1
Immortelle Henrietta Lacks Cette Noire américaine, morte en 1951, a, à son insu, donné à la science un outil incomparable : ses cellules, qui prolifè- rent dans le mondede entier. PAGE 2 Recordman du décryptage Ludovic Orlando, paléogénéticien au Muséum d’histoire naturelle du Dane- mark, a reconstitué près de 70 % du géno- me d’un cheval préhistorique. PAGE 7 Le skyrmion, nœud magnétique Cette particule observée pour la pre- mière fois en 2009 remplacera-t-elle un jour l’électron pour stocker les données numériques ? PAGE 3 carte blanche Etienne Ghys Mathématicien, directeur de recherche au CNRS à l’Ecole normale supérieure de Lyon. [email protected] (PHOTO : FABRICE CATERINI) T erry Tao vient de l’annoncer sur son blog, très populaire parmi les mathématiciens : il est temps de rédiger et de publier le huitième polymath ! Il s’agit d’améliorer un résultat récent concernant la conjecture des nombres premiers jumeaux (« Science & médecine » du 26 juin). L’idée des projets polymath a été lancée il y a quatre ans par Tim Gowers dans un autre blog : encourager la « collaboration massive » de chercheurs en mathématiques, aboutissant (si possible) à la résolution « collective » de problèmes difficiles. L’image d’Epinal du mathématicien solitaire, dont les seuls outils sont le crayon et le papier, doit être redessinée grâce à Internet. Traditionnellement, les articles de recherche en mathématiques étaient signés par un seul auteur. Au cours du XX e siècle, on a vu paraî- tre de plus en plus d’articles à deux (ou parfois trois) auteurs. Aujourd’hui il ne reste plus guère qu’un tiers des articles qui n’ont qu’un auteur. Le principe de « polymath » est très simple : un site Internet publie des problèmes de recherche, et une discussion publi- que s’engage, ouverte à tous ceux qui le souhaitent. Lorsque les choses se passent bien et que le problème est résolu, la solution est rédigée, et publiée… sous le pseudonyme « D. H. J. Polymath ». Il ne s’agit pourtant pas d’un travail anonyme puisque l’introduction men- tionne clairement l’adresse Internet où on peut trou- ver la liste des contributeurs et surtout l’intégralité de la discussion. D. H. J. Polymath n’a pas encore beau- coup publié, mais on lui doit une contribution remar- quable, en 2012, dans la revue Annals of Mathematics, peut-être la plus prestigieuse au monde. Cette écriture collaborative existe depuis long- temps. On peut penser à Nicolas Bourbaki, ce « mathé- maticien polycéphale » qui écrit depuis 1935 les Elé- ments de mathématique, un traité en de nombreux volumes « qui prend les mathématiques à leur début ». Il s’agit là encore d’un pseudonyme associé à un grou- pe qui se renouvelle sans cesse par cooptation, mais il y a deux différences importantes. D’une part, même si ce traité a eu une importance capitale sur les mathémati- ques du XX e siècle, il ne s’agit pas d’un travail de recher- che, mais plutôt d’une structuration du paysage mathé- matique existant. D’autre part, la constitution du grou- pe est secrète, en quelque sorte à l’opposé de l’esprit « open source » de Polymath. Une quarantaine de mathématiciens viennent de publier un ouvrage collectif (de 600 pages) dont le sur- nom est « HoTT book », et dont le titre complet est Homotopy Type Theory : Univalent Foundations of Mathematics. Il s’agit du résultat d’un semestre de recherche à l’Institute for Advanced Study de Prince- ton. La première page de l’ouvrage contient sobrement la liste des collaborateurs, rangés par ordre alphabéti- que, comme il se doit. La version électronique du livre est gratuite, sous licence Creative Commons, et tout le monde est invité à participer à cette aventure pour aller plus loin. Ce livre se propose, ni plus ni moins, de repenser les fondements des mathématiques. La théo- rie des ensembles, symbole des mathématiques dites modernes des années 1970, s’y trouve détrônée et rem- placée par d’autres concepts qui permettent d’éton- nants rapprochements avec l’informatique par exem- ple. Tout cela est enthousiasmant. p Mathématiciens polycéphales Mieux vieillir avec le numérique Tablettes, capteurs intelligents, bracelets électroniques : pour prolonger l’autonomie des personnes âgées, une foule de dispositifs technologiques sont en développement ou déjà sur le marché. Leur déploiement dans une population vieillissante suscite espoirs et interrogations, entre création de nouveaux liens sociaux et risque de déshumanisation des soins. PAGES 4-5 « Epoca », extrait de la série « L’Or gris », d’Aurore Valade (2013). AURORE VALADE/PICTURETANK Cahier du « Monde » N˚ 21339 daté Mercredi 28 août 2013 - Ne peut être vendu séparément

4'A! + &3)$ '33223, ('% 2 0)14,3-) - Serveur de Pages ...perso.ens-lyon.fr/ghys/chroniques/aout2013.pdf · :84;,

  • Upload
    buikien

  • View
    218

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: 4'A! + &3)$ '33223, ('% 2 0)14,3-) - Serveur de Pages ...perso.ens-lyon.fr/ghys/chroniques/aout2013.pdf · :84;,

ImmortelleHenrietta LacksCetteNoire américaine,morte en 1951, a,à son insu, donné à la science un outilincomparable : ses cellules, qui prolifè-rent dans lemondede entier. PAGE 2

Recordmandu décryptageLudovicOrlando, paléogénéticien auMuséumd’histoire naturelle duDane-mark, a reconstituéprèsde 70%dugéno-med’un cheval préhistorique. PAGE 7

Le skyrmion, nœudmagnétiqueCette particule observée pour la pre-mière fois en 2009 remplacera-t-elleun jour l’électron pour stocker lesdonnées numériques? PAGE 3

c a r t e b l an ch e

EtienneGhysMathématicien, directeur

de recherche au CNRS à l’Ecolenormale supérieure de [email protected]

(PHOTO: FABRICE CATERINI)

T erryTaovientde l’annoncer sur sonblog, trèspopulaireparmi lesmathématiciens: il est tempsde rédiger et depublier lehuitièmepolymath! Il

s’agit d’améliorerun résultat récent concernant laconjecturedesnombrespremiers jumeaux («Science&médecine»du26juin). L’idéedesprojetspolymathaété lancée il y aquatre anspar TimGowersdansunautreblog: encourager la«collaborationmassive»dechercheursenmathématiques, aboutissant (si possible)à la résolution«collective»deproblèmesdifficiles.

L’imaged’Epinal dumathématicien solitaire, dontles seuls outils sont le crayonet le papier, doit êtreredessinéegrâce à Internet. Traditionnellement, lesarticles de recherche enmathématiquesétaient signésparun seul auteur.Au coursduXXesiècle, ona vuparaî-tre de plus enplus d’articles à deux (ouparfois trois)auteurs.Aujourd’hui il ne resteplus guère qu’un tiersdes articles qui n’ont qu’unauteur. Leprincipede«polymath» est très simple: un site Internet publiedesproblèmesde recherche, et unediscussionpubli-que s’engage, ouverte à tous ceuxqui le souhaitent.

Lorsque les choses se passent bien et que le problèmeest résolu, la solutionest rédigée, et publiée… sous lepseudonyme«D.H. J.Polymath». Il ne s’agit pourtantpasd’un travail anonymepuisque l’introductionmen-tionne clairement l’adresse Internet oùonpeut trou-ver la liste des contributeurs et surtout l’intégralitédela discussion.D.H. J.Polymathn’apas encore beau-couppublié,mais on lui doit une contribution remar-quable, en 2012, dans la revueAnnals ofMathematics,peut-être la plus prestigieuse aumonde.

Cette écriture collaborative existedepuis long-temps.Onpeutpenser àNicolasBourbaki, ce «mathé-maticienpolycéphale» qui écrit depuis 1935 les Elé-ments demathématique, un traité endenombreuxvolumes«qui prend lesmathématiquesà leur début».Il s’agit là encore d’unpseudonymeassocié àungrou-pequi se renouvelle sans cesse par cooptation,mais il ya deuxdifférences importantes.D’unepart,mêmesi cetraité a euune importance capitale sur lesmathémati-quesduXXesiècle, il ne s’agit pas d’un travail de recher-che,mais plutôt d’une structurationdupaysagemathé-

matique existant.D’autre part, la constitutiondugrou-pe est secrète, en quelque sorte à l’opposéde l’esprit«open source» dePolymath.

Unequarantainedemathématiciensviennentdepublierunouvrage collectif (de 600pages) dont le sur-nomest «HoTTbook», et dont le titre complet estHomotopyType Theory:Univalent FoundationsofMathematics. Il s’agit du résultat d’un semestre derechercheà l’Institute forAdvanced Studyde Prince-ton. La premièrepagede l’ouvrage contient sobrementla liste des collaborateurs, rangéspar ordre alphabéti-que, comme il se doit. La version électroniquedu livreest gratuite, sous licenceCreativeCommons, et tout lemondeest invité à participer à cette aventurepouraller plus loin. Ce livre se propose, ni plus nimoins, derepenser les fondementsdesmathématiques. La théo-rie des ensembles, symbole desmathématiquesditesmodernesdes années 1970, s’y trouvedétrônéeet rem-placéepar d’autres concepts qui permettentd’éton-nants rapprochementsavec l’informatiquepar exem-ple. Tout cela est enthousiasmant.p

Mathématicienspolycéphales

MieuxvieilliraveclenumériqueTablettes, capteurs intelligents, bracelets électroniques:pourprolonger l’autonomiedespersonnesâgées, une foulededispositifs technologiques

sont endéveloppementoudéjà sur lemarché. Leurdéploiementdansunepopulationvieillissante suscite espoirs et interrogations,entre créationdenouveaux liens sociauxet risquededéshumanisationdes soins.

PAGES 4-5

«Epoca», extrait de la série «L’Or gris», d’AuroreValade (2013). AURORE VALADE/PICTURETANK

Cahier du «Monde »N˚ 21339 datéMercredi 28 août 2013 - Ne peut être vendu séparément