13
LA DÉMOCRATIE ET L'ISLAM Les fondements théoriques du soutien américain à l'islamisme et leur démenti par la société tunisienne Abdelwahab Meddeb Gallimard | Le Débat 2014/5 - n° 182 pages 100 à 111 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-100.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Meddeb Abdelwahab, « La démocratie et l'islam » Les fondements théoriques du soutien américain à l'islamisme et leur démenti par la société tunisienne, Le Débat, 2014/5 n° 182, p. 100-111. DOI : 10.3917/deba.182.0100 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. © Gallimard

4_La Démocratie Et l'Islam - Abdelwahab Meddeb

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Islam & Occident

Citation preview

  • LA DMOCRATIE ET L'ISLAMLes fondements thoriques du soutien amricain l'islamisme et leur dmenti par la socittunisienneAbdelwahab Meddeb

    Gallimard | Le Dbat

    2014/5 - n 182pages 100 111

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-100.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Meddeb Abdelwahab, La dmocratie et l'islam Les fondements thoriques du soutien amricain l'islamisme etleur dmenti par la socit tunisienne, Le Dbat, 2014/5 n 182, p. 100-111. DOI : 10.3917/deba.182.0100--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Gallimard. Gallimard. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    1 / 1

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • Abdelwahab Meddeb est crivain et pote franco-tunisien. Il est lauteur de nombreux ouvrages sur lislam, notamment La Maladie de lislam, Contre-prches, Sortir de la maldiction: lislam entre civilisation et barbarie et Pari de civilisation (d. du Seuil, 2005, 2006, 2008 et 2009). Il vient de publier Portrait du pote en sou aux ditions Belin. Dans Le Dbat: Lavenir de lislam europen (n 150, mai-aot 2008).

    Abdelwahab Meddeb

    La dmocratie et lislam

    Les fondements thoriques du soutien amricain lislamisme

    et leur dmenti par la socit tunisienne

    En ces jours de janvier 2014, dans le contexte fbrile du parachvement de la Loi fondamen-tale, un dbat dense a anim Tunis autour de la gure de Noah Feldman. Sa prsence au sein du sige de lAssemble nationale constituante a t dnonce en pleine sance de discussion sur lun des articles de la Constitution. Certains y ont vu la preuve de la connivence des islamistes avec le milieu sioniste-amricain. Dautres ont t conforts par cette preuve dans le dlire qui a saisi ceux qui voient des complots partout. Ainsi ont t invoques ses origines juive et amricaine et son implication, non seulement thorique mais aussi pratique, dans la rdaction des Constitu-tions afghane et peut-tre irakienne sous veille et protection proconsulaire amricaine. Aussi a-t-on infr quil est le conseiller, sinon linspirateur, de nos islamistes pour la rdaction de la Consti-tution en cours dlaboration, dautant plus quil frquente personnellement Rached Ghannouchi, peru par lui comme lexemple de lislamiste dmocrate.

    La postrit de Noah Feldman

    Pour esquisser les contours de la personne et de la pense de Noah Feldman, je mloigne dabord de la complotite, ce symptme de la maladie nationaliste et antismite dont je me sens immunis. Et je mapproche de ce quil a crit et de ce quil a entrepris car nous avons affaire un acadmique qui agit au sein de sa cit et de par le monde. Outre ses activits pro-fessorales et de chercheur, il assure aussi la fonc-tion de conseiller du prince. Juriste, form la School of Law de Yale University, il a enseign dabord NYU avant de rejoindre Harvard. Il a donc frquent trois des universits les plus pres-tigieuses dAmrique o se forme llite univer-selle qui gre la mondialisation librale et nancire. Trs jeune, peine trentenaire, il a intgr linuent Council on Foreign Relations. Et il aurait jou, dit-on, un rle dans lencadre-

    RP-Meddeb.indd 100 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 101

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    naires, Stphane Lacroix (que jai rencontr ou crois Paris, au Caire, Tunis; Stanford University en avril 2009, il me laissa entendre combien mes thses critiques qui dmontent lintgrisme sont dpasses et comment jallais connatre le naufrage dans le futur immdiat, annonciateur dun islamisme ascendant renforc par le soutien amricain dont lexplicitation agis-sante serait imminente).

    Mais revenons Noah Feldman. Le 13 novembre 2003, il publie un article dans le New York Times o il ragit positivement au dis-cours quavait prononc une semaine avant le prsident G. W. Bush dans lequel il annonce ladaptation de la politique amricaine au tro-pisme islamiste. LAmrique reconnat soixante ans derreurs. La nouvelle politique prne le soutien une dmocratie islamique et le rejet des dictatures sculires. Ainsi, dans cet article, lal-ternative a t limite entre ces deux lignes: le scularisme arabe et des pays dislam est assimil la dictature et la dmocratie lislamisme. Tel est le premier dfaut qui sera rig en dogme dans cette vision acadmique qui trouvera son application politique.

    La troisime voie que trace le combat pour le scularisme et la libert (qui a commenc au XIXe sur les terres dislam) se trouve selon cette approche dnitivement obstrue. Nous verrons travers quelle construction thorique telle disqualication sera justie dans le grand uvre de Noah Feldman. Or constatons tout de suite que la rsistance des socits civiles pendant ces trois dernires annes la dferlante islamiste et en Tunisie et en gypte sest dlibrment ins-crite dans cette longue histoire sculire qui a t textuellement soutenue en langue arabe par les crits de Tahtawi, de Khayr Eddine, du cheikh Muhammad Abduh, de Jamal Eddine al-Afghani, de Qasim Amin, du cheikh Abderraziq, de Tahar

    ment thorique des Constitutions afghane et ira-kienne pendant que les deux pays se trouvaient sous protectorat amricain.

    Cest probablement sa spcialit centre sur le rapport entre religion et droit qui la conduit sorienter vers lislam. Dans son approche de cet espace, il a t le disciple de John Esposito, islamologue, enseignant Georgetown Univer-sity, qui a t linitiateur de lorientation pro-islamiste que devraient prendre le dpartement dtat et la Maison-Blanche. LAmrique a le devoir de retirer son soutien aux autocraties sculires dans le monde arabe pour le donner aux islamistes, plus particulirement la mou-vance internationale des Frres musulmans. Tel est le conseil des experts universitaires aux politiques.

    Et cette tendance de la dfense acadmique occidentale de lislamisme sera internationale. Ses reprsentants franais, bien connus chez nous, se dploient sur trois classes dge: citons, parmi les sexagnaires, Franois Burgat (qui a codirig avec John Esposito un ouvrage qui ras-semble des experts sinscrivant dans leur ligne idologique; nous avons t runis, lui et moi, en un duo qui sest livr un pre dbat contra-dictoire dans un des amphithtres luniversit de Santiago du Chili); parmi les quadragnaires, Vincent Geisser (immerg dans le milieu isla-miste international qui vit en France et dont llment tunisien est central; il lui arrive de publier sur leur site oumma.com; malgr tout ce qui nous spare, je lui ai apport mon soutien lorsquil a subi une attaque froce qui cherchait ljecter du CNRS pour avoir confondu investi-gation scientique et engagement politique en faveur de lidologie islamiste; mme si telle accusation peut tre fonde, jai fait partie de ceux qui ont plac la libert du chercheur au-dessus de tout autre critre); parmi les trente-

    RP-Meddeb.indd 101 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 102

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    notamment la convention concernant llimina-tion de toute forme de discrimination len-contre des femmes.

    Cherchez voir comment le lgislateur afghan va dmler cet imbroglio o chaque chose et son contraire logent sous le mme toit. Comment, dans le contexte afghan, vont tre juges par la Cour suprme les lois qui invoqueraient la libert de conscience, lgalit juridique des femmes (incluant la succession, le passage de la rpudia-tion au divorce), la polygamie, lgalit pour le citoyen tranger la croyance commune, labo-lition de la peine de mort? Ces dispositions seront-elles juges compatibles avec des valeurs islamiques, qui, en situation afghane, restent anthropologiquement arrimes la ralit tribale et la perptuation du patriarcat? Faire semblant de lignorer, ou envisager la chose in abstracto, cest tmoigner soit dune dsarmante navet, soit dun surprenant cynisme tant il sexhibe sans chercher avancer masqu.

    Et cest probablement cet esprit qui entre-tient dlibrment la confusion chez les consti-tuants islamistes tunisiens. Car le texte quils nous proposent est truff non pas dambiva-lences, mais de cohabitation des contraires qui ne peuvent que constituer des irrsolus. Prenons lexemple de larticle 6, universellement lou en raison de cette premire en terre dislam qui fait de la libert de conscience une disposition cons-titutionnelle. Or cette disposition est annule par la phrase qui la prcde: Ltat est le gardien de la religion. Lexpression en arabe ne porte pas lombre dun doute: elle signie toute conscience arabophone gardien de lislam car ad-Din (religion au singulier) nest autre que lislam, lequel, selon le dogme islamique, est la religion par excellence. Appliquons cet encha-nement au cas prcis de Mejri, lun des deux athes de Mahdia qui croupit dans les geles

    Haddad, dAboul Qacim Chebbi, de Taha Hus-sayn et de tant dautres. Cet immense corpus est tout simplement dconsidr par ces experts. Pas seulement en langue arabe mais aussi dans les autres langues dislam o il a t profus, comme en langues turque, persane, ourdou, sans oublier ce que des musulmans sculiers et dmocrates ont crit dans le mme sens en utili-sant les langues europennes quils matrisent, notamment langlais et le franais.

    Dans son article du New York Times, Noah Feldman nous dit combien il a t rconfort par linchissement politique amricain quil appe-lait de ses vux, lui qui na cess destimer que lavenir est des rgimes tourns vers lislam et non sculiers. Et il se congratule en donnant en exemple la Constitution afghane qui vient dtre vote et dont il est linspirateur. Il est clairant de rapporter ce quil en dit dans cet article car, nous le verrons, son intenable est du mme acabit que lintenable quentretient le texte min (selon lexpression dAli Mezghani) de la Constitution qui a t vote Tunis n janvier 2014.

    Selon Noah Feldman, la Constitution afghane intgre les valeurs islamiques tout en garantis-sant les liberts fondamentales. Ainsi se trouve ralise la compatibilit de lislam avec la dmo-cratie et les droits de lhomme. Cette Constitu-tion nonce une rpublique islamique dont la religion ofcielle est lislam; elle appelle la cration dune cour suprme veillant la com-patibilit des lois avec les valeurs islamiques; il y est aussi crit que lcole a pour vocation dcarter les traditions contraires lislam. Dans le mme temps, insiste Noah Feldman, cette Constitution est dmocratique puisquelle garantit les droits des citoyens et sengage res-pecter les droits assurs par les traits inter-nationaux dont lAfghanistan est signataire,

    RP-Meddeb.indd 102 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 103

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    le devoir de souvrir aux langues trangres, luniversalit comme la culture des droits de lhomme.

    Toutefois, gardons lesprit que le mme Rached Ghannouchi envisage une uvre long terme destine transformer la conscience tuni-sienne par une ducation islamique formate destine engendrer une nouvelle gnration prte interprter larticle premier de notre Constitution dans le sens de lislam religion de ltat alors que tel article (qui reprend la lettre la formulation de 1959, sortie de la main mme du prsident Bourguiba) dit que lislam est la religion du pays, non de ltat. Mais le langage le plus clair comporte assez dambigut pour que le glissement interprtatif opre et que lon passe du descriptif (lislam est la religion de la Tunisie) au prescriptif (lislam est la religion de ltat tunisien). Ce qui nous rapprocherait de quelques empans de la lettre de la Constitution afghane inspire par Noah Feldman, prsent conseiller de Ghannouchi et consorts.

    Noah Feldman nit son article par un appel soutenir la Constitution afghane (son uvre!) qui cre une dmocratie inscrite dans la foi, car les rgimes autocratiques sculiers ne doivent plus tre soutenus aux dpens des dmocraties islamiques. Il ne faut imposer la scularisation ni en Afghanistan ni en Irak Mais quen est-il de cette scularisation lorsquelle mane dun long processus historique et quelle constitue un acquis de la nation et du peuple comme en gypte et surtout en Tunisie? Les islamistes se sont dailleurs rendu compte pendant ces trois dernires annes que dans ces deux contextes nationaux ils ne passaient pas dans du beurre; chaque fois quils ont voulu passer en force, ils ont dcouvert que lobstacle tait dacier.

    Et en quoi la thorie de Noah Feldman les aide-t-elle se penser dans la positivit de lhis-

    islamistes, et ce, pour sept ans et demi: au nom de la libert de conscience, il doit tre libr; mais si ltat est le gardien de lislam, son incar-cration (sinon son excution) savre en coh-rence avec lesprit du prtendu droit divin qui a t forg par des humains dogmatiques dun autre ge qui ont encore des adeptes, combien, dans le sicle.

    Dvidence, vous aurez remarqu que lar-ticle 38 de la Constitution qui vient dtre ofciellement adopte dgage la mme odeur que la disposition de la Constitution afghane qui demande lcole de chasser toute rfrence contraire lislam: cette disposition, exprime sur le mode ngatif, appelant la purge des manuels, se retrouve dans la Constitution tunisienne sur un mode afrmatif puisque larticle 38 stipule que lenseignement doit sinspirer des valeurs arabo-islamiques et les promouvoir grce au processus linguistique de larabisation. Au-del de son inscription dans le sillage de la polmique identitaire qui trouble la srnit du texte, cette disposition partage la mme source dinspiration que celle qui a t lorigine de la Constitution afghane. L se repre un des effets manant de linuence de Noah Feldman sur les consti-tuants islamistes tunisiens. Cest le mme trait desprit qui se retrouve, certes adapt au contexte tunisien qui, anthropologiquement, na rien voir avec la ralit afghane. Et cest probable-ment cette mme ligne dinuence qui se croise avec le souci quaurait Rached Ghannouchi, le chef des islamistes, pour que la Constitution tunisienne comporte la disposition appelant la cration dune instance suprme qui aurait pour tche de juger la compatibilit des lois avec les valeurs de lislam. Mais heureusement que la socit civile ne lche rien dans sa veille. Aussi, dans la logique du compromis, cette disposition a t attnue en ajoutant la vocation de lcole

    RP-Meddeb.indd 103 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 104

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    une analyse errone lorsquils ont voulu attra- per leur retard historique en cherchant imiter les Occidentaux dans un processus qui a confondu la modernisation avec loccidentalisation. Ainsi ont-ils dcid dabattre le corps des oulmas, de scarter de la loi divine pour adopter la loi posi-tive, mais sans lui donner le temps de lassimi-lation et de lenracinement. Cest ainsi que la Constitution de 1876 na vcu quun an. Dun revers de main, le sultan Abdulhamid la suspend et dirige lempire dans larbitraire de lautocrate. Ainsi prend n ltat de droit classique qui sera remplac par lautocratie sculire laquelle ne rsistera que lArabie saoudite car tous les autres tats musulmans adopteront cette structure pour mener leur modernit/occidentalisation force. Il en sera ainsi pour lensemble des tats post-coloniaux. Certes, lauteur dit son admiration pour le libralisme fond sur le droit moderne qui a merg en gypte dans la mouvance du parti Wafd pendant lentre-deux-guerres. Il reconnat que parmi ses leaders et partisans nombreux taient les juristes qui matrisaient la common law. Mais ce fut un chec sur lequel prosprera lautocratie sculire, qui perptuera un tat de non-droit avec un excutif qui nest pas contenu par des contre-pouvoirs.

    3. Le retour ltat de droit se fera par la restauration de ltat islamique et son dvelop-pement selon une nouvelle version (the rise of the new islamic state) qui ne reviviera pas le corps des oulmas, plus gure oprant. Linvo-cation de la charia dans ce contexte ne doit pas nous faire peur. Il ne sagit pas du retour sa lettre mais son esprit tel quil se manifeste travers ses maqaid (ses desseins heuristiques). Ainsi cessera ltat de non-droit et mergera de nouveau ltat de droit qui saura souvrir aux dispositions dmocratiques et reprsentatives qui nous sont chres. Cest ainsi quen sinspi-

    toire mme si, lpreuve du pouvoir, ils nont rencontr que des dboires? Si larticle que nous avons voqu plus haut date de novembre 2003, son grand uvre (The Fall and Rise of Islamic State, La chute et la restauration de ltat isla-mique) a paru prcisment le 11 avril 2008 Princeton University Press. Dans cet ouvrage, il propose aux islamistes une lecture historique qui fait deux les hommes de lheure.

    Le livre dessine un parcours en trois tapes.1. linstar de la religion juive, lislam est

    une religion de la Loi. Elle est fonde sur la justice et traite le croyant en sujet juridique. Lislam classique a mme connu ltat de droit (rule of law). Le monarque ne disposait pas de la dcision juridique. Cest le corps des oulmas qui est le gardien de la loi. Ce corps constitue la mdiation entre la socit et le pouvoir excutif, lequel savre tempr par le fait que celui qui lincarne nest pas matre de la machine qui fabrique les lois et les applique. Tel est lexpos, fort schmatis, de la premire thse. Pour ne pas perturber la construction de son objet, Noah Feldman ninsiste pas sur laspect thorique de cette analyse constamment dmentie au cours de lhistoire par la pratique despotique de haute Antiquit (comme elle a t dcrite dans la tra-gdie des Perses dEschyle), laquelle sest perp-tre et a mme cr et prospr lhorizon de lislam, non pas pour des raisons dogmatiques ou religieuses, mais simplement dans une conti-nuit qui a donn trs tt au califat les attributs du mulk, cette sculaire royaut dont la structure a t hrite des peuples conquis (surtout des Byzantins et des Perses).

    2. Ltat de droit, toujours selon Noah Feldman, a disparu en islam lors de la dernire squence de lEmpire ottoman, au XIXe sicle, dans le sillage du Tanzimat et de ses rformes. Selon notre auteur, les musulmans ont procd

    RP-Meddeb.indd 104 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 105

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    au sens plein du terme. Cest ce que dveloppe le juriste Ali Mezghani dans son essai Ltat ina-chev 1. Et les vnements rvolutionnaires que nous sommes en train de vivre acclrent le mouvement de cette marche vers ltat de droit, lequel, faut-il le rappeler, mme l o il sexerce plein rgime, reste toujours venir.

    Cependant, il nous faut revenir au cas de Noah Feldman qui estime, par exemple, que le prdicateur hystrique Qaradhawi est un paran- gon de dmocratie, ce Feldman qui, non seule-ment pense pour les islamistes mais aussi milite en faveur de lmergence du nouvel tat islamique avec la bndiction de lmirat du Qatar, lequel nance les sminaires, colloques, rencontres et tudes organiss par le Saban Center for Middle East Policy et la Brookings Institution.

    Nous situons le juif orthodoxe Noah Feldman dans la descendance du philosophe Leo Strauss: Juif allemand rfugi en Amrique pour cause de nazisme, il a ofci Chicago et deviendra le matre penser des leaders qui creront le mou-vement no-conservateur, lequel sest bruyam-ment manifest autour de G. W. Bush pendant les guerres dAfghanistan et dIrak. Aussi nest-il pas surprenant que le premier crit de Noah Feldman que nous avons comment au dbut de ce texte ait t publi dans le contexte bushien post-nine eleven. Leo Strauss est le philosophe qui assassine les Lumires. Il repre en ce mou-vement de pense lillusion qui a conduit les juifs la catastrophe. Y ayant cru, ils se sont considrs intgrs; ils ont baiss la garde, ne se sont plus perus comme des sujets viss et menacs au point davoir t surpris par la Shoah devant laquelle ils se sont trouvs dmunis et sans dfense. Pour viter de nouveau le pril, il convient de revenir sa tradition, de la revivier,

    rant de lesprit de la charia le sujet juridique constitutionnalise.

    Tel est lobjet construit par Noah Feldman, qui estime que ce sont les Frres musulmans qui sont mme de mener cette opration qui refonde et roriente ltat islamique comme tat de droit. Ce sont eux qui vont moderniser cet tat et le renouveler. Et les Occidentaux doivent en nir avec la phobie que suscite en eux la charia. Sa mention par les Frres musulmans nest des-tine qu acclimater ltat de droit (que tout Occidental dfend) aux moyens locaux, la tra-dition propre. Donc, ce sont eux qui seront nos allis, non pas les autocrates sculiers.

    On constate ainsi que le soutien amricain aux islamistes est mrement rchi. Il est argu-ment par le recours un objet bricol en puisant dans lhistoire et en interprtant sur mesure sa matire. La modernisation de lislam nest pas perue comme ayant t contrarie par la rma-nence du despotisme qui a t une constante tout au long de lhistoire islamique. En consid-rant ltat islamique comme un tat qui sest perptu jusqu la n du XVIIIe sicle, en situant la n de cet tat de droit avec le processus des rformes initi au XIXe sicle, le tour de passe-passe est jou. Et le beau rle est donn aux isla-mistes en tant que restaurateurs de la chose perdue qui sera par eux renouvele et adapte aux valeurs du sicle.

    Il est heureux que les socits civiles aient russi iniger un dmenti cinglant cette cons-truction qui aboutit une ction. Ces socits civiles sont le produit de ruptures historiques qui ont transform nos communauts, qui les ont fait muter par la substitution du droit positif la charia. Et cest cette substitution qui est la condition pralable lavnement de ltat de droit. Toutefois, la rmanence despotique liber-ticide a empch lavnement de ltat de droit 1. Ali Mezghani, Ltat inachev, Gallimard, 2011.

    RP-Meddeb.indd 105 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 106

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    par conciliation, engage la politique du com-promis. Il nous loigne de cette autre notion, cen-trale dans le droit musulman, quest le consensus. La nuance est grande entre lun et lautre. Une fois adopte par consensus, la loi ne peut plus tre conteste tant quelle tourne sur lorbite o elle a t place. Alors que la loi formule partir du compromis comporte des contradictions internes dont le dosage, au moment de son la-boration, rete le rapport de force politique. Et, en aval, lors de son application, linterprtation, elle aussi, soriente selon le rapport de force. Car le texte en soi nest quun papier inerte: son sens sanime et devient effectif ds quil subit lpreuve des faits.

    Pour apprcier le rapport de force entre isla-mistes et sculiers dans lcriture de cette Cons-titution, rappelons que, dans les six occurrences qui engagent explicitement lidentit arabo- islamique, dautres ingrdients y ont t mls pour en attnuer la porte.

    Dans le prambule, telle rfrence arabo-islamique se fait insistante et apparat deux fois. Contentons-nous danalyser sa mention au troi-sime paragraphe, o il est crit que notre peuple continue de se conformer aux enseigne-ments de lislam et ses desseins marqus par louverture et la modration, ainsi quaux valeurs humanistes et aux minents principes universels des droits de lhomme, tout en nous inspirant de nos acquis de civilisation accumuls le long des multiples squences de notre histoire et de notre mouvement rformateur dont les Lumires prolongent les composantes de notre identit arabo-islamique et les apports de la civilisation universelle. Autant de circonlocutions labo-rieuses et maladroites pour limiter les effets du rfrent arabo-islamique et pour viter de dire explicitement (comme dans la Constitution maro-caine de 2011) que notre identit nationale est

    de voir en un Mamonide, non pas une trace que lon peut revisiter pour fertiliser une condition nouvelle, mais la rfrence cardinale par laquelle la tradition se perptue, gage de survie de la communaut. Cette approche conservatrice va jusqu fustiger le grand librateur de lesprit quest Baruch Spinoza trait par lui de mauvais juif. Dailleurs, cette expression a suscit en moi le dsir de crer le cercle des mauvais: peut-tre est-ce la solidarit entre les mauvais juifs, les mauvais musulmans, les mauvais chrtiens, dautres mauvais encore, qui saura limiter la malignit du mal qui corrompt le monde avec les humains qui lhabitent.

    La Constitution: un champ de tensions

    Revenons au texte de la Constitution qui a t adopte le 26 janvier 2014 et qui a suscit un loge universel. Ce texte entre-t-il dans la logique de lobjet construit par Noah Feldman pour apprhender la ralit des pays dislam? Certes, nous ne cherchons pas donner au personnage une importance quil na pas. On peut mme afrmer quil na personnellement jou aucun rle dans llaboration du prsent document. Mais certaines des notions et des ides engages ci-dessus dans la prsentation de sa construction thorique peuvent tre utilises pour clairer le contexte o la Constitution a t pense, dbattue, xe.

    Le principe moteur qui est lorigine de la nouvelle Constitution tunisienne est ce que lon appelle en arabe le tawaq. Celui-ci appelle les ennemis trouver un accord qui, pour insatis-faisant quil soit, dsamorce le conit qui les dchire. Bref, le terme, que lon peut traduire

    RP-Meddeb.indd 106 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 107

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    lindpendance du pays), par les nouvelles dis-positions du statut personnel arrach du sol de la charia, de la loi divine. Et larticle 46 tient compte de cet acquis et appelle le perfec-tionner. Voil ce qui y est crit: Ltat sengage protger les droits acquis par la femme et uvre les soutenir et les amliorer L encore tel article, qui, en plus, engage ltat assurer la parit entre hommes et femmes dans tous les domaines et prendre les mesures nces-saires pour radiquer la violence faite aux femmes, est pur de toute dmarche conciliatrice qui y aurait, par compromis, introduit quelque trouble ou autre contradiction.

    Venons-en de nouveau la libert de cons-cience dont linscription a t universellement salue; considre inaugurale dans le monde arabe et islamique, son introduction annule lin-compatibilit de la charia avec larticle 18 de la Dclaration universelle des droits de lhomme (1948). Ce qui droute la condamnation la peine capitale pour apostasie que commande la loi divine et qui continue dtre une source de discorde sur le chemin de luniversalit entre musulmans orthodoxes et le reste de lhumanit.

    Mais, l aussi, il faut rappeler que la tra-duction franaise ofcielle de la Constitution tunisienne de 1959 instaure cette libert de conscience et de croyance dans son article 5; cest du moins ainsi qua t traduite lexpres-sion arabe hurriyat al-mutaqad, qui, stricto sensu, nimplique que la libert de croyance. Mais le lgislateur de lpoque a d estimer que lexpression tendait son champ smantique jusqu couvrir la libert de conscience. Cepen-dant, pour lever toute ambigut, lexplicitation a t intgrale par les constituants de 2014 qui ajoutent mutaqad (croyance) zhamir (cons-cience). Toutefois, la dmarche conciliatrice des sculiers avec les islamistes a conduit lin-

    diverse, compose de multiples entits qui ont dpos leurs couches travers les sicles. En elle fermentent et sagglomrent les limons berbres, puniques, latins, juifs, byzantins, andalous, otto-mans, francophones; bref, tout ce mlange effervescent se ralise au fond de lalambic mditer ranen, creuset constitutif de lidentit tunisienne et qui nest nulle part mentionn. Cest que, aprs un pre dbat, le caractre mditerra-nen de lidentit nationale a t rejet par les constituants qui ont craint que la reconnaissance de cette identication nouvre la porte la nor-malisation avec Isral, laquelle constitue le tabou entretenu justement par la propagande natio-naliste arabe relaye par lidologie islamiste. Quant la mention des desseins [de lislam] marqus par louverture et la modration, les termes arabes utiliss renvoient la thorie de la wasatiyya qui a cours la mosque cathdrale du Caire (al-Azhar) et dans certaines chancelleries (comme celle de lArabie saoudite). Les voix qui parlent au nom de ces institutions sunnites prnent un islam modr (littralement du juste milieu) pour contrer le radicalisme dAl-Qaida ainsi que la haine et la violence propages par les autres courants djihadistes.

    Par ailleurs, il est vrai que la main des scu-liers se manifeste patente dans certains acquis, par exemple larticle 2 qui stipule que la Tunisie est un tat civil, fond sur la citoyennet, la sou-verainet du peuple, la suprmatie du droit. Au moins cet article ne couvre-t-il aucune ambi-gut et situe-t-il le citoyen tunisien dans la des-cendance du Contrat social de Rousseau.

    De mme, larticle 46 signale ce rapport de force en faveur des sculiers tant il agit sur le point sensible de lislam, celui qui concerne le statut ingalitaire de la femme et qui a dj t dans lhistoire tunisienne pulvris par Bour-guiba, ds aot 1956 ( peine cinq mois aprs

    RP-Meddeb.indd 107 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 108

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    linstar de Spinoza. Ils sont en effet lecteurs aviss du Trait thologico-politique. Et ils appar-tiennent une descendance qui, en son temps, a russi faire en sorte que le Prince jugule le Pontife et le soumette son pouvoir; dun Prince qui a pour vocation de promouvoir et de protger la libert de pense au sein de la cit, libert bafoue par le Pontife. Et nous retrou-vons ces catgories dans une lettre crite par Bourguiba son collgue et camarade Ben Youssef (avant quil soit le rival abattre), datant de 1952, la veille de lIndpendance, au cur de la lutte pour le recouvrement de la souverainet, en plein milieu nationaliste anticipant la prise du pouvoir pour la reconstruction de ltat dans une perspective spinoziste, destine soumettre le religieux au politique, pralable la ncessaire sparation entre les deux instances.

    Le combat tunisien

    Dans cette descendance des Lumires assi-miles, le combat contre les islamistes a eu lieu dmocratiquement pendant ces trois dernires annes en Tunisie. Ltape qui suit la lecture de Spinoza est celle de la frquentation dun juif qui mriterait lattribut de mauvais, cet enfant de lAufklrung, crateur de la Haskala quest Moses Mendelssohn. Celui-ci propose aux siens, dans Jrusalem, dassimiler la logique de la loi commune, ouverte, hospitalire tous et de rduire la loi des Pres la ralit dune coutume qui peut encore tre entretenue dans la demeure. Cette mme logique a conduit la socit civile tunisienne refuser que la charia rayonne au cur de la cit. Ainsi le sujet est-il convi sas-sumer dans la double dtente dune identit qui a distinguer entre le religieux et le politique,

    troduction dune ambivalence certaine dans le mme article o il est crit que ltat est le berger qui veille sur la religion, quil a le devoir de protger le sacr et de le prserver de toute atteinte. Dautres lments, qui veulent mettre n aux dernires drives qua connues lislam, y sont aussi prsents. Comme la garantie de main-tenir la neutralit des mosques et des maisons de prire prserver de toute instrumentation partisane. Comme encore linterdit de lexcom-munication (takr) et le refus de lincitation la haine et la violence que ltat se doit de combattre.

    Ces lments signalent in ne que lquilibre des forces a t lavantage des sculiers, non des islamistes qui disposaient pourtant de la majorit relative au sein de lAssemble consti-tuante. Et la force du camp sculier a pes surtout la suite de laction de la socit civile quand bien mme elle naurait pas trouv lex-pression politique qui la reprsente. Cest elle qui a t lorigine des vnements qui ont conduit la chute de la dictature. Et cest elle encore qui est demeure vigilante, ne baissant jamais la garde dans sa critique prompte et mobi-lisatrice contre les dispositions islamistes propo-ses au sein de lAssemble constituante (comme linscription de la charia en tant que source pre-mire de la lgislation, ou le dpassement de ltat national par le califat, ou encore lislam religion de ltat, ou enn la substitution de la complmentarit des sexes leur galit).

    Les vigilants de la socit civile, par leur action dtermine, par leurs interventions crites ou audiovisuelles, ont ruin lobjet thorique construit par Noah Feldman pour favoriser lmergence de lislamisme comme solution politique nos pays. Et ceux qui peuplent cette socit civile sont de mauvais musulmans qui lisent et assimilent les leons de mauvais juifs,

    RP-Meddeb.indd 108 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 109

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    rgime beylical de la rgence de Tunis a crit en exil son livre Le plus sr moyen pour connatre ltat des nations; il y diagnostique le mal tunisien et, au-del islamique, et lui trouve remde en adap-tant certaines des inventions occidentales que llite lettre devrait assimiler en intgrant dans ses valeurs la notion de bien commun dont leffet rayonnerait sur la masse et le peuple.

    Et ce nest pas un hasard si, en Tunisie, le combat contre le colonialisme sest cristallis dans un parti cr en 1920 et qui sappelle le Destour, qui veut dire la Constitution, mot probablement dorigine persane, qui nappar-tient ni au lexique coranique ni au langage des hadith, et qui na commenc tre utilis que dans les milieux musulmans rformateurs et occidentalistes du XIXe sicle. Cest dire combien, par tradition, nous nous trouvons en Tunisie loin du rfrent islamique lorsquil est question denjeu politique historique, lequel a inscrit lpope de la lutte nationale dans le dsir du droit positif. Cet tat desprit conduira la Constitution de la premire Rpublique tuni-sienne vote en 1959, fonde sur la primaut du droit, loin de la charia. Et son horizon juridique a t trac ds 1956, lanne de lindpendance, par linstauration dun statut personnel dont les dispositions sont en rupture avec la loi divine (celle des Pres). La matire de ce statut per-sonnel brise en effet nombre de commande-ments de la charia en interdisant la polygamie, en abolissant le talaq, la rpudiation unilatrale, privilge masculin, pour la remplacer par le divorce du droit moderne qui jauge droits et devoirs sans distinguer entre les sexes.

    Toute cette mmoire anime les militants de la socit civile en 2014. Femmes et hommes, qui plus est, forms dans une cole lenseigne-ment rnov, modernis, nourri par les Lumires, non seulement telles quelles ont euri en Europe

    lun rduit la sphre prive, lautre se dployant sur la scne publique, vivre la distinction entre lordre de la maison et celui de lagora.

    Oui, cette chane gnalogique des mauvais juifs, ne dans le contexte europen de gense chrtienne, a connu aussi un prolongement dans les terres dislam, certes hsitant, ttonnant, ayant commenc en pointill ds le XIXe sicle; et son avnement na pas tre interprt trou-blant et contre-productif par rapport lhritage islamique, comme lestime Noah Feldman. Lap-prentissage fut lent, difcile, laborieux, dac-complissement peu ais. Mais nous pourrons en signaler les tapes dans lhistoire tunisienne o le pouvoir politique a pris un certain nombre de dcisions qui signalent un dsir de sortie de lordre de la charia pour parvenir la loi positive. Cest ainsi que ds 1846 ltat beylical tunisien a aboli lesclavage (dfendu et lgitim par la loi religieuse); une dcennie aprs, cest ladoption du Pacte fondamental (1857), ce Ahd al-Amane qui instaure lgalit devant la loi et la libert de culte, mettant n, du moins thoriquement, lingalit pour les non-musulmans protgs par le statut de dhimmi qui maintenait dans un tat humiliant et les juifs et les chrtiens, en tant que minorits tolres au sein de la cit sous autorit islamique. Ce Pacte sera conrm par la premire Constitution dans le monde arabe et islamique (1861), qui institue en Tunisie une monarchie parlementaire, de type europen. On nous fera remarquer que ces dcisions ont t prises sous la pression des forces occidentales, hgmoniques et candidates la colonisation. On nous rtorquera que cet esprit constitution-naliste est rest lettre morte, de peu deffet sur le rel. Il nempche que ce processus de moderni-sation inspir du modle occidental a t tho-ris par Khayr ad-Din Pacha, dit le Tunisien (at-Tunusi). Cet homme dtat au service du

    RP-Meddeb.indd 109 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 110

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    indle, manire qui aurait t probablement perue par Leo Strauss comme conduisant au statut de mauvais sujet, quil soit juif, chrtien ou musulman, peu importe.

    Tunis, dans le contexte du dbat autour de la Constitution, il a t dclar, par des voix avises, que lAncien qui ravive notre mmoire est loin dtre seulement islamique. Houcine Jaidi, antiquisant de luniversit de Tunis, a rappel dans un texte fourni que la Constitution de Car-thage a t analyse et loue dans la tradition grco-latine dAristote Strabon, en passant par ratosthne, Isocrate, Polybe, Juvnal 2. De lexemple de Carthage, Aristote tire une ultime leon o il milite pour llargissement de la par-ticipation du plus grand nombre au pouvoir de tout genre. Lui qui napprciait gure le radica-lisme de la dmocratie athnienne et qui avait des penchants plutt aristocratiques admet que l o il y a une cit qui nest pas trop petite, il est plus conforme lesprit dun gouvernement constitutionnel et dun rgime populaire de faire participer plus de gens aux magistratures, pour le raffermissement des liens sociaux et pour des raisons defcacit: Car, comme nous lavons vu, cest plus favorable au renforcement de la communaut, et chaque tche est mieux et plus promptement accomplie. Aristote savait que les Carthaginois dont la Constitution est nalement classe par lui comme tant oligarchique, compte tenu du poids de largent, avaient ni par mettre au point des systmes dautorgula-tion comparables ceux dAthnes dans le cadre de la ligue de Dlos. Ainsi la cration des richesses grce au commerce maritime et lta-blissement des Carthaginois dans les colonies tait de nature multiplier le nombre des riches

    mais aussi telles quelles sont annonces par la tradition islamique elle-mme. En tant que non-Europens, les Tunisiens rectient et corrigent le legs des Lumires occidentales qui a t dshonor par ceux-l mmes qui lont invent ( travers le colonialisme et la Shoah notam-ment). Pour nous, ces trahisons abominables ne ruinent pas linvention des Lumires. Par ce qui les annonce dans dautres traditions, il y a moyen de les enrichir, de les afner, de les orienter, de refonder leur universalit. Les Tunisiens qui agissent ainsi sont mus par le mme dessein que les Japonais, les Chinois, les Africains et surtout les Indiens, lesquels, dans la descendance de Gandhi, collaborent activement cette refonda-tion oblige.

    La critique des Lumires par Leo Strauss (qui a clair Noah Feldman) ne nous inspire pas. Nous ne voulons pas troquer la rupture spi-noziste par le retour Mamonide ou, pour nous de descendance islamique, par le retour aux matres du Kalam (thologie musulmane) ou aux philosophes de langue arabe qui ont contribu sa formation. Car si Leo Strauss sest passionn pour al-Farabi et sa volont de concilier Platon et Aristote, cest pour saisir encore mieux la manire par laquelle Mamonide renouvelle lor-thodoxie juive. Pour nous, le retour ce fonds traditionnel ne se ralise que dans lconomie de la trace qui maintient le lien avec lAncien duquel nous venons; cest pour maintenir lentretien avec nos morts, den dgager un dtail, une remarque, une ide potentielle, virtuelle, en puissance ou exprime dans les marges, et qui nous aiderait afner, mieux saisir, appro-fondir une des questions qui nous interroge dans laventure ouverte sous nos pieds au contempo-rain (comme la question de ltranger, de lAutre, de la frontire, de lidentit). Ainsi pratiquons-nous ce que Jacques Derrida appelle la dlit

    2. Houcine Jaidi, La Constitution de Carthage: son actualit et les leons dAristote, Leaders, 5 mai 2014.

    RP-Meddeb.indd 110 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard

  • 111

    Abdelwahab Meddeb La dmocratie et lislam

    vnement (dont la date mme est devenue un concept ayant nom nine eleven), je ne vois pas dautre antidote que le recours aux Lumires. Recours qui a constitu laccord a minima aux-quels ont abouti deux voix philosophiques que tout distingue: Jacques Derrida et Jrgen Habermas. Et cest dans leur sillage quil convient de comprendre ladhsion aux Lumires des sculiers tunisiens dans leur lutte contre lisla-misme, telle quelle se manifeste travers ltat du texte constitutionnel qui vient dtre adopt le 26 janvier dernier Tunis.

    Texte qui appelle tre dpouill de ses ambiguts et de ses insufsances dans le contexte dun autre rapport de force venir entre scu-liers et religieux, texte dont on attend lpreuve du rel, texte qui a dj suscit une dense litt-rature critique en Tunisie, ce qui tempre lloge universel quil a suscit ltranger. Face la sduction quil provoque, il a t rappel Tunis ce que Carl Schmitt a crit propos de la Consti-tution de la rpublique de Weimar: Trop par-faite pour tre politique; au reste, il a t aussi rappel que cette Constitution na pas empch lavnement du nazisme. Un texte, par ailleurs, dsquilibr et dangereux dans ses dispositions techniques concernant le difcile dosage entre rgime parlementaire et rgime prsidentiel. Cest comme si les constituants avaient la crainte dtre dpasss ou anantis par le constitu quils viennent de proposer. Au point quils ont situ ce quils ont constitu la frontire de lingouvernable.

    Affaire suivre, donc.

    Abdelwahab Meddeb.

    censs avoir accs au pouvoir et viter au pays les sditions. Mais il sagissait l, aux yeux du phi-losophe, dune correction et dune stabilisation de la Constitution faites au petit bonheur. Il aurait souhait que ce [ft] du fait du lgisla-teur quil ny [et] pas de rvolte, en mettant en exergue, en raison des carences de la Consti-tution, limpuissance du lgislateur en cas de rbellion populaire: Mais en fait, sil survient quelque revers de fortune et que la masse des gouverns se rvolte, aucun remde nest attendre de la loi pour ramener la tranquillit (Politique, II, 11, 2). Lors de sa critique de la Constitution de Carthage, Aristote tait dans la posture du philosophe formateur de lgislateurs. En ce domaine, luvre de lcole pripatti-cienne, fonde sur la documentation et la rexion, tait diamtralement oppose la gure du phi-losophe roi prne par Platon. Tendre en matire de constitution la meilleure uvre possible, veiller lquilibre des pouvoirs, viter autant que possible les dviations, proscrire largent en tant que facteur de choix des responsables, viter le cumul des pouvoirs et veiller llargissement de la participation la gestion des affaires de la cit ne sont-elles pas des leons dune actualit brlante?

    G

    Lvnement du 9 septembre 2001 a t suscit par lislam, par sa tendance radicale, nihiliste (dans le sens o elle dnie, par anti-occidentalisme, toute pertinence, toute univer-salit linvention occidentale, celle de la dmocratie et des Lumires). Et, la suite de cet

    RP-Meddeb.indd 111 23/10/14 16:28

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsit

    de

    Paris

    7 -

    - 8

    6.77

    .53.

    184

    - 19/

    12/2

    014

    23h4

    4.

    Gal

    limar

    d D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universit de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. G

    allimard