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6 POÉSIE Inédit 2001 Poèmes d’août de Amin Khan en attendant les retrouvailles des corps et des voix sur le sol nu et le son des cordes sèches des vieilles mandolines et du tambourin et la danse des tentures enflées des parfums de la longue nuit

75-76 m en p déf copie - revues-plurielles.org · mouillées de la rosée du matin ... mélangez vos sueurs et vos larmes ... comme une grenade mûre dans son regard

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POÉSIE

• Inédit 2001

Poèmes d’août de

Amin Khan

en attendant les retrouvailles

des corps et des voix

sur le sol nu

et le son des cordes sèches

des vieilles mandolines

et du tambourin

et la danse des tentures

enflées des parfums

de la longue nuit

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et la trace luisante de leurs pas

et leurs odeurs à eux

ceux qui se sont aimés

ici cette nuit

longtemps

avant nous

je voulais être libre

revenir lumineux et vivant

de la guerre

dire des poèmes à mes enfants

gouverner pour un temps

Tolède Alep

et la province d’Alexandrie

ne jamais connaître

la haine ou la jalousie

posséder près de mon cœ ur

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un jardin

naître et mourir

à Alger en Algérie

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je voulais aimer sans répit

arracher

à la peau même de son visage

le masque de la vie

je ne suis pas un poète

mais un homme fatal

j’ai connu d’autres muses

d’autres chagrins

d’autres tables nocturnes

mouillées de la rosée du matin

d’autres hantises

d’autres pertes

d’autres ivresses

d’autres absences

loin de l’amour principal

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j’entretiens une tribu

de rêves et de ressentiments

des femmes dormantes

dans des postures inouies

chacune a son charme

sa saison et sa nuit

je suis tribal et juste

vivant de rien

de riens hétéroclites

d’un vieux stock

le stock de l’amour immobile

je suis une sorte de gardien

de cette sorte qui ne peut rien

emporter dans sa fuite

j’oublie les visages

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je ne me souviens pas des noms

j’endure

des odeurs et des gestes

des parfums

l’émail de certaines morsures

la vision de certains sangs

des courbes des accidents

des silences profonds

de longues heures et des jours

certains mots les mêmes

des lèvres

de roses luisants

dans la même lumière

du même regard

plein de douceur et d’amertume

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que voulais-tu de moi

en regardant tes chevilles

en buvant ton thé

en écoutant les bruits

dans le ciel

du tonnerre lointain

en soulignant tes paupières mauves

de tes doigts d’os et de feu

en ajustant ta jupe

à tes genoux silencieux

en allumant ta cigarette

de tabac délicieux

en jetant sur moi

la lumière de tes yeux

j’envoie mes poèmes

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à n’importe qui

parce que d’un côté

j’écris

et que de l’autre

je n’ai pas d’amis

et que parfois

vide

mon cœ ur est rempli

des rites des sens aiguisés

des listes de noms des armes

des pensées jamais éprouvées

le souvenir et l’espoir

de jolies larmes

d’autres étés

dans une ville parmi les autres

et de toute façon

l’amour qui vous accompagne

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mes témoins sont morts

ma bataille perdue

que vaut la vérité

lorsqu’elle est inconnue

lorsque la mort

a trop longtemps hésité

allongée sur la terre

rêveuse

à fumer à sucer des brindilles

lorsque le vent s’enroule

autour de la lune

orange au début

lorsque tu as été seul

mais vraiment seul

à avoir cru

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ton corps tremblant

tes veines ouvertes au soleil

voilà pour les apparences

le trouble qui reprend

sa danse autour

voilà pour la réalité

de la tristesse de ce jour

ciel rayé de métal

lune rouge

corps gorgé d’amour

soleil humide

fleur ouverte

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faisons-le une fois

pour ne plus avoir à recommencer

où sont les armes égales

les ouvriers les paysans

les femmes les artisans

où sont les nourritures

les chairs des amants

sous la lune de sang

où sont les paroles

des poètes d’antan

les poèmes les chants

où sont les hommes

libres des carcans

les fidèles au serment

où sont les rêveurs

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de la lumière du vent

les marcheurs du temps

O fleur erratique

O idée parfumée

du pays désertique

du fond des terres de mon être

où bat le cœ ur obscur

depuis l’enfance

jusqu’à l’ultime chagrin

je m’en suis remis à Dieu

pour le long chemin

et

pour le rêve de chaque jour

aux paroles d’un devin

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rassemblez-vous

le temps est mûr

allez-y

mangez-vous les uns les autres

malaxez la boue de vos ardeurs

mangez l’herbe du sol

échangez dans le vide

des cris et des paroles

mélangez vos sueurs et vos larmes

vos couteaux à la ceinture

les germes des autres

dans le ventre de vos femmes

gardez ouverts vos regards noirs

de prévôts et de bêtes d’abattoir

tu ne dis rien

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mais comment pourrais-tu

dire la naissance de l’extase

au sein de la fatigue naissante

déployant ses pétales

de douce lassitude

au fond de ton être obscur

que cette lumière trouble

comme le désir naissant

au cœ ur de la solitude

de ton corps qu’elle tue

alors

tu ne dis rien

épines

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c’est le mot qui vient le premier

dès le désir d’écrire

un poème

et puis lune

lorsque je m’arrête perdu

au milieu du chemin

et puis l’odeur

une odeur nocturne

un parfum matinal

me conduit

aveugle

jusqu’à la fin

dans cette vie j’ai désiré

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j’ai rêvé et désiré plus fort

j’ai dormi éveillé j’ai rêvé

et désiré encore

j’ai vu et j’ai touché

ce cercle de fer

où se posaient parfois

les rêves tels des oiseaux

j’y ai vu des colombes endormies

dans la lumière grise de la lune

j’ai senti alors mon cœ ur

battre plus fort à l’idée

qu’elles étaient deux

tranquilles et nues

comme toi et moi

silencieux

à les voir ainsi

comme nous deux

tranquilles et nus

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après l’amour

derrière la balustrade

le problème n’est pas là

si ce que j’ai désiré

n’est pas advenu

je n’allais nulle part

et je n’ai rien voulu

la mort était là

la vie elle

je n’y ai pas vraiment cru

O ces vies gâchées

dans l’exil lointain

A Mahmoud

tu as failli dormir

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dans les bras d’une belle praguoise

mais vraiment dormir

dans la douce chaleur d’août

bousculée par l’horaire des trains

son parfum dans les persiennes de fer

et l’illusion d’elle

sortie du bain

mon frère l’ouvrier de ce temps

passager des voitures lisses de l’exil

dans sa langue elle te disait

l’amour chez nous a perdu son nom

peu importe

nous nous verrons demain

sur le chemin qui fume

dans la lumière du jour

voilà ce qu’elle pensait elle

en retenant dans ses mains

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sa chevelure devenue lourde soudain

dans l’instant fragile

à tes doigts la chaleur du poème

du lendemain

au cœ ur de ta nuit

la petite lueur incandescente

devant tes yeux

noirs ouverts les signes du destin

ces jours

commencent-ils le matin

quelle odeur ont-ils

en eux-mêmes au fond

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que portent-ils

à quoi vois-tu qu’ils sont tiens

cela fait des jours et des jours

que je ne pense pas à toi

que je ne t’invoque pas

que je ne souffre pas de ton absence

les jours n’ont pas changé

avec leurs instants épars

et presque invisibles

leurs liens de lumière

jours de désir

jours de douleur

où je ne pense ni

à tes paupières mauves

ni à tes yeux obscurs

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au premier tiers de l’heure

du désir ascendant

j’ai vu une rivière de feu

et la lumière de l’air tremblant

s’ouvrir

s’ouvrir pour recueillir

le geste incandescent

j’ai vu dans la distance

la danse du chemin

j’ai vu en moi

se nouer la fureur

de l’amour intense

dans l’incendie j’ai vu

se dissoudre l’absence

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odeur de peinture

cage thoracique

la panthère se ramasse

noire et amère

il n’y a plus d’espoir

cercle de feu

sacrifices

l’ennemi intérieur

artères noires

voiles de vieillesse

langue obscure

mâchoires d’envie

yeux d’oubli

liens de détresse

l’odeur de la vie

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la maladie et la mort

voilà les nourritures

de l’enfer quotidien

moins que des heures

express crépusculaires

derrière la vitre tiède

l’espace inespéré d’un jardin

jour amer

larmes dans la gorge

d’un enfant sur le chemin

c’est comme une guerre

ça tombe de tous les côtés

Dieu seul sait qui sera le prochain

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nu dans le ciel boueux

perdant sa lumière par les pores

comme autant de menstrues

nos yeux se touchent

nos souffles de bêtes abattues

les images du passé

et les odeurs abondent

le temps est comme

une corde tendue

l’odeur du pain du printemps

la douceur de la flamme

sur ta peau un instant

le cœ ur sombre de l’enfant

comme une grenade mûre

dans son regard

l’argent et le mercure

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du temps qui approche

à grands pas

et l’odeur des arbres

dans le vent

A Louisa M.

l’ancêtre parti après

la mort de l’adorée

dans la neige et la boue de 1917

à quoi pensais-tu

dans l’asphyxie de la cuisine infernale

gaz moutarde et sanglots

du printemps frigide

la pensée délicieuse

du jardin endormi

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et la distance acide

de l’abandon

de la tombe de leur mère

et de tes trois petites filles

dans la vie

perdu pour toujours seul

engourdi dans la neige

deuxième classe

des larmes sur ton nom

Dieu te pardonnera-t-il

les larmes des orphelines

Alger penchée vers moi

comme pour me dire

je t’aime ou salut

ça fait longtemps

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avec un petit air feint

de gourmandise

réelle

alors quand est-ce que tu reviens

t’amuser avec moi

dans la chambre en ville

où la poussière du soleil

passe à travers les volets clos

le matelas acide s’ennuie de toi

aujourd’hui il fait chaud mais

j’ai gardé de l’eau dans la salle de bain

je suis nerveuse

j’ai mal au ventre

mais tu sais que c’est

parce que je t’ai attendu

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c’est une photo floue

où l’on ne reconnaît plus

ni la couleur du ciel ni le miel de la lumière

mourante de tes yeux

ceux qui l’ont connu

peuvent peut-être encore

deviner ce visage

où n’apparaissent plus

ni l’amour ni la tristesse que tu

n’a pas vraiment voulus

prise avant la guerre

par un inconnu

je t’ai vue danser cette nuit

sur une chanson triste

lui était invisible

avec sa voix et sa mandoline

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tu étais pleine

lente et blanche

j’ai ressenti cette douleur étrange

de la haine et de l’envie

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