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MICHEL FOUCAULT DITS ET ÉCRITS 1954-1969 Edition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange Édition numérique réalisée en juin 2012 à partir d’un PDF pirate d’une édition électronique des œuvres de Foucault, revue à partir de l’édition en collection Quarto

99838560 Dits Et Ecrits I 1954 1969 Michel Foucault

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  • MICHEL FOUCAULT

    DITS ET CRITS 1954-1969

    Edition tablie sous la direction de Daniel Defert et Franois Ewald avec lacollaboration de Jacques Lagrange

    dition numrique ralise en juin 2012 partir dun PDF pirate dune dition lectronique des uvres de Foucault,

    revue partir de ldition en collection Quarto

  • Les diteurs tiennent remercier Francine Fruchaud et Denys Foucault, les hritiers deMichel Foucault, pour la confiance quils leur ont tmoigne ; Pierre Nora, Nicole et LouisEvrard, Isabelle Chtelet aux ditions Gallimard pour leur patience et aide constante ; labibliothque du Saulchoir qui conserve les archives du centre Michel Foucault.

    Ils expriment galement leur reconnaissance MM. Michel Albaric, Alessandro Fontana,Philippe Artires, Shiguhiko Hasumi, Roberto Machado, Christian Polac, Paul Rabinow etMoriaki Watanabe qui ont contribu au recueil des lments de cette publication.

    Enfin le lecteur doit savoir que sil trouve plaisir cette dition, le mrite en revient aussiaux traducteurs et entirement Mlle Alix Ratouis qui pendant ces longues annes acoordonn le travail dtablissement des textes.

    Daniel Defert, Franois Ewald, Jacques LagrangeTraducteursCarl-Gustav Bjurstrom : n 54 ; Jacques Chavy : n 12, 105, 125 ; Fabienne Durand-Rogaert :

    no 72, 89, 97, 100, 157 ; Annie Ghizzardi : no 109, 156, 155 ; Christian Lazzeri : no 50, 61 ; RydjiNakamura : no 82, 85 ; Plinio-Walder Prado Jr. : n 85, 126, 159, 141, 160, 165 ; AnneRabinovitch : n 152 ; Sandra de Souza : n 124.

  • PRSENTATION DE LDITION DE 1994Ces quatre volumes recueillent, lexclusion des livres, tous les textes de Michel Foucault

    publis aussi bien en France qu ltranger : prfaces, introductions, prsentations,entretiens, articles, confrences. Ils prtendent lexhaustivit dans le respect de laprescription testamentaire laisse par Michel Foucault : Pas de publication posthume. Cerespect stend aux derniers textes, dats de 1985 et 1988 par suite des lenteurs depublication.

    Les textes rassembls tant de nature trs diffrente, il ntait gure possible desimplement les reproduire, tels quils avaient t publis : il fallait resituer telle circonstancede publication, contrler les nombreuses traductions, corriger les erreurs typographiques,vrifier les citations. Mme si notre thique dditeurs a toujours t celle de linterventionminimale, il est vite apparu quun important travail dtablissement du texte devait treeffectu. Voici les rgles qui y ont prsid.

  • Dfinition du corpusNont pas t inclus : les textes figurant dans les ouvrages tablis par Michel Foucault, comme la prsentation

    et les notes du volume collectif Moi, Pierre Rivire, sauf lorsquils disparurent des ditionsultrieures (premire prface LHistoire de la folie, par exemple) ;

    les cours du Collge de France, dans la mesure o ils nont pas fait lobjet dunepublication autorise du vivant de Michel Foucault. Napparaissent pas non plus les ditionspirates des cours publies de son vivant ;

    les entretiens posthumes non revus par Michel Foucault, ou certains articles prsentscomme des entretiens, mais qui ne sont quune mise en scne de propos non vrifis parlauteur ;

    les ptitions signes par Michel Foucault, mme quand on pouvait prsumer quil enavait t le principal rdacteur.

    Conformment notre exigence dintervention minimale, nous avons choisi deprsenter les textes selon un ordre purement chronologique de publication (et nondcriture, ce qui aurait t se livrer des conjectures). Les textes ne sont donc pas ordonnspar genre ou par thme. Ce principe pos, il a fallu les classer au sein de chaque anne, leurdate de publication ne prcisant pas toujours le mois de lanne ou le jour du mois. Nousavons dcid de commencer par les textes figurant dans des livres (prfaces, par exemple),de les faire suivre par ceux qui avaient t publis dans des revues, selon un ordre allant de ladate la moins prcise la plus prcise, et de terminer par les rsums des cours au Collgede France. Chaque texte est identifi par un numro, inscrit dans la marge, qui lui donne saplace dans lordre ainsi dfini.

    Certains textes ont connu plusieurs parutions : cas dune traduction ou de textes ayantdonn lieu des variantes apportes par Michel Foucault dans le cadre dditionssuccessives. La rgle est que le texte figure la date de sa premire publication, accompagn,en note, de ses variantes ultrieures, un renvoi rappelant ses autres occurrences dans laclassification chronologique. Mais, ds lors quentre les deux publications dun mme texteles variantes se sont rvles trop importantes, les deux versions ont t publies inextenso, chacune sa place dans lordre chronologique.

  • Prsentation des textesLe titre, qui figure en italique lalignement des numros, est celui qui figurait dans

    loriginal. la droite du titre figure, si ncessaire, une indication de la nature de certains dentre

    eux : article, prsentation, prface, confrence, entretien, discussion, intervention, rsumde cours, lettre. Cette nomenclature vient des diteurs ; elle est prendre pour ce quelle est :fournir une premire indication au lecteur.

    La notion d article va de soi : il sagit de textes, vise littraire ou philosophique,publis dans des revues ou des journaux ; prsentation dsigne soit lautoprsentation deMichel Foucault au Collge de France, soit des textes donns pour des cataloguesdexposition ; confrence dsigne la transcription de cours ou de leons prononcs dansun cadre universitaire en France ou ltranger ; la notion d entretien et de discussion sentend au sens traditionnel des termes ; les rsums de cours dsignent les textesparus dans lannuaire du Collge de France ; les interventions sont des textes caractrepolitique ; les lettres , rares, ne figurent ici que lorsquelles ont t publies du vivant deMichel Foucault. Les textes dsigns comme intervention sont accompagns dune noticerestituant les lments du contexte sans lesquels ils risquaient dtre difficilementcomprhensibles. Ces notices ont t rdiges par Daniel Defert.

    La rfrence bibliographique complte de chaque texte figure sous son titre.

  • Rgles dtablissement des textesDans la mesure o nous navions traiter que de textes dj publis, nous aurions pu

    penser pouvoir faire lconomie du travail dtablissement du manuscrit que lon effectuelors dune premire publication. Cela sest avr impossible, parce que les textes publisoriginairement en franais comportaient de nombreux dfauts ddition, quil a fallu corriger,comme Michel Foucault laurait sans doute souhait si ces textes avaient t republis de sonvivant.

    Les traductions, quant elles, posaient des problmes particuliers. La rgle de ldition atoujours t que la rfrence reste la version du texte parue ltranger. Deux situations seprsentaient : dans le cas o nous navons pas retrouv loriginal franais, nous avonsprocd des traductions qui ont toujours fait lobjet dune relecture attentive (dans ce cas, lenom du traducteur figure dans la notice bibliographique) ; ds lors que lon a pu retrouver unoriginal franais (manuscrit ou cassette), nous lavons utilis, non pas pour le substituer autexte paru ltranger, mais pour tablir le texte de la traduction. Enfin, lorsque, dans lanotice bibliographique du texte, napparat aucun nom de traducteur, cest que nousdisposions dun original rigoureusement conforme la version trangre du texte.

    Jacques Lagrange a vrifi les citations donnes par Michel Foucault et effectu lesrecherches bibliographiques. Les ditions des uvres cites donnes en note ne sont pastoujours celles que Michel Foucault a utilises, mais celles qui sont le plus facilementaccessibles pour le lecteur daujourdhui.

    Cette dition comprend deux systmes de notes : les notes appeles par un numro ontt rdiges par Michel Foucault lui-mme ; celles qui sont appeles par un astrisqueviennent des diteurs.

    Ces recueils risquaient dtre malaisment utilisables sils ntaient accompagns de troisinstruments de lecture : une chronologie, un index des noms propres et des matires, unebibliographie complmentaire. La chronologie a t tablie par Daniel Defert, lindex parFranois Ewald avec la collaboration de Frdric Gros -, la bibliographie par JacquesLagrange.

    Ce faisant, nous sommes bien conscients des responsabilits qui sont les ntres. Cesvolumes rassemblent des textes que Michel Foucault avait laisss disperss de son vivant.Nous savons que, quand bien mme nos scrupules dintervention minimale ont tconstants, nous avons produit , sous le nom de Michel Foucault, quelque chose dindit.Nous navons pas voulu constituer ce qui serait luvre de Michel Foucault, ce rfrent quil atoujours refus pour lui-mme, mais seulement rendre disponibles des textes difficilementaccessibles en raison, en particulier, de la diversit de leurs lieux de publication.

    Daniel Defert, Franois Ewald, Jacques Lagrange

  • 1954

  • 1. IntroductionIntroduction, in Binswanger (1.), Le Rve et lExistence (trad. J. Verdeaux), Paris, Descle de Brouwer, 1954, pp. 9-128.

    lge dhomme jai vu slever et grandir,sur le mur mitoyen de la vie et de la mortune chelle de plus en plus nue, investie dunpouvoir dvulsion unique : le rve Voici quelobscurit scarte et que VIVRE devient, sousla forme dun pre asctisme allgorique, laconqute des pouvoirs extraordinaires dont nous noussentons profusment traverss mais quenous nexprimons quincompltement faute deloyaut, de discernement cruel et depersvrance.

    REN CHAR, Partage formel.I

    Il ne sagit pas, dans ces pages dintroduction, de refaire, selon le paradoxe familier auxprfaces, le chemin qua trac Binswanger lui-mme, dans Le Rve et lExistence. La difficultdu texte y incite, sans doute ; mais elle est trop essentielle la rflexion quil dveloppe pourmriter dtre attnue par le zle dun avertissement ad usum delphini, bien que le psychologue soit toujours dauphin dans le royaume de la rflexion. Les formes originalesde pense sintroduisent elles-mmes : leur histoire est la seule forme dexgse quellessupportent, et leur destin, la seule forme de critique.

    Pourtant, ce nest pas cette histoire que nous essaierons de dchiffrer ici. Un ouvrageultrieur sefforcera de situer lanalyse existentielle dans le dveloppement de la rflexioncontemporaine sur lhomme ; nous tenterons dy montrer, en suivant linflexion de laphnomnologie vers lanthropologie, quels fondements ont t proposs la rflexionconcrte sur lhomme. Aujourdhui, ces lignes dintroduction nont gure quun propos :prsenter une forme danalyse dont le projet nest pas dtre une philosophie, et dont la finest de ne pas tre une psychologie ; une forme danalyse qui se dsigne commefondamentale par rapport toute connaissance concrte, objective et exprimentale ; dont leprincipe enfin et la mthode ne sont dtermins dentre de jeu que par le privilge absolude leur objet : lhomme ou plutt, ltre-homme, le Menschsein.

    Ainsi peut-on circonscrire toute la surface portante de lanthropologie[1]. Ce projet lasitue en opposition toutes les formes de positivisme psychologique qui pense puiser lecontenu significatif de lhomme dans le concept rducteur dhomo natura et il la replace, enmme temps, dans le contexte dune rflexion ontologique qui prend pour thme majeur laprsence ltre, lexistence, le Dasein. Il est entendu quune anthropologie de ce style nepeut faire valoir ses droits quen montrant comment peut sarticuler une analyse de ltre-homme sur une analytique de lexistence : problme de fondement, qui doit dfinir, dans laseconde, les conditions de possibilit de la premire ; problme de justification qui doitmettre en valeur les dimensions propres et la signification autochtone de lanthropologie.Disons, de manire provisoire, et en rservant toutes les rvisions ventuelles, que ltre-homme (Menschsein) nest, aprs tout, que le contenu effectif et concret de ce que lontologie

  • analyse comme la structure transcendantale du Dasein, de la prsence au monde. Sonopposition originaire une science des faits humains en style de connaissance positive,danalyse exprimentale et de rflexion naturaliste ne renvoie donc pas lanthropologie une forme a priori de spculation philosophique. Le thme de sa recherche est celui du fait humain, si on entend par fait non pas tel secteur objectif dun univers naturel, maisle contenu rel dune existence qui se vit et sprouve, se reconnat ou se perd dans unmonde qui est la fois la plnitude de son projet et l lment de sa situation.Lanthropologie peut donc se dsigner comme science de faits du moment quelledveloppe de manire rigoureuse le contenu existentiel de la prsence au monde. La rcuserde prime abord parce quelle nest ni philosophie ni psychologie, parce quon ne peut ladfinir ni comme science ni comme spculation, quelle na pas lallure dune connaissancepositive ni le contenu dune connaissance a priori, cest ignorer le sens originaire de sonprojet[2]. Il nous a paru quil valait la peine de suivre, un instant, le cheminement de cetterflexion ; et de chercher avec elle si la ralit de lhomme nest pas accessible seulementen dehors dune distinction entre le psychologique et le philosophique ; si lhomme, dansses formes dexistence, ntait pas le seul moyen de parvenir lhomme.

    Dans lanthropologie contemporaine, la dmarche de Binswanger nous a sembl suivre lavoie royale. Il prend de biais le problme de lontologie et de lanthropologie, en allant droit lexistence concrte, son dveloppement et ses contenus historiques. De l, et par uneanalyse des structures de lexistence de cette existence-ci, qui porte tel nom et qui atravers telle histoire , il accomplit sans cesse une dmarche de va-et-vient, des formesanthropologiques aux conditions ontologiques de lexistence. La ligne de partage qui apparatsi difficile tracer, il ne cesse de la franchir ou plutt il la voit sans cesse franchie parlexistence concrte en qui se manifeste la limite relle du Menschsein et du Dasein. Rien neserait plus faux que de voir dans les analyses de Binswanger une application du concept etdes mthodes de la philosophie de lexistence aux donnes de lexprience clinique. Ilsagit, pour lui, en rejoignant lindividu concret, de mettre au jour le point o viennentsarticuler formes et conditions de lexistence. Tout comme lanthropologie rcuse toutetentative de rpartition entre philosophie et psychologie, de mme, lanalyse existentiellede Binswanger vite une distinction a priori entre ontologie et anthropologie. Elle lvite,mais sans la supprimer ou la rendre impossible : elle la reporte au terme dun examen dontle point de dpart nest pas marqu par cette ligne de partage, mais par la rencontre aveclexistence concrte.

    Bien sr, cette rencontre, bien sr aussi le statut quil faut finalement accorder auxconditions ontologiques de lexistence font problmes. Mais nous rservons dautres tempsde les aborder. Nous voulons seulement montrer ici quon peut pntrer de plain-pied dansles analyses de Binswanger et rejoindre leurs significations par une dmarche aussiprimitive, aussi originaire que celle par laquelle il rejoint lui-mme lexistence concrte deses malades. Le dtour par une philosophie plus ou moins heideggerienne nest pas un riteinitiatique qui ouvre laccs lsotrisme de la Daseinsanalyse. Les problmesphilosophiques sont prsents, ils ne lui sont pas pralables.

    Cela nous dispense dune introduction qui rsumerait Sein und Zeit en paragraphesnumrots, et nous rend libre pour un propos moins rigoureux. Ce propos est dcrireseulement en marge de Traum und Existenz.

    Le thme de cet article paru en 1930[3] le premier des textes de Binswanger quiappartienne au sens strict la Daseinsanalyse[4] nest pas tellement le rve et lexistenceque lexistence telle quelle sapparat elle-mme et telle quon peut la dchiffrer dans lerve : lexistence dans ce mode dtre du rve o elle sannonce de manire significative.Nest-ce pas une gageure pourtant de vouloir circonscrire le contenu positif de lexistence,par rfrence lun de ses modes les moins insrs dans le monde ? Si le Menschseindtient des significations qui lui sont propres, se dvoileront-elles de manire privilgiedans ce moment de rve o le rseau des significations semble se resserrer, o leur

  • vidence se brouille, et o les formes de la prsence sont le plus estompes ?Ce paradoxe fait nos yeux lintrt majeur de Traum und Existenz. Le privilge

    significatif accord par Binswanger lonirique est dune double importance. Il dfinit ladmarche concrte de lanalyse vers les formes fondamentales de lexistence : lanalyse durve ne spuisera pas au niveau dune hermneutique des symboles ; mais, partir duneinterprtation extrieure qui est encore de lordre du dchiffrement, elle pourra, sans avoir sesquiver dans une philosophie, parvenir la comprhension des structures existentielles.Le sens du rve se dploie de manire continue du chiffre de lapparence aux modalits delexistence. De lautre ct, ce privilge de lexprience onirique enveloppe, de manireencore silencieuse dans ce texte, toute une anthropologie de limagination ; il exige unenouvelle dfinition des rapports du sens et du symbole, de limage et de lexpression ; bref,une nouvelle manire de concevoir comment se manifestent les significations.

    Ces deux aspects du problme nous retiendront dans les pages qui vont suivre : et cecidautant plus que Binswanger les a davantage laisss dans lombre. Non par souci de rpartirles mrites, mais pour manifester ce quest reconnatre une pense qui apporte plusencore quelle ne le dit. Et par modestie lgard de son histoire.

    IIIl vaudrait la peine dinsister un peu sur une concidence de dates : 1900, les Logische

    Untersuchungen, de Husserl* , 1900, la Traumdeutung, de Freud** . Double effort de lhommepour ressaisir ses significations et se ressaisir lui-mme dans sa signification.

    Avec la Traumdeutung, le rve fait son entre dans le champ des significations humaines.Dans lexprience onirique, le sens des conduites semblait sestomper ; comme sassombritet steint la conscience vigile, le rve paraissait desserrer et dnouer finalement le nuddes significations. Le rve tait comme le non-sens de la conscience. On sait commentFreud a renvers la proposition, et fait du rve le sens de linconscient. On a beaucoupinsist sur ce passage de linsignifiance du rve la manifestation de son sens cach et surtout le travail de lhermneutique ; on a aussi attach beaucoup dimportance la ralisationde linconscient comme instance psychique et contenu latent. Beaucoup et mme trop. Aupoint de ngliger un autre aspect du problme. Cest lui qui concerne notre proposdaujourdhui, dans la mesure o il met en question les rapports de la signification et delimage.

    Les formes imaginaires du rve portent les significations implicites de linconscient ;dans la pnombre de la vie onirique, elles leur donnent une quasi-prsence. Mais,prcisment, cette prsence du sens dans le rve nest pas le sens lui-mme seffectuantdans une vidence complte, le rve trahit le sens autant quil laccomplit ; sil loffre, cest enle subtilisant. Lincendie qui signifie lembrasement sexuel, peut-on dire quil est lseulement pour le dsigner, ou quil lattnue, le cache et lobscurcit par un nouvel clat ? cette question il y a deux manires de rpondre. On peut donner une rponse en termesfonctionnels : on investit le sens dautant de contresens quil est ncessaire pour couvrirtoute la surface du domaine onirique : le rve, cest laccomplissement du dsir, mais sijustement il est rve et non pas dsir accompli, cest quil ralise aussi tous les contre-dsirs qui sopposent au dsir lui-mme. Le feu onirique, cest la brlante satisfaction dudsir sexuel, mais ce qui fait que le dsir prend forme dans la substance subtile du feu, cesttout ce qui refuse ce dsir et cherche sans cesse lteindre. Le rve est mixte fonctionnel ;si la signification sinvestit en images, cest par un surplus et comme une multiplication desens qui se superposent et se contredisent. La plastique imaginaire du rve nest, pour lesens qui sy fait jour, que la forme de sa contradiction.

    Rien de plus. Limage spuise dans la multiplicit du sens, et sa structure morphologique,lespace dans lequel elle se dploie, son rythme de dveloppement temporel, bref, le mondequelle emporte avec soi ne comptent pour rien quand ils ne sont pas une allusion au sens.En dautres termes, le langage du rve nest analys que dans sa fonction smantique ;

  • lanalyse freudienne laisse dans lombre sa structure morphologique et syntactique. Ladistance entre la signification et limage nest jamais comble dans linterprtationanalytique que par un excdent de sens ; limage dans sa plnitude est dtermine parsurdtermination. La dimension proprement imaginaire de lexpression significative estentirement omise.

    Et pourtant, il nest pas indiffrent que telle image donne corps telle signification quela sexualit soit eau ou feu, que le pre soit dmon souterrain, ou puissance solaire ; ilimporte que limage ait ses pouvoirs dynamiques propres, quil y ait une morphologie delespace imaginaire diffrente quand il sagit de lespace libre et lumineux ou quand lespacemis en uvre est celui de la prison, de lobscurit et de ltouffement. Le monde imaginaire ases lois propres, ses structures spcifiques ; limage est un peu plus que laccomplissementimmdiat du sens ; elle a son paisseur, et les lois qui y rgnent ne sont pas seulement despropositions significatives, tout comme les lois du monde ne sont pas seulement les dcretsdune volont, ft-elle divine. Freud a fait habiter le monde de limaginaire par le Dsir,comme la mtaphysique classique avait fait habiter le monde de la physique par le vouloir etlentendement divins : thologie des significations o la vrit anticipe sur sa formulation, etla constitue tout entire. Les significations puisent la ralit du monde travers lequel ellesannonce.

    On pourrait dire que la psychanalyse na donn au rve dautre statut que celui de laparole ; elle na pas su le reconnatre dans sa ralit de langage. Mais ctait l gageure etparadoxe : si la parole semble seffacer dans la signification quelle veut mettre au jour, si elleparat nexister que par lui ou pour lui, elle nest possible cependant qu travers un langagequi existe avec la rigueur de ses rgles syntactiques et la solidit de ses figuresmorphologiques. La parole, pour vouloir dire quelque chose, implique un mondedexpression qui la prcde, la soutient, et lui permet de donner corps ce quelle veut dire.

    Pour avoir mconnu cette structure de langage quenveloppe ncessairement lexprienceonirique, comme tout fait dexpression, la psychanalyse freudienne du rve nest jamais unesaisie comprhensive du sens. Le sens napparat pas, pour elle, travers la reconnaissancedune structure de langage ; mais il doit se dgager, se dduire, se deviner partir duneparole prise en elle-mme. Et la mthode de linterprtation onirique sera toutnaturellement celle quon utilise pour retrouver le sens dun mot dans une langue dont onignore la grammaire : une mthode de recoupement, telle quen utilise larchologue pour leslangues perdues, une mthode de confirmation pour la probabilit comme pour ledcryptement des codes secrets, une mthode de concidence significative comme dans lesmantiques les plus traditionnelles. Laudace de ces mthodes et les risques quellesprennent ninvalident pas leurs rsultats, mais lincertitude dont elles partent nest jamaistout fait conjure par la probabilit sans cesse croissante qui se dveloppe lintrieur delanalyse elle-mme ; elle nest pas non plus entirement efface par la pluralit des cas quiautorisent comme un lexique interindividuel des symbolisations les plus frquentes.Lanalyse freudienne ne ressaisit jamais que lun des sens possibles par les raccourcis de ladivination ou les longs chemins de la probabilit : lacte expressif lui-mme nest jamaisreconstitu dans sa ncessit.

    La psychanalyse naccde qu lventuel. Cest l, sans doute, que se noue un desparadoxes les plus fondamentaux de la conception freudienne de limage. Au moment olanalyse essaie dpuiser tout le contenu de limage dans le sens quelle peut cacher, le lienqui unit limage au sens est toujours dfini comme un lien possible, ventuel, contingent.Pourquoi la signification psychologique prend-elle corps dans une image au lieu de demeurersens implicite, ou de se traduire dans la limpidit dune formulation verbale ? Par quoi lesens sinsre-t-il dans le destin plastique de limage ? cette question, Freud donne unedouble rponse. Le sens, par suite du refoulement, ne peut accder une formulation claire,et il trouve dans la densit de limage de quoi sexprimer de manire allusive. Limage est unlangage qui exprime sans formuler, elle est une parole moins transparente au sens que le

  • verbe lui-mme. Et dun autre ct, Freud suppose le caractre primitivement imaginaire dela satisfaction du dsir. Dans la conscience primitive, archaque ou enfantine, le dsir sesatisferait dabord sur le mode narcissique et irrel du fantasme ; et dans la rgressiononirique, cette forme originaire daccomplissement serait remise au jour. On voit commentFreud est amen retrouver dans sa mythologie thorique les thmes qui taient exclus parla dmarche hermneutique de son interprtation du rve. Il rcupre lide dun lienncessaire et originel entre limage et le sens, et il admet que la structure de limage a unesyntaxe et une morphologie irrductibles au sens, puisque justement le sens vient se cacherdans les formes expressives de limage. Malgr la prsence de ces deux thmes, et causede la forme purement abstraite que Freud leur donne, on chercherait en vain dans son uvreune grammaire de la modalit imaginaire et une analyse de lacte expressif dans sa ncessit.

    lorigine de ces dfauts de la thorie freudienne, il y a sans doute une insuffisance dansllaboration de la notion de symbole. Le symbole est pris par Freud seulement comme lepoint de tangence o viennent se rejoindre, un instant, la signification limpide et le matriaude limage pris comme rsidu transform et transformable de la perception. Le symbole,cest la mince surface de contact, cette pellicule qui spare tout en les joignant un mondeintrieur et un monde extrieur, linstance de pulsion inconsciente et celle de la conscienceperceptive, le moment du langage implicite, et celui de limage sensible.

    Nulle part plus que dans lanalyse du prsident Schreber, Freud na fait effort pourdterminer cette surface de contact* . Le cas privilgi dun dlit manifestait en effet cetteprsence constante dune signification luvre dans un monde imaginaire, et la structurepropre de ce monde travers sa rfrence au sens. Mais, finalement, Freud, au cours de sonanalyse, renonce cet effort et rpartit sa rflexion entre deux niveaux spars. Dun ct, iltablit les corrlations symboliques qui permettent de dtecter sous limage du dieu solairela figure du Pre, et sous celle dAhriman le personnage du malade lui-mme. Et dun autrect, sans que ce monde fantasque soit pour elles plus quune expression possible, il analyseles significations : il les rduit leur expression verbale la plus transparente, et les livreainsi purifies, sous la forme de cette extraordinaire dclinaison passionnelle qui estcomme larmature magique du dlire paranoaque : Je ne laime pas, je le hais ; ce nestpas lui que jaime, cest elle que jaime parce quelle maime ; ce nest pas moi qui aimelhomme, cest elle qui laime ; dclinaisons dont la forme premire et le degrsmantique le plus simple sont : Je laime , et dont tout loppos la forme ultime,acquise travers toutes les flexions de la contradiction, snonce : Je naime pas du tout etpersonne, je naime que moi[5].

    Si lanalyse du cas Schreber a tant dimportance dans luvre freudienne, cest dans lamesure o jamais la distance na t plus rduite entre une psychologie du sens, transcrite enpsychologie du langage, et une psychologie de limage prolonge en une psychologie dufantasque. Mais jamais aussi ne sassura de manire plus dcisive dans la psychanalyselimpossibilit de trouver le raccord entre ces deux ordres danalyse ou, si lon veut, detraiter, avec srieux, une psychologie de lImago, dans la mesure o on peut dfinir parImago une structure imaginaire, prise avec lensemble de ses implications significatives.

    Lhistoire de la psychanalyse semble nous donner raison puisque actuellement encore ladistance nest pas rduite. On voit se dissocier toujours davantage ces deux tendances quistaient pendant quelque temps cherches : une analyse la manire de Melanie Klein, quitrouve son point dapplication dans la gense, le dveloppement, la cristallisation desfantasmes, reconnus en quelque sorte comme la matire premire de lexpriencepsychologique ; et une analyse la manire du Dr Lacan, qui cherche dans le langagellment dialectique o se constitue lensemble des significations de lexistence, et o ellesachvent leur destin, moins que le verbe, ne sinstaurant en dialogue, neffectue, dans leurAufhebung, leur dlivrance et leur transmutation. Melanie Klein a fait sans doute lemaximum pour retracer la gense du sens par le seul mouvement du fantasme. Et Lacan de

  • son ct a fait tout ce quil tait possible pour montrer dans lImago le point o se fige ladialectique significative du langage et o elle se laisse fasciner par linterlocuteur quelle sestconstitu. Mais pour la premire, le sens nest au fond que la mobilit de limage et commele sillage de sa trajectoire ; pour le second, lImago nest que parole enveloppe, un instantsilencieuse. Dans le domaine dexploration de la psychanalyse, lunit na donc pas ttrouve entre une psychologie de limage qui marque le champ de la prsence et unepsychologie du sens qui dfinit le champ des virtualits du langage.

    La psychanalyse nest jamais parvenue faire parler les images.*

    Les Logische Untersuchungen sont curieusement contemporaines de lhermneutique dela Traumdeutung. Dans la rigueur des analyses menes tout au long de la premire et de lasixime de ces recherches peut-on trouver une thorie du symbole et du signe qui restituedans sa ncessit limmanence de la signification limage ?

    La psychanalyse avait pris le mot symbole dans une validit immdiate quelle navaittent ni dlaborer ni mme de dlimiter. Sous cette valeur symbolique de limage onirique,Freud entendait au fond deux choses bien distinctes : dun ct, lensemble des indicesobjectifs qui marquent dans limage des structures implicites, des vnements antrieurs,des expriences demeures silencieuses ; les ressemblances morphologiques, les analogiesdynamiques, les identits de syllabes et toutes sortes de jeux sur les mots constituent autantdindices objectifs dans limage, autant dallusions ce quelle ne manifeste pas dans saplnitude colore. Dautre part, il y a le lien global et significatif qui fonde le sens du matrielonirique et le constitue comme rve de dsir incestueux, de rgression infantile ou de retouret denveloppement narcissique. Lensemble des indices qui peut se multiplier linfini mesure quavance et que sunifie la signification ne peut donc pas tre confondu avec elle ; ilsse manifestent sur la voie de linduction probable et ne sont jamais que la mthode dereconstitution du contenu latent ou du sens originaire ; quant ce sens lui-mme, on ne peutle mettre au jour que dans une saisie comprhensible ; cest par son propre mouvement quilfonde la valeur symbolique de limage onirique. Cette confusion a inclin la psychanalyse dcrire les mcanismes de formation du rve comme lenvers et le corrlatif des mthodesde reconstitution ; elle a confondu laccomplissement des significations avec linduction desindices.

    Dans la premire des Logische Untersuchungen[6], Husserl a justement distingu lindiceet la signification. Sans doute dans les phnomnes dexpression se trouvent-ils intriqus aupoint quon incline les confondre. Quand une personne parle, nous comprenons ce quelledit non seulement par la saisie significative des mots quelle emploie, et des structures dephrases quelle met en uvre, mais nous nous laissons guider aussi par la mlodie de la voix,qui se trouve ici sinflchir et trembler, l au contraire prendre cette fermet et cet clat onous reconnaissons la colre. Mais, dans cette comprhension globale, les deux attitudes,pour mles quelles soient, ne sont pas identiques ; elles sont inverses etcomplmentaires, puisque cest au moment surtout o les mots commencent mchapper,brouills par la distance, le bruit, ou lraillement de la voix, que linduction des indicesprendra la relve de la comprhension du sens : le ton de la voix, le dbit des mots, lessilences, les lapsus mme me guideront pour me faire prsumer que mon interlocuteurtouffe de colre.

    Par lui-mme, lindice na pas de signification, et il ne peut en acqurir que dune manireseconde, et par la voie oblique dune conscience qui lutilise comme repre, commerfrence ou comme jalon.

    Je vois des trous dans la neige, des sortes dtoiles rgulires, des cristaux dombre. Unchasseur y verra, lui, les traces fraches dun livre. Ce sont l deux situations vcues ; il seraitvain de dire que lune comporte plus de vrit que lautre ; mais dans le second schma se

  • manifeste lessence de lindication, dans le premier non. Cest pour le chasseur seulementque la petite toile creuse dans la neige est un signe. Ceci ne veut pas dire que le chasseur aplus de matriel associatif que moi et qu une perception il sait associer limage dun livrequi me fait dfaut dans la mme situation. Lassociation y est drive par rapport lastructure dindication : elle ne fait que repasser en traits pleins le pointill dune structure quiest dj marque dans lessence de lindice et de lindiqu : Lassociation rappelle laconscience des contenus en leur laissant le soin de se rattacher aux contenus donns suivantla loi de leurs essences respectives[7].

    Mais cette structure essentielle sur quoi repose le moment psychologique, contingent etdriv de lassociation, sur quoi repose-t-elle ? Sur une situation actuelle qui existe ou vaexister ou vient dexister. Les traces sur la neige renvoient au livre rel qui vient de fuir linstant. La voix qui tremble sera selon sa modulation indice de la colre qui clate, ou de lacolre qui monte ou de celle qui, grand-peine, se contient et se calme. Alors que le signeauthentique na besoin de reposer, pour tre signifiant, sur aucune situation objective : quandje prononce le mot livre, je peux dsigner celui qui entre en course contre la tortue ; quandjvoque ma colre, je parle dun mouvement de passion que je nai jamais prouv que dansla feinte ou la comdie. Les mots livre ou colre sont significatifs, la voix quisraille, la trace imprime sur la neige sont des indices.

    Une phnomnologie du rve ne saurait manquer, pour tre rigoureuse, de distinguer leslments dindication qui, pour lanalyste, peuvent dsigner une situation objective quilsjalonnent et, dautre part, les contenus significatifs qui constituent, de lintrieur, lexprienceonirique.

    Mais quest-ce quun contenu significatif et quel rapport soutient-il avec un contenuimaginaire ? L encore, certaines analyses des Logische Untersuchungen peuvent nous servirde point de dpart. Il nest pas lgitime dadmettre, avec la psychanalyse, une identitimmdiate entre le sens et limage, runis dans la notion unique de symbole, il faut chercherlessence de lacte significatif par-del et avant mme lexpression verbale ou la structuredimage dans lesquelles il peut prendre corps : Les actes de formulation, dimagination, deperception sont trop diffrents pour que la signification spuise tantt en ceux-ci tantt enceux-l ; nous devons prfrer une conception qui attribue cette fonction de signification unseul acte partout identique, un acte qui soit dlivr des limites de cette perception qui nousfait si souvent dfaut[8]. Quels sont les caractres de cet acte fondamental ? Dune faonngative, on voit tout de suite quil ne peut sagir dune mise en relation dune ou plusieursimages. Comme le remarque encore Husserl, si nous pensons un chiliogone, nousimaginons nimporte quel polygone ayant beaucoup de cts[9]. Dune manire plus positive,lacte significatif mme le plus lmentaire, le plus fruste, le plus insr encore dans uncontenu perceptif, souvre sur un horizon nouveau. Mme lorsque je dis cette tache estrouge , ou mme dans lexclamation cette tache , mme enfin lorsque les mots memanquent et que du doigt je dsigne ce quil y a devant moi, il se constitue un acte de visequi rompt avec lhorizon immdiat de la perception et dcouvre lessence significative duvcu perceptif : cest der Akt des Dies-meinens.

    Cet acte ne se dfinit pas (lexemple que nous avons pris suffit le prouver) par quelque activit judicatoire : mais par lunit idale de ce qui est vis dans la dsignationsignificative ; cette unit est la mme chaque fois que lacte significatif est renouvel, quelsque soient les termes employs, la voix qui les prononce, ou lencre qui les fixe sur le papier.Ce que signifie le symbole, ce nest pas un trait individuel de notre vcu, une qualit derptition, une proprit de rapparatre identique soi , comme dit Husserl ; noussommes en prsence dun contenu idal qui sannonce travers le symbole comme unit designification.

    Mais il faut aller plus loin, si on ne veut pas rduire lacte significatif une simple viseintentionnelle. Ce dpassement de la vise dans la plnitude significative o elle prendcorps, comment peut-on le concevoir ? Faut-il suivre la lettre des analyses husserliennes et

  • lui donner le sens dun acte supplmentaire, celui que la sixime des Recherches logiquesdsigne comme acte deffectuation ? Ce nest l au fond que baptiser le problme, cest luidonner un statut lintrieur de lactivit de la conscience, mais ce nest pas lui dcouvrir unfondement.

    Cest ce qua sans doute pressenti Husserl dans lUmarbeitung de la sixime Recherchelogique, quil a rdige en 1914[10]. travers ce texte, on peut deviner ce que pourrait treune phnomnologie de la signification. Un mme trait marque un symbole (comme unsigne mathmatique), un mot ou une image, que le mot ou le symbole soit prononc ou crit,que nous nous abandonnions au fil du discours ou au rve de limagination, quelque chose denouveau surgit hors de nous, un peu diffrent de ce que nous attendions, et ceci par cettersistance quoffre le matriau imaginaire verbal ou symbolique ; par les implications aussiquoffre la chose constitue maintenant comme significative ; en seffectuant dans lactualitdu signifiant, la virtualit intentionnelle souvre sur de nouvelles virtualits. Cette actualit eneffet se trouve situe dans un contexte spatio-temporel ; les mots sinscrivent dans notremonde ambiant, et ils dsignent des interlocuteurs lhorizon des implications verbales. Etcest l que nous saisissons dans son paradoxe lacte significatif lui-mme : reprise dunthme objectif qui se propose, la manire du mot, comme un objet de culture ou qui soffre, la manire de limage, comme une quasi-perception, lacte significatif opre cette reprisecomme une activit thmatique, o vient en pleine lumire le je parle , ou le jimagine ; parole et image se dclinent en premire personne, au moment mme o ilssaccomplissent dans la forme de lobjectivit. Cest sans doute ce que voulait dire Husserllorsquil crivait propos du langage : Une chose est sre cest que le signifi participe laccomplissement du faire. Celui qui parle nengendre pas seulement le mot, maislexpression dans sa totalit[11]. Finalement, cest lacte expressif lui-mme quune analysephnomnologique met au jour sous la multiplicit des structures significatives.

    Cela nous semble essentiel bien des gards : contrairement linterprtationtraditionnelle, la thorie de la signification ne nous parat pas le mot dernier de lidtiquehusserlienne de la conscience ; elle aboutit en fait une thorie de lexpression qui demeureenveloppe, mais dont lexigence nen est pas moins prsente tout au long des analyses. Onpourrait stonner que la phnomnologie ne se soit jamais dveloppe dans le sens dunethorie de lexpression, et quelle lait toujours laisse dans lombre pour faire venir enpleine lumire une thorie de la signification. Mais sans doute une philosophie delexpression nest-elle possible que dans un dpassement de la phnomnologie.

    Une chose mrite de retenir pour linstant notre attention. Toute cette analysephnomnologique que nous avons esquisse la suite de Husserl propose pour le faitsymbolique une tout autre scansion de la psychanalyse. Elle tablit en effet une distinctiondessence entre la structure de lindication objective et celle des actes significatifs ; ou, enforant un peu les termes, elle instaure le plus de distance possible entre ce qui relve dunesymptomatologie et ce qui relve dune smantique. La psychanalyse au contraire a toujoursconfondu les deux structures ; elle dfinit le sens par le recoupement des signes objectifs etles concidences du dchiffrement. De ce fait, entre le sens et lexpression, lanalysefreudienne ne pouvait reconnatre quun lien artificiel : la nature hallucinatoire de lasatisfaction du dsir. loppos, la phnomnologie permet de ressaisir la significationdans le contexte de lacte expressif qui la fonde ; dans cette mesure, une descriptionphnomnologique sait rendre manifeste la prsence du sens un contenu imaginaire.

    Mais, replac ainsi dans son fondement expressif, lacte de signification est coup detoute forme dindication objective ; aucun contexte extrieur ne permet de le restituer dans savrit ; le temps et lespace quil porte avec lui ne forment quun sillage qui disparat aussitt ;et autrui nest impliqu que dune manire idale lhorizon de lacte expressif sanspossibilit de rencontre relle. La comprhension ne sera donc dfinie dans laphnomnologie que comme une reprise sur le mode de lintriorit, une nouvelle maniredhabiter lacte expressif ; elle est une mthode pour se restituer en lui, jamais un effort pour

  • le situer lui-mme. Ce problme de la comprhension devient central dans toutepsychologie de la signification et il est plac au cur de toute psychopathologie. Mais dans laligne dune phnomnologie pure, il ne peut trouver le principe de sa solution. Cetteimpossibilit, Jaspers la prouve plus quaucun autre, lui qui na pu justifier le rapportmdecin-malade que dans les termes dune mystique de la communication[12], dans lamesure mme o il opposait aux formes sensibles (sinnlich) de lexpression ses formessignificatives (sinnhaft) pour faire porter par ces dernires seulement la possibilit dunecomprhension valable[13].

    La phnomnologie est parvenue faire parler les images ; mais elle na donn personne la possibilit den comprendre le langage.

    On peut dfinir sans trop derreur ce problme comme un des thmes majeurs delanalyse existentielle.

    La phnomnologie avait jet assez de lumire sur le fondement expressif de toutesignification ; mais la ncessit de justifier une comprhension impliquait que lon rintgrtle moment de lindication objective auquel stait attarde lanalyse freudienne. Trouver lefondement commun aux structures objectives de lindication, aux ensembles significatifs, etaux actes dexpression, tel tait le problme que posait la double tradition de laphnomnologie et de la psychanalyse. De la confrontation entre Husserl et Freud naissaitune double problmatique ; il fallait une mthode dinterprtation qui restitut dans leurplnitude les actes dexpression. Le chemin de lhermneutique ne devait pas sarrter auxprocds dcriture qui retiennent la psychanalyse ; elle devait aller jusquau moment dcisifo lexpression sobjective elle-mme dans les structures essentielles de lindication ; il luifallait bien autre chose quune vrification, il lui fallait un fondement.

    Ce moment fondamental o se nouent les significations, cest lui que Binswanger a tentde mettre au jour dans Rve et Existence.

    On nous reprochera dans cette mise en place davoir non seulement dpass la lettre destextes freudiens et husserliens, mais encore davoir invent de toutes pices uneproblmatique que Binswanger na jamais formule et dont les thmes ne sont mme pasimplicites dans ses textes. Ce grief nous est de peu de poids, parce que nous avons lafaiblesse de croire lhistoire mme quand il sagit de lexistence. Nous ne sommes passoucieux de prsenter une exgse, mais de dgager un sens objectif. Nous croyons queluvre de Binswanger est assez importante pour en comporter un. Cest pourquoi seule saproblmatique relle nous a retenu. On trouvera dans ses textes le problme quil sestpos ; nous voulions, de notre ct, dgager celui auquel il a rpondu.

    III

    Nihil magnum somnianti. CICRON

    En mettant au jour une plastique aussi fondamentale du rve et de lexpression,Binswanger renouait avec une tradition. Une tradition laisse dans lombre par cettepsychologie du XIXe sicle que Freud nest pas toujours parvenu dpasser. La psychanalyseavait instaur une psychologie du rve ou, du moins, restaur le rve dans ses droitspsychologiques. Mais ce ntait pas sans doute lui reconnatre tout son domaine de validit.Le rve, chez Freud, est llment commun aux formes expressives de la motivation et auxmthodes du dchiffrement psychologique : il est la fois la Symbolique et la grammairede la psychologie. Freud lui a ainsi restitu une dimension psychologique ; mais il na pas sule connatre comme forme spcifique dexprience. Il la reconstitu dans son modeoriginaire, avec des fragments de penses veilles, des traductions symboliques et desverbalisations implicites ; lanalyse logique de lensemble, cest la logique du discours, lesmotivations et les structures quon y dcouvre sont tisses sur la mme trame psychologique

  • motivations et les structures quon y dcouvre sont tisses sur la mme trame psychologiqueque les formes de la conscience vigile. Freud a psychologis le rve et le privilge quil lui adonn dans le domaine de la psychologie lui te tout privilge comme forme spcifiquedexprience.

    Freud nest pas arriv dpasser un postulat solidement tabli par la psychologie du XIX esicle : que le rve est une rhapsodie dimages. Si le rve ntait que cela, il serait puis parune analyse psychologique, que cette analyse se fasse dans le style mcanique dune psycho-physiologie, ou dans le style dune recherche significative. Mais le rve est sans doute bienautre chose quune rhapsodie dimages pour la simple raison quil est une exprienceimaginaire ; et sil ne se laisse pas puiser nous lavons vu tout lheure par une analysepsychologique, cest parce quil relve aussi de la thorie de la connaissance.

    Jusquau XIXe sicle, cest en termes dune thorie de la connaissance que sest pos leproblme du rve. Le rve est dcrit comme une forme dexprience absolument spcifique,et, sil est possible den poser la psychologie, cest dune manire seconde et drive, partir de la thorie de la connaissance qui le situe comme type dexprience. Cest avec cettetradition oublie que renoue Binswanger dans Traum und Existenz.

    Il retrouve lide que la valeur significative du rve nest plus la mesure des analysespsychologiques quon peut en faire. Lexprience onirique, au contraire, dtient un contenudautant plus riche quil se montre irrductible aux dterminations psychologiques danslesquelles on tente de linsrer. Cest la vieille ide, si constante dans la tradition littraireet mystique, que seuls les rves du matin ont un sens valable. Les rves de lhommebien portant sont des rves du matin , disait Schelling[14]. Lide remonte une traditiongrco-latine. On en trouve la justification chez Jamblique : un rve ne peut tre rput divinsil a lieu parmi les vapeurs de la digestion. Il na de valeur quavant le repas ou bien aprs ladigestion acheve, au crpuscule du soir ou du matin. De Mirbel crivit, dans Le Prince dusommeil[15] : Encore faut-il tenir que le temps de la nuit le plus propre est vers le matininter somnum et vigilicum. Et Thophile fit dire lun des personnages de son Pyrame :

    Lheure o nos corps, chargs de grossires vapeurs,Suscitent en nos sens des mouvements trompeurstait dj passe, et mon cerveau tranquilleSabreuvait des pavots que le sommeil distille,Sur le point que la nuit est proche de finir,Et le char de lAurore est encore venir* .

    Le rve na donc pas de sens dans la seule mesure o se croisent en lui et se recoupentde mille manires les motivations psychologiques ou des dterminations physiologiques ; ilest riche au contraire raison de la pauvret de son contexte objectif. Il vaut dautant plusquil a moins de raison dtre. Et cest ce qui fait le privilge trange de ces rves du matin.Comme laurore, ils annoncent un jour nouveau avec une profondeur dans la clart que neconnatra plus la vigilance de midi.

    Entre lesprit qui dort et celui qui veille, lesprit qui rve fait une exprience quinemprunte daucune autre sa lumire ou son gnie. Baader parlait en ce sens de cette vigilance endormie et de ce sommeil vigilant qui est gal la clairvoyance et qui estretour immdiat aux objets sans passer par la mdiation des organes[16].

    Mais le thme des dimensions originales de lexprience onirique ne sinscrit passeulement sur une tradition littraire, mystique, ou populaire ; on le dchiffrerait sans peineencore dans des textes cartsiens ou post-cartsiens.

    Au point de convergence dune tradition mystique et dune mthode rationaliste, le Traitthologico-politique pose le problme du songe prophtique. Non seulement les chosesvraies, mais aussi les sornettes et les imaginations peuvent tre utiles , crivait Spinoza

  • Boxel[17]. Et dans une autre lettre, adresse Pierre Balling[18], il distinguait, dans lesrves, les prsages et les avertissements prodigieux, deux sortes dimaginations : celle quidpend seulement du corps, dans sa complexion et le mouvement de ses humeurs, et cellequi donne un corps sensible aux ides de lentendement, et dans laquelle on peut retrouver, la fois sillage et signe, la trace de la vrit. La premire forme dimagination est celle quelon rencontre dans les dlires, cest celle aussi qui fait la trame physiologique du rve. Maisla seconde fait de limagination une forme spcifique de la connaissance ; cest de celle-lque parle Lthique quand elle montre limagination lie par essence lide et laconstitution de lme[19]. Lanalyse des songes prophtiques dans le Tractatus se situe cesdeux niveaux : il y a limagination lie aux mouvements du corps, et qui donne aux songes desprophtes leur coloration individuelle ; chaque prophte a eu les songes de sontemprament : laffliction de Jrmie ou la colre dlie ne peuvent sexpliquer que delextrieur ; elles relvent dun examen de leur corps et du mouvement de leurs humeurs.Mais ces songes avaient chacun leur sens, que lexgse maintenant a pour tche de mettreau jour. Ce sens qui manifeste le lien de limagination la vrit, cest le langage que Dieutenait aux hommes pour leur faire connatre ses commandements et sa vrit. Hommesdimagination, les Hbreux ne comprenaient que le Verbe des images ; hommes de passion,ils ne pouvaient tre soumis que par les passions communiques par les songes de terreuret de colre. Le songe prophtique est comme la voie oblique de la philosophie ; il est uneautre exprience de la mme vrit, car la vrit ne peut tre contradictoire avec elle-mme . Cest Dieu se rvlant aux hommes par images et figures[20]. Le songe commelimagination, cest la forme concrte de la rvlation : Personne na reu de rvlation deDieu sans le secours de limagination[21].

    Par l, Spinoza recoupe le grand thme classique des rapports de limagination et de latranscendance. Comme Malebranche, il retrouve lide que limagination, dans son chiffremystrieux, dans limperfection de son savoir, dans sa demi-lumire, dans la prsencequelle figure mais quelle esquive toujours, dsigne, par-del le contenu de lexpriencehumaine, au-del mme du savoir discursif quil peut matriser, lexistence dune vrit qui detoutes parts dpasse lhomme, mais sinflchit vers lui et soffre son esprit sous lesespces concrtes de limage. Le rve, comme toute exprience imaginaire, est donc uneforme spcifique dexprience qui ne se laisse pas entirement reconstituer par lanalysepsychologique et dont le contenu dsigne lhomme comme tre transcend. Limaginaire,signe de transcendance ; le rve, exprience de cette transcendance, sous le signe delimaginaire.

    Cest avec cette leon de la psychologie classique que Binswanger a implicitement renou,dans son analyse du rve.

    *Mais il a renou aussi avec une autre tradition, implique dans la premire. Dans le rve,

    comme exprience dune vrit transcendante, la thologie chrtienne retrouve lesraccourcis de la volont divine et cette voie rapide selon laquelle Dieu distribue ses preuves,ses dcrets et ses avertissements. Il est comme lexpression de cette libert humainetoujours prcaire qui est incline sans se laisser dterminer, qui est claire sans pouvoirtre contrainte, et qui est avertie sans tre rduite lvidence. travers la littratureclassique du rve, on pourrait retrouver toute la querelle thologique de la grce, le rvetant, pour ainsi dire, limagination ce que la grce est au cur ou la volont. Dans latragdie classique, le rve est comme la figuration de la grce. La signification tragique durve pose la conscience chrtienne du XVIIe sicle les mmes problmes que lasignification thologique de la grce. Tristan fait dire Hrode aprs un songe funeste :

    Ce qucrit le Destin ne peut tre effacDe ses piges secrets on ne peut saffranchir

  • Nous y courons plus droit en pensant les gauchir* .

    Un personnage dclare aprs un songe, dans lAdraste de Ferrier :

    Non, Seigneur, dans le ciel notre mort est crite,Lhomme ne franchit point cette borne prescriteEt ses prcautions le font prcipiterDans les mmes malheurs quil tche dviterCest ainsi que des dieux la grandeur souveraineSe plat se jouer de la faiblesse humaine** .

    Voil pour le jansnisme du rve tragique. Et voici pour le molinisme : le rve nyest plus prdestination, mais avertissement ou signal, plus fait pour prvenir ladtermination que pour la mieux marquer.

    Achille , dit Briside, dans la pice de Benserade :

    Achille, autant dobjets qui troublent votre joie,Sont autant de conseils que le Ciel vous envoie*** .

    Dans Osman, la leon est plus claire encore :

    Mais le ciel toutefois peut, durant le sommeil,Estonner notre esprit pour nous donner conseil,La rsolution de notre destineToujours dans ses avis nest pas dtermineLes foudres murmurantes ne tombent pas toujoursUn mouvement du cur en dtourne le cours**** .

    Mais il ne faut pas sy tromper. Sous cette querelle sans doute fort littraire, o dunetragdie lautre les personnages se rpondent et se lancent des arguments quils ontemprunts aux traits de thologie, se cache le problme, plus authentiquement tragique, dudestin. Depuis lAntiquit, lhomme sait que dans le rve il fait la rencontre de ce quil est etde ce quil sera ; de ce quil a fait et de ce quil va faire ; il y a dcouvert ce nud qui lie salibert la ncessit du monde. Dans le rve et sa signification individuelle, Chrysipperetrouvait la concatnation universelle du monde et leffet de cette sumpatheia qui conspire former lunit du monde, et en animer chaque fragment du mme feu spirituel. Bien plustard, la Renaissance reprendra lide ; et pour Campanella, cest lme du monde principede la cohsion universelle qui inspire lhomme tout la fois ses instincts, ses dsirs etses rves. Et pour marquer la dernire tape de cette grande mythologie du rve, de cettecosmogonie fantastique du songe o tout lunivers semble conspirer dans une imageinstantane et vacillante, il y a aussi Schelling[22], et Novalis qui disait : Le monde devientrve, le rve devient monde, et lvnement auquel on croit, on peut le voir venir de loin* .

    Ce qui a chang selon les poques, ce nest pas cette lecture du destin dans les rves, nimme les procds de dchiffrement, mais plutt la justification de ce rapport du rve aumonde, de la manire de concevoir comment la vrit du monde peut anticiper sur elle-mme et rsumer son avenir dans une image qui ne saurait la reconstituer que brouille.

    Ces justifications, bien entendu, sont imaginaires plus encore que philosophiques ; ellesexaltent le mythe aux confins de la posie et de la rflexion abstraite.

    Chez Aristote[23], la valeur du songe est lie au calme de lme, ce rve nocturne o ellese dtache de lagitation du corps ; dans ce silence, elle devient sensible aux mouvements les

  • plus tnus du monde, aux agitations les plus lointaines ; et comme une surface deau estdautant plus trouble par lagitation qui rgne sur les rives quelle est en son centre pluscalme et plus tranquille, de mme, pendant son sommeil, lme est plus sensible quependant la veille aux mouvements du monde lointain. Sur leau, les ondes vont enslargissant et prennent bientt assez dampleur pour faire frissonner toute la surface, demme, dans le songe, les excitations les plus faibles finissent par brouiller tout le miroir delme ; un bruit peine perceptible par une oreille veille, le songe en fait un roulement detonnerre : le moindre chauffement devient incendie. Dans le rve, lme, affranchie de soncorps, se plonge dans le kosmos, se laisse immerger par lui, et se mle ses mouvementsdans une sorte dunion aquatique.

    Pour dautres, llment mythique o le rve vient rejoindre le monde nest pas leau,mais le feu. Dans le rve, le corps subtil de lme viendrait sallumer au feu secret du monde,et avec lui pntrerait dans lintimit des choses. Cest le thme stocien de la cohsion dumonde assure par le pneuma et maintenue par cette chaleur qui finira dans lembrasementuniversel ; cest ce thme sotrique constant depuis lalchimie mdivale jusqu lesprit prscientifique du XVIIIe sicle dune oniromancie qui serait comme la phlogistique delme ; cest enfin le thme romantique o limage prcise du feu commence sattnuer pournen plus conserver que les qualits spirituelles et les valeurs dynamiques : subtilit,lgret, lumire vacillante et porteuse dombres, ardeur qui transforme, consume et dtruit,et qui ne laisse que cendres l o furent la clart et la joie. Cest Novalis qui crit : Le rvenous apprend dune manire remarquable la subtilit de notre me sinsinuer entre lesobjets et se transformer en mme temps en chacun deux* .

    Les mythes complmentaires de leau et du feu supportent le thme philosophiquedunit substantielle de lme et du monde dans le moment du rve. Mais on pourrait trouveraussi dans lhistoire du rve dautres manires de justifier le caractre transcendant delimagination onirique, le rve serait aperception tnbreuse de ces choses quon pressentautour de soi dans la nuit ou linverse clair instantan de lumire, clart extrmedintuition qui sachve dans son accomplissement.

    Cest Baader surtout qui a dfini le rve par cette luminosit de lintuition ; le songe estpour lui lclair qui porte la vision intrieure, et qui, par-del toutes les mdiations des senset du discours, accde dun seul mouvement jusqu la vrit. Il parle de cette visionintrieure[24] et objective qui nest pas mdiatise par les sens extrieurs et dont nous faisons lexprience dans les rves coutumiers . Au dbut du sommeil, la sensibilitinterne est en opposition avec la sensibilit externe ; mais finalement, en plein cur dusommeil, la premire lemporte sur la deuxime ; alors lesprit spanouit sur un mondesubjectif bien plus profond que le monde des objets, et charg dune signification bien pluslourde 1. Le privilge accord par tradition la conscience vigile et sa connaissance nestqu incertitude et prjug . Au plus obscur de la nuit, lclair du rve est plus lumineux que lalumire du jour, et lintuition quil emporte avec lui est la forme la plus leve deconnaissance.

    Chez Carus[25], on rencontre la mme ide : le rve porte bien au-del delle vers laconnaissance objective ; il est ce mouvement de lesprit qui de soi-mme va au-devant dumonde, et retrouve son unit avec lui. Il explique en effet que la connaissance vigile dumonde est opposition ce monde ; la rceptivit des sens et la possibilit dtre affect parles objets, tout cela nest quopposition au monde, Gegenwirken gegen eine Welt . Le rve,au contraire, rompt cette opposition et la dpasse : non pendant linstant lumineux delclair, mais par la lente immersion de lesprit dans la nuit de linconscient. Par cetteprofonde plonge dans linconscient, beaucoup plus que dans un tat de libert consciente,lme doit prendre sa part de lentrelacement universel et se laisser pntrer par tout ce quiest spatial et temporel, comme cela se produit dans linconscient. Dans cette mesure,lexprience onirique sera un Fernsehen comme cette vision lointaine , qui ne se bornequaux horizons du monde, exploration obscure de cet inconscient qui, de Leibniz

  • Hartmann, a t conu comme lcho assourdi, en lhomme, du monde dans lequel il a tplac.

    Toutes ces conceptions constituent une double polarit dans la philosophie imaginaire durve : la polarit eau-feu, et la polarit lumire-obscurit. Nous verrons plus loin queBinswanger* les retrouve, empiriquement pour ainsi dire, dans les rves de ses malades.Lanalyse dEllen West[26] transcrit les fantasmes denvol vers le monde de la lumire, etdenlisement dans la terre froide et obscure. Il est curieux de voir chacun de ces thmesimaginaires se partager et se rpartir dans lhistoire de la rflexion sur le rve : lhistoiresemble avoir exploit toutes les virtualits dune constellation imaginaire ou peut-trelimagination reprend-elle, en les cristallisant, des thmes constitus et mis au jour par ledevenir culturel.

    Retenons pour linstant une chose : le rve, comme toute exprience imaginaire, est unindice anthropologique de transcendance ; et, dans cette transcendance, il annonce lhomme le monde en se faisant lui-mme monde, et prenant lui-mme les espces de lalumire et du feu, de leau et de lobscurit. Ce que nous apprend lhistoire du rve pour sasignification anthropologique, cest quil est la fois rvlateur du monde dans satranscendance, et aussi modulation de ce monde dans sa substance, sur llment de samatrialit.

    dessein, nous avons laiss de ct jusqu prsent un des aspects les plus connus delhistoire du rve, un des thmes les plus communment exploits par ses historiographes.Il nest gure dtude sur le rve, depuis la Traumdeutung, qui ne se croie en devoir de citerle livre X de La Rpublique ; on se met en rgle avec lhistoire grce Platon, et cet appelrudit donne aussi bonne conscience quune citation de Quintilien propos de la psychologiedu nourrisson[27]. On ne manque pas de souligner les rsonances prfreudiennes et post-oedipiennes du texte fameux : Je parle des dsirs qui sveillent lorsque repose cettepartie de lme qui est raisonnable, douce et faite pour commander lautre, et que la partiebestiale et sauvage, forge de nourriture ou de vin, tressaille et, aprs avoir secou lesommeil, part en qute de satisfactions donner ses apptits. On sait quen pareil cas elleose tout, comme si elle tait dlivre et affranchie de toute honte et de toute prudence. Ellene craint pas dessayer en imagination de sunir sa mre ou qui que ce soit, homme, dieuou bte, de se souiller de nimporte quel meurtre et de ne sabstenir daucune sorte denourriture ; en un mot, il nest point de folie, pas dimpudence dont elle ne soitcapable[28]. La manifestation du dsir par le rve est demeure jusquau XIXe sicle un desthmes les plus frquemment utiliss par la mdecine, la littrature et la philosophie.Recherchant en 1613, toutes les causes du songe , Andr du Laurens, mdecin du roi,retrouve en lui le mouvement des humeurs et les traits de chaque temprament : Celui quiest en colre ne songe que de feux, de batailles, dembrasements ; le phlegmatique pensetoujours tre dans les eaux[29]. La littrature reprend doctoralement les leons de laFacult ; Tristan fait dire lun de ses personnages dans La Mariane :

    Cest ainsi que chacun aperoit en dormantLes indices secrets de son temprament.

    Et, passant du principe aux exemples, il dcrit lme du voleur qui

    [] prvenant son destinRencontre des Presvots, ou fait quelque butinDe mme lusurier en sommeillant repasseEt les yeux et les mains sur largent quil amasse,Et lamant prvenu de crainte ou de dsirprouve des rigueurs ou gote des plaisirs* .

  • Le romantisme reprend le mme thme et le diversifie sous mille formes. Pour Novalis,le rve est ce chemin secret qui nous ouvre laccs aux profondeurs de notreesprit[30] . Schleiermacher dchiffre dans les images du songe des dsirs si vastes et siprofonds quils ne peuvent tre ceux de lhomme individuel. Et Bovet rappelle le texte deHugo, dans Les Misrables : Sil tait donn nos yeux de chair de voir dans la consciencedautrui, on jugerait bien plus souvent un homme daprs ce quil rve que daprs ce quilpense le rve qui est tout spontan prend et garde la figure de notre esprit. Rien ne sortplus directement et plus sincrement du fond mme de notre me que nos aspirationsirrflchies et dmesures Nos chimres sont ce qui nous ressemble le mieux[31].

    Mais la prcision des analogies ne doit pas incliner au pch danachronisme. Ce quil y ade freudien chez Platon ou Victor Hugo, ce quon peut pressentir de jungien chezSchleiermacher nest pas de lordre de lanticipation scientifique. Le fonctionnement et lajustification de ces intuitions ne sont pas chercher dans une psychanalyse qui ne se seraitpas encore reconnue. lorigine de ce thme du rve comme manifestation de lme dansson intriorit, on trouverait plutt le principe hracliten : Lhomme veill vit dans unmonde de connaissance ; mais celui qui dort sest tourn vers le monde qui lui est propre. En dehors de Traum und Existenz, Binswanger est revenu plusieurs reprises sur ceprincipe, pour en prendre toute la mesure conceptuelle, et mettre au jour sa significationanthropologique[32]. La phrase soffre immdiatement avec un sens trivial : les chemins dela perception seraient ferms au rveur, isol par lpanouissement intrieur de ses images.Ainsi compris, laphorisme dHraclite serait en contradiction rigoureuse avec le thme,dgag tout lheure, dune transcendance de lexprience onirique ; et il ngligerait tout cequil y a de richesse sensorielle dans limagerie du rve, toute cette plnitude de chaleur et decoloration sensible qui faisait dire Landermann : Quand nous nous abandonnons auxsens, cest alors que nous sommes pris dans un rve[33]. Ce qui constitue lidios Kosmos durveur, ce nest pas labsence de contenus perceptibles, mais leur laboration en un universisol. Le monde onirique est un monde propre, non pas en ce sens que lexpriencesubjective y dfie les normes de lobjectivit, mais en ce sens quil se constitue sur le modeoriginaire du monde qui mappartient tout en mannonant ma propre solitude.

    Il nest pas possible dappliquer au rve les dichotomies classiques de limmanence et dela transcendance, de la subjectivit et de lobjectivit ; la transcendance du monde oniriquedont nous parlions plus haut ne peut se dfinir en termes dobjectivit, et il serait vain de larduire, au nom de sa subjectivit , une forme mystifie dimmanence. Le rve dans satranscendance, et par sa transcendance, dvoile le mouvement originaire par lequellexistence, dans son irrductible solitude, se projette vers un monde qui se constitue commele lieu de son histoire ; le rve dvoile, son principe, cette ambigut du monde qui toutensemble dsigne lexistence qui se projette en lui et se profile son exprience selon laforme de lobjectivit. En rompant avec cette objectivit qui fascine la conscience vigile et enrestituant au sujet humain sa libert radicale, le rve dvoile paradoxalement le mouvementde la libert vers le monde, le point originaire partir duquel la libert se fait monde. Lacosmogonie du rve, cest lorigine de lexistence elle-mme. Ce mouvement de la solitudeet de la responsabilit originaire, cest lui sans doute quHraclite dsignait par le fameuxidios Kosmos.

    Ce thme hracliten a parcouru toute la littrature et toute la philosophie. Il rapparatdans les divers textes que nous avons cits, si proches, au premier regard, de lapsychanalyse ; mais ce qui est dsign, en fait, par cette profondeur de lEsprit, ces abmesde lme dont on dcrit lmergence dans le rve, ce nest pas lquipement biologique desinstincts libidinaux, cest ce mouvement originaire de la libert, cest la naissance du mondedans le mouvement mme de lexistence. Novalis, plus quaucun autre, fut proche de cethme, et chercha sans cesse le serrer dans une expression mythique. Il reconnat dans lemonde du rve la dsignation de lexistence qui le porte : Nous rvons de voyage traversle tout du monde, ce tout du monde nest-il pas en nous ? Cest en soi et nulle part ailleurs

  • que rside lternit avec ses mondes, le pass et lavenir. Le monde extrieur est unmonde dombres et il jette ses ombres sur lempire de la lumire[34]. Mais le moment durve ne reste pas linstant quivoque de la rduction ironique la subjectivit. Novalisreprend Herder lide que le rve est le moment originaire de la gense : le rve estlimage premire de la posie, et la posie la forme primitive du langage, la languematernelle de lhomme [35]. Le rve est ainsi au principe mme du devenir et delobjectivit. Et Novalis ajoute : La nature est un animal infini, une plante infinie, unminral infini ; et ces trois domaines de la nature sont les images de son rve[36].

    Dans cette mesure, lexprience onirique ne peut pas tre isole de son contenu thique.Non parce quelle dvoilerait des penchants secrets, des dsirs inavouables et quellesoulverait toute la nue des instincts, non parce quelle pourrait, comme le Dieu de Kant, sonder les reins et les curs ; mais parce quelle restitue dans son sens authentique lemouvement de la libert, quelle manifeste de quelle manire elle se fonde ou saline, dequelle manire elle se constitue comme responsabilit radicale dans le monde, ou dont ellesoublie et sabandonne la chute dans la causalit. Le rve, cest le dvoilement absolu ducontenu thique, le cur mis nu. Cette signification, cest elle que Platon dsignait dans lelivre X de La Rpublique et non pas, dans un style prfreudien, les manifestations secrtesde linstinct. Le sage na pas en effet les mmes rves que les hommes de violence que cethomme tyrannique , soumis la tyrannie de ses dsirs et offert la tyrannie politique dupremier Thrasymaque venu ; lhomme du dsir fait des rves dimpudence et de folie : Lorsquun homme sain de corps et temprant se livre au sommeil aprs avoir veillllment raisonnable de son me, lorsquil a vit daffamer aussi bien que de rassasierllment de concupiscence, afin quil se trouve en repos et napporte point de trouble auprincipe meilleur, lorsque cet homme a pareillement adouci llment irascible et quil nesendort point le corps agit de colre contre quelquun ; lorsquil a calm ces deux lmentsde lme et stimul le troisime en qui rside la sagesse, et quenfin il repose, alors, tu lesais, il prend contact avec la vrit mieux que jamais et les visions de ses songes ne sontnullement drgles[37].

    Lhistoire culturelle a conserv avec soin ce thme de la valeur thique du rve ; biensouvent, sa porte prmonitoire ne lui est que seconde ; ce que le songe annonce pourlavenir du rveur drive seulement de ce quil dvoile des engagements ou des liens de salibert. Jzabel ne vient pas prdire Athalie le malheur imminent ; on lui annonce vite que le cruel Dieu des juifs lemporte encore sur elle, elle lui montre seulement sa libertenchane par la suite de ses crimes et livre sans secours la vengeance qui restaure lajustice. Deux sortes de rves seront considrs comme particulirement significatifs : lerve du pcheur endurci qui, au moment de vaciller dans le dsespoir, voit souvrir devantses yeux le chemin du salut (parfois ce rve est transfr un autre personnage moinsaveugle et plus prt en saisir le sens : cest le cas du fameux rve de sainte Ccile, qui saitlire dans le songe que son fils est devenu disponible pour Dieu), et le rve du meurtrier quirencontre dans le rve la fois cette mort quil a donne et celle qui le guette, et qui dcouvrelhorreur dune existence quil a lui-mme lie la mort par un pacte de sang. Ce rve qui liele pass au prsent dans la rptition du remords, et qui les noue dans lunit dun destin,cest lui qui peuple les nuits de Macbeth ; cest lui quon trouve si frquemment dans latragdie classique.

    Corps Ple, corps perclus, froid amas dossements,Qui trouble la douceur de mes contentements,Objet rempli dhorreur, effroyable figureMlange des horreurs de toute la nature,Ah, ne tapproche pas[38] !

    Et Cyrano crit dans son Agrippine :

  • La cause de mon deuilCest dentendre gmir lcho dun vrai cercueil,Une ombre dsole, une image parlanteQui me tire la robe avec sa main tremblanteUn fantme trac dans lhorreur de la nuitQue jentends sangloter au chevet de mon lit[39].

    Si le rve est porteur des significations humaines les plus profondes, ce nest pas dans lamesure o il en dnonce les mcanismes cachs et quil en montre les rouages inhumains,cest au contraire dans la mesure o il met au jour la libert la plus originaire de lhomme. Etquand, avec dinlassables rptitions, il dit le destin, cest quil pleure la libert qui sest elle-mme perdue, le pass ineffaable, et lexistence tombe de son propre mouvement dansune dtermination dfinitive. Nous verrons plus loin comment Binswanger redonneactualit ce thme sans cesse prsent dans lexpression littraire, et comment, enreprenant la leon des potes tragiques, il restitue, grce la trajectoire du rve, toutelodysse de la libert humaine.

    *Tel est sans doute le sens quil faut donner lidios Kosmos dHraclite. Le monde du rve

    nest pas le jardin intrieur de la fantaisie. Si le rveur y rencontre son monde propre, cestparce quil peut y reconnatre le visage de son destin : il y retrouve le mouvement originairede son existence, et sa libert, dans son accomplissement ou son alination. Mais le rve nereflte-t-il pas ainsi une contradiction o pourrait se lire le chiffre de lexistence ? Nedsigne-t-il pas la fois le contenu dun monde transcendant, et le mouvement originaire dela libert ? Il se dploie, nous lavons vu tout lheure, dans un monde qui recle sescontenus opaques, et les formes dune ncessit qui ne se laisse pas dchiffrer. Mais enmme temps, il est libre gense, accomplissement de soi, mergence de ce quil y a de plusindividuel dans lindividu. Cette contradiction est manifeste dans le contenu du rve, quand ilest dploy et offert linterprtation discursive. Elle clate mme comme son sens ultimedans tous les rves que hante langoisse de la mort. La mort y est prouve comme lemoment suprme de cette contradiction, quelle constitue en destin. Ainsi prennent senstous ces rves de mort violente, de mort sauvage, de mort pouvante, dans lesquels il fautbien reconnatre, en fin de compte, laffrontement dune libert contre un monde. Si, dans lesommeil, la conscience sendort, dans le rve, lexistence sveille. Le sommeil, lui, va versla vie quil prpare, quil scande et quil favorise ; sil est une mort apparente, cest par uneruse de la vie qui ne veut pas mourir ; il fait le mort , mais par peur de la mort ; il restede lordre de la vie.

    Le rve est sans complicit avec ce sommeil ; il remonte la pente que celui-ci descendvers la vie, il va lexistence, et l, en pleine lumire, il voit la mort comme le destin de lalibert ; car le rve en lui-mme, et par toutes les significations dexistence quil porte aveclui, tue le sommeil et la vie qui sendort. Ne pas dire que le sommeil rend possible le rve,car cest le rve qui rend le sommeil impossible, en lveillant la lumire de la mort. Lerve, la manire de Macbeth, assassine le sommeil, linnocent sommeil, le sommeil quiremet en ordre lcheveau confus de nos soucis. Le sommeil, mort tranquille de la vie dechaque jour, bain que saccorde lpre travail, baume de lme malade, loi protectrice de lanature, aliment principal du festin tutlaire de la vie [40].

    Au plus profond de son rve, ce que lhomme rencontre, cest sa mort mort qui dans saforme la plus inauthentique nest que linterruption brutale et sanglante de la vie, mais danssa forme authentique laccomplissement de son existence. Ce nest pas un hasard, sansdoute, si Freud fut arrt, dans son interprtation du rve, par la rptition des rves demort : ils marquaient, en effet, une limite absolue au principe biologique de la satisfaction du

  • dsir ; ils montraient, Freud la trop bien senti, lexigence dune dialectique. Mais il nesagissait pas, en fait, de lopposition rudimentaire de lorganique et de linorganique, dont lejeu se manifesterait jusqu lintrieur du rve. Freud dressait lun contre lautre deuxprincipes extrieurs, dont lun portait lui seul toutes les puissances de la mort. Mais la mortest bien autre chose que le terme dune opposition ; elle est cette contradiction o la libert,dans le monde, et contre le monde, saccomplit et se nie en mme temps comme destin.Cette contradiction et cette lutte, on les retrouve bien dans le rve de Calpurnia qui luiannonce la mort de Csar : rve qui dit aussi bien la toute-puissance de limperator et salibert qui fait flchir le monde dans linterprtation de Decius que les prils quil courtet son propre assassinat, dans linterprtation de Calpurnia elle-mme* .

    La mort qui transparat ici, cest celle qui vient par-derrire, comme un voleur, poursemparer de la vie et lier jamais une libert dans la ncessit du monde : Les choses quimont menac ne mont jamais surpris que par-derrire[41].

    Mais la mort peut apparatre aussi dans le songe avec un autre visage : non plus celui de lacontradiction entre la libert et le monde, mais celui o se lie leur unit originaire, ou leurnouvelle alliance. La mort porte alors le sens de la rconciliation, et le rve o se trouvefigure cette mort est alors le plus fondamental quon puisse faire : il ne dit pluslinterruption de la vie, mais laccomplissement de lexistence ; il montre le moment o elleachve sa plnitude dans un monde prs de se clore. Et cest pourquoi il est, dans toutes leslgendes, la rcompense du sage, le bienheureux avertissement que dsormais la perfectionde son existence na plus besoin du mouvement de sa vie ; en annonant la mort, le songemanifeste la plnitude dtre laquelle est maintenant parvenue lexistence.

    Sous cette seconde, comme sous la premire forme, le rve de la mort apparat commece que lexistence peut apprendre de plus fondamental sur elle-mme. Dans cette mort,dangoisse ou de srnit, le rve accomplit sa vocation ultime. Rien nest donc plus faux quela tradition naturaliste du sommeil qui serait mort apparente ; il sagit bien plutt de ladialectique du rve lui-mme, en tant quil est comme un clatement de la vie verslexistence et quil dcouvre cette lumire le destin de sa mort. Litration des rves demort qui a fait vaciller, un instant, la psychanalyse freudienne, langoisse qui les accompagnednoncent en eux une mort affronte, refuse, blasphme comme un chtiment, ou unecontradiction. Mais dans les rves sereins de laccomplissement, la mort, aussi, est l : soitavec le visage nouveau de la rsurrection, chez le malade guri, soit aussi comme le calme,enfin, de la vie. Mais, dans tous les cas, la mort est le sens absolu du rve.

    Banquo, Donalbain, Malcolm, veillez-vous ! Secouez ce calme sommeil qui nest quesingerie de la mort, et venez voir la mort elle-mme* .

    IV

    Ce qui pse en lhomme, cest le rve. BERNANOS

    Au filigrane de cette exprience onirique prise dans les seules transcriptions quen offrentla littrature, la philosophie et la mystique, on parvient dchiffrer dj une significationanthropologique du rve. Cest cette mme signification que Binswanger a tent de ressaisirsous un autre biais, et par une analyse dun style tout diffrent dans Rve et Existence. Nousne prtendons ni la rsumer ni en faire lexgse, mais montrer seulement dans quellemesure elle peut contribuer une anthropologie de limagination. Lanalyse anthropologiquedun rve dcouvre plus de couches significatives que ne limplique la mthode freudienne. Lapsychanalyse nexplore quune dimension de lunivers onirique, celle du vocabulairesymbolique, tout au long de laquelle se fait la transmutation dun pass dterminant unprsent qui le symbolise ; le polysmantisme du symbole souvent dfini par Freud comme surdtermination complique sans doute ce schma et lui donne une richesse qui en

  • attnue larbitraire. Mais la pluralit des significations symboliques ne fait pas surgir unnouvel axe de significations indpendantes. Freud pourtant avait senti les limites de sonanalyse et aperu la ncessit de les franchir ; souvent il avait rencontr dans le rve lessignes dune mise en situation du rveur lui-mme lintrieur du drame onirique, comme sile rve ne se contentait pas de symboliser et de dire en images lhistoire dexpriencesantrieures, comme sil faisait le tour de lexistence tout entire du sujet, pour en restituersous une forme thtrale lessence dramatique. Cest le cas du second rve de Dora, dontFreud a d bien reconnatre aprs coup quil nen avait pas saisi tout le sens[42] : ce rve nedisait pas seulement lattachement de Dora pour M. K, ni mme le transfert actuel de sessentiments sur le psychanalyste, mais travers tous les signes de fixation homosexuelle Mme K, il disait son dgot pour la virilit des hommes, son refus dassumer sa sexualitfminine et il annonait en termes encore brouills la dcision de mettre fin cettepsychanalyse qui ntait pour elle quun signe nouveau de la grande complicit des hommes.Comme son aphonie ou ses quintes de toux hystriques, le rve de Dora ne se rfrait passeulement lhistoire de sa vie, mais un mode dexistence dont cette histoire ntait larigueur que la chronique : existence o la sexualit trangre de lhomme ne paraissait quesous le signe de lhostilit, de la contrainte, de lirruption qui sachve en viol ; existence quine trouve mme pas se raliser dans la sexualit pourtant si proche et si parallle de lafemme, mais qui inscrit ses significations les plus profondes dans des conduites de rupturesdont lune et la plus dcisive va mettre fin la psychanalyse. On peut dire que Dora a guri,non pas malgr linterruption de la psychanalyse, mais parce quen prenant la dcision delinterrompre elle assumait jusquau bout la solitude dont son existence jusqualors navaitt que le cheminement irrsolu.

    Tous les lments du rve indiquent cette rsolution aussi bien comme rupture accomplieque comme solitude consentie. En effet, elle se voyait dans son rve sortie linsu de sesparents , elle apprend la mort de son pre ; puis, elle est dans la fort o elle rencontre unhomme, mais elle refuse de se laisser accompagner ; rentre la maison, elle apprend de lafemme de chambre que sa mre et les autres sont dj au cimetire ; elle ne se sent pastriste du tout, elle monte dans sa chambre o elle se met lire un gros livre[43]. Cettersolution de solitude, Freud lavait pressentie, formule mme sous le discours explicite durve. Navait-il pas suppos celui-ci : Je tabandonne et je continue mon chemin touteseule[44] ? Si on tait soucieux dimpliquer le psychanalyste dans la psychanalyse, on nemanquerait pas sans doute dattribuer lchec de Freud, ou du moins la limite de sacomprhension, son refus de voir que ce discours, tout autant qu M. K, sadressait lui.

    Mais ceci est accessoire. Pour nous, le dfaut rel de lanalyse freudienne, cest davoir vul une des significations possibles du rve et davoir voulu lanalyser parmi les autres commelune de ses multiples virtualits smantiques. Une mthode de ce type suppose uneobjectivation radicale du sujet rvant qui viendrait jouer son rle parmi dautres personnageset dans un dcor o il prendrait une figure symbolique. Le sujet du rve, au sens de Freud, esttoujours une moindre subjectivit, dlgue pour ainsi dire, projete et demeureintermdiaire entre le jeu de lautre, suspendue quelque part entre le rveur et ce dont ilrve. La preuve, cest que, pour Freud, ce jeu peut effectivement par une identificationalinante reprsenter autrui, ou quun autre personnage peut par une sorte dhautoscopiereprsenter le rveur lui-mme.

    Mais ce nest pas ce quasi-sujet qui porte en fait la radicale subjectivit de lexprienceonirique. Il nest quune subjectivit constitue, et lanalyse du rve devrait mettre en pleinelumire le moment constituant de la subjectivit onirique. Cest ici que la mthodefreudienne devient insuffisante ; les significations unidimensionnelles quelle dgage par larelation symbolique ne peuvent pas concerner cette subjectivit radicale. Jung lavait peut-tre aperue, lui qui parlait de ces rves o le sujet vit comme drame son propre destin.Mais, cest grce aux textes de Binswanger quon peut le mieux saisir ce que peut tre le sujetdu rve. Ce sujet ny est pas dcrit comme une des significations possibles de lun des

  • personnages, mais comme le fondement de toutes les significations ventuelles du rve, et,dans cette mesure, il nest pas la rdition dune forme antrieure ou dune tape archaquede la personnalit, il se manifeste comme le devenir et la totalit de lexistence elle-mme.

    Voici un exemple danalyse de rve faite par Binswanger, bien avant quil et crit Rve etExistence[45]. Il sagit dune jeune femme de trente-trois ans, quon soigne pour unedpression svre, avec crises de colre et inhibition sexuelle. cinq ans, elle avait subi untraumatisme sexuel ; un garon lui avait fait des avances ; elle avait ragi dabord avecbeaucoup dintrt et de curiosit, et ensuite par une conduite de dfense et de colreviolente. Tout au cours de la psychothrapie, elle fit des rves trs nombreux ; la cure duraitdepuis un an environ quand elle fit celui-ci : elle est en train de passer la frontire, undouanier lui fait ouvrir ses bagages, je dfais toutes mes affaires, lemploy les prend lesunes aprs les autres, finalement je sors une coupe dargent enveloppe dans du papier desoie. Il me dit alors : Pourquoi mapportez-vous en dernier lieu la pice la plusimportante ? " .

    Au moment o le rve se produit, la psychothrapie nest pas encore parvenue dcouvrir le traumatisme primaire. Le mdecin ayant demand la patiente dassocier propos de la coupe dargent, elle prouve une sensation de malaise ; elle sagite, elle a desbattements de cur, elle prouve de langoisse et finalement dclare que sa grand-mreavait des objets en argent de ce modle. Elle est incapable den dire plus ; mais, pendanttoute la journe, elle a une impression dangoisse quelle dclare sans signification .Finalement, le soir, au moment de sendormir, la scne traumatique revient : ctait dans lamaison de sa grand-mre ; elle cherchait attraper une pomme dans la pice provisions,ce qui lui avait t expressment dfendu. ce moment-l, un jeune garon pousse lafentre, entre dans la pice et sapproche delle. Le lendemain, en racontant la scne sonmdecin, il lui revient brusquement lesprit que dans cette pice, sur un vieil harmoniumqui ne servait plus, il y avait une thire en argent, enveloppe dans du papier dargent, ellescrie : Voil largent dans le papier de soie, voil la coupe.

    Il est entendu quau niveau symbolique le rve met en scne la malade. Le passage de ladouane signifie la situation analytique o la malade doit ouvrir ses bagages et montrer tout cequelle emporte avec elle ; la coupe dargent replace la malade dans une phase antrieure deson histoire et la dsigne comme dans une moindre existence qui ne lui appartient plus qupeine. Mais le point essentiel du rve nest pas tellement dans ce quil ressuscite du pass,mais dans ce quil annonce de lavenir. Il prsage et annonce ce moment o la malade vaenfin livrer son analyste ce secret quelle ne connat pas encore et qui est pourtant lacharge la plus lourde de son prsent ; ce secret, le rve le dsigne dj jusque dans soncontenu par la prcision dune image de dtail ; le rve anticipe sur le moment de lalibration. Il est prsage de lhistoire, plus encore que rptition oblige du passtraumatique.

    Mais comme tel, il ne peut avoir pour sujet le sujet quasi objectiv de cette histoirepasse, son moment constituant ne peut tre que cette existence qui se fait travers letemps, cette existence dans son mouvement vers lavenir. Le rve, cest dj cet avenir sefaisant, le premier moment de la libert se librant, la secousse, secrte encore, duneexistence qui se ressaisit dans lensemble de son devenir.

    Le rve ne comporte le sens de la rptition que dans la mesure o celle-ci est justementlexprience dune temporalit qui souvre sur lavenir et se constitue comme libert. Cesten ce sens que la rptition peut tre authentique et non en cet autre quelle serait exacte.Lexactitude historique dun dtail dans le rve nest que la chronique de son authenticit ;celle-l permet de nouer les significations horizontales du symbolisme ; celle-ci permet demettre au jour la signification profonde de la rptition. La premire prend pour rfrencedes situations anecdotiques, la seconde atteint son origine le mouvement constitutif de

  • lhistoire individuelle, et ce quelle dgage, cest le mode dexistence tel quil se profile travers ses moments temporels.

    Ce nest pas, je crois, forcer la pense de Binswanger que dinterprter dans ce sens ladialectique hglienne du rve quil propose dans Rve et Existence. Le songe quil analyse ajustement t fait par la malade dont nous venons de parler linstant. Le mouvementternaire dune mer agite puis prise et comme fige dans une immobilit de mort, renduefinalement sa libert joyeuse, cest le mouvement mme dune existence abandonnedabord au chaos dune subjectivit qui ne connat quelle-mme, et dont la libert nestquincohrence, fantaisie et dsordre ; puis, investie dans une objectivit qui fixe cettelibert, jusqu la soumettre et laliner dans le silence des choses mortes, et qui enfin laretrouve comme rsurrection et comme dlivrance, mais, une fois passe par le momentdouloureux de lobjectivit o elle se perd, la libert maintenant nest plus inquitude, tapage,sound and fury, elle est la joie dune libert qui sait se reconnatre dans le mouvement duneobjectivit. Mais on voit que, si cette interprtation est exacte, le sujet du rve nest pas tantle personnage qui