8
Jean-Paul RIOPELLE, L'hommage à Rosa Luxemburg, 1992 (détail)[ * ] John Dewey, (2005), L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III, traduit de l’anglais (USA) par Jean-Pierre Cometti, Christoph Domino, Fabienne Gaspari, Catherine Mari, Nancy Murzilli, Claude Pichevin, Jean Piwnica et Gilles Tiberghien, Préface de Richard Shusterman et Postface de Stewart Buettner, Publications de l’Université de Pau, Éditions Farrago, pp.418. Stéphane Bastien De l’art comme « expérience » C’est avec joie et reconnaissance que nous devons accueillir ce troisième volume en français des œuvres philosophiques de John Dewey : L’art comme expérience. Les quatorze chapitres qui composent ce texte volumineux sont issus d'un cycle de conférences sur l’expérience esthétique et les arts – livrées par Dewey en 1931 à Harvard–, dans lesquelles le philosophe proposait une vision de l'art dans le contexte des sociétés modernes démocratiques. Elles seront publiées par la suite, en 1934, sous le titre : Art as Experience. Par l’entremise de ces exposés philosophiques, Dewey cherchait, entre autres, à contrecarrer les critiques accusant sa philosophie « pragmatique » de négliger la dimension esthétique/imaginative, voire spirituelle/idéale, de l’expérience humaine. Mais pour bien saisir la profondeur de l’esthétique pragmatique de Dewey, il est pertinent de la situer brièvement dans l’ensemble de sa philosophie et de l’évolution de sa pensée. En tant qu’héritier de l’approche pragmatique américaine (C.S. Peirce, W. James), John Dewey est surtout apprécié (et souvent critiqué) pour son épistémologie instrumentaliste qui insiste sur le rôle actif de l’intelligence et sa capacité de guider Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html 1 sur 8 13-10-11 11:22

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

Jean-Paul RIOPELLE, L'hommage à Rosa Luxemburg, 1992 (détail)[ * ]

John Dewey, (2005), L’art comme expérience, Œuvresphilosophiques III, traduit de l’anglais (USA) parJean-Pierre Cometti, Christoph Domino, FabienneGaspari, Catherine Mari, Nancy Murzilli, Claude

Pichevin, Jean Piwnica et Gilles Tiberghien, Préface deRichard Shusterman et Postface de Stewart Buettner,Publications de l’Université de Pau, Éditions Farrago,

pp.418.

Stéphane Bastien

De l’art comme « expérience »

C’est avec joie et reconnaissance que nous devons accueillir ce troisième volume enfrançais des œuvres philosophiques de John Dewey : L’art comme expérience. Lesquatorze chapitres qui composent ce texte volumineux sont issus d'un cycle deconférences sur l’expérience esthétique et les arts – livrées par Dewey en 1931 àHarvard–, dans lesquelles le philosophe proposait une vision de l'art dans lecontexte des sociétés modernes démocratiques. Elles seront publiées par la suite, en1934, sous le titre : Art as Experience. Par l’entremise de ces exposésphilosophiques, Dewey cherchait, entre autres, à contrecarrer les critiques accusantsa philosophie « pragmatique » de négliger la dimension esthétique/imaginative,voire spirituelle/idéale, de l’expérience humaine. Mais pour bien saisir laprofondeur de l’esthétique pragmatique de Dewey, il est pertinent de la situerbrièvement dans l’ensemble de sa philosophie et de l’évolution de sa pensée.

En tant qu’héritier de l’approche pragmatique américaine (C.S. Peirce, W. James),John Dewey est surtout apprécié (et souvent critiqué) pour son épistémologieinstrumentaliste qui insiste sur le rôle actif de l’intelligence et sa capacité de guider

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

1 sur 8 13-10-11 11:22

Page 2: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

l’action[1], ou encore pour son programme pédagogique d’apprentissage par lapratique (« learning by doing »)[2]. Ce faisant, Dewey voulait redonner à laphilosophie une place prépondérante dans l’arène des débats publics et une fonctionconstructive en ce qui a trait aux problèmes qui affectent l’être humain, tant dans savie quotidienne que dans ses recherches scientifiques de pointe. Mais dans lemonde francophone, nous oublions parfois que cette philosophie « engagée » ne futni le premier, ni le dernier mot du penseur américain.

Influencé d’abord par l’idéalisme allemand (Hegel) et le transcendantalisme(Emerson) de son pays natal, Dewey était tout à la fois défenseur de l’humanisme etdu naturalisme, partisan de la théorie de l’évolution (Darwin, Spencer) et parfoisproche du vitalisme (Bergson). Du naturalisme et du vitalisme, il préservera un sensaccru de notre appartenance au monde naturel et de la continuité entre l’activitéhumaine et celle de la nature en général ; de l’idéalisme et du transcendantalisme, ilconservera l’idée de l’humain comme être de culture, inscrit dans une histoire,soumis à des exigences morales et intellectuelles, mais également capable, par l’artet la science, de transformer et de créer son monde. Parmi les œuvresphilosophiques de Dewey (et elles sont nombreuses), aucune ne témoigne mieux dela richesse et de la complexité de sa pensée que son livre consacré à l’expérienceesthétique, nommé ci-haut, L’art comme expérience.

Soulignons d’ailleurs la qualité de la traduction du texte, qui pourra aussi nouséclairer, au passage, sur la vision deweyenne de l’expérience esthétique. Si, dansl’ensemble, les traducteurs ont cru bon de ne pas imposer un vocabulaire par tropadapté, ils ont néanmoins pris la liberté, dès le premier chapitre, d’offrir quelquesvariations intéressantes. En effet, le chapitre premier intitulé en anglais « The livecreature » fut simplement transposé, en français par « L’être vivant ». Quoique nousperdions (en traduction) le terme « créature », nous en félicitons néanmoins lestraducteurs d’avoir choisi l’expression l’être vivant, qui reflète correctement, selonnous, l’esprit implicitement vitaliste du texte tout en suggérant la dimensionproprement humaine de l’expérience esthétique. En revanche, le choix de« consommation » pour traduire le mot anglais « consummation », nous semblecorrect, exact, mais moins évocateur, puisqu’il perd ce sens de la jouissance, del’exaltation ou de la félicité que Dewey associait à l’expérience esthétique. Nousaurions ainsi préféré le terme, plus enflammé, de consumation...

En fait, la difficulté de traduire un philosophe comme Dewey ne réside pas dans latechnicité de son vocabulaire, ni dans l’obscurité de ses propos, mais bienl’inverse : Dewey désirait composer une philosophie solidement structurée etopérationnelle, mais aussi accessible au commun des mortels ; il croyait, en bref,s’adresser aux non-philosophes, tout en rétorquant à ses adversaires philosophiques(dont Bertrand Russel, par exemple). Le problème, c’est que Dewey utilisait destermes ordinaires pour signifier des dimensions de la vie humaine qui, si elles sontl’apanage de tous, ont malheureusement été occultées par des siècles de débatsthéoriques spécialisés. C’est en ce sens que le mot « expérience », si simple en

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

2 sur 8 13-10-11 11:22

Page 3: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

apparence, a pu susciter tant de confusion, au point où Dewey a parfois souhaitécomplètement l’abandonner[3]. Pourtant, si nous voulons comprendre cequ’entendait Dewey par « l’art comme expérience », et en quoi sa vision peutencore nous servir aujourd’hui, il serait désirable d’en saisir un tant soit peu lasignification, aussi vague soit-elle.

À parcourir l’ensemble de l’œuvre, nous voyons que Dewey accentue la valeurpolysémique du terme « expérience » (tel qu’en témoigne, entre autres, son autrechef d’œuvre Experience and Nature, publié en 1925). Mais à la base, l’expérience,selon Dewey, doit être comprise en termes de relation, d’interaction et detransaction. Ceci signifie d’abord que les êtres ou entités impliqués dans lesinteractions ne sont pas premiers, mais émergent à travers l’interaction. Ainsi, pourDewey, que ce soit dans ses pratiques scientifiques, dans ses activités artistiques, oudans ses tâches quotidiennes, l’être humain est principalement un être-en-relation,ou en termes écologiques, un organisme en interaction avec et dans unenvironnement, que celui-ci soit simplement physique et biologique ou plusspécifiquement humain, social et culturel. Dans L’art comme expérience, Deweyrésume cette position philosophique, qu’il défendait depuis longtemps, malgré sesdétracteurs : « (…) l’expérience concerne l’interaction de l’organisme avec sonenvironnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériauxde la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local » (L’art commeexpérience : 290). Par conséquent, l’expérience, toujours relationnelle, n’est paspurement mécanique, telle la collision insensible des boules dans un jeu de billard,mais bien organique, dynamique et globale, et intègre tout autant les valeursesthétiques et les idéaux moraux que les éléments de l’environnement physique etbiologique.

Plus encore, être (vivant) à la fois de nature et de culture, l’humain possède cettecapacité d’entrer en relation avec son environnement par le biais des signes etsymboles, insufflant aux moindres parcelles du monde visible, une valeur et unesignification qui le transcendent et renvoient, à chaque instant, au monde invisibledes émotions, des désirs, des rêves. En bref, nous pouvons dire que ce point dejonction, cette interface, entre la nature et la culture est précisément ce que Deweyappelle l’expérience. En ce sens, l’expérience est la nature culturellement habitée,vécue et transigée. Ses « traits génériques » ne sont autres que ceux de touteperception consciente. Elle est : transactionnelle, contextuelle (situationnelle),spatio-temporelle, qualitative, narrative, etc. Ce sont les grandes catégories parlesquelles nous faisons « sens » de notre expérience « personnelle » particulière etl’inscrivons dans le drame plus large de l’expérience humaine « universelle ». Or,pour Dewey, aucune activité humaine n’atteste mieux de cette aptitude à rejoindrele particulier et l’universel, que l’art et, plus généralement, l’expérience esthétique.

Sur l’expérience esthétique

Pour Dewey, l’expérience esthétique est inséparable de l’ensemble de nos activités

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

3 sur 8 13-10-11 11:22

Page 4: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

dites « ordinaires » en ce qu’elle préserve, mais de manière amplifiée ou intensifiée,les traits génériques de toute expérience « normale ». Dans l’expérience esthétique,ces « traits » sont portés à « l’avant-plan » de notre conscience par l’intermédiairede l’imagination. C’est en quoi, affirme Dewey, « l’expérience esthétique est uneexpérience imaginative » (L’art comme expérience : 317). Par conséquent, si l’onpeut dire que l’expérience esthétique se distingue de l’expérience normale, c’estprécisément dans la mesure où elle l’enrichit, par le biais de l’imagination, en luioctroyant une importance accrue, un sens et une valeur intrinsèque.

Ainsi, selon le penseur américain, l’expérience esthétique ne se distingue pasradicalement des autres formes d’expériences humaines : « (…) l’esthétique nes’ajoute pas à l’expérience, de l’extérieur, que ce soit sous forme de luxe oisif oud’idéalité transcendante, (…) [mais] consiste (…) en un développement clair etappuyé de traits qui appartiennent à toute expérience normalement complète »(L’art comme expérience : 71). Ni simple « luxe » du dandy, ni idéal supranaturel(transcendantal), l’expérience esthétique est « résonance » et « relation » au sein del’univers ambiant. Tel que nous l’avons dit, elle est une instance, certes plus vive etamplifiée, de la qualité d’ensemble qui imprègne toute situation et partage lesmêmes caractéristiques de base que toute autre expérience. En fait, alors qued’autres formes d’activités (disons, par exemple, scientifiques) auront parfoistendance à occulter certains « traits » de l’expérience comme la qualité ou latemporalité, dans l’expérience esthétique, ils sont magnifiés et mis à l’avant-scènede notre attention. Dewey écrit : « (…) l’expérience esthétique est expérience danssa totalité », « (…) une expérience libérée des forces qui entravent et embrouillentson développement en tant qu’expérience ; libérée, en d’autres termes, des facteursqui subordonnent l’expérience directement éprouvée à une chose située au-delàd’elle » (L’art comme expérience : 319). Ou pour dire la même chose autrement,l’expérience esthétique est « l’expérience de l’expérience »[4], c’est-à-direl’expérience appréciée en elle-même (et non en vue d’une autre fin à laquelle elleserait subordonnée).

Mais de quoi faisons-nous l’expérience lorsque nous sommes dans un « état »esthétique? Les réponses de Dewey varient à ce sujet, suggérant par là quel’expérience esthétique n’est pas une expérience uniforme, homogène, mais nousplace d’emblée dans l’hétérogénéité, la diversité de l’expérience. Mais nouspouvons néanmoins en relever quelques aspects fondamentaux. D’abord, enconsonance avec son organicisme ou son vitalisme, nous pouvons dire que, pourDewey, l’expérience esthétique est l’expérience de la « vie »[5]. Ici, le sujethumain, à la fois actif et contemplatif, s’éprouve lui-même en tant qu’« êtrevivant », pour reprendre ce que nous disions plus haut. Ensuite, comme nousl’avons signalé, elle relève de l’immédiateté qualitative de l’expérience vécue. Eneffet, comme chacun sait, l’expérience esthétique concerne davantage la « qualité »de l’expérience en cours que la quantité. Celle-ci peut être émotive ou sensible,mais elle peut également être intellectuelle ou spirituelle. Ainsi, mêmeintellectuelle, l’expérience esthétique est dite « immédiate » en ce qu’elle relève

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

4 sur 8 13-10-11 11:22

Page 5: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

d’une jouissance de l’expérience en tant qu’expérience[6].

De plus, pour Dewey, la conception traditionnelle de la beauté comme « unité dansla diversité » (L’art comme expérience : 195-196) est une notion susceptible d’êtreinterprétée de diverses façons. Mais pour lui, elle n’a véritablement de portée quelorsqu’elle est comprise comme « relation entre des énergies ». Unité et diversité nepeuvent alors coexister qu’en tant que synthèse concrète à l’intérieur de laquelle desénergies (autrement antagonistes) interagissent et coopèrent, de sorte que lanouvelle entité forme un « tout », disons une totalité organisée, mais qui respecte laspécificité des parties. Le nouveau contexte engendré par ces interactions constitueune « situation ». La situation proprement esthétique est alors un contexte danslequel certains éléments de la situation ressortent davantage (telles l’émotion ouune impression intellectuelle particulière), sans abolir ce sentiment de globalité del’expérience en cours.

À cet égard, l’expérience esthétique, qu’elle provienne d’une œuvre d’art àproprement dit ou de la contemplation de la nature, est une expérience d’unité ou detotalité. Non que les œuvres d’art ne puissent défier les paramètres traditionnels,classiques, de l’harmonie et de la proportion. Au contraire, et Dewey (amateur dejazz) serait le premier à l’affirmer, l’activité artistique évolue le plus souvent parcoup de transgression de l’acquis et des idées reçues. Il n’en demeure pas moins, dupoint de vue cognitif, qu’elle établit aussi une nouvelle organisation des énergies,formant un « monde » ou un « univers de discours ».

En ce sens, l’esthétique pour Dewey ne se limite pas uniquement aux œuvres d’artchevronnées, ou à ces objets « extatiques » hors de l’ordinaire, mais nous offre unregard unique sur l’existence quotidienne, parfois et peut-être trop souvent,inesthétique ou comme le remarque Dewey, limitée par des « forces » quiencombrent et confondent le développement normal de l’expérience, qui l’empêched’atteindre son terme (consummation of experience). En revanche, nous avons uneexpérience (having an experience) lorsque celle-ci se parachève dans cet état deconsumation ou de « jouissance esthétique ». C’est dans cette mesure que nousparlons de ce repas, de cette marche dans la nature et bien sûr, de cette œuvre d’art :ensemble d’expériences diverses, d’abord vécues dans leur plénitude immédiate etpar la suite communiquées, en ce qu’elles sont devenues objets de réflexion, par lebiais de la mémoire et du jeu de l’imagination (non l’imagination fantasmatique oucapricieuse, mais l’imagination comme lieu de rencontre de « l’ancien et dunouveau ») (L’art comme expérience : 317). Encore ici, pour Dewey, non seulement« l’expérience esthétique est une expérience imaginative », mais affirme-t-il, « touteexpérience consciente recèle à quelque degré une qualité imaginative » (L’artcomme expérience : 317). Toute expérience possède ainsi un potentield’épanouissement esthétique.

Or, comme nous l’avons suggéré, chez Dewey, l’expérience esthétique transcendel’art comme activité singulière, isolée. Pour paraphraser Emerson, l’homologue de

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

5 sur 8 13-10-11 11:22

Page 6: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

Dewey dans ce domaine, le but de l’art n’est pas uniquement de produire de l’art,mais de rendre les hommes meilleurs, de les aider à se transcender et à seperfectionner. L’art comme expérience devient alors l’expérience comme art,comme source potentielle de vie bonne.

Par-delà l’esthétique

De nombreux passages dans L’art comme expérience témoignent de ce souciqu’avait Dewey pour l’unité ou la continuité de l’expérience, de même que pour lepotentiel « perfectionniste » et « réformateur » de l’activité artistique. Non que l’artdoit être au service d’une idéologie politique (comme ce fut le cas dans plusieursrégimes totalitaires au 20e siècle). En fait, c’est précisément ce qu’il faut éviter,puisque c’est justement lorsque l’art s’oppose à de telles tentatives d’assimilationidéologique, qu’il actualise sa véritable valeur politique et morale. De même, sil’art pouvait être critiqué par un Platon (La République) ou un Rousseau (Discourssur les sciences et les arts) comme un instrument de corruption, c’est uniquementparce qu’il devenait l’outil des pouvoirs établis, qui étaient (et sont encore)corrompus ou du moins « partisans ». Pour Dewey, la démocratie authentique estune démocratie « créatrice »[7], où les hommes et les femmes sont libres depoursuivre la vérité (la science, la logique) et d’inventer, par le biais del’imagination, des manières originales et enrichissantes d’interagir (l’art, l’éthique)les uns avec les autres et le monde qui les entoure.

Remarquons encore que chez Dewey, l’imagination agit sur chaque aspect de notreexpérience de deux façons distinctes, mais complémentaires : d’abord elle permetd’unifier en un « tout » idéalisé la diversité des éléments d’une expérience queceux-ci soient émotifs, cognitifs ou proprement artistiques ; ensuite, elle est lepouvoir d’anticiper, par un recul réflexif, des possibilités alternatives d’existence oudirections de l’action. Par ces deux qualités, il en ressort une troisième, pas toujoursexprimée explicitement, à savoir que l’imagination est le lieu de la formation et del’intégration de « soi » ou de la personne. Dewey écrit :

[De] même qu’il revient à l’art d’être unificateur, de frayer un passage àtravers les distinctions conventionnelles (…), de même il revient à l’art[comme expérience (imaginative) esthétique] de faire concerter les différencesau sein de la personne individuelle, de supprimer l’atomisation et les conflitsentre les éléments qui la composent, et de tirer parti de leurs oppositions pourconstruire une personnalité riche. (L’art comme expérience : 292).

C’est donc dire que l’unité de la personne, du soi, repose (du moins en partie) sur lacapacité de l’individu à (s’)imaginer et (se) projeter (dans) divers cours d’actionspossibles et à relier ensemble la variété parfois diffuse qui compose sa vie. Cette« synthèse de l’hétérogène », pour reprendre l’expression de Kant, agit sur le planpsychologique comme organe de continuité de l’individu, de sorte que le matériau« brut » hétérogène de l’expérience forme, avec le temps, et non sans travail etsouffrance, un « tout » unifié et cohérent, bref une personne. La personne est alors

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

6 sur 8 13-10-11 11:22

Page 7: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

comprise comme « unité d’une vie », pour reprendre la formule aristotélicienne[8].

Aussi, il faut ajouter que chez Dewey, il n’y a pas de séparation radicale entre lesdiverses facultés ou capacités de l’intelligence humaine. Pour lui, ce que nousappelons communément l’acte de réflexion, ce processus d’évaluation et dedélibération rationnelle, n’est autre que l’imagination disciplinée par les règlesformelles et pratiques de l’argumentation. Vue de cette manière, la délibérationmorale est « ajournement de l’action »[9], dit Dewey, par laquelle nous procédons àune « répétition dramatique », en imagination, de divers plans d’action[10].L’activité artistique devient ainsi l’un des « moyens par lesquels nous entrons, parl’imagination et les émotions (…), dans d’autres formes de relations et departicipations que les nôtres » (L’art comme expérience : 382). Que ce soit lacapacité de se mettre à la place de l’autre, d’envisager des modes de vie alternative,ou d’entrer en relation originale avec certaines parties de la nature ou de notreenvironnement matériel, les œuvres d’art peuvent être des points de convergenceentre nous et le monde. En ce sens, nous pouvons affirmer, avec Dewey, que« l’imagination est le principal instrument du bien » (L’art comme expérience :397).

Enfin, retenons que les propos de Dewey concernant l’art comme expérience etl’expérience comme art, s’inscrivent dans une perspective expérimentale, c’est-à-dire, au sens large, une perspective susceptible d’être révisée, corrigée etaméliorée avec le temps, selon les lieux, les besoins et les nécessités. Les esprits autempérament idéaliste seront enchantés par tout ce qui résonne de spirituel etd’éthéré dans les exposés de Dewey, tandis que les tempéraments plus naturalistesseront ravis par la quantité d’exemples concrets et le caractère somatique, incarné,de l’expérience esthétique. Les uns comme les autres découvriront une philosophieriche et complexe qui dépasse les catégories et qui cherche sans cesse à traquer,dans ses moindres repères, ces aspects de l’expérience capables de donner sens ànotre existence. Il faut envier ceux et celles qui ouvriront et liront ce livre pour lapremière fois…

[1] Cf. John Dewey, Reconstruction en philosophie, Œuvres philosophiques vol. I, Publications del’Université de Pau, Éditions Farrago, 2003.

[2] Cf. John Dewey, Expérience et éducation, Paris, Armand Colin. 1968.

[3] Voir les remarques pertinentes de Richard Shusterman dans sa préface pour L’art commeexpérience, Œuvres philosophiques vol. III, Publications de l’Université de Pau, Éditions Farrago,2005, p. 13.

[4] Cf. Martin Seel, L’art de diviser : le concept de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin,1993.

[5] Notons que Dewey poursuit à cet égard une tradition de penseurs modernes qui ont situé l’idéede « vitalité » au centre de leur théorie esthétique, allant de Kant à Nietzsche, en passant par Guyauet Emerson, réémergeant chez Bergson ou encore Dilthey, etc. Mais chez Dewey, le principe« vital » n’est pas, en soi, « métaphysique » au sens spiritualiste du terme, quoiqu’il soit souvent

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

7 sur 8 13-10-11 11:22

Page 8: Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophiques III

conçu comme « trait générique » de l’expérience et donc, non réductible à son substrat matériel. Ilfaut le comprendre plutôt en termes écologiques, comme principe d’organisation au sein desinteractions.

[6] Remarquons par ailleurs que toute « expérience », selon Dewey, présente à la fois des élémentscognitifs/rationnels et non-cognitifs/émotifs ou encore sensuels, mais que l’un ou l’autre de cesaspects est accentué selon le contexte, le type d’activité ou même le tempérament de la personne.

[7] John Dewey, (1997), La démocratie créatrice, traduit par Sylvie Chaput, http://agora.qc.ca/textes/dewey.html.

[8] Il reviendra à Paul Ricœur, entre autres, d’articuler davantage cette intuition afin de comprendrela dimension « narrative » de l’identité humaine (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris,Seuil,1990.

[9] John Dewey, Expérience et éducation, op. cit., p.115.

[10] Cf. John Dewey, Human Nature and Conduct: an Introduction to Social Psychology, ModernLibrary, New York, 1930.

Previous article /

Article précédent Top / Début

Table of content / Table desmatières

Next article /

Article suivant

Æ -John Dewey, L’art comme expérience, Œuvres philosophique... http://www.uqtr.ca/AE/Vol_13/recension/Bastien.html

8 sur 8 13-10-11 11:22