette requeste ? Ha, mes filles, qu'elle mauvaise mdiatrice pourfaire une telle demande pour vous, et pour l'obtenir. Ma tmrit neservira-t-elle pas pltost d'un sujet trs-juste pour augmenter l'indignationde ce redoutable et souverain juge dont j'implore la clmence ? Maisseigneur puis que vous estes un Dieu de misricorde ayez piti de cettepauvre pcheresse, de ce ver de terre ; et pardonnez ma hardiesse. Neconsidrez pas mes pchez : considrez pltost mes dsirs et les larmes queje rpans en vous faisant cette prire. Je vous en conjure par vous-mesme.Ayez piti de tant d'mes qui se perdent : secourez, seigneur, vostre glise :arrestez le cours de tant de maux qui affligent la chrtient ; et faites luirevostre lumire parmy ces tnbres.Je vous demande, mes surs, pour l'amour de Jsus-Christ et comme unechose quoy vous estes obliges, de prier sa divine majest pour cettepauvre et trop hardie pcheresse qui vous parle, afin qu'il luy plaise de medonner l'humilit qui m'est ncessaire. Quant au roy et aux prlats del'glise, et particulirement nostre evesque, je ne vous les recommandepoint, parce que je vous voy si soigneuses de prier pour eux, que je ne croypas qu'il en soit besoin. Mais puis qu'on peut dire que celles qui viendront

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    CHAPITRE TROISIEME - La sainte exhort... 16

  • aprs nous seront saintes si elles ont un saint evesque : comme cette grceest si importante, demandez-la sans cesse nostre seigneur. Que si vosdsirs, vos oraisons, vos disciplines, et vos jenes ne s'employent pour detels sujets, et les autres dont je vous ay parl, sachez que vous ne tendezpoint la fin pour laquelle Dieu nous a icy assembles.

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    CHAPITRE TROISIEME - La sainte exhort... 17

  • CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhorteses religieuses l'observation de leurr g l e . Q u e l e s r e l i g i e u s e s d o i v e n textrmement s'entr'aimer. Eviter avecgrand soin toutes singularitez et partialitez.De quelle sorte on se doit aime

    Vous venez de voir, mes filles, combien grande est l'entreprise que nousprtendons d'excuter. Car quelles devons-nous estre pour ne point passerpour tmraires au jugement de Dieu et des hommes ? Il est vident qu'ilfaut pour cela beaucoup travailler, et qu'il est besoin pour y ressir d'leverfort haut nos penses, afin de faire de si grands efforts que nos uvres yrpondent. Car il y a sujet d'esprer que nostre seigneur exaucera nosprires, pourv que nous n'oublions rien de ce qui peut dpendre de nouspour observer exactement nos constitutions et nostre rgle. Je ne vousimpose rien de nouveau, mes filles. Je vous demande seulement d'observerles choses quoy vostre vocation et vostre profession vous obligent, quoyqu'il y ait grande diffrence entre les diverses manires dont on s'enacquite. La premire rgle nous ordonne de prier sans cesse : et comme ceprcepte enferme le plus important de nos devoirs, si nous l'observonsexactement nous ne manquerons ny aux jenes, ny aux disciplines, ny ausilence, ausquels nostre institut nous oblige, puis que vous savez quetoutes ces choses contribunt la perfection de l'oraison, et que lesdlicatesses et la prire ne s'accordent point ensemble. Vous avez dsirque je vous parle de l'oraison : et moy je vous demande pour rcompensede ce que je vay vous en dire, non seulement de le lire fort souvent avecbeaucoup d'attention, mais aussi de pratiquer ce que je vous ay desja dit.Avant que d'en venir l'intrieur qui est l'oraison, je vous diray certaineschoses si ncessaires ceux qui prtendent de marcher dans ce chemin,que pourv qu'ils les pratiquent ils pourront s'avancer beaucoup dans le

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  • service de Dieu, quoy qu'ils ne soient pas fort contemplatifs : au lieu quesans cela, non seulement il est impossible qu'ils le deviennent, mais ils setrouveront trompez s'ils croyent l'estre.Je prie nostre seigneur de me donner l'assistance dont j'ay besoin, et dem'enseigner ce que j'ay dire afin qu'il ressisse sa gloire. Ne croyez pas,mes chres surs, que les choses ausquelles je prtens de vous engagersoient en grand nombre. Nous serons trop heureuses si nous accomplissonscelles que nos saints pres ont ordonnes et pratiques, puis qu'enmarchant par ce chemin ils ont mrit le nom de saints, et que ce seroits'garer de tenir une autre route, ou de chercher d'autres guides pour nousconduire. Je m'tendray seulement sur trois choses portes par nosconstitutions, parce qu'il nous importe extrmement de comprendrecombien il nous est avantageux de les garder pour joir de cette paixextrieure et intrieure que Jsus-Christ nous a tant recommande. Lapremire est un amour sincre des unes envers les autres. La seconde unentier dtachement de toutes les choses cres. Et la troisime unevritable humilit, qui bien que je la nomme la dernire est la principale detoutes et embrasse les deux autres. Quant la premire qui est de nousentr'aimer beaucoup, elle est d'une grande consquence, parce qu'il n'y arien de si difficile supporter qui ne paroisse facile ceux qui s'aiment, etqu'il faudroit qu'une chose fust merveilleusement rude pour leur pouvoirdonner de la peine. Que si ce commandement s'observoit avec grand soindans le monde ; je croy qu'il serviroit beaucoup pour faire garder lesautres : mais comme nous y manquons tojours en aimant trop ce qui doitestre moins aim, ou trop peu ce qui doit l'estre davantage, nous nel'accomplissons jamais parfaitement. Il y en a qui s'imaginent que parmynous l'excs ne peut en cela estre dangereux. Il est nanmoins siprjudiciable et tire tant d'imperfections aprs soy, que j'estime qu'il n'y aque ceux qui l'ont remarqu de leurs propres yeux qui le puissent croire.Car le dmon s'en sert comme d'un pige si imperceptible ceux qui secontentent de servir Dieu imparfaitement, que cette affection dmesurepasse dans leur esprit pour une vertu. Mais ceux qui aspirent la perfectionen connoissent bien le danger, et savent que cette affection mal rgleaffoiblit peu peu la volont, et l'empesche de s'employer entirement aimer Dieu. Ce dfaut se rencontre encore pltost mon avis entre les

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 19

  • femmes qu'entre les hommes, et apporte un dommage visible toute lacommunaut, parce qu'il arrive de l que l'on n'aime pas galement toutesles surs : que l'on sent le dplaisir qui est fait son amie : que l'on dsired'avoir quelque chose pour luy donner : que l'on cherche l'occasion de luyparler, sans avoir le plus souvent rien luy dire, sinon qu'on l'aime, etautres choses impertinentes, pltost que de luy parler de l'amour que l'ondoit avoir pour Dieu. Il arrive mesme si peu souvent que ces grandesamitiez ayent pour fin de s'entr'aider l'aimer, que je croy que le dmon lesfait naistre pour former des ligues et des factions dans les monastres. Carquand on ne s'aime que pour servir sa divine majest, les effets le fontbien-tost connoistre, en ce qu'au lieu que les autres s'entr'aiment poursatisfaire leur passion, celles-cy cherchent au contraire dans l'affectionqu'elles se portent un remde pour vaincre leurs passions. Quant cettedernire sorte d'amiti, je souhaiterois que dans les grands monastres il s'yen trouvast beaucoup. Car pour celuy-cy o nous ne sommes et ne pouvonsestre que treize, toutes les surs doivent estre amies : toutes se doiventchrir : toutes se doivent aimer : toutes se doivent assister ; et quelquesaintes qu'elles soient je les conjure pour l'amour de nostre seigneur de sebien garder de ces singularitez o je voy si peu de profit, puis qu'entre lesfrres mesme c'est un poison d'autant plus dangereux pour eux qu'ils sontplus proches.Croyez-moy, mes surs, quoy que ce que je vous dis vous semble un peurude il conduit une grande perfection : il produit dans l'me une grandepaix ; et fait viter plusieurs occasions d'offenser Dieu celles qui ne sontpas tout--fait fortes. Que si nostre inclination nous porte aimer pltostune sur que non pas une autre, ce qui ne sauroit pas ne point arriver,puis que c'est un mouvement naturel qui souvent mesme nous fait aimerdavantage les personnes les plus imparfaites quand il se rencontre que lanature les a favorises de plus de grces, nous devons alors nous tenirextrmement sur nos gardes, afin de ne nous laisser point dominer par cetteaffection naissante. Aimons les vertus, mes filles, et les biens intrieurs :ne ngligeons aucun soin pour nous des-accotumer de faire cas de cesbiens extrieurs ; et ne souffrons point que nostre volont soit esclave, si cen'est de celuy qui l'a rachete de son propre sang. Que celles qui neprofiteront pas de cet avis prennent garde de se trouver sans y penser dans

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 20

  • des liens dont elles ne pourront se dgager. Hlas ! Mon Dieu monsauveur, qui pourroit nombrer combien de sotises et de niaiseries tirent leurorigine de cette source ? Mais comme il n'est pas besoin de parler icy deces foiblesses qui se trouvent parmy les femmes, ny de les faire connoistreaux personnes qui les ignorent, je ne veux pas les rapporter par le menu.J'avou que j'ay quelquefois est pouvente de les voir : je dis de les voir :car par la misricorde de Dieu je n'y suis jamais gueres tombe. Je les ayremarques souvent, et je crains bien qu'elles ne se rencontrent dans lapluspart des monastres, ainsi que je l'ay v en plusieurs, parce que je sayque rien n'est plus capable d'empescher les religieuses d'arriver unegrande perfection, et que dans les suprieures, comme je l'ay desja dit, c'estune peste.Il faut apporter un extrme soin couper la racine de ces partialitez et deces amitiez dangereuses aussi-tost qu'elles commencent naistre. Mais il lefaut faire avec adresse et avec plus d'amour que de rigueur. C'est unexcellent remde pour cela de n'estre ensemble qu'aux heures ordonnes, etde ne se point parler, ainsi que nous le pratiquons maintenant ; mais dedemeurer spares comme la rgle le commande, et nous retirer chacunedans nostre cellule. Ainsi quoy que ce soit une cotume loable d'avoir unechambre commune o l'on travaille, je vous exhorte n'en point avoir dansce monastre, parce qu'il est beaucoup plus facile de garder le silence lorsque l'on est seule : outre qu'il importe extrmement de s'accotumer lasolitude pour pouvoir bien faire l'oraison, qui devant estre le fondement dela conduite de cette maison puis que c'est principalement pour ce sujet quenous sommes icy assembles, nous ne saurions trop nous affectionner cequi peut le plus contribuer nous l'acqurir. Pour revenir, mes filles, ceque je disois de nous entr'aimer, il me semble qu'il seroit ridicule de vousle recommander, puis qu'il n'y a point de personnes si brutales quidemeurant et communiquant tojours ensemble, n'ayant ny ne devant pointavoir de conversations, d'entretiens et de divertissemens avec les personnesde dehors, et ayant sujet de croire que Dieu aime leurs surs et qu'ellesl'aiment puis qu'elles ont tout quit pour l'amour de luy, puissent manquerde s'aimer les unes les autres : outre que c'est le propre de la vertu de sefaire aimer, et que j'espre avec la grce de Dieu qu'elle n'abandonnerajamais ce monastre. Je n'estime donc pas qu'il soit besoin de vous

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 21

  • recommander beaucoup de vous entr'aimer en la manire que je viens dedire.Mais je veux vous reprsenter quel est cet amour si loable que je dsirequi soit parmy nous, et par quelles marques nous pourrons connotre quenous aurons acquis cette vertu, qui doit estre bien grande puis que nostreseigneur l'a recommande si expressment ses apostres. C'est dequoy jevay maintenant vous entretenir un peu selon mon peu de capacit. Que sivous le trouvez mieux expliqu en d'autres livres ne vous arrestez pas ceque j'en criray. Car peut-estre ne say-je ce que je dis. Il y a deux sortesd'amour dont je vay parler. L'un est purement spirituel, ne paroissant rienen luy qui ternisse sa puret, parce qu'il n'a rien qui tienne de la sensualitet de la tendresse de nostre nature. L'autre est aussi spirituel : mais nostresensualit et nostre foiblesse s'y meslent. C'est toutefois un bon amour, etqui semble lgitime : tel est celuy qui se voit entre les parens et les amis.J'ay desja dit quelque chose de ce dernier, et je veux maintenant parler del'autre qui est purement spirituel et sans aucun mlange de passion. Car s'ils'y en rencontroit, toute la spiritualit qui y paroistroit s'vanoiroit etdeviendroit sensuelle : au lieu que si nous nous conduisons dans cet autreamour, quoy que moins parfait, avec modration et avec prudence, tout ysera mritoire, et ce qui paroissoit sensualit se changera en vertu. Maiscette sensualit s'y mesle quelquefois si subtilement qu'il est difficile de lediscerner, principalement s'il se rencontre que ce soit avec un confesseur,parce que les personnes qui s'adonnent l'oraison s'affectionnentextrmement celuy qui gouverne leur conscience quand ellesreconnoissent en luy beaucoup de vertu et de capacit pour les conduire.C'est icy que le dmon les assige d'un grand nombre de scrupules dans ledessein de les inquiter et de les troubler : et sur tout s'il voit que leconfesseur les porte une plus grande perfection : car alors il les pressed'une telle sorte qu'il les fait rsoudre quiter leur confesseur, et ne leslaisse point en repos aprs mesme qu'elles en ont choisy un autre. Ce queces personnes peuvent faire en cet estat est de ne s'appliquer point discerner si elles aiment ou n'aiment pas. Que si elles aiment, qu'ellesaiment. Car si nous aimons ceux de qui nous recevons des biens qui neregardent que le corps, pourquoy n'aimerons-nous pas ceux qui travaillentsans cesse nous procurer les biens de l'me ? J'estime au contraire que

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 22

  • c'est une marque que l'on commence faire un progrs notable lors quel'on aime son confesseur quand il est saint et spirituel, et que l'on voit qu'iltravaille pour nous faire avancer dans la vertu ; nostre foiblesse estant telleque nous ne pourrions souvent sans son aide entreprendre de grandeschoses pour le service de Dieu. Que si le confesseur n'est pas tel que jeviens de dire, c'est alors qu'il y a beaucoup de pril, et qu'il peut arriver untrs-grand mal de ce qu'il voit qu'on l'affectionne, principalement dans lesmaisons o la closture est la plus troite. Or dautant qu'il est difficile deconnoistre si le confesseur a toutes les bonnes qualitez qu'il doit avoir, ondoit luy parler avec une grande retenu et une grande circonspection. Lemeilleur seroit sans doute de faire qu'il ne s'appert point qu'on l'aimebeaucoup, et de ne luy en jamais parler. Mais le dmon use d'un si grandartifice pour l'empescher que l'on ne sait comment s'en dfendre. Car ilfait croire ces personnes que c'est quoy toute leur confession se reduitprincipalement ; et qu'ainsi elles sont obliges de s'en accuser. C'estpourquoy je voudrois qu'elles crussent que cela n'est rien, et n'en tinssentaucun compte. C'est un avis qu'elles doivent suivre si elles connoissent quetous les discours de leur confesseur ne tendent qu' leur salut ; qu'il craintbeaucoup Dieu, et n'a point de vanit : ce qui est trs-facile remarquer, moins de se vouloir aveugler soy-mesme.Car en ce cas, quelques tentations que leur donne la crainte de le trop aimerau lieu de s'en inquiter il faut qu'elles les mprisent et en dtournent leurv, puis que c'est le vray moyen de faire que le dmon se lasse de lesperscuter, et se retire. Mais si elles remarquent que le confesseur lesconduise en quelque chose par un esprit de vanit, tout le reste doit alorsleur estre suspect : et quoy qu'il n'y ait rien que de bon dans ses entretiensil faut qu'elles se gardent bien d'entrer en discours avec luy : mais qu'ellesse retirent aprs s'estre confesses en peu de paroles. Le plus sr dans cesrencontres sera de dire la prieure que l'on ne se trouve pas bien de luy, etde le changer comme estant le remde le plus certain si l'on en peut usersans blesser sa rputation. Dans ces occasions et autres semblables qui sontcomme autant de piges qui nous sont tendus par le dmon et o l'on nesait quel conseil prendre, le meilleur sera d'en parler quelque hommesavant et habile (ce que l'on ne refuse point en cas de ncessit), de seconfesser luy, et de suivre ses avis ; puis que si on ne cherchoit point de

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 23

  • remede un si grand mal on pourroit tomber dans de grandes fautes. Carcombien en commet-on dans le monde que l'on ne commettroit pas si l'onagissoit avec conseil, principalement en ce qui regarde la manire de seconduire envers le prochain pour ne luy point faire de tort. Il faut doncncessairement dans ces rencontres travailler trouver quelque remde,puis que quand le dmon commence nous attaquer de ce cost-l il fait enpeu de temps de grands progrs si l'on ne se haste de luy fermer le passage.Ainsi cet avis de parler un autre confesseur est sans doute le meilleur, encas qu'il se trouve quelque commodit pour le faire, et si, comme jel'espre de la misricorde de nostre seigneur, ces mes sont disposes nerien ngliger de tout ce qui est en leur pouvoir, pour ne plus traiter avec lepremier, quand elles devroient pour ce sujet s'exposer perdre la vie.Considrez, mes filles, de quelle importance vous est cet avis, puis que cen'est pas seulement une chose prilleuse, mais une peste pour toute lacommunaut, mais un enfer. N'attendez donc pas que le mal soit grand, ettravaillez de bonne heure le draciner par tous les moyens dont vouspourrez user en conscience. J'espre que nostre seigneur ne permettra pasque des personnes qui font profession d'oraison puissent affectionner quede grands serviteurs de Dieu. Car autrement elles ne seroient ny des mesd'oraison, ny des mes qui tendissent une perfection telle que je prtensque soit la vostre ; puis que si elles voyoient qu'un confesseur n'entendistpas leur langage, et qu'il ne se portast pas avec affection parler de Dieu, illeur seroit impossible de l'aimer, parce qu'il leur seroit entirementdissemblable. Que s'il estoit comme elles dans la pit, il faudroit qu'il fustbien simple et peu clair pour croire qu'un si grand mal pust entrerfacilement dans une maison si resserre, et si peu expose aux occasionsqui l'auroient p faire naistre, et pour vouloir ensuite s'inquitersoy-mesme, et inquiter des servantes de Dieu. C'est donc l comme je l'aydit, tout le mal, ou au moins le plus grand mal que le dmon puisse faireglisser dans les maisons les plus resserres. C'est celuy qui s'y dcouvre leplus tard, et qui est capable d'en ruiner la perfection sans que l'on en sachela cause, parce que si le confesseur luy-mesme estant vain, donne quelqueentre la vanit dans le monastre : comme il se trouve engag dans cedfaut, il ne se met gueres en peine de le corriger dans les autres. Je prieDieu par son infinie bont de nous dlivrer d'un tel malheur. Il est si grand

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 24

  • qu'il n'en faut pas davantage pour troubler toutes les religieuses lors quellessentent que leur conscience leur dicte le contraire de ce que leur dit leurconfesseur : et que si on leur tient tant de rigueur que de leur refuser d'aller un autre, elles ne savent que faire pour calmer le trouble de leur esprit,parce que celuy qui devroit y remdier est celuy-la mesme qui le cause. Ilse rencontre sans doute en quelques maisons tant de peines de cette sorte,que vous ne devez pas vous tonner que la compassion que j'en ay m'aitfait prendre un si grand soin de vous avertir de ce pril.

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    CHAPITRE QUATRIEME - La sainte exhort... 25

  • CHAPITRE CINQUIEME - Suite du mesmes u j e t . C o m b i e n i l i m p o r t e q u e l e sconfesseurs soient savans. En quels cason en peut changer. Et de l'autorit dessuprieurs.

    Je prie Dieu de tout mon cur de ne permettre qu'aucune de vousprouve dans un monastre d'une si troite closture ces troubles d'esprit etces inquitudes dont je viens de vous parler. Que si la prieure et leconfesseur sont bien ensemble, et qu'ainsi on n'ose rien dire ny elle de cequi le touche, ny luy de ce qui la regarde : ce sera alors que l'on setrouvera tent de taire dans la confession des pechez fort importans, par lacrainte de ce trouble et de cette inquitude o l'on s'engageroit en lesdisant. mon Dieu mon sauveur, quel ravage le dmon ne peut-il pointfaire par ce moyen : et que cette dangereuse retenu et ce malheureux pointd'honneur cote cher ! Car par la fausse crance qu'il y va de la rputationdu monastre de n'avoir qu'un confesseur cet esprit infernal met cespauvres filles dans une gesne d'esprit o il ne pourroit par d'autres voyesles faire tomber. Ainsi si elles demandent d'aller un autre confesseur, oncroit que c'est renverser toute la discipline de la maison : et quand celuyqu'elles dsirent seroit un saint, s'il se rencontre qu'il ne soit pas du mesmeordre, on s'imagine ne pouvoir le leur donner sans faire un affront toutl'ordre. Loez extrmement Dieu, mes filles, de la libert que vous avezmaintenant d'en user d'une autre sorte : puis qu'encore qu'elle ne se doivepas tendre avoir beaucoup de confesseurs, vous pouvez outre lesordinaires en avoir quelques-uns qui vous claircissent de vos doutes. Jedemande au nom de nostre seigneur celle qui sera suprieure de taschertojours d'obtenir de l'evesque ou du provincial pour elle et ses religieusescette sainte libert de communiquer de son intrieur avec des personnesdoctes, principalement si leurs confesseurs ne le sont pas, quelque vertueuxqu'ils puissent estre.CHAPITRE CINQUIEME - Suite du mesme s... 26

  • Car Dieu les garde de se laisser conduire en tout par un confesseurignorant, quoy qu'il leur paroisse spirituel, et qu'il le soit en effet. Lascience sert extrmement pour donner lumire en toutes choses, et il n'estpas impossible de rencontrer des personnes qui soient tout ensemble etsavantes et spirituelles. Souvenez-vous aussi, mes surs, que plus nostreseigneur vous fera de grces dans l'oraison ; et plus vous aurez besoind'tablir sur un fondement solide toutes vos actions et vos prires. Voussavez desja que la premire pierre de cet difice spirituel est d'avoir unebonne conscience, de faire tous ses efforts pour viter mesme de tomberdans les pechez veniels, et d'embrasser ce qui est le plus parfait. Vous vousimaginerez peut-estre que tous les confesseurs le savent : mais c'est uneerreur. Car il m'est arriv de traiter des choses de conscience avec un quiavoit fait tout son cours de thologie, lequel me fit beaucoup de tort en medisant que certaines choses n'estoient point considrables. Il n'avoit pointtoutefois intention de me tromper, ny sujet de le vouloir, et il n'y auroit riengagn ; mais il n'en savoit pas davantage : et la mesme chose m'est arriveavec deux ou trois autres. Cette vritable connoissance de ce qu'il faut fairepour observer avec perfection la loy de Dieu nous importe de tout. C'est lefondement solide de l'oraison : et quand il manque on peut dire que toutl'difice porte faux. Vous devez donc prendre conseil de ceux en quil'esprit se trouve joint avec la doctrine : et si vostre confesseur n'a cesqualitez, taschez de temps en temps d'aller un autre. Que si l'on faitdifficult de vous le permettre, communiquez au moins hors de laconfession, de l'estat de vostre conscience avec des personnes telles que jeviens de dire.J'ose mesme passer plus avant, en vous conseillant de pratiquerquelquefois cet avis quand bien vostre confesseur auroit de l'esprit et seroitsavant, parce qu'il se pourroit faire qu'il se tromperoit, et qu'il seroittrs-fascheux que vous fussiez toutes trompes par luy. Taschez tojoursnanmoins ne rien faire qui contrevienne l'obessance : car touteschoses il y a remde. Et puis qu'une me est de si grand prix qu'il n'y a rienqu'on ne doive faire pour son avancement dans la vertu : que ne doit-onpoint faire lors qu'il s'agit de l'avancement de plusieurs mes ? Tout ce queje viens de dire regarde principalement la suprieure. Je la conjure encoreune fois, que puis qu'on ne cherche autre consolation en cette maison que

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    CHAPITRE CINQUIEME - Suite du mesme s... 27

  • celle qui regarde l'me, elle tasche de la luy procurer dans un point siimportant. Car comme il y a differens chemins par lesquels Dieu conduitles personnes pour les attirer luy, il n'y a pas sujet de s'tonner que leconfesseur en ignore quelques-uns. Et pourv, mes filles, que vous soyeztelles que vous devez estre, quelque pauvres que vous soyez vous nemanquerez pas de personnes qui veillent par charit vous assister de leurconseil. Ce mesme pre cleste qui vous donne la nourriture ncessairepour le corps, inspirera sans doute quelqu'un la volont d'clairer vostreme pour remdier ce mal, qui est celuy de tous que je crains le plus. Etquand il arriveroit que le dmon tenteroit le confesseur pour le faire tomberdans quelque erreur, lors que ce confesseur verroit que d'autres vousparleroient, il prendroit garde de plus prs luy, et seroit plus circonspectdans toutes ses actions. J'espre en la misricorde de Dieu, que si l'onferme cette porte au diable il n'en trouvera point d'autre pour entrer dans cemonastre : et ainsi je demande au nom de nostre seigneur l'evesque ouau suprieur sous la conduite duquel vous serez, qu'il laisse aux surs cettelibert ; et que s'il se rencontre dans cette ville des personnes savantes etvertueuses, ce qui est facile savoir dans un lieu aussi petit qu'estceluy-cy, il ne leur refuse pas la permission de se confesser quelquefois eux, quoy qu'elles ne manquent pas d'un confesseur ordinaire. Je say quecela est propos pour plusieurs raisons, et que le mal qui en peut arriver nedoit pas entrer en comparaison avec un mal aussi grand et aussiirrmdiable que seroit celuy d'estre cause en leur refusant cette grce,qu'elles retinssent sur leur conscience des pechez qu'elles ne pourroient sersoudre de dcouvrir. Car les maisons religieuses ont cela de propre que lebien s'y perd promtement si on ne le conserve avec grand soin : au lieu quequand le mal s'y glisse une fois il est trs-difficile d'y remdier ; lacotume dans tout ce qui va au relaschement se tournant bien-tost enhabitude. Je ne vous dis rien en cecy que je n'aye v, que je n'aye remarquet dont je n'aye confr avec des personnes doctes et saintes qui ont fortconsidr ce qui estoit le plus propre pour l'avancement de la perfection decette maison. Entre les inconveniens qui peuvent arriver, comme il s'enrencontre tojours par tout durant cette vie, il me semble que le moindreest qu'il n'y ait point de vicaire ny de confesseur qui ait le pouvoir d'entrer,de commander, et de sortir, mais seulement de veiller et de prendre garde

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  • ce que la maison soit dans le recueillement, que toutes choses s'y fassentavec bien-seance, et que l'on y avance intrieurement et extrieurementdans la pratique de la vertu ; afin que s'il trouve que l'on y manque il eninforme l'evesque ; mais qu'il ne soit pas suprieur.C'est ce qui s'observe maintenant icy non par mon seul avis, mais par celuyde Monseigneur Dom Alvarez De Mendoe maintenant nostre evesque etsous la conduite duquel nous sommes, personne de trs-grande naissance,grand serviteur de Dieu, trs-affectionn toutes les religions et toutesles choses de pit, et qui se porte avec une inclination trs-particulire favoriser cette maison, qui pour plusieurs raisons n'est point encoresomise l'ordre, ayant fait assembler sur ce sujet des hommes savans,spirituels et de grande exprience. Ils rsolurent ce que j'ay dit ensuite debeaucoup de prires de plusieurs personnes, ausquelles toute misrable queje suis je joignis les miennes. Ainsi il est juste qu' l'avenir les suprieuresse conforment cet avis, puis que c'est celuy auquel tant de gens de bien sesont portez aprs avoir demand Dieu de leur donner la lumirencessaire pour connoistre ce qui seroit le meilleur, comme il l'est sansdoute selon ce qui a paru jusques icy : et je le prie de faire que celacontinu tojours, pourv que ce soit pour sa gloire. Ainsi soit-il.

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    CHAPITRE CINQUIEME - Suite du mesme s... 29

  • CHAPITRE SIXIEME - De l'amour spirituelque l'on doit avoir pour Dieu, et pour ceuxqui peuvent contribuer nostre salut.

    Quoy que j'aye fait une grande digression : ce que j'ay dit est siimportant que ceux qui en comprendront bien la consquence ne m'enblasmeront pas je m'assure. Je reviens maintenant cet amour qu'il ne nousest pas seulement permis d'avoir, mais qu'il est utile que nous ayons. Je disqu'il est purement spirituel ; et en le nommant ainsi je ne say si je saybien ce que je dis : il me semble qu'il n'est pas ncessaire d'en parlerbeaucoup, dans la crainte que j'ay que peu d'entre vous le possdent, et s'ily en a quelqu'une que nostre seigneur favorise d'une telle grce, elle l'endoit beaucoup loer, parce qu'un si grand don sera sans doute accompagnd'une trs-grande perfection. Je veux nanmoins vous en dire quelquechose qui pourra peut-estre servir ; cause que ceux qui dsirent d'acqurirla vertu s'y affectionnent lors qu'on l'expose devant leurs yeux. J'avou queje ne say comment je m'engage parler de ce sujet dans la crance quej'ay de ne discerner pas bien ny ce qui est spirituel, ny quand la sensualits'y mesle. Dieu veille s'il luy plaist me le faire connoistre, et me rendrecapable de l'expliquer. Je ressemble ces personnes qui entendent parlerde loin sans savoir ce que l'on dit : car quelquefois je n'entens pasmoy-mesme ce que je dis ; et Dieu fait pourtant qu'il est bien dit. D'autresfois ce que je dis est impertinent : et c'est ce qui m'est le plus ordinaire. Ilme semble que lors que Dieu fait connoistre clairement une personne ceque c'est que ce monde : qu'il y a un autre monde : la diffrence qui setrouve entre eux : que l'un passe comme un songe, et que l'autre esteternel : ce que c'est que le crateur, ce que c'est que la crature : quelbonheur c'est d'aimer l'un, et quel malheur c'est que d'aimer l'autre.Il me semble, dis-je, que lors que cette personne connoist toutes ces veritezet plusieurs autres que Dieu enseigne avec certitude ceux qui se laissentconduire par luy dans l'oraison, et qu'elle le connoist par exprience et par

    CHAPITRE SIXIEME - De l'amour spiritu... 30

  • un vray sentiment du cur, ce qui est bien diffrent de le croire seulementet de le penser, cette personne l'aime sans doute d'une manire toute autreque nous qui ne sommes pas encore arrives cet estat. Il vous paroistrapeut-estre, mes surs, que c'est inutilement que je vous parle de la sorte, etque je ne dis rien que vous ne sachiez. Je prie Dieu de tout mon cur quecela se trouve vritable, et que le sachant aussi-bien que je le souhaitevous le graviez profondment dans vostre cur. Que si vous le savez eneffet, vous savez donc que je ne ments pas lors que je dis que ceux quiDieu fait cette grce, et qui il donne cet amour sont des mes gnreuseset toutes royales. Ainsi quelques belles que soient les cratures : dequelques grces qu'elles soient ornes : quoy qu'elles plaisent nos yeux ;et nous donnent sujet de loer celuy qui en les crant les a rendus siagrables, ces personnes favorises de Dieu ne s'y arrestent pas de tellesorte que cela passe jusques y attacher leur affection ; parce qu'il leursemble que ce seroit aimer une chose de nant et comme embrasser uneombre : ce qui leur donneroit une si grande confusion, qu'elles nepourroient sans rougir de honte dire aprs cela Dieu qu'elles l'aiment.Vous me direz peut-estre que ces personnes ne savent ce que c'est qued'aimer et de rpondre l'amiti qu'on leur porte. Je rpons qu'au moins sesoucient-elles peu d'estre aimes : et quoy que d'abord la nature les fassequelquefois se rjoir de voir qu'on les aime, elles ne rentrent pas pltosten elles-mesmes qu'elles connoissent que ce n'est qu'une folie, except auregard de ceux qui peuvent contribuer leur salut par leurs prires ou parleur doctrine.Toutes les autres affections les lassent et les ennuyent, parce qu'ellessavent qu'elles ne leur peuvent profiter de rien, et qu'elles seroientcapables de leur nuire. Elles ne laissent pas d'en savoir gr, et de payer cetamour en recommandant Dieu ceux qui les aiment. Car elles considrentl'affection de ces personnes comme une dette dont nostre seigneur estcharg : parce que ne voyant rien en elles-mesmes qui mrite d'estre aim,elles croyent qu'on ne les aime qu' cause que Dieu les aime. Ainsi ellesluy laissent le soin de payer cet amour qu'on a pour elles, et en l'en priantde tout leur coeur elles s'en croyent dcharges, et demeurent aussitranquilles que si cette affection ne les touchoit point. Ces considrationsme font penser quelquefois qu'il y a beaucoup d'aveuglement dans ce dsir

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    CHAPITRE SIXIEME - De l'amour spiritu... 31

  • d'estre aim, si ce n'est comme je l'ay dit, de ceux qui nous peuvent aider acqurir les biens eternels. Sur quoy il faut remarquer qu'au lieu que dansl'amour du monde nous n'aimons jamais sans qu'il y entre quelque interestd'utilit ou de plaisir : au contraire ces personnes si parfaites foulent auxpieds tout le bien qu'on leur pourroit faire et toute la satisfaction qu'on leurpourroit donner dans le monde, leur ame estant dispose de telle sorte, quequand pour parler ainsi, elles le voudroient, elles n'en sauroient trouverqu'en Dieu et dans les entretiens dont luy seul est tout le sujet. Commeelles ne comprennent point quel avantage elles pourroient tirer d'estreaimes, elles se soucient peu de l'estre ; et sont si persuades de cettevrit, qu'elles se rient en elles-mesmes de la peine o elles estoientautrefois de savoir si l'on rcompensoit leur affection par une galeaffection. Ce n'est pas qu'il ne soit fort naturel, mesme dans l'amourhonneste et permis, de vouloir quand nous aimons qu'on nous aime.Mais lors qu'on nous a payes en cette monnoye qui nous paroissoit siprcieuse, nous dcouvrons qu'on ne nous a donn que des pailles que levent emporte. Car quoy que l'on nous aime beaucoup, qu'est-ce qu' la finil nous en reste ? C'est ce qui me fait dire que ces grandes mes ne sesoucient non plus de n'estre pas aimes que de l'estre, si ce n'est de ceuxqui peuvent contribuer leur salut ; dont encore elles ne sont bien-aisesd'estre aimes qu' cause qu'elles savent que le naturel de l'homme est dese lasser bien-tost de tout s'il n'est sotenu par l'amour. Que s'il voussemble que ces personnes n'aiment donc rien sinon Dieu, je vous rponsqu'elles aiment aussi leur prochain, et d'un amour plus vritable, plus utile,et mesme plus grand que ne font les autres, parce qu'elles aiment tojoursbeaucoup mieux, mesme l'gard de Dieu, donner que de recevoir. C'est cet amour qu'il est juste de donner le nom d'amour ; et non pas ces bassesaffections de la terre qui l'usurpent si injustement. Que si vous medemandez : quoy ces personnes peuvent-elles donc s'affectionner si ellesn'aiment pas ce qu'elles voyent ? Je rpons qu'elles aiment ce qu'ellesvoyent, et s'affectionnent ce qu'elles entendent. Mais les choses qu'ellesvoyent et qu'elles entendent sont permanentes et non passagres. Ainsisans s'arrester au corps elles attachent leurs yeux sur les mes pourconnoistre s'il y a quelque chose en elles qui merite d'estre aim. Et quandelles n'y remarqueroient que quelque disposition au bien, qui leur donne

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    CHAPITRE SIXIEME - De l'amour spiritu... 32

  • sujet de croire que pourv qu'elles approfondissent cette mine elles ytrouveront de l'or, elles s'y affectionnent, et il n'y a ny peines, ny difficultezqui les empeschent de travailler de tout leur pouvoir procurer leurbonheur, parce qu'elles dsirent de continuer les aimer ce qui leur seroitimpossible si elles n'avoient de la vertu et n'aimoient beaucoup Dieu.Je dis impossible : car encore que ces personnes ayent un ardent amourpour elles ; qu'elles les comblent de bienfaits ; qu'elles leur rendent tous lesoffices imaginables, et que mesme elles soient ornes de toutes les grcesde la nature ; ces mes saintes ne sauroient se rsoudre par ces seulesconsidrations les aimer d'un amour ferme et durable. Elles connoissenttrop le peu de valeur de toutes les choses d'icy bas pour pouvoir y estretrompes. Elles savent que ces personnes ont des sentimens differens desleurs, et qu'ainsi cette amiti ne sauroit durer, parce que n'estant pasgalement fonde sur l'amour de Dieu et de ses commandemens, il faut dencessit qu'elle se termine avec la vie ; et qu'en se sparant par la mortl'un aille d'un cost et l'autre de l'autre. Ainsi l'me qui Dieu a donn unevritable sagesse, au lieu de trop estimer cette amiti qui finit avec la vie,l'estime moins qu'elle ne mrite. Elle ne peut estre desire que par ceux quiestant enchantez des plaisirs, des honneurs et des richesses passagres, sontbien aises de trouver des personnes riches qui les satisfassent dans leursmalheureux divertissemens. Si donc ces ames parfaites ont quelque amitipour une personne, ce n'est que pour la porter aimer Dieu, afin depouvoir ensuite l'aimer ; sachant, comme je l'ay dit, que si elles lesaimoient d'une autre sorte cette amiti ne dureroit pas et leur seroitprjudiciable. C'est pourquoy elles n'oublient rien pour tascher leur estreutiles ; et elles donneroient mille vies pour leur procurer un peu de vertu. amour sans prix que vous imitez heureusement l'amour de Jsus, qui esttout ensemble nostre bien et l'exemple du parfait amour.

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    CHAPITRE SIXIEME - De l'amour spiritu... 33

  • CHAPITRE SEPTIEME - Des qual i tezadmirables de l'amour spirituel que lespersonnes saintes ont pour les mes quiDieu les lie. Quel bonheur c'est que d'avoirpart leur amiti. De la compassion quemesme les mes l

    C'est une chose incroyable que la vhmence de cet amour qu'on a pourune me. Que de larmes il fait rpandre ! Que de pnitences il produit !Que d'oraisons il fait adresser Dieu ! Que de soins il fait prendre de larecommander aux prires des gens de bien ! Quel dsir n'a-t-on point de lavoir avancer dans la vertu ? Quelle douleur ne ressent-on point lors qu'ellen'avance pas ? Que si aprs s'estre avance elle recule, il semble qu'on nepuisse plus goter aucun plaisir dans la vie : on perd l'apptit et lesommeil : on est dans une peine continuelle ; et on tremble parl'apprhension que cette me ne se perde et ne se spare de nous pourjamais. Car quant la mort du corps ces personnes embrases de charit nela considrent point tant elles sont loignes de s'attacher une chose quichape des mains comme une feille que le moindre vent emporte. C'est lce qu'on peut nommer, comme je l 'ay dit, un amour entirementdsintress, puis qu'il ne prtend et ne dsire que de voir cette medevenir riche des biens du ciel. C'est l ce qui mrite de porter le nomd'amour : et non pas ces infortunez amours du monde, par lesquels jen'entens point ces amours criminels et impudiques dont le seul nom nousdoit faire horreur. Car pourquoy me tourmenterois-je dclamer contreune chose qui peut passer pour un enfer, et dont le moindre mal est sigrand que l'on ne sauroit trop l'exagrer ? Nous ne devons jamais, messurs, profrer seulement le nom de ce malheureux amour, ny penser qu'ily en ait dans le monde, ny en entendre parler, soit srieusement ou enriant ; ny souffrir que l'on s'entretienne de semblables folies en nostre

    CHAPITRE SEPTIEME - Des qualitez admi... 34

  • prsence ; cela ne pouvant jamais nous servir, et nous pouvant beaucoupnuire. Mais j'entens parler de cet autre amour qui est permis, de l'amourque nous nous portons les unes aux autres, et de celuy que nous avons pournos parens et pour nos amis.Ce dernier amour nous met dans une apprhension continuelle de perdre lapersonne que nous aimons. Elle ne peut avoir seulement mal la teste quenostre me n'en soit touche de douleur : elle ne peut souffrir la moindrepeine sans que nous ne perdions presque patience ; et ainsi de tout le reste.Mais il n'en va pas de mesme de cet autre amour qui est tout de charit.Car encore que nostre infirmit nous rende sensibles aux maux de lapersonne que nous aimons ; nostre raison vient aussi-tost nostre secourset nous fait considrer s'ils sont utiles pour son salut, s'ils la fortifient dansla vertu, et de quelle manire elle les supporte. On prie Dieu ensuite de luydonner la patience dont elle a besoin, afin que ses souffrances la fassentmriter et luy profitent. Que si on voit qu'il la luy donne, la peine que l'onavoit se change en consolation et en joye, quoy que l'affection qu'on luyporte fasse que l'on aimeroit mieux souffrir que de la voir souffrir, si onpouvoit en souffrant pour elle luy acqurir le mrite qui se rencontre dansla souffrance. Mais cela se passe sans en ressentir ny trouble ny inquitude.Je redis encore, qu'il semble que l'amour de ces saintes ames imite celuyque Jsus le parfait modelle du parfait amour nous a port, puis qu'ellesvoudroient pouvoir prendre pour elles toutes ces peines et que cespersonnes en profitassent sans les souffrir. Ce qui rend leur amiti siavantageuse que ceux qui ont le bonheur d'y avoir part ont sujet de croire,ou qu'elles cesseront de les aimer de la sorte, ou qu'elles obtiendront denostre seigneur qu'ils les suivent dans le chemin qui les meine au ciel, ainsique Sainte Monique obtint de luy cette grce pour Saint Augustin son fils.Ces mes parfaites ne peuvent user d'aucun artifice avec les personnesqu'elles aiment, ny dissimuler leurs fautes si elles jugent qu'il soit utile deles en reprendre.Ainsi elles n'y manquent jamais ; tant elles dsirent de les voir devenirriches en vertus. Combien de tours et de retours font-elles pour ce sujet,quoy qu'elles soient si des-occupes du soin de toutes les choses dumonde ? Et elles ne sauroient faire autrement. Elles ne savent nydguiser ny flater ; il faut ou que ces personnes se corrigent, ou qu'elles se

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    CHAPITRE SEPTIEME - Des qualitez admi... 35

  • sparent de leur amiti, parce qu'elles ne peuvent ny ne doivent souffrir lacontinuation de leurs dfauts. Ainsi cette affection produit entre eux uneguerre continuelle. Car bien que ces ames vrayment charitables etdtaches de toutes les choses de la terre ne prennent pas garde si les autresservent Dieu, mais veillent seulement sur elles-mesmes, elles ne peuventvivre dans cette indiffrence pour ces personnes qui Dieu les a lies.Elles voyent en elles jusques aux moindres atomes ; elles ne laissent rienpasser sans le leur dire ; et portent ainsi pour l'amour d'elles une croixmerveilleusement pesante. Qu'heureux sont ceux qui sont aimez de cesmes saintes, et qu'ils ont sujet de bnir le jour que Dieu leur a donn leurconnoissance ! mon seigneur et mon Dieu, voudriez-vous bien me fairetant de faveur que plusieurs m'aimassent de la sorte ? Je prefererois cebonheur l'amiti de tous les rois et de tous les monarques de la terre, etcertes avec raison, puis que ces amis incomparables n'oublient aucun detous les moyens qu'on se peut imaginer pour nous rendre les maistres dumonde, en nous assujettissant tout ce qui est dans le monde. Lors que vousrencontrerez, mes surs, quelques-unes de ces mes, il n'y a point de soinque la suprieure ne doive apporter pour faire qu'elles traitent avec vous :et ne craignez point de les trop aimer si elles sont telles que je dis.Mais il y en a peu de la sorte : et quand il s'en trouve quelques-unes, labont de Dieu est si grande qu'il permet qu'on les connoisse. Je prvoy quel'on vous dira que cela n'est point ncessaire, et que Dieu nous doit suffire.Je vous assure au contraire que c'est un excellent moyen de possder Dieuque de traiter avec ses amis. Je say par exprience l'avantage que l'on enreoit : et je dois aprs Dieu de semblables personnes la grce qu'il m'afaite de ne tomber pas dans l'enfer. Car je n'ay jamais est sans un extrmedsir qu'ils me recommandassent nostre seigneur, et je les en prioistojours avec instance. Mais il faut revenir mon sujet. Cette manired'aimer est celle que je souhaite que nous pratiquions. Et quoy que d'abordelle ne soit pas si parfaite, nostre seigneur fera qu'elle le deviendra de plusen plus. Commenons par ce qui est proportionn nos forces. Bien qu'ils'y rencontre un peu de tendresse elle ne sauroit faire de mauvais effet,pourv qu'elle ne soit qu'en gnral. Il est mesme quelquefois ncessaired'en tmoigner et d'en avoir, en compatissant aux peines et aux infirmitezdes soeurs quoy que petites, parce qu'il arrive assez souvent qu'une

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    CHAPITRE SEPTIEME - Des qualitez admi... 36

  • occasion fort lgre donne autant de peine une personne qu'une fortconsidrable en donne une autre. Peu de chose est capable de tourmenterceux qui sont foibles : et si vous vous rencontrez estre plus fortes vous nedevez pas laisser d'avoir piti de leurs peines, ny mesme vous en tonner,puis que le diable a peut-estre fait de plus grands efforts contre elles queceux dont il s'est servy pour vous faire souffrir des peines plus grandes.Que savez-vous aussi si nostre seigneur ne vous en rserve point desemblables en d'autres rencontres, et si celles qui vous semblent fort rudes,et qui le sont en effet, ne paroissent pas lgres d'autres ?Ainsi nous ne devons point juger des autres par l'estat o nous noustrouvons ; ny nous considrer selon le temps prsent auquel Dieu par sagrce, et peut-estre sans que nous y ayons travaill, nous aura rendus plusfortes ; mais selon le temps o nous avons est les plus lasches et les plusfoibles. Cet avis est fort utile pour apprendre compatir aux travaux denostre prochain quelques petits et lgers qu'ils soient : et il est encore plusncessaire pour ces mes fortes dont j'ay parl, parce que le desir qu'ellesont de souffrir leur fait estimer les souffrances peu considrables : au lieuqu'elles doivent se souvenir du temps qu'elles estoient encore foibles, etreconnoistre que leur force vient de Dieu seul, et non d'elles-mesmes ; puisqu'autrement le dmon pourroit refroidir en elles la charit envers leprochain, et leur faire prendre pour perfection ce qui en effet seroit unefaute. Vous voyez par l, mes filles, qu'il faut continuellement veiller et setenir sur ses gardes, puis que cet ennemy de nostre salut ne s'endort jamais.Et celles qui aspirent une plus grande perfection y sont encore plusobliges que les autres, parce que n'osant pas les tenter grossierement ilemploye contre elles tant d'artifices, qu' moins d'estre dans un soincontinuel de s'en garantir elles ne dcouvrent le pril qu'aprs y estretombes. Je leur dis donc encore une fois qu'il faut tojours veiller et prier,puis que l'oraison est le meilleur de tous les moyens pour dcouvrir lesembusches de cet esprit de tnbres, et le mettre en fuite. Lors que dans lebesoin de faire la recration les surs sont assembles pour ce sujet,demeurez-y gayement durant tout le temps qu'elle doit durer, quoy quevous n'y preniez pas grand plaisir, vous souvenant que pourv que vousvous conduisiez sagement et avec une bonne intention, tout deviendra unamour parfait. Je voulois traiter de celuy qui ne l'est pas ; mais il n'est pas

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    CHAPITRE SEPTIEME - Des quali