146
1

A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

1

Page 2: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

2

Page 3: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

3

A CHACUN SON VOYAGE

(2013) Vacances bretonnes

Page 4: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

4

Du même auteur

À Livernay naissait mon père 2005 Edilivre BAC C (roman) 2006 Edilivre T’inquiète pas maman (Livres 1 à 3) 2009 Edilivre D’une fenêtre le ciel (Livres 1 à 3) 2012 Edilivre Dire le monde (roman) 2015 Edilivre Une éblouissante vie de couple (nouvelles) 2017 TBE Petite plage entre amis (roman) 2017 TBE De superbes histoires d’amour (roman) 2017 TBE Sur le seuil (roman) 2018 TBE A chacun son voyage (roman) 2019 TBE

Page 5: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

5

Carole Détain

A CHACUN SON VOYAGE

(2013) Vacances bretonnes

ROMAN

Page 6: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

6

Page 7: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

7

. I

La Frégate du Morbihan

Maude est heureuse à Ker-Bihan. La résidence est parfaite. Elle a réservé tard parce que Luc voulait partir au Brésil. Portrait d’Arthur, l’ami de Luc. Soulagement de Thibault : Arthur s’est éloigné, Luc a travaillé seul et il s’est fait des amis. Luc n’a pas envie de voyager. Les garçons choisissent la plus belle chambre.

Thibault, Maude et leurs deux fils partirent pour Ker

Bihan le 20 juillet 2013. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’ils y soient heureux. Le temps était superbe et l’appartement qu’ils louaient, cet été-là, beaucoup plus agréable que celui des années précédentes. Ils avaient abandonné leur balcon transparent ainsi que leur vaste baie vitrée qui donnait sur le parking de la résidence. La famille ne se trouvait plus en exposition permanente au vu et au su des passants qui gagnaient la plage ou le centre de Ker Bihan.

Maude n’avait disposé, les étés précédents, que d’une faible marge de manœuvre. Elle ne se donnait pas non plus vraiment la peine de chercher ailleurs, les considérations matérielles étant loin d’être ses préférées. Elle se contentait de réitérer chaque année la même location et se satisfaisait de leur logement estival. Elle en vantait même, sans compter, le vaste panorama qui s’ouvrait sur le ciel pour peu que l’on porte son regard vers le haut et non pas en direction du bitume… on s’habitue en fait, commentait-elle indistinctement à son mari aussi bien qu’à ses garçons… on ne le remarque plus, le parking… on voit les nuages, et les rangées de peupliers, plus loin, le long de la

Page 8: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

8

départementale… et plus loin encore, les grandes maisons bretonnes, modernes, entourées de belles surfaces de gazon sans clôtures ni barrières…

En dépit de son enthousiasme démonstratif, Maude avait bien conscience que les jeunes adultes n’étaient pas convaincus. Ils n’appréciaient pas la transparence des lieux. Ils se sentaient en vitrine. Aucun voilage n’occultait la grande fenêtre du salon–salle à manger. La nuit, le contraste entre l’obscurité extérieure et la lumière de l’appartement exposait plus encore les scènes de leur vie familiale. La chambre-cabine des deux frères, minuscule, ne pouvait contenir que les deux lits superposés. De même, dans celle de Thibault et de Maude, le lit et une unique table de nuit occupaient tout l’espace.

Parents et enfants avaient, dans le passé, régulièrement traversé, lorsqu’ils allaient à la plage, La Frégate du Morbihan, une autre résidence qui présentait, à leur goût, toutes les perfections imaginables. Mais Maude expliquait que jamais ils ne pourraient loger dans un endroit aussi idyllique. Elle n’essaierait même pas d’entamer une recherche en ce sens. La demande devait être disproportionnée par rapport à l’offre. De vieux pins noueux et ombrageux déployaient leur ramure dans de jolis jardinets. Les appartements avaient été construits dans la forêt séculaire qui bordait l’océan avant que Ker Bihan-Plage ne s’étende à partir des quelques belles villas édifiées face à la mer dans les années vingt. Ces arbres, des rescapés de l’ancienne vaste pinède, procuraient un charme paisible et protecteur au parc de la copropriété.

La Frégate Du Morbihan était de taille plus modeste que La Résidence De Port En Gif habitée jusqu’alors par la

Page 9: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

9

famille Valente. Les bâtiments, moins nombreux, ne comportaient que deux étages dont les rangées d’ardoise, très pentues, étaient brisées par des saillies et décrochements et par de jolies fenêtres parfaitement intégrées… ces mignons appartements, pensait Maude lorsqu’elle passait sous les magnifiques arbres solides et chargés d’histoire… avec des mezzanines sous les toits, devaient être, à l’intérieur, absolument ravissants… mais ce devait être inabordable, le prix… et surtout, qui pouvait bien proposer ce genre d’appartements ?… les propriétaires, en été, devaient les occuper, ils n’étaient pas si nombreux… ou bien, peut-être, avaient-ils quelques locataires, mais bien connus, et de longue date… la rotation devait être faible…

Sac à dos sur l’épaule et lunettes de soleil sur le nez, Maude gagnait le bord de mer tout en jetant son habituel coup d’œil, tout en se répétant combien l’endroit était superbe, calme et pratique… il était à deux pas de la plage, et du Yacht Club… bien plus près que leur location de Port en Gif… et plus près aussi du centre de Ker Bihan… pour les courses, ce serait mieux… d’autant plus que Thibault allait à pied… acheter des plats cuisinés ou les pains au chocolat du matin… pour les garçons…

Maude contemplait fréquemment l’idéal de l’immobilier à Ker Bihan. Elle ne nourrissait toutefois en ce domaine pas le moindre espoir.

La famille s’y installa pourtant, pour la première fois en

2013, et ce changement intervint, assez paradoxalement, parce que Maude modifia, tardivement cette année-là, l’organisation des vacances. Son fils ainé avait annoncé qu’il

Page 10: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

10

avait des projets pour l’été. Il passerait le mois de juillet au Brésil où il rejoindrait son ami Arthur.

Arthur était son ami le plus proche. Deux ans plus tôt, il avait raté son bac. Il avait alors vingt ans, le même âge que Luc qui, pour sa part, terminait sa licence. Arthur n’avait que son brevet en poche et il avait passé l’année suivante à errer dans Paris. Sa scolarité, de la seconde jusqu’à la terminale, n’avait abouti à aucun diplôme et ces douze mois supplémentaires de déambulations parisiennes ne lui avait pas octroyé davantage de résultat. Le Lycée (public) Autogéré de Paris, censé accueillir et motiver les élèves en échec scolaire, l’avait préparé au bac. Arthur y avait en réalité appris à sécher les cours. Il avait également largement pratiqué l’expérience du débat contradictoire et était devenu capable de développer son opinion dans les contextes les plus divers. Une fois ses idées exprimées, il les supposait tout à fait profondes et intéressantes, voire passionnantes. Rien n’empêchait les professeurs d’emprunter résolument la voie a priori si facile de la démagogie.

Maude avait vu Arthur perdre son temps quand il était supposé étudier dans les classes du Lycée Autogéré. Il le dissimulait sans difficulté à sa mère. Celle-ci était enchantée. Elle pensait que son fils aurait son bac, qui plus est scientifique. Madame Solal ne souhaitait pas d’autres sections. Celle-ci était la meilleure pour son fils. Elle ne doutait pas de son intelligence.

Après son échec au bac, Arthur avait découvert différents squats parisiens. Ceux-ci n’étaient pas nécessairement habités par de méchants garçons mais ils flirtaient de temps à autre avec le danger. Ils faisaient mine de s’engager sur la pente glissante de la malhonnêteté. Ils se risquaient à la

Page 11: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

11

consommation de drogue, d’alcool ou à de malencontreuses rencontres avec la police. Ils n’avaient peut-être pas franchi les limites de la lourde délinquance mais, avec le temps et une fois l’âge venu, cette éventualité deviendrait sans doute plus probable.

Maude rencontrait Arthur. Il se montrait avec elle toujours aussi souriant, poli, jovial, gentil, vif et disert. Il entretenait soigneusement les apparences. Maude percevait pourtant qu’il s’enlisait au fil des mois. Il n’avait certes pas travaillé lorsqu’il était au lycée mais il était cependant, à l’époque, officiellement, intégré dans une structure éducative. Il ne disposait désormais même plus de l’habillage, ou de l’alibi, social d’un quelconque apprentissage.

Maude lui parlait. Elle tentait de le convaincre de réintégrer une filière éducative. Elle avait contacté Les Orphelins d’Auteuil qui orientent les jeunes exclus du système scolaire vers des examens professionnels. Arthur l’écoutait gentiment. Il acquiesçait. Maude avait demandé les conditions d’inscription. Elle avait passé du temps au téléphone. Puis elle comprit que le sympathique ami de son fils n’était pas intéressé. Les objectifs proposés par Maude lui semblaient largement trop modestes. Il ne voyait pas du tout la vie comme cette femme, qui approchait de la soixantaine et qui lui parlait d’études, de diplômes et de formation. Pour lui la vie était drôle. Elle était une fête. Il n’allait pas s’ennuyer comme le suggérait Mme Valente.

Mais il l’écouta sagement pendant cette période qu’il mit à profit pour améliorer sa connaissance du Paris nocturne. Il dormait au moins trois fois par semaine dans la chambre de Luc.

Page 12: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

12

Au terme de cette année qui suivit son bac, son père se manifesta. Ainsi donc, cet homme existait. Arthur n’avait jusqu’à présent mentionné que l’existence de sa mère. Celle-ci vivait des aides sociales. Elle l’avait jusqu’alors apparemment élevé seule. Le père se révéla être, à la surprise de Luc, et donc de Maude, un homme d’affaires brésilien qui rapatria son fils outre-Atlantique un an après son échec au bac. Arthur, financé par son père, entra dans un établissement d’enseignement supérieur. Les étudiants dépourvus du baccalauréat ou de son équivalent étaient acceptés. Il fréquenta donc, jusqu’en juin 2013, une université privée, spécialisée dans le design, à des milliers de kilomètres de Luc. Mais Internet existait et les deux amis, trois en réalité avec le frère de Luc, entretinrent des contacts étroits.

Thibault se trouva soulagé. Le meilleur ami de son fils,

peu intégré dans la société et n’incitant pas Luc à l’effort, était exilé sur le continent américain. Thibault l’avait trouvé particulièrement présent chez eux pendant l’année qui avait suivi son bac. Il n’avait pas fait de commentaires, d’autant plus que les nombreuses soirées passées avec Luc s’étaient révélées au fond plutôt opportunes. Cette année-là, après l’examen du baccalauréat d’Arthur, Luc était inscrit au CNED. Il préparait en candidat libre deux Unités d’Enseignement nécessaires pour l’expertise comptable. Luc accueillait souvent Arthur. Il était ainsi moins seul.

Mais Luc réintégra l’année suivante, lorsqu’Arthur se trouvait au Brésil, un cursus normal. Il entra à la faculté de Marne-la-Vallée. Son père ne pourrait quasiment plus l’aider. Il préparerait un diplôme spécifique, d’Université, et non pas un examen d’État aux modalités bien connues. Luc serait,

Page 13: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

13

pour la première fois, contraint de travailler seul. Thibault et Maude n’étaient pas rassurés. L’heure de vérité avait enfin sonné pour leur fils. Ils craignaient qu’il ne se trouve broyé par la dure mécanique de la formation, plus généralement par la dure mécanique de la vie.

Thibault apprécia l’éloignement d’Arthur. Luc se concentrerait davantage sur son travail. Il rencontrerait des étudiants de son âge alors qu’il avait jusqu’à présent fréquenté, dans une école privée de comptabilité, des étudiants plus âgés. Ces derniers avaient pour la plupart essayé d’autres voies et rencontré un certain nombre d’échecs avant de s’orienter vers la gestion comptable d’entreprise. Luc intégrait un cursus public, en première année de Master. Il avait l’âge normal. Peut-être, réussirait-il, cette fois-ci, à se faire de vrais amis, dans la durée.

Luc avait effectivement, au cours de cette dernière année,

rencontré des étudiants plus proches de lui. Thibault s’interrogeait. Son fils n’aurait-il pas été sensiblement gêné s’il avait présenté Arthur aux jeunes gens, sérieux et positifs, volontaires et intégrés socialement de Marne-la-Vallée ? La rencontre de deux univers est-elle si simple à vivre ? Mais Arthur avait pris l’avion. Il était heureux, à son habitude, joyeux d’être accueilli par son père, par ses tantes et ses grands-parents qu’il retrouvait. Il avait en effet passé sa petite enfance avec sa famille brésilienne. En juillet 2013, il continuait, d’après les dernières nouvelles, à broder, à Rio de Janeiro, la tapisserie de son bonheur. Il fréquentait la jeunesse dorée de la ville. Maude l’apercevait régulièrement sur Skype, sourire aux lèvres et torse nu, la mèche nonchalante tombant

Page 14: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

14

sur ses paupières. Il saluait Maude, la gratifiait d’un grand sourire et confirmait que tout allait bien. La vie était belle.

Thibault avait exprimé à Maude les motifs de son double soulagement. En l’absence d’Arthur, Luc travaillerait plus sérieusement et il ne se trouverait pas au cœur d’un choc des cultures. Maude, qui n’avait pas réfléchi à la question, approuva sans réserve son mari… il a raison, bien évidemment, se disait-elle… Thibault pense mieux que moi… concrètement… à la réalité de l’existence… et à l’avenir… Maude se sent, au fond, pour sa part, tout juste capable de tisser des rêves. Elle se laisse porter au gré de légers nuages. Elle n’est, contrairement à Thibault, que faiblement arrimée au sol… mais c’est bien sûr, avait-elle pensé … les conditions… d’elles-mêmes… se sont agencées… de la meilleure façon…

L’éloignement d’Arthur avait, quoiqu’il en soit, incité Luc

à concevoir un grand projet pour le mois de juillet. Il rendrait visite à son ami. Romain l’accompagnerait. Les parents n’avaient pas dit non. Le contraire n’eût pas été concevable avec un fils aîné qui avait déjà fêté ses vingt-deux printemps… mais oui bien sûr, répondirent-ils tous deux d’une voix unanime… quelle bonne idée, vraiment… tu fais, bien sûr, ce qu’il te plaît… alors que les pensées de Thibault, tout comme celles de Maude, suivaient un tout autre chemin. Ils n’étaient pas enchantés de voir leurs deux fils rester là-bas, sans organisation particulière, avec Arthur qui, du jour au lendemain, pouvait leur faire la surprise de disparaître purement et simplement de leur horizon, expliquant aux deux frères… ce n’est pas compliqué les amis, voyez-vous, ici on circule de telle et telle façon… et puis allez donc visiter ceci,

Page 15: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

15

et cela, c’est absolument super, je vous y engage… je serai de retour dans trois jours… Toute personne connaissant un tant soit peu Arthur aurait interprété que ces trois jours pouvaient aisément se transformer en quatre, dix ou vingt-cinq jours.

Lorsque Maude apprit, en début d’année, les projets

brésiliens de Luc, elle ne perdit dès lors pas une minute. Elle organisa, comme à l’accoutumée dès le mois de février, leurs futures vacances. Ils loueraient leur appartement habituel de Port en GIF pendant quatre semaines au mois d’août.

Les jours s’écoulèrent ensuite jusqu’au soir où, de retour

de Marne-La-Vallée, Luc rejoignit Thibault et Maude dans le salon, leur annonçant « qu’il devait leur parler ». Cette expression, qu’il n’avait, de mémoire de parents, encore jamais utilisée, se trouva dès lors teintée d’un relatif formalisme… c’est au sujet du Brésil… je me suis renseigné… sur le prix des billets… et j’ai réfléchi… ce n’est pas possible… c’est bien trop cher… Le père, approuvé par la mère, lui répondit que la décision lui appartenait. Aucun des deux parents ne choisit par ailleurs d’ouvrir le débat. Tel n’était pas leur rôle, pensaient-ils, d’exprimer des contre-arguments du genre… mais de l’argent… tu en as… bien assez… tu as des économies… elles servent à cela… à te faire plaisir… quand tu en as envie… vraiment envie… Ils gardèrent le silence. Luc en revanche justifia de lui-même comme s’il avait précisément entendu ces considérations parentales. Il n’avait pu oublier les nombreuses occasions où ses parents avaient vanté la belle marge de liberté dont il disposait grâce aux sommes qu’il avait épargnées. Les fêtes, les anniversaires, les réussites aux examens sont depuis si

Page 16: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

16

longtemps célébrées par les parents et les grands-parents qui ne savent, qui plus est, jamais véritablement quoi offrir. Maude, notamment, n’est pas une inconditionnelle de la pratique des cadeaux, ces derniers étant, selon elle, plus souvent qu’à leur tour, écartés, oubliés, négligés. Il est si difficile de choisir le cadeau qui convient. Elle se montre, en ce domaine, la championne toutes catégories de la rationalité pu peut-être simplement de la plus pure radinerie. Elle ne risque pas d’entrebâiller, ne serait-ce que de quelques pauvres degrés, la porte de la gabegie, du potlatch ou de l’exubérance extravertie des cadeaux, de fin d’année par exemple. Elle n’est pas réellement portée par la brise d’hystérie relative qui souffle en rafales pendant la période des fêtes. La fièvre acheteuse n’est pas son genre… mais bien sûr, répète-t-elle à l’envi à Luc et à Romain (ne cherche-t-elle pas également, quelque peu, à se faire pardonner cette incapacité à vivre l’excitation joyeuse de l’achat destiné au cadeau ?)... je ne vous offre rien… là… à cette occasion… mais c’est tout comme… vous avez une enveloppe à la place… c’est pour vous… si un jour… vous avez une envie… l’argent ne sera pas un problème… vous le gardez… pour vous… pour plus tard… pour vos désirs… futurs… décalés… (seulement)…

Luc était assis sur le canapé. Il faisait face à ses parents,

ayant en tête ces arguments qu’il avait souvent entendus, développés principalement par sa mère… je sais bien les parents, avait-il poursuivi… que, si je voulais, ce voyage, je pourrais me le payer… et Romain aussi… mais, franchement, ce serait du gâchis… et puis je me demande, sincèrement, de quoi j’aurais l’air ? par rapport aux autres ? mes copains ?… et puis par rapport à moi ? de dépenser, aussi vite, en un

Page 17: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

17

claquement de doigts, de telles sommes… non, je ne serais pas fier, vraiment pas fier de moi… non, décidément non… on est d’accord, Romain et moi, on n’ira pas… on n’ira pas au Brésil…

Thibault et Maude opinèrent du bonnet. La mine pénétrée et le regard compréhensif, ils prirent acte de la décision de leur fils ainé qui regagna sa chambre dûment équipée de l’ensemble des appareils technologiques adaptés à ses attentes. Ils attendirent quelques secondes pour s’assurer qu’il ne pourrait les entendre puis se laissèrent aller à exprimer leurs commentaires personnels… mais oui, mais c’est bien sûr, commença l’un (immédiatement approuvé par l’autre)… évidemment, je suis d’accord, tu me prends les mots de la bouche… Luc, au fond, n’avait pas envie d’y aller, là-bas, au sud de l’équateur… mais il devait sauver les apparences, trouver une excuse, un prétexte… et sans aucun doute, parler d’argent lui permet de taire qu’en fait, il n’en avait pas envie, pas du tout même… ;… tu as complètement raison, renchérissait l’autre…

Telle fut la conclusion du « projet Brésil ». Il avait fait

long feu. Maude se mit, dès lors, en action. L’année était bien

avancée. Elle posa une série de questions à ses fils… - vous n’avez rien prévu ?… rien d’autre ?… - …non maman… - … alors… donc… on ne va pas rester tout ce temps-là à

Paris ?… - … oh non maman… on va s’aérer…

Page 18: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

18

Ils n’allaient pas la contredire. Ils la réjouissaient si facilement en l’assurant qu’ils sauraient profiter du grand air.

Maude appela son agence immobilière habituelle. Anticiper leur séjour de deux semaines à la fin du mois de juillet était impossible. Maude se résolut alors à pousser plus avant ses investigations. Elle fit un premier essai, infructueux, dans une autre agence. À sa deuxième tentative, elle reçut « la » proposition qui lui parut sur le moment incroyable. Une location était disponible dans la résidence de La Frégate Du Morbihan. Elle conclut l’affaire à l’instant même, pour une durée de six semaines, à partir du 20 juillet.

A cette date, en fin d’après-midi, Maude, Luc et Romain

furent les premiers à ouvrir la porte de l’appartement. Conquis d’avance, ils firent le tour du propriétaire. Ils visitèrent le premier niveau comportant une petite chambre, un couloir, une salle de bain, une jolie salle à vivre ceinte de murs blancs, à la charpente visible prolongée par une haute mezzanine qui s’ouvrait sur le ciel et sur le jardin. Ils gravirent ensuite un escalier de bois à claire voie et découvrirent la merveille des merveilles, une grande chambre contenant des lits jumeaux, deux commodes et une fenêtre triangulaire qui tutoyait les nuages… ce sera notre chambre, à papa à et à moi, proposa Maude qui trouvait cette répartition plutôt normale, la plus grande chambre aux parents, la plus modeste à la jeune génération. Mais celle-ci répliqua en affirmant son désaccord. Le père les rejoignit. Loin de lui l’idée de froisser ou de contrarier quiconque mais son choix fut dans l’instant fermement arrêté… la belle chambre sera pour les garçons, expliqua-t-il à son épouse… ce sera mieux… ils seront plus à l’aise… ils seront tranquilles dans leur coin…

Page 19: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

19

C’est ainsi que Thibault et Maude s’installèrent dans la chambre-cagibi, dépourvue de fenêtres, située au premier niveau entre le couloir de l’entrée et la salle de bain. Les vacances s’écoulèrent le plus agréablement du monde. Dans la journée, les parents profitaient du salon à l’étage inférieur. Les garçons occupaient leur tanière claire et spacieuse logée à l’étage de la mezzanine. Chaque groupe disposait de son propre domaine.

Page 20: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

20

Tasse de thé

Les conditions d’hébergement pendant les vacances sont parfaites, la famille est agréable et pourtant Maude a été triste. L’une de ses amies, plutôt pessimiste, lui conseille d’aller voir un bon psy. L’autre, plutôt optimiste, la rassure : sa fragilité n’était que temporaire.

- 1 -

Maude était arrivée depuis quelques jours à Ker Bihan.

Michèle, l’une de ses amies, passait ses vacances dans son appartement à Antibes. Elle y accueillait ses petits-enfants. Son frère habitait au centre de la ville. Elle le rencontrait souvent. Elle lisait le dernier roman autoédité de Maude. Elle le lui commentait en laissant régulièrement des messages sur son répondeur. Maude, en retour, utilisait aussi sa boîte vocale. Spontanément et sans y réfléchir, les deux amies se donnaient, d’un chapitre à l’autre, des nouvelles de leurs vacances. Maude lui racontait l’appartement… magnifique, et la mezzanine, le jardin, et la proximité du bord de mer… et du centre-ville… tout va bien, lui répétait-elle… les garçons ont le sourire… ils sont indépendants… ils mangent bien… des repas équilibrés… on leur offre des séances, autant qu’ils le souhaitent, de voile, et de plongée sous-marine… ils s’entendent à merveille… on les sert comme des pachas… c’est notre plaisir, à Thibault et à moi… tout est parfait, vraiment… on les croise, dans la journée, et on est tranquille, sûr qu’ils vont bien… s’ils faisaient du camping, ailleurs, on ne saurait pas s’ils ont la forme… mais, dans ces conditions, c’est idéal… le temps est merveilleux, un temps de Méditerranée… Thibault est gentil avec moi… il est doux, conciliant… tout est magnifique…

Page 21: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

21

Et pourtant elle avait honte. Car elle était triste. Le contraste était terrible entre son cadre de vie et le malaise dont elle souffrait. Elle ne pouvait rien dire. Le matin elle n’avait pas envie de se lever. Thibault, selon ses habitudes, allait boire un café au centre de Ker Bihan. Il prenait le chien. Il achetait Le Parisien pour son fils cadet qui appréciait les articles sportifs. Il rapportait les pains au chocolat pour le petit-déjeuner des deux jeunes. Maude devait se lever avant qu’il ne revienne. Elle se levait tard, avec peine. Le moteur était en panne. Disparue, l’énergie.

Maude n’avait pas été pas fière lorsqu’elle avait, pour la première fois, livré ses états d’âme à Michèle. Elle pensait ennuyer son amie et l’agacer avec ses perplexités de femme privilégiée. Elle était inquiète. Elle avait attendu sa réponse. Michèle ne s’était pas moquée. Elle avait au contraire considéré avec sérieux la tristesse de Maude. Elle lui avait longuement répondu… j’ai une amie, lui avait-elle dit… qui est tombée malade… c’était grave… elle avait un cancer… et elle me disait qu’elle était soulagée… elle avait enfin des symptômes clairs et objectifs… reconnus… c’était moins dur… d’après elle… que les souffrances morales… Michèle lui avait parlé de ses propres tourments qui l’avaient ravagée pendant des années. Elle s’était tournée vers la psychanalyse. Elle était, à l’époque, mère au foyer et avait deux jeunes enfants. Elle avait dû financer sa thérapie et elle avait, en conséquence, retravaillé. Elle s’était enthousiasmée pour sa nouvelle activité. Elle était devenue psychologue. Elle fit de passionnantes rencontres intellectuelles qui structurèrent ses études et participèrent à sa quête personnelle… ton psy… peut-être… ne te convient pas, avait-elle suggéré. Elle évoquait le psychiatre de Maude qui prescrivait des

Page 22: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

22

antidépresseurs… tu sais… parfois, avait poursuivi Michèle… il ne faut pas hésiter… à aller voir un grand spécialiste… ce n’est pas interdit… Maude l’avait écoutée. L’idée s’était discrètement déposée dans quelques-unes des cellules de son cerveau… pourquoi pas, s’était-elle dit… plus tard, une fois de retour à Paris, si la souffrance persiste, encore et toujours… pourquoi ne pas essayer d’explorer cette piste… un jour… à l’avenir…

Des noms circulaient, de médecins éminents, sur les ondes des radios. Maude connaissait la réputation de l’incontournable Boris Cyrulnik, absolument inévitable pour une auditrice « normale » de radio ou une téléspectatrice « moyenne » de télévision… cet homme-là… oui… éventuellement, avait-elle pensé alors que les heures lui pesaient. Une paroi étanche la séparait de Thibault. Il n’imaginait pas sa tristesse. La possible perspective d’une future consultation occupait l’arrière-plan de son esprit. L’idée était certes vague et indistincte mais cette pensée l’aidait, sur le moment, à venir à bout de ses journées dont la joie avait corps et biens disparu.

Elle avait écouté Laure Adler, par hasard, sur France-Culture. La journaliste accueillait la psychiatre, Marie-France Hirigoyen, qui venait de publier son dernier essai. Elle parlait de faiblesse et de manipulation. Elle expliquait que les nouvelles générations de patients avaient changé. La psychanalyse s’était efforcé, parfois pendant des années, de dévoiler les causes profondes des pathologies. Cette démarche était désormais relativement délaissée au profit d’approches que l’on souhaitait plus rapides et plus efficaces. Les salariés connaissaient des conditions de travail dures et angoissantes. Ils étaient évalués en fonction de critères de

Page 23: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

23

performance et de résultats. Ils demandaient aux thérapies de respecter ces mêmes conditions et l’on appréciait moins les investigations en profondeur de connaissance de soi. Maude avait aimé l’expression posée et nuancée, de cette femme. Elle avait noté son nom sur son téléphone portable pour en garder la trace.

Les conseils bienveillants de Michèle l’avaient aidée. La

crispation se dissipa peu à peu et Maude émergea de ces heures grises et lourdes. La vie estivale, à deux dans la journée, à quatre le soir, dont la famille avait une longue habitude, lui apparut dès lors tout aussi plaisante que les autres années.

- 2 –

De retour à Paris, Maude avait accueilli Irène, une autre

de ses amies qui autoédite également. Irène habite la Haute-Savoie. Elle était de passage dans la capitale. Elles avaient pris une tasse de thé. Maude lui avait raconté l’épisode sombre de ses premiers jours en Bretagne… on croit qu’on progresse, lui avait dit Maude… et cependant on tombe… je n’y arriverai jamais… à la vaincre… cette tristesse… pénible… en moi… depuis des années… Maude pensait à d’éventuelles démarches auprès d’illustres thérapeutes… il me semble, lui avait répondu Irène… que tu as eu du mal… en début de séjour… à trouver tes repères… ce fut peu de chose… pas bien grave, je suppose… Et elle lui adressa, dans le même temps, un lumineux et réconfortant sourire. Sa réponse fut conforme à son tempérament confiant et optimiste de femme sereine, maternelle, presque, à l’égard de Maude.

Page 24: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

24

Whist Maude a joué avec plaisir aux cartes cet été, au whist,

un jeu inventé par Alex, un ami recnontré par Luc à l’université. Rappel des craintes de ses parents quand il entrait en première année de Master, concernant son travail et ses relations amicales. Tout s’est bien passé. Le père l’a cependant aidé avant certains contrôles, la mère l’a aidé pour l’informatique et a fait parfois le chauffeur pour l’accompagner aux examens.

- 1- Le père, la mère et les deux garçons avaient trouvé, lors

de ces vacances à Ker Bihan, à s’occuper à des activités communes. Le rythme n'était pas quotidien (l’on sait demeurer mesuré) mais point trop languissant cependant. Ils se réunissaient autour de la même série ou bien ils jouaient aux cartes. Ce dernier divertissement fut, aux yeux de Maude, l’un des plus grands succès de cette année. Les étés précédents étaient, pour l’essentiel, consacrés au poker et au tarot. Le premier jeu ne la passionnait pas. Elle n'avait pas un bon niveau et elle avait le sentiment que l’issue des parties dépendait de la chance, qui la favorisait ou non. Ce n’était pas fascinant. Le tarot ne la captivait pas davantage. Elle n’avait pas joué aux cartes dans son enfance et l'amusement, lié aux réflexes et autre dextérité de la carte, lui était étranger. Mais elle se plut davantage aux nouvelles séances de jeux grâce à Luc et aux étudiants qu’il avait rencontrés sur le campus de son université. Alex, l’ami dont il fut le plus proche, se passionnait depuis toujours pour les cartes. Il était un calculateur né et possédait une mémoire impressionnante dès lors qu'étaient concernés les plis successifs d'une partie de

Page 25: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

25

cartes. Il avait même inventé un jeu, un genre de tarot simplifié, baptisé " whist " par les étudiants adeptes des divertissements inter-cours. Maude maîtrisait mieux ce jeu que le tarot classique. Elle se révéla habile et atteignit magistralement, en leurs affrontements, le statut de championne familiale toutes catégories. L’événement, parfaitement inédit de mémoire de Valente, l’emplit de fierté. Elle s'amusait de bon cœur.

- 2 –

Luc se fit de nouveaux amis sur le campus de Marne-la-

Vallée. Cette mention, qui pourrait à première vue paraître anodine, a en revanche, aux yeux des parents du jeune homme, une signification toute particulière.

Un an plus tôt, en septembre 2012, Luc quittait l'enseignement privé et intégrait le cursus universitaire public. Il était admis en Master de Comptabilité-Contrôle-Audit. Il ne serait plus aidé par son père qui l’avait, jusqu’alors, préparé avec succès aux examens d’État. Luc devrait, pour la première fois, compter sur ses uniques ressources. Il s’était déjà trouvé, du temps du lycée, "dopé " par pléthore de cours particuliers. Après son bac, son père avait pris le relais et il s’apprêtait, en ce début d’année universitaire, à affronter les exigences de la faculté. Thibault ne pourrait assister aux cours. Il ne connaîtrait ni le style ni les exigences des professeurs. Autant de professeurs, autant d’approches possibles des enseignements et donc des évaluations de fin de période. Le temps était révolu des programmes officiels et des innombrables annales aisément disponibles. Le père se

Page 26: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

26

trouvait impuissant. Son fils serait seul, enfin contraint, en ce domaine, à vivre sa propre vie.

Luc avait été un élève, puis un étudiant, isolé. Il était aidé à la maison et se sentait différent. Il n’avait pas d’amis intimes. Il avait connu Arthur, son inséparable acolyte, en dehors de l’école. Ce dernier était en échec scolaire. Luc donnait le change à ses camarades de classe, au collège, puis au lycée et enfin au sein de l'école privée qu’il avait fréquenté après le baccalauréat. Il les fuyait en réalité. Il ne discutait pas des cours avec eux. A la maison, les devoirs et les contrôles lui étaient mâchés et remâchés.

Il allait découvrir, à Marne-la-Vallée, un enseignement strictement universitaire. Ses parents étaient inquiets. Comment réagirait-il en cas d’échec ? Il conclurait à son incapacité d’éviter l’effondrement s’il se trouvait livré à lui-même. L’année de tous les dangers se profilait à l’horizon. Maude qualifiait ainsi, en son for intérieur, les mois qui allaient suivre.

Luc n’était pas plus rassuré. Il est pourtant un jeune homme qui, comme tout un chacun, ne cherche pas inconsidérément à se faire du mal. Il tend, en règle générale, à surfer sur la vague de la facilité dès lors que celle-ci daigne se présenter. Il n’anticipe pas démesurément d’éventuelles prochaines mésaventures. Il tente, dans la mesure du possible, de reporter à plus tard l’examen ainsi que la résolution d’hypothétiques futurs problèmes. Mais il ne pouvait, en ce début d’année, s’empêcher d’être préoccupé. Il aviserait cependant, en temps, en heure, et en cas de besoin. Son choix était, en l’occurrence, singulièrement limité.

Page 27: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

27

- 3 – Mais l’année lui fut favorable. Il découvrit que sa

formation préalable, sanctionnée par le Diplôme de Comptabilité-Gestion, était d’un bon niveau. Il maîtrisait les matières quantitatives, les plus redoutées en règle générale par les étudiants. Quant aux autres enseignements, de nature plus littéraire comme le management, la stratégie, la gestion de projets, la communication ou l’économie, il atteignait aisément les résultats demandés. Il vivait une situation inédite. Il arpentait, pour la première fois, de paisibles et riants paysages. Il était « dans la norme », intégré dans un groupe constitué autour du travail. Les jeunes gens de sa promotion avaient directement choisi, après le bac, la filière sélective de la Comptabilité-Gestion. Ses camarades des années précédentes, en école privée de comptabilité, ne s’étaient, pour leur part, tournés vers la gestion d’entreprise qu’après avoir entamé d’autres cursus. La médecine, la psychologie, l’archéologie ou encore les langues les avaient volontiers attirés mais l’échec parfois, le manque de débouchés d'autres fois, les en avaient détournés. Il se trouvait donc, cette fois-ci, avec des jeunes qui avaient passé la même année le même bac que lui.

Son début d’année ne fut cependant pas facile.

L’environnement était nouveau. La confiance lui manquait. Il trouvait pourtant les étudiants autour de lui spontanés et sympathiques. Ils n’étaient, cette fois-ci, pas plus âgés que lui. Il les approcha, peu à peu, et avec prudence. Il noua avec eux de plaisantes relations, qui ne devinrent certes pas fusionnelles. Ce genre de perfection n’était visiblement

Page 28: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

28

pas à l’ordre du jour. Elles furent loin d’atteindre le degré d’intimité qu’il avait connu avec Arthur mais elles n’en créèrent pas moins une ambiance chaleureuse. Une petite dizaine de filles et de garçons, dont Alex, le camarade plus proche de Luc, se rendit au cinéma. Ils dînèrent dans des McDo. Ils fréquentèrent des cafés près du métro Parmentier. Luc les y conviait. Il savait, par les récits d’Arthur, quels étaient les quartiers animés, la nuit, dans la capitale. Deux sœurs habitant un pavillon de Marne-la-Vallée organisaient des soirées en l’absence de leurs parents. Le groupe entreprit une expédition au parc Astérix et une autre à Eurodisney. Luc les invita deux jours à Champ-les-Vignes près de Lagny. Ils fêtèrent ainsi, dans le jardin des grands parents, la fin de l’année universitaire.

Autant de réunions, de soirées et d’expéditions qui furent

interprétées avec la plus grande attention par les parents de Luc. Sa vie sociale et amicale n’aurait pu, à leurs yeux, être plus réussie. Ils ne se privaient pas, après leurs appréhensions du début de l’année, d’exprimer, au cours de leurs discrets tête à tête, leur profonde satisfaction. Luc, pour sa part, vivait une confortable décontraction. Il ne la commentait pas. Peut-être n’en avait-il qu’à peine conscience. Mais il savourait, quoiqu’il en soit, cette faste période.

- 4 –

Le travail de Luc fut une belle réussite. Un tableau

cependant plus complet de son année universitaire ne saurait omettre, en dépit de sa toute nouvelle aisance, quelques séances de révisions sur les matières quantitatives. Elles

Page 29: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

29

furent organisées avec son père avant les examens concernés. Thibault put également, sans difficulté, intervenir, dans la conception et la rédaction du mémoire. Le travail était, pour l’essentiel, réalisé à la maison. Il ne s'en priva pas. Il s’engouffra même avec précipitation dans cette brèche qui lui permettait d’aider son fils.

L’on peut également mentionner, en guise d’anecdote, que le grand jeune homme demanda à sa maman de l’accompagner en voiture, au mois de juin, pendant la période des examens. Il préférait. C’était moins fatiguant, disait-il, et il gagnait du temps. Dépourvu de chauffeur personnel, il aurait, comme à son habitude, emprunté la ligne A du RER.

Maude se décida par ailleurs à apporter une très infime contribution à la besogne de son fils. Elle avait, un beau jour, aperçu par-dessus son épaule divers papiers épars sur son bureau. Lui apparurent alors, clairement et sans conteste, toute l’inanité et même l’extrême stupidité (ainsi s’exprimait-elle en son for intérieur) de certaines révisions, en informatique par exemple, en informatique d’organisation plus précisément. En tous lieux sévissent des professeurs qui bâclent leur travail (le contraire confinerait quasiment au domaine de l’idéal) mais qui disposent, cependant, d’une parcelle de pouvoir. L’échine ne peut, en conséquence, ainsi qu’il est souhaité, que s’incliner. Maude se mit dès lors à la tâche. Son action fut de courte durée. Elle intervint sur la demande de son grand fils qui n’en pouvait plus d’apprendre des séries de formules, des slogans et des protocoles. Il devait les restituer par cœur, dans un ordre absolument intangible... un exercice débilitant, disait-il à Maude... et inutile… je n’en serai pas plus compétent plus tard… Maude comprenait. C’était l’évidence. De modestes tyrans agissent discrètement,

Page 30: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

30

de ci, de là, qui seraient avisés de ne point quitter leur domicile. Luc ne disposait cependant pas d’une immense marge de manœuvre. Il devait passer par les fourches caudines ainsi disposées. Maude l’avait aidé. Il avait récité. Elle l’avait écouté. Etait-elle vraiment utile ? Il aurait, cela va sans dire, pu apprendre seul les listes, les codes, les sigles et les procédures. Mais il sollicitait la présence de sa maman. Il préférait être accompagné. Elle le réconfortait et il persévérait. La corvée était moins pénible. L’ennui de Maude était lourd et massif. Mais elle s’attelait au labeur. Elle s’y pliait de grand cœur puisqu’elle soutenait son fils.

Page 31: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

31

Soleil intense Maude avait décidé, l’été précédent, qu’elle ferait cette fois-ci, en 2013, du

bateau avec son mari. Mais ils font comme d’habitude. Ils marchent. Elle a, en réalité, l’impression de faire du bateau quand ils se promènent. Ils déjeunent au restaurant le midi. Tout s’est bien passé à l’exception du jour où Maude avait oublié qu’elle doit respecter certaines conditions d’heure pour le déjeuner sous peine de fâcher son mari. En fin d’après-midi, elle écrit dans les autobus. Thibault prépare le repas du soir pour les garçons. Il fait très chaud. Ils remplacent la marche par la natation suivie de la plage.

En arrivant cet été à Ker-Bihan, Maude se souvenait du

projet qu’elle avait arrêté un an plus tôt, en août 2012, alors qu’elle quittait la ville. Elle s’était dit qu’une fois de retour sur les lieux elle trouverait une solution pour impérativement réussir à faire de la voile avec Thibault. Pour qu’ils s’occupent ensemble. Pour qu’ils ne risquent pas de s’ennuyer. Mais elle retrouvait l’endroit et ne découvrait pas le moindre début de piste en ce sens. Rien n’était envisageable. Thibault n’était pas rassuré. Les bateaux proposés à la location étaient trop instables. Elle abandonna l’idée et changea, sans l’ombre d’un état d’âme puisqu’elle n’avait pas le choix, son fusil d’épaule.

Chaque matin, au lieu d’embarquer Thibault sur un quelconque dériveur, elle lui proposait avec enthousiasme la balade du jour. Ce n’était certes pas bien différent des autres années mais, à défaut d’innovation, l’on garde les méthodes ayant, malgré tout, fait leurs preuves… je ne suis pas bien compliquée, vois-tu, lui disait-elle lorsqu’ils s’interrogeaient sur leur destination du jour… ce qui me plairait, en bateau, ce serait… (surtout)… de contempler la mer… alors, si cela ne t’ennuie pas, on peut marcher près de l’eau… faire la même balade, celle du chemin des douaniers… le paysage est chaque jour différent… la lumière et les vagues, l’odeur, le vent, le ressac sur le sable, la danse des bouées, le mouvement est sans fin… allons-y… on ne navigue pas… mais au fond c’est tout comme…

Page 32: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

32

Cette promenade, du chemin des douaniers, derrière la caserne des pompiers, était en effet celle qu’ils entreprenaient le plus souvent. Maude écoutait Les possédés de Dostoïevski avec son MP3 glissé dans son sac. Thibault marchait dans le silence. La pause-déjeuner avait son importance. Pour alimenter la conversation, Maude utilisait les notes qu’elle avait prises depuis la veille sur le « temps qui passe ». Il lui plaisait ainsi de retrouver Thibault par la parole. Une fois les sujets épuisés, ils jouaient aux échecs. Il ne s’agissait pas de manquer cette étape de la mi-journée. Un jour où tous deux s’étaient mal compris, Thibault s’était fâché. Il avait cru que Maude négligeait les contraintes d’heures d’ouverture du restaurant. Ils marchaient sous une chaleur caniculaire. Thibault était certain qu’ils arriveraient trop tard par la faute de Maude. A coup sûr, le service serait terminé. Le sable était lourd sur les sentiers de la presqu’île de Quiberon au-dessus des falaises de la côte sauvage. Maude était épuisée. Il lui semblait que la balade n’en finirait jamais. Elle n’avait perçu le mécontentement de Thibault que lorsqu’ils avaient entamé le chemin du retour. Elle avançait. Il était derrière elle. Il prenait du retard. Il boudait. Puisque Maude n’avait pas pensé à l’heure, il refuserait de déjeuner. Elle avait fini par comprendre la cause de sa mauvaise humeur. Elle essayait d’accélérer en dépit de sa fatigue et du soleil intense à cette heure de la journée. Il se trompait, pensait-elle. Ils arriveraient bien assez tôt. Elle tentait de rejoindre le restaurant au plus vite tandis que Thibault se laissait distancer. L’accrochage fut douloureux. Tous les ans, pour les mêmes raisons, le même malentendu intervient. Maude se promit, une fois de plus, de ne plus oublier la question des heures qui provoquait immanquablement la colère de son mari. Elle espérait qu’elle

Page 33: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

33

parviendrait à l’avenir à penser aux horaires afin d’éviter ces absurdes accrochages.

Maude avait abandonné ses projets voiliers. Le couple

marchait le matin. Ensuite ils déjeunaient. Puis Maude retravaillait ses textes dans les autobus. Thibault, dans l’appartement, commençait à songer au repas du soir pour les garçons. Dès le début du séjour, la canicule s’était imposée et ils avaient compris, quelques jours avant le retour de Thibault à Paris, que les promenades sous une écrasante chaleur n’étaient peut-être pas le plus judicieux des passe-temps. Ils adoptèrent alors l’organisation « de type espagnol», une terminologie qu’ils affectionnent en raison de leurs nombreuses vacances passées, lorsque les enfants étaient petits, sur les plages de la Catalogne. Le mode de vie « ibérique » consistait à nager le matin. Ils s’allongeaient ensuite sur la plage pendant une heure. La nouveauté était notable par rapport aux étés précédents puisque Thibault restait avec Maude sur le sable. Il lisait un roman policier au lieu de quitter le bord de mer pour aller marcher dans la ville ou rentrer s’allonger sur son lit. Maude trouvait cette proximité bien plus sympathique. Elle écoutait Dostoïevski plutôt qu’elle ne lisait car elle pouvait ainsi pleinement observer les intéressantes scènes de plage autour d’elle. Ils déjeunaient ensuite puis se tournaient vers leurs occupations respectives, domestiques pour Thibault, d’écriture pour Maude.

Après les quelques jours d'inquiétude vécus par Maude au

début du séjour, elle s’adapta aisément à ce rythme de vie en compagnie de Thibault. Puis il rejoignit Paris. Il ne pouvait

Page 34: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

34

s’absenter de son travail pendant six semaines. Après son départ, elle se sentit fragile, le temps pour elle de trouver un nouvel équilibre.

Page 35: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

35

Mars, un trône et des fourmis.

Dès que le projet de voyage au Brésil a été annulé, Maude s’est empressée d’organiser les vacances pour que ses garçons s’éloignent de leur ordinateur. Panique de Luc avant le départ. Il craignait de ne pas avoir internet en Bretagne. Livres lus par Romain en vacances. Maude est contente qu’il lise. Luc a eu internet grâce à son téléphone. Il n’a pas fait que jouer avec son téléphone. Il a lu également (sur son téléphone). Il montre à sa mère que lui aussi est capable de mener les conversations et pas seulement elle. Sa mère préfère quand c’est lui qui s’exprime.

Une fois le projet de voyage au Brésil abandonné,

Thibault et Maude décidèrent sans difficultés de leur séjour à Ker Bihan. Ils partiraient six semaines. Dès le printemps, les garçons avaient passé et réussi leurs examens. Luc entrait en Master 2 de Comptabilité Contrôle Audit et Romain avait son DUT en poche. Il était inscrit dans une école privée pour préparer le Diplôme de Comptabilité Gestion, un examen du niveau de la licence.

Maude s’était empressée d’organiser les vacances afin que ses garçons ne restent pas dans leur chambre, afin qu’ils ne soient pas exclusivement cernés par l’ordinateur. Les jeux en réseau, de même que la conception de jeux vidéo qui intéressait désormais Luc, créaient certes du lien mais aussi un indéniable enfermement physique. Leur mère désirait y mettre un terme. Son désir fut exaucé. A Ker Bihan, les garçons sortirent chaque jour. Ils louaient une planche à voile ou un dériveur. Ils nageaient. Ils ne se quittaient pas, tels deux inséparables compagnons. Luc et Romain n’ont, en cours d’année, jamais l’occasion d’arpenter ensemble ne serait-ce que le boulevard de Tessier où est situé l’appartement familial. Ils vivent sous le même toit, mais chacun dans sa chambre, reliés par ordinateur. Ils forment un trio lorsqu’Arthur, depuis le Brésil, se joint à eux.

Page 36: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

36

Maude aspirait, pour ses deux fils, à une vie au grand air, près de la nature et loin des écrans. Elle s’était réjouie de les voir lire à Ker Bihan. Thibault avait acheté un roman policier. Il l’avait volontiers abandonné à Romain qui, après l’avoir lu, avait entamé la lecture d’un nouveau volume du Trône de fer. Il avait aussi découvert la saga des Fourmis de Bernard Werber. Maude la lui avait proposée. L’une de ses amies lisait cette fiction animalière aux consonances philosophiques. Elle avait supposé qu’elle pourrait plaire à ses garçons. Romain s’y était plongé.

Luc ne s’y était pas intéressé et il avait vécu, pour sa part, un moment de grande panique. Il avait soudain réalisé, à Paris, quelques heures avant le départ, qu’il serait loin de la capitale, de sa chambre, et par conséquent privé d’Internet pendant six semaines. Il avait réussi, les autres années, à survivre dans ces conditions à Ker Bihan mais il avait récemment amplement développé sa pratique de la toile et l’affolement le submergea. Son tempérament pour le moins décontracté l’avait empêché d’anticiper leur futur séjour en Bretagne mais il fut, ce soir-là, la veille du départ, rattrapé par l’urgence de la situation. Il lui fallait absolument rester « connecté ». Il entrevit une voie de salut, non pas par son ordinateur portable qui, dans leur appartement, ne lui fournirait pas de liaison Internet mais par son téléphone mobile. Mais encore fallait-il qu’il dispose du meilleur opérateur présent sur le marché. C’est ainsi qu’il ne cessa, la veille du départ, de circonvenir son père… je veux changer d’opérateur, lui répétait-il… et comment fait-on pour changer d’opérateur ?.... le tien est bien meilleur que le mien… on devrait pouvoir les contacter… Thibault était désolé mais il était trop tard. Il ne put rien entreprendre.

Page 37: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

37

L’ironie du hasard fit que l’opérateur de Luc se trouva être mieux adapté à Internet que celui de Thibault. Maude observait son fils aîné. Elle le trouvait plus « dépendant » des écrans que son plus jeune frère. Mars, un roman de science-fiction, eut cependant grâce à ses yeux. Il le lut en début de vacances. Puis ce fut le tour de Romain qui l’apprécia tout autant. Luc ne s’essaya ensuite qu’aux premières pages de la saga des Fourmis. À l’exception de ces deux livres, l’écran de son téléphone fut l’objet de toute son attention. Il se justifiait auprès de sa mère… mais non maman, disait-il… je ne joue pas, regarde, je lis… C’était exact. Il lisait des articles sur Internet, se renseignait sur des records dans différents domaines, sur des anecdotes concernant la nature, les sciences, la politique, la géographie. Il passait d’une information à l’autre. Il bondissait, à cloche-pied pourrait-on dire, d’un sujet à l’autre. Maude approuvait. Elle n’avait pas d’autre choix désormais. Former, canaliser, guider, favoriser une certaine ouverture d’esprit, comme elle aurait façonné une plante à l’aide de tuteurs et de sécateurs, n’était plus d’actualité. Luc avait passé l’âge. Mais elle craignait les conséquences des jeux informatiques. Elle les trouvait pauvres et sclérosants s’ils négligeaient le langage et le verbe. Luc devinait les inquiétudes de sa mère. Il lui précisait… mais non maman… je ne joue pas… je suis en train de lire… dans le but de la rassurer. Il tentait même de l’apaiser en prenant fréquemment les rênes de la conversation. Il lui montrait ainsi que sa fréquentation quotidienne des écrans ne l’empêchait pas de manier le verbe. Chaque soir par exemple, au cours du dîner préparé et servi par Thibault, Luc animait les discussions. Après le départ de Thibault également, il se pliait aux demandes, tacites, de Maude en matière de bavardages et

Page 38: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

38

autres échanges. En l’absence de leur père, Maude les rejoignait, après ses balades en autobus, en début d’après-midi. Romain lisait. Luc se réveillait. Elle leur apportait des sandwichs pour le déjeuner et elle leur parlait. C’était nécessaire. Il lui semblait important, chaque jour, de garder le lien. Elle évoquait les articles qu’elle avait parcourus dans Le Parisien ou les personnes qu’elle avait croisées dans les autobus pendant son travail d’écriture. Luc attrapait la balle au bond. Il n’abandonnait pas à sa mère la conduite de la conversation. Il avait vingt-deux ans. Il s’affirmait… ce n’est pas vraiment passionnant ce que tu nous racontes là maman, exprimait la moue significative de son visage ou encore son regard furtivement dirigé vers le plafond. Et il changeait de sujet. Il citait des anecdotes drôles ou incroyables qu’il avait glanées par-ci par-là sur Internet. Il faisait plaisir à sa mère. Pour elle, il alimentait le moulin des paroles. Lui plutôt qu’elle. Il préférait. Et elle aussi, de beaucoup. Elle n’était pas loin de se sentir alors la plus heureuse des mères.

Page 39: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

39

Rome Organisation de Maude une fois Thibault reparti sur Paris. Elle écrit le matin

dans l’autobus. Elle apporte des sandwichs à ses garçons pour le déjeuner. Elle essaye alors, sans grand succès, de leur parler. Ils lui accordent de regarder ensemble la série « Rome » le soir. C’est l’occasion de parler de l’épisode vu ensemble. Evocation de la question plus générale du « comment être ensemble » avec son mari et avec ses fils. « Etre ensemble » avec des séries ou avec des films n’est pas la même chose.

Maude n’était pas vraiment seule après le départ de

Thibault. Elle croisait les garçons. Elle leur apportait à quatorze heures leurs sandwichs pour le déjeuner. Luc venait de se lever. Romain était réveillé depuis longtemps. Ils étaient parfois sortis tard la veille. Ils s’étaient promenés avec le chien. Ils avaient marché sous le ciel de la nuit. Ils avaient contemplé la mer depuis la digue.

Maude déposait leurs sandwiches et elle leur parlait. Elle craignait l’indifférence. Ensuite elle allait pique-niquer. Thibault était à Paris et elle préférait se nourrir dehors. Le soleil brillait. Elle s’asseyait à l’ombre, dans le parc de leur ancien lotissement, plus anonyme que leur résidence actuelle. Elle ne s’installait pas sur la pelouse de La Frégate Du Morbihan. Elle connaissait de vue certains voisins et son pique-nique, en solitaire devant les balcons des appartements, aurait semblé bizarre.

Elle renonça rapidement à bavarder avec ses fils en début d’après-midi. Ils n’étaient visiblement pas passionnés. Ses propos étaient peut-être un peu forcés. Elle abrégea ces moments. Mais elle ne s’inquiéta pas pour autant puisqu’elle avait conscience, en y réfléchissant un tant soit peu, que leurs liens étaient loin d’être inexistants. Elle pouvait se détendre. Luc et Romain savaient que leur mère était seule et ils se montrèrent attentifs. Ils lui accordèrent, très naturellement, en l’absence de leur père, une partie de leurs longues soirées. Ils

Page 40: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

40

regardaient avec elle un épisode de la fameuse série Rome. Maude regagnait ensuite sa chambre. Luc et Romain pouvaient alors poursuivre leurs multiples activités nocturnes. Ils lisaient. Ils regardaient des séries. Ils sortaient parfois prendre l’air.

Soir après soir, Rome les gratifiait de symboles antiques, de figures de sénateurs, de celles de César, de Brutus, de Pompée ou de Cléopâtre. Le Rubicon était franchi avec panache. La 13ème légion, les quartiers misérables ou somptueux de la ville éternelle se succédaient sous leurs yeux. Maude, sous réserve de quelques efforts, réussit à en apprécier les épisodes. Elle finit par accepter le parti pris de la mise en scène, son enfermement, son absence de lumière et de paysages ouverts, l’encombrement des décors qui occupaient tout l’espace et écrasaient l’image. Elle n’appréciait pas les scènes censées être suggestives, exhibant les ébats d’hommes et de femmes, ou bien d’hommes entre eux, ou encore de femmes entre elles. Elles jalonnaient le récit à une fréquence de métronome. L’intention était appuyée. Le scénario, sur-mesure, de facture quasiment industrielle supposait Maude, était destiné à retenir absolument l’attention du spectateur. Il atteignait son but. Le rythme ne faiblissait pas. Maude avait persévéré afin de réussir à apprécier ce livre d’images qui lui rappelait des souvenirs d’école et de collège.

Sans doute n’aurait-elle pas pu le regarder seule. Peut-être y serait-elle parvenue avec Thibault, pour passer le temps. Le spectateur, pour peu qu’il soit « happé » par une série, se laisse porter par elle, aussi facilement que s’il avalait une boisson au goût agréable et toujours identique. La qualité reste semblable pendant les nombreuses heures que durent les épisodes. Bien au contraire, les films que Maude propose à

Page 41: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

41

Thibault déploient des univers différents. En général, elle choisit des films d’auteur pour éviter, autant que faire se peut, d’être déçue. Thibault et Maude sont alors séduits, ou non, par ces univers. Ils se doivent d’être actifs, et éveillés, pour entrer dans une nouvelle œuvre. Une série, lorsque s’épanouit l’alchimie souhaitée, est plus simple d’approche. Il suffit de laisser défiler les images. Tous deux auraient pu se convaincre de regarder cette évocation antique et sombre, violente et sexuelle, car il n’est au fond pas si facile de trouver des programmes qui conviennent à l’un et à l’autre. Mais il est encore plus compliqué de découvrir la perle rare destinée aux trois spectateurs que sont Maude et ses deux fils. Luc est en général réticent. Si sa maman propose, c’est que le film doit presque certainement être ennuyeux, vieillot ou dépassé. Luc sait rester discret. Il ne dit rien mais son faible enthousiasme tout comme ses fréquents refus le laissent entendre. La marge de choix de Maude se révèle plutôt étroite. Elle essaya bien divers Woody Allen et quelques Jacques Audiard. Luc se montra parfois satisfait. A d’autres moments, sa critique fut sévère.

Maude n’allait donc pas galvauder avec Thibault les rares DVD qu’elle pouvait voir avec Luc et Romain. Elle n’était pas près de regarder avec lui les épisodes de Rome. Elle les découvrait avec ses garçons. Le succès n’était pas mince puisque son goût pour Rome était à l’origine plus qu’incertain. Elle devint capable de l'apprécier à l’issue d’une démarche relativement sophistiquée, et volontaire assurément.

Elle se montra ouverte pour partager un moment avec eux. Elle fut également aidée en cela par les conseils de Grégoire, l’un de ses amis, curieux et ouvert en matière de cinéma. Il lui avait vanté l’intérêt de cette série. L’on apprécie rarement de

Page 42: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

42

perdre son temps. Maude ne déroge pas à la règle et, connaissant l’opinion de Grégoire, elle avait insisté dans son effort pour s’intéresser aux épisodes. Grégoire l’avait aussi incitée à regarder Borgen ainsi que Downton Abbey. Maude les avait vus avec Thibault. C’était alors qu’ils avaient découvert combien il est facile de se laisser porter par le flux régulier et uniforme d’une série lorsqu’elle a l’heur de plaire au spectateur. Maude n’avait eu besoin d’aucune construction intellectuelle pour savourer l’univers de Downton Abbey, stylisé à sa façon. Le biberon lui fut doux et sucré, du miel quasiment, qui provoquait presque chez elle, à force de douceur justement, une très vague sensation d’écœurement.

Les épisodes de Rome permettaient à la mère et aux deux

fils d’être ensemble… c’est superficiel, disait Luc qui n’omet pas de déprécier, s’il le peut, les chemins explorés avec Maude dès lors qu’à son goût ils le méritent… avec des raccourcis, vraiment, ils exagèrent… et puis regarde, historiquement, politiquement, c’est trop léger… et les combats, tu les as vus ?… on a le début, on a la fin, une victoire, ou une défaite, mais la stratégie, on n’y comprend rien… ;… ce n’est qu’une illustration, lui répondait Maude dont l’un des indiscutables plaisirs consiste à discuter avec son fils… des images, qui se succèdent, pas davantage… Luc critiquait mais il regardait. Il avait compris l’enjeu. Ils se divertissaient ensemble. Les garçons offraient ce cadeau à leur mère. Ils regardaient un épisode après le diner que Maude leur apportait à l’étage, dans leur tanière. Ils le prenaient confortablement installés sur leur lit. Ou bien ils sortaient. Ils achetaient un Mac Do et s’asseyaient sur la digue. Ils le mangeaient tout en regardant la mer. Ils passaient ensuite une

Page 43: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

43

heure avec Maude. Ils regardaient les images depuis le générique jusqu’à la fin. Maude manifestait son enthousiasme. Elle prenait des notes. Puis elle suscitait l’échange. Elle leur disait ce qu’elle avait apprécié. Les deux jeunes se précipitaient ensuite joyeusement vers la mezzanine, dans leur repaire, pour la suite de leur soirée.

Maude trouva un nouvel équilibre après le départ de

Thibault. Le temps du vacillement, de l’inquiétude et de l’incertitude fut de courte durée. Sa solitude n’était que relative. La vie suivait son cours.

Page 44: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

44

Détermination Maude aime nager à Ker-Bihan mais comme c’est dur de se mouiller ! Pour

réussir à nager en l’absence de Thibault, elle fera du bateau, seule.

- 1 –

Maude se baignait chaque matin avec Thibault. Elle est

frileuse et en dépit de la chaleur, intense cet été-là, la tâche n‘était pas simple. Elle se mouillait lentement mais elle allait jusqu’au bout de sa détermination. Elle s’asseyait sur le sable. Elle commençait par tremper les orteils. Elle progressait ensuite doucement à l’aide d’un petit bol empli d’eau qu’elle déversait peu à peu sur son ventre, ses épaules, sa poitrine, jusqu’au visage et au sommet de son crâne. Elle s’était mise d’accord avec Thibault et sa résolution ne faiblissait pas. Il nageait. Elle nageait. Ils se retrouvaient ensuite sur la plage. Il lisait son roman policier. Elle écoutait Dostoïevski tout en regardant le ciel, le soleil, les planches, les dériveurs, les croiseurs, les baigneurs, les enfants et les adultes qui bronzaient et qui bavardaient. La chaleur pénétrait son corps. Le bien-être était sa récompense après les très rafraîchissantes longueurs de brasse et de crawl. Elle était détendue. Ils se levaient ensuite, à leur heure habituelle. Ils choisissaient un restaurant. Ils s’y rendaient. L’ambiance était idéale.

- 2 –

Thibault est un vacancier comme les autres. Maude est

plus atypique. Elle a le sentiment qu’elle serait incapable, sans la présence de Thibault, de profiter de la mer. Elle ne change pas. Elle garde, où qu’elle soit, ses interrogations et ses inquiétudes. Thibault est, à sa façon, plus candide et plus

Page 45: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

45

spontané. Il vient au bord de la mer pour mener une vie différente, pour jouir de paysages ouverts et lumineux, pour nager et pour marcher, pour prendre le temps de déjeuner dans d’agréables restaurants. Maude va en Bretagne pour ses garçons. Elle y partage, bien sûr, avec son mari les activités qu’il apprécie. Ils marchent. Ils déjeunent au restaurant. Cette année, ils ont de plus, en raison du climat exceptionnellement chaud, nagé dès les tout premiers jours. Ils ont même ajouté une petite séance de plage ensemble.

Maude comprit aisément, pendant la brève période d’incertitude qui suivit le départ de Thibault, que nager avec lui participait à son équilibre. Elle était détendue après le bain, soulagée et apaisée. La sensation durait jusqu’à la fin de la journée. Il lui faudrait, pensait-elle, réussir à trouver le courage de nager. Mais comment faire sans Thibault, sans engagement moral envers lui ? Elle était si frileuse. Elle disposait bien d’une solution, relativement détournée. Maude la savait infaillible. Elle la savait si efficace qu’elle se décida à en parler aux garçons. Le secret n’était évidemment pas de mise… j’ai nagé tous les jours avec votre père, leur dit-elle... c’était magnifique… et je dois continuer… c’est absolument indispensable… Les deux frères écoutaient leur mère, plutôt intéressés. Ils ne détestent pas lorsqu’il lui arrive, ce qui n’est pas rare, d’ébaucher d’étonnants plans sur la comète. Elle les amuse. Ils se demandent alors quel genre de circonvolutions elle s’apprête à parcourir et surtout quel sera au final son point d’arrivée. Ils écoutaient. Où les entraînait-elle donc avec ses abondantes paroles et son objectif visiblement tout à fait déterminé?... savez-vous les garçons, continua-t-elle… quand je fais du bateau... je suis près de l’eau... en symbiose.... c’est inévitable… obligatoire… on bouge… on est mouillé… sans

Page 46: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

46

même y penser… les pieds d’abord… et puis l’atmosphère ensuite... l’air… qui est chargé d’humidité... il fouette le visage… et puis on fait partie de cette immense surface mouvante… souple… douce... accueillante... brillante et miroitante... et à la fin… on rend le bateau... on en sort... et qu’y-a-t-il de plus simple… les garçons... que d’y plonger... ensuite... dans la mer?... sans le moindre effort… et de profiter... oui... de sa caresse... sur tout le corps... pendant qu’on nage... je vais y arriver... oui je le crois…

Les jours d’absence de Thibault furent, de la sorte, tout à

fait bien structurés. Elle écrivait le matin dans les autobus. Elle allait en trottinette jusqu’à l’office de tourisme où s’arrêtait la navette. Les premiers jours elle la prenait à onze heures. Puis elle repéra un départ plus matinal. Elle peaufina donc son organisation. Elle arrivait aux alentours de dix heures. Elle passait commande chez le traiteur des sandwiches et des desserts pour Luc et Romain et de salade ou de ratatouille pour ses propres déjeuner et diner. Elle avait compris, à l’usage, que cette précaution lui évitait une longue attente plus tard, après son périple motorisé. Elle apportait les sandwiches aux garçons. Elle réchauffait sa ratatouille au microondes et partait pique-niquer sous son arbre. Elle regardait le ciel et relisait Les chutes de Joyce Carol Oates. Elle avait auparavant pris soin de réserver une heure de dériveur en milieu d’après-midi. Elle louait un Laser Solo, un petit bateau, beaucoup trop rapide et instable à son goût, mais le choix était limité. Elle achevait sa collation. Elle ramassait les trognons de pommes. Elle replaçait les tupperwares et le « Joyce Carol Oates» à leur place respective dans son sac à dos et la meilleure partie de la journée commençait alors. Elle se

Page 47: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

47

levait. Elle quittait son arbre et se dirigeait vers la cale du Yacht Club. Elle était prête. Elle allait faire du bateau.

Page 48: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

48

A chacun son voyage Quand Thibault est absent, Maude prend l’autobus le matin. Beauté des

paysages traversés. Relations avec les chauffeurs. L’alcool des jeunes.

- 1 –

Le matin, une fois Thibault reparti à Paris, Maude écrivait.

Elle avait le temps de faire deux allers retour depuis Ker Bihan jusqu’à Auray. Elle passait par le somptueux port de la Trinité étincelant de centaines de coques rutilantes et coûteuses alignées en bordure des pontons. Près de la halle aux poissons tournait un manège pour enfants. La belle tour vitrée du Yacht Club dominait la vaste embouchure de la rivière. Le pont aux arches élancées séparait la flottille de pêche de celle des navires à voile. Les parcs à huitres étendaient leurs casiers à l’est en direction du continent.

Maude ne se lassait pas de regarder. Elle mesurait sa

chance. Elle pouvait « broder » son écriture dans un cadre superbe, et qui de plus bougeait, et qui de plus ronronnait. Le puissant moteur transmettait ses vibrations à l’impressionnant véhicule. Maude était portée, comme en un ventre maternel. Les vues se succédaient, le ciel, les nuages, les arbres, les pavillons de la banlieue d’Auray, les panneaux indicateurs, celui du Chat Noir qui annonçait un camping vantant de confortables vacances ensoleillées. La petite plage du Men Du, à deux pas de la Trinité, le long de la route, formait une baie où une minuscule île déserte devenait une presqu’île à marée basse, parfaite pour la pêche. Une foule de piétons, des adultes accompagnés d’enfants équipés de seaux, d’épuisettes et de râteaux s’y rendait à pied. Un Club-Mickey rétro, vivant et tout à fait mignon élevait sur la plage ses portiques et ses

Page 49: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

49

drapeaux. L’institution était indispensable pour que les enfants bondissent sur les toiles des trampolines, pour qu’ils crient et qu’ils s’ébattent dans la joie. Les parasols et les serviettes de bain parsemaient le sable de milliers de touches colorées. Tous bronzaient, tous souriaient tandis que Maude regardait derrière la vitre de l’autobus ou tandis qu’elle bavardait, de ci de là, avec les différents chauffeurs. Ceux-ci n’avaient pas l’habitude de transporter une passagère aussi sérieuse et concentrée et qui, de surcroit, enchainait plusieurs navettes successives. Elle embarquait à Ker Bihan. Elle prenait le même autobus que Thibault lorsqu’il rentrait sur Paris. Lui descendait à Auray. Il montait dans un train et arrivait dans l’appartement aux alentours de 22 heures 30. Maude, pour sa part, ne descendait pas. Elle repartait dans l’autre sens. Il lui arrivait même de dépasser Auray. Le car s’engageait alors sur une voie rapide et allait jusqu’à Vannes. Il revenait ensuite jusqu’au terminus opposé, laissant Ker Bihan derrière lui. Il achevait son périple devant la gare de Plouharnel. La petite ville semblait, aux yeux de Maude, une figure du bout du monde. Elle était seule dans la haute carlingue. Son voyage lui évoquait (à chacun son aventure) les Greyhound des États-Unis. Le bout du monde était situé devant la gare, une modeste maison dont les fenêtres fleuries s’ouvraient sur l’unique voie ferrée empruntée par la même locomotive à l’aller comme au retour. Ici débutait le circuit du « tire-bouchon », un petit train qui parcourait l’isthme et atteignait Quiberon sur la côte sud de la presqu’île.

Le chauffeur attendait l’heure du prochain départ. C’était

alors qu’il commençait à bavarder avec la femme studieuse, seule rescapée du précédent trajet. Il démarrait et la

Page 50: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

50

conversation se poursuivait pour peu que tous deux restent seuls dans la grande machine. Maude écoutait. De multiples vies lui étaient racontées. Autant d’hommes, autant de vies. Les chauffeurs masculins racontaient, plus que les femmes lorsqu’il leur arrivait d’être aux commandes. Un policier à la retraite améliorait sa pension. Il conduisait les autocars pendant la pleine saison. Sa fille aussi était policière. Un marin à voile conviait de jeunes délinquants sur son bateau. Il avait un jour accueilli des enfants gravement malades. Il ne recommencerait plus. L’expérience était trop éprouvante. Tous parlaient du gouvernement. La vie était dure, les hommes de pouvoir incompétents et corrompus. Ils ne disaient cependant pas leurs convictions politiques. Ils n’allaient pas jusque-là.

- 2 -

Une petite ligne d’autobus reliait Ker-Bihan-Plage au

cœur historique de la ville, à l’intérieur des terres. Un kilomètre environ séparait les deux bourgades. Maude l’empruntait quand Thibault était à Ker-Bihan. Elle n'avait, en ce cas, que peu de temps pour le retravail de ses textes et ne pouvait utiliser les lignes régionales de Ker-Bihan à Vannes ni même de Ker-Bihan à Auray. Elle marchait avec Thibault, ou bien elle nageait et profitait de la plage, elle déjeunait dans l’un des restaurants de la côte, elle bavardait, elle jouait aux échecs, et il lui arrivait de ne disposer que d'une modeste vingtaine de minutes à consacrer à ses textes. Les départs des « grandes lignes » étaient peu fréquents et les trajets, même si Maude descendait avant le terminus, étaient encore trop longs au regard du temps qui lui était imparti. La « Kernavette »,

Page 51: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

51

quant à elle, s’arrêtait fréquemment à l’entrée du Yacht-Club. Maude n’attendait jamais longtemps avant de s’y installer. Le tour complet durait moins d’une demi-heure. Maude ne faisait parfois qu’une partie de la boucle. Parfois elle en enchaînait plusieurs. Autour d’elle, les familles revenaient de la plage, chargées de seaux, de pelles, d’avenots et de matelas gonflables, autant d’accessoires indispensables pour savourer au mieux le bord de mer. Le circuit était bref, la climatisation absente, mais en dépit de la chaleur parfois intense Maude appréciait la navette. Elle y était concentrée et retravaillait plus facilement ses textes.

L’autobus s'arrêtait devant la vieille église et le marché

couvert du centre de Ker-Bihan. Il gagnait ensuite les vastes champs de menhirs alignés à perte de vue depuis des milliers d’années. Une jolie ferme, isolée, aux volets clos et au jardin fleuri, postée devant les hautes pierres droites, semblait abandonnée. Maude n’y avait jamais aperçu âme qui vive. Des touristes, en mal de connaissances préhistoriques, visitaient le bâtiment blanc et moderne abritant le musée des mégalithes.

Maude était parfois seule dans l’autocar quand elle faisait

plusieurs fois le trajet, et d’autant plus seule en début d’après-midi, pendant les heures creuses de la journée. Les chauffeurs - hommes étaient loquaces et sympathiques. Les deux femmes, quant à elles, l’une blonde et s’adonnant volontiers au jeu de la séduction, l’autre brune, ronde et récriminant âprement contre nombre de conducteurs, n’offraient à Maude qu’un visage hermétique à la limite de l’hostilité. Elles n’appréciaient visiblement pas cette étonnante passagère,

Page 52: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

52

solitaire, penchée sur son ordinateur, qui négligeait le terminus et multipliait les allers-retours.

L’un des chauffeurs avait raconté à Maude les étonnantes

péripéties de son service de nuit. Il conduisait la « jeunesse dorée » (ainsi la qualifiait-il) dans les deux boîtes de nuit de la ville. Il se chargeait ensuite du retour après des soirées sans nul doute douloureuses aux tympans. Maude lui avait demandé ce qu'il entendait par « jeunesse dorée ». L’homme avait ouvert de grands yeux, apparemment surpris par la naïveté de la question… ils peuvent se payer des entrées dans des boîtes de nuit, avait-il répondu… et des emplacements au camping… ils ont de l’argent… c’est évident… Le chauffeur n’avait pas évoqué les jeunes qui habitaient les belles et vastes demeures du bord de mer. Le mini bus avait pour destination les différents campings environnants et non pas les villas historiques dont les silhouettes, sur fond de ciel breton, participaient au charme du paysage. Les jeunes de ces maisons n’avaient pas besoin des transports mis à disposition par la mairie.

Le chauffeur racontait les comas éthyliques, les secours

des pompiers, les jeunes garçons si hébétés au fond de son autobus qu’ils étaient incapables de dire où ils devaient descendre. Ils se levaient soudain et, soudain, vomissaient sur les sièges et dans le couloir central. Au chauffeur, ensuite, après son service, de laver et de brosser pour rendre le véhicule impeccable. Mais le conducteur avait pris des mesures et les petits jeunes avaient, de leur côté, rapidement compris qu’ils avaient intérêt à se contrôler un tant soit peu s’ils voulaient monter dans l’autobus. Ils devaient prouver,

Page 53: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

53

pour y être acceptés, qu’ils étaient capables de dire deux mots poliment et d’articuler des paroles sensées. Dans le cas contraire, le chauffeur en avait ainsi décidé, il les laissait sur le bord de la route. Le comportement des aspirants-voyageurs s’était dès lors modifié. Ils prenaient soin, avant l’arrivée de la navette, d’attacher, avec moultes difficultés, tous les boutons de leur chemise, depuis la ceinture jusqu’au cou. Ils passaient les mains dans leurs cheveux, essayant ainsi d’améliorer leur apparence. Ils s’efforçaient de se redresser quand la porte de la navette s’ouvrait devant eux. Le chauffeur les saluait. Ils écarquillaient les paupières, concentrés, afin de trouver les mots. Parfois ils n’y parvenaient pas. Les paroles restaient prisonnières au fond de leur gorge. Ouvrir la bouche sans avoir la nausée représentait, à ce moment-là, une épreuve insurmontable.

Telles étaient donc les fins de soirée pour certains des

jeunes gens de passage sur la côte.

Page 54: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

54

Mémoire En l’absence de Thibault, le « retravail » des textes, dans l’autobus, est

difficile. Ces difficultés se sont affirmées cette dernière année. Maude découvre qu’elle apprécie la solitude quand elle navigue. D’habitude elle ne supporte pas d’être seule. Le « Vide Existentiel » la menace. Elle se sent ridicule, trop âgée, pour naviguer seule. Elle demande son avis à Luc qui lui remonte le moral. Il a su aussi, dans l’année, lui dire, indirectement, des choses gentilles.

- 1 –

En l’absence de Thibault, Maude déjeunait légèrement sous un arbre de Port en Gif. Elle descendait ensuite tranquillement la pente de la journée, qui dès lors était douce et agréable. Elle attendait quelque temps avant d’embarquer sur son fringant dériveur. Elle avait préféré retenir une séance de voile assez tard dans l’après-midi. Elle avait ainsi le loisir de se familiariser avec l’état d’esprit qui serait bientôt le sien, en mer. Elle savourait cette attente ronde et souriante, sans contraintes ni obligations de résultats. Sa tâche, dans l’autobus, n’avait pas été simple. Elle s’était colletée à une phrase, puis à une autre, pour en améliorer la forme. Elle avait douté. Y parviendrait-elle ? Rien n’était moins sûr. Et cette idée, qu’elle avait griffonnée sur le papier, fallait-il ou non la retenir ? Quel en était précisément l’intérêt ? Elle décidait, elle agissait.

Elle n’écrivait pas de nouveaux textes. Elle retravaillait le style, une occupation qui, loin d’être de tout repos, constitue une suite ininterrompue d’actions et de choix. Elle progressait. Elle avançait d’un mot à l’autre. Elle était déterminée. Elle devait à tout prix éviter la panne, l’épuisement du carburant, l’arrêt du moteur pour cause de découragement ou de dégoût d’un texte trop longtemps ressassé. Des questions vagabondaient alentour, du genre « mais pourquoi donc tous ces efforts ? ». Elle insistait. Elle affrontait le pensum. Telle était sa matinée dans les autobus.

Page 55: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

55

Elle décollait, pas à pas, d’épaisses chaussures engluées dans une glaise lourde et poisseuse. Elle poussait son rocher, les muscles tendus. Elle maintenait une posture, non pas affalée, mais droite et concentrée.

Maude avait fini, au cours des derniers mois passés à Paris, par éprouver une sensation d’usure. Elle retravaillait ses textes. Le labeur devenait ingrat. L’atmosphère de l’atelier de peintres qu’elle fréquentait était pourtant studieuse et propice à la création. Elle avait l’impression d’être en famille, d’appartenir à un même clan, de faire partie d’un même club. Ils peignaient. Elle travaillait sur son ordinateur. Ce cadre privilégié constituait son bureau quasiment permanent. Le matin, elle dépliait tréteaux et planche en guise de table improvisée. Rien ne l’empêchait d’y rester la journée entière. Mais la lassitude se fit insidieusement sentir. Son « artisanat » lui sembla peu à peu âpre et crissant en dépit des artistes autour d’elle, inspirés et constants en apparence. L’affaire était grave. Et si elle ne parvenait plus à retravailler ses textes ? Que deviendrait sa vie ? L’urgence était si aigue qu'elle trouva, progressivement et sans même y réfléchir, un environnement de substitution. Elle changea son fusil d’épaule. Elle se mit peu à peu à emprunter les transports en commun. Elle en arriva, au fil du temps, à monter chaque matin dans un autobus ou une voiture de RER. Elle était familière de la ligne A en direction d’Eurodisney - Marne-la-Vallée. Elle n’ignorait pas non plus la ligne D vers Corbeil-Essonnes - Évry Courcouronnes. Elle s’aventurait aussi parfois au départ des grandes lignes. Elle avait rendu visite à une amie de Montargis un beau jour de janvier, en réalité pour

Page 56: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

56

écrire pendant la durée du voyage. Elle avait déjeuné avec Rosalie. Elle avait tenu avec elle et sa fille de dix-huit ans une longue conversation. Grâce à cette habile substitution et au bercement apaisant du train sur les rails, la panne avait été évitée. Maude avait pu continuer, chaque jour, à retravailler son écriture. Mais une angoissante question profilait ses contours. Et si, un jour, l’usure survenait, également dans les transports ? Quel recours lui resterait-il ? Maude ne pouvait y répondre. Elle se raisonnait. Chacun sait que la vie est un perpétuel mouvement. Elle est le fruit d’un incessant réajustement. Rien ne servait d’imaginer d’alarmantes perspectives. Maude n’avait pas le choix. Elle demeurait debout au jour le jour. Force lui était de s’en contenter.

- 2 –

Après les tours d’autobus du matin et une fois son pique-

nique terminé, assise sur la digue, les heures qui suivaient lui étaient gratuites et légères, sans obligations de résultat. Elle attendait. Elle serait bientôt détendue. Elle allait profiter, en mer, d’un égoïsme bien tempéré. Elle serait avec elle-même, sans besoin de personne pour apprécier le moment. Cette sensation était nouvelle. Jusqu’alors, Maude s’occupait à écrire, lorsqu’elle était seule du moins. Plus précisément, elle s’occupait à réécrire. L’exercice, difficile, cristallisait sa dépendance à autrui. Lorsqu’elle écrit, elle se tourne vers les autres. Sans les autres, elle n’existe pas. Elle doit absolument raconter sa vie, dans une quête incessante de transparence. Et lorsqu’elle n’écrit pas, elle est avec Thibault. Ou encore, elle est avec ses garçons, ou avec ses amis. Elle dépend d’eux. Sa mère également fait partie du cœur intime de son existence.

Page 57: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

57

Maude l’appelle chaque jour. Cette habitude emplit une partie de sa vie même si elle avait, à l’origine, inauguré ce rite matinal pour aider sa mère. Claire est veuve. Maude la maintient ainsi loin du gouffre de la solitude. Maude s’agrippe, pour exister, à ceux qui l’entourent et qui supportent qu’elle requiert ainsi leur attention. Elle est dans l’action. Elle va vers les autres, mari, enfants, lecteurs, amis, mère. Infatigable, elle ne cesse de construire, consolider, densifier, réactiver, chaque jour, ce réseau de liens qui lui permet d’exister. Que deviendrait-elle dans le silence de sa solitude ?

Les mois à Paris, avant l’été passé à Ker Bihan, avaient vu

le retour en force du " Vide Existentiel", son imposant ennemi personnel. Maude avait vacillé. Elle avait lutté. Elle s’était agitée au sein de son réseau, famille et amis, le plus souvent des amis d’écriture. Elle s'était parfois épuisée. Les coups de boutoir ne lui avaient pas laissé de répit. Elle avait parcouru un chemin rocailleux juchée sur une bicyclette de type VTT. Elle s'était gardée de ralentir sous peine de chuter.

Et soudain, elle était seule à Ker Bihan, où quasiment,

Thibault était à Paris, ses garçons avec elle mais par intermittence. Et soudain, ses journées devaient atteindre leur terme, si possible sans tristesse. Et elle avait découvert que nager lui permettait d’y parvenir plus facilement. Et elle réussissait à s’immerger, dans une eau plus que fraîche à son goût, grâce aux bords de près et de vent arrière qu’elle traçait entre les bouées du Yacht-Club. Et c’était ainsi qu’elle se trouvait, chaque jour, aux alentours de 15 heures, sur la digue qui bordait la cale d’embarquement. Elle attendait le moment

Page 58: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

58

où elle pourrait se saisir de la barre et de l’écoute de grand-voile. Et elle était capable d’apprécier la solitude.

Elle humait l’océan. Elle prenait possession, en douceur,

de l’état d’esprit qui l’habite quand elle se laisse aller à son "être sur la mer". Elle accédait peu à peu à un niveau de silence et de paix opposé à la bataille, pied à pied, qu’elle venait de mener avec les phrases. Il était si simple d’attendre, devant l’horizon et la beauté des voiles, devant l’animation des barreurs souples et alertes, devant leurs équipiers qui enjambaient les plat-bords et montaient dans les esquifs, devant les responsables de la location qui tiraient les remorques, les apportaient à leurs clients, les rapportaient sur le bitume du parking, devant le soleil, les nuages et la brise dont elle essayait d’évaluer la force. Elle doutait de ses compétences voilières. Elle pensait aux nombreuses années écoulées depuis l’époque où elle naviguait régulièrement. Elle n’avait cependant jamais cessé de nourrir en elle un désir de bateau. Elle en avait rêvé (le plus souvent la nuit). L’écriture l’y avait entrainée (le plus souvent le jour). Pour autant, sur la digue, elle n’était pas rassurée. Mais l’attente demeurait un plaisir. Elle parcourait toute la longueur du sas qui, lentement, la conduisait vers une fin de journée différente, faite de courbes et de rondeurs. Son humeur serait, alors, d'une toute autre nature.

- 3 –

Maude regardait. Elle aspirait les odeurs. Elle sentait avec

la peau. Elle écoutait. Elle vivait, sur la digue, des heures intermédiaires avant qu’à l’aide d’imperceptibles coups de

Page 59: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

59

barre, elle ne rapproche l’étrave et la grand-voile de la ligne frontière définie par le vent. Venait ensuite le moment où elle gagnait la cabine de location. La jeune fille en charge du planning lui lançait un joyeux « Bonjour ! ». Les moniteurs du Point-Plage-Passion s’activaient entre les combinaisons et les gilets de sauvetage. Ils lui adressaient de chaleureux sourires en guise de bienvenue.

Maude était gênée. À quoi ressemblait-elle donc ? A ce qu’elle était, simplement, une femme de plus de cinquante ans qui cultivait la lubie d’embarquer, seule, sur son petit bateau. N’était-elle pas ridicule ? Elle en avait parlé à Luc qui l’avait réconfortée. Il adoptait pourtant, en règle générale, une attitude du genre épineux, typique d’un fils de vingt-deux ans. Il contredisait aisément sa mère. Le comportement était de bonne guerre. Il s’agissait de grandir, tout en s’opposant… mais franchement, monologuait-il intérieurement lorsqu’elle apportait les sandwiches du déjeuner… ce que tu nous racontes là, tes rencontres dans les autobus, les paysages de bord de mer, depuis Auray jusqu’à Plouharnel, excuse, mais si tu pouvais nous épargner… je préfère mes articles sur Internet… et franchement, les films que tu proposes, on s’ennuie plutôt… et puis « Rome », la série, on supporte, mais ce n’est pas magnifique, il faut avouer… Et n'exhalait-il pas un très léger soupir quand sa mère lui demandait, à lui et à Romain, de bien vouloir passer une partie de leurs soirées avec elle ? Non, à bien y regarder, il ne soupirait pas. Thibault était parti. Maude était seule et les deux frères rejoignaient leur mère de bonne grâce. La nuit était tombée. Ils s'installaient devant l'ordinateur et entamaient un nouvel épisode… de quoi ai-je l’air, demandait-elle… à vouloir… à mon âge… monter sur un

Page 60: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

60

bateau… ; … t’inquiète pas maman, répondait Luc, calme et décontracté, l'un de ses comportements les plus habituels… moi je trouve ça plutôt sympa, au contraire, qu’une femme comme toi s’aventure en bateau…

Maude respirait. La douceur s'épanchait. Elle était moins seule. Elle se sentait comme les autres, comme les autres mères dans leur lien avec leur fils. L’amour, de lui vers elle, était tangible. Luc l’exprimait. Le fait était indiscutable. Maude l’attrapait au passage et le déposait, tout à fait discrètement, dans un recoin de sa mémoire.

- 4 –

En cours d’année également, Luc avait parfois manifesté

une incroyable gentillesse envers sa mère. Il s’était fait une idée, lors du week-end qu’il avait organisé à Champ-les-Vignes, des parents de ses amis . Parmi eux, les mères , surtout, avaient retenu son attention... elle est tellement compliquée, avait-il dit à Maude… la mère de Chloé… je m’en rends bien compte… elle téléphone à sa fille et elle lui dit « ah bon, ah bon... tu as garé la voiture dans notre ancien parking ?… et tu es sûre qu’il n’y a pas de risque ?… mais qu’as-tu fait ma fille ?… te rends-tu compte ?»… et si tu savais maman… l’importance du matériel pour cette femme… et puis… certaines choses se font… d’autres pas… les règles sont strictes… non… pas strictes… rigides plutôt… je te trouve différente… plus rigolote… et mes copains t’aiment bien… Maude s’étonnait. Elle ne les rencontrait jamais… mais moi, maman… je leur parle de toi… et l’autre soir, j’étais avec Alex dans le salon... on regardait un match… Romain était avec nous… (il ne pouvait en être autrement,

Page 61: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

61

Romain étant un supporter passionné du PSG)… le café… au coin du boulevard… était bondé… on n’y voyait rien… on a préféré… Alex et moi… monter à la maison… et il a vu ta trottinette… il m’a demandé si c’était la tienne… je lui ai répondu oui… il s’est bien amusé…

Les cours arrivaient à leur terme. Les sorties entre amis se multipliaient. Luc faisait des commentaires, sur les garçons, mais aussi sur les filles. Sa mère lui posait des questions. Elle était curieuse. Elle se souvenait de ses années de jeunesse et elle aurait pu, à l'occasion (c’était une éventualité), éclairer son fils. Maude adorait leur complicité. Elle se délectait de la confiance qu'il lui accordait... Amandine n’a pas de chance, lui disait-il, c’est une petite jeune fille… sage… gentille comme tout… ses parents ne sont pas commodes… elle cherche à concilier tout le monde… elle connait Stéphane depuis la première année de fac… elle est son souffre-douleur… elle ne dit rien… il n'arrête pas de l’enfoncer… et puis, la petite amie d’Alex… elle est coquette… mais compliquée… on était à la campagne… elle n’avait pas sa douche chaude du matin… elle voulait qu’Alex la raccompagne chez elle… faire un aller-retour… rien que pour la salle de bains… et Coralie… elle a une sœur jumelle… elles sont à la fac… mignonnes toutes les deux… elles nous invitent chez elles… en l’absence des parents… et tu n'imagines pas leurs efforts quand elles nous reçoivent… pour l'animation… pour qu’on s’amuse… que les soirées soient réussies… et aussi, maman… Coralie… (la même )… à la campagne… tu aurais dû voir… une fille super… ton genre en fait… tu devais être comme elle à son âge… partante… positive… active… d’accord pour tout… on pouvait proposer n’importe quoi.. un whist (le jeu de cartes, précisément,

Page 62: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

62

inventé par Alex, un génie du calcul d’après Luc, qui fut le grand jeu de l'année, pratiqué à la fac, entre les cours)… un plongeon dans la piscine… ou le repas… ou la vaisselle… ou un jeu de piste… ou de guerre… avec les répliques (Luc avait préparé l’artillerie complète de ses "fausses armes", pistolets, fusils et carabines ; il avait expliqué les règles de combat)… elle était enthousiaste… toujours prête… toujours en forme pour commencer…

Luc n’était visiblement pas mécontent du « numéro » maternel dont il avait hérité. La loterie de l’existence l'avait plutôt bien servi. Maude savourait de si réconfortants propos. Elle les savait éminemment rares dans la vie d’une mère. Elle s’en saisissait vivement et ils enrichissaient, auprès d'autres babioles et bagatelles, l’escarcelle de sa mémoire.

Page 63: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

63

La charge de la cavalerie légère. Première sortie en bateau de Maude : aide apportée par Luc. Il lui apprendra

ensuite à ne plus dessaler. Son fils n’est pas loin d’être un héros à ses yeux.

- 1 -

Chaque jour, après avoir dûment attendu sur la digue,

Maude s’approchait, à l’heure convenue, de la cabane de location. De fringants bonjours étaient échangés. De souriants regards circulaient entre clients et moniteurs. Un certain type de joie, unique mode de communication en ce lieu, s’exprimait pleinement. Maude apercevait, par-ci par-là, quelques femmes de son âge. Elles lui semblaient, à vrai dire, accompagnées par un mari. Mais l'habitude exerça ses effets bénéfiques et Maude finit, après quelques jours, par abandonner ses complexes de navigatrice par trop originale.

Elle commençait par revêtir une combinaison longue proposée par le yacht-club. Elle y ajoutait un ou deux Damart qu’elle complétait parfois par un ciré marin. Ce dernier équipement était indispensable du temps de sa jeunesse maritime. A l’époque, les combinaisons de plongée n'étaient pas utilisées sur les bateaux. La lutte contre le froid était l’affaire des pulls et des cirés. Maude, en ce début de mois d’août, n’était pas tout à fait certaine de la solitude des femmes de son âge présentes dans la cabane de location. Elle était en revanche franchement convaincue d’être la plus chaudement vêtue parmi les navigateurs du jour. Elle ne pouvait, en dépit du soleil, intense cet été-là, ignorer la particularité de son équilibre thermique. Elle choisissait une combinaison pour jeunes de moins de seize ans et enfilait un gilet de sauvetage pour personne de moins de cinquante kilos. Elle attendait ensuite son bateau au bord de l’eau. Elle le

Page 64: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

64

repérait de loin. La haute voile triangulaire arborait le « F » de « Français » ainsi que son numéro de série, deux éléments indispensables en cas de régates internationales. Si le bateau n’était pas sorti, un jeune homme le lui apportait, sur sa remorque, prêt à l’embarquement. Maude était une reine. Elle se souvenait de ses vacances entre quinze et dix-sept ans. Elle gréait seule, sur la plage, le Vaurien de son père. Elle le roulait ensuite jusqu’à l’eau sur des cylindres pneumatiques. Elle le désarmait après la séance de voile. Il retrouvait son état initial au pied des dunes jusqu’à la navigation du lendemain. A Ker-Bihan, Maude bénéficiait d’un service de luxe. Elle profitait de la partie de plaisir sans en subir les obligations.

Elle prenait soin d’apporter ses "pénons" personnels, de légers rubans découpés dans des foulards de soie. Ils lui étaient absolument nécessaires pour une navigation au millimètre, au plus près du vent. Les jeunes moniteurs, lorsqu'ils apercevaient, flottant au sommet du hâle-bas, l’inévitable accessoire typique des années soixante-dix exprimaient une très légère condescendance. Sentir le souffle du vent sur le visage pour en repérer la direction était, selon eux, plus naturel et intuitif, plus élégant pour tout dire. Maude ne les contredisait pas mais elle n’en préférait pas moins sa bonne vieille méthode, incomparablement plus précise à son goût.

Elle vérifiait, avant de monter dans le cockpit, que le pénon de la veille était toujours là, flottant sur la bordure de la grand-voile. Elle s’assurait que l’écoute était correctement gréée dans les différentes poulies de winch. Dans le cas contraire, se rapprocher du vent devenait une épuisante épreuve de force. Le safran et la dérive devaient être arrimés au bateau sous peine d’être emportés par les vagues en cas de

Page 65: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

65

dessalage. Elle ajustait les bouchons du vide-vite pour que l’eau n’emplisse pas la coque. Ensuite seulement elle montait dans sa petite embarcation, en liberté et en silence. Aucun écho de MP3 ne résonnait dans ses oreilles. Elle s’éloignait du bord.

Le tout premier jour fut singulièrement inquiétant.

Saurait-elle maintenir d’aplomb un bateau qui était loin de figurer comme le champion toutes catégories de l’équilibre aquatique ? Le Vaurien de sa jeunesse était en revanche exactement ainsi, stable en toutes occasions. Maude gardait anxieusement, enfoui dans les lointaines strates de sa mémoire, le souvenir des rares occasions où elle avait délaissé le Vaurien paternel pour de brèves tentatives sur des 420, 470 ou autres lasers. Ces bateaux étaient rapides. Leur coque était « en forme », c’est à dire « arrondie », contrairement à celle du Vaurien qui comportait des « bouchains vifs » dont la silhouette s’apparente à celle d’une prosaïque « boîte à savon » et, à l'époque, avec une « coque en forme » donc, elle plongeait immanquablement dans l’eau sans qu’elle eût compris ni pourquoi ni comment. Le mystère s’insinuait dans son esprit. Maude avait, par ailleurs, depuis toutes ces années, navigué une fois encore sur un dériveur. L’aventure n’avait pas été plus glorieuse. Elle était à la barre ; lors de ce grand jour, au large de Port en GIF, avec Luc et Romain. Le bateau était au largue. Le vent soufflait et il avait soudain amorcé, sans la moindre raison apparente, une puissante et irréversible gîte qui s’était terminée par l’inévitable baignade collective. Le bateau s’était retourné, mât à la verticale vers le bas, dérive vers le haut. Le dériveur était long et lourd, les garçons étaient plus jeunes et ils n’avaient pas réussi à le redresser. Une

Page 66: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

66

durable macération dans une eau sombre et fraîche s’en était suivie. Les habituels observateurs de la digue étaient aux premières loges. Le danger de mort n’était évidemment pas d'actualité mais bien plutôt celui du ridicule. Les pompiers s’étaient gardés d’intervenir rapidement. Si l’on est incapable de naviguer correctement, l’on n’est bien sûr pas obligé de louer un bateau et une légère immersion n’a, dans ces conditions, au fond, rien que de très acceptable, voire même de pédagogique. Cette mésaventure avait rappelé à Maude celles de sa jeunesse. La coque de ce lourd dériveur, comme celle des 470, 420 ou lasers de l’époque, était « en forme » et elle n’avait rien compris à l’origine de sa déconvenue. Avarie de matériel ou erreur de sa part, le mystère demeurait.

Maude avait expliqué à ses garçons, avant sa première

expédition, qu’elle se sentirait plus tranquille s’ils l’accompagnaient. Ils la suivraient en planche à voile et pourraient, en cas de problème, l’aider à relever le bateau. Rétablir un petit laser serait, pour eux, un jeu d’enfant. Elle éviterait ainsi le complet ridicule.

Elle monta dans son bateau. Ni l’un ni l’autre n’était à

l’horizon. Ils n’arrivaient jamais à l’heure. Ils étaient des habitués du Point-Plage-Passion. Ils apparaissaient quand ils étaient prêts. Ils allaient directement dans la réserve, choisissaient seuls leur matériel qu’ils rendaient ensuite sereinement une heure plus tard.

Toujours est-il qu’elle était seule. Il lui fallait tenir sur l’eau, sans dessaler, au moins jusqu’à leur arrivée. Là résidait son unique objectif. Elle naviguait prudemment. Elle tirait des bords de modeste longueur devant l'entrée du Yacht Club.

Page 67: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

67

Elle manifestait, à chacun de ses fréquents virements de bord, une intense concentration. Le regard tourné vers la cale, elle se demandait quand donc elle finirait par les apercevoir. Son petit bateau sportif et léger allait dessaler. C’était l’évidence. Jamais elle n’avait su maintenir d’aplomb une « coque en forme ». Elle virait avec application, régulièrement surprise par l’heureuse issue de chacune de ses manœuvres lorsque, soudain, elle les vit enfin approcher. Leurs deux voiles fièrement dressées contre le ciel traçaient dans sa direction. Elle était sauvée. Le western prenait vie sous ses yeux. Les chevaux de la garde fédérale survolaient les vastes étendues herbeuses. La cavalerie légère s’apprêtait, à grand renfort d’une claironnante musique militaire, à fondre sur les tribus apaches.

Ses chevaliers servants cinglaient contre le vent. Maude s’apprêtait à virer. Elle sentait, depuis le début, qu’elle n’avait pas son bateau bien en main. Elle avait remarqué que l’écoute était trop lâche avant les virements de bord. Par prudence, elle virait à partir du vent de travers. Elle préférait ne pas être trop près du vent pour éviter une gite excessive et l’écoute avait donc tendance à agripper le tableau-arrière lors du virement, à charge pour Maude, ensuite, de se pencher vers la poupe pour libérer l’ensemble. Les gestes étaient complexes. Ses chevaliers servants aplanissaient les vagues. Maude entamait son changement de cap. Ils étaient là, tout près, voguant sur les flots. Elle poussa la barre. Elle traversa le lit du vent. Comme prévu, elle atteignit l’autre amure et, alors, l’incompréhensible se produisit. Le bateau amorça une lente et irrésistible gite. Maude voyait, inexorable, sa chute prochaine dans l’immense masse liquide. Elle tenta de remonter au vent et essaya, par son poids, de rétablir

Page 68: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

68

l’équilibre du bateau. Rien n’y fit. Elle eut le temps de voir l’inéluctable arriver. La coque se cala peu à peu à la verticale, perpendiculaire au-dessus de l’eau et Maude dut abandonner. Pesanteur oblige, elle tomba de toute la largeur de la coque dans la fraîcheur soudaine de l’océan. Le ridicule intervenait quoiqu’elle n’eût pas vraiment le temps d’y penser et, immédiatement, deux visages, sympathiques et ouverts, arborant des sourires hilares, s’exclamèrent joyeusement au-dessus d’elle… mais maman… qu’est-ce qui t’arrive ?…

Elle ne parvint pas à relever le bateau. Elle n’était pas assez forte. Elle était trop légère. Elle s’y prenait mal. Ce fut Luc qui se mit à la tâche.

- 2 –

Les jours suivants, Maude fit preuve de la plus grande

attention. Aucune immersion involontaire ne fut plus à signaler. Le vent était faible. Elle naviguait seule et s’abstint de se donner en spectacle.

Le dernier jour en revanche, un vent puissant s’était levé. Maude virait. Elle était bien obligée. On ne peut indéfiniment naviguer sur le même bord et trois ou quatre fois, elle se retrouva à l’eau. C’était systématique. Chacun de ses virements était raté. Elle dessalait à chaque changement de cap. Les deux frères naviguaient sur leur planche à voile et Luc réussit, ce jour-là, à lui apprendre, en dépit de son faible poids et de sa modeste taille, comment rétablir le bateau. Il suffisait d’insister, longtemps, sur la dérive. Même si elle n’avait pas la force de se hisser jusque «sur » l'objet, plat et horizontal à ce moment de la débâcle, elle pouvait cependant peser en son extrémité, le plus longtemps possible. L’effet

Page 69: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

69

de levier, dans la durée, finissait, très doucement, par agir, et la voile, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, décollait de la surface de l’eau. Maude remporta de grandes victoires. Deux fois elle réussit l’opération. Puis, au virement de bord suivant, elle embrassa une troisième fois les flots. Et, une troisième fois, elle remit son bateau d’aplomb. Ensuite un autre grand événement se fit jour lorsqu’elle parvint à interrompre définitivement la série des barbotages. Elle bénéficia en effet, en ce mémorable après-midi, d’un deuxième apprentissage. Du coin de l’œil, Luc avait observé sa mère qui, par cette forte brise, profitait de chaque changement d’amure pour se baigner en pleine mer. Il s’était approché et lui avait expliqué par-delà les embruns comment virer tout en limitant les risques. Et la lumière se fit. Il lui conseilla de prendre son temps, de ralentir d’abord le bateau en se rapprochant de la ligne du vent, le plus possible, et en maintenant l’écoute fermement. Une fois atteinte l’allure « limite », à la frontière de la brise, elle poussait délicatement la barre, le bateau remontait, s’alignait face au vent, puis tranquillement se coulait sur l’autre amure. Il n’était alors point trop rapide et Maude pouvait calmement reprendre l’écoute (sans gesticulation vers la poupe), remettre du vent dans la toile et repartir tout en contrôlant sa vitesse. L’exercice était simple. Il suffisait de passer d’un bord très proche du vent à un autre bord tout aussi proche plutôt que de procéder comme elle le faisait auparavant, en substituant brutalement une allure rapide et loin de la brise à une autre allure exactement du même genre.

Le nouveau virement tel qu’elle l’opérait désormais ne faisait évidemment pas partie des plus hautes performances de niveau international mais au moins elle y parvenait. Elle

Page 70: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

70

changeait de direction en évitant le barbotage. Elle exultait. Ses deux garçons étaient près d’elle et elle naviguait et elle virait et le vent soufflait et elle ne dessalait plus et, même si elle avait dessalé, elle aurait été capable de relever son bateau. Que pouvait-elle souhaiter de plus ? Le bonheur palpitait, en écume et en vagues. C’était son dernier jour de vacances. Le lendemain serait consacré aux bagages et au retour sur Paris mais elle savait, même si la méthode enseignée par son fils n’était pas celle des plus impressionnants champions, qu’elle pourrait, l’année prochaine, embarquer calmement en mer, en sécurité et sans angoisse, pour le plaisir, lorsque Thibault serait à Paris, sans pour autant se demander constamment si, oui ou non, elle allait réussir à « tenir » son bateau, sans pour autant s’interroger sans cesse pour savoir si, oui ou non, elle allait soudain se trouver, en toute incompréhension, au milieu des poissons, parmi les vagues et les bouées. Elle n’était pas gênée à la perspective de naviguer, l’été suivant, comme une « mémé en convalescence ». Maude qualifiait ainsi, devant ses garçons, sa façon de croiser sur les flots. Les deux jeunes faisaient du trapèze, ils s’installaient au rappel, ils envoyaient le spi, ils ajustaient des harnais sur les longs bords de planche à voile. Elle-même, l’année prochaine, se contenterait de dérouler gentiment et posément, exactement comme une "mémé en convalescence", ses virements de bords tout à fait sûrs et pondérés. Elle venait d’apprendre. Elle naviguerait, sans attendre. Elle goûterait d’autant mieux la douceur et l’apaisement de l’océan. Elle en était infiniment reconnaissante à son fils aîné, qui était fort et qui la dépassait sur bien des points. Il l’impressionnait. Elle en était enchantée.

Page 71: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

71

Après les vacances, septembre. Luc est peut-être doué pour le bateau mais pas particulièrement pour la

recherche d’un stage en alternance : au retour, en septembre, il n’a toujours rien trouvé. Mais aussi, il n’a pas pu chercher en juin. Sa directrice de mémoire ne lui laissait pas de répit. Mais sachons reconnaitre que si le jeune homme n’est pas doué pour les recherches de stages, il existe des domaines où il excelle, l’informatique par exemple et d’autres sujet encore. Sa mère en a conscience. En septembre, Romain est libre de son temps. Il n’est pas angoissé par l’oisiveté comme sa mère l’aurait été à sa place. Maude s’en réjouit.

- 1 –

Luc avait aidé sa mère alors qu’elle naviguait sous un vent

fraîchissant devant les digues de Port en Gif. Maude avait adoré voir en son fils un adulte fiable et compétent. Quelques jours plus tard, il reprenait les cours à Marne-la-Vallée et la confiance de Maude s'effrita alors sensiblement. Il entrait en deuxième année de Master. Elle l’observait discrètement et se demandait s’il allait trouver le courage de partir en quête d’un stage en entreprise. Ce dernier cycle du cursus devait être suivi en alternance. La trentaine d’étudiants de sa promotion avait d’ores et déjà signé un contrat pour les deux prochains semestres. Sans doute avaient-ils fait jouer leurs relations personnelles mais ils étaient, quoiqu'il en soit, parvenus à leurs fins. Quant à Luc, Maude trouvait qu’il ne s’intéressait guère à la question. Il connaissait pourtant l’urgence de la situation. Ses parents n’avaient eu de cesse de le lui répéter mais il avait vingt-deux ans. Thibault et Maude n’insistaient pas davantage.

Luc n’avait pas pris le temps, au mois de juin, avant son départ en vacances, de chercher un stage, qui durerait un an, et qui, donc, n’aurait pas l’heur de se trouver aisément sous le sabot d’un cheval. Il s’était certes heurté, à cette l’époque, avant l’été, aux réactions pour le moins déconcertantes de sa directrice de mémoire. Elle lui imposait sans cesse, ainsi qu’à

Page 72: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

72

son corédacteur, de modifier le texte proposé. Ils ne pouvaient pas le présenter oralement, une étape cependant indispensable pour valider l'épreuve. Le microcosme familial était aux cent coups. Le texte devait pourtant présenter quelques qualités. Thibault l’avait conçu. Il l’avait écrit. Il l’avait relu maintes fois, ainsi que Maude qui s’était elle aussi engagée, au vu de l’inquiétude ambiante, dans cette délicate affaire. Le mystère était entier, la situation bloquée, la famille désemparée. Que pouvait-on faire, mis à part admettre ? Maude ne connaissait pas Madame la directrice de mémoire, qui était également la directrice pédagogique du Master. Elle l’imaginait jeune. Sans doute ne dépassait-elle pas la quarantaine. Maude la supposait vive et alerte, menant habilement une avantageuse carrière. Elle disposait d’un indiscutable pouvoir et Maude, tout comme Thibault, se demandaient quelle étrange lubie taraudait cette femme alors qu’elle poursuivait son insolite harcèlement. Mme Ahmed connaissait, dans ses plus fins détails, le thème développé par le mémoire. Sa thèse avait justement porté sur "le Goodwill et ses différents traitements comptables". Le sujet n’avait aucun secret pour elle. Mais que cherchait-elle donc ? Elle n'était jamais satisfaite et les deux étudiants ne furent autorisés à présenter leur soutenance qu’à l’ultime échéance possible. A cette date, du début du mois de juillet, ils parvinrent à quitter enfin la dangereuse zone de turbulences.

Luc n’avait bien sûr pas manqué, en juin, de prétexter cet incompréhensible pensum pour ne point entamer ses recherches de stage. Puis la pause estivale intervint, normale, pendant les six semaines passées à Ker-Bihan. Le jeune homme fit ensuite sa rentrée universitaire. Sa vie s’accéléra. Chaque jour, il allait en cours de 9 à 18 heures. Les semaines

Page 73: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

73

passaient. Septembre arrivait à son terme et Maude était convaincue que son grand garçon n’allait pas, dans ces conditions, pousser ses investigations du côté des entreprises. Elle concluait que son fils aîné disposait bien d’un certain nombre de points forts, marins ou autres, mais il n’était certes pas aussi performant dans tous les domaines de l’existence. Il prenait la vie du bon côté et n’aurait pas eu l'idée, le soir, après son harassante journée, de consulter son courrier électronique ni les sites proposant d’éventuelles offres de stage. Il lui fallait se détendre. Il reprit donc, sans tarder après la pause de l’été, son rythme de croisière en compagnie d’Arthur, son acolyte brésilien. Il expliquait à Maude pourquoi Romain et lui étaient si souvent connectés, le soir, sur les réseaux sociaux. Plus précisément, ils étaient trois, avec Arthur, qui participaient à un nouveau jeu dont le succès était foudroyant sur la toile… vois-tu maman, expliquait Luc... c’est à cause du décalage horaire… comment veux-tu que je fasse ?… quand je reviens de Marne-la-Vallée, le soir, vers 19h… c’est à cette heure-là qu’Arthur se réveille... il se connecte… Romain et moi, on lui dit bonjour… et tous les trois (normal), on commence à jouer… et en même temps on bavarde… c’est bien naturel (non?)....

Les journées de Luc étaient bien remplies. L’idée ne lui traversait pas l’esprit de s’ennuyer avec la recherche d’un stage. A quoi servirait-il en effet de mettre la barre à une hauteur inconsidérée ? Une activité trop intense aurait risqué de dégrader la qualité de son existence. Il allait en cours dans la journée, il s’adonnait, le soir, à ses jeux vidéo pendant que Maude cultivait ses discrètes inquiétudes. Elle ne pouvait le traiter comme un garçonnet. En revanche, rien ne l’empêchait de se remémorer ses autres qualités, qu’elle trouvait

Page 74: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

74

nombreuses quand elle y réfléchissait. Elle ne se privait pas de savourer ces réconfortantes pensées. Elle fortifiait ainsi sa confiance en lui, un sentiment précieux, qui participait à son équilibre personnel.

Tout d’abord, il était, selon elle, un véritable génie aux échecs. Il ne jouait pas souvent et, pourtant, il suffisait que Maude l’affronte pour qu’elle soit laminée, exactement comme après le passage d’un imperturbable bulldozer. Il avait construit, seul, l’ordinateur qui lui convenait. Il avait auparavant longtemps étudié la question. Il avait acquis les meilleurs composants sur Internet et avait fabriqué un appareil surpuissant aux exceptionnelles qualités graphiques. L’équivalent n’existait pas sur le marché ou bien à un prix très supérieur. Il avait, un jour, rendu un immense service à sa mère. Elle venait de terminer un livre, le fruit de nombreux mois de travail, quand le texte achevé avait soudain, corps et biens, disparu dans les obscures arcanes de son ordinateur. Luc avait été le seul de la famille à être capable de lui restituer l’inestimable fichier. Il savait envoyer, à la place de sa mère, des images sur Facebook. Maude se demandait ce qu'elle serait devenue sans son grand fils. Elle avait dû, au retour de Ker Bihan, s’initier à ce mode de communication sociale. Une grande maison d’autoédition l’avait sollicitée pour organiser, à titre gracieux, des séances de lecture entre auteurs. Maude ne voulait pas manquer cette chance. Briser la solitude de l’écriture, découvrir de nouveaux auteurs, anonymes tout comme elle, favoriser le lien entre eux, la passionnait. Mais Ecrilibre imposait que l'information, accompagnée de photos et logos de l’entreprise, soit diffusée par Facebook. Luc lui avait enseigné le minimum indispensable.

Page 75: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

75

Maude aurait pu encore enrichir la liste de ses qualités. Il était curieux du caractère de ses amis. Il racontait à sa mère les relations entre les étudiants telles qu’il les percevait. Elle le trouvait sociable et accueillant. Il regardait des films appréciés par la critique, ceux de Quentin Tarantino par exemple. Maude, pour sa part, n’appréciait pas ce metteur en scène. Elle supportait mal la violence des images malgré le talent du célèbre Canadien. Les goûts cinématographiques de son fils témoignaient d’une plus grande ouverture d’esprit que la sienne. Il la dépassait. Elle s’en réjouissait. Une réserve demeurait cependant, qui concernait son comportement actuel d’étudiant et, si elle imaginait l’avenir, son attitude future, dans la vie active. Mais elle se raisonnait. Elle s’exhortait à la patience. Il évoluerait, en un sens, en un autre, inévitablement, puisque rien, en ce monde, ne saurait demeurer figé. Il lui suffisait, avec sagesse, de ne pas l’oublier.

- 2 -

Quant à Romain, il vivait, au retour des vacances, de plus

paisibles journées. Ses cours ne reprenaient qu’au mois d’octobre. Il restait seul dans sa chambre. Sa mère s’interrogeait. N’allait-il pas, tout doucement, glisser vers la tristesse ? Elle-même, à sa place, aurait à coup sûr descendu les différents niveaux de cette pénible pente. Il n’avait plus l’âge d'être occupé par sa maman. Maude ne cessait pourtant de lui demander, à chaque fois qu’elle quittait l’appartement, s’il ne préférait pas, par hasard, qu’elle reste avec lui. S’il le souhaitait, ils pourraient regarder ensemble un petit film. Il déclinait gentiment sa proposition... t'inquiète

Page 76: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

76

pas maman... tout va bien se passer, répondait-il avec un bon sourire. Maude trouvait Romain plus doux que son fils aîné. Leurs relations avaient été, dans le passé, moins heurtées qu’avec Luc. Romain s’était montré plus souple. Les contraintes qui lui étaient imposées ne relevaient, en réalité, que du domaine scolaire. Thibault et Maude n’étaient pas, par ailleurs, des parents exigeants.

Maude lui posait cependant la question … tu ne préfères pas que je reste ?... , par habitude et pour la forme, pour se rassurer également. Ensuite seulement, elle le quittait. Elle écrivait dehors le récit de leurs dernières six semaines passées à Ker Bihan. Celui-ci deviendrait, plus tard, une fois retravaillé, l'un de ses futurs livres autoédités. Elle sortait, tout en espérant que Romain n’était, ni ne deviendrait jamais, comme elle, une victime privilégiée du "Vide Existentiel". Ainsi qualifiait-elle désormais le malaise qui l’affectait depuis des années. A l'âge de Romain, elle en souffrait déjà. Irène, son amie de Haute-Savoie qui resta, en septembre, quelques jours à Paris, eut droit à ses interrogations du moment. Irène a trois grands enfants, dont deux sont mariés, déjà parents eux-mêmes. Elle a gagné, au fil de l'existence, un superbe tempérament positif et encourageant. Elle éprouve, ancrée en elle, la peur viscérale de blesser l’autre, sans doute parce qu’elle le fut lorsqu’elle était enfant. Maude lui avait parlé de son ennemi personnel, son bien trop familier "Vide Existentiel". Elle craignait de le "léguer" à ses enfants. Cette appréhension l’habitait depuis longtemps... et toi, lui avait-elle demandé... as-tu connu ce genre d’inquiétude ?... (Irène avait longtemps été une mère anxieuse)... cela non, lui répondit-elle... je l’ai toujours su... mes enfants n’ont rien pris de mon malaise... j’en suis certaine... Irène, sans l’ombre

Page 77: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

77

d’une hésitation, avait accompagné sa réponse d’un réconfortant sourire et Maude avait éprouvé, à cet instant, combien l’amitié peut être bénéfique. Irène avait répondu spontanément. L’évidence s’imposait. La question de Maude n’était pas loin de paraître saugrenue... ainsi donc, pensa Maude... c’est donc possible... aussi simplement... de se sentir léger... aussi peu concerné... par ce genre de crainte ?... Elle alla même jusqu’à dire, entraînée par la sérénité de son amie... eh bien... de mon côté... après tout... peut-être est-ce la même chose... mes garçons... peut-être... n’ont pas ma fragilité... Maude avait dit son avis. Il est facile de s’exprimer, au présent et dans l’instant. Encore s’agissait-il de le confirmer, dans la durée.

Et elle aperçut son fils, au fil de ses journées, dans la durée

justement, avant qu'il ne reprenne les cours. Il était seul. Elle le sentait à l’aise. Il se levait tard. Détendu, la démarche souple, un sourire tranquille flottait sur ses lèvres, ou bien, s’il n’était pas visible, il affleurait sur son visage, tout près, on le devinait facilement. Il se dirigeait paisiblement vers le grand écran mural de la télévision. Il s'asseyait sur le côté droit du canapé, les pieds sur la table basse et allumait l’appareil. Quelques moments d’une émission apparaissaient alors, sportive le plus souvent, surtout si un match de football avait eu lieu la veille, et encore plus probablement si le PSG y avait participé. Ou bien il était séduit par les images d’un film, fréquemment sur Canal+. Il s’y arrêtait. Il le regardait parfois jusqu’à la fin. Maude l’avait vu, un matin, bien s'amuser devant une comédie sans prétention. Une petite équipe de football du fin fond de la Bretagne tentait de s’améliorer sous l’impulsion d’un ancien grand joueur. Il riait. L’atmosphère

Page 78: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

78

n’était pas à la mélancolie. Il était aussi attiré par les chaînes spécialisées sur la nature, les grandes expéditions, les animaux et les paysages. Il voyageait à travers continents et océans, confortablement installé sur son canapé. Il lisait ensuite, ou bien il naviguait sur Internet et, au retour de son frère, les parties à trois commençaient.

Il profitait. Il avait du temps. Il semblait heureux. Maude repensait à Irène et à sa remarque spontanée. Elle s’amusait intérieurement. Peut-être appartenait-elle au même "Club" que son amie. Peut-être, un jour, réagirait-elle comme elle, si, un jour, on lui posait cette même question, qu’elle-même avait formulée. Et alors, sans réfléchir, sûre d’elle, tout à fait naturelle, elle répondrait, presque étonnée de l’incongruité de la demande, elle répondrait... moi ?... mes enfants ?... angoissés?... non!... jamais!...

Les journées de septembre s’écoulaient, légères.

Page 79: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

79

Déferlante Juin 2013, « déferlante » chez les Valente : la directrice de mémoire de Luc

refuse la soutenance orale du dit mémoire. Comment Maude a aidé à dénouer cette situation de blocage avec Mme Ahmed. Mme Ahmed n’a-t-elle pas fait une faute professionnelle ? Comment Maude a aidé Romain pour son rapport de stage. Comment Maude a renoncé à sa vie sociale en juin. Elle avait trop à faire avec le travail universitaire de ses garçons.

-1-

Un beau soir du mois de juin, Luc reçut un appel angoissé

d’Alex… Luc, regarde tes mails, lui disait-il… il est trop nul notre mémoire… on ne peut pas passer demain… Les autres binômes présentaient, dans la matinée, leur exposé oral. Alex et Luc étaient les seuls à subir un traitement particulier. Ils furent envahis par un terrible sentiment de honte. Les autres seraient, d’ici vingt-quatre heures, débarrassés de l’inévitable pensum. Leur déception était d’autant plus vive que les deux jeunes gens avaient peaufiné, avec amour quasiment, la dernière version du document. Une semaine plus tôt, Luc y avait consacré une grande partie de la nuit qui précédait la date limite d'envoi. Il avait encadré le texte, coloré les titres, modifié les polices, soigné le sommaire, les annexes, les pages de garde, les préalables, les prologues et les remerciements en tous genres. Le travail n’était certes ni intellectuel ni complexe mais il était long et laborieux. Les heures étaient passées. Il s’était couché tard, les épaules sous la couette et les orteils à l’extérieur du lit. Il était si grand qu’une extrémité ou l’autre de son vaste corps dépassait le plus souvent du matelas. Il reposait dans le noir, assez fier de lui. L’objet transmis avait, tout compte fait, belle allure. Il avait réussi à l’envoyer. Il s’en était débarrassé. Le document était dans le tuyau. Il suffisait maintenant d’attendre, comme les autres, tranquillement, la suite des événements… du beau

Page 80: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

80

boulot… (non ?), chuchotait, au creux de son oreille, une lointaine et séduisante voix. Il le maîtrisait bien désormais, ce texte, écrit par son père, mais qu’il avait vu et revu avec sa mère. Il le connaissait, très exactement comme s’il l’avait lui-même rédigé. Il saurait, à l’avenir (mieux que les fois précédentes), répondre à toutes les questions de sa directrice de mémoire. Un discret sourire flottait sur ses lèvres. II s’était assoupi. Il avait dormi quelques heures, accompagné par l’agréable sentiment du devoir accompli, du travail bien fait, de la mission achevée. Les jours passèrent, au nombre de six, et vint le soir où il entendit au téléphone la voix affolée d’Alex. Un direct du droit le frappa en pleine poitrine. Que l’on ajoute à son malaise, le profond sentiment de gêne qu’il éprouvait envers son camarade et l’on obtiendra un bon aperçu de son humeur du moment.

Alex était "le" bon copain qu’il avait fréquenté toute l’année. Il était "le" petit gars, typiquement débrouillard, le seul de la promotion qui n’était pas entré à l’université par la voie royale consistant à arborer son Diplôme de Comptabilité Gestion pour en franchir le seuil. Son BTS en poche avait produit le même effet. Il n’avait pas été admis en raison de son exceptionnel cursus d’étudiant mais parce qu’il avait déployé dans le passé une prodigieuse énergie en dehors du système universitaire. Luc avait, un jour, montré son impressionnant CV à sa mère. Il avait, depuis le lycée, multiplié, par dizaines, les expériences professionnelles. Il avait travaillé dans des magasins de petite et grande distribution, pendant les petites et les grandes vacances. Il lui suffisait de deux ou trois jours de congé pour se proposer comme manutentionnaire, magasinier, caissier, standardiste, comptable de base, préposé au courrier, pour ne citer que

Page 81: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

81

quelques exemples parmi les mentions de son étonnant CV. A la lecture du document, Maude l’avait imaginé, alerte et bondissant par monts et par vaux, toujours prêt, les talons calés au creux des starting-blocks, à l’affût et réactif, le sourire aux lèvres et le courage en bandoulière, doté d'un tempérament opposé à celui de Luc. Ce jeune homme, gratifié d’une vitalité scintillant de mille feux, devait évidemment savoir s’adapter, et s'intégrer aisément dans un groupe, et percevoir sans peine l’esprit d’équipe du moment. Il était capable d’y adhérer et d’acquérir ainsi une appréciable influence sur le groupe.

Luc présentait, pour sa part, sur le papier, un parcours scolaire idéal. Il avait obtenu, en trois ans, le Diplôme de Comptabilité Gestion qui ne pouvait être préparé plus rapidement. Il avait, dans ce cadre, effectué les huit semaines obligatoires de stage. Il n’y avait pas ajouté une seule journée supplémentaire. Un quelconque lecteur de son CV aurait aisément interprété que le jeune homme avait en conséquence paisiblement profité de ses longues vacances d’étudiant, sans le moindre nuage d’angoisse pour les assombrir.

Alex habitait Nantes et il avait habité, pendant l'année universitaire, un studio à Marne-la-Vallée. Luc y avait souvent dormi après une soirée passée entre amis. Le logement lui était devenu une sorte de pied-à-terre près de la faculté. Il se trouva aux premières loges pour suivre l’évolution de la vie sentimentale de son ami. Il s’était demandé laquelle des étudiantes de leur promotion deviendrait l’heureuse élue. Alex avait tenté une approche décidée avec l’une d’elles, une jolie jeune fille, plutôt timide et attachante, peut-être triste et compliquée. Tel fut le portrait que Maude, intéressée, réussit à obtenir de Luc. Leur brève

Page 82: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

82

aventure se termina par un échec. Vint ensuite le tour de Sandra. L’histoire fut plus heureuse. La jeune fille habitait chez ses parents à Boissy-Saint-Léger et tous deux atteignirent rapidement le statut de "couple officiel" sous le regard attentif et bienveillant de Luc.

Alex et Luc s'étaient constitués en binôme pour la rédaction du mémoire. Le sujet, relatif au Goodwill et au pilotage des résultats comptables, était éminemment sérieux. Thibault avait, dès l'origine, perçu l’ampleur du sujet et le type de conclusions pertinentes auxquelles il pouvait conduire. Une matière abondante et solide serait à disposition. Ce thème était à l’opposé de certaines considérations floues et inconsistantes proposées par ailleurs dans la liste des mémoires possibles. La recherche serait, à coup sûr, formatrice pour son fils. Luc n’avait pas d’idée quant au choix du sujet. Il écouta son père et annonça à Madame Ahmed que le Goodwill avait retenu son attention… ah ah, commenta celle-ci avec une évidente satisfaction… quelqu’un a enfin choisi ce sujet !... parfait… Luc crut, à cet instant, déceler l'ombre d’une menace qui planait sur le sourire ambigu de son professeur… voici donc l’équipe qui va s’y frotter, ajouta-t-elle… bravo… je vous félicite, avait-elle conclu. Mme Ahmed avait soutenu sa thèse de doctorat sur ce thème. Elle semblait se réjouir de renouer avec ce sujet d’exception.

Alex avait fait confiance à Luc. Il n’était pas passionné par la question et lui abandonna aisément la direction des opérations. Avant chaque entretien avec Mme Ahmed, Luc lui expliquait, du mieux qu’il le pouvait, le contenu du document. Lui-même tenait ses informations de son père. La compréhension d’Alex n’était qu’approximative mais il

Page 83: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

83

supposait que Luc maîtrisait son affaire. Il n’avait pas le choix et s’en remettait à son ami. C’est pourquoi Luc se sentit terriblement gêné le soir du violent coup de tonnerre qui s’abattit brutalement quelques heures avant leur soutenance présumée.

Luc était découragé mais il était également submergé par une puissante vague de colère… il est nul le travail de papa, disait-il hors de lui. Maude était à ses côtés, devant son ordinateur qui affichait le mail assassin de Madame Ahmed… souviens-toi maman… j’avais commencé seul au début… et ça se passait bien… mais lui… il est buté… il ne comprend rien… Maude n’avait certes pas oublié le premier document envoyé par Luc, pas plus que les commentaires en retour de Mme Ahmed… Luc Valente et Alexandre Dulong, avait-elle précisé à l’époque… je suppose que vous n’avez pas encore commencé votre rentrée… peut-être faudrait-il songer à vous y mettre… Les échanges étaient devenus plus constructifs dès lors que Luc avait accepté que son père se mette au travail… j’en ai marre de papa, continuait-il… quand je vois Madame Ahmed, je lui explique après… ce qu’on doit changer… dans notre mémoire… mais non… il n’écoute rien… il ne comprend rien… il fait n’importe quoi…

Luc était d’une évidente mauvaise foi. Thibault avait le mauvais rôle. Il devait interpréter les indications de Madame Ahmed rapportées par son fils. L’hostilité de Luc éclatait. L’immense vague se brisait sur une côte de récifs inhospitaliers. Maude se taisait. Luc était injuste mais elle l’écoutait. Elle comprenait son désespoir.

La vague se brisa puis se retira et l’on en arriva, enfin, à la méthode du magnétophone. Le groupe des trois, Luc, Thibault et Maude, convint que Madame Ahmed serait

Page 84: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

84

discrètement enregistrée sur le téléphone portable de Luc. L’on saurait ainsi, précisément et sans intermédiaire, pourquoi ce mémoire ne pouvait être soutenu. En quoi était-il donc " insoutenable " ?

Thibault et Maude découvrirent alors la petite voix fluette, douce, féminine, séductrice même, de Madame Ahmed. Ils furent étonnés. Les modifications demandées étaient mineures. A quel jeu jouait donc cette femme ? Chacun, Alex compris, s’était posé la question.

Alex et Luc durent attendre un mois avant de pouvoir présenter leur mémoire. Ils étaient inscrits à la session dite de "rattrapage" et ne bénéficieraient pas, en cas d’échec, d’une seconde chance. L’ironie de l’histoire fut qu’ils obtinrent, en définitive, la meilleure note de la promotion. Une fois leur résultat connu, ils tentèrent de comprendre l’origine de leurs déboires. Ils interrogèrent Mme Ahmed, tout en restant discrets. Ils évitèrent de jouer aux contestataires. Mieux valait demeurer prudent eu égard au poste de Madame Ahmed qui était non seulement leur tutrice de mémoire mais également la directrice pédagogique du Master. Ils se risquèrent cependant, disant qu’ils s’étaient interrogés la veille de la première soutenance… on était inquiet, précisèrent-ils… d’être les seuls à être exclus… La réponse fut évasive… ce n’était rien… pas grave du tout… vous auriez pu, les garçons (Mme Ahmed, une petite femme mince et frêle comparée à Alex et Luc, les nommait parfois ainsi, quand elle était en forme, détendue, à l’aise, en veine de plaisanterie ou même de copinage et l’on était en fin d’année)… vous auriez pu… en fait… passer la première fois… mais alors… vous n’auriez eu que la moyenne… pas plus… c’eût été dommage… Les " deux garçons" ne pipèrent mot. Ils avalèrent leur salive. Ils

Page 85: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

85

sourirent poliment, bafouillèrent une réponse approximative censée exprimer un sentiment proche de la gratitude… merci bien madame… c’était gentil à vous… Ou bien non. Peut-être n’ont-ils absolument pas prononcé cette dernière phrase car, au fond, qu’en avaient-ils à faire d’un 13 au lieu d’un 10 ? Franchement ? Un 10, la note minimale nécessaire, leur suffisait largement, les points d'avance ne pouvant être reportés sur une autre matière… tant d’agitation pour si peu, pensèrent-ils dans un bel ensemble… pour le coup… oui… on peut le dire… ce fut vraiment dommage… Ils échangèrent un regard perplexe. Leur silence demeurait courtois, leur sourire quant à lui plutôt contraint.

-2-

Maude avait assisté, au fil des mois, au spectacle des

péripéties liées au mémoire. La crispation montait, les rebondissements se multipliaient et le jour fatidique du 10 juin où Alex et Luc présenteraient leur travail approchait inexorablement. Après chaque rencontre avec Mme Ahmed, ils devaient réécrire. Ils devaient faire et refaire, tricoter, détricoter, modifier le plan ou explorer de nouvelles approches. Ils devaient compléter leur recherche par la lecture d’autres rapports, mémentos ou thèses dont certains éléments pouvaient éventuellement croiser leurs préoccupations. Le mystère planait. Que se passait-t-il donc avec ce texte ?

Maude soupçonna que Luc se laissait porter, par trop passivement, par son père. Elle supposa qu’il ne faisait pas l’effort d’approfondir suffisamment le sujet. Il n’était sans doute pas capable de justifier chacun des paragraphes constituant le document. Maude interprétait ainsi le terrain

Page 86: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

86

marécageux où les deux jeunes gens s’enlisaient peu à peu. Elle connaissait les qualités de Thibault. Son texte ne pouvait être que précis et rigoureux. Tout lecteur normalement constitué aurait dû le percevoir. Mme Ahmed subissait sans doute l’influence d’un préjugé négatif, peut-être en raison des prestations orales peu convaincantes de Luc.

Le mois de juin approchait et Maude sentait qu’elle ne pourrait échapper au laborieux pensum dont la silhouette se profilait, chaque jour plus inquiétante, à l’horizon. Il lui faudrait (c’était inévitable) absolument participer à la rédaction du mémoire. Elle devrait plonger au cœur d’un sujet qu’elle ne connaissait pas. Elle expliquerait ensuite l’ensemble à Luc. Son fils n’était visiblement pas au fait de cet épineux dossier.

Elle s’installa alors parmi les peintres, au sein de l’atelier qu’elle avait en partie abandonné ces derniers mois. Le sentiment de " Vide Existentiel " qui l’habitait s’était renforcé et l'en avait éloignée. Elle avait en conséquence inauguré l’écriture dans les trains et les autobus. Mais elle était revenue au milieu des tableaux et des aquarelles en raison du mémoire de Luc. En ce lieu seulement, elle parvenait à se concentrer des journées entières sur ces sujets financiers profondément arides à ses yeux. Elle étudiait les notions d’écarts d’acquisition. Elle analysait les éléments constitutifs des fonds de commerce. Elle examinait les « sur » et les « sous » évaluations des entreprises au moment de leur cession. Elle questionnait longuement Thibault au téléphone sur chaque phrase du mémoire. Peu à peu le texte lui devenait intelligible.

De retour dans l’appartement, elle se tournait vers Luc. Elle lui posait les mêmes questions. Le plus souvent, il ne savait que répondre. Il convint qu’il n’avait pas vraiment pris

Page 87: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

87

connaissance du travail de son père. Maude ne lui épargnait rien. Elle l’interrogeait sur chaque ligne du mémoire. Elle insistait sur les enchaînements entre les idées. Elle soulignait la logique qui structurait le document et elle réécrivait l’ensemble du texte. Expliciter et développer relevaient en effet de ses " compétences ". Telle était, au fond, son activité quotidienne lorsqu’elle écrivait ses livres où elle expliquait, dévoilait et analysait sa propre existence.

Éclaircir et justifier ne faisaient en revanche pas partie des passions de Thibault. Il n’hésitait pas à introduire dans ses écrits , professionnels notamment, de vertigineux raccourcis. Il disposait d’une belle mécanique intellectuelle mais négligeait souvent de se mettre à la portée du lecteur (ou de l’auditeur) moyen. Ses travaux écrits dans son travail à Réseau-Télécom étaient précis, synthétiques surtout, et souvent même allusifs. Comprenait qui pouvait, dès lors, bien sûr, que Thibault se trouvait, cela va sans dire, être soutenu par sa hiérarchie. C’était la règle du jeu entre concurrents professionnels (cette règle du jeu n’est-elle pas d’ailleurs plus générale ? Le monde n'est-il pas une dure jungle soumise à cette même concurrence fondamentale ?).

Maude fut, pour Luc, la "traductrice" du document. Thibault s’était toujours montré indéniablement doué pour aider son fils dans les matières quantitatives. Avec les chiffres, point n’était besoin de discuter. Le résultat était exact ou erroné. On était capable de le calculer ou non. Il suffisait de faire. Les discours pouvaient demeurer relativement modestes.

Maude explicita et développa. Elle fit oeuvre écrite, et orale pour Luc. Elle se montra pédagogue. Luc se soumit volontiers à l’exercice systématique des questions-réponses

Page 88: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

88

de sa mère et, relation de cause à effet ou non, l’affaire du mémoire se dénoua alors. Le cap était doublé. Les tumultes disparaissaient. Le soulagement s’épanouissait enfin.

- 3 –

... faire et refaire, avait commenté Thibault... défaire et

tricoter... détricoter... retricoter... pendant des mois... sans que l’on sache pourquoi… l’efficacité est redoutable... pour décourager des jeunes... un comportement qui frôle... (à mon avis)... la faute professionnelle...

Thibault avait senti, au plus fort du blocage entre Mme Ahmed et les deux jeunes, qu’il ne supportait plus de relire ou de modifier le moindre paragraphe du document. L'intervention de Maude fut alors très opportune. L’esprit d’équipe joua son rôle. L’on atteignit alors le dénouement souhaité.

- 4 –

Maude avait prévu qu’elle fermerait, avant l’été, les portes

et les fenêtres. Elle resterait chez elle et n’irait plus à ses rendez-vous, qu’il s'agisse d’écrire ou bien, tout simplement, d’entretenir l’amitié. Le mémoire de Luc n’était pas la seule raison en cause. Romain devait, lui aussi, remettre un document, un rapport de stage, le 20 juin très précisément. Maude avait rapidement compris que la charge, au bout du compte, lui en reviendrait.

Page 89: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

89

Début juin, julien entamait son dernier mois de stage dans le cabinet comptable de Sylvain Taillandier, le mari d’une amie de Maude. Celle-ci était intervenue pour qu’il soit accueilli dans cette petite structure du sud de Paris. Depuis la rentrée universitaire, Romain savait que sa formation se terminerait par deux mois de stage en entreprise. Maude avait alors demandé à Sabine, qui écrivait chaque semaine avec elle, si son mari pourrait l’accepter dans son équipe. Luc y avait déjà occupé un poste de stagiaire lorsqu'il préparait son Diplôme de Comptabilité Gestion. Il avait adoré l’ambiance du cabinet, masculine, blagueuse et amicale. Maude aurait été désolée si Romain n’avait connu, de son côté, qu’une expérience "repoussoir ", tristement répandue en entreprise, dans une atmosphère froide et peu chaleureuse, alors qu'il se montrait discret et peu importun sur le chapitre de ses études. Il n’en parlait pas. Il tentait d’être autonome dans les matières qu’il maîtrisait. Il ne désirait sans doute pas gêner ses parents. Ou bien, il évitait peut-être de suivre la voie de Luc qui fut étroitement guidé par son père. Romain progressait à petits pas sur un chemin plus solitaire et Maude avait d’autant plus insisté auprès de Sabine pour qu’il ait la chance, tout comme son frère, d’approcher le monde du travail dans un environnement étonnamment joyeux

Sylvain Taillandier avait accepté. Il était pourtant submergé par une intense activité. Il travaillait dans des bureaux exigus. Il était sociable, ouvert et accommodant. Sa femme trouvait parfois ces qualités par trop affirmées. Il ne refusait jamais de rendre un service. La tension quotidienne qui l’accablait, entretenue par sa constante générosité, se transformait, à l’occasion, en une pénible et épuisante excitation. L’alcool l’aidait alors, pour un temps, à regagner

Page 90: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

90

un semblant de calme. Sabine supportait mal cette course infernale. Il accueillit volontiers Romain qui connut, pendant deux mois, des conditions idéales.

Romain terminait son stage le 20 juin. L’organisation préconisée par l’IUT était simple et efficace. Les étudiants écrivaient leur rapport pendant la durée de leur mission et le rendaient le jour où ils quittaient l’entreprise.

Romain prenait, chaque matin, le métro. Il gagnait le cabinet comptable. Il passait des écritures dans un bureau très encombré, séparé de la rue par une cloison vitrée. Les voisins, commerçants ou non, clients ou non, venaient régulièrement entamer un brin de conversation avec les hommes de chiffres du quartier. Romain accompagnait Sylvain chez les clients. Ils y restaient la journée entière. Les trois experts comptables du cabinet déjeunaient avec Romain au restaurant. Les repas détendus et bien arrosés constituaient la pause habituelle de la journée. Romain appréciait cette ambiance exceptionnelle.

La roue du temps tournait selon un tranquille et inexorable rythme. La date de la remise du rapport approchait et Romain n’y travaillait pas. Il n’oubliait pas que son frère avait fait le même stage, dans le même lieu, deux ans plus tôt. Il ne doutait pas qu’il saurait tirer un excellent parti du rapport de stage présenté alors par Luc. Il était si décontracté qu’il ne se donnait pas la peine de regarder le document. N’est-il pas en effet bien connu qu’en matière de travail, moins la barque est chargée, moins le matelot est incité à souquer sur les avirons ?

Le rapport était, en réalité, d’ores et déjà rédigé. Maude l’avait écrit, en son temps, en lieu et place de Luc. Mais Romain devait encore le lire, le comprendre, le mettre au goût du jour et l’amender, à la marge, pour respecter les contraintes

Page 91: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

91

imposées par l’IUT. Les semaines passaient. La tâche lui pesait. Elle lui semblait harassante et ennuyeuse par contraste avec sa vie, somme toute confortable, du moment. La besogne demeurait inentamée. Maude le voyait qui adoptait, sans problème, le parfait comportement de l’adulte ponctuel et sérieux. Il accomplissait sagement ses journées de travail, irréprochable en apparence, peu responsable en réalité.

Maude lui rappelait discrètement l’échéance. Elle ne se berçait cependant pas d’illusions et se préparait à rassembler son courage. Elle n’avait plus en tête les subtilités de la consolidation comptable, le sujet traité par Luc deux ans plus tôt. Il lui faudrait réactualiser ses connaissances, inclure les modifications nécessaires puis expliquer l’ensemble à Romain. Elle ferait œuvre de pédagogie avec son plus jeune fils de même qu’avec Luc. Romain aurait, lui aussi, à répondre à des questions aussi précisément que s’il avait écrit le document. Maude préparerait également une présentation orale, mais distincte celle qu’elle avait élaborée pour la soutenance de Luc. Deux professeurs d’anglais interrogeraient Romain sur des considérations financières alors qu’un jury d’experts-comptables avaient, à l’époque, posé des questions techniques et pointues à son fils aîné. L’exercice serait tout autre. Il s’agirait, cette fois-ci, d’expliquer, à des personnes extérieures au métier, les grands principes de la consolidation d’entreprise.

L’approche était bien différente. Maude l’a imaginée. Elle a conçu le support de soutenance. Elle a transmis l’ensemble à Romain dont la note fut très satisfaisante. L’affaire fut, en l’occurrence, efficacement et rondement menée.

– 5 -

Page 92: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

92

Ce mois de juin ne fut en rien exceptionnel. Les années précédentes, à l’approche des examens, Maude avait aussi repris le harnais de l’aide universitaire. Elle repérait désormais aisément cette perspective annonçant des vagues d’inquiétude, ou même d’affolement. Elle avait songé, bien à l’avance cette fois-ci, à interrompre ses activités sociales et amicales. Elle renonça à ses rendez-vous avec Grégoire, un ami d’HEC qu’elle voyait chaque mois dans son bureau à La Défense. Elle fit de même avec Annette, une autre amie d’études qu’elle rencontrait selon le même rythme, boulevard Haussmann, près de la banque où elle travaillait. Ses réunions hebdomadaires d'écriture furent annulées. Bien lui en prit d'anticiper ces aménagements de son emploi du temps. L’angine rhinopharyngite sèche qui épuisa ses réserves d’énergie fut en revanche la grande surprise du moment. Peut-être avait-elle un peu trop forcé, en cours d’année, sur son infatigable bicyclette métaphorique, son moyen personnel pour lutter contre le "Vide Existentiel". Guidon en main et regard fixé sur l’horizon, elle parcourt monts et vallées sans s’arrêter ni même ralentir, sous peine de chuter, sous peine de demeurer à terre. Elle avait présumé de ses forces. Son organisme s’était manifesté et elle avait interrompu sa course. Un traitement antibiotique la rétablit peu à peu ainsi qu’une cure matinale de compléments alimentaires. Maude est assez fière d’avoir découvert, depuis quelques années déjà, ce complaisant adjuvant. Elle y a recours quand elle se sent par trop épuisée. Un petit coup de fouet énergétique s’ensuit, appréciable, et apprécié à sa juste valeur.

Maude avait annoncé son retrait. La boutique fermait ses

portes... et puis, précisa-t-elle... la pause estivale suivra...

Page 93: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

93

pendant six semaines.... j’irai à Ker-Bihan… et mes amis… retrouvons-nous… début septembre... nous reprendrons… de plus belle... nous repartirons… d’un très bon pied... Les réponses, spontanées et bienveillantes, ne furent pas surprenantes. Maude s’est dégagée de l’univers professionnel. Elle a cette chance. Autour d’elle, planent et virevoltent tolérance et souplesse. Elle a conscience d’avoir la vie facile.

Page 94: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

94

Descendre.

Maude a descendu les marches du moral pendant cette dernière année scolaire. Car elle ne prenait plus d’antidépresseurs ? Car elle avait terminé un gros roman commencé depuis trois ans ? Maude a l’idée, pour séduire les éditeurs, d’alléger son gros roman. Maude n’est pas un auteur reconnu. Cette situation n’est pas facile à vivre mais elle n’est aisée pour aucun auteur (évocation du Salon du Livre de Ker Bihan). Maude a essayé de « ralentir » la descente du moral avec le projet d’étudier la théologie. Portrait d’une femme peintre de l’atelier d’artiste. Joie familiale le jour du départ à Ker-Bihan. Maude n’en oublie pas, pour autant, sa tristesse de fond, structurelle. Evocation du chien de la famille.

- 1 –

Un soir du mois de juin, Maude était en pleurs dans le

cabinet de son psychiatre… M. Valé, lui disait-elle… c’est trop dur… s’il vous plaît… ne pourriez-vous m’aider ?… Elle avait peu à peu descendu les différents degrés de la tristesse. Le sentiment de "Vide Existentiel ", ainsi qu’elle le nommait, avait au bout du compte remporté la victoire. L’homme de l’art ne s’était pas fait prier… vous pourriez… j’en suis sûr, lui répondit-il… vous rétablir seule… mais je vous propose de prendre… de nouveau.... 10 mg quotidiens de Seroplex... vous irez mieux... beaucoup plus vite...

Elle avait, en effet, longtemps suivi un traitement antidépresseur qu’elle avait interrompu depuis un an. Le sevrage avait été entrepris dans les règles, en douceur et en accord avec M. Valé. Maude n'avait plus pris de médicaments. Les premiers mois, sa vie était demeurée la même. Mais le malaise s’était ensuite si progressivement et discrètement réintroduit au fil des jours que Maude n’avait pas établi de lien entre l’absence de médicaments du matin et son désir de vie qui faiblissait aussi lentement que sûrement. M. Valé, quant à lui, qui passe une grande partie de son

Page 95: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

95

existence à établir des prescriptions, souligna immédiatement la concomitance entre des deux faits.

Maude pleurait, ce soir-là. Elle avait perdu la partie. Elle avait pourtant fait preuve de vigilance. Elle n’avait pas cessé de fréquenter le superbe atelier d’artistes de la rue de Charenton. Elle était nourrie par les échanges avec les peintres. Elle se sentait de la même famille. Ils créaient, elle aussi, à sa façon. L’endroit l’apaisait, qui tenait à la fois de l’atelier d’artiste et de celui d’artisan. Elle adorait les hautes fenêtres de l’ancienne usine d’électricité, les terrasses sur le toit, ensoleillées les jours d’été, et l’odeur de peinture qui saturait l’atmosphère. Elle était soutenue par la concentration et la ténacité des artistes tendus vers leur projet personnel. Elle était aussi entourée d’amis qu’elle rencontrait très systématiquement deux fois par semaine. Elle écrivait, le mercredi matin, avec Sabine, et rejoignait, le vendredi après-midi, pour écrire également, un groupe, plus large, de ses amis.

Elle ne déméritait pas. Elle structurait sa vie. Le " Vide Existentiel " la menaçait mais il ne disposait en rien d’un vaste champ libre qu’il aurait pu envahir à loisir. Son enthousiasme déclina cependant. Elle continuait à passer des heures "chez les peintres". Elle retravaillait ses textes mais l’ennui, le dégoût même parfois, l’envahissaient devant l’ampleur de la tâche, devant son travail d’artisan, de traduction (en réalité) de textes écrits spontanément à l’origine. Elle les transformait. Elle les rendait présentables, pour les donner à lire.

Lorsqu’elle avait découvert ce lieu fréquenté par des

peintres assidus, elle y restait, les premiers temps, aisément

Page 96: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

96

des journées entières. Sa besogne progressait dans cette ambiance dont elle se délectait. Puis la durée de son travail s’établit, au grand maximum, à deux heures consécutives. Ses séances diminuèrent jusqu’au moment où elle n’éprouva même plus l’envie d’y aller. Plus envie de retravailler ses textes. Réécrire, soudain, n’avait plus de sens. Ce questionnement, inadéquat et meurtrier, se faisait entendre, assourdissant, avec cymbales, tambours et trompettes. Pourquoi donc toute cette agitation ? L’écriture et tout le reste ? Le « reste » comprenait les amitiés qu’elle entretenait et qui, pour l’essentiel, étaient fondées sur l’écriture.

Maude considérait le monde avec la mauvaise paire de lunettes. Elle avait renoué avec ses questions du passé, les mêmes, sans le moindre progrès, qui la terrassaient. Elle s’interrogeait, sur son être, intime, insuffisant. Elle y était, de nouveau, au « Vide Existentiel ». La boucle était bouclée. Le retour, parfait, au point de départ.

Elle avait cru chasser l'ennemi, fermer les portes et les

fenêtre. Il lui avait semblé que l’embellie se profilait à l’horizon de sa vie. Ses enfants, l’un dans l’autre, progressaient dans les études. Son entente avec Thibault était singulièrement paisible. Maïs l’ennemi ressurgissait, habile et retors. Il empruntait les ventaux et les soupiraux. Il se glissait par la cheminée.

- 2 –

Maude installait régulièrement ses tréteaux dans l’atelier

des peintres. Elle voyait souvent ses amis. Elle luttait ainsi, au quotidien, contre son adversaire déclaré, l’infatigable " Vide

Page 97: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

97

Existentiel". Elle participait aussi, en mars de chaque année, au Salon du Livre de Paris. Elle-même et ses amis profitaient de l’événement pour terminer leurs livres. Maude autoéditait ses écrits. Aucun éditeur ne lui imposait la moindre contrainte ou échéance. Elle insistait, donc, auprès de l’entreprise qui l’autoéditait et elle obtenait, bon an mal an, un stand, Porte de Versailles, pour elle et ses partenaires en écriture. Leur intention n’était pas de vendre. Un auteur inconnu n’y parvient pas. C’était le moment que Maude choisissait pour faire connaître à ses amis et à ses « relations » d’écriture les « épisodes » de l’année, constitués par les chapitres qu’elle avait retravaillés depuis le dernier Salon du Livre. Elle posait un point " temporaire " aux pages écrites depuis un an. Après le salon, elle se penchait sur les "épisodes " suivants. Tous les deux ou trois ans, elle achevait " réellement" son roman en cours. Cette année, en 2013, le " curseur" du mois de mars était intervenu quelques dizaines de pages avant l’ultime fin du roman. Celui-ci, intitulé (2008) La course de Maude, approchait les 700 pages. Le dernier chapitre évoquait la réussite de Luc au baccalauréat. Maude avait supposé que son humeur ne serait pas affectée par la fin du roman. Elle ne risquait pas, une fois le volume terminé, d’être confrontée à une angoissante inactivité. Elle disposait encore de quantités de textes à " retravailler" qu’elle avait continué à écrire au jour le jour après le bac de son fils aîné. Ainsi débuterait le roman suivant.

Elle atteignait donc, en avril 2013, le dernier chapitre de (2008) La course de Maude. Elle y décrivait la gigantesque vague de joie qui submergeait la famille. Après un long et aventureux périple, la destination désirée était enfin ralliée. Le sésame du baccalauréat avait été gagné de haute et

Page 98: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

98

périlleuse lutte. Cet objectif, quasiment obsessionnel, avait, au fil des années, pesé sur l’horizon familial. Il remontait à d’immémoriales origines, aussi lointaines peut-être que le jour de l’entrée au CP du jeune Luc. Ou, plus anciennes encore, ne correspondaient-elles pas (au fond) à la première matinée du garçonnet en petite section de maternelle ? Ou bien ne fallait-il pas (en réalité) dater l’extrême début du laborieux parcours à la naissance, précisément, du futur écolier ? L’incertitude demeure. Toute hypothèse s’avère légitime.

Une allégresse sans nuage concluait, quoiqu’il en soit, l’ample récit familial. Maude avait prévu de commencer sans tarder le roman suivant. Elle n’aurait, en toute logique, pas dû céder au découragement. Sa détermination fléchit pourtant dangereusement. Là encore, comment savoir ? Existait-il une relation entre la fin de son roman et son douloureux abattement ? La concomitance des deux événements était évidente. Maude s’interrogeait. Trois ans plus tôt, elle avait adressé (2007) La course de Maude, le roman qu’elle achevait à l’époque, plus volumineux encore, à de nombreux éditeurs. Une amie proche, généreuse et optimiste, libraire de son état, l’y avait encouragée. Elle l’avait conseillée, pas à pas, dans le choix successif des éditeurs sollicités. Les réponses furent négatives. Maude n’avait pas le courage, cette fois-ci, de renouveler sa démarche. Elle n’en avait pas parlé à son amie libraire. Sa motivation était en lambeaux et toutes ces pages, écrites et retravaillées, aboutiraient, en définitive, au fin fond d’un tiroir oublié. Elles avaient été lues (bien sûr) sous forme d’épisodes annuels par le petit cercle de ses amis mais ensuite, une fois le roman terminé, leur dernière destination serait l’obscurité anonyme du tiroir. Maude ne

Page 99: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

99

pouvait espérer de lectorat plus large et sa vie se poursuivrait ainsi, volume après volume, jusqu’à la fin.

Maude avait, décidément, chaussé la détestable et mortifère paire de lunettes. Les mauvaises questions, douloureuses et mal formulées, la harcelaient.

Elle partit ensuite au bord de la mer où elle avait continué

à songer, plus ou moins, à l’avenir de son livre. Mais ces réflexions n’occupaient plus guère que l’arrière-plan de son esprit. Les médicaments prescrits portaient peu à peu leurs fruits. Elle eut, cependant, une nuit, dans sa minuscule chambre de Ker Bihan, une idée incroyablement exaltante. Elle avait supposé que son volumineux manuscrit n’aurait pas plus de succès auprès des éditeurs que son précédent roman et elle avait pensé choisir, habilement, quelques-uns des chapitres. La taille de son roman serait, dès lors, plus "habituelle". Et peut-être serait-il mieux accueilli. Elle garderait, toujours, par-devers elle, l'ouvrage complet et détaillé. Elle sautillait de joie, le lendemain, dans la grande salle ouverte sur le ciel et les grands jardins autour des maisons de granit de l’autre côté de la route. À peine levée, elle avait mentionné, sur son téléphone portable pour avoir une chance de ne pas perdre ses notes, les quelques chapitres qu’elle croyait judicieux de retenir pour le futur roman. Elle avait raconté à Caroline, sa partenaire épistolaire (par répondeur interposé) du moment, ses toutes récentes perspectives. Thibault, aussi, avait eu droit à ses développements optimistes du matin. Il avait regagné son bureau parisien. Maude lui adressait chaque jour de longues "lettres orales", sur répondeur également, pour maintenir, entre eux, le lien suffisamment étroit. Elle était vigilante. Elle

Page 100: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

100

s’appliquait à conserver les « boulons » de l’échange bien serrés entre eux. Elle le disait sur le ton de la blague. Mais elle était sérieuse en réalité. On l’est fréquemment lorsqu’on plaisante.

En septembre, de retour dans la capitale, Maude attendait,

de pied ferme, la réouverture de l’atelier d’artistes. Elle y entreprendrait ce travail, somme toute assez artificiel, de coupes et de sélection. Pour l’heure, le lieu était en travaux. Il était encore fermé. Maude avait besoin de ce cadre quand les tâches en perspective lui paraissaient par trop ingrates ou laborieuses. Elle y avait eu recours pour les rapports de ses deux garçons. Elle s’y rendrait, pour cet exercice de forme et de présentation. Début novembre, les travaux seraient terminés. Maude attendait. Elle était impatiente, curieuse du résultat.

- 3 –

Blizzard et imagerie, le titre du roman, était étonnant.

Maude ne s’était pas approchée de l’auteur. Elle n’avait pas esquissé un geste vers son livre. Elle s’était arrêtée non loin de lui et l’écoutait parler sans répit à un couple retenu par son débordant enthousiasme rhétorique. Il expliquait le pourquoi et le comment de son écriture. Il tentait de «se» vendre lui-même, l’homme, l’auteur, pour éventuellement réussir le tour de force de parvenir à vendre l’un de ses livres. Il était méritant, s'exprimait avec une incontestable facilité et le couple, devant lui, semblait s’intéresser à ses propos avec force démonstration de sourires et d’attention polie.

Page 101: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

101

La ville de Ker-Bihan avait organisé, pour un soir, un modeste Salon du Livre dont les stands étaient installés sur le Boulevard de la Plage. Une longue rangée de visiteurs sérieux et dignes s'étirait devant la table de Yann Queffelec. Chacun avait son livre en main que la « star » du salon, au teint bronzé et à la mine absorbée, signait à la chaîne. L’usine n’était pas loin.

Serge Joncour était également présent. Maude l’avait déjà rencontré. Elle terminait, en juin 2005, une année d’atelier d’écriture et l’animatrice, qui souhaitait marquer la fin de ce compagnonnage hebdomadaire, avait invité l’écrivain à l’occasion de la dernière séance. Il avait raconté son passé d’écrivain à Maude et à Sabine, une amie qu’elle avait connue cette année-là en la retrouvant chaque semaine autour de la même table. La détermination de Serge Joncour n’avait jamais fléchi et il commençait, à quarante-cinq ans, à connaître une certaine notoriété. Il avait jusqu’alors vécu pour cet unique objectif : écrire et parvenir à être lu. L’obsession l’avait habité. L’idée fixe avait rempli ses jours et le travail sur les textes chacun de ses instants. Il avait manqué d'argent. Il vivait seul, sans compagne ni enfants. Il était grand et massif. Sa parole était précise et ferme, sans concession, à l’opposé d’une expression lisse ou mondaine.

Huit ans plus tard, il faisait partie des quelques « happy fews » les plus en vue sur la scène littéraire. Il avait, depuis cette date, été publié dans les grandes maisons d’édition au rythme d’un roman par an. Deux de ses livres avaient été adaptés au cinéma. Il participait sur France-Culture à une émission d’humour littéraire. Chaque jour, à midi, il faisait assaut, avec ses collègues radiophoniques, de brillantes

Page 102: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

102

réparties drôles et subtiles. Il animait, chez Gallimard, des ateliers d’écriture hors de prix.

Maude le revoyait dans ce salon estival sans prétention ni répercutions médiatiques. Il continuait à donner de sa personne. Il avait consacré (peut-être même, plus précisément, avait-il sacrifié) sa vie à écrire ainsi qu’à faire connaître ses livres. L’habitude était acquise. L’on change rarement lorsque l’on a établi, avec peine le plus souvent, une façon d’être, qui permet de survivre, de lutter contre l’angoisse propre à l’homme, qui permet de rester debout, simplement. L’on change rarement une fois la maturité atteinte.

Il assurait, huit ans plus tôt, en 2005, la promotion de ses romans en visitant l’un des innombrables ateliers d’écriture parisiens et il n’avait pas, depuis, sous prétexte d’une indéniable réussite, baissé la garde. Il était là, présent, assidu, derrière ses livres. Son stand demeurait désert car, s’il avait gagné les cimes de l’intelligentsia littéraire du moment, il n’était pas pour autant connu du grand public. Maude le supposait peu affecté par cette solitude d’un soir. Il était là pour ses livres, cohérent, persévérant, un buffle qui restait attelé à la même charrue et qui avançait imperturbablement, avec force et vigueur, sur un unique chemin depuis des années. Il avait engraissé depuis huit ans et son teint avait rougi. Son visage, sous le soleil rasant du séduisant crépuscule estival, semblait à la limite de la congestion.

L’homme qui faisait l’article sur Blizzard et imagerie

s’était interrompu lorsque ses deux auditeurs avaient poliment pris le parti de s’éloigner. Ils n’avaient pas acheté le livre. L’auteur s’était tu, dans l’attente d’un prochain public. Maude

Page 103: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

103

remarqua qu’il était publié chez Ecrilibre, une entreprise d’auto édition qu’elle connaissait bien. Tous les auteurs y sont acceptés. Maude y avait publié certains de ses romans.

Elle parcourut le salon qui se réduisait à deux rangées de

tables se faisant face sur le large trottoir du Boulevard de la Plage. Elle notait certains noms d’auteurs qu’elle irait ensuite consulter sur Internet.

Elle repartit sans passer par l’allée centrale afin d’éviter les regards croisés des auteurs en attente de ventes. Elle emprunta les « coulisses » du Salon, derrière les chaises des écrivains, entre les stands et l’océan qui palpitait en bordure de plage. Les rayons du soleil étaient dorés tout comme le sable qui ondulait et dessinait des vagues d’ombre à cette heure de la journée. Sur une eau lisse et miroitante, des voiliers étaient immobiles, l’étrave tendue vers les digues qui marquaient l’entrée du port.

- 4 –

Un après-midi du mois de janvier, Maude retravaillait ses

textes dans la grande salle de l’atelier d’artistes, haute de plafond, au deuxième étage de l’ancienne usine d’électricité. Elle n’avait pas le choix. Qu’aurait-elle pu faire d'autre de ses journées ? L’accablement gagnait du terrain. Son regard balayait les œuvres en cours. Des visages d’enfants, peints à l’huile, arboraient de lumineux regards sur d’immenses toiles hautes en couleurs. Des arbres, aux troncs noueux finement dessinés à l’encre de Chine, abritaient des mouches, des abeilles et des fleurs. Des voilages et des colliers de perles constituaient d’énigmatiques tableaux en relief. Ces collages

Page 104: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

104

où figuraient des silhouettes féminines, fantomatiques et mystérieuses étaient, depuis des mois, lentement élaborés par Ursula, une mère de famille souriante et douce, pleine de bon sens et de tolérance. Maude était, alors, l’un des piliers de l’atelier. Sa persévérance s’émoussait et elle n’avait pas encore découvert la méthode des moyens de transport. Elle déjeunait dans la cuisine aménagée qui s’ouvrait sur une cour intérieure éblouissante de clarté les jours de soleil. Elle écoutait les conversations échangées autour du micro-ondes… il faudra me le dire, disait Ursula à son interlocuteur du moment… si un jour je commence à critiquer l’atelier… les conditions de travail... alors qu’elles sont… au contraire… tellement… exceptionnelles… il ne faudra pas hésiter… et me remettre en place… La nature humaine étant ainsi faite, des critiques sévissaient en effet, de temps à autre, assénées par les inévitables insatisfaits du jour. Maude attrapait au vol ces propos justes et généreux.

Maude apercevait parfois sa fille, d’environ dix ans, le mercredi ou pendant les vacances scolaires. L’enfant peignait près de sa mère. Maude était admirative. La petite passait du temps dans une ambiance qui stimulait son imagination. Cette expérience, liée à la passion maternelle, favorisait son épanouissement actuel et futur. Maude n’en doutait pas.

Maude était triste en ce début d’après-midi.

L’enthousiasme la désertait un peu plus chaque jour. Les artistes, autour d’elle, poursuivaient leur chemin quelles qu'en soient les difficultés. Maude retravaillait avec peine. Le labeur lui pesait. Les heures passaient lentement. Elle se leva. Elle s’arrêta devant la douce et inquiétante toile d’Ursula. Des lambeaux de voilette mêlés à des mèches de cheveux blond

Page 105: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

105

passé en ornaient le centre. Ursula s’était absentée. A son retour, Maude lui parla de son tableau. Il lui évoquait des poupées aux yeux de porcelaine, des dentelles et des rubans passés de mode, abandonnés (et redécouverts) au fond de malles poussiéreuses dans des greniers de vieilles demeures, dans des maisons hantées, habitées par des odeurs de forêts. Ursula lui parla de ses doutes, incessants, qui accompagnaient sa création. Elle n’avait pourtant pas le choix. Elle imaginait ces objets, plumes et capelines de grands-mères. Et elle les leur donnait forme.

-.. et toi... comment ça va ? demanda-t-elle au cours des tours et détours de la conversation.

-... moi... pas trop bien, répondit Maude. -… ah bon… pourquoi?... -… ce que j'écris... mes efforts... je me demande... à quoi

ça sert… Ursula lui raconta alors sa vie. Elle lui expliqua comment

elle réussissait, envers et contre tout, à poursuivre, dans l’atelier, ses tableaux en relief. Elle lui parla de son métier, nécessaire pour gagner sa vie, mais qui participait à son équilibre. Toute la journée, elle courait, pour gagner du temps, pour ses tableaux... et moi… je crois, lui dit Maude… que j’ai trop de temps… et moins d’envies que toi... Ursula donnait des cours de chi-kong en entreprise. Elle permettait aux cadres, aux ouvriers, de vivre des moments de détente. Elle participait à la lutte contre la souffrance au travail, traître et diffuse. Elle adorait son travail. Maude l’écoutait. Elle se disait qu’elle-même manquait de passion dans sa vie. Le mouvement et l’intensité en étaient absents... j’ai dû arrêter la fac, continuait Ursula... une licence de chinois...c’était passionnant... j’ai arrêté pour gagner ma vie… avec le Chi

Page 106: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

106

Kong... mais les cours étaient palpitants… parfois je rencontre d’anciens étudiants... qui étaient avec moi… ils sont en master maintenant... ils vont préparer une thèse... ils avaient tous les âges… ; ...la faculté... mais oui... mais pourquoi pas, se dit Maude et une ébauche d’idée se dessina, peu distincte, dans son esprit. Elle se souvenait. Elle avait suivi des cours de philosophie à la Sorbonne pendant ses études à HEC. Ses cours préférés étaient ceux où l’on assistait, en direct, au développement de la pensée, qui se trouvait être, dans l’instant, traduite en mots. Ces cours, les plus captivants à son goût, donnaient l’impression de n’avoir pas été préparés. Maude assistait au déploiement spontané du discours. Il prenait forme au moment où il était dit. Il existait grâce à l’enchaînement des mots, plus précisément, grâce au flux vivant des paroles. Les idées semblaient naître pendant la durée du cours, autonomes et surprenantes. Elle était exaltée à l’époque.

L’idée se précisait. Redevenir étudiante. Le projet serait peut-être réalisable, susceptible de la sortir de l'ornière où elle sentait qu’elle s’enfonçait peu à peu depuis des mois, l’ornière du découragement et du sentiment de vacuité qui accompagnait ses heures.

La nuit suivante, elle resta éveillée… suivre des cours… rencontrer des professeurs... ce pourrait être passionnant... Sa vie serait plus animée. Le menaçant "Vide Existentiel" serait sérieusement mis à mal. L’idée l’enthousiasmait. Elle se tournait dans son lit, de droite et de gauche. Elle cherchait, sans succès, le domaine d’étude qui lui conviendrait. Elle ne devait pas se tromper. Les heures s’écoulaient. Elle ne trouvait pas.

Page 107: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

107

Les questions du sens et de l’être au monde seraient au cœur de sa recherche. L’interrogation était d’ordre philosophique. Mais elle sentait que la "matière" philosophique ne serait pas la solution. Une démarche strictement intellectuelle ne la séduisait pas. Elle avait en mémoire ses relations passées avec Fanny, dont l’amitié l’avait aidée quelques années plus tôt. Maude était alors habitée par d’autres angoisses, relatives aux résultats scolaires des enfants. Thibault était maladivement inquiet quant à leur avenir matériel. Fanny lui téléphonait chaque jour. Grâce à elle, Maude ne cédait pas au découragement. Ses conseils, sages et bienveillants, dépassaient largement les domaines de la raison et de la réflexion. Fanny tirait sa force de la prière. Sa démarche était spirituelle. La pratique du bouddhisme structurait sa vie en profondeur. Elle l’ouvrait aux autres mais sa propre identité demeurait le principe fondamental de son équilibre. Maude sentait que la raison, la logique, les systèmes et les argumentaires ne sauraient être pour elle l’unique voie à explorer.

Et soudain, dans l’obscurité silencieuse de la chambre, la solution se découvrit à elle. La philosophie serait, bien évidemment, au cœur de sa recherche mais s’y ajouterait la dimension spirituelle. Elle avait trouvé. Elle se lancerait dans des études de théologie. Elle suivrait des cours. Elle approfondirait. Elle rencontrerait des étudiants, des professeurs... mais oui… c’était bien sûr…

Les religions, différentes en apparence, reposent sur des principes communs et universels. Si Maude avait vu le jour en Extrême-Orient, elle aurait sans doute choisi d’étudier les traditions spirituelles de cette région du globe. Mais elle était de culture chrétienne. Son mari était un catholique convaincu.

Page 108: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

108

La théologie donc. Elle tenait enfin son sujet. Il constituait son environnement culturel, le lieu de ses racines.

Les semaines passèrent. Le pape Benoît XVI avait démissionné. Le pape François avait été élu. Les bulletins d’information ne cessaient de diffuser des éléments de leur biographie. Les deux hommes avaient suivi des formations exigeantes. Maude fut confortée dans la voie qu’elle s’était choisie. Elle était impressionnée. Elle admirait ces vives intelligences qui s’appuyaient sur leurs puissantes capacités de raisonnement ainsi que sur leur foi profonde. De tels hommes disposaient, à l’origine, d’aptitudes intellectuelles hors du commun mais ils avaient également su faire patiemment et classiquement leurs humanités. Ils avaient parcouru des cursus empruntés par leurs prédécesseurs. La démarche était passionnante. Maude, à son niveau, allait se mettre en quête des valeurs et du sens.

Elle était soulagée. Son avenir allait changer. Sa vie ressemblerait, à sa façon, à celle d’Ursula qui jonglait entre son activité de salariée et celle de peintre Elle aussi jonglerait entre les études et son écriture. La perspective l’exaltait. Elle avait enfin résolu le problème qui l’occupait depuis le début de la nuit. Elle attendit patiemment l’heure de se lever.

Maude parla volontiers, après cette mémorable nuit, de ses

projets à qui voulait bien l’entendre, à ses correspondants, par répondeurs interposés, à Michèle, à Mathilde, à Sabine, à Annette. Thibault aussi eut droit au développement détaillé de ses attentes et de ses espoirs dans ses "lettres orales" quotidiennes. À Paris également, Maude avait l’habitude de déposer des messages sur son répondeur lorsqu’il était au bureau, toujours pour la même raison, pour

Page 109: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

109

maintenir entre eux les « boulons » bien ajustés de l’échange. Le soir, de retour du travail, écouter les « états d’âme», « en direct », de Maude l’aurait singulièrement fatigué. Maude le savait. Elle pratiquait donc le décalage. Thibault s’accordait des moments de pause dans la journée. Il écoutait alors les considérations diverses et variées de son angoissée d’épouse.

Maude avait mené son enquête. Les cours de théologie

étaient organisés par le Collège des Bernardins. Maude participa à une journée porte ouverte. Les visiteurs appartenaient visiblement à une honnête bourgeoisie aisée et ils étaient apparemment à la retraite. Elle fut atterrée. Elle perdit, d’un seul coup d’un seul, tout son enthousiasme… évidemment, se dit-elle… des personnes… qui soudain ont du temps... après leur vie active… des personnes... dont la santé n’est plus si florissante… et les voilà… qui… alors…se mettent à penser à leur âme… et les voilà… qui regagnent les bancs de la faculté… (ou son équivalent)... L'ambiance induite par ce type de public lui sembla terriblement compassée, conventionnelle, étouffante et triste, exactement à l’opposé de ce qu’elle recherchait, le mouvement, le sourire, l’ouverture d’esprit, la légèreté, la pensée en action, et la passion aussi. Elle partit en courant. L’image n’est qu’à peine métaphorique.

- 5 –

Maude abandonna son projet. Elle avait, pendant des

mois, anticipé un futur changement dans sa vie. La progression de la tristesse s’en était trouvée ralentie d’autant. Une fois ces perspectives effondrées, l’évolution

Page 110: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

110

préalablement entamée reprit son cours. L’élan et l’enthousiasme avaient fui. Son énergie vitale se réduisait à une triste peau de chagrin. Elle était perdue. Elle se laissait porter, sans direction ni point de repère.

Chacun, autour d’elle, se montrait amical et prolixe. Chacun y allait de son conseil bienveillant... tu ne sais pas ? lui dit Thibault... on m’a raconté… une collègue… bientôt à la retraite… m’en a parlé… il existe un "pass"… qui permet d’assister à tous les cours que l’on souhaite… à la Sorbonne… ou bien ailleurs...… ah oui...c’est intéressant, avait répondu Maude. Mais l’enthousiasme avait corps et bien disparu. A priori courtoise et conciliante, elle n’allait pas, de but en blanc, opposer une réponse négative frontale à une proposition aussi sensée… c’est vrai... c'est intéressant… je pourrais peut-être écouter des conférences sur la littérature… c’est une idée, répondait-elle sans passion excessive. Ce qu’elle ne disait pas à Thibault, dont l’intention était généreuse, c’était que ces cours n’auraient constitué, pour elle, qu’une occupation permettant de tuer le temps, d’emplir ses jours, de combler le vide et ainsi jusqu’à la fin de sa vie. Elle ne voyait pas la différence avec l’organisation de certains retraités (tout dépend de l’état d’esprit) qui structurent leurs semaines avec le bridge, les cours d’informatique, d’anglais, de tricot ou de macramé et qui, pour rien au monde, ne manqueraient l’une de ces activités, comme s’ils craignaient le plus grand des dangers, que la terre ne s'arrête de tourner par exemple, comment savoir ? Elle détestait l’idée de devenir un auditeur libre pour " s’occuper". L’étude théologique, telle qu’elle l’avait imaginée avait, dans son esprit, été toute autre, vive, portée par la quête du sens. Elle l’avait conçue comme

Page 111: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

111

une démarche, en profondeur, de progression, le contraire d’une occupation destinée à épuiser les jours.

Elle continuait à parler à Sabine, à Michèle, à Mathilde, à Annette. Elle leur disait qu’au sein de son désarroi, elle avait gagné, malgré tout, un motif (unique, cela va sans dire) de satisfaction. Elle était lucide, capable de le souligner.

-...voilà, disait-elle... je suis arrivée au bout de mes questions… j’ai enfin trouvé… le point dur… vif... aigu… du sujet… je me sens dans une impasse...au bout d’un chemin… je n’irai pas plus loin... je dois me colleter à cette réalité-là… sans faux-semblants.... faux-fuyants… oripeaux... ou habillages de toutes sortes…

… jusqu’à présent… dans ma vie… je pouvais… au fond… toujours expliquer l’origine de mon malaise... par des facteurs extérieurs… alors qu'en réalité le " Vide Existentiel " devait être là… en moi… depuis toujours… et je ne supportais pas…

… j’étais adolescente… triste... décalée… malheureuse… mes parents étaient responsables (n’est-ce-pas ?)… sans doute pas assez transparents... ouverts... curieux… des hypothèses… (…je ne sais pas...)

… à 25 ans je sombrais… jusqu’à l’hôpital psychiatrique… la faute était celle de l’autre... du compagnon de vie que je n’avais pas trouvé…

… et puis ce fut le travail en entreprise... qui... vraiment… ne participa en rien à mon épanouissement... un euphémisme de le dire…

… et ensuite... l’angoisse… la scolarité des garçons... qui a bien occupé une vingtaine de mes années...

… et il y eut aussi des moments...vraiment...où Thibault n’était pas drôle... ne parlait pas... fermé cet homme-là… tout

Page 112: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

112

va mieux… il parle peu… mais on est proche… je compense avec les lettres orales… on s’adapte... il ne s’énerve plus autant... contre moi… en tout cas…

… les éléments extérieurs… tous... se sont améliorés... et pourtant... le malaise est là... j’y arrive… enfin…au véritable enjeu… qui est de trouver…en moi… la joie... et la sérénité…

… mon "être au monde"... il m’en aura fallu… des années... pour le dépouiller de tous ses attributs extérieurs… sous lesquels il se dissimulait... là n’était pas le problème... pas du tout... pas à l’extérieur... c’était moi le problème… en réalité…

Tel était son attristant motif de satisfaction : sa personnalité propre était à l’origine de ses souffrances. Il ne lui restait donc qu’à se mettre à la tâche maintenant que son analyse était parvenue à son terme, à affronter la vraie question plutôt que des leurres successifs qui s’étaient évanouis les uns après les autres. Maude essayait mais elle n’y parvenait pas. Au mitan de juin, elle ne voyait plus l’avenir. Elle reprit alors, en pleurs, un soir de ce même mois, le chemin des personnes soutenues chimiquement.

Elle s’était, depuis, installée à Ker-Bihan. Elle y avait

connu, au tout début, une vibration d’inquiétude, une question d’adaptation. Puis elle avait su faire. Elle avait su vivre paisiblement cette période de plus longs tête-à-tête avec Thibault que lorsqu’ils sont à Paris. Elle avait trouvé la vie légère. Puis, second moment d’adaptation, une ombre d’inquiétude avait voilé son paysage : elle restait sans lui à Ker-Bihan. Elle avait également su faire, et même, pour plus de légèreté, elle avait repris la barre d’un dériveur, ce qu’elle n’avait plus expérimenté depuis des dizaines et des dizaines

Page 113: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

113

d’années, depuis sa jeunesse. On n’ose pas dire combien. Elle fêtait, cet été, son 57ème anniversaire. Ce n’est pas peu dire. Et la voile fut magnifique, de l’ordre même de la grande découverte.

Puis, en septembre, de retour à Paris, les questions

sérieuses étaient, cette fois-ci, susceptibles de s’imposer de nouveau. Un séjour maritime était certes propice à alléger l’existence mais il n’était qu’une parenthèse dans sa vie. Elle allait renouer avec sa "vraie " vie quotidienne. Les questions qui l’avaient tourmentée toute cette année n’avaient pas pour autant disparu. Elles seraient présentes. La solitude était indissociable de l’être au monde. Maude supportait mal. Ses journées, comme celles de l’année précédente, malgré les amis, malgré les enfants le soir (ils seraient dans leur chambre), malgré Thibault le soir (il serait devant la télévision), malgré les lettres orales qu’elle lui adresserait et les repas du week-end, ensemble, au restaurant, seraient des jours où elle devrait vivre seule, son « être au monde ».

Mais, depuis juin, la gentille, douce, consolante et

cocoonante « paire de lunettes » était de nouveau de la partie. Son effet correctif serait-il aussi performant dans le quotidien parisien que dans l’exception estivale ? Les questions dérangeantes s’étaient, pendant sa lourde et longue période de tristesse, dépouillées de leurs oripeaux extérieurs. Maude avait gagné en lucidité. De telles interrogations pouvaient-elles, comme par magie, s’évaporer, purement et simplement ?

Page 114: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

114

- 6 – ... tu n'as pas à te sentir coupable, lui avait dit Sabine dont

le mari, expert-comptable, débordé de travail, avait trouvé le temps d'accueillir Romain dans des locaux aussi exigus qu'encombrés de dossiers, ordinateurs et imprimantes … non pas coupable… avec tes médicaments... combien de gens sont dépendants... d'une autre façon... ils ne s’en rendent pas compte... ils ne l’admettent pas... ils jouent aux fiers-à-bras... pour beaucoup d’hommes... au premier chef... c’est l’alcool qui les aide... Elle savait de quoi elle parlait.

- 7 –

Maude partit en vacances le 20 juillet, de bon matin. Elle

était au volant, accompagnée par ses trois hommes. Son mari, de haute taille et d’une impressionnante stature, était à ses côtés. Il n’a pas une bonne vue et n’a pas passé son permis de conduire. Les deux jeunes hommes, confortablement calés sur la banquette arrière, profitaient de ce plaisant dimanche ensoleillé. Ils roulaient à bonne allure sur des routes et autoroutes dépourvues d’encombrements.

C’était Maude qui décidait du jour du départ, le dimanche et non pas le samedi. Elle avait gardé ces habitudes du temps où les enfants étaient petits. Elle évitait, à l’époque, les bouchons et les ralentissements. Elle se trouvait astucieuse. Les enfants ne s’ennuyaient pas. Le voyage était plus facile sans excitation ni énervement. Elle glissait des cassettes dans l’autoradio. Les garçons écoutaient des livres enregistrés. Ils ne voyaient pas le temps passer. Maude est restée fidèle à ces

Page 115: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

115

rites de départ. Elle adore imaginer qu’elle continue à faciliter un tant soit peu la vie de ses deux jeunes et grands garçons.

Tous quatre s’éloignaient de Paris. Ils se sentaient d’humeur folâtre. Le ciel était limpide en ce joli dimanche estival. L’effet est bien connu : l’on boucle ses valises, l’on ferme sa porte derrière soi et c’est alors que s’épanouit une sympathique bulle d’excitation souriante. Maude n’y a pas échappé, entraînée qu’elle fut par le joyeux mouvement d’ensemble. Elle n’oubliait cependant pas que l’éloignement ne changerait rien à sa vie. Elle se savait fragile sans qu’elle pût incriminer rien ni personne. Elle resterait vulnérable où qu’elle fût, à Paris ou à Ker Bihan. La légèreté de l’instant l’embarquait pourtant. De futiles paroles virevoltantes et blagueuses circulaient dans l’habitacle de la voiture.

Le petit chien de la famille demeurait, pour sa part, sur son quant à soi. Discrètement couché sous les jambes de Thibault, il savourait l’un des plus délectables bonheurs canins, celui de ne pas avoir été oublié. À peine la voiture avait-elle été entrouverte qu’il s’était précipité à sa place habituelle. Sa vie est en réalité loin d’être de tout repos. Son angoisse devient insurmontable dès lors que se manifestent les prémices d’un prochain départ. La terreur le saisit d’être séparé à tout jamais de ses deux frères humains, si drôles et si sympathiques, qu’il gratifie de vigoureux coups de langue lorsqu’il se sent en veine d’affection ou bien qu’il entraîne dans d’énergiques jeux de chaussettes lorsqu’il cède à son insatiable tempérament ludique. Tifou saisit alors « la » chaussette convoitée entre ses crocs puissants. Luc (ou Romain) s’en empare aussitôt et tire de toutes ses forces pour tenter de la récupérer. Le jeune homme s’évertue en vain. Rien n’y fait. L’animal obstiné ne lâche jamais son butin. Il se laisse plutôt

Page 116: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

116

traîner sur toute la longueur de l’appartement, tiré par la chaussette, tracté par l’un de ses jeunes maitres, entraîné comme un vulgaire sac à pain glissant sur le parquet brillant de la grande salle.

Tifou se remettait, ce matin-là, de la grande peur de sa vie

qui, pour revenir régulièrement, n’en est pas moins toujours aussi traumatisante. Il s’abandonnait à un bienheureux sommeil pendant que Maude songeait au moment léger et souriant que représentait le début de leur voyage, qui ne serait jamais qu’un moment. Elle avait glissé dans ses bagages sa petite boîte de pilules blanches. La prudence était de mise. Elle ne risquait pas de l’oublier.

Page 117: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

117

Insupportables Rire de sa tristesse.

Thibault avait quitté Ker Bihan. Il était revenu à Paris et Maude était résolue à combattre sa tristesse. Elle était assise sur la digue et attendait l’heure d’aller faire du bateau. Elle écoutait Le voyage d’hiver d’Amélie Nothomb qui excelle à mêler humour et rebondissements romanesques au cœur de ses récits. Maude éclata soudain de rire. Le protagoniste ne supportait plus tous ceux qui, sans répit, cultivaient leur incessant mal de vivre existentiel... ils fatiguaient vraiment… tous ces « tristes » qui n’avaient pas encore compris qu’il suffisait d’être en vie... et de l’apprécier… tout simplement…

Maude s’était esclaffée avant de se trouver, quelques

minutes plus tard, portée par les vagues silencieuses et saturées de lumière. Elle essaierait, en l’absence de Thibault, d’être à la hauteur sous peine d’être stupide. Elle s’emploierait du mieux qu’elle le pourrait à chasser cette importune tristesse. Elle nagerait pour y parvenir et elle ferait du bateau, sans faiblir, chaque jour que Dieu fait.

Page 118: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

118

Fou de Bassan Maude essaie de trouver l’équivalent de la voile, mais à Paris, pour se sentir

mieux. Elle cherche avant de quitter Ker-Bihan. Elle croit trouver : les rollers. A Paris, elle rencontre Violette, qui lui confirme que son attachement à la voile n’est pas stupide : lien avec son enfance et avec son père. Maude pense à son amie, Huguette, qui est heureuse dans son jardin en Normandie : elle se dit que son projet de « grand air » à Paris n’est peut-être pas saugrenue (Huguette « a » son jardin tout comme elle-même « aurait » son activité « voilière » parisienne). Maude aime Huguette et pourtant celle-ci ne la comprend pas toujours (tristesse de Maude). Amitié avec Caroline. Comment Maude écrit ses livres. Caroline, elle, plutôt que de faire du roller, marche dans Paris. « Oui, pense Maude, c’est comparable. Caroline fait « presque » comme moi. Encore une fois, mon idée n’est peut-être pas qu’une illusion. J’irai peut-être mieux. »

- 1 –

La veille du retour sur Paris, Maude navigua une dernière

fois. La baie étincelait sous le soleil qui fut prodigue cet été-là. Malgré l’absence de Thibault, les semaines précédentes avaient été douces. Maude avait connu, sur l’océan, des moments gratuits, sans labeur ni obligation de résultat, des moments de pure détente, libres et harmonieux. Seule, elle avait respiré la brise. Elle n’avait pas cherché " l'autre ". Elle ne s’était pas appuyée sur les "piliers" qui avaient jusqu’alors étayé sa vie et qui, toujours, l’avaient étroitement liée aux autres. Elle avait, dans son passé, toujours et à tout prix, tendu la main. C’était ainsi qu’elle s’était tenue debout. C’était ainsi qu’elle avait senti la palpitation de la vie. Ainsi que la vie valait la peine d’être vécue. Sinon, à quoi bon ? Sans la main tendue, elle n’aurait pas trouvé le courage d’être d’aplomb, les pieds campés sur le sol, avec un minimum de joie, d’allant, d’enthousiasme, d’énergie, de vitalité, de désir pour tout dire. Elle allait vers l’autre, elle brisait la vitre, elle ouvrait grand la porte et la sensation de " vide " en elle, mortifère, s’estompait.

Page 119: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

119

Elle combattait le "vide" quand elle réussissait à parler à Luc et à Romain, ou à Thibault, ou bien quand elle était avec eux (en balade avec Thibault, ou devant un film avec Thibault ou ses garçons). Ses relations avec sa mère, également fréquentes, par téléphone, emplissaient aussi une partie de sa vie. Elle parlait avec ses amis (le plus souvent, ils étaient des amis d’écriture). Elle lisait leurs écrits ou elle écrivait avec eux. Le lien la soutenait. Il lui arrivait, bien sûr, d’être seule. Elle n’était pas une petite fille de trois ans. Elle ne pouvait pas toujours donner la main. En ce cas, elle écrivait. Le labeur était exigeant. Et pour quelle raison ? Pour, au final, se tourner vers l’autre, pour donner à lire.

La grande découverte de ces semaines estivales avait été, grâce à la voile, celle d’un nouvel " être au monde", dans la solitude, apaisant et équilibrant.

Elle y pensait, en ce dernier après-midi, avant de rejoindre

son bateau. Elle pique-niquait sous son arbre. Elle avait réservé la voile en fin de journée car elle voulait avoir du temps, pour réfléchir, tranquillement, avant le grand retour du lendemain… la voile... oui... c'est très bien, se disait-elle au pied de son habituel pin maritime... mais à Paris... ma vie redeviendra la même... exactement... j’aimerais trouver l’équivalent… un substitut… qui remplacerait la voile... qui aurait le même effet… Elle examinait la question. Elle cherchait. Elle creusait. Elle approfondissait. Elle considérait. Elle reconsidérait. Elle piétinait. Elle insistait… pas de question sans réponse, non ? aurait asséné le joyeux savant Paganel dans Les enfants du capitaine Grant.

Elle trouverait la solution. Elle la sentait, tout près. Elle la touchait (presque). Il lui suffisait de tendre le bras… une

Page 120: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

120

solution… pour être bien... avec moi-même... et le corps… une solution… non pas intellectuelle… mais pour être au monde… simplement… sans efforts… sans recherche… ni quête de l’âme… ou je ne sais quoi… Elle explorait des pistes. Elle progressait. Elle faisait demi-tour. Elle recommençait. Assise sur l’herbe sèche, elle picorait sa ratatouille dans son Tupperware. Elle n’avait pas ouvert son livre. Elle avalait, cuillère après cuillère, les tomates mélangées aux poivrons. A sa gauche, les balcons d’un grand hôtel dominaient le parc de Port-en-Gif. À sa droite, les jardinets de la copropriété étaient cachés au regard des passants derrière de discrètes haies de thuyas. Chacun était ainsi bien chez soi. Elle réfléchissait. Elle dégustait ses délicieux légumes. Le ciel, traversé par quelques rares nuages, déployait sa limpidité de cristal. Le superbe temps de Côte d’Azur, étincelant le jour précédent comme il le serait à coup sûr le lendemain, saturait le paysage de lumière et de chaleur. Dans sa boîte, le niveau des tomates, courgettes et poivrons, diminuait peu à peu.

La solution n’était pas loin, à moins d’un jet de pierre, quelque part, dissimulée derrière un banal buisson, derrière un insignifiant taillis, à l’abri d’un modeste muret. Il suffisait d’insister, encore un peu, pour qu’une ébauche de dénouement se dessine. Le sentiment n’était pas désagréable. Tifou, son adorable cocker, devait éprouver une sensation très proche quand il rongeait avec ténacité son os de gigot jusqu’à obtenir un fémur d’agneau absolument dénudé et impeccable.

Un grand tournant s’annonçait peut-être dans sa vie. Elle allait mettre au jour, enfin, la pièce qui manquait au puzzle de son existence. Ce n’était pourtant pas compliqué. Elle n’allait pas se laisser abattre par un changement de ses conditions de vie. Un simple voyage de 500 kilomètres vers l’est, du côté

Page 121: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

121

de l’Ile-de-France, n’allait tout de même pas avoir raison du bien-être qu’elle avait découvert en ce lieu, ni de l'égoïsme bien tempéré qu’elle était capable, en ce même lieu, d’expérimenter. Elle n’allait pas se soumettre.

Elle rassembla la boîte vide, les couverts, ses pulls et son

téléphone épars autour d’elle. Elle se leva, sac sur l’épaule, et quitta l’ombre protectrice du parc de Port-en-Gif. Aucune ébauche d’idée ne se décidait à apparaître. C’était rageant à la fin. Elle ne gagnerait pas le parking, où son Laser d’ores et déjà équipé l’attendait, tant qu’elle n’aurait pas débusqué l’idée. L’important était de ne pas lâcher le fil, d’être tenace, d’anticiper à tout prix la future menace de la tristesse qui resurgirait probablement une fois qu’elle serait de retour à Paris. Maude n’avait pas été vainement échaudée par ses lancinantes agressions toute l’année durant.

Elle se débarrassa, dans l’une des poubelles du chemin, du sac en plastique contenant les reliefs de son déjeuner. Elle traversa le pont surmontant le chenal d’accès au bassin de Port-en-Gif. Il était à sec. Entre deux barcasses couchées sur le flanc, une fine grue plantée sur ses longues pattes aériennes faisait aimablement salon avec un Fou de Bassan. Le reflet de ses plumes noires et blanches jouait sur la surface brillante du sable mouillé. Maude gagna le centre de Ker-Bihan où déambulait le flot incessant de ses éternels touristes. Elle rejoignait les crêperies de la ville, ses gaufres, ses glaces, ses manèges, ses auto-tamponneuses et ses multiples boutiques de mode. Elle marchait. Elle ne pouvait utiliser son téléphone depuis Port-en-Gif. Le réseau ne couvrait pas cette partie de Ker-Bihan. Alors elle marchait.

Page 122: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

122

Un début d’idée, peu distincte, commençait à dessiner ses contours. Elle devinait une piste. Était-elle valable ? Il lui fallait téléphoner. Son pas était sûr et rapide. Elle s’installa sur la terrasse de La Potinière, l’un des grands cafés du centre de la ville. Elle demanda au serveur le code d'accès à Internet. Elle consulta des sites. Elle chercha des numéros de téléphone. L’idée se précisait. Elle pensait à la musique classique… mais oui… pourquoi pas, se disait-elle… peut-être bien… la musique classique… Elle éprouvait lorsqu'elle naviguait, une forme de passivité. Il lui semblait alors accéder à une vie intérieure plus intense. Ecouter de la musique classique était peut-être une expérience proche. Maude se sentait étrangère au monde des mélomanes. Cette sensibilité lui faisait défaut, faite de subtilité, en lien, évidemment, avec une vie intérieure qui aurait manifesté sa présence. Sa propre vie intérieure lui semblait pauvre et atrophiée. Mais la qualité (d’une vie intérieure) ne pouvait-elle être améliorée ?

Maude allait explorer cette voie, de la musique classique.

Tant qu'elle n’en aurait pas inspecté toutes les venelles et les éventuelles impasses, elle resterait figée, incapable d’imaginer d’autres perspectives. Elle devait en préciser les aspects pratiques et concrets. La musique classique était certes une bien belle idée. Ecouter, être bercée, emportée, dans un monde riche et vibrant, exactement comme sur un bateau, le projet était séduisant. Mais il lui fallait concevoir l’avenir qui l'attendait, tout proche, en septembre, à Paris. Elle se lèverait le matin. Elle serait seule. Thibault et les garçons vaqueraient à leurs activités. Le matin, elle s’adonnerait à son écriture "artisanale ", en "mouvement " peut-être, dans les autobus ou les trains de banlieue. Elle travaillerait ses phrases.

Page 123: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

123

Elle chercherait d’astucieux synonymes sur le site de l’Université de Caen. Elle apercevrait le parc de Saint-Maur et les reflets mouvants de la Marne au niveau de Joinville-le-Pont. Un canot, tout en longueur, propulsé par de réguliers mouvements de rames, descendrait la rivière qui disparaîtrait parfois, sous de sombres tunnels de verdure. Des auvents de bois abriteraient des lignes et des filets de pêche. Des mares et des marais, voisinant des pelouses et des immeubles correctement entretenus, retiendraient son attention. De grands bâtiments désossés dessineraient au loin leurs silhouettes abandonnées. D’élégants manoirs coiffés de baroques toitures à meneaux seraient ceints de hauts murs de pierre. Des étudiants monteraient à la station Noisy-Champs. Ils réviseraient leurs cours. Ils penseraient à leur avenir. Ils en discuteraient entre eux.

Ses matinées ne seraient pas vraiment différentes de celles de Ker-Bihan passées derrière les vitres d’un autocar sur la ligne côtière de Quiberon jusqu’à Auray. À Paris, après avoir peaufiné ses quelques lignes quotidiennes, il lui faudrait, ensuite, trouver la détente (la respiration) de la journée. Il lui faudrait "plonger", l’après-midi, dans le monde de la musique classique. Mais sous quelle forme ? Elle ne voyait pas. Elle ne s’imaginait absolument pas rentrer chez elle, s’allonger sur son canapé, allumer la radio et plonger en toute béatitude dans l’univers sonore de Radio-Classique. C’était impossible, impraticable, une source, à coup sûr, de déséquilibre, exactement à l’opposé du but recherché. La saturation serait en vue, et de solitude, et d’immobilité. Il lui faudrait bouger. Il lui faudrait respirer. La musique pourrait être une solution, mais avec d’autres, en compagnie, en cheminant ensemble, en

Page 124: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

124

progressant dans ce domaine, surtout et avant tout sans être seule.

Un souvenir traversa alors, peu distinct, de lointaines strates de sa mémoire. Elle était étudiante. Il lui semblait avoir assisté, à cette époque, à des répétitions d’orchestre dans les studios de Radio France. Ils étaient alors ouverts au public. Les premiers jalons d’une possible piste émergeaient peut-être au travers de cette incertaine réminiscence. Ce serait magnifique d’écouter de la musique, "vivante", alors même qu’elle serait jouée. Elle pourrait être une discrète petite souris qui, chaque jour, courrait jusqu’à la Maison de la Radio. Là, elle se laisserait porter, embarquer, sur les ondes et harmonies musicales. Cette perspective était-elle réaliste ou bien une simple imagination de son esprit plus qu'atypique ? Elle devait le découvrir. Si, par bonheur, elle atteignait le terme de sa recherche, elle pourrait enfin abandonner l’os qu’elle n’avait eu de cesse de ronger. Dans le cas contraire, elle resterait, piégée, par l’infernale ronde de ses questions.

Autour d’elle, les vacanciers bavardaient. Ils offraient leur

visage au soleil tout en dégustant d’impressionnantes glaces. Maude consulta le site de Radio France. Elle téléphona. Une standardiste lui répondit, qui lui passa le service des programmes… pas du tout, lui fut-il annoncé… non… ce ne sera pas possible… l’Orchestre National de France ne propose rien de tel… pas plus que l’Orchestre Symphonique de Paris… non... ce n’est pas prévu… mais essayez donc, lui conseilla-t-on… voyez donc la maîtrise de Radio-France... peut-être y a-t-il une possibilité… de ce côté-là… Ses interlocuteurs, surpris, se montraient serviables et bienveillants. Maude se trouvait un peu stupide, et triste

Page 125: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

125

également, de paraître aussi atypique et bizarre, l’originale du village en fait. Elle avait dû préciser. Elle avait parlé de son désir de musique... elle n’y connaissait rien, avait-elle expliqué... mais elle voulait découvrir... elle avait pensé à la Maison de la Radio... elle disait pourquoi : la solitude ne lui serait... dans son cas... d’aucune aide... Les gens de radio, à l’autre bout du téléphone, avaient sans doute été touchés par la petite dame qui appelait, on ne savait d’où, et qui se trouvait vraiment aux antipodes des riantes et verdoyantes contrées de la culture mélomane. Mais l’innocente dame avait conscience de son ignorance musicale. Elle était lucide. Il fallait lui reconnaître cette qualité.

Vint le moment où Maude en termina avec la série des appels conseillés les uns après les uns, une conversation préconisée en entraînant une autre, un conseil évoqué en entraînant un autre. Vint le moment où elle avait tout tenté. Elle avait sagement arpenté les moindres recoins proposés par les autochtones (du pays de la musique). La conclusion était sans appel. A l’heure des radios numériques, des CD et téléchargements en tous genres, l’écoute des répétitions ouvertes au public était passée de mode. La musique "en direct" était la seule affaire des concerts du soir. Les mélomanes " de l’après-midi " écoutaient tranquillement chez eux leurs MP3 ou leurs ordinateurs sans éprouver le besoin d’être portés par les musiciens en action ni par les auditeurs goûtant, au même moment et dans le même lieu, la même musique.

Maude atteignit le bout de ce chemin, qui n’offrait pas d’issue. Le soleil brillait. Elle quitta la terrasse. Elle marcha encore. Elle fit du bateau. Puis elle reprit sa marche, sans relâche, jusqu'au moment où elle rejoignit enfin

Page 126: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

126

l’appartement. Elle rejoignit parce qu’elle tenait enfin sa solution.

Elle retrouva les garçons et leur rendit compte de ses réflexions. Elle leur raconta toutes les étapes de ses recherches. Elle n’en éluda aucune. Elle avait à cœur qu’ils connaissent tout de sa quête d’équilibre entreprise ces dernières heures et qu’ils comprennent combien la démarche était importante pour elle. Ils étaient devant elle. Elle les retenait par son récit… mes garçons, leur disait-elle… que vous sachiez... ces derniers jours... la voile… c’était si bien… alors j’ai réfléchi… j’ai pensé à la musique… et j’ai appelé… j’ai compris que ce n’était pas la solution… et je me suis souvenue… de mon père... j’avais entre 16 et 18 ans… il était un grand ami de Monsieur Lourtanel… le patron de la patinoire... à deux pas de chez nous… près du lac… et chaque dimanche j’y allais… à la patinoire… le matin… avec mes deux sœurs… on faisait des tours… en musique… on glissait… eh bien figurez-vous… ce pourrait être l'équivalent… de la voile… je pourrais renouer avec ce sport... je vais trouver une patinoire à Paris...

Les deux garçons se montrèrent circonspects... une patinoire maman… ce sera difficile à trouver… L’objection fit mouche. Ils n’avaient pas tort. Les conditions de mise en œuvre devaient être prises en compte... mais alors quoi, leur demanda Maude... ;... et les rollers maman ?... pourquoi pas ?... ce serait encore mieux que la patinoire... tu pourrais te balader dans Paris… Quelques secondes s’écoulèrent qui permirent à Maude, une fois passée la nouveauté de la proposition, de s'y habituer... mais oui... pourquoi pas... en fait... c’est une idée… et le ciel… et les nuages… je n’en serai pas loin... ce serait plus simple... plus naturel... que la

Page 127: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

127

patinoire... et la respiration... oui… ce ne serait pas mal… et puis, se risqua-t-elle à ajouter... je serai peut être assez douée... (non ?)... puisque je tenais debout sur des patins à glace quand j’avais 17 ans… j’y reviens toujours (non ?), plaisanta-t-elle… à mon père… bon... c’est adjugé… c’est vendu, conclut-elle. L’intonation de sa voix était à la blague. Mais en réalité, elle était sérieuse… c’est bien, leur dit-elle… je ne reprendrai pas ma vie… à Paris... comme avant l’été... sans équilibre... en descendant la pente... en tombant aussi fréquemment... non... j'aurai un pilier... un autre pilier… sans lien aux autres... pour moi seule...

Ni Luc ni Romain n’avaient eu le choix. Ils avaient écouté les circonvolutions mentales de leur mère jusqu’à la conclusion qu’elle souhaitait leur révéler. Ils la connaissaient. Elle devait absolument, en cas de vive émotion, leur rendre compte de ses débats intérieurs. Ils ne pouvaient y échapper. Elle leur expliquait. Elle se rassurait. Elle y gagnait joie et enthousiasme. Ils le savaient : c’était ainsi qu’elle les aimait.

Tous deux ne manquèrent pas d’échanger discrètement, après cette vive et enthousiaste discussion, un regard singulièrement perplexe. Ils ne connaissaient certes pas l’avenir. L’exaltation maternelle n’était peut-être pas pure illusion. Comment savoir ? Peut-être la croiseraient-ils, dans quelques mois, arpentant, telle une championne de rollers tractée par son fidèle cocker, les trottoirs de Paris. Ils suivraient cette affaire. Il se montreraient, à tout le moins, curieux et amusés.

Page 128: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

128

- 2 – Quelques jours après son retour de vacances, Maude

trottinait rue de Charenton. Elle passait devant l’hôpital des Quinze-Vingt puis elle s’engagea dans la rue du Faubourg Saint-Antoine. Elle fut obligée de ralentir. Des piétons encombraient le trottoir. Il suffit de certains regards qui se croisent pour que Paris devienne soudain un modeste village de campagne. On se sourit. On est surpris. On se reconnait et l’on s’embrasse. Maude adore cette fugace sensation de voisinage amical.

Elle rencontra Violette qui habitait justement là, rue du Faubourg Saint-Antoine près de la place de la Bastille. Toutes deux s’étaient connues dans l’atelier d’artistes où l’une écrit et où l’autre peint. Maude reconnut le seuil de son immeuble. Elle l’avait raccompagnée chez elle un jour où Violette, qui n’avait pas de voiture, s’était approvisionnée en pinceaux, toiles et enduits. Violette se rendait habituellement dans un magasin de la banlieue sud moins onéreux que les commerçants parisiens. Maude avait proposé de l’y conduire et l’avait ensuite déposée devant sa porte. Elle disposait alors des quantités nécessaires de couleurs, de brosses et de papier Kraft pour les six prochains mois.

Les deux amies échangèrent des nouvelles. La réouverture

de l’atelier était encore reportée. Elles s’inquiétaient. Elles espéraient que ce retard n’annonçait pas une fermeture définitive.

- Et toi, comment vas-tu ? demanda l’une avec un grand sourire.

Page 129: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

129

- Tout à fait bien, répondit l’autre qui se réjouissait tout autant du heureux hasard de leur rencontre.

Le fils de Violette était de retour à Paris. Il abandonnait son école d’ingénieur et s’orientait vers d’autres études. Il habitait de nouveau chez sa mère. Violette s’en réjouissait. Elle avait perdu son mari alors qu’elle n’avait pas plus de trente ans. Elle avait élevé seul son fils unique et avait souffert, pendant cette longue année, d’être éloignée de lui.

- Dis-moi ce que tu deviens, demanda-t-elle. Maude ne savait par où commencer. Elle n’avait pas

envie d’éluder la question, la communication étant, elle en avait conscience, la grande affaire de sa vie. Elle essaie de ne jamais laisser échapper une occasion de gagner en transparence. Elle lui confia ses dernières réflexions. Le soleil répandait une magnifique lumière d’été. Il caressait le visage des passants. Maude lui parla de sa navigation à la voile sur la côte de Ker Bihan. Elle décrivit son bien-être, là-bas, quand la forme effilée de l’étrave joue avec les vagues. Elle lui dit son espoir que les rollers, sur les trottoirs de Paris, lui soient tous aussi bénéfiques.

Violette avait écouté. Elle ne s’était pas moqué. Elle était debout, immobile sur le trottoir au milieu du flot des passants qui la frôlaient ou la bousculaient, l’éloignaient ou la rapprochaient de Maude selon leur trajectoire du moment. Violette avait lu les livres de Maude. Elle avait commencé avec le récit de la vie de son père. Elle avait poursuivi avec l'évocation de ses angoisses quand Maude préparait son baccalauréat. Elle était, à l’époque, terrorisée par l’examen. Violette avait également lu ses volumes plus récents qui dévoilaient ses péripéties conjugales et maternelles.

Page 130: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

130

Maude avait expliqué. Violette avait écouté. De ses lèvres et de ses yeux, elle souriait à Maude.

- Mais c’est normal, lui dit-elle, que tu te sentes bien quand tu fais du bateau. Ce sont tes racines, qui te rapprochent de ton enfance. Mais aussi, la voile (ne l’oublie pas) était l’un des liens, puissant, avec ton père.

Des gouttelettes de joie se répandirent, qui apaisèrent le cœur de Maude. Ce n’est pas moi qui l’affirme, se dit-elle. C’est l’avis de Violette, sa vision, personnelle, extérieure, objective quasiment, et donc, mes déambulations, dans ma tête, depuis la voile jusqu’aux rollers, en passant par la musique, et les patins, mes tours, mes détours, mes circonvolutions, mes espoirs et mes projets, ne sont sans doute pas si bizarres, pas si superficiels. Peut-être pas.

Elles s’embrassèrent. Elles se dirent au revoir. Maude repartit. Elle était enthousiaste et en forme. Elle trottina à grande vitesse jusqu’aux élégantes colonnes de la place de la Nation. Elle était éblouie, mais pas le moins du monde gênée, par les rayons obliques du soleil qui lui faisait face en cette fin d’après-midi. Elle en savourait les tout derniers éclats.

- 3 –

Huguette C. écrivit, en 2010, le récit de son enfance.

Maude avait aimé son livre. Elles devinrent amies. Le récit, poétique, profond et généreux, s’achevait par la quête de la mère biologique de l’auteur. Huguette avait entrepris cette recherche lorsqu’elle-même devenait mère. Une famille d’agriculteurs normands désignée par la Ddass l’avait accueillie quand elle avait trois ans. La vie était rude et les revenus modestes sur la petite exploitation. Grâce à son

Page 131: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

131

nouveau grand-père qui prenait, avec elle, le temps de contempler le ciel, les fleurs et les arbres, grâce à sa nouvelle mère qui lui prodiguait soin et attention, elle eut le bonheur de découvrir « la lumière des couleurs ». Le titre de son récit, Après la nuit la lumière des couleurs, était explicite. Elle n’avait connu auparavant, dans les internats de l’Assistance Publique, que la seule nuit du désespoir.

Maude s’était confiée à Huguette, en 2013, au fil des mois

de cette année où la tristesse avit inexorablement renforcé ses positions. Huguette savait la réconforter. Elle s’installait, d'emblée, sur le terrain de l’affection, comme elle lui aurait pris la main ou bien comme l’aurait encouragée une maman douce et consolante. Elle lui disait sa joie d’être au monde. Huguette lui disait son sourire du matin. Au lever du jour, la vie était belle. La nature la ravissait. Maude observait comment elle aimait ses deux filles et ses petits-enfants. Huguette était alerte, toujours enthousiaste, à plus de soixante-dix ans, pour participer à de nouveaux projets… je vais t'aider, disait-elle à Maude qui perdait peu à peu la bataille contre son infatigable ennemi.

Toutes deux prévoyaient de se rencontrer, pour écrire. Mais elles n’y parvenaient pas. Elles étaient pourtant portées par une sincère bonne volonté qui les poussait à se retrouver chaque jour, s’il l’eut fallu, pour tenter d’empêcher l’inéluctable descente entamée par Maude. Elles étaient déterminées, et pour l’amitié, et pour l’écriture. Elles se donnaient des rendez-vous, qui se trouvaient être annulés. Les trajets étaient compliqués pour Huguette. Maude lui proposait alors de passer chez elle, à Suresnes, dans sa nouvelle maison d’où l’on apercevait la silhouette de la tour Eiffel. Elle pouvait

Page 132: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

132

également, si Huguette préférait, la retrouver dans un café voisin. Huguette déclinait son offre. Était-elle gênée de voir Maude traverser tout Paris pour la rejoindre ? Maude n’insistait pas. Elles ne se voyaient pas souvent. Maude nourrissait pourtant l’étrange sentiment que son amie était présente, en elle, en pensée, dans son cœur sans doute.

Maude se trouva contrainte, à l’épreuve des faits, de gagner en lucidité. Elle devint plus réaliste. Elle se mit à compter avec la maladie de son amie. Au tout début de leur rencontre, Huguette lui avait confié que les médecins avaient diagnostiqué chez elle les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Elle prenait des médicaments. Elle allait tous les jours à l’hôpital et rencontrait des psychologues. On espérait de la sorte lutter contre les progrès de la maladie... mais ça ne va pas, lui avait affirmé Maude… tes médecins se trompent… ils font du zèle… c’est l’évidence… impossible, lui avait elle-répété. Huguette était entreprenante, ses idées limpides, son esprit curieux et ouvert, son tempérament généreux, son caractère aimant et joyeux. Maude, quant à elle, manifestait parfois une réelle stupidité comme, par exemple, lorsque l’état de santé de son beau-père lui permettait d’élaborer des pseudo théories d’ordre médical. Son beau-père était, depuis qu’elle le connaissait, affligé d’un tempérament chagrin. Il s’appuyait sur d’inébranlables certitudes. Il n’accordait que peu de confiance à autrui ou à un avenir qui, selon lui, ne pouvait engendrer le moindre progrès. Pessimiste et campé sur ses positions, il s’enfonçait assurément dans cette même maladie. Maude n’avait dès lors pas éprouvé de scrupule pour en conclure qu’une personne comme Huguette, au tempérament exactement opposé, ne pouvait en aucun cas être victime de la même affection. Elle en était convaincue. A

Page 133: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

133

chacune de leurs rencontres, elle l’avait rassurée. Elle avait balayé d’un revers de main les importunes considérations de ces oiseaux de mauvais augure que sont parfois les médecins lorsqu’ils cèdent à leurs penchants par trop scientistes. Ils ne s'arrêtent alors qu’aux protocoles et aux statistiques. Ils en oublient de considérer la personne dans son ensemble, absolument unique, et qui ne saurait être réduite à un agrégat, aussi sophistiqué et élaboré fût-il, de paramètres quantitatifs et de réactions chimiques.

Mais Maude finit par comprendre. Les outrages de la maladie s’affirmaient. Huguette oubliait les rendez-vous, les dates et les lieux de rencontre. Elle errait dans d’inextricables forêts sombres et hostiles. Elle se perdait dans les marais de sa propre angoisse et celle de ses proches. Les relations téléphoniques devinrent difficiles. Huguette décrochait rarement. Son téléphone se dissimulait malencontreusement à ses regards. Maude laissait des messages. Si Huguette réussissait, par chance, à les écouter, elle situait difficilement la date de l’appel. Elle voulait répondre sur l’heure. Souvent elle n’y parvenait pas et la chronologie des événements se brouillait dès lors dans son esprit.

Maude comprit. Elle ne l’ennuya plus. Elle cessa de lui proposer de nouveaux rendez-vous. Les appels téléphoniques lui compliquaient la vie. Maude l’abandonna à ses jours qu'elle vivait comme elle le pouvait. Son mari la soutenait ainsi que sa fille aînée, mais non pas sa fille cadette, ombrageuse et constamment fâchée. C’était ainsi. Huguette ne pouvait qu’admettre le triste état de ses relations avec sa deuxième fille. Chloé avait pourtant été, de ses deux enfants, celle qui s’était montrée pendant des années la plus dépendante de sa mère, en constante demande de présence et

Page 134: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

134

d’encouragement. Leur relation était même devenue, pour un temps, de nature fusionnelle. Huguette l’avait soutenue, autant qu’elle l’avait pu, bien plus que sa fille aînée dont l’attitude fut, dès son plus jeune âge, délibérément autonome, distante même aurait-on pu dire à l’époque, singulièrement équilibrée pourrait-on conclure des années plus tard. Chloé s’était ensuite mariée. Elle était devenue mère de famille et les relations avec sa propre mère avaient tourné à l’orage. Huguette se heurtait à une fille qu’elle trouvait centrée sur elle-même, imprévisible et intolérante. La mère et la fille n’habitaient pas la même banlieue. Leur éloignement "physique " n’aurait été qu’anecdotique si elles avaient été proches en affection. Tel n’était pas le cas. La séparation fut consommée. La fille aînée d’Huguette, devenue adulte, s’était au contraire rapprochée de sa mère. Elle veillait. Elle soutenait. Elle participait. Elle était institutrice, passionnée par son métier. Elle avait quatre enfants dont trois d’un premier mari et un quatrième de son époux actuel. La famille comprenait aussi les grands enfants de son mari. Sa vie était saturée d’animation, de mouvement, d’échanges, d’amour, et de joie aussi.

Maude et Huguette finirent, chacune, par suivre, malgré

toute leur bonne volonté, leur chemin respectif. Elles s’éloignèrent. Mais Maude ne l’oubliait pas et lorsqu’elle embarquait, à Ker Bihan, sur son bateau, le souvenir de son amie se faisait plus précis encore. Elle se saisissait de la barre, elle bordait l’écoute de grand-voile, elle remontait dans la brise, elle se sentait moins vulnérable bien qu’elle ne fût utile à personne, bien qu’elle ne fournît aucun effort. Elle se contentait d’être au monde pendant les quelques soixante

Page 135: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

135

minutes qu’elle passait dans le vent et le soleil. Les vagues se brisaient contre la fine et longue étrave. Maude pensait à Huguette... je suis comme elle... (pareil)... quand elle est en Normandie... dans son jardin... le jardin de son enfance... Son amie lui avait raconté, l’automne dernier, ses mois d’été passés dans sa maison en Normandie. Elle avait pu acquérir la maison de sa famille d’accueil. Le matin, elle posait le pied dans son jardin. À l’exception des repas qu’elle prenait avec son mari, elle ne quittait pas son verger, ses fleurs, ses arbres et ses racines. Elle ne rentrait qu’à la nuit tombée. Son mari l’appelait. Il était tard, l’heure de se coucher. Il finissait par s’inquiéter. Où donc était-elle passée ? Huguette était restée près de la terre. Elle s’était penchée. Elle l’avait touchée. Elle l’avait sentie. Elle l’avait humée… je ne voyais pas le temps passer, disait-elle à Maude... je ne demandais rien d’autre... et j’y étais… c’était le bonheur… Huguette racontait à Maude, qui enviait son amie.

Quelques mois plus tard, Maude naviguait sur des flots

saturés de lumière. Elle aussi avait trouvé son jardin, une minuscule partie de l’océan dans la baie de Ker-Bihan. C’était pourquoi elle avait tant insisté avant de rentrer sur Paris. Pour rien au monde, elle n’aurait abandonné sa quête avant d’avoir découvert quelle pourrait être, dans la ville, son activité voilière, ou bien son jardin, bien à elle. La métaphore l’enchantait.

- 4 –

… oui je comprends, disait Huguette à Maude du temps

où son téléphone ne se volatilisait pas immanquablement au

Page 136: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

136

plus mauvais moment... je comprends, développait-elle pour réconforter son amie... ce n’est pas facile pour toi... ton mari travaille encore... Ses propos signifiaient que Thibault était absent dans la journée et que la vie de Maude serait éventuellement plus douce s’ils étaient ensemble… ah bon, s’était dit Maude traversée par l’étrange sensation d’être incomprise, même par Huguette, si affectueuse et si proche par ailleurs... on me voit donc ainsi...(du moins Huguette)... avec cette unique perspective...qu'il me reste… devant moi… mon avenir… celui d’attendre... simplement... la retraite de Thibault... Huguette rapprochait sa situation de celle de tant d’autres personnes qui s’acheminent vers la vieillesse. Vide Existentiel ou angoisse métaphysique n’étaient pas retenus dans cette image renvoyée par son amie. Maude irait mieux si elle vivait du matin au soir avec Thibault. Maude renonça (sur le moment) à expliquer sa différence, vaincue (sur le moment) par la difficulté, gigantesque, d’être comprise, totalement et en transparence. Elle baissa les bras, ce matin-là, au téléphone... et puis après tout... pourquoi pas, se demanda-t-elle après quelques secondes qui s’écoulèrent, les unes après les autres, au même rythme, toujours le même, imperturbable… pourquoi la vision d’Huguette ne serait-elle pas en partie juste ?... en quel honneur serais-je donc différente ?… et pourquoi demanderais-je plus ou mieux que d’autres… qui prennent de l’âge… tout comme moi ?…

Les paroles d’Huguette, des cailloux qui tombaient dans

un lac, en troublaient la surface calme et liquide. Des vagues circulaires se formaient. Puis elles disparaissaient. L’eau redevenait miroir.

Page 137: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

137

- 5 – Maude ne savait toujours pas, un mois après son retour à

Paris, si l’idée des balades en rollers serait judicieuse ou si elle ne se réduirait pas à une banale illusion de plus. Elle avait écrit, en septembre, le récit de ses vacances à Ker-Bihan. Il serait le sujet d’un futur roman qu’elle retravaillerait plus tard. Elle avait participé, chaque semaine, à de nombreux ateliers d’écriture. L’ambiance du groupe favorisait l’expression rapide et spontanée de ses idées. Entraînée par ce premier élan, elle poursuivait ensuite plusieurs heures dans les trains. C’était ainsi qu’elle construisait ses romans. Elle écrivait, pendant quelques semaines, un texte spontané, de "premier jet", le récit de ses dernières vacances et elle renouait ensuite, le reste de l’année, avec sa " véritable " vie quotidienne, de travail artisanal. Elle retravaillait alors, lentement et laborieusement, ses textes. Une année correspondait à environ un mois d’écriture libre et continue et onze mois de lissage et polissage de ses textes.

Elle n’avait pas cessé d’écrire depuis son retour de Ker Bihan. Elle attrapait au vol, en atelier puis dans les trains, le flux de ses souvenirs. Elle ne put donc, faute de temps, pratiquer sa nouvelle activité parisienne censée remplacer les bords de près et de vent-arrière tirés au large de la grande plage de Ker Bihan. Impatiente et curieuse, elle était pourtant allée, l’un des premiers jours de septembre, place de la Bastille et elle avait acheté une magnifique paire de rollers. Elle l’avait essayée et avait vite mesuré son notable manque d’équilibre. Elle devait demeurer prudente. Elle s’était inscrite à une série de cours collectifs hebdomadaires pour débutants. Les cours auraient lieu sur l’esplanade de la

Page 138: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

138

Bastille et sur les quais de Seine voisins. Il lui faudrait peut-être un an pour maîtriser ces imprévisibles et rapides roulements à billes. Elle pratiqua, en attendant, alors qu’elle n’avait pas encore entamé son récit de vacances, une activité de substitution. Elle prit sa trottinette, non pas en guise de moyen de transport comme à son habitude, mais gratuitement, pour le plaisir, libérée de son volumineux sac à mains empli de pulls, ordinateur, papiers, bouteille d’eau et stylos, sans désir, cela va sans dire, de la moindre performance sportive. Elle prenait l’air. Elle trottinait vers le bois de Vincennes. Le trajet était un peu plus long que ses parcours accoutumés qui gagnaient, en règle générale, la station de métro la plus proche. Elle atteignait une tranquille vitesse de croisière. Elle appuyait en douceur, sur son pied droit, puis sur son pied gauche. Elle contemplait le ciel et les arbres. Elle humait l’air et écoutait de la musique classique. Elle y revenait, au projet qu’elle avait, pour un temps, caressé à Ker Bihan. Rien ne l’empêchait de prendre un lecteur de CD avec elle. Le chien l’accompagnait. Il en avait besoin. Personne, dans la famille, ne prenait soin de le sortir. Elle ne l’oubliait pas. Il avait droit, lui aussi, à sa part de bonheur.

Elle ne fit qu’une seule fois l’aller-retour jusqu’au bois de Vincennes, en trottinette, avec Jean-Sébastien Bach dans les oreilles. Elle fut ensuite occupée par son récit de vacances. Le clavecin et les violons dessinaient d’amples spirales ascendantes sur les variations répétées de thèmes liturgiques. Des familles pique-niquaient dans des clairières. Les chênes déployaient leur haute silhouette et leur feuillage déjà roux sur un ciel pâle et gris. Maude croisait des chiens en laisse, des joggeurs et des joueurs de tennis. Des entrelacs de branches lui rappelaient les tableaux d’Odile, une artiste

Page 139: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

139

assidue de l’atelier des peintres. Cette femme, silencieuse et discrète, recréait, sans répit, les ombres des sous-bois. Ses toiles évoquaient la vivante fraîcheur des taillis forestiers. Telle fut son unique expérience de "voile parisienne".

Elle avait, pendant un mois, fait courir sur le papier son

stylo qu’elle aurait aimé voir directement branché sur les neurones de son cerveau. Elle allait reprendre sa « vraie » vie quotidienne et se demandait si ses futures « navigations » sur un mode parisien lui seraient, dans la durée, tout aussi bénéfiques. Elle réussirait probablement à retravailler ses textes deux ou trois heures par jour, dans les trains ou dans les autobus, à sa façon, systématique et artisanale. L’atelier des peintres ne la soutenait plus autant. Elle aurait le loisir, ensuite, de s’adonner à son « activité » de plein air.

Elle appela, un beau matin d’octobre, Caroline, l’une de ses amies, après qu’elle eut repris son travail « systématique » de réécriture. Maude sollicitait cette amie lorsqu’elle achevait l'un de ses chapitres. Elle le lisait alors sur son répondeur. Caroline l’écoutait au moment qu’elle jugeait le plus opportun. Elle pouvait aussi choisir de l’effacer sans en prendre connaissance. C’était ainsi convenu entre les deux amies. Maude lui envoyait plus tard, par mail, la version écrite du chapitre. Caroline la lisait si elle le souhaitait. Peu importait à Maude que son texte fût, ou non, lu ou écouté. Le seul fait d’appeler Caroline l'aidait et elle trouvait le courage de continuer.

Caroline, quant à elle, avait commencé à écrire « le » roman de sa vie après avoir rencontré Maude. Elle en avait rédigé les premiers chapitres et elle en avait conçu le plan d’ensemble avec un groupe de camarades du temps où elle

Page 140: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

140

était lycéenne. Elle avait ensuite cessé de l’écrire. Mais elle avait continué à l’imaginer. Elle l'avait rêvé, toute sa vie, parce qu’une vie n’est que rarement drôle et palpitante mais, au contraire, plus souvent qu’à son tour engluée dans une discrète forme d’ennui. Caroline s’était ainsi construit un équilibre en tant que salariée, en tant qu’épouse, en tant que mère, fille, soeur, belle-fille et dans d’autres rôles encore. Elle avait voyagé dans une autre vie. Il lui était arrivé d’être visiblement triste, lors d’une cérémonie de mariage par exemple car elle assistait, dans le même temps, dans son imagination, à des funérailles d'êtres aimés. La situation inverse s’était également produite, à l’occasion.

Caroline atteignait la soixantaine et elle avait imaginé, au fil des années, une vaste saga, romanesque en diable. Une jeune Galloise, pauvre, fine et cultivée, fille de pasteur, émigrait sur le continent, dans les années 1880, afin de n’être plus une charge pour ses parents. Elle devenait préceptrice d’une jeune fille aristocrate, fière et hautaine et de sa plus jeune sœur, incapable d’étudier, toujours dehors, parmi les chevaux et les chiens. Elle mesurait l’abîme, infranchissable au dix-neuvième siècle, des classes sociales. Des vies se croisaient. L’ample récit se poursuivait sur des décennies. La jeune préceptrice connut un amour passionné et romantique qui dura toute sa vie.

Caroline avait enfin entrepris, poussée par Maude, d’écrire, noir sur blanc, son roman. Elle y passait des journées entières. Patiente et perfectionniste, elle travaillait le style aussi longtemps qu’il le fallait... je pense à mon livre, disait-elle... et je manque de temps... dès que j’ai un moment... j’écris... sur mon ordinateur... ou bien je reprends mes vieux cahiers... ou mes anciennes notes... mon livre est devenu

Page 141: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

141

essentiel dans ma vie… comme un mur porteur dans une maison… un mur de soutien… un mur de béton… Elle ajoutait avec un sourire entendu, le sourire de celle qui a atteint, à sa façon, une forme de sagesse, qu’elle pourrait mourir le jour où elle l’aurait terminé. Elle ne larmoyait pas. Elle blaguait même plutôt. Le risque n’était pas bien grand d’atteindre, dans un proche ou lointain avenir, le terme de son livre. Elle travaillait, pendant des heures, le style de ses textes, qu’elle voulait impeccable. Elle ne pouvait écrire que lentement et l’histoire qu’elle avait en tête était dense et foisonnante, une généreuse épopée familiale et sociale qu’elle avait eu le loisir, tout au long de sa vie, d’étoffer et d’enrichir. Il lui restait pléthore de travail à abattre avant de songer à la fin de l’ouvrage. Elle disait à Maude qu’elle pourrait mourir quand elle en aurait terminé. Elle disait aussi qu’elle se sentait plus vive et plus joyeuse depuis qu’elle s’était attelée à cette considérable tâche. Écrire lui suffisait. Elle ne voulait pas montrer son travail tant que le livre ne serait pas terminé… il sera peut-être lu, disait Caroline... après ma mort… par une ou deux personnes… Et elle souriait, de la même façon, sage et fataliste. Seule Maude découvrait ses chapitres les uns après les autres. Elle lui disait son admiration. Elle l’encourageait. Les deux amies avaient échangé quelques nouvelles, ce matin-là, avant que Caroline n’abandonne son répondeur à Maude. Le fils unique de Caroline, un ingénieur informatique de plus de trente ans, quittait enfin l’appartement familial. Caroline ne lui connaissait pas de petite amie et il emménageait seul dans son studio du 15eme arrondissement. Du moins sa mère le supposait. Elle trouvait qu’il n’avait pas

Page 142: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

142

l’air malheureux. Mais il était si réservé, si discret et si sage apparemment qu’elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Maude, de son côté, lui parlait de ses incertitudes... j’espère être un peu moins inquiète cette année, lui disait-elle. Elle lui racontait les différentes étapes de sa réflexion. Elle lui disait comment, partant de la voile, elle était arrivée aux rollers en passant par la musique classique et le patin à glace, et aussi comment, tout à fait récemment, elle avait même abouti à la trottinette. Ce dernier rebondissement n’était apparemment pas bien original puisqu’elle était, depuis longtemps, une adepte de ce moyen de transport. Mais Maude lui donnait, pour qu’elle comprenne, tous les détails de sa quête personnelle dont le but était de lutter contre la tristesse...vois-tu, lui disait-elle... j’arrive à la trottinette… mais ce n’est plus la même… plus celle d’avant… c’est une trottinette… maintenant. quasiment contemplative… une trottinette de combat... en réalité… contre le « Vide Existentiel »… Elle expliquait à Caroline qui, pour sa part, aimait à marcher dans Paris. La marche faisait partie de sa vie. Elle favorisait son équilibre… glisser… ou rouler... ne me tenterait pas, disait-elle à Maude… je préfère garder les pieds sur terre… les deux pieds… bien campés sur le sol… et la marche... pour toi... qu’en dirais-tu ?... ;... c’est une idée, répondit Maude… oui… pas mal… tu as raison… Les deux activités, la trottinette, la marche, étaient en effet indéniablement proches. D’où la réponse de Maude, qui globalement allait dans son sens... quoique, pensait-elle par-devers elle… elle préférait la glisse… la vitesse sans effort... comme la voile… elle aimait mieux… la marche beaucoup moins…mais enfin... elle verrait... elle y serait peut-être obligée...parfois... dans certaines circonstances... pourquoi pas... à voir...

Page 143: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

143

Table (1)

La Frégate du Morbihan ............................................... 7 Maude est heureuse à Ker-Bihan. La résidence est parfaite. Elle a réservé tard parce que

Luc voulait partir au Brésil. Portrait d’Arthur, l’ami de Luc. Soulagement de Thibault : Arthur s’est éloigné, Luc a travaillé seul et il s’est fait des amis. Luc n’a pas envie de voyager. Les garçons choisissent la plus belle chambre. ..................................................................... 7

Tasse de thé ............................................................... 20 Les conditions d’hébergement pendant les vacances sont parfaites, la famille est agréable et

pourtant Maude a été triste. L’une de ses amies, plutôt pessimiste, lui conseille d’aller voir un bon psy. L’autre, plutôt optimiste, la rassure : sa fragilité n’était que temporaire. ........................ 20

Whist ....................................................................... 24 Maude a joué avec plaisir aux cartes cet été, au whist, un jeu inventé par Alex, un ami

recnontré par Luc à l’université. Rappel des craintes de ses parents quand il entrait en première année de Master, concernant son travail et ses relations amicales. Tout s’est bien passé. Le père l’a cependant aidé avant certains contrôles, la mère l’a aidé pour l’informatique et a fait parfois le chauffeur pour l’accompagner aux examens. ................................................................ 24

Soleil intense ............................................................. 31 Maude avait décidé, l’été précédent, qu’elle ferait cette fois-ci, en 2013, du bateau avec son

mari. Mais ils font comme d’habitude. Ils marchent. Elle a, en réalité, l’impression de faire du bateau quand ils se promènent. Ils déjeunent au restaurant le midi. Tout s’est bien passé à l’exception du jour où Maude avait oublié qu’elle doit respecter certaines conditions d’heure pour le déjeuner sous peine de fâcher son mari. En fin d’après-midi, elle écrit dans les autobus. Thibault prépare le repas du soir pour les garçons. Il fait très chaud. Ils remplacent la marche par la natation suivie de la plage........................................................................................ 31

Mars, un trône et des fourmis. ...................................... 35 Dès que le projet de voyage au Brésil a été annulé, Maude s’est empressée d’organiser les

vacances pour que ses garçons s’éloignent de leur ordinateur. Panique de Luc avant le départ. Il craignait de ne pas avoir internet en Bretagne. Livres lus par Romain en vacances. Maude est contente qu’il lise. Luc a eu internet grâce à son téléphone. Il n’a pas fait que jouer avec son téléphone. Il a lu également (sur son téléphone). Il montre à sa mère que lui aussi est capable de mener les conversations et pas seulement elle. Sa mère préfère quand c’est lui qui s’exprime. .... 35

Rome ....................................................................... 39 Organisation de Maude une fois Thibault reparti sur Paris. Elle écrit le matin dans

l’autobus. Elle apporte des sandwichs à ses garçons pour le déjeuner. Elle essaye alors, sans grand succès, de leur parler. Ils lui accordent de regarder ensemble la série « Rome » le soir. C’est l’occasion de parler de l’épisode vu ensemble. Evocation de la question plus générale du « comment être ensemble » avec son mari et avec ses fils. « Etre ensemble » avec des séries ou avec des films n’est pas la même chose. ....................................................................... 39

Détermination ........................................................... 44 Maude aime nager à Ker-Bihan mais comme c’est dur de se mouiller ! Pour réussir à nager

en l’absence de Thibault, elle fera du bateau, seule. ........................................................ 44 A chacun son voyage ................................................... 48

Quand Thibault est absent, Maude prend l’autobus le matin. Beauté des paysages traversés. Relations avec les chauffeurs. L’alcool des jeunes. ......................................................... 48

Mémoire ................................................................... 54

Page 144: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

144

En l’absence de Thibault, le « retravail » des textes, dans l’autobus, est difficile. Ces difficultés se sont affirmées cette dernière année. Maude découvre qu’elle apprécie la solitude quand elle navigue. D’habitude elle ne supporte pas d’être seule. Le « Vide Existentiel » la menace. Elle se sent ridicule, trop âgée, pour naviguer seule. Elle demande son avis à Luc qui lui remonte le moral. Il a su aussi, dans l’année, lui dire, indirectement, des choses gentilles. ........ 54

La charge de la cavalerie légère. .................................... 63 Première sortie en bateau de Maude : aide apportée par Luc. Il lui apprendra ensuite à ne

plus dessaler. Son fils n’est pas loin d’être un héros à ses yeux. ......................................... 63 Après les vacances, septembre....................................... 71

Luc est peut-être doué pour le bateau mais pas particulièrement pour la recherche d’un stage en alternance : au retour, en septembre, il n’a toujours rien trouvé. Mais aussi, il n’a pas pu chercher en juin. Sa directrice de mémoire ne lui laissait pas de répit. Mais sachons reconnaitre que si le jeune homme n’est pas doué pour les recherches de stages, il existe des domaines où il excelle, l’informatique par exemple et d’autres sujet encore. Sa mère en a conscience. En septembre, Romain est libre de son temps. Il n’est pas angoissé par l’oisiveté comme sa mère l’aurait été à sa place. Maude s’en réjouit. ................................................................... 71

Déferlante ................................................................. 79 Juin 2013, « déferlante » chez les Valente : la directrice de mémoire de Luc refuse la

soutenance orale du dit mémoire. Comment Maude a aidé à dénouer cette situation de blocage avec Mme Ahmed. Mme Ahmed n’a-t-elle pas fait une faute professionnelle ? Comment Maude a aidé Romain pour son rapport de stage. Comment Maude a renoncé à sa vie sociale en juin. Elle avait trop à faire avec le travail universitaire de ses garçons. ............................................ 79

Descendre. ................................................................ 94 Maude a descendu les marches du moral pendant cette dernière année scolaire. Car elle ne

prenait plus d’antidépresseurs ? Car elle avait terminé un gros roman commencé depuis trois ans ? Maude a l’idée, pour séduire les éditeurs, d’alléger son gros roman. Maude n’est pas un auteur reconnu. Cette situation n’est pas facile à vivre mais elle n’est aisée pour aucun auteur (évocation du Salon du Livre de Ker Bihan). Maude a essayé de « ralentir » la descente du moral avec le projet d’étudier la théologie. Portrait d’une femme peintre de l’atelier d’artiste. Joie familiale le jour du départ à Ker-Bihan. Maude n’en oublie pas, pour autant, sa tristesse de fond, structurelle. Evocation du chien de la famille. ............................................................................... 94

Insupportables ......................................................... 117 Rire de sa tristesse. ...................................................................................... 117

Fou de Bassan .......................................................... 118 Maude essaie de trouver l’équivalent de la voile, mais à Paris, pour se sentir mieux. Elle

cherche avant de quitter Ker-Bihan. Elle croit trouver : les rollers. A Paris, elle rencontre Violette, qui lui confirme que son attachement à la voile n’est pas stupide : lien avec son enfance et avec son père. Maude pense à son amie, Huguette, qui est heureuse dans son jardin en Normandie : elle se dit que son projet de « grand air » à Paris n’est peut-être pas saugrenue (Huguette « a » son jardin tout comme elle-même « aurait » son activité « voilière » parisienne). Maude aime Huguette et pourtant celle-ci ne la comprend pas toujours (tristesse de Maude). Amitié avec Caroline. Comment Maude écrit ses livres. Caroline, elle, plutôt que de faire du roller, marche dans Paris. « Oui, pense Maude, c’est comparable. Caroline fait « presque » comme moi. Encore une fois, mon idée n’est peut-être pas qu’une illusion. J’irai peut-être mieux. » ...................................... 118

Page 145: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

145

Table (2)

La Frégate du Morbihan ............................................ 7

Tasse de thé ......................Erreur ! Signet non défini.0

Whist ...............................Erreur ! Signet non défini.4

Soleil intense .....................Erreur ! Signet non défini.1

Mars, un trône et des fourmis.......... Erreur ! Signet non

défini.5

Rome ...................................................................... 39

Détermination .......................................................... 44

A chacun son voyage ................................................ 48

Mémoire .................................................................. 54

La charge de la cavalerie légère. ...... Erreur ! Signet non

défini.3

Après les vacances, septembre. ........ Erreur ! Signet non

défini.1

Déferlante .......................... Erreur ! Signet non défini.

Descendre. ............................................................... 94

Insupportables. ...................................................... 117

Fou de Bassan .................... Erreur ! Signet non défini.

Page 146: A CHACUN SON VOYAGE - litteratureaudio.com

146

Couverture : Photographie (Jean-Marc Fergnot) Imprimé par TBE en février 2019