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Simon LANGLOIS Sociologue, professeur, département de sociologie, Université Laval (1983) “Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Simon LANGLOISSociologue, professeur, département de sociologie,

Université Laval

(1983)

“Crise économique etmutations dans les genres de vie

des familles québécoises.”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) de-puis 2000.

http://bibliotheque.uqac.ca/

En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 3

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Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Qc. courriel: [email protected] web dans Les Classiques des sciences sociales :http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_toussaint_rejeanne.html à partir du texte de :

Simon LANGLOIS

“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.”

in ouvrage sous la direction de Lise Pilon-Lê et André Hubert, Les enjeux sociaux de la décroissance. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1982, pp. 119-139. Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1983, 258 pp.

La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Clas-siques des sciences sociales.

Courriels : La présidente de l’ACSALF, Marguerite Soulière : professeure, École de Service sociale, Université d’Ottawa : [email protected] Langlois : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 25 mars 2020 à Chicoutimi, Québec.

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Simon LANGLOISSociologue, professeur, département de sociologie,

Université Laval

“Crise économique et mutationsdans les genres de vie des familles québécoises.”

in ouvrage sous la direction de Lise Pilon-Lê et André Hubert, Les enjeux sociaux de la décroissance. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1982, pp. 119-139. Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1983, 258 pp.

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La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Clas-siques des sciences sociales.

Courriel :

La présidente de l’ACSALF, Marguerite Soulière : professeure, École de Service sociale, Université d’Ottawa : [email protected]

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Les enjeux sociaux de la décroissance.Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1982.

DEUXIÈME PARTIE

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“Crise économique et mutationdans les genres de vie

des familles québécoises.”Par Simon LANGLOIS

Université LavalDépartement de sociologie

Retour à la table des matières

La crise économique qui sévit depuis la fin des années soixante-dix est surtout perçue à partir d’indices macroéconomiques (hausse du taux de chômage et du taux d’inflation, hausse des taux d’intérêts, chute des investissements) et elle se manifeste dans des événements dramatiques (fermetures d’usines, déficits des gouvernements et des entreprises, contrôle des salaires, chute des indices boursiers). Cette crise économique affecte aussi les modes de vie des familles et des ménages et les représentations sociales des acteurs sociaux mais la connaissance de ces transformations observables au niveau microso-ciologique est moins précise. Nous pouvons quantifier l’évolution de l’indice des prix à la consommation depuis vingt ans, mais il est plus difficile de cerner les changements dans les façons de vivre des fa-milles et des ménages au cours de la même période (se logent-ils en 1980 de la même façon qu’en 1960 ? comment l’emploi du temps libre a-t-il évolué ?) et il est encore plus problématique de caractériser les changements qui ont affecté les représentations sociales (l’attitude vis-à-vis l’endettement a-t-elle changé depuis 1960 ? les aspirations

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des familles et des individus sont-elles différentes ?). C’est à combler cette lacune que nous nous emploierons dans les pages qui suivent.

Le problème des effets de la crise économique sur les genres de vie et sur les représentations sociales est vaste et il ne peut être traité de façon exhaustive dans le cadre étroit d’un article. Aussi devrons-nous limiter notre analyse à poser quelques jalons qui indiqueront des pistes à suivre. Nous commencerons par cerner brièvement les rapports entre les genres de vie des familles et des ménages et la société globale. Il s’agira essentiellement de dégager l’impact sur les genres de vie des changements sociaux qui ont marqué le Québec depuis quelques dé-cennies. Nous proposons ensuite de [120] revenir à une longue tradi-tion sociologique en utilisant des enquêtes budgétaires comme maté-riau pour l’étude des comportements économiques et des besoins défi-nis par les acteurs sociaux. Les budgets révèlent non seulement les contraintes auxquelles font face les ménages et les individus, mais aussi les choix qu’ils effectuent dans l’allocation de leurs ressources. Rappelons au passage que l’étude des budgets des familles et des mé-nages est étroitement liée à l’étude des effets des crises économiques. Au XVIIIe siècle, le pasteur britannique D. Davis a mis en évidence l’appauvrissement de ses paroissiens en analysant les budgets de 127 familles. Au milieu du XIXe siècle, après les soulèvements populaires de 1848 en France, Ducpétiaux a dirigé une recherche sur les condi-tions de vie des ouvriers pour le compte de la Commission belge de statistique dont Quetelet était membre. Cette recherche avait pour but de faire prendre conscience de la misère des ouvriers et elle consistait en l’analyse détaillée de 199 budgets de familles complètes tirées d’un échantillon stratifié. C’est d’ailleurs à partir des données de cette en-quête que Engels a formulé sa célèbre loi, la proportion du revenu to-tal consacré à la nourriture constituant en quelque sorte pour lui l’éta-lon de mesure de niveau de vie 1 (voir Preveslou, 1968, pour une ana-lyse des travaux des sociologues à partir des budgets, y compris ceux de Leplay et Halbwachs).

S’il est possible de cerner les transformations des façons de vivre à partir de l’examen des comportements — tel que mis en évidence par

1 La loi de Engels constitue le premier modèle (non formalisé) de consomma-tion familiale. Rappelons-en l’énoncé : « Plus le niveau de revenu est faible, plus grande est la proportion de dépense totale qui doit être consacrée à la nourriture. »

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l’étude des budgets par exemple — il nous paraît aussi nécessaire de voir comment se modifient les représentations sociales dont la fonc-tion est précisément d’orienter les conduites quotidiennes et, partant, les façons de vivre (Moscovici, 1960). La perte d’un emploi ou la hausse accélérée des coûts dans certains domaines forcent les mé-nages à réorganiser leurs dépenses de consommation, parfois de façon draconienne, mettant en cause leur mode de vie. Mais la crise écono-mique amène aussi les acteurs sociaux à modifier la définition de leur situation, leurs attitudes et leurs aspirations. Plus largement, les repré-sentations sociales qui servent de supports aux conduites quotidiennes sont susceptibles d’être affectées au même titre que les comporte-ments eux-mêmes. D’où la nécessité d’aborder l’étude de l’impact de la crise économique sur les genres de vie sous les deux angles que nous suggérons.

Extension de la productionde biens privés et collectifs

H. Braverman a montré comment le capitalisme industriel s’est d’abord limité à la production d’une gamme restreinte de produits de consommation courante, gamme qui s’est progressivement élargie. Le développement industriel capitaliste a provoqué le transfert progressif vers l’économie de marché de la production de biens et de services qui prenaient place jusque-là dans la sphère domestique. La production en série de ces biens a permis d’en [121] abaisser les coûts et elle a pro-voqué une extension considérable de la consommation d’objets qui a été bien analysée par nombre d’auteurs. P. Kende (1971) signale avec justesse que l’innovation technologique et le développement de la ca-pacité de production du système industriel constituent des facteurs souvent négligés dans l’explication de ce développement de la société de consommation.

L’extension de l’économie de marché a affecté la sphère domes-tique de plusieurs façons. D’abord en y introduisant un appareillage technique sophistiqué et une foule d’objets qui ont modifié considéra-blement les tâches domestiques et plus largement la vie quotidienne. L’économie marchande n’a pas seulement contribué à équiper les mé-

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nages, mais elle a pris elle-même en charge la production de plus en plus étendue de biens et de services. Pensons seulement aux mutations profondes qui ont affecté la façon de se nourrir depuis trente ans. Le système marchand de production fournit non seulement le repas tout préparé lorsqu’il est consommé au restaurant ou livré à la maison, mais la nourriture consommée au foyer est elle-même passée à un mo-ment ou à un autre à travers les chaînons de l’industrie. Cette dernière assume l’entreposage, la transformation (emballage, mise en conserve, etc.) et la distribution quotidienne des produits. Quel ménage achète aujourd’hui le sucre au cent livres ou sa provision de choux, de ca-rottes et d’oignons pour l’hiver, conduites qui jusqu’à hier encore n’étaient pas seulement le lot des ménages ruraux ? Chacun compte maintenant sur l’appareil de production pour entreposer, distribuer et transformer les produits consommés. Qui remettra en question l’utilité des machines à laver les vêtements ou la vaisselle, de la cuisinière, du frigo, de l’aspirateur ? Nos parents n’avaient droit à une orange qu’à Noël et ils mangeaient de la salade verte pendant quelques mois seule-ment dans l’année, alors qu’aujourd’hui les légumes verts et les agrumes sont plus largement consommés en toutes saisons. La consommation de masse a rendu plus accessibles des biens et des ser-vices auparavant réservés à une minorité. Nous n’insisterons pas sur cette extension de la consommation qui a été bien décrite par nombre d’auteurs mais nous soulignerons plutôt l’inégale participation des ménages à la société de consommation, participation qui apparaît elle-même comme une conséquence de l’inégale répartition des revenus qui permettent l’établissement de ces rapports marchands que nous venons d’évoquer. La plupart des théoriciens de la société de consom-mation mettent l’accent sur l’analyse de l’envahissement de la vie quotidienne par les objets et par les services marchands de toute sorte, mais peu d’entre eux ont analysé ce que R. Collins a justement appelé la révolution des revenus (the income revolution). Or, la société de consommation n’est pas seulement marquée par l’extension des objets et des services, elle est aussi la société de l’extension des revenus per-sonnels. D’où la nécessité de relier l’analyse de ces deux types de changements concomitants.

Trois grands traits caractérisent cette révolution des revenus que nous observons depuis quarante ans dans les sociétés industrielles. Premièrement, le pouvoir d’achat des ménages, exprimé en dollars

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constants, a augmenté [122] de façon substantielle de 1940 à 1980. Ainsi, il a été multiplié par 3 environ au Québec, entre 1960 et 1980. Même phénomène en Europe. Baudelot et Establet (1979) ont observé que « le Français moyen consomme, en 1971, deux fois et demie plus de biens et de services qu’en 1951 (p. 61) ». Le second changement majeur affecte la distribution des revenus. Au cours des années qua-rante, celle-ci prenait l’allure d’une courbe asymétrique à gauche de la moyenne avec un sommet (le mode) assez élevé. Au cours des années soixante, cette courbe s’est aplatie en se déplaçant vers le centre. Ce changement signifie que les revenus se distribuent maintenant selon un éventail plus large 2. La concentration d’un grand nombre de mé-nages dans des catégories de revenus en bas de la moyenne a été peu à peu remplacée par une hiérarchie des revenus qui s’étendent mainte-nant sur un registre plus grand. La progression du pouvoir d’achat n’a donc pas provoqué de réduction des inégalités de revenus, et il est même permis de faire l’hypothèse que ces inégalités se sont accrues dans le temps parce que la croissance de niveau de vie a été inégale-ment répartie. Troisième changement majeur, on note maintenant une hiérarchie des revenus à l’intérieur d’une même catégorie d’emploi et il n’est pas rare de voir des écarts considérables de revenus entre per-sonnes ayant à peu près la même position sociale (voir par exemple l’analyse de R. Collins, 1979). En d’autres termes, on observe empiri-quement des inégalités de revenus à l’intérieur d’une même strate so-ciale (par exemple dans le groupement des cadres moyens, des techni-ciens, des ouvriers spécialisés, etc.) et ces inégalités apparaissent avec encore plus d’évidence dans les regroupements plus larges (la classe ouvrière, les travailleurs intellectuels, etc.). Ces inégalités de revenus dans des groupements de personnes relativement homogènes quant à la position sociale seraient dues à des facteurs structuraux, tels que les marchés du travail segmentés, la syndicalisation, etc.

Cette augmentation des revenus réels, esquissée ici à grands traits, signifie que l’extension des rapports marchands évoquée plus haut — rapports qui impliquent un échange d’argent, faut-il le rappeler — touche très inégalement les ménages. Les variations dans la consom-2 Paul Bernard et Jean Renaud ont décrit l’évolution de la distribution des

revenus au Québec. Cependant, la forme que prend cette distribution au dé-but des années 80 n’est pas encore claire. Des données fragmentaires laissent supposer l’apparition d’une courbe bimodale avec un léger creux au centre (Bernard et Renaud, 1982).

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mation ont déjà été soulignées par les théoriciens de la différence (Baudelot et Establet) et de la distinction (Bourdieu), qui ont montré comment l’avènement de la société de consommation n’avait pas pro-voqué l’homogénéisation des conduites et des modes de vie, contraire-ment à ce qu’on prévoyait durant les années 50 (pensons à la théorie du standard package de Roseborough, par exemple). Baudelot et Esta-blet (1979) soutiennent qu’à revenu égal, les ménages appartenant à diverses classes sociales ont des modes de vie différents « parce qu’elles se diffèrent aussi par leurs besoins (p. 67) » et ils avancent qu’il existe des besoins sociaux propres à chaque classe sociale qui prennent racine dans les exigences de la vie professionnelle (p. 70). Pour Bourdieu, c’est plutôt le capital culturel qui distingue les groupe-ments sociaux. Ces théories accordent cependant peu d’attention aux clivages qui existent à l’intérieur d’une même strate pourtant homo-gène quant à la position occupée dans le système social.

[123]La révolution des revenus a provoqué une intégration plus étroite

des ménages au système de production industrielle qui contrôle main-tenant la production de la majeure partie des biens et des services qui satisfont les besoins fondamentaux dès êtres humains au sens donné à ce concept par J. Galthung (1980). Ceux-ci ont accès à une gamme étendue de biens et de services, non plus par le biais de leur propre travail, mais plutôt par le biais de transactions économiques qui leur permettent d’acheter le produit du travail d’autrui. Le gain que chacun retire de sa participation à un vaste système de production industrielle est considérable, mais en retour le prix à payer est lui aussi fort élevé. Lorsque le revenu provenant du travail personnel diminue ou disparaît par suite d’événements dramatiques (chômage, maladie, accident, etc., dont la cause doit souvent être cherchée dans l’organisation même du système de production, ne l’oublions pas), l’accès aux biens et aux services se trouve immédiatement compromis pour les personnes af-fectées, qui sont alors exclues ou marginalisées. Autres aspects du prix à payer : la dépossession élargie dont parle Aglietta ou encore l’hétéro-détermination du travail salarié, bien critiquée par A. Gorz (1980), aspects que nous n’aborderons cependant pas ici.

Parallèlement à l’extension du système de production industrielle et à la révolution des revenus, l’État a assumé une part grandissante de la production des services, notamment dans les domaines de l’éduca-

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tion, de la santé et des affaires sociales. Jusqu’en 1960, le soin des vieillards ou l’instruction des enfants étaient laissés presque entière-ment à la charge des ménages, qui devaient supporter les coûts fort élevés de ces services. L’intervention de l’État a permis de répartir ces coûts par le biais de l’impôt. Si le développement du système de pro-duction industrielle a surtout favorisé l’accès à des biens privés, l’ac-tion de l’État a consisté à produire des biens et services collectifs, théoriquement accessibles à tous. Cette intervention de l’État est reliée au phénomène de l’intégration des ménages dans le système de pro-duction décrit plus haut et, dans ce contexte, il devient nécessaire d’assurer à tous un minimum de services en deçà duquel la survie se-rait problématique, minimum qui est procuré par le biais de pro-grammes sociaux : assurance-chômage, assistance sociale, pensions de toutes sortes. L’État distribue ainsi des ressources financières qui permettent aux individus et aux ménages d’acquérir dans le système économique marchand des biens et des services. L’État aide non seulement les personnes dépendantes (handicapés, vieillards, etc.) à se procurer une part minimum des biens et services ayant une valeur marchande, mais il a dû prendre à sa charge l’entretien des personnes qui ont été rejetées par le système économique, par exemple à la suite de l’usure de leur force de travail (Astrid Girouard-Lefèbvre, 1977) ou qui ont été déclassées à cause de changements technologiques. En d’autres termes, le système de production industrielle fournit à ceux qui travaillent, par le biais du salaire, les moyens d’avoir un certain niveau de vie, mais il refile à l’État le soutien de tous ceux et celles qui ne sont pas productifs. Pour sa part, Aglietta (1976) soutient que l’incapacité à recevoir un salaire devrait être limitée au minimum afin de maintenir la [124] consommation privée à un niveau donné permet-tant à l’accumulation capitaliste de continuer.

Nous n’insisterons pas davantage sur les transformations profondes qui ont marqué les sociétés industrielles ni sur les caractéristiques ma-crosociologiques des sociétés de consommation. Notre attention se portera maintenant sur l’étude des comportements des acteurs sociaux, révélés par les budgets des ménages, et sur leurs représentations col-lectives.

Les budgets des ménages

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 15

Le budget d’un ménage constitue une mesure de niveau de vie plus fine que la somme des revenus de ses membres parce qu’il permet de voir le poids respectif des dépenses vitales (alimentation, logement, entretien, vêtements) et des autres dépenses dans les diverses strates socio-économiques. Par ailleurs, l’étude des budgets à intervalles ré-guliers et sur une période assez longue met en évidence les change-ments qui affectent les façons de vivre. Nous analyserons ici les don-nées recueillies lors des enquêtes sur les dépenses des familles menées par Statistique Canada depuis plusieurs décennies. Nous retiendrons les six enquêtes menées auprès des ménages urbains, de 1964 à 1978, et les deux enquêtes effectuées dans l’ensemble du Québec et du Ca-nada, en 1969 et en 1978. Ces enquêtes livrent des informations stan-dardisées sur la structure des dépenses et elles s’avèrent de précieux instruments d’analyse des changements observés dans les modes de vie depuis vingt ans.

Nous renvoyons le lecteur aux publications de Statistique Canada pour connaître les renseignements méthodologiques habituels. Nous devons cependant préciser comment nous avons solutionné l’un des principaux problèmes posés par l’analyse des budgets : le choix de la base de référence. Doit-on retenir comme base de calcul de la propor-tion du budget affectée à une dépense donnée, le revenu total, le reve-nu après impôt, le revenu disponible par unité de consommation, l’en-semble des dépenses de consommation ? Doit-on exclure les épargnes, doit-on inclure l’augmentation de l’actif ? La réponse à ces questions dépend évidemment des objectifs poursuivis dans l’analyse. Dans le texte qui suit, nous commencerons par donner une vue d’ensemble du budget (plus spécifiquement, une vue d’ensemble du débit) des fa-milles et des ménages comprenant deux personnes ou plus en distin-guant trois catégories : l’ensemble des dépenses de la famille, les im-pôts directs et l’augmentation de l’actif ou l’épargne. Nous prendrons ensuite la première catégorie comme base de calcul dans notre analyse des budgets, en incluant dans l’ensemble des dépenses : les dépenses de consommation, les dons et contributions et les paiements classés sous l’item sécurité (assurances, épargne-logement, etc.). Nous vou-lons en effet considérer toutes les dépenses qui impliquent une cer-taine forme de prise de décision, y compris certaines dépenses qui

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 16

s’apparentent en fait à une épargne et qui sont classées sous la ru-brique sécurité.

[125]La proportion des dépenses totales des ménages a diminué de fa-

çon importante depuis le milieu des années soixante, passant de 90,5% de l’ensemble du débit en 1964 à Montréal à 76,3% en 1978, ou en-core de 86,6% en 1969 dans l’ensemble du Québec à 78,1% en 1978 (tableau 1). Ce résultat ne signifie pas que les familles consommaient ou dépensaient moins qu’auparavant à la fin des années soixante-dix, car le pouvoir d’achat réel en dollars constants a augmenté d’environ trois fois entre 1960 et 1980 au Québec. Les familles pouvaient ache-ter en 1978 davantage de biens et de services qu’en 1964 avec une proportion plus petite de leur budget total. Parallèlement à cette dimi-nution, la proportion du budget familial consacrée aux impôts directs a augmenté sensiblement au cours des années étudiées : de 8,2% en 1964 à 19,3% en 1978 à Montréal, et de 12,7% en 1969 à 17,6% en 1978 dans l’ensemble du Québec. La prise en charge par l’État, notée plus haut, d’un grand nombre de services, notamment dans les do-maines de l’éducation, de la santé, des services sociaux et du soutien du revenu, a été en bonne partie et de façon croissante financée au moyen de l’impôt sur le revenu des consommateurs eux-mêmes. En-fin, la part du budget qui est épargnée a augmenté au cours des der-nières années surtout dans les ménages disposant de revenus élevés (tableaux 2 et 3).

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 17

Tableau 1Dépenses des familles économiques comprenant

deux personnes ou plus (débit),Québec, Canada, villes de Montréal et de Québec, selon l’année

Dépenses de consommation

Impôtsdirects

Augmentationde l'actif

% Total X

Québec 1969 86,6 12,7 0,7 100 8 895,4

1978 78,1 17,6 4,3 100 21 591,6

Canada 1969 84,8 13,4 1,8 100 9 328,3

1978 79,1 16,1 4,8 100 22 407,7

Ville de Montréal

1964 90,5 8,2 1,3 100 7 127

1967 84,2 10,8 5 100 9 091

1969 83,9 14,6 1,5 100 9 857

1974 80,7 17 2,3 100 15 131

1976 77,3 17,7 5 100 19 302

1978 76,3 19,3 4,4 100 22 489

Ville de Québec

1964 94,5 5,5 — 100 6 082

1967 86,3 8,9 4,8 100 8 175

1969 86,7 12,3 1 100 9 171

1974 77,7 16,2 6,1 100 15 752

1978 71,1 17,9 11 100 26 948

Source : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, numéros 62527, 62530, 62535, 62541, 62542, 62545.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 18

[126]

Tableau 2Dépenses totales (débit) des familles économiques

Québec et Ontario, selon le revenu, 1969

Revenu

Dép

ense

s de

cons

omm

atio

n

Impô

tsdi

rect

s

Det

tes o

u au

g-m

enta

tion

de

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if

Total% X

Québec

moins de 3000 99 1 * 100 3 257,83000 - 3999 98,4 1,6 * 100 4 173,14000 - 4999 95,6 4,4 * 100 5 2715000 - 5999 93,1 6,9 * 100 5 948,96000 - 6999 91,5 8,5 * 100 6 970,77000 - 7999 90,3 9,7 * 100 7 862,18000 - 8999 89,2 10,8 ♦ 100 8 968,19000 - 9999 85,2 12,8 2 100 9 601,610000 - 10999 85,7 13,4 0,8 100 10 654,811000 - 11999 84,8 13,3 1,9 100 11 656,612000 - 12999 79,2 14,9 5,9 100 13 286,915000 et + 72,9 20,2 6,9 100 19 806,1Total 86,6 12,7 0,7 100 8 895,4

Ontario

moins de 3000 98,8 1,2 * 100 3 576,83000 - 3999 97,7 2,3 * 100 4 423,44000 - 4999 95,9 4,1 * 100 5 440,85000 - 5999 93,4 6,6 * 100 6 291,96000 - 6999 91,5 8,5 * 100 7 374,97000 - 7999 89,8 10,2 * 100 8 008,48000 - 8999 88,4 11,6 * 100 8 855,19000 - 9999 85,8 12,6 1,6 100 9 800,110000 - 10999 83,6 13,8 2,6 100 10 916,611000 - 11999 85,2 14 0,8 100 11 676,912000 - 12999 78,8 16 5,2 100 13 515,615000 et + 69,7 19,9 10,4 100 20 903,8Total 82,8 14,5 2,7 100 10 520,9

Source : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, volume II, 1969, cat. 62536.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 19

[127]

Tableau 3Dépenses totales (débit) des familles en 1978, Québec et Ontario

selon les classes de revenus, familles de 2 personnes ou plus

Revenus Dép

ense

s des

fa

mill

es

Impô

ts d

irect

s

Aug

men

tatio

nde

l'ac

tif

Total% X

- 12 000 95,3 4,7 — 100 9 271,0

12 à 19999 86,3 13,7 — 100 16 742,5

Québec 20 à 29999 76,1 18,3 5,6 100 24 942,3

30 000 + 67,6 23,0 9,4 100 39 887,2

total 78,1 17,6 4,3 100 21 591,6

- 12000 96,4 3,6 — 100 9 679,1

12 à 19 999 87,3 11,5 1,2 100 17 237,1

Ontario 20 à 29 999 79,4 15,3 5,3 100 25 447,1

30 000 + 66,4 19,9 13,7 100 41 524,7

total 77,6 15,5 6,9 100 23 791,3

Source : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, 1978, vol. 3, cat. 62-551, tableaux 50 et 54.

Le niveau de revenu modifie de façon marquée la structure des dé-penses des ménages : ceux qui ont des revenus faibles affectent la presque totalité de leur budget à des dépenses courantes, ils paient moins d’impôt et ils n’épargnent pas. À mesure que le revenu s’élève, la part du budget consacrée à l’impôt augmente, de même que l’épargne, tant au Québec qu’en Ontario et au Canada. Ces résultats ne sont pas originaux et ils relèvent presque du sens commun. L’inté-rêt de ces données réside plutôt dans l’étude des tendances au fil des années et dans l’étude comparative entre le Québec et l’Ontario.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 20

Les familles économiques qui se trouvent dans les deux premiers quintiles de revenus ont consacré une proportion à peu près identique de leur budget aux dépenses courantes entre 1969 et 1978, alors que la diminution a été plus marquée dans les budgets des familles écono-miques appartenant aux trois autres quintiles, familles qui ont vu aug-menter leur actif et leurs impôts (tableau 4). Cette tendance, obser-vable dans l’ensemble du Canada, caractérise aussi le Québec et l’On-tario (comme on le voit dans les tableaux 2 et 3, même si la comparai-son des années 1969 et 1978 est rendue plus difficile à cause de la fa-çon différente de classer les revenus pour ces deux provinces dans les publications de Statistique Canada). La structure des dépenses des mé-nages au Québec et en Ontario présente des différences qui se sont accentuées au cours des années soixante-dix. En 1969, les ménages disposant de revenus très élevés épargnaient davantage en Ontario, alors qu’ils se comportaient de façon identique aux échelons des reve-nus inférieurs et [128] moyens dans les deux provinces. Dix ans plus tard, en 1978, les familles ontariennes paient moins d’impôts, quel que soit le revenu cette fois, et cette différence dans l’imposition semble favoriser une augmentation de l’actif (épargnes) plutôt qu’une augmentation des dépenses courantes, qui restent très proches de celles qu’on observe au Québec (tableau 3).

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 21

Tableau 4Dépenses totales des familles (débit) selon le revenu en quintiles,

Canada, 1969 et 1978, familles de deux personnes ou plus

Quintiles

Dép

ense

s de

cons

omm

atio

n

Impô

ts d

irect

s

Aug

men

tatio

n de

l’ac

tif

Total*% X

1969

premier 97,6 2,4 — 100 4 109,3

deuxième 91,9 8,1 — 100 6 697,4

troisième 88,7 11,3 — 100 8 534,4

quatrième 84,1 13,6 2,3 100 10 914,7

cinquième 73,1 18,4 8,5 100 17 270,1

total 84,8 13,4 1,8 100 9 328,3

1978

premier 96,6 3,4 — 100 9 088,1

deuxième 89,1 10,9 — 100 15 529,5

troisième 82,7 14,4 2,9 100 20 798,5

quatrième 78,1 17,0 4,9 100 26 540,6

cinquième 68,6 20,8 10,6 100 40 886,7

total 79,1 16,1 4,8 100 22 407,7

Source : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, 1978, vol. 3, cat. 62551, tableau 44.* Colonne 8 du tableau 1. Le montant correspond à l’ensemble du débit.

Nous examinerons maintenant la nature des dépenses des ménages en distinguant quinze grands postes différents dans les budgets, afin de dégager certains changements survenus dans les façons de vivre au cours des dernières décades.

Considérons d’abord les dépenses effectuées au poste alimentation, dépenses qui constituent en quelque sorte la mesure étalon du niveau de vie depuis les travaux classiques de Engels. La part du budget consacrée à l’alimentation varie en fonction du revenu des membres du ménage et c’est même le poste, parmi les plus importants, qui est le plus étroitement lié au revenu, comme l’avait déjà observé Engels au

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 22

siècle dernier : plus le revenu augmente, plus la part du budget consa-crée à l’alimentation diminue, quels que soient l’année de l’enquête (1969 et 1978) et l’échantillon considéré (Canada, tableau 5, Québec, tableaux 6 et 7 et Montréal, tableau 8).

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 23

[129]Tableau 5

Dépenses courantes des ménages selon le revenu en quintiles,1969 et 1978, Canada, ménages de deux personnes ou plus

Premier Deuxième Troisième Quatrième Cinquième Total

69 78 69 78 69 78 69 78 69 78 69 78

Alimentation 28,1 25,5 24,9 22 22,8 20,4 21,1 19,3 18,2 17,4 21,7 19,9Tabac et alcool 4,1 4 4,6 4,3 4,4 3,8 4,4 3,7 4,1 3,4 4,3 3,7Logement 19,7 22,1 17,7 19,4 17,8 19,1 16,9 17,9 15,8 16,3 17,1 18,3Entretien ménager 5 5,5 4,7 4,8 4,6 4,6 4,5 4,5 4,7 4,2 4,7 4,6Meubles et acc. 4,9 5,4 5,1 5,6 5,2 6,1 5,7 6,2 6 6 5,5 5,9Vêtements 8,3 6,6 9,2 7,4 9,2 8,1 9,8 8,4 10,4 9,1 9,6 8,2Soins personnels 2,4 2,1 2,5 2,1 2,5 2,1 2,6 2 2,4 2 2,5 2Soins médicaux 5,2 2,5 4,4 2,5 3,9 2,4 3,7 2,2 3,4 2,2 3,9 2,3Auto et transport 11,9 14,1 14,5 16,9 15,2 16,9 15,9 17,6 16,2 17,1 15,2 16,8Loisir 2,6 3,2 3,1 4,1 3,6 4,3 4,1 4,7 4,9 5,3 3,9 4,6Lecture ,6 ,7 ,6 ,6 ,7 ,6 ,7 ,6 ,7 ,7 ,7 ,6Éducation ,8 ,6 ,6 ,5 ,9 ,6 1 ,8 1,4 1,1 1 ,8Sécurité 1,9 1,8 4,2 4,4 4,9 5,7 5,4 6,8 6,6 9,4 5,2 6,5Dons et contributions 2,7 3,4 2,4 2,3 2,4 2,5 2,5 2,6 3,4 3,1 2,8 2,7Divers 1,8 2,4 1,9 3,1 1,8 2,9 1,8 2,8 1,8 3 1,8 2,9

% 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100Total 4 008 8 783 6 156 13 840 7 570 17 203 9 181 20 732 12 627 28 051 7 909 17 722

Impôts directs 100 305 540 1 689 964 2 993 1 479 4 499 3 173 8 504 1 251 3 598Taille de la famille 3,1 2,6 3,8 3,2 4 3,5 4,1 3,6 4,1 3,8 3,8 3,4

N 3 240 1 649 2 814 1 576 2 565 1 521 2 384 1 509 2 106 1 488 13 105 7 739Source : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, 1978, vol. 3, cat : 62551, tableau 44.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 24

[130]

Tableau 6Dépenses courantes des ménages du Québec en 1978, selon le revenu

et le statut de propriétaire-locataire, ménages de deux personnes ou plus

- de

12 0

00

12 0

00à

19 9

99

20 0

00à

29 9

99

30 0

00 e

t +

Prop

riéta

ires

sans

hy

poth

èque

sPr

oprié

taire

s av

ec

hypo

thèq

ues

Loca

taire

s

Tota

l

Alimentation 28,4 23,6 21,2 19,0 23,5 20,9 23,2 22,0Tabac et alcool 4,9 4,5 4,3 4,0 4,3 4,0 4,8 4,3Logement 21,8 18,3 17,8 16,0 14,0 19,8 17,2 17,9Entretien ménager 5,5 4,8 4,5 4,8 4,2 4,7 5,1 4,8Meubles et acc. 4,6 5,5 5,6 6,1 5,3 5,4 5,6 5,6Vêtements 8,0 8,8 9,4 10,5 10,1 9,5 9,2 9,4Soins personnels 2,1 2,0 2,0 2,1 2,1 1,9 2,2 2,0Soins médicaux 1,8 1,9 1,9 1,8 2,2 1,8 1,8 1,9Auto et transport 12,0 15,4 15,6 16,0 17,9 14,8 14,4 15,3Loisir 3,7 4,8 5,6 6,0 5,4 5,4 5,2 5,3Lecture 0,7 0,7 0,8 0,8 0,7 0,8 0,9 0,8Éducation 0,4 0,6 0,6 1,1 0,7 0,8 0,6 0,7Sécurité 2,4 4,6 6,2 9,4 4,9 6,2 5,2 5,6Dons et contributions 1,3 1,3 1,6 1,8 1,9 1,3 1,5 1,5Divers 2,3 3,1 2,9 2,9 2,7 2,8 3,1 2,9Total % 100 100 100 100 100 100 100 100

8 833 14 450 18 969 26 963 15 464 19 431 14 698 16 865N 317 536 441 289 331 613 567 1 583

Source : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, 1978, cat : 62551, d’après les tableaux 50 et 52.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 25

[131]

Tableau 7Dépenses courantes des ménages comprenant

deux personnes ou plus, Québec et Ontario, 1969 et 1978

Postes

Québec Ontario Québec/Onta-rio

1969 1978 1969 1978 1969 1978Alimentation 24,1 22 20,4 19,5 1,18 1,13Tabac et alcool 5 4,3 4 3,9 1,25 1,1Logement 16,7 17,9 17,7 19,8 ,94 ,9Entretien ménager 4,5 4,8 4,8 4,9 ,94 ,98Meubles et acc. 4,9 5,6 5,8 5,5 ,84 1,03Vêtements 10,4 9,4 9,3 8,2 1,12 1,15Soins personnels 2,6 2 2,6 2 1 1Soins médicaux 4 1,9 4,2 2,9 ,95 ,66Auto et transport 14,2 15,3 15,3 15,4 ,93 ,99Loisir 3,2 5,3 4,2 5,9 ,76 ,9Lecture 0,7 0,8 0,7 0,6 1 1,33Éducation 0,9 0,7 1 0,9 ,9 ,77Sécurité 5 5,6 5,3 4,9 ,94 1,14Dons et contributions 2 1,5 3 3,1 ,67 ,48Divers 1,7 2,9 1,8 2,7 ,94 1,07

Total % 100 100 100 1007 704,3 16 865,4 8 718 18 461,9 ,884 ,91

Impôts directs 1 124,9 3 807 1 520,4 3 689 ,74 1,03Taille de la famille 4,09 3,38 3,72 3,39

N 2 666 1 583 2 980 1 617

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 26

[132]

Dépenses des familles économiques de Montréal,familles comprenant deux personnes ou plus selon l’année

Postes 1978 1976 1974 1972 1969 1967 1964

Alimentation 22,5 22,5 23,1 23,8 23 24,5 25,6Tabac et alcool 4,4 4,4 4,6 4,9 4,9 5,3 5Logement 18,6 17,3 17 18,5 18,6 17,2 17,1Entretien ménager 5 4,5 4,4 4,2 4,6 4,3 4,4Meubles et acc. 5,4 6,2 6,1 5,1 4,8 4,5 4,7Vêtements 9,2 9,6 9,7 9,9 9,6 10,1 9,6Soins personnels 2,1 2 2,2 2,4 2,5 2,7 2,5Soins médicaux 1,8 2,7 2,8 3,3 3,9 3,7 4,4Auto et transport 14,1 15,2 14,8 13,1 14,2 12,5 13Loisir 5,1 4,1 3,8 3,8 3,2 3,5 3,1Lecture 0,8 0,8 0,8 0,8 0,8 0,9 0,7Éducation 0,9 0,8 0,8 0,8 1,2 1,1 0,7Sécurité 5,6 5,8 5,7 5,7 5,3 6,1 5,1Dons et contributions 1,7 1,4 1,4 1,7 2 2,1 2,9Divers 2,8 2,7 2,8 2 1,4 1,5 1,2

Total % 100 100 100 100 100 100 10017 162,5 14 920,5 12 215,8 9 108 8 269,9 7 656 6 453

Impôts directs 4 346,8 3 408,7 2 572,1 2 102,9 1 438,5 981 580Taille de la famille 3,22 3,29 3,40 3,49 3,73 4 3,9

N 577 666 775 621 961 306 290

L’alimentation n’est pas un poste extensible à l’infini. Les mé-nages disposant de revenus plus élevés consacrent en moyenne des sommes plus importantes à se nourrir — toutes choses égales par ailleurs — mais ce montant moyen plus élevé pèse d’un poids moins lourd dans leur budget. Illustrons cet apparent paradoxe à l’aide de chiffres réels qui feront mieux comprendre ce qui se passe. En 1978, les ménages québécois comptant deux personnes ou plus ont dépensé pour se nourrir 2 511,20 $ dans le groupe de ceux qui disposaient de moins de 12 000$ de revenus annuels, contre 5 115,70 $ dans le groupe dont les revenus moyens dépassaient 30 000 $. Dans le pre-mier cas, le poste alimentation représentant 28,9% des dépenses to-

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 27

tales et dans le second, 19% (voir le tableau 6) 3. On voit nettement que, lorsque les revenus augmentent, les ménages peuvent à la fois augmenter les dépenses alimentaires tout en consacrant une part moins élevée de leur budget à ce poste. Si cette dernière diminue à mesure qu’augmente le revenu des ménages, donc parallèlement à l’augmentation du niveau de vie, elle décroît [133] aussi dans le temps alors que s’élève le pouvoir d’achat réel des ménages. En d’autres termes, les dépenses alimentaires, qui grevaient lourdement les bud-gets familiaux il y a plusieurs décennies (elles dépassaient souvent 50% du budget familial moyen à la fin du siècle dernier en milieu ou-vrier), ont eu tendance historiquement à diminuer en fonction de l’augmentation du niveau de vie. Cette tendance s’est poursuivie du-rant les années soixante-dix, à un rythme plus lent cependant. Ainsi, le poids de l’alimentation dans le budget familial est passé dans l'en-semble du Québec de 24,1% du budget en 1969 à 22% en 1978, de 20,4% à 19,5% en Ontario (tableau 7) et de 21,7% à 19,9% dans l’en-semble du Canada (tableau 5). Si les dépenses alimentaires pèsent moins lourdement sur les budgets en 1978 qu’en 1969, il faut noter que cette diminution a été plus marquée dans les quintiles inférieurs de revenus (tableau 5). Signalons enfin que les dépenses classées sous la rubrique tabac et alcool suivent à peu près les mêmes tendances que l’alimentation.

En résumé, la loi de Engels que nous avons rappelée en introduc-tion paraît encore pertinente pour rendre compte de la situation contemporaine, tant au plan synchronique (la relation entre la part du budget consacrée à l’alimentation et le revenu des ménages) qu’au plan diachronique (baisse tendancielle des dépenses alimentaires conséquente à l’augmentation du niveau de vie dans le temps).

Le poste des dépenses reliées à la santé a connu une diminution importante, passant de 4,4% du budget des familles montréalaises en 1964 à 1,8% en 1978. Cette chute, qui a surtout été manifeste dans les catégories inférieures de revenus, comme l’illustrent les données pour l’ensemble du Canada ou pour les provinces, s’explique par la mise

3 II faudrait tenir compte du nombre réel de membres dans l’unité de consommation pour analyser les dépenses alimentaires, ce qui pourrait mo-difier les écarts. L’apparent paradoxe n’en serait cependant pas affecté : une dépense moyenne peut augmenter tout en voyant son poids diminuer dans le budget.

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“Crise économique et mutations dans les genres de vie des familles québécoises.” (1983) 28

sur pied de programmes sociaux universels (assurance-maladie en 1970, etc.), programmes qui ont permis aux petits salariés d’alléger leurs budgets à ce poste. Un troisième item — le vêtement — a lui aussi connu une certaine décroissance dans les budgets, particulière-ment dans les strates inférieures de revenus.

Conséquemment aux trois diminutions que nous venons de noter, les ménages ont augmenté leurs dépenses moyennes de façon nette dans six postes. La proportion des dépenses consacrées aux loisirs a connu la plus forte hausse entre 1969 et 1978, cette augmentation étant à peu près identique dans toutes les catégories de revenus. Les acteurs sociaux ont dépensé davantage pour occuper leurs temps libres à la fin des années soixante-dix, ce qui signifie que les rapports mar-chands décrits dans la section précédente ont envahi cette sphère de la vie quotidienne de façon plus marquée ces dernières années et ce, quel que soit le niveau socio-économique. La part du budget consacrée au logement, à l’ameublement et au transport a aussi augmenté, mais cette fois plus fortement dans les catégories inférieures de revenus. Le poste sécurité a connu une croissance marquée, principalement dans les trois quintiles supérieurs de revenus. Nous avons vu ci-dessus que les ménages disposant de revenus élevés avaient augmenté leurs ac-tifs ; nous observons maintenant qu’ils améliorent aussi la protection de leurs revenus, cette augmentation observable à l’item sécurité pou-vant en fait [134] être considérée comme une forme d’épargne. L’in-égalité observée plus haut entre les diverses strates de revenus appa-raît donc en fait plus marquée encore.

Enfin, le poste « divers » a été marqué par une forte croissance à peu près identique dans toutes les catégories de revenus. Ce poste rési-duel comprend de nouvelles dépenses et l’augmentation qu’on y ob-serve décrit en fait l’apparition de nouveaux besoins qui s’imposent dans le budget.

L’augmentation du poids de certaines dépenses peut être interpré-tée de deux façons. Il est possible que les consommateurs aient été obligés d’investir davantage dans l’achat de biens ou de services dont les coûts ont augmenté plus vite que leurs revenus ou plus vite que le coût moyen des autres biens et services. C’est le cas des dépenses qui impliquent une consommation d’énergie : le transport et le chauffage des maisons par exemple. L’examen des dépenses effectuées dans ces deux derniers postes indique cependant que le coût de l’énergie n’ex-

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plique pas à lui seul l’investissement supplémentaire que les ménages y ont fait ces dix dernières années. L’augmentation de l’importance de certains postes révèle par ailleurs une modification réelle des modes de vie. Pensons aux dépenses de transport, y compris l’achat d’une voiture, dont l’augmentation est régulière depuis trente ans consécuti-vement à l’urbanisation. Ainsi, les déplacements fréquents, que ce soit à l’aide de l’auto ou à l’aide des moyens de transport collectifs (avion, autobus, etc.) font maintenant partie intégrante du mode de vie et les occasions de se déplacer sont aujourd’hui plus variées. Si le travail a d’abord été la principale cause des déplacements quotidiens, d’autres activités impliquent maintenant une plus grande mobilité : les loisirs et les vacances, les relations de sociabilité, et même les exigences de la vie quotidienne (magasiner, se faire soigner, etc.). Bref, l’extension des dépenses reliées au transport reflète à la fois une augmentation de coûts en dollars constants pour un même service, mais aussi une aug-mentation du volume de cette activité conséquente à une modification des façons de vivre.

Rappelons enfin que l'analyse effectuée plus haut ne porte que sur la structure des dépenses et non sur l’évolution exprimée en dollars constants de chacune d’entre elles dans le temps, car ce qui nous inté-resse ici, c’est d’abord le poids respectif de chacune des dépenses et les changements qu’il révèle dans les modes de vie.

Nous terminerons cette section en comparant la structure des dé-penses des ménages au Québec et en Ontario. Nous avons vu plus haut que les impôts étaient plus lourds au Québec et que les ménages de l’Ontario consacraient une part plus élevée de leurs budgets à l’épargne, les dépenses globales des ménages étant par ailleurs com-parables d’une province à l’autre quant à la proportion du budget qui leur est consacrée. L’examen des postes détaillés de dépenses fait ap-paraître des différences entre les deux provinces, différences qui ont tendance à s’amenuiser au cours des années soixante-dix. Il est pos-sible d’attribuer ces différences à un écart observé dans le niveau de vie entre le Québec et l’Ontario comme le donne à penser le poste ali-mentation qui est plus lourd au Québec, poste qui sert de mesure [135] étalon comme on l’a vu plus haut. Les ménages ontariens consacrent une part plus grande de leurs ressources aux loisirs qui impliquent un coût (loisirs marchands) mais l’écart entre le Québec et l’Ontario a tendance à se rétrécir dans ce poste comme dans celui de l’alimenta-

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tion au cours des dernières années entre les deux provinces. Les dé-penses reliées au logement pèsent plus lourdement sur les budgets des ménages de l’Ontario, en particulier parce que le nombre des proprié-taires y est plus élevé. Globalement, la distribution des dépenses des ménages entre les quinze postes distingués a tendance à se rapprocher dans les deux provinces entre 1969 et 1978 4.

Les représentations sociales

La révolution des revenus, la hausse du niveau de vie et l’extension des rapports marchands caractéristiques de la société de consomma-tion n’ont pas seulement provoqué d’importantes modifications dans les budgets des familles, comme on vient de le voir, mais ils ont aussi littéralement bouleversé les représentations sociales des individus. L’expression n’est sans doute pas trop forte pour décrire les change-ments majeurs observables non seulement dans l’image que se font les acteurs de leur situation et de leur société, mais aussi dans leurs va-leurs, leurs attitudes, leur vision du monde.

Deux observations permettent de caractériser ces mutations dans les représentations sociales des acteurs sociaux entendues ici au sens large. Sous la direction du psychosociologue Jean Stoetzel, l’Institut français d’opinion publique (I.F.O.P.) a construit un indice psycholo-gique du coût de la vie à l’aide d’une question posée plusieurs fois par année depuis 1945 à des échantillons de ménages français, indice basé sur la question suivante : « Quelle somme faut-il par mois, à votre avis, pour faire vivre une famille de quatre personnes dans votre loca-lité ? » Les analystes ont observé que l’indice psychologique augmen-tait, grosso modo, parallèlement au revenu familial au fil des années. En mettant en parallèle l’indice psychologique du coût de la vie et l’indice des prix à la consommation, ils ont par ailleurs noté un écart grandissant entre ces deux indices à partir du milieu des années soixante, le premier augmentant plus vite que le second (Désabie, 1981). Ce résultat montre qu’il n’y a pas de saturation des besoins subjectivement perçus, puisqu’il évolue et changent en fonction du revenu. Fait plus important, les enquêtes de l’I.F.O.P. donnent à pen-

4 Le coefficient de dissimilitude passe de 5,8 en 1969 à 5,2 en 1978.

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ser que l’appétit grandit probablement plus vite que l’augmentation de la taille du gâteau, pour employer une expression imagée, s’il faut se fier au décalage observé entre l’indice psychologique du coût de la vie et l’indice des prix à la consommation.

Nous verrons mieux cette mutation observable dans les représenta-tions sociales en rappelant brièvement les résultats d’une seconde re-cherche, québécoise celle-là. Nous avons nous-même comparé une typologie des aspirations des ménages salariés, élaborée par G. Fortin et M.-A. Tremblay dans leur enquête auprès des familles salariées me-née en 1959, à une mesure identique construite à partir de données recueillies dix-huit ans plus tard.

[136]Les résultats de cette analyse ont été publiés dans un article auquel

nous nous permettons de renvoyer le lecteur (Langlois, 1982). Parmi les faits marquants qui s’en dégagent, nous retiendrons ici deux chan-gements majeurs qui touchent la mesure de la possibilité qu’ont les ménages de satisfaire leurs besoins subjectivement définis et la me-sure de la possibilité qu’ils ont de faire des projets et d’avoir des aspi-rations. « Une proportion élevée des familles hésitait, en 1959, à en-trer dans l’univers des aspirations même si elles avaient la possibilité de le faire. Vingt ans plus tard, cette réticence a fortement diminué et l’hésitation qui avait un peu surpris Tremblay et Fortin dans leur en-quête apparaît beaucoup moins importante (Langlois, 1982, p. 232). » Fait peut-être plus significatif, nous avons observé l’entrée massive, dans l’univers des aspirations, de familles qui ne satisfaisaient pas en-core complètement leurs besoins tels qu’elles les définissaient.

Se situant avec peine à la frontière de l’univers des besoins, elles sont en même temps impliquées dans l’univers des aspirations. [...] En 1959, la majorité des familles vivant à la marge de l’univers des besoins n’avaient pas encore pénétré dans l’univers des aspirations. Deux décades plus tard, la majorité des familles vivant dans cette situation sont d’emblée engagées dans l’univers des aspirations (ibid.).

Nous savions depuis longtemps que les besoins des ménages étaient socialement définis et construits et qu’ils augmentaient en fonction des revenus. À la lumière des deux enquêtes auxquelles nous venons de faire allusion, il est possible de faire l’hypothèse que les aspirations et les désirs croissent pour leur part probablement plus ra-pidement que les revenus. S’il est juste de parler d’une révolution des

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revenus personnels pour décrire ce qui s’est passé dans les sociétés industrielles depuis la fin de la guerre de 1939-45, il serait opportun d’ajouter que cette période fut aussi marquée par une profonde muta-tion des représentations sociales qui ont pour fonction essentielle d’orienter les conduites quotidiennes, pour reprendre les termes de S. Moscovici.

Pour Henri Lefèbvre, il s’agit là d’un profond changement culturel.

Il y a passage d’une vieille culture fondée sur la limitation des besoins, sur l’économie et l’aménagement de la société, à la nouvelle culture basée sur l’abondance de la production et l’ampleur de la consommation, mais à travers une crise généralisée (Lefèbvre, 1968, p. 109).

La publicité a joué un rôle déterminant dans ce changement, d’abord parce qu’elle a été elle-même, avant tout, objet de consomma-tion.

Le publicitaire produit-il les besoins ? Au service du producteur capi-taliste, façonne-t-il le désir ? Peut-être pas, encore que cela puisse se sou-tenir. La publicité n’en possède pas moins une extraordinaire puissance. N’est-elle pas elle-même le premier des biens consommables ? Ne fournit-elle pas à la consommation une immense masse de signes, d’images, de discours ? N’est-elle [137] pas la rhétorique de cette société ? N’im-prègne-t-elle pas le langage, la littérature et l’imaginaire social en ne ces-sant d’intervenir dans la pratique au sein des aspirations (Lefèbvre, 1968, p. 108) ?

Plus que tout autre mécanisme social, sans doute, la publicité a ap-pris et elle a légitimé l’acte de consommer. Lefèbvre ajoute : « ce n’est pas la consommation ni même l’objet consommé qui importent dans cette imagerie, c’est la représentation du consommateur et de l’acte de consommer, devenu art de consommer » (p. 110).

Bref, l’avènement de la société de consommation de masse ne se manifeste pas seulement par l’extension considérable mais inégale de la consommation de biens et de services, rendue possible par l’aug-mentation généralisée des revenus réels, mais elle s’impose peut-être

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d’abord dans un nouvel imaginaire social qui rend légitime et justifie en quelque sorte la consommation elle-même.

Conclusion

Nous avons brièvement dégagé comment l’avènement de la société de production-consommation avait provoqué de profondes mutations. dans les comportements et les représentations sociales des acteurs, examen qui a mis en évidence un important décalage entre ces der-nières et les ressources réelles dont disposent les ménages. Ainsi, les aspirations à la consommation semblent croître plus vite que les reve-nus réels qui permettent de les satisfaire. Par ailleurs, les visions du monde, les attitudes et les valeurs marquent l’appartenance symbo-lique de tous à ce monde dans lequel les rapports marchands ont connu une si forte expansion. À la faveur de la longue période de croissance économique qu’a connue le Québec — comme les autres sociétés industrielles — avant la crise économique de la fin des an-nées soixante-dix, la consommation n’est plus devenue seulement l’affaire des riches — comme c’était le cas dans la société décrite par Veblen au début du siècle ; tous les ménages y participent inégale-ment et, à des degrés divers, y compris les plus démunis.

La crise économique vient accentuer ce décalage dont nous avons déjà noté l’existence en période de prospérité. Le langage que tient la société de consommation sur elle-même, à travers la publicité notam-ment, ou par l’étalage quotidien offert dans les cathédrales modernes de la consommation — les centres commerciaux — contribue à main-tenir l’image de l’abondance et surtout favorise la consommation gé-néralisée de signes.

La publicité est d’abord consommée plutôt qu'elle ne dirige la consom-mation. Que serait aujourd’hui un objet qui ne se proposerait pas dans les deux dimensions du discours ou de l’image (publicité) et d’une gamme de modèles (le choix) ? Il serait psychologiquement inexistant (Baudrillard, 1968, p. 205).

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[138]Par ailleurs, la crise économique a remis en cause la progression

des revenus et du pouvoir d’achat, et de nouvelles formes d’inégalités apparaissent dans la société à reste nul (Thurow) entre les groupe-ments organisés qui peuvent maintenir et même accroître leur part sur un marché donné et les autres qui voient leur situation se détériorer (travailleurs sans emplois, jeunes sans travail, etc.). Se dessine donc en filigrane une crise culturelle profonde dans cette société qui se pro-pose à elle-même des finalités et des objectifs qui risquent d’être de moins en moins accordés aux conduites réelles des acteurs.

Simon LangloisUniversité Laval

Département de sociologie

Notes

Pour faciliter la consultation des notes en fin de textes, nous les avons toutes converties, dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, en notes de bas de page. JMT.

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