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Michel Foucault Surveiller et punir Narssance de la prison Gallimard

Michel Foucault

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M. Foucault, Surveiller et Punir, Ch. 1 parte 3: Les Corps Dociles, in FrancesePARTE 1

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Page 1: Michel Foucault

Michel Foucault

Surveilleret punir

Narssance de la prison

Gallimard

Page 2: Michel Foucault

CHAPITRE PRE,MI E,R

Les corps dociles

Voici la f igure id6ale du soldat telle qr-r'elle 6tait ddcriteencore au ddbut du XVII" s idcle. Le soldat, c 'est d 'abordquelqu'un qui se reconnait de loin; i l porte des signess : lessignes naturels de sa viguellr et de son courage, les marquesaussi de sa fiert6; son corps, c'est le blason de sa force et de savai l lance; et s ' i l est vrai qu' i l doit apprendre peu a peu lemdtier des armes essentiellement en se battant , desmanreuvres comme la marche, des attitudes comme le portde t€te reldvent pour une bonne part d'une rhdtorique cor-porel le de l 'honneur: . , Les signes pour reconnaitre les plusidoines ir ce m6tier sont les gens vifs et 6veil lds, la t6te droite,I 'estomac 6lev6, les 6paules larges, les bras longs, les doigtsforts, le ventre petit, les cuisses grosses, les jambes gr6les etles pieds secs, pour ce que l 'homme d'une tel le tai l le nepourrait fail l ir d'€tre agile et fort , ; devenu piquier, le soldato devra en marchant prendre la cadence du pas pour avoir leplus de grAce et de gravit6 qu'i l sera possible, car la Pique estune arme honorable et qui m6rite d'6tre portde avec un gestegrave et audacieux I o. Seconde moiti6 du XVIII ' sibcle : lesoldat est devenu quelque chose qui se fabrique; d'une pAteinforme, d'un corps inapte, or a fait la machine dont on abesoin ; on a redress6 peu d peu les postures; lentement unecontrainte calculde parcourt chaque partie du corps, s'enrend maitre, pl ie I 'ensemble, le rend perp6tuel lement dispo-nible, et Se prolonge, en si lence, dans l 'automatisme des

l . L. de Montgommery, La Mi l ic t , l i 'ung'aise, edi t ion de 1636, p. 6 et 7.

\F

Page 3: Michel Foucault

160 Discipline

habitudes; bref, on a o chass6 le paysan > et on lui a donn6

l,o air du soldat l ,. on habitue les recrues n ?r porter la^t6te

droite et haute; a se tenir droit sans courber le dos, d faire

avancer le ventre, d faire saillir la poitrine, et rentrer le dos;

et afin qu'ils en contractent l'habitude, on leur donnera cette

position en les appuyant contre une muraille, de manidre que

les talons, le gias de la jambe, les dpaules et la taille y

touchent, ainsi que le dos des mains, en tournant les bras

au-dehors, sans ies dloigner du corps... on leur enseignera

pareillement a ne jamiis fixer les yeux a terre, mais a

envisager hardimenl ceux devant qqi ils passent... i rester

immodiles en attendant le commandement, sans remuer la

t€te, les mains ni les pieds... enfin d marcher d'un pal ferme,

le genou et le jarret tendus, la pointe basse et en dehors2 ,r.

fl v a eu, u,r .ours de I'Age classique, toute une ddcouverte

du corps comme objet ei cible de pouvoir- On trouverait

facilement des signei de cette grande attention port6e alors

au corps au corps qu'on manipule, qu'9n faqonne, qu'on

dresse, qui ob6it, q;i iepond, qrli devient habile ou dont les

forces se multiplient. Le grandlivre de l'Homme-machine a

6t6 6crit simultan6ment iu. deux registres : celui anatomo-

m6taphysique, dont Descartes avait 6crit les premidres pages

"i q.r. ies

^m6decins, les philosophes ont continud; celui,

technico-politique, qui fut ionstitud pal tout un ensemble de

rdglem.nlr militair"s, scolaires, hospitaliers et par d.: proc6-

dd empiriques et r6fl6chis pour contrOler ou corriger les

op6rations du corps. Deux registres bien distincts puisqu'il

stgissait ici de soumission et d'utilisation, lh de fonctionne-

-Jtrt et d'explication : corps utile, corps intelligible..E_t pour-

tant de l'un ?r I'autre, dei points de croisement' L'Homme-

machine del-a Mettrie est hla fois une r6duction mat6rialiste

de l,ame et une theorie g6n6rale du dressage, au centre

desquelles rdgne la notion de n docilit6 , qui joint au corps

urufyrable leiorps manipulable. Est docile un corps qui peut

€tre soumis, qui p.,tt €tre utilisd, qui pgut €tre transformd et

perfectionn6. Lei fameux automates, de leur cot6, n'6taient

iur seulement une maniere d'illustrer l'organisme; c'6taient

l. Ordonnance du 20 mars 1764'2. rbid.

Le,s corps dociles l6l

aussi des poupdes politiques, des modbles rdduits de pouvoir :obsession de Frdd6ric II, roi minutieux des petites machines,des r6giments bien dress6s et des longs exercices.

Dans ces sch6mas de docilit6, auxquels le xvrrr. sidcle aport6 tant d'int6r6t, quoi de si nouveau ? Ce n'est pas Iapremidre fois, ir coup s0r, que le corps fait l'objet d'investisse-ments si imperieux et si pressants; dans toute soci6t6, lecorps est pris a l'int6rieur de pouvoirs trrls serr6s, qui luiimposent des contraintes, des interdits ou des obligations.Plusieurs chose.g cependant sont nouvelles dans cJs tech-dique-s"T'6Chd1H ?'aboid,'du contidle : il ne s'agit pas detraiter t0ecirpS;par masse, en gros, comme s'il 6tait unb unit6indissociable, mais de le travailler dans le ddtail; d'exercersur lui une coercition t6nue, d'assurer des prises au niveaum6me de la mdcanique mouvements, gestes, attitudes,rapidit6: pouvoir infinitdsimal sur le corps actif. L'objet;''ensuite, du contr6le : non pas ou non plus les dl6mentssignifiants de la conduite ou le langage du corps, maisl'6conomie, I'efficacit6 des mouvements, l.,rT. grgillsalloninterne; Ia contrainte porte sur les forces fTuf6t que"sur lessignes; la seule c6r6monie qui importe vraiment, c'est cellede l'exercice. La modalit6 enfin : elle implique une coercitionihinterrompuel bonstante, qui veille sur les processus deI'activit6 plutOt que sur son rdsultat et elle s'exerce selon unecodification qui quadrille au plus prds le temps, l'espace, Iesmouvements. Ces mdthodes qui permettent le contr6le minu-tieux des op6rations du corps, g9l assgfent l'assujettissementconstant Ce ses forces et leur imposeni un rapport de docilitd-utilit6, c'est cela qu'on peut appeler les .i disciplines",)r. Beau-couP d.g procddds disciplinaires existaient depuis longtemps- dans les couvents, dans les arm6es, dans les atelieri aussi.Mais les disciplines sont devenues au cours du xvrre et duxvlli" sidcles des formules gdn6rales de domination. Diffd-rentes de I'esclavage puisqu'elles ne se fondent pas sur unfpport d'appropriation des corps; c'est mdme I'elegancdrdela disciplind,de se dispenser de ce rapport co0teu^

"i violent

en obtenant des effets d'utilite au moins aussi grands. Dif-f€rentes aussi de la domesticit6, qui est un rapport de domi-nation constant, global, massif, non analytique, illimit6 et6tabli sous la forme de la volonte singulidre du maitre, son

Page 4: Michel Foucault

-EIEFFEF.4d**itu"'

t62 Discipline Les corps dociles r63

( caprice r. Diff6rentes de la vassalitd qui est un rapport de

soumission hautement cod6, mais lointain et qui porte moins

sur les op6rations du corps que sur les produits du travail et

les matq,tm rituelles de I'all6geance. Diffdrentes encore de

I'asc6tisme et des o disciplines o de type monastique, qui ont

iour fonction d'assur.f des renoncements nfut-ot que des

majorations d'utilitd et qui, s'ils impliquent I'ob6issance a

autrui, ont pour fin principale une augmentation de la mai-

trise de chacun sur son propre corps. Le moment historique

des flisciplines, c'est ls moment of nait un art du corps

humiin, qui ne vise pas seulement la croissance de ses

habilet6s, rri non plus I'llourdissement de sa sujdtion, mais la

fq,rmation d'un rapporf q"i dans le m€me m6canisme le 1.e1dC;"t"nt plus obdisiant qu'il est plus utile, et inversement. Se

forme alors une politique des coercitions qui sont un travail

sur le corps, une manipulation calculde de ses 6l6ments, de

ses gestes, de ses.omportements. !e corps humain entre dans

,rnJrnachinerie de po,tuoir qui lifOuille, le ddsarticule et le

recompose. une < anatomie politique >, gui est aussi bien une

o'mdcanique du pouvoir >, est en train de naitre; elle ddfinit

comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas

simplement pour qu'ils fassent ce qu'on d€sire, mais pour

qu'iis opbrent comme on veut, avec les techniques, selon la

rapidit6 et l'efficacit6 qu'on d6termine. La dGcipline fabrique

ainsi des corps soumii et exercds, des corps o dociles > . La

discipline mijore les forces du colps (en termes dconomiques

d'utiiit6) et diminue ces m€mes forces (en termes politiques

d'ob6issance). D'un mot : elle dissocie le pouvoir du corps;

elle en fait d'une part une o aptitude o, une ( capacite 'qu'elle cherche e augmenter; et elle inverse d'autre part

li6nergie, la puissanc" qni pourrait en resulter, et elle en fait

un rapport de sujdtion stricte. Si I'explo-itation dconomique

Tdpar! ju force "f

l" produit du travail, disons que la coerci-

tion disciplinaire 6tablit dans le corps le lien contraignant

entre une aptitude major{e et une domination accme'

L'o inv..tiio., o de .elte nouvelle anatomie politique, il ne

faut pas l'entendre comme une soudaine ddcouverte. Mais

comme une multiplicitd de processus souvent mineurs, d'ori-

gine diff6rente, de localisation dparse,- qui se recoupent, se

iepctent, ou s'imitent, prennent appui les uns sur les autres,

se distinguent selon leur domaine d'application, entrent enconvergence et dessinent peu a peu I 6pure d'une methodegen€rale. On les trouve d l-'euure dans ies colleges,;;, tOt;plus tard dans les dcoles elementaires; ils sont investi lente-ment I'espace hospitalier; et en quelques dizaines d,ann€es,ils ont restructur6 l'organisation miiitaire. Ils ont circuldparfois trds vite d'un point d un autre (entre l'arm6e et lesecoles techniques ou les colleges et lyceei), parfois lentementet {e fagon plus discrdte (miliiarisatiotr insidie"i" a.r giu"a,ateliers). Ch-auue fois, ou presque, ils se sont imposds pourrdpondre a des exigences de .o.rlnncture : ici une innovationindustrielle, ld la recrudescenc"

"d" certaines maladies epide-

miques, ailleurs l'invention du fusil ou les victoires de IaPrusse. Ce qui n'emp€che pas qu'ils s'inscrivent au total dansdes transformations generales et essentielles q";il

-luudru

essayer de degager.Pas question de faire ici l'histoire des diffdrentes institu-

tions disciplinaires, dans ce qu'elles peuvent avoir chacune4: singulier- Mais de repdier ,",r["-ent sur une seried'exemPJes quelques-unet d"r techniqu.t-"isentielles qui sesont, de l'une h I'autre, generalis€es le plus facilement. iech-niques minutieuses toujours, souvent infimes, mais qui ontl:yr importance : puisqu'elles definissenr-un certain moded'investissement politique et detaille au .o.ps, une nouvelleo microphysique o du pouvoir; et puisqu;elles ,r'ont pascess6, depuis le xvtl' sidcle,

-de gugn.i des domaines de ptu,

en plus larges, comme si ellesl"trauient d couvrir le co{pssocial tout entier. Petites ruses dotees d'un grand pouvoir dediffusion, amenagements subtils, d'appaF"rr." innocente,ryais profond6ment soupEonneux, dispoStifs qui ob6issent ird'inavouables dconomiel, ou qui poursuivent des cgercitionss.ans grandeur, ce sont eux pourtant qui ont porte la mutation{u rdgime punitil au seuil de l'6poque contemporaine. Lesdecrire impliquera le pietinement du detail et l'uitenti;; auxminuties : sous les moindres figures, chercher non pas unsens, mais une precaution ; les replacer non seulement dans lasolidaritd d'un ftlnctionnement, mais dans la cohdrence d,unetactique. Ruses, moins de la grande raison qui travaille.iusque dans son sommeil et donne du sens ir l'inrig"in ant,que de I'attentive u malveillance , qui fait son grairide tout.La discipline esr une anat'mie politique du d6tail.

Page 5: Michel Foucault

164 Discipline

Pour avertir les impatiences, rappelons le mardchal de

Saxe : o Quoique ceux qui s'occupent des ddtails passent pour

des gens born6s, il me parait pourtant que cette partie est

essentielle, parce qu'elle est le fclndement, et qu'il est impos-

sible de faire aucun ddifice ni d'dtablir aucune methode sansen avoir les principes. Il ne suffit pas d'avoir le gcl0t del'architecture. tl faut savoir la coupe des pierres l. , De cette( coupe des pierres o, il y aurait toute une histoire ir dcrire -

histoire de la rationalisation utilitaire du d6tail dans la

comptabilitd morale et le contr6le politique. L'dge classiquene l'i pas inaugurde; il I'a acc6ld r€,e, en a chang6 l'6chelle, lui

a donn6 des instruments prdcis, et peut-€tre lui a-t-il trouv6quelques 6chos dans le calcul de I'infiniment petit ou dans la

description des caractdres les plus 6mus des €tres naturels.En tout cas, le o detail , 6tait depuis longtemps ddja unecategorie de la th6ologie et de l'ascdtisme : tout d6tail estimportant, puisque au regard de Dieu, nulle immensit6 n'estplus grande qu'un d6tail, mais qu'il n'est rien d'assez petitpour n'avoir pas 6t6 voulu par une des ses volontds singu-iiCr"s. Dans cette grande tradition de l'dminence du d6tailviendront se loger, sans difficultd, toutes les meticulositds de

l'6ducation chrdtienne, de la pddagogie scolaire ou militaire,de toutes les formes finalement de dressage. Pour l'hommedisciplin6, comme pour le vrai croyant, nul d6tail n'est indif-

fdrenl, mais moins par le sens qui s'y cache que par la prisequ'y trouve le pouvoir qui veut le saisir. Caractdristique, cegrand hymne aux < petites choses D et ir leur €ternelle impor-

tance, chant6 par Jean-Baptiste de La Salle, dans son Traitdsur les obligations des frdres des Ecoles chrdtiennes. La mys-

tique du quotidien y rejoint la discipline du minuscule.u Combien il est dangereux de ndgliger les petites choses.C'est une r6flexion bien consolante pour une Ame comme la

mienne, peu propre aux grandes actions, de penser que la

fidelite aux petites choses peut, par un progrds insensible,nous flever ?r la saintetd la plus dminente : parce que lespetites choses disposent aux grandes... Petites choses, dira-i-on, h6las, mon Dieu, que pouvons-nous faire de grand pour

vous, crdatures faibles et mortelles que nous sommes. Petites

l. Mardchal de Saxe, Mes r€veries, t-1, Avant-propos, p' 5'

choses; si les grandes se pr6sentent, les pratiquerions-nous ?Ne les croirions-nous pai au-dessus de nos iorces ? petiteschoses; et si Dieu les agrde et veut bien les recevoir commegrandes ? Petites choses; l'a-t-on eprouv6 ? en juge-t-ond'qprds l'exp6rience ? petites choses i on est donc bien cou_pable, si les regSrdant comme telles, on s'y refuse ? petiteschoses; ce sont elles cependant, qui d la longue ont formd degrands saints ! Oui, petites choses; mais grands mobiles,grands sentiments, grande ferveur, grandE ardeur, et enconsequence grands m6ri tes, grunds tr6sors, grandesr6compenses t. o La minutie des reglements, f. i.gu?a16til-leux des inspections, la mise soui controle des moindresparcelles de la vie et du corps donneront bient6t, dans lecadre de l'6cole, de la casern", d. l'hopitui o,r de l'atelier, uncontenu laicisd, une rationalitd 6conclmique ou technlq". d cegaJcuf mystique de l'infime et de l'infini. ii.r.t" Histoire duDdtail au xvlll" sidcle, placde sous le signe de Jean-Baptiste deLa Salle, fr6lant Leibhi z et Buffon, passant par Fred6ric II,traversant la.pedagogie, la mddecine, la tactique militaire, etl'6conomie, devraii aboutir d I'homme qui avait r6v6, d la findu sidcle, d'€tre un nouveau Newton, non plus .;l"i desimmensit6s du ciel ou des masses plan6tuires, mais des1-petits corps ,, des petits mouvements, des petites actions; al'hommg qui rdpondit a M-onge (o II n'y iuuii qr,.rr,

-orrde i

ddcouvrir n) : " Qr'ai-je la lniendu i Mais le monde desd6tails, qui a jamais song6 ir cet autre, d celui-la ? M;i, ddsl'Age de quin?e ans, i 'y.-yais. Je m'en suis occupd alors, etce souvenir vit en moi, comme une idee fixe d ne m'abandon-ner jamais... Cet autre monde, c'est le plus important de tousgue je m'6tais flattd de d6couvri. d'i p.nr.i, j,en ai mal dl'Ame 2.

', Il ne. I'a pas decouvert; maii on ,uit' Uien qJit aentrepris de l'organiser.; gt- qu,il a voulu amenage; toutautour de lui u.n dispositif de pouvoir qui lui perriette depercevoir-jusqu'au plus petit 6v6nement de l'Etat qu,il gou-vernait; il entendait,-par la rigoureuse discipline q,.r;il faisaitr6gner, o embrasser l'ensembJe de cette vaste

-ulhine sans

neanmoins que le moindre ddtail puisse lui 6ch;pt;r:;1' J'-B' de La Salle, Traitd sur les obligations des lrires des Ecoles ehrdtiennes,id i t ion de 1783, p.238-239.2' E' Geoffroy Saint-Hilaire pr€te cette d6claration ir Bonaparte, sur l,Intro-duction aux Not ions svnthdtiqirt ,t histor"iques d.e plritutiiphie natttrelle..3' J'8. Treilhard, Morifs du code ,1'tn-rtiiction c'riminelie, iggd, p.'i;.

Les corps dociles 165

Page 6: Michel Foucault

r66 Discipline

Une observation minutieuse du ddtail, et en m€me tempsune prise en compte politique de ces petites choses, pour lecontrOle et l'utilisation des hommes, montent d travers l'Ageclassique, portant avec elles tout un ensemble de techniques,tout un corpus de proc6des et de savoir, de descriptions, derecettes et de donnees. Et de ces vetilles, sans doute, est n6l'homme de l 'humanisme moderne l.

L'ART DES nE,peRTITIoNS

La discipline procdde d'abord ir la rdpartition des individusdans I'espace. Pour cela, elle met en euvre plusieurs tech-niques.

1 . La discipline parfois exige la cl\ture, la spdcificationd'un lieu hdterogbne h tous les autres et ferm6 sur lui-m€me.Lieu prot6ge de la monotonie disciplinaire. Il y a eu le grandn renfermement > des vagabonds et des misdrables; il y en aeu d'autres plus discrets, mais insidieux et efficaces. Col-ldges : le moddle du couvent peu h peu s'impose; l'internatapparait comme le rdgime d'6ducation sinon le plus fr6quent,du moins le plus parfait; il devient obligatoire a Louis-le-Grand quand, apres le ddpart des J€suites, on en fait uncolldge modele2. Casernes : il faut fixer I'armde, cette massevagabonde; emp6cher le pillage et les violences; apaiser leshabitants qui supportent mal les troupes de passage; 6viterles conflits avec les autorites civiles; arr€ter les ddsertions;contrdler les d6penses. L'ordonnance de l7l9 prescrit laconstruction de plusieurs centaines de casernes, a l'imitationde celles d€jh amdnagdes dans le Midi; l'enfermement y serastrict : o Le tout sera clos et ferm6 par une enceinte demuraille de dix pieds de hauteur qui environnera les ditspavillons, d trente pieds de distance de tous les c0t6s , - etcela pour maintenir les troupes o dans l'ordre et la discipline

l. Je choisirai les exemples dans les institutions militaires, m€dicales,scolaires et industrielles. D'autres exemples auraient pu €tre pris dans lacolonisation, I'esclavage, les soins d la premidre enfance.

2. Cf. Ph. Aries, L'Etlant et la fumil le, 1960, p.308-313, et G. Synders, ktPetlugogie en France uwr xv'tf et xv'tt f si icles, 1965, p.35-41.

Les corps dociles t67

et que l'officier soit en etat d'y r6pondre I o. En 1145, il y avaitdes casernes dans 320 vi l les environ; et on est imait a200 000 hommes a peu prds la capacite totale des casernes en17752. A c6td des ateliers dissdminds se d6veloppent aussi degrands espaces manufacturiers, d la f<lis hclmogdnes et bienddlimites : les manufactures rdunies d'abord, puis, les usines,dans la seconde moiti6 du xvru" siecle (les forges de la Chaus-sade occupent toute la presqu'ile de M€dine, entre Nievre etLoire; pour installer l 'usine d'Indret en |TTT , Wilkinson, icoups de remblais et de digues, amdnage une ile sur la Loire;Toufait construit Le Creusot dans la vallee de la Charbon-niere qu'il a remodelee et il installe dans l'usine m€me desIogements ouvriers); c'est un changement d'echelle, c'estaussi un nouveau type de contrOle. L'usine explicitements'apparente au couvent, a la forteresse, a une ville close; legardien .. n'ouvrira les portes qu'a la rentree des ouvriers, etapres que la cloche qui annonce la reprise des travaux auraet6 sonnee ) ; un quart d'heure apres plus personne n'aura ledroit d'entrer; a la fin de la journ6e, les chefs d'atelier sonttenus de remettre les clef-s au suisse de la manufacture quirouvre alors les portes3. C'est qu'il s'agit, a mesure que seconcentrent les forces de production, d'en tirer Ie maximumd'avantages et d'en neutraliser les inconvenients (vols, inter-ruptions du travail , agitations et < cabales ,); de protdger lesmateriaux et outils et de maitriser les forces de travail :n L'ordre et la police qu'on doit tenir exigent que tous lesouvriers soient reunis sous le m€me toit, afin que celui desassocies qui est charg6 de la direction de la manufacturepuisse prevenir et rem€dier aux abus qui pourraient s'intro-duire parmi les ouvriers et en arr€ter le progres en sonprincipe4. ,,

2. Mais le principe de o clOture )> n'est ni constant, ni

l . L'ordonnunce mil i taire, t. XIL, 25 septembre l7lg. cf. pl. n., 5.2 Daisv, !,e R<tyaume de France, 1745, p.201-Z0g; Mdmoire anonyme de

1.775 (Ddpot de la guerre,3689 f. 156). A. Navereau, Le Ingement et les uitensilesdes |4ens de 64u ne de 1439 d, 1789, 1924, p. 132-135. Cf. planches n', 5 et 6.

3. Proiet de reglement pour l'acierie d'Amb<tise, Aichives nationales,t . t2 1301.

'1. Memoire au ro.i, a propos de la f'abrique de toile i voiles d'Angerc, 4rV. Dauphin, Recherches sur l'industrie textile en Aniou, 1913, p. 199.

v

Page 7: Michel Foucault

168 Discipline

indispensable, ni suffisant dans les appareils disciplinaires.Ceux-ci travaillent l'espace d'une manidre beaucoup plussouple et plus fine. Et d'abord selon le principe de la lclcalisa-tion elementaire ou du quadrillage. A chaque individu, saplace; et en chaque emplacement, un individu. Eviter lesdistributions par groupes; decomposer les implantations col-lect ives; analyser les plural i tds confuses, massives oufuyantes. L'espace disciplinaire tend a se diviser en autant deparcelles qu'il y a de corps ou d'6l6ments ir rdpartir. Il fautannuler les effets des rdpartitions indecises, la disparitionincontrolde des individus, leur circulation diffuse, leur coagu-lation inutilisable et dangereuse; tactique d'antid6sertion,d'antivagabondage, d'antiagglom€ration. Il s'agit d'etablirles pr6sences et les absences, de savoir oir et comment re-trouver les individus, d'instaurer les communications utiles,d'interrompre les autres, de pouvoir ir chaque instant surveil-ler la conduite de chacun, l'apprdcier, la sanctionner, mesu-rer les qualitds ou les merites. Procedure dclnc, pourconnaitre, pour maitriser et pour utiliser. La discipline orga-nise un espace analytique.

Et la encore, elle rencontre un vieux proc€d6 architecturalet religieux : la cellule des couvents. Mdme si les cases qu'ilassigne deviennent purement ideales, I'espace des disciplinesest toujours, au fond, cellulaire. Solitude n€cessaire du corpset de l'Ame disait un certain ascetisme : ils doivent parmoments au moins affronter seuls la tentation et peut-€tre lasev6rit6 de Dieu. o Le sommeil est l'image de la mort, ledortoir est l'image du sepulcre... quoique les dclrtoirs soientcommuns, les lits sont cependant ranges de telle manidre et seferment si exacternent par le mclyen des rideaux que les fillespeuvent se lever et se coucher sans se voir I . ,' Mais ce n'est l2tencore qu'une forme trds fruste.

3. La rdgle des emplucements fonctionnels va peu a peu,dans les institutions disciplinaires, coder un espace quel'architecture laissait en g6n6ral disponible et pr€t a plu-sieurs usages. Des places d€terminies se definissent pourrepondre non seulement a la necessite de surveil ler, de

l. Riglement pour la communautd des lilles tlu Bort Pusteur, i ru Delantal'e,Traitd tle Police, livre lll, titre V, p. 507. C[. aussi pl. n" 9-

Ics corps dociles 169

rompre les communications dangereuses, mais aussi de cr6erun espace uti le. Le processus apparait clairement dans lesh6pitaux, surtout dans les hopitaux militaires et marit imes.En France, i l semble que Rochefort ait servi d'exp6rimenta-tion et de moddle. Un port, et un port mil itaire, c'est, avec descircuits de marchandises, d'hommes enrol6s de grd ou deforce, de marins s'embarquant et d6barquant, de maladies etd'6piddmies, un l ieu de d6sertion, de contrebande, de conta-gion : carrefour de mdlanges dangereux, croisement de cir-culations interdites. L'hopital marit ime doit donc soigner,mais pour cela m€me, i l doit €tre un fi l tre, un dispositif qui6pingle et quadril le; i l faut qu'i l assure une emprise sur toutecette mobil itd et ce grouil lement, en ddcomposant la confu-sion de l ' i l l6gal i t6 et du mal . La survei l lance m6dicale desmaladies et des contagions y est solidaire de toute une s6ried'autres contrOles : mil itaire sur les ddserteurs, f iscal sur lesmarchandises, administratif sur les remedes, les rations, lesdisparit ions, les gu6risons, les morts, les simulations. D'oir lan6cessit6 de distribuer et de cloisonner l 'espace avec rigueur.Les premidres mesures prises a Rochefort concernaient leschoses plut6t que les hommes, les marchandises pr6cieusesplut6t que les malades. Les am6nagements de la surveil lancefiscale et 6conomique pr6cddent les techniques de l 'observa-tion mddicale : localisation des mddicaments dans des coffresferm6s, registre de leur uti l isation; un peu plus tard, on metau point un systdme pour v6rif ier le nombre rdel des malades,leur identitd, les unitds dont i ls reldvent; puis on rdglementeleurs allees et venues, or les contraint a rester dans leurssalles; ir chaque lit est attachd le nom de qui s'y trouve; toutindividu soign6 est port6 sur un registre que le m6decin doitconsulter pendant la visite; plus tard viendront I ' isolementdes contagieux, les l its s6par6s. Peu d peu un espace adminis-tratif et polit ique s'articule en espace therapeutique; i l tend dindividualiser les corps, les maladies, les sympt6mes, les vieset les morts; i l constitue un tableau r6el de singularit6siuxtaposdes et soigneusement distinctes. Nait de la disci-pl ine, un espace mddicalement ut i le.

Dans les usines qui apparaissent h la fin du xvrrr" sidcle, lepr incipe du quadr i l lage indiv idual isant se compl ique. I ls'ergit a la fois de distribuer les individus dans un espace otr on

Page 8: Michel Foucault

t70 Discipline

peut les isoler et les reperer; mais aussi d'articuler cette

distribution sur un appareil de production qui a ses exigences

propres. Il faut lier la r6partition des corps, -l'am6nagementrpuiiut de l'appareil de production, et les diffdrentes formes

d'activitd dani ta distribution des < postes )). A ce principe

obdit la manufacture d'Oberkampf 2r Jouy. Elle est composee

d'une s6rie d'ateliers sp6cifi6s selon chaque grand type d'op6-

rations : pour les imprimeurs, les rentreurs, les coloristes, les

pinceauteuses, les graveurs, les teinturiers. Le plus grand des

bati*tnts, construit en 1791, par Toussaint Barr€, a cent dix

mdtres de long et trois 6tages. Le rez-de-chauss6e est consa-

cr6, pour l 'esient iel , a l ' imprimerie au bloc; i l cont ient

132 tables dispos6es en deux rangees le long de la salle qui est

percde de 88 fen6tres; chaque imprimeur travaille e une

iable, avec son < tireur )), charg6 de prdpareret d'dtendre les

couleurs. Au total 264personnes. A l'extr6mit6 de chaque

table, une sorte de rAtelier sur lequel I'ouvrier d6pose, pour

qu'elle seche, la toile qu'il vient d'impriT.l.t. En parcourant

l;all6e centrale de I'atelier, il est possible d'assurer une sur-

veillance a la fois generale et individuelle : constater la

pr6sence, I'application de l'ouvrier, la qualit6 de son travail;

.o.npurer lei buvriers entre eux, les classer selon leur habi-

let6 et leur rapiditd; suivre les stades successifs de la fabrica-

tion. Toutes les mises en s6rie forment une grille perma-

nente : les confusions S'y d6font 2 : c'est-?r-dire que la

production se divise et que le processus de travail s'articule

d'un" part selon ses phases, ses stades ou ses op6rations

dl6mentaires, et de l'autre, selon les individus qui l'effectuent,

les corps singuliers qui s'y appliquent : chaque variable de

cette force vigueur, promptitude, habilete, constancepeut €tre observee, donC caractdris€e, apprdcide, comptabili-

s6., et rapport6e 2r celui qui en est l'agent particulier. Ainsi

6pinglde db faqon parfaitement lisible a toute la s6rie des

.brpi singuliers, la force de travail peut s'analyser en unites

l . Reglement de la fabrique de Saint-Maur. B.N. Ms. coll ' Delamare.

Manulactures lll.- Z. 'Ct.ce que disait La Mdtherie, visitant Le Creusot : ( Les bAtiments pour

un si bel etablissement et une si grande quantitd d'ouvrages diff'6rents, de-

vaient avoirune etendue suff isante, afin qu' i l n'.v ait point de confusion parmi

les ouvriers pendant le temps de travail " lluumul de phtsique, t. XXX, 1787,

p. 66).

Les corps dociles t7l

individuelles. Sous la division du processus de production, enm€me temps qu'elle, on trouve, d la naissance de la grandeindustrie, la decomposition individualisante de la force detravail; les rdpartitions de l'espace disciplinaire ont assurdsouvent I'une et l'autre.

4. Dans la discipline, les dliments sont interchangeablespuisque chacun se d6finit par la place qu'il occupe dans unes6rie, et par l'6cart qui le separe des autres. L'unitd n'y estdonc ni le territoire (unit6 de domination), ni le lieu (unitd derdsidence), mais le rang: la place qu'on occupe dans unclassement, le point oir se croisent une ligne et une colonne,l'intervalle dans une serie d'intervalles qu'on peut parcourirles uns aprds les autres . La discipline, art du rang et tech-nique pour la transformation des arrangements. Elle indivi-dualise les corps par une localisation qui ne les implante pas,mais les distribue et les fait circuler dans un rdseau derelations.

Soit l 'exemple de la n classe >. Dans les col ldges desJ6suites, on trouvait encore une organisation 2r la fois binaireet massive; les classes, qui pouvaient compter jusqu'd deuxou trois cents 6ldves, etaient divisees en groupes de dix;chacun de ces groupes, avec son decurion, dtait plac6 dans uncamp, le romain ou le carthaginois; h chaque d6curie corres-pondait une ddcurie adverse. La forme generale etait celle dela guerre et de la rivalit6; le travail, l 'apprentisssge, leclassement s'effectuaient sous la forme de la joute, a traversI'affrontement des deux armdes; la prestation de chaque6ldve etait inscrite dans ce duel gen6ral; elle assurait, pour sapart, la victoire ou les ddfaites d'un camp; et les 6ldves sevoyaient assigner une place qui correspondait d la fonction dechacun et 2r sa valeur de combattant dans le groupe unitairede sa d6curie l. On peut noter d'ailleurs que cette comediet'<rmaine permettait de lier, aux exercices binaires de larivalitd, une disposition spatiale inspiree de la legion, avecrarg, hidrarchie, surveillance pyramidale. Ne pas oublier quecl'une faqon g6nerale le mclddle romain, a l 'epoque desLumidres, a jou6 un double role; sous son visage r6publicain,

l . Cf . C. de Rrchemonteix, [ -Jr t col ldge au WII" s iecle,1889, t . I I I , p.51 et

i .

ilq

Page 9: Michel Foucault

1172 Discipline

c'6tait l'institution m€me de Ia libert6 ; sous son visage mili-taire, c'dtait le schdma iddal de la discipline. La Rome duxvIIIe sidcle et de la R6volution, c'est celle du S6nat, maisaussi de la l6gion, celle du Forum, mais celle des camps.Jusqu'd l'Empire, la reference romaine a v6hicul6, d'unemanidre ambigu6, l'id6al juridique de la citoyennetd et latechnique des procddds disciplinaires. En tout cas, ce qu'il yavait de strictement disciplinaire dans la fable antique quejouait en permanence les colldges des Jdsuites I'a emportd surce qu'il y avait de joute et de guerre mim6e. Peu d peu - maissurtout aprds 1762 l'espace scolaire se d6plie; la classedevient homogdne, elle n'est plus compos6e que d'6l6mentsindividuels qui viennent se disposer les uns ir cdt6 des autressous le regard du maitre. Le ( ran1 rr, au xvII I" sidcle,commence d ddfinir la grande forme de rdpartition des indivi-dus dans l'ordre scolaire : rang6es d'6ldves dans la classe, lescouloirs, les cours; rang attribu6 a chacun a propos dechaque tdche et de chaque epreuve; rang qu'il obtient desemaine en semaine, de mois en mois, d'annde en annee;alignement des classes d'Age les unes d la suite des autres,succession des matidres enseigndes, des questions trait6esselon un ordre de difficult6 croissante. Et dans cet ensembled'alignements obligatoires, chaque 6ldve selon son Age, sesperformances, sa conduite, occupe tant6t un rang, tantdt unautre; il se d6place sans cesse sur ces sdries de cases lesunes, id6ales, marquant une hi6rarchie du savoir ou descapacitds, les autres devant traduire mat6riellement dansI'espace de la classe ou du colldge cette rdpartition desvaleurs ou des mdrites. Mouvement perp6tuel oir les indivi-dus se substituent les uns aux autres, dans un espace quescandent des intervalles align6s.

L'organisation d'un espace sdriel fut une des grandes muta-tions techniques de l'enseignement dldmentaire. Il a permisde d6passer le systdme traditionnel (un 6ldve travaillantquelques minutes avec le maitre, pendant que demeure oisifet sans surveillance, le groupe confus de ceux qui attendent).En assignant des places individuelles, il a rendu possible lecontr6le de chacun et le travail simultan6 de tous. Il aorganisd une nouvelle economie du temps d'apprentissage. Ila fait fonctionner l'espace scolaire comme une machine a

Les corps dociles 173

apprendre, mais aussi a survei l ler , a hi6rarchiser, ar6compenser. J.-B. de La Salle r6vait d'une classe dont ladistribution spatiale pourrait assurer d la fois toute une s6riede distinctions : selon le degr6 d'avancement des 6ldves, selonla valeur de chacun, selon leur plus ou moins bon caractdre,selon leur plus ou moins grande application, selon leurpropret6, et selon la fortune de leurs parents. Alors, Ia salle declasse formerait un grand tableau unique, d entrdes multi-ples, sous le regard soigneusement o classificateur > dumaitre : o Il y aura dans toutes les classes des places assi-gndes pour tous les 6coliers de toutes les leqons, €n sorte quetous ceux de la m6me leqon soient tous placds en un m€meendroit et toujours fixe. Les 6coliers des plus hautes leqonsseront plac6s dans les bancs les plus proches de la muraille, etles autres ensuite selon I'ordre des leEons en avanEant vers lemilieu de la classe... Chacun des dleves aura sa place rdglde etaucun d'eux ne quittera ni ne changera la sienne que parI'ordre et le consentement de l'inspecteur des 6coles. o Ilfaudra faire en sorte que ( ceux dont les parents sont ndgli-gents et ont de la vermine soient sipar6s de ceux qui sontpropres et qui n'en ont point; qu'un ecolier l6ger et 6ventdsoit entre deux qui soient sages et pos6s, un libertin ou seul ouentre deux qui ont de la pi6td I ,.

Les disciplines en organisant les o cellules ,, les o places oet les ( rangs > fabriquent des espaces complexes : 2r la foisarchitecturaux, fonctionnels et hi6rarchiques. Ce sont desespaces qui assurent la fixation et permettent la circulation;ils d6coupent des segments individuels et 6tablissent desliaisons opdratoires; ils marquent des places et indiquent desvaleurs; ils garantissent I'ob6issance des individus, maisaussi une meilleure 6conomie du temps et des gestes. Ce sont

l. J.-8. de La Salle, Conduite des Ecoles chrdtiennes, B.N. Ms. 11759,p.248-249. Un peu plus tdt Batencour proposait que les salles de classe soientdivisees en trois parties : o La plus honorable pour ceux qui apprennent lelatin... I l est h souhaiter qu' i l se trouve autant de places aux tables qu'i l y aurad'ecrivains, pour dviter les confusions que font ordinairement les paresseux. ))Dans une autre ceux qui apprennent d l ire : un banc pour les riches, un bancpour les pauvres ( afin que la vermine ne se communique pas o. Troisidmeemplacement, pour les nouveaux venus : n Quand on a reconnu leur capacit6,on leur attribue une place , (M.I.D.B., Instruc:tion methodique pour l'dcolepuroissiale, 1669, p. 56-57). Cf. planches n"' l0-1 l.

Page 10: Michel Foucault

t74 Discipline

des espaces mixtes : rdels puisqu'ils rdgissent la dispositionde bdtiments, de salles, de mobiliers, mais id6aux, puisque seprojettent sur cet amdnagement des caracterisations, desestimations, des hidrarchies. La premidre des grandes op6ra-tions de la discipline, c'est donc la constitution de o tableauxvivants > qui transforment les multitudes confuses, inutilesou dangereuses, en multiplicit6s ordonn6es. La constitutionde u tableaux > a 6rc un des grands probldmes de la tech-nologie scientifique, politique et dconomique du xvIII" siecle :am6nager des jardins de plantes et d'animaux, et bAtir enm€me temps des classifications rationnelles des €tresvivants; observer, contr6ler, regulariser la circulation desmarchandises et de la monnaie et construire par lh m6me untableau 6conomique qui puisse valoir comme principe d'enri-chissement; inspecter les hommes, constater leur pr6sence etleur absence, et constituer un registre g€n€ral et permanentdes forces armees; repartir les malades, les s6parer les unsdes autres, diviser avec soin l'espace hospitalier et faire unclassement systdmatique des maladies : autant d'operationsjumelles of les deux constituants - distribution et analyse,contrOle et intelligibilitd - sont solidaires l'un de l'autre. Letableau, au xvlu" sidcle, c'est a la fois une technique depouvoir et une procddure de savoir. Il s'agit d'organiser lemultiple, de se donner un instrument pour le parcourir et lemaitriser; il s'agit de lui imposer un ( ordre ,. Comme le chefd'armde dont parlait Guibert, le naturaliste, le m6decin,l'6conomiste est n aveugl6 par l'immensite, dtourdi par lamultiplicit6 des objets, tant d'attentions r6unies forment unfardeau au-dessus de ses forces. La science de la guerremoderne en se perfectionnant, en se rapprochant des v6ri-tables principes pourrait devenir plus simple et moins diffi-cile ,; les armdes ( avec des tactiques simples, analogues,susceptibles de se plier ir tous les mouvements... seraient plusfaciles h remuer et ?r conduire I ,. Tactique, ordonnancementspatial des hommes; taxinomie, espace disciplinaire des€tres naturels; tableau dconomique, mouvement rdgl6 desrichesses.

l. J.A. de Guibert, Essai gdndral de tactique, 1772,I, Discours prdliminaire,p. XXXVI.

I-es corps dociles 175

Mais le tableau n'a pas la mOme fonction dans ces diff6-rents registres. Dans I'ordre de l'economie, il permet lamesure des quantitds et l'analyse des mouvements. Sous laforme de la taxinomie, il a pour fonction de caractdriser (etpar consdquent de r6duire les singularites individuelles), etde constituer des classes (donc d'exclure les consid6rations denombre). Mais sous la forme de la rdpartition disciplinaire, lamise en tableau a pour fonction, au contraire, de traiter lamultiplicit6 pour elle-m€me, de la distribuer et d'en tirer leplus d'effets possibles. Alors que la taxinomie naturelle sesitue sur I'axe qui va du caractere ir la categorie, la tactiquedisciplinaire se situe sur l'axe qui lie le singulier et le multi-ple. Elle permet a la fois la caracterisation de l'individucomme l'individu, et la mise en ordre d'une multiplicit6donnde. Elle est la condition premiere pour le contrdle etI'usage d'un ensemble d'dlements distincts : la base pour unemicrophysique d'un pouvoir qu'on pourrait appeler o cellu-laire ,.

LE coNrnOle DE L'ACTIVITE

1. L'emploi du temps est un vieil hdritage. Les communau-t6s monastiques en avaient sans doute suggdrd le moddlestrict. Il s'6tait vite diffus6. Ses trois grands proc€ddsetablir des scansions, contraindre a des occupations d6termi-ndes, rdgler les cycles de rdpetition - se sont retrcluvds trdst6t dans les colleges, les ateliers, les h6pitaux. A I'intdrieurdes sch6mas anciens, les nouvelles disciplines n'ont pas eu depeine a se loger; les maisons d'education et les dtablisse-ments d'assistance prolongeaient la vie et la rdgularitd descouvents dont elles dtaient souvent les annexes. La rigueur dutemps industriel a gard6 longtemps une allure religieuse; auxvII" siecle, le rdglement des grandes manufactures prdcisaitles exercices qui devaient scander le travail : o Toutes lespersonnes..., arrivant le matin a leur m6tier avant que detravailler commenceront par laver leurs mains, offriront aDieu leur travail, feront Ie signe de la croix et commenceronta travailler | ,, ; mais au xIX' siecle encore, lorsqu'on voudra

l. Article l' ' ' ' du reglement de la fabrique de Saint-Maur.

Page 11: Michel Foucault

F

176 Discipline

utiliser dans I'industrie des populations rurales, il arrivequ'on fasse appel, pour les habituer au travail en ateliers, hdes congr6gations; on encadre les ouvriers dans des o usines-couvents > . La grande discipline militaire s'est formee, dansles armees protestantes de Maurice d'Orange et de GustaveAdolphe, a travers une rythmique du temps qui 6tait scandeepar les exercices de piete; I'existence a I'armde doit avoir,disait Boussanelle, bien plus tard, certaines ( des perfectionsdu cloitre m€me | ,,. Pendant des siecles, les ordres religieuxont 6t6 des maitres de discipline : ils dtaient les spdcialises dutemps, grands techniciens du rythme et des activit€s rdgu-lieres. Mais ces proc€des de regularisation temporelle dontelles hdritent, les disciplines les modifient. En les affinantd'abord. C'est en quarts d'heure, €D minutes, en secondesqu'on se met a compter. A l'armde, bien s0r : Guilbert fitprocdder systdmatiquement ir des chronomdtrages de tir dontVauban avait eu l'idee. Dans les 6coles el6mentaires, lad6coupe du temps devient de plus en plus tdnue; les activitessont cerndes au plus pres par des ordres auxquels il fautrdpondre immddiatement : ( au dernier coup de I'heure, undcolier sonner a la cloche et au premier coup tous les ecoliersse mettront ir genoux, les bras croises et les yeux baiss6s. Lapridre 6tant finie, le maitre frappera un coup de signal pourfaire lever les 6ldves, un second pour leur faire signe de saluerle Christ, et le troisidme pour les faire asseoir2 ,r. Au ddbut duxnre sidcle, on proposera pour l'6cole mutuelle des emplois dutemps comme celui-ci : 8 h 45 entr6e du moniteur, 8 h 52appel du moniteur, 8 h 56 entrde des enfants et priere, t hentrde dans les bancs, t h 04 premidre ardoise, t h 08 fin de ladictde, th 12 deuxidme ardoise, etc.3. L'extension progres-sive du salariat entraine de son c0t6 un quadrillage resserr6du temps : ., S'il arrivait que les ouvriers se rendissent plus

tard qu'un quart d'heure apres que la cloche aura €t€ son-

l . L.de Boussanelle, lc Bon Mil i taire,1770,p.2. Sur le caractere rel igieuxde la discipline dans I'armee suedoise, cf. The Swedish Discipline, Londres,1632.

2. J.-B.de La Salle, Conduite des Ecoles chrdtiennes,B.N. Ms I 1759, p. 27 -28.3. Bally, cit6 par R.R. Tronchot, L'Enseignement mutuel en France, thdse

dactylographiee, I, p. 221.+. noiei de rdgtement pour Ia fabrique d'Amboise, art.2, Archives nationales

f 12 1301. Il est prdcisd que cela vaut aussi pourceux qui travaillent aux pieces.

Les corps dociles 177

ngg 4. . . >>

dant le travail et qui perdrait plus de cinq minutes... >;n celui qui ne sera pas ?r son travail a l 'heure precisel...,r.Mais on cherche aussi a assurer la qualitd du temps employe :contrOle ininterrompu, pression des surveillants, annulationde tout ce qui peut troubler et distraire; il s'agit de constituerun temps integralement utile : n Il est expressdment defendupendant le travail d'amuser les compagnons par des gestes ouautrement, de jouer ir quelque jeu que ce soit, de manger,dormir, raconter des histoires et comedies2 > ; et m€me pen-dant l'interruption du repas, " il ne sera fait aucun discoursd'histoire, d'aventure ou d'autres entretiens qui detournentles ouvriers de leur travail >; < il est expressement defendu htout ouvrier et sous aucun prdtexte que ce puisse €tre d'intro-duire du vin dans la manufacture et de boire dans les ate-liers 3 ,r. Le temps mesur6 et payd doit €tre aussi un tempssans impuretd ni defaut, ur temps de bonne qualit6, tout aulong duquel le corps reste applique ir son exercice. L'exacti-tude et I'application sont, avec la r6gularit6, les vertus fonda-mentales du temps disciplinaire. Mais la n'est pas le plusnouveau. D'autres procddds sont plus caracteristiques desdisciplines.

2. L'd,laboration temporelle de l'acte. Soit deux manieres decontrdler la marche d'une tr<lupe. Debut du xvrr'siecle :.. Accoutumer les soldats en marchant par file ou en batail-lon, de marcher a la cadence du tambour. Et pour le faire, ilfaut commencer par le pied droit, afin que toute la troupe serencontre a lever un m€me pied en m0me temps4. ,, Milieu duxvIII'siecle, quatre sortes de pas : u La longueur du petit passera d'un pied, celle du pas ordinaire, du pas redoubld et dupas de route de deux pieds, le tout mesurd d'un talon al'autre; quant d la durde, celle du petit pas et du pas ordinairesera d'une seconde, pendant laquelle on fera deux pas redou-bl6s; la dur€e du pas de route sera d'un peu plus d'uneseconde. Le pas oblique se fera dans le m€me espace d'une

l . Rdglement provisoire pour la f 'abrique de M. S. Oppenheim, 1809,irrt. 7-8, irz Hayem , Meimoires et documents puur revenir d l'histoire du cctmmerce.

2. RBglement pour la fabrique de M.S. Oppenheim, art. 16.3. Prciet de reS1,lement pour h lubrique d'Amboise, art.4.1. L. de Montgommery, kt Milice liangaise, ed. de 1636, p.86.

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178 Discipline

seconde; le pas au plus de 18 pouces d'un talon d I'autre... Onexdcutera le pas ordinaire en avant en tenant la tete haute etle corps droit, €rl se contenant en dquilibre successivementsur une seule jambe, €t portant l'autre en avant, le jarrettendu, la pointe du pied un peu tournee au dehors et bassepour raser sans affectation le terrain sur lequel on devramarcher et poser le pied a terre, de maniere que chaquepartie y appuie en m€me temps sans frapper contre terre l. oEntre ces deux prescriptions, un nouveau faisceau decontraintes a €t6 mis en jeu, un autre degrd de prdcision dansla ddcomposition des gestes et des mouvements, une autremaniere d'ajuster le corps ir des imperatifs temporels.

Ce que definit l'ordonnance de l7 66, ce n'est pas un emploidu temps - cadre glndral pour une activitd; c'est plus qu'un

rythme collectif et obligatoire, imposd de l'exterieur; c'est unn programme " ; il assure l'dlaboration de l'acte lui-m6me; ilcontrOle de l'intdrieur son deroulement et ses phases. On estpass6 d'une forme d'injonction qui mesurait ou scandait lesgestes d une trame qui les contraint et les soutient tout aulong de leur enchainement. Se definit une sorte de schdmaanatomochronologique du comportement. L 'acte estddcomposd en ces 6l6ments; la posit ion du corps, desmembres, des articulations est ddfinie; ir chaque mouvementsont assigndes une direction, une amplitude, une durde; leurordre de succession est prescrit. Le temps penetre le corps, etavec lui tous les contr6les minutieux du p<luvoir.

3. D'ou la mise en corrdlation du corps et du geste.. Lecontr6le disciplinaire ne consiste pas simplement d enseignerou ir imposer une s6rie de gestes definis; il impose la relationla meilleure entre un geste et l'attitude globale du corps, quien est la condition d'efficacitd et de rapiditd. Dans le bonemploi du corps, qui permet un bon emploi du temps, rien nedoit rester oisif ou inutile : tout dclit €tre appel6 ir former lesupport de l'acte requis. Un corps bien discipline forme lecontexte opdratoire du moindre geste. Une bonne dcriture parexemple suppose une gymnastique - toute une routine dontle code rigoureux investit le corps en son entier, de la pointedu pied au bout de I'index. Il faut < tenir le corps droit, ur peu

l. Ordonnunce du l"'ianvier 1766, pour rdgler l'exercice ele l'infanterie.

Les curps dociles t79

tourn6 et ddgage sur le cOte gauche, et tant soit peu penchdsur le devant, en sorte que le coude 6tant posd sur la table, lementon puisse €tre appuyd sur le poing, ir moins que la port€ede la vue ne le permette pas ; la jambe gauche doit €tre un peuplus avancde sous la table que la droite. Il faut laisser unedistance de deux doigts du corps e la table; car non seule-ment on 6crit avec plus de promptitude, mais rien n'est plusnuisible d la santd que de contracter l'habitude d'appuyerl'estomac contre la table; la partie du bras gauche, depuis lecoude jusqu'ir la main, doit €tre placde sur la table. Le brasdroit doit €tre dloignd du corps d'environ trois doigts, et sclrtirun peu pres de cinq doigts de la table, sur laquelle il doitporter ldgdrement. Le maitre fera connaitre aux ecoliers laposture qu'ils doivent tenir en dcrivant, et la redressera soitpar signe ou autrement, lorsqu'ils s'en dcarteront I ,r. Uncorps disciplind est le soutien d'un geste efficace.

4. L'ctrticulation corps-obiet. La discipline definit chacundes rapports que le corps doit entretenir avec I'objet qu'ilmanipule. Entre I'un et I'autre, elle dessine un engrenagesoigneux. < Portez l'arme en avant. En trois temps. On dle-vera le fusil de la main droite, en le rapprochant du corpspour le tenir perpendiculairement vis-d-vis du genou droit, lebout du canon d hauteur de l'cpil, le saisissant en frappant dela main gauche, le bras tendu serr6 au corps ir la hauteur duceinturon. Au deuxieffi€, on ramdnera le fusil de la maingauche devant soi, le canon en dedans entre les deux yeux, irplomb, la main droite le saisira ir la poignee, le bras tendu, lasous-garde appuyee sur le premier doigt, la main gauche hhauteur de la crante, le pouce allong6 le long du canon contrela moulure. Au troisidffie, on quittera le fusil de la maindroite, la platine en dehors et vis-?r-vis de la poitrine, le brasclrclit tendu ir demi, le coude serrd au corps, le pouce all<lngecontre la platine, appuyd d la premidre vis, le chien appuye:;ur le premier doigt, le canon d plomb2. ', On a lir un exempletlc'ce qu'on pourrait appeler le codage instrumental du corps.ll consiste en une ddcomposition du geste global en deux

l. J.-8. de La Salle, Conduitedes Ecoles chretiennes, eid. de 1828, p. 63-64. Cf.l , l l r r rche nt ' 8.

2. Ordonnance du I"' ianvier 1766, titre XI, art. 2.

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180 Discipline

series paralleles : celle des dlements du corps h mettre en jeu(main droite, main gauche, diff6rents doigts de la main,genou, eil, coude, etc.), celle des 6l6ments de l 'objet qu'onmanipule (canon, crante, chien, vis, etc.); puis i l les met encorr6lation les uns avec les autres selon un certain nombre degestes simples (appuyer, plier'); enfin i l f ixe la suite cano-nique oir chacune de ces corr6lations occupe une place ddter-minee. Cette syntaxe oblig6e, c'est cela que les thdoriciensmil i taires du xvII I 's iecle appelaient la < maneuvre >. Larecette traditionnelle fait place h des prescriptions expliciteset contraignantes. Sur toute la surface de contact entre lecorps et I 'objet qu'i l manipule, le pouvoir vient se glisser, i lles amarre I'un a l'autre. Il constitue un complexe corps-arme, corps-instrument, corps-machine. On est au plus loinde ces formes d'assujettissement qui ne demandaient aucorps que des signes ou des produits, des formes d'expressionou le rdsultat d'un travail . La reglementation imposee par lepouvoir est en m0me temps la loi de construction de l'op6ra-tion. Et ainsi apparait ce caractdre du pouvoir disciplinaire :rl a moins une fonction de pr6ldvement que de synthdse,moins d'extorsicln du produit que de l ien coercit if avecI 'apparei l de product ion.

5. L'utilisation exhaustive. Le principe qui 6tait sous-jacentd I 'emploi du temps dans sa forme traditionnelle 6tait essen-tiellement n6gatif ; principe de non-oisivetd : i l est interdit deperdre un temps qui est comptd par Dieu et pay6 par leshommes; I 'emploi du temps devait conjurer le peri l de legaspil ler faute morale et malhonnetet6 6conomique. Ladiscipl ine, el le, amdnage une dconomie posit ive; el le pose leprincipe d'une uti l isation theoriquement toujours croissantedu temps : exhaustion plutert qu'emploi ; i l s'agit d'extraire,du temps, toujours davantage d'instants disponibles et dechaque instant, toujours davantage de forces uti les. Ce quisignifie qu'i l faut chercher d intensifier l 'usage du moindreinstant, comme si le temps, dans son fracticlnnement m€me,6tait inepuisable; ou comme si, du moins, par un amenage-ment interne de plus en plus de'tail le, cln pou'u'arit tendre versun point ideal ou le rnaximum de rapidite re.j<lint le maxi-mum d'eff icacite. C'6tai t bien cette technique qui 6tai t miseen (Euvl'c dans les fante-ur reglements de l ' infanterie prus-

Les corps dociles 181

sienne que toute l'Europe a imit6s aprds les victoires deFr6d6ric IIt

' plus on ddcompose le temps, plus on multiplie

ses subdivisions, mieux on le ddsarticule en d6ployant ses6l6ments internes sous un regard qui les contr6le, plus alorson peut acc6l6rer une op6ration, ou du moins la rdgler selonun optimum de vitesse; de l i cette r6glementation du tempsde I'action qui fut si importante dans l'arm6e et qui devaitl '6tre par toute la technologique de l 'act iv i t6 humaine :6 temps, prevovait le rdglement prussien de 1743, pourmettre I 'arme au pied,4 pour l '6tendre, 13 pour la mettre dl 'envers sur l '6paule, etc. Par d 'autres moyens, l '6colemutuelle a 6t6 elle aussi disposde comme un appareil pourintensifier l 'uti l isation du temps; son organisation permet-tait de tourner le caractere lineaire et successif de I'enseigne-ment du maitre : elle reglait le contrepoint d'operationsfaites, au m6me moment, par diff6rents groupes d'6ldves sousla direction des moniteurs, et des adioints, de sorte quechaque instant qui s'dcoulait 6tait peupl6 d'activitds multi-ples, mais ordonndes; et d'autre part le rythme impos6 pardes signaux, des sifflets, des commandements imposait d tousles normes temporelles qui devaient e la fois acc6l6rer lepr(rcessus d'apprentissage et enseigner la rapiditd commeune vertu 2 ; n l 'unique but de ces commandements est...d'habituer les enfants a exdcuter vite et bien les m6mesop6rations, de diminuer autant que possible par la c6l6rit6 laperte du temps qu'entraine le passage d'une op6ration aI 'autre 3

Or d travers cette technique d'assujettissement, un nouvel

l . On ne pcut at t r ibuer le succes des trc l t tpes prussiennes n qu'A I 'excel lencedc lc:ur discipl i t re et de leur erercice; ce n 'est donc pas une chose indi f ferentequc le chcl ix c lc I 'cxcrcice; on v a t re lvai l ld 'en Prusse I 'espace de quarante ans,l tvcc unc elppl iczrt ion szrns rc lache n (Mzrr t 'chal de Serre, Lctre au contte d 'Ar-gcnson, 25 fe ' r ' r ier 1750. Arsenal , Ms. 2701 el , Mes r€yer ies, t . I I , p.249). Cf.pl i . rnches n" '3 ct 4.

2. Excrcicc c l 'ccr i turc . . . . " 9: Mains srrr les genoux. Ce commandementsetai t par Lln coup cle sonncttc; l0 : nrains sur la table, tete haute; I I : net to.v*ezI t 's arc lo iscs : tous cssuient les zrrdoiscs zrvec Lln peu dc sal ive ou mieux a\ , 'ec unt iunp() I ] de l is i i re ; 12. : ntontrcz lcs ardoiscs; l3 : moniteurs, inspectez. I ls vontr is i lcr- les ardoiscs de leurs adjoints et cnsui te ccl lcs c le leur banc. Les adjointsr is i tcr-r t cel les c lc leur hernc, et tous restcnt a lcur place. ,

3. Serntue l Bcrnetrd, Rappcrt ' t du 30 mtobre l8 l6 a la sx ' ietc1 de I 'enseigne-,nr 'nt ntutuel .

Page 14: Michel Foucault

::'tg. i-

r82 Discipline

objet est en train de se composer; lentement, il prend lareldve du corps mdcanique - du corps compose de solides etaffect6 de mouvements, dont I'image avait si longtemps hant6les rOveurs de la perfection disciplinaire. Cet objet nouveau,c'est le corps naturel, porteur de forces et sidge d'une duree;c'est le corps susceptible d'op6rations sp6cifi6es, qui ont leurordre, leur temps, leurs conditions internes, leurs 6l6mentsconstituants. Le corps, en devenant cible pour de nouveauxm6canismes du pouvoir, s'offre a de nouvelles formes desavoir. Corps de l'exercice, plut6t que de la physique spdcula-tive; corps manipul6 par l'autorit6, plutOt que travers6 parles esprits animaux; corps du dressage utile et non de lamdcanique rationnelle, mais dans lequel, par cela m€me,S'annoncera certain nombre d'exigences de nature et decontraintes fonctionnelles. C'est lui que decouvre Guibertdans la critique qu'il fit des maneuvres trop artificielles.Dans l'exercice qu'on lui impose et auquel il r6siste, le corpsdessine ses corr6lations essentielles, et rejette spontanementl'incompatible I n Qu'on entre dans la plupart de nos dcolesd'exercice, on verra tous ces malheureux soldats dans desattitudes contraintes et forc6es, or verra tous leurs musclesen contraction, la circulation de leur sang interrompue...Etudions l'intention de la nature et la construction du corpshumain et nous trouverons la position et la contenancequ'elle prescrit clairement de donner au sold at. La t€te doit€tre droite, d€gagee hors des 6paules, assise perpendiculaire-ment au milieu d'elles. Elle doit n'Otre tournde ni ir gauche ni2r droite, parce que, vu la correspondance qu'il y a entre lesvertbbres du col et I'omoplate 2r laquelle elles sont attachdes,aucune d'elles ne peut agir circulairement sans entrainerldgdrement du m€me cOt6 qu'elle agit une des branches del'6paule, et qu'alors le corps n'6tant plus plac6 carr6ment, lesoldat ne peut plus marcher droit devant lui ni servir de pointd'alignement... L'os de la hanche que I'Ordonnance indiquecomme le point contre lequel le bec de la crosse doit appuyern'6tant pas situd de m€me chez tous les hommes, le fusil doit€tre chez les uns port6 plus 2r droite, chez les autres plus hgauche. Pour la mOme raison d'indgalitd de structure, lasous-garde se trouve €tre plus ou moins serrde contre le corps,

[-es corps dociles r83

suivant qu'un homme a la partie ext6rieure de l'6paule plusou moins charnue, etc. l. ,,

On a vu comment les procddures de la rdpartition discipli-naire avaient leur place parmi les techniques contemporainesde classification et de mise en tableau, mais comment elles yintroduisaient le probldme spdcifique des individus et de lamultiplicit6. De m0ffie, les contr6les disciplinaires de I'acti-vitd prennent place parmi toutes les recherches, theoriquesou pratiques, sur la machinerie naturelle des corps; maiselles commencent d y d6couvrir des processus sp6cifiques; lecomportement et ses exigences organiques vont peu d peu sesubstituer a la simple physique du mouvement. Le corps,requis d'€tre docile jusque dans ses moindres opdrations,oppose et montre les conditions de fonctionnement propres dun organisme. Le pouvoir disciplinaire a pour corrdlatif uneindividualitd non seulement analytique et < cellulaire o maisnaturelle et ( organique ,.

L,ORGANISATIoN DES GENESES

En 1667, l'ddit qui cr6ait la manufacture des Gobelinspr6voyait l'organisation d'une 6cole. Soixante enfants bour-siers devaient 6tre choisis par le surintendant des bAtimentsroyaux, confi6s pendant un temps a un maitre qui devaitassurer o leur dducation et leur instruction o, puis mis enapprentissage chez les diff6rents maitres tapissiers de lamanufacture (ceux-ci recevaient de ce fait un d6dommage-ment pris sur la bourse des 6ldves); aprds six ans d'apprentis-sage, quatre ans de service, et une dpreuve qualificatrice, ilsavaient le droit de o lever et de tenir boutique > dansn'importe quelle ville du royaume. On retrouve l?r les carac-trlres propres d l'apprentissage corporatif : rapport de d6pen-clance a la fois individuelle et totale a l'6gard du maitre;dur6e statuaire de la formation qui est conclue par unecpreuve qualificatrice; mais qui ne se decompose pas selonun programme prdcis; 6change global entre le maitre qui doit

l . J. A. de Gilbert, Essai gdneral de ractique, 1772,I, p.2l-22.