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Etudes philosophiques. Adieux Balzac

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AU PRINCE FREDERIC SCHWARZENBERG.

− Allons, député du centre, en avant ! Il s'agit d'aller aupas accéléré si nous voulons être à table en même temps queles autres. Haut le pied ! Saute, marquis ! là donc ! bien.Vous franchissez les sillons comme un véritable cerf !

Ces paroles étaient prononcées par un chasseur paisiblementassis sur une lisière de la forêt de l'Ile−Adam, et quiachevait de fumer un cigare de la Havane en attendant soncompagnon, sans doute égaré depuis longtemps dans leshalliers de la forêt. A ses côtés, quatre chiens haletantsregardaient comme lui le personnage auquel il s'adressait.Pour comprendre combien étaient railleuses ces allocutionsrépétées par intervalles, il faut dire que le chasseur était ungros homme court dont le ventre proéminent accusait unembonpoint véritablement ministériel. Aussi arpentait−ilavec peine les sillons d'un vaste champ récemmentmoissonné, dont les chaumes gênaient considérablement samarche ; puis, pour surcroît de douleur, les rayons du soleilqui frappaient obliquement sa figure y amassaient de grossesgouttes de sueur. Préoccupé par le soin de garder son

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équilibre, il se penchait tantôt en avant, tantôt en arrière, enimitant ainsi les soubresauts d'une voiture fortementcahotée. Ce jour était un de ceux qui, pendant le mois deseptembre, achèvent de mûrir les raisins par des feuxéquatoriaux. Le temps annonçait un orage. Quoiqueplusieurs grands espaces d'azur séparassent encore versl'horizon de gros nuages noirs, on voyait des nuées blondess'avancer avec une effrayante rapidité, en étendant, del'ouest à l'est, un léger rideau grisâtre. Le vent, n'agissantque dans la haute région de l'air, l'atmosphère comprimaitvers les bas−fonds les brûlantes vapeurs de la terre. Entouréde hautes futaies qui le privaient d'air, le vallon quefranchissait le chasseur avait la température d'une fournaise.Ardente et silencieuse, la forêt semblait avoir soif. Lesoiseaux, les insectes étaient muets, et les cimes des arbress'inclinaient à peine. Les personnes auxquelles il restequelque souvenir de l'été de 1819 doivent donc compatir auxmaux du pauvre ministériel, qui suait sang et eau pourrejoindre son compagnon moqueur. Tout en fumant soncigare, celui−ci avait calculé, par la position du soleil, qu'ilpouvait être environ cinq heures du soir.

− Où diable sommes−nous ? dit le gros chasseur ens'essuyant le front et s'appuyant contre un arbre du champ,presque en face de son compagnon ; car il ne se sentit plusla force de sauter le large fossé qui l'en séparait.

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− Et c'est à moi que tu le demandes, répondit en riant lechasseur couché dans les hautes herbes jaunes quicouronnaient le talus. Il jeta le bout de son cigare dans lefossé, en s'écriant : − Je jure par saint Hubert qu'on ne mereprendra plus à m'aventurer dans un pays inconnu avec unmagistrat, fût−il comme toi, mon cher d'Albon, un vieuxcamarade de collége !

− Mais, Philippe, vous ne comprenez donc plus le français ?Vous avez sans doute laissé votre esprit en Sibérie, répliquale gros homme en lançant un regard douloureusementcomique sur un poteau qui se trouvait à cent pas de là.

− J'entends ! répondit Philippe qui saisit son fusil, se levatout à coup, s'élança d'un seul bond dans le champ, et courutvers le poteau. − Par ici, d'Albon, par ici ! demi−tour àgauche, cria−t−il à son compagnon en lui indiquant par ungeste une large voie pavée. Chemin de Baillet àl'Ile−Adam ! reprit−il, ainsi nous trouverons dans cettedirection celui de Cassan, qui doit s'embrancher sur celui del'Ile−Adam.

− C'est juste, mon colonel, dit monsieur d'Albon enremettant sur sa tête une casquette avec laquelle il venait des'éventer.

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− En avant donc, mon respectable conseiller, répondit lecolonel Philippe en sifflant les chiens qui semblaient déjà luimieux obéir qu'au magistrat auquel ils appartenaient.

− Savez−vous, monsieur le marquis, reprit le militairegoguenard, que nous avons encore plus de deux lieues àfaire ? Le village que nous apercevons là−bas doit êtreBaillet.

− Grand Dieu ! s'écria le marquis d'Albon, allez à Cassan,si cela peut vous être agréable, mais vous irez tout seul. Jepréfère attendre ici, malgré l'orage, un cheval que vousm'enverrez du château. Vous vous êtes moqué de moi, Sucy.Nous devions faire une jolie petite partie de chasse, ne pasnous éloigner de Cassan, fureter sur les terres que jeconnais. Bah ! au lieu de nous amuser, vous m'avez faitcourir comme un lévrier depuis quatre heures du matin, etnous n'avons eu pour tout déjeuner que deux tasses de lait !Ah ! si vous avez jamais un procès à la Cour, je vous le feraiperdre, eussiez−vous cent fois raison.

Le chasseur découragé s'assit sur une des bornes qui étaientau pied du poteau, se débarrassa de son fusil, de sacarnassière vide, et poussa un long soupir.

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− France ! voilà tes députés, s'écria en riant le colonel deSucy. Ah ! mon pauvre d'Albon, si vous aviez été commemoi six ans au fond de la Sibérie...

Il n'acheva pas et leva les yeux au ciel, comme si sesmalheurs étaient un secret entre Dieu et lui.

− Allons ! marchez ! ajouta−t−il. Si vous restez assis, vousêtes perdu.

− Que voulez−vous, Philippe ? c'est une si vieille habitudechez un magistrat ! D'honneur, je suis excédé ! Encore sij'avais tué un lièvre !

Les deux chasseurs présentaient un contraste assez rare.Le ministériel était âgé de quarante−deux ans et neparaissait pas en avoir plus de trente, tandis que le militaire,âgé de trente ans, semblait en avoir au moins quarante. Tous

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deux étaient décorés de la rosette rouge, attribut des officiersde la Légion d'honneur. Quelques mèches de cheveux,mélangées de noir et de blanc comme l'aile d'une pie,s'échappaient de dessous la casquette du colonel ; de bellesboucles blondes ornaient les tempes du magistrat. L'un étaitd'une haute taille, sec, maigre, nerveux, et les rides de safigure blanche trahissaient des passions terribles oud'affreux malheurs ; l'autre avait un visage brillant de santé,jovial et digne d'un épicurien. Tous deux étaient fortementhâlés par le soleil, et leurs longues guêtres de cuir fauveportaient les marques de tous les fossés, de tous les maraisqu'ils avaient traversés.

− Allons, s'écria monsieur de Sucy, en avant ! Après unepetite heure de marche nous serons à Cassan, devant unebonne table.

− Il faut que vous n'ayez jamais aimé, répondit leconseiller d'un air piteusement comique, vous êtes aussiimpitoyable que l'article 304 du Code pénal !

Philippe de Sucy tressaillit violemment ; son large front seplissa ; sa figure devint aussi sombre que l'était le ciel en cemoment. Quoiqu'un souvenir d'une affreuse amertume

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crispât tous ses traits, il ne pleura pas. Semblable auxhommes puissants, il savait refouler ses émotions au fond deson coeur, et trouvait peut−être, comme beaucoup decaractères purs, une sorte d'impudeur à dévoiler ses peinesquand aucune parole humaine n 'en peut rendre laprofondeur, et qu'on redoute la moquerie des gens qui neveulent pas les comprendre. Monsieur d'Albon avait une deces âmes délicates qui devinent les douleurs et ressententvivement la commotion qu'elles ont involontairementproduite par quelque maladresse. Il respecta le silence deson ami , se l eva , oub l i a sa fa t i gue , e t l e su i v i tsilencieusement, tout chagrin d'avoir touché une plaie quiprobablement n'était pas cicatrisée.

− Un jour, mon ami, lui dit Philippe en lui serrant la main eten le remerciant de son muet repentir par un regarddéchirant, un jour je te raconterai ma vie. Aujourd'hui, je nesaurais.

Ils continuèrent à marcher en silence. Quand la douleur ducolonel parut dissipée, le conseiller retrouva sa fatigue ; etavec l'instinct ou plutôt avec le vouloir d'un homme harassé,son oeil sonda toutes les profondeurs de la forêt ; i linterrogea les cimes des arbres, examina les avenues, enespérant y découvrir quelque gîte où il pût demanderl'hospitalité. En arrivant à un carrefour, il crut apercevoir

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une légère fumée qui s'élevait entre les arbres. Il s'arrêta,regarda fort attentivement, et reconnut, au milieu d'unmassif immense, les branches vertes et sombres de quelquespins.

− Une maison ! une maison ! s'écria−t−il avec le plaisirqu'aurait eu un marin à crier : Terre ! terre !

Puis il s'élança vivement à travers un hallier assez épais, etle colonel, qui était tombé dans une profonde rêverie, l'ysuivit machinalement.

− J'aime mieux trouver ici une omelette, du pain deménage et une chaise, que d'aller chercher à Cassan desdivans, des truffes et du vin de Bordeaux.

Ces paroles étaient une exclamation d'enthousiasmearrachée au conseiller par l'aspect d'un mur dont la couleurblanchâtre tranchait, dans le lointain, sur la masse brune destroncs noueux de la forêt.

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− Ah ! ah ! ceci m'a l'air d'être quelque ancien prieuré,s'écria derechef le marquis d'Albon en arrivant à une grilleantique et noire, d'où il put voir, au milieu d'un parc assezvaste, un bâtiment construit dans le style employé jadis pourles monuments monastiques. − Comme ces coquins demoines savaient choisir un emplacement !

Cette nouvelle exclamation était l'expression del'étonnement que causait au magistrat le poétique ermitagequi s'offrait à ses regards. La maison était située à mi−côte,sur le revers de la montagne, dont le sommet est occupé parle village de Nerville. Les grands chênes séculaires de laforêt, qui décrivait un cercle immense autour de cettehabitation, en faisaient une véritable solitude. Le corps delogis jadis destiné aux moines avait son exposition au midi.Le parc paraissait avoir une quarantaine d'arpents. Auprèsde la maison, régnait une verte prairie, heureusementdécoupée par plusieurs ruisseaux clairs, par des nappes d'eaugracieusement posées, et sans aucun artifice apparent. Çà etlà s'élevaient des arbres verts aux formes élégantes, auxfeuillages variés. Puis, des grottes habilement ménagées, desterrasses massives avec leurs escaliers dégradés et leursrampes rouillées imprimaient une physionomie particulière àcette sauvage Thébaïde. L'art y avait élégamment uni sesconstructions aux plus pittoresques effets de la nature. Lespassions humaines semblaient devoir mourir aux pieds deces grands arbres qui défendaient l'approche de cet asile auxbruits du monde, comme ils y tempéraient les feux du soleil.

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− Quel désordre ! se dit monsieur d'Albon après avoir jouide la sombre expression que les ruines donnaient à cepaysage, qui paraissait frappé de malédiction. C'était commeun lieu funeste abandonné par les hommes. Le lierre avaitétendu partout ses nerfs tortueux et ses riches manteaux. Desmousses brunes, verdâtres, jaunes ou rouges répandaientleurs teintes romantiques sur les arbres, sur les bancs, sur lestoits, sur les pierres. Les fenêtres vermoulues étaient uséespar la pluie, creusées par le temps ; les balcons étaientbrisés, les terrasses démolies. Quelques persiennes netenaient plus que par un de leurs gonds. Les portes disjointesparaissaient ne pas devoir résister à un assaillant. Chargéesdes touffes luisantes du gui, les branches des arbres fruitiersnégligés s'étendaient au loin sans donner de récolte. Dehautes herbes croissaient dans les allées. Ces débris jetaientdans le tableau des effets d'une poésie ravissante, et desidées rêveuses dans l'âme du spectateur. Un poète seraitresté là plongé dans une longue mélancolie, en admirant cedésordre plein d'harmonies, cette destruction qui n'était passans grâce. En ce moment, quelques rayons de soleil sefirent jour à travers les crevasses des nuages, illuminèrentpar des jets de mille couleurs cette scène à demi sauvage.Les tuiles brunes resplendirent, les mousses brillèrent, desombres fantastiques s'agitèrent sur les prés, sous les arbres ;des couleurs mortes se réveillèrent, des oppositionspiquantes se combattirent, les feuillages se découpèrent dansla clarté. Tout à coup, la lumière disparut. Ce paysage quisemblait avoir parlé, se tut, et redevint sombre, ou plutôt

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doux comme la plus douce teinte d'un crépuscule d'automne.

− C'est le palais de la Belle au Bois Dormant, se dit leconseiller qui ne voyait déjà plus cette maison qu'avec lesyeux d'un propriétaire. A qui cela peut−il donc appartenir ?Il faut être bien bête pour ne pas habiter une si joliepropriété.

Aussitôt, une femme s'élança de dessous un noyer planté àdroite de la grille, et sans faire de bruit passa devant leconseiller aussi rapidement que l'ombre d'un nuage ; cettevision le rendit muet de surprise.

− Eh ! bien, d'Albon, qu'avez−vous ? lui demanda lecolonel.

− Je me frotte les yeux pour savoir si je dors ou si je veille,répondit le magistrat en se collant sur la grille pour tâcher derevoir le fantôme.

− Elle est probablement sous ce figuier, dit−il en montrantà Philippe le feuillage d'un arbre qui s'élevait au−dessus dumur, à gauche de la grille.

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− Qui, elle ?

− Eh ! puis−je le savoir ? reprit monsieur d'Albon. Il vientde se lever là, devant moi, dit−il à voix basse, une femmeétrange ; elle m'a semblé plutôt appartenir à la nature desombres qu'au monde des vivants. Elle est si svelte, si légère,si vaporeuse, qu'elle doit être diaphane. Sa figure est aussiblanche que du lait. Ses vêtements, ses yeux, ses cheveuxsont noirs. Elle m'a regardé en passant, et quoique je ne soispoint peureux, son regard immobile et froid m'a figé le sangdans les veines.

− Est−elle jolie ? demanda Philippe.

− Je ne sais pas. Je ne lui ai vu que les yeux dans la figure.

− Au diable le dîner de Cassan, s'écria le colonel, restonsici. J'ai une envie d'enfant d'entrer dans cette singulièrepropriété. Vois−tu ces châssis de fenêtres peints en rouge, etces filets rouges dessinés sur les moulures des portes et des

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volets ? Ne semble−t−il pas que ce soit la maison du diable,il aura peut−être hérité des moines. Allons, courons après ladame blanche et noire ! En avant ! s'écria Philippe avec unegaieté factice.

En ce moment, les deux chasseurs entendirent un cri assezsemblable à celui d'une souris prise au piége. Ils écoutèrent.Le feuillage de quelques arbustes froissés retentit dans lesilence, comme le murmure d'une onde agitée ; maisquoiqu'ils prêtassent l'oreille pour saisir quelques nouveauxsons, la terre resta silencieuse et garda le secret des pas del'inconnue, si toutefois elle avait marché.

− Voilà qui est singulier, s'écria Philippe en suivant lescontours que décrivaient les murs du parc.

Les deux amis arrivèrent bientôt à une allée de la forêt quiconduit au village de Chauvry. Après avoir remonté cechemin vers la route de Paris, ils se trouvèrent devant unegrande grille, et virent alors la façade principale de cettehabitation mystérieuse. De ce côté, le désordre était à soncomble. D'immenses lézardes sillonnaient les murs de troiscorps de logis bâtis en équerre. Des débris de tuiles etd 'ardoises amoncelés à terre et des toi ts dégradésannonçaient une complète incurie. Quelques fruits étaienttombés sous les arbres et pourrissaient sans qu'on les

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récoltât. Une vache paissait à travers les boulingrins, etfoulait les fleurs des plates−bandes, tandis qu'une chèvrebroutait les raisins verts et les pampres d'une treille.

− Ici, tout est harmonie, et le désordre y est en quelque sorteorganisé, dit le colonel en tirant la chaîne d'une cloche ;mais la cloche était sans battant.

Les deux chasseurs n 'en tend i ren t que le b ru i tsingul ièrement aigre d'un ressort roui l lé. Quoiquetrès−délabrée, la petite porte pratiquée dans le mur auprès dela grille résista néanmoins à tout effort.

− Oh ! oh ! tout ceci devient très−curieux, dit−il à soncompagnon.

− Si je n'étais pas magistrat, répondit monsieur d'Albon, jecroirais que la femme noire est une sorcière.

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A peine avait−il achevé ces mots, que la vache vint à lagrille et leur présenta son mufle chaud, comme si elleéprouvait le besoin de voir des créatures humaines. Alorsune femme, si toutefois ce nom pouvait appartenir à l'êtreindéfinissable qui se leva de dessous une touffe d'arbustes,tira la vache par sa corde. Cette femme portait sur la tête unmouchoir rouge d'où s'échappaient des mèches de cheveuxblonds assez semblables à l'étoupe d'une quenouille. Ellen'avait pas de fichu. Un jupon de laine grossière à raiesalternativement noires et grises, trop court de quelquespouces, permettait de voir ses jambes. L'on pouvait croirequ'elle appartenait à une des tribus de Peaux Rougescélébrées par Cooper ; car ses jambes, son cou et ses brasnus semblaient avoir été peints en couleur de brique. Aucunrayon d'intelligence n'animait sa figure plate. Ses yeuxbleuâtres étaient sans chaleur et ternes. Quelques poilsblancs clairsemés lui tenaient lieu de sourcils. Enfin, sabouche était contournée de manière à laisser passer desdents mal rangées, mais aussi blanches que celles d'unchien.

− Ohé ! la femme ! cria monsieur de Sucy.

Elle arriva lentement jusqu'à la grille, en contemplant d'unair niais les deux chasseurs à la vue desquels il lui échappaun sourire pénible et forcé.

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− Où sommes−nous ? Quelle est cette maison−là ? A quiest−elle ? Qui êtes−vous ? Etes−vous d'ici ?

A ces questions et à une foule d'autres que lui adressèrentsuccessivement les deux amis, elle ne répondit que par desgrognements gutturaux qui semblaient appartenir plus àl'animal qu'à la créature humaine.

− Ne voyez−vous pas qu'elle est sourde et muette, dit lemagistrat.

− Bons−Hommes ! s'écria la paysanne.

− Ah ! elle a raison. Ceci pourrait bien être l'anciencouvent des Bons−Hommes, dit monsieur d'Albon.

Les questions recommencèrent. Mais, comme un enfantcapricieux, la paysanne rougit, joua avec son sabot, tortilla

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la corde de la vache qui s'était remise à paître, regarda lesdeux chasseurs, examina toutes les part ies de leurhabillement ; elle glapit, grogna, gloussa, mais elle ne parlapas.

− Ton nom ? lui dit Philippe en la contemplant fixementcomme s'il eût voulu l'ensorceler.

− Geneviève, dit−elle en riant d'un rire bête.

− Jusqu'à présent la vache est la créature la plusintelligente que nous ayons vue, s'écria le magistrat. Je vaistirer un coup de fusil pour faire venir du monde.

Au moment où d'Albon saisissait son arme, le colonell'arrêta par un geste, et lui montra du doigt l'inconnue quiavait si vivement piqué leur curiosité. Cette femme semblaitensevelie dans une méditation profonde, et venait à pas lentspar une allée assez éloignée, en sorte que les deux amiseurent le temps de l'examiner. Elle était vêtue d'une robe desatin noir tout usée. Ses longs cheveux tombaient en bouclesnombreuses sur son f ront , autour de ses épaules,

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descendaient jusqu'en bas de sa taille, et lui servaient dechâle. Accoutumée sans doute à ce désordre, elle ne chassaitque rarement sa chevelure de chaque côté de ses tempes ;mais alors, elle agitait la tête par un mouvement brusque, etne s'y prenait pas à deux fois pour dégager son front ou sesyeux de ce voile épais. Son geste avait d'ailleurs, commecelui d'un animal, cette admirable sécurité de mécanismedont la prestesse pouvait paraître un prodige dans unefemme. Les deux chasseurs étonnés la virent sauter sur unebranche de pommier et s'y attacher avec la légèreté d'unoiseau. Elle y saisit des fruits, les mangea, puis se laissatomber à terre avec la gracieuse mollesse qu'on admire chezles écureuils. Ses membres possédaient une élasticité quiôtait à ses moindres mouvements jusqu'à l'apparence de lagêne ou de l'effort. Elle joua sur le gazon, s'y roula commeaurait pu le faire un enfant ; puis, tout à coup, elle jeta sespieds et ses mains en avant, et resta étendue sur l'herbe avecl'abandon, la grâce, le naturel d'une jeune chatte endormieau soleil. Le tonnerre ayant grondé dans le lointain, elle seretourna subitement, et se mit à quatre pattes avec lamiraculeuse adresse d'un chien qui entend venir un étranger.Par l'effet de cette bizarre attitude, sa noire chevelure sesépara tout à coup en deux larges bandeaux qui retombèrentde chaque côté de sa tête, et permit aux deux spectateurs decette scène singulière d'admirer des épaules dont la peaublanche brilla comme les marguerites de la prairie, un coudont la perfection faisait juger celle de toutes les proportionsdu corps.

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Elle laissa échapper un cri douloureux, et se leva tout à faitsur ses pieds. Ses mouvements se succédaient sigracieusement, s'exécutaient si lestement, qu'elle semblaitêtre, non pas une créature humaine, mais une de ces filles del'air célébrées par les poésies d'Ossian. Elle alla vers unenappe d'eau, secoua légèrement une de ses jambes pour ladébarrasser de son soulier, et parut se plaire à tremper sonpied blanc comme l'albâtre dans la source en y admirantsans doute les ondulations qu'elle y produisait, et quiressemblaient à des pierreries. Puis elle s'agenouilla sur lebord du bassin, s'amusa, comme un enfant, à y plonger seslongues tresses et à les en tirer brusquement pour voirtomber goutte à goutte l'eau dont elles étaient chargées, etqui, traversée par les rayons du jour, formaient comme deschapelets de perles.

− Cette femme est folle, s'écria le conseiller.

Un cri rauque, poussé par Geneviève, retentit et paruts'adresser à l'inconnue, qui se redressa vivement en chassantses cheveux de chaque côté de son visage. En ce moment, lecolonel et d'Albon purent voir distinctement les traits decette femme, qui, en apercevant les deux amis, accourut enquelques bonds à la grille avec la légèreté d'une biche.

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− Adieu ! dit−elle d'une voix douce et harmonieuse, maissans que cette mélodie, impatiemment attendue par leschasseurs, parut dévoiler le moindre sentiment ou lamoindre idée.

Monsieur d'Albon admira les longs cils de ses yeux, sessourcils noirs bien fournis, une peau d'une blancheuréblouissante et sans la plus légère nuance de rougeur. Depetites veines bleues tranchaient seules sur son teint blanc.Quand le conseiller se tourna vers son ami pour lui faire partde l'étonnement que lui inspirait la vue de cette femmeétrange, il le trouva étendu sur l'herbe et comme mort.Monsieur d'Albon déchargea son fusil en l'air pour appelerdu monde, et cria : Au secours ! en essayant de relever lecolonel. Au bruit de la détonation, l'inconnue, qui étaitrestée immobile, s'enfuit avec la rapidité d'une flèche, jetades cris d'effroi comme un animal blessé, et tournoya sur laprairie en donnant les marques d'une terreur profonde.Monsieur d'Albon entendit le roulement d'une calèche sur laroute de l'Ile−Adam, et implora l'assistance des promeneursen agitant son mouchoir. Aussitôt, la voiture se dirigea versles Bons−Hommes, et monsieur d'Albon y reconnutmonsieur et madame de Grandville, ses voisins, quis'empressèrent de descendre de leur voiture en l'offrant aumagistrat. Madame de Grandville avait, par hasard, unflacon de sels, que l'on fit respirer à monsieur de Sucy.

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Quand le colonel ouvrit les yeux, il les tourna vers la prairieoù l'inconnue ne cessait de courir en criant, et laissaéchapper une exclamation indistincte, mais qui révélait unsentiment d'horreur ; puis il ferma de nouveau les yeux enfaisant un geste comme pour demander à son ami del'arracher à ce spectacle. Monsieur et madame de Grandvillelaissèrent le conseiller libre de disposer de leur voiture, enlui disant obligeamment qu'ils allaient continuer leurpromenade à pied.

− Quelle est donc cette dame ? demanda le magistrat endésignant l'inconnue.

− L'on présume qu'elle vient de Moulins, réponditmonsieur de Grandville. Elle se nomme la comtesse deVandières, on la dit folle ; mais comme elle n'est ici quedepuis deux mois, je ne saurais vous garantir la véracité detous ces ouï−dire.

Monsieur d'Albon remercia monsieur et madame deGrandville et partit pour Cassan.

− C'est elle, s'écria Philippe en reprenant ses sens.

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− Qui ? elle ! demanda d'Albon.

− Stéphanie. Ah ! morte et vivante, vivante et folle, j'ai cruque j'allais mourir.

Le prudent magistrat, qui apprécia la gravité de la crise àlaquelle son ami était tout en proie, se garda bien de lequestionner ou de l'irriter, il souhaitait impatiemment arriverau château ; car le changement qui s'opérait dans les traits etdans toute la personne du colonel lui faisait craindre que lacomtesse n'eût communiqué à Philippe sa terrible maladie.Aussitôt que la voiture atteignit l'avenue de l'Ile−Adam,d'Albon envoya le laquais chez le médecin du bourg ; ensorte qu'au moment où le colonel fut couché, le docteur setrouva au chevet de son lit.

− Si monsieur le colonel n'avait pas été presqu'à jeun, dit lechirurgien, il était mort. Sa fatigue l'a sauvé.

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Après avoir indiqué les premières précautions à prendre, ledocteur sortit pour aller préparer lui−même une potioncalmante. Le lendemain matin monsieur de Sucy étaitmieux ; mais le médecin avait voulu le veiller lui−même.

− Je vous avouerai, monsieur le marquis, dit le docteur àmonsieur d'Albon, que j'ai craint une lésion au cerveau.Monsieur de Sucy a reçu une bien violente commotion, sespassions sont vives ; mais, chez lui, le premier coup portédécide de tout. Demain il sera peut−être hors de danger.

Le médecin ne se trompa point, et le lendemain il permit aumagistrat de revoir son ami.

− Mon cher d'Albon, dit Philippe en lui serrant la main,j 'attends de toi un service ! Cours promptement auxBons−Hommes ! informe−toi de tout ce qui concerne ladame que nous y avons vue, et reviens promptement ; car jecompterai les minutes.

Monsieur d'Albon sauta sur un cheval, et galopa jusqu'àl'ancienne abbaye. En y arrivant, il aperçut devant la grilleun grand homme sec dont la figure était prévenante, et quirépondit affirmativement quand le magistrat lui demanda s'ilhabitait cette maison ruinée. Monsieur d'Albon lui racontales motifs de sa visite.

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− Eh ! quoi, monsieur, s'écria l'inconnu, serait−ce vous quiavez tiré ce coup de fusil fatal ? Vous avez failli tuer mapauvre malade.

− Eh ! monsieur, j'ai tiré en l'air.

− Vous auriez fait moins de mal à madame la comtesse, sivous l'eussiez atteinte.

− Eh ! bien, nous n'avons rien à nous reprocher, car la vuede votre comtesse a failli tuer mon ami, monsieur de Sucy.

− Serait−ce le baron Philippe de Sucy ? s'écria le médecinen joignant les mains. Est−il allé en Russie, au passage de laBérésina ?

− Oui, reprit d'Albon, il a été pris par des Cosaques etmené en Sibérie, d'où il est revenu depuis onze mois

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environ.

− Entrez, monsieur, dit l ' inconnu en conduisant lemagistrat dans un salon situé au rez−de−chaussée del'habitation où tout portait les marques d'une dévastationcapricieuse.

Des vases de porcelaine précieux étaient brisés à côtéd'une pendule dont la cage était respectée. Les rideaux desoie drapés devant les fenêtres étaient déchirés, tandis que ledouble rideau de mousseline restait intact.

− Vous voyez, dit−il à monsieur d'Albon en entrant, lesravages exercés par la charmante créature à laquelle je mesuis consacré. C'est ma nièce ; malgré l'impuissance de monart, j'espère lui rendre un jour la raison, en essayant uneméthode qu'il n'est malheureusement permis qu'aux gensriches de suivre.

Puis, comme toutes les personnes qui vivent dans lasolitude, en proie à une douleur renaissante, il racontalonguement au magistrat l'aventure suivante, dont le récit aété coordonné et dégagé des nombreuses digressions quefirent le narrateur et le conseiller.

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En quittant, sur les neuf heures du soir, les hauteurs deStudzianka, qu'il avait défendues pendant toute la journée du28 novembre 1812, le maréchal Victor y laissa un millierd'hommes chargés de protéger jusqu'au dernier momentcelui des deux ponts construits sur la Bérésina qui subsistaitencore. Cette arrière−garde s'était dévouée pour tâcher desauver une effroyable multitude de traînards engourdis parle froid, qui refusaient obstinément de quitter les équipagesde l'armée. L'héroïsme de cette généreuse troupe devait êtreinutile. Les soldats qui affluaient par masses sur les bords dela Bérésina y trouvaient, par malheur l'immense quantité devoitures, de caissons et de meubles de toute espèce quel'armée avait été obligée d'abandonner en effectuant sonpassage pendant les journées des 27 et 28 novembre.Héritiers de richesses inespérées, ces malheureux, abrutispar le froid, se logeaient dans les bivouacs vides, brisaient lematériel de l'armée pour se construire des cabanes, faisaientdu feu avec tout ce qui leur tombait sous la main, dépeçaientles chevaux pour se nourrir, arrachaient le drap ou les toilesdes voitures pour se couvrir, et dormaient au lieu decontinuer leur route et de franchir paisiblement pendant lanuit cette Bérésina qu'une incroyable fatalité avait déjàrendue si funeste à l'armée. L'apathie de ces pauvres soldatsne peut être comprise que par ceux qui se souviennentd'avoir traversé ces vastes déserts de neige, sans autreboisson que la neige, sans autre lit que la neige, sans autre

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perspective qu'un horizon de neige, sans autre aliment que laneige ou quelques betteraves gelées, quelques poignées defarine ou de la chair de cheval. Mourant de faim, de soif, defatigue et de sommeil, ces infortunés arrivaient sur uneplage où ils apercevaient du bois, des feux, des vivres,d'innombrables équipages abandonnés, des bivouacs, enfintoute une ville improvisée. Le village de Studzianka avaitété entièrement dépecé, partagé, transporté des hauteursdans la plaine. Quelque dolente et périlleuse que fût cettecité, ses misères et ses dangers souriaient à des gens qui nevoyaient devant eux que les épouvantables déserts de laRussie. Enfin c'était un vaste hôpital qui n'eut pas vingtheures d'existence. La lassitude de la vie ou le sentimentd'un bien−être inattendu rendait cette masse d'hommesinaccessible à toute pensée autre que celle du repos.Quoique l'artillerie de l'aile gauche des Russes tirât sansrelâche sur cette masse qui se dessinait comme une grandetache, tantôt noire, tantôt flamboyante, au milieu de la neige,ces infatigables boulets ne semblaient à la foule engourdiequ'une incommodité de plus. C'était comme un orage dont lafoudre était dédaignée par tout le monde, parce qu'elledevait n'atteindre, çà et là, que des mourants, des malades,ou des morts peut−être. A chaque instant, les traîneursarrivaient par groupes. Ces espèces de cadavres ambulantsse divisaient aussitôt, et allaient mendier une place de foyeren foyer ; puis, repoussés le plus souvent, ils se réunissaientde nouveau pour obtenir de force l'hospitalité qui leur étaitrefusée. Sourds à la voix de quelques officiers qui leur

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prédisaient la mort pour le lendemain, ils dépensaient lasomme de courage nécessaire pour passer le fleuve, à seconstruire un asile d'une nuit, à faire un repas souventfuneste ; cette mort qui les attendait ne leur paraissait plusun mal, puisqu'elle leur laissait une heure de sommeil. Ils nedonnaient le nom de mal qu'à la faim, à la soif, au froid.Quand il ne se trouva plus ni bois, ni feu, ni toile, ni abris,d'horribles luttes s'établirent entre ceux qui survenaientdénués de tout et les riches qui possédaient une demeure.Les plus faibles succombèrent. Enfin, il arriva un momentoù quelques hommes chassés par les Russes n'eurent plusque la neige pour bivouac, et s'y couchèrent pour ne plus serelever. Insensiblement, cette masse d'êtres presque anéantisdevint si compacte, si sourde, si stupide, ou si heureusepeut−être, que le maréchal Victor, qui en avait été l'héroïquedéfenseur en résistant à vingt mille Russes commandés parWittgenstein, fut obligé de s'ouvrir un passage, de viveforce, à travers cette forêt d'hommes, afin de faire franchir laBérésina aux cinq mille braves qu'il amenait à l'empereur.Ces infortunés se laissaient écraser plutôt que de bouger, etpérissaient en silence, en souriant à leurs feux éteints, etsans penser à la France.

A dix heures du soir seulement, le duc de Bellune se trouvade l'autre côté du fleuve. Avant de s'engager sur les pontsqui menaient à Zembin, il confia le sort de l'arrière−garde deStudzianka à Eblé, ce sauveur de tous ceux qui survécurentaux calamités de la Bérésina. Ce fut environ vers minuit que

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ce grand général, suivi d'un officier de courage, quitta lapetite cabane qu'il occupait auprès du pont, et se mit àcontempler le spectacle que présentait le camp situé entre larive de la Bérésina et le chemin de Borizof à Studzianka. Lecanon des Russes avait cessé de tonner ; des feuxinnombrables, qui, au milieu de cet amas de neige,pâlissaient et semblaient ne pas jeter de lueur, éclairaient çàet là des figures qui n'avaient rien d'humain. Desmalheureux, au nombre de trente mille environ, appartenantà toutes les nations que Napoléon avait jetées sur la Russie,étaient là, jouant leurs vies avec une brutale insouciance.

− Sauvons tout cela, dit le général à l'officier. Demain matinles Russes seront maîtres de Studzianka. Il faudra doncbrûler le pont au moment où ils paraîtront ; ainsi, mon ami,du courage ! Fais−toi jour jusqu'à la hauteur. Dis au généralFournier qu'à peine a−t−il le temps d'évacuer sa position, depercer tout ce monde, et de passer le pont. Quand tu l'aurasvu se mettre en marche, tu le suivras. Aidé par quelqueshommes valides, tu brûleras sans pitié les bivouacs, leséquipages, les caissons, les voitures, tout ! Chasse cemonde−là sur le pont ! Contrains tout ce qui a deux jambes àse réfugier sur l'autre rive. L'incendie est maintenant notredernière ressource. Si Berthier m'avait laissé détruire cesdamnés équipages, ce fleuve n'aurait englouti personne quemes pauvres pontonniers, ces cinquante héros qui ont sauvél'armée et qu'on oubliera ?

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Le général porta la main à son front et resta silencieux. Ilsentait que la Pologne serait son tombeau, et qu'aucune voixne s'élèverait en faveur de ces hommes sublimes qui setinrent dans l'eau, l'eau de la Bérésina ! pour y enfoncer leschevalets des ponts. Un seul d'entre eux vit encore, ou, pourêtre exact, souffre dans un village, ignoré ! L'aide de camppartit. A peine ce généreux officier avait−il fait cent pas versStudzianka, que le général Eblé réveilla plusieurs de sespontonniers souffrants, et commença son oeuvre charitableen brûlant les bivouacs établis autour du pont, et obligeantainsi les dormeurs qui l'entouraient à passer la Bérésina.Cependant le jeune aide de camp était arrivé, non sanspeine, à la seule maison de bois qui fût restée debout, àStudzianka.

− Cette baraque est donc bien pleine, mon camarade ? dit−ilà un homme qu'il aperçut en dehors.

− Si vous y entrez, vous serez un habile troupier, réponditl'officier sans se détourner et sans cesser de démolir avecson sabre le bois de la maison.

− Est−ce vous, Phi l ippe, d i t l 'a ide de camp enreconnaissant au son de la voix l'un de ses amis.

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− Oui. Ah ! ah ! c'est toi, mon vieux, répliqua monsieur deSucy en regardant l'aide de camp, qui n'avait, comme lui,que vingt−trois ans. Je te croyais de l'autre côté de cettesacrée rivière. Viens−tu nous apporter des gâteaux et desconfitures pour notre dessert ? Tu seras bien reçu,ajouta−t−il en achevant de détacher l'écorce du bois qu'ildonnait, en guise de provende, à son cheval.

− Je cherche votre commandant pour le prévenir, de la partdu général Eblé, de filer sur Zembin ? Vous avez à peine letemps de percer cette masse de cadavres que je vaisincendier tout à l'heure, afin de les faire marcher.

− Tu me réchauffes presque ! ta nouvelle me fait suer. J'aideux amis à sauver ! Ah ! sans ces deux marmottes, monvieux, je serais déjà mort ! C'est pour eux que je soigne moncheval, et que je ne le mange pas. Par grâce, as−tu quelquecroûte ? Voilà trente heures que je n'ai rien mis dans moncoffre, et je me suis battu comme un enragé, afin deconserver le peu de chaleur et de courage qui me restent.

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− Pauvre Philippe ! rien, rien. Mais votre général est là !

− N'essaie pas d'entrer ! Cette grange contient nos blessés.Monte encore plus haut ! tu rencontreras, sur ta droite, uneespèce de toit à porc, le général est là ! Adieu, mon brave. Sijamais nous dansons la trénis sur un parquet de Paris...

Il n'acheva pas, la bise souffla dans ce moment avec unetelle perfidie, que l'aide de camp marcha pour ne pas segeler, et que les lèvres du major Philippe se glacèrent. Lesilence régna bientôt. Il n'était interrompu que par lesgémissements qui partaient de la maison, et par le bruitsourd que faisait le cheval de monsieur de Sucy, en broyant,de faim et de rage, l'écorce glacée des arbres avec lesquels lamaison était construite. Le major remit son sabre dans lefourreau, prit brusquement la bride du précieux animal qu'ilavait su conserver, et l'arracha, malgré sa résistance, à ladéplorable pâture dont il paraissait friand.

− En route, Bichette ! en route. Il n'y a que toi, ma belle, quipuisse sauver Stéphanie. Va, plus tard, il nous sera permisde nous reposer, de mourir, sans doute.

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Philippe, enveloppé d'une pelisse à laquelle il devait saconservation et son énergie, se mit à courir en frappant deses pieds la neige durcie pour entretenir la chaleur. A peinele major eut−il fait cinq cents pas, qu'il aperçut un feuconsidérable à la place où, depuis le matin, il avait laissé savoiture sous la garde d'un vieux soldat. Une inquiétudehorrible s'empara de lui. Comme tous ceux qui, pendantcette déroute, furent dominés par un sentiment puissant, iltrouva, pour secourir ses amis, des forces qu'il n'aurait paseues pour se sauver lui−même. Il arriva bientôt à quelquespas d'un pli formé par le terrain, et au fond duquel il avaitmis à l'abri des boulets une jeune femme, sa compagned'enfance et son bien le plus cher !

A quelques pas de la voiture, une trentaine de traînardsétaient réunis devant un immense foyer qu'ils entretenaienten y jetant des planches, des dessus de caissons, des roues etdes panneaux de voitures. Ces soldats étaient, sans doute, lesderniers venus de tous ceux qui, depuis le large sillon décritpar le terrain au bas de Studzianka jusqu'à la fatale rivière,formaient comme un océan de têtes, de feux, de baraques,une mer vivante agitée par des mouvements presqueinsensibles, et d'où il s'échappait un sourd bruissement,parfois mêlé d'éclats terribles. Poussés par la faim et par ledésespoir, ces malheureux avaient probablement visité deforce la voiture. Le vieux général et la jeune femme qu'ils ytrouvèrent couchés sur des hardes, enveloppés de manteauxet de pelisses, gisaient en ce moment accroupis devant le

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feu. L'une des portières de la voiture était brisée. Aussitôtque les hommes placés autour du feu entendirent les pas ducheval et du major, il s'éleva parmi eux un cri de rageinspiré par la faim.

− Un cheval ! un cheval !

Les voix ne formèrent qu'une seule voix.

− Retirez−vous ! gare à vous ! s'écrièrent deux ou troissoldats en ajustant le cheval.

Philippe se mit devant sa jument en disant : − Gredins ! jevais vous culbuter tous dans votre feu. Il y a des chevauxmorts là−haut ! Allez les chercher.

− Est−il farceur, cet officier−là ! Une fois, deux fois, tedéranges−tu ? répliqua un grenadier colossal. Non ! Eh !bien, comme tu voudras alors.

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Un cri de femme domina la détonation. Philippe ne futheureusement pas atteint ; mais Bichette, qui avaitsuccombé, se débattait contre la mort ; trois hommess'élancèrent et l'achevèrent à coups de baïonnette.

− Cannibales ! laissez−moi prendre la couverture et mespistolets, dit Philippe au désespoir.

− Va pour les pistolets, répliqua le grenadier. Quant à lacouverture, voilà un fantassin qui depuis deux jours n'a riendans le fanal, et qui grelotte avec son méchant habit devinaigre. C'est notre général...

Philippe garda le silence en voyant un homme dont lachaussure était usée, le pantalon troué en dix endroits, et quin'avait sur la tête qu'un mauvais bonnet de police chargé degivre. Il s'empressa de prendre ses pistolets. Cinq hommesamenèrent la jument devant le foyer, et se mirent à ladépecer avec autant d'adresse qu'auraient pu le faire desgarçons bouchers de Par is . Les morceaux éta ient

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miraculeusement enlevés et jetés sur des charbons. Le majoralla se placer auprès de la femme, qui avait poussé un crid'épouvante en le reconnaissant, il la trouva immobile,assise sur un coussin de la voiture et se chauffant ; elle leregarda silencieusement, sans lui sourire. Philippe aperçutalors près de lui le soldat auquel il avait confié la défense dela voiture ; le pauvre homme était blessé. Accablé par lenombre, il venait de céder aux traînards qui l'avaientattaqué ; mais, comme le chien qui a défendu jusqu'audernier moment le dîner de son maître, il avait pris sa partdu butin, et s'était fait une espèce de manteau avec un drapblanc. En ce moment, il s'occupait à retourner un morceaude la jument, et le major vit sur sa figure la joie que luicausaient les apprêts du festin. Le comte de Vandières,tombé depuis trois jours comme en enfance, restait sur uncoussin, près de sa femme, et regardait d'un oeil fixe cesflammes dont la chaleur commençait à dissiper sonengourdissement. Il n'avait pas été plus ému du danger et del'arrivée de Philippe que du combat par suite duquel savoiture venait d'être pillée. D'abord Sucy saisit la main de lajeune comtesse, comme pour lui donner un témoignaged'affection et lui exprimer la douleur qu'il éprouvait de lavoir ainsi réduite à la dernière misère ; mais il restasilencieux près d'elle, assis sur un tas de neige qui ruisselaiten fondant, et céda lui−même au bonheur de se chauffer, enoubliant le péril, en oubliant tout. Sa figure contracta malgrélui une expression de joie presque stupide, et il attendit avecimpatience que le lambeau de jument donné à son soldat fût

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rôti. L'odeur de cette chair charbonnée irritait sa faim, et safaim faisait taire son coeur, son courage et son amour. Ilcontempla sans colère les résultats du pillage de sa voiture.Tous les hommes qui entouraient le foyer s'étaient partagéles couvertures, les coussins, les pelisses, les robes, lesvêtements d'homme et de femme appartenant au comte, à lacomtesse et au major. Philippe se retourna pour voir si l'onpouvait encore tirer parti de la caisse. Il aperçut, à la lueurdes flammes, l'or, les diamants, l'argenterie, éparpillés sansque personne songeât à s'en approprier la moindre parcelle.Chacun des individus réunis par le hasard autour de ce feugardait un silence qui avait quelque chose d'horrible, et nefaisait que ce qu'il jugeait nécessaire à son bien−être. Cettemisère était grotesque. Les figures, décomposées par lefroid, étaient enduites d'une couche de boue sur laquelle leslarmes traçaient, à partir des yeux jusqu'au bas des joues, unsillon qui attestait l'épaisseur de ce masque. La malpropretéde leurs longues barbes rendait ces soldats encore plushideux. Les uns étaient enveloppés dans des châles defemme ; les autres portaient des chabraques de cheval, descouvertures crottées, des haillons empreints de givre quifondait ; quelques−uns avaient un pied dans une botte etl'autre dans un soulier ; enfin il n'y avait personne dont lecostume n'offrît une singularité risible. En présence dechoses si plaisantes, ces hommes restaient graves etsombres. Le s i lence n 'étai t interrompu que par lecraquement du bois, par les pétillements de la flamme, par lelointain murmure du camp, et par les coups de sabre que les

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plus affamés donnaient à Bichette pour en arracher lesmeilleurs morceaux. Quelques malheureux, plus las que lesautres, dormaient, et si l'un d'eux venait à rouler dans lefoyer, personne ne le relevait. Ces logiciens sévèrespensaient que, s'il n'était pas mort, la brûlure devait l'avertirde se mettre en un lieu plus commode. Si le malheureux seréveillait dans le feu et périssait, personne ne le plaignait.Quelques soldats se regardaient, comme pour justifier leurpropre insouciance par l'indifférence des autres. La jeunecomtesse eut deux fois ce spectacle, et resta muette. Quandles différents morceaux que l'on avait mis sur des charbonsfurent cuits, chacun satisfit sa faim avec cette gloutonneriequi, vue chez les animaux, nous semble dégoûtante.

− Voilà la première fois qu'on aura vu trente fantassins surun cheval, s'écria le grenadier qui avait abattu la jument.

Ce fut la seule plaisanterie qui attestât l'esprit national.

Bientôt la plupart de ces pauvres soldats se roulèrent dansleurs habits, se placèrent sur des planches, sur tout ce quipouvait les préserver du contact de la neige, et dormirent,nonchalants du lendemain. Quand le major fut réchauffé etqu'il eut apaisé sa faim, un invincible besoin de dormir lui

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appesantit les paupières. Pendant le temps assez court quedura son débat avec le sommeil, il contempla cette jeunefemme qui, s'étant tourné la figure vers le feu pour dormir,laissait voir ses yeux clos et une partie de son front ; elleétait enveloppée dans une pelisse fourrée et dans un grosmanteau de dragon ; sa tête portait sur un oreiller taché desang ; son bonnet d'astrakan, maintenu par un mouchoirnoué sous le cou, lui préservait le visage du froid autant quecela était possible ; elle s'était caché les pieds dans lemanteau. Ainsi roulée sur elle−même, elle ne ressemblaitréellement à rien. Etait−ce la dernière des vivandières ?était−ce cette charmante femme, la gloire d'un amant, lareine des bals parisiens ? Hélas ! l'oeil même de son ami leplus dévoué n'apercevait plus rien de féminin dans cet amasde linges et de haillons. L'amour avait succombé sous lefroid, dans le coeur d'une femme. A travers les voiles épaisque le plus irrésistible de tous les sommeils étendait sur lesyeux du major, il ne voyait plus le mari et la femme quecomme deux points. Les flammes du foyer, ces figuresétendues, ce froid terrible qui rugissait à trois pas d'unechaleur fugitive, tout était rêve. Une pensée importuneeffrayait Philippe. − Nous allons tous mourir, si je dors ; jene yeux pas dormir, se disait−il. Il dormait. Une clameurterrible et une explosion réveillèrent monsieur de Sucy aprèsune heure de sommeil. Le sentiment de son devoir, le périlde son amie, retombèrent tout à coup sur son coeur. Il jetaun cri semblable à un rugissement. Lui et son soldat étaientseuls debout. Ils virent une mer de feu qui découpait devant

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eux, dans l'ombre de la nuit, une foule d'hommes, endévorant les bivouacs et les cabanes ; ils entendirent des crisde désespoir, des hurlements ; ils aperçurent des milliers defigures désolées et de faces furieuses. Au milieu de cetenfer, une colonne de soldats se faisait un chemin vers lepont, entre deux haies de cadavres.

− C'est la retraite de notre arrière−garde, s'écria le major.Plus d'espoir.

− J'ai respecté votre voiture, Philippe, dit une voix amie.

En se retournant, Sucy reconnut le jeune aide de camp à lalueur des flammes.

− Ah ! tout est perdu, répondit le major. Ils ont mangémon cheval. D'ailleurs, comment pourrais−je faire marcherce stupide général et sa femme ?

− Prenez un tison, Philippe, et menacez−les !

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− Menacer la comtesse !

− Adieu ! s'écria l'aide de camp. Je n'ai que le temps depasser cette fatale rivière, et il le faut ! J'ai une mère enFrance ! Quelle nuit ! Cette foule aime mieux rester sur laneige, et la plupart de ces malheureux se laissent brûlerplutôt que de se lever. Il est quatre heures, Philippe ! Dansdeux heures, les Russes commenceront à se remuer. Je vousassure que vous verrez la Bérésina encore une fois chargéede cadavres. Philippe, songez à vous ! Vous n'avez pas dechevaux, vous ne pouvez pas porter la comtesse ; ainsi,allons, venez avec moi, dit−il en le prenant par le bras.

− Mon ami, abandonner Stéphanie.

Le major saisit la comtesse, la mit debout, la secoua avecla rudesse d'un homme au désespoir, et la contraignit de seréveiller ; elle le regarda d'un oeil fixe et mort.

− Il faut marcher, Stéphanie, ou nous mourons ici.

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Pour toute réponse, la comtesse essayait de se laisser allerà terre pour dormir. L'aide de camp saisit un tison, et l'agitadevant la figure de Stéphanie.

− Sauvons−la malgré elle, s'écria Philippe en soulevant lacomtesse, qu'il porta dans la voiture.

Il revint implorer l'aide de son ami. Tous deux prirent levieux général, sans savoir s'il était mort ou vivant, et lemirent auprès de sa femme. Le major fit rouler avec le piedchacun des hommes qui gisaient à terre, leur reprit ce qu'ilsavaient pillé, entassa toutes les hardes sur les deux époux, etjeta dans un coin de la voiture quelques lambeaux rôtis de sajument.

− Que voulez−vous donc faire ? lui dit l'aide de camp.

− La traîner, dit le major.

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− Vous êtes fou !

− C'est vrai ! s'écria Philippe en se croisant les bras sur lapoitrine.

Il parut tout à coup saisi par une pensée de désespoir.

− Toi, dit−il en saisissant le bras valide de son soldat, je tela confie pour une heure ! Songe que tu dois plutôt mourirque de laisser approcher qui que ce soit de cette voiture.

Le major s'empara des diamants de la comtesse, les tintd'une main, tira de l'autre son sabre, se mit à frapperrageusement ceux des dormeurs qu'il jugeait devoir être lesplus intrépides, et réussit à réveiller le grenadier colossal etdeux autres hommes dont il était impossible de connaître legrade.

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− Nous sommes flambés, leur dit−il.

− Je le sais bien, répondit le grenadier, mais ça m'est égal.

− Hé ! bien, mort pour mort, ne vaut−il pas mieux vendresa vie pour une jolie femme, et risquer de revoir encore laFrance ?

− J'aime mieux dormir, dit un homme en se roulant sur laneige, et si tu me tracasses encore, major, je te fiche monbriquet dans le ventre !

− De quoi s'agit−il, mon officier ? reprit le grenadier. Cethomme est ivre ! C'est un Parisien ; ça aime ses aises.

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− Ceci sera pour toi, brave grenadier ! s'écria le major enlui présentant une rivière de diamants, si tu veux me suivreet te battre comme un enragé. Les Russes sont à dix minutesde marche ; ils ont des chevaux ; nous allons marcher surleur première batterie et ramener deux lapins.

− Mais les sentinelles, major ?

− L'un de nous trois, dit−il au soldat. Il s'interrompit,regarda l'aide de camp : − Vous venez, Hippolyte, n'est−cepas ?

Hippolyte consentit par un signe de tête.

− L'un de nous, reprit le major, se chargera de lasentinelle. D'ailleurs ils dorment peut−être aussi, ces sacrésRusses.

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− Va, major, tu es un brave ! Mais tu me mettras dans tonberlingot ? dit le grenadier.

− Oui, si tu ne laisses pas ta peau là−haut. − Si jesuccombais, Hippolyte ? et toi, grenadier, dit le major ens'adressant à ses deux compagnons, promettez−moi de vousdévouer au salut de la comtesse.

− Convenu, s'écria le grenadier.

Ils se dirigèrent vers la ligne russe, sur les batteries quiavaient si cruellement foudroyé la masse de malheureuxgisant sur le bord de la rivière. Quelques moments après leurdépart, le galop de deux chevaux retentissait sur la neige, etla batterie réveillée envoyait des volées qui passaient sur latête des dormeurs ; le pas des chevaux était si précipité,qu'on eût dit des maréchaux battant un fer. Le généreux aidede camp avait succombé. Le grenadier athlétique était sainet sauf. Philippe, en défendant son ami, avait reçu un coupde baïonnette dans l'épaule ; néanmoins il se cramponnaitaux crins du cheval, et le serrait si bien avec ses jambes quel'animal se trouvait pris comme dans un étau.

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− Dieu soit loué ! s'écria le major en retrouvant son soldatimmobile et la voiture à sa place.

− Si vous êtes juste, mon officier, vous me ferez avoir lacroix. Nous avons joliment joué de la clarinette et du bancal,hein ?

− Nous n'avons encore rien fait ! Attelons les chevaux.Prenez ces cordes.

− Il n'y en a pas assez.

− Eh ! bien, grenadier, mettez−moi la main sur cesdormeurs, et servez−vous de leurs châles, de leur linge...

− Tiens, il est mort, ce farceur−là ! s'écria le grenadier endépouillant le premier auquel il s'adressa. Ah ! c'te farce, ilssont morts !

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− Tous ?

− Oui, tous ! Il paraît que le cheval est indigeste quand onle mange à la neige.

Ces paroles firent trembler Philippe. Le froid avaitredoublé.

− Dieu ! perdre une femme que j'ai déjà sauvée vingt fois.

Le major secoua la comtesse en criant : − Stéphanie,Stéphanie !

La jeune femme ouvrit les yeux.

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− Madame ! nous sommes sauvés.

− Sauvés, répéta−t−elle en retombant.

Les chevaux furent attelés tant bien que mal. Le major,tenant son sabre de sa meilleure main, gardant les guides del'autre, armé de ses pistolets, monta sur un des chevaux, et legrenadier sur le second. Le vieux soldat, dont les piedsétaient gelés, avait été jeté en travers de la voiture, sur legénéral et sur la comtesse. Excités à coups de sabre, leschevaux emportèrent l'équipage avec une sorte de furie dansla plaine, où d'innombrables difficultés attendaient le major.Bientôt il fut impossible d'avancer sans risquer d'écraser deshommes, des femmes, et jusqu'à des enfants endormis, quitous refusaient de bouger quand le grenadier les éveillait. Envain monsieur de Sucy chercha−t−i l la route quel'arrière−garde s'était frayée naguère au milieu de cettemasse d'hommes, elle s'était effacée comme s'efface lesillage du vaisseau sur la mer ; il n'allait qu'au pas, le plussouvent arrêté par des soldats qui le menaçaient de tuer seschevaux.

− Voulez−vous arriver ? lui dit le grenadier.

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− Au prix de tout mon sang, au prix du monde entier,répondit le major.

− Marche ! On ne fait pas d'omelettes sans casser desoeufs.

Et le grenadier de la garde poussa les chevaux sur leshommes, ensanglanta les roues, renversa les bivouacs, en setraçant un double sillon de morts à travers ce champ detêtes. Mais rendons−lui la justice de dire qu'il ne se fitjamais faute de crier d'une voix tonnante : − Gare donc,charognes.

− Les malheureux ! s'écria le major.

− Bah ! ça ou le froid, ça ou le canon ! dit le grenadier enanimant les chevaux et les piquant avec la pointe de sonbriquet.

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Une catastrophe qui aurait dû leur arriver bien plus tôt, etdont un hasard fabuleux les avait préservés jusque−là, vinttout à coup les arrêter dans leur marche. La voiture versa.

− Je m'y attendais, s'écria l'imperturbable grenadier. Oh !oh ! le camarade est mort.

− Pauvre Laurent, dit le major.

− Laurent ! N'est−il pas du 5e chasseurs ?

− Oui.

− C'est mon cousin. Bah ! la chienne de vie n'est pas assezheureuse pour qu'on la regrette par le temps qu'il fait.

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La voiture ne fut pas relevée, les chevaux ne furent pasdégagés sans une perte de temps immense, irréparable. Lechoc avait été si violent que la jeune comtesse, réveillée ett irée de son engourdissement par la commotion, sedébarrassa de ses vêtements et se leva.

− Philippe, où sommes−nous ? s'écria−t−elle d'une voixdouce, en regardant autour d'elle.

− A cinq cents pas du pont. Nous allons passer laBérésina. De l'autre côté de la rivière, Stéphanie, je ne voustourmenterai plus, je vous laisserai dormir, nous serons ensûreté, nous gagnerons tranquillement Wilna. Dieu veuilleque vous ne sachiez jamais ce que votre vie aura coûté !

− Tu es blessé ?

− Ce n'est rien.

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L'heure de la catastrophe était venue. Le canon des Russesannonça le jour. Maîtres de Studzianka, ils foudroyèrent laplaine ; et aux premières lueurs du matin, le major aperçutleurs colonnes se mouvoir et se former sur les hauteurs. Uncri d'alarme s'éleva du sein de la multitude, qui fut debout enun moment. Chacun comprit instinctivement son péril, ettous se dirigèrent vers le pont par un mouvement de vague.Les Russes descendaient avec la rapidité de l'incendie.Hommes, femmes, enfants, chevaux, tout marcha sur lepont. Heureusement le major et la comtesse se trouvaientencore éloignés de la rive. Le général Eblé venait de mettrele feu aux cheva le ts de l ' au t re bord . Ma lg ré lesavertissements donnés à ceux qui envahissaient cettep l a n c h e d e s a l u t , p e r s o n n e n e v o u l u t r e c u l e r .Non−seulement le pont s'abîma chargé de monde ; maisl'impétuosité du flot d'hommes lancés vers cette fatale bergeétait si furieuse, qu'une masse humaine fut précipitée dansles eaux comme une avalanche. On n'entendit pas un cri,mais le bruit sourd d'une pierre qui tombe à l'eau ; puis laBérésina fut couverte de cadavres. Le mouvementrétrograde de ceux qui se reculèrent dans la plaine pouréchapper à cette mort, fut si violent, et leur choc contre ceuxqui marchaient en avant fut si terrible, qu'un grand nombrede gens moururent étouffés. Le comte et la comtesse deVandières durent la vie à leur voiture. Les chevaux, aprèsavoir écrasé, pétri une masse de mourants, périrent écrasés,

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foulés aux pieds par une trombe humaine qui se porta sur larive. Le major et le grenadier trouvèrent leur salut dans leurforce. Ils tuaient pour n'être pas tués. Cet ouragan de faceshumaines, ce flux et reflux de corps animés par un mêmemouvement eut pour résultat de laisser pendant quelquesmoments la rive de la Bérésina déserte. La multitude s'étaitrejetée dans la plaine. Si quelques hommes se lancèrent à larivière du haut de la berge, ce fut moins dans l'espoird'atteindre l'autre rive qui, pour eux, était la France, quepour éviter les déserts de la Sibérie. Le désespoir devint uneégide pour quelques gens hardis. Un officier sauta de glaçonen g laçon jusqu 'à l 'au t re bord ; un so ldat rampamiraculeusement sur un amas de cadavres et de glaçons.Cette immense population finit par comprendre que lesRusses ne tueraient pas vingt mille hommes sans armes,engourdis, stupides, qui ne se défendaient pas, et chacunattendit son sort avec une horrible résignation. Alors lemajor, son grenadier, le vieux général et sa femme restèrentseuls, à quelques pas de l'endroit où était le pont. Ils étaientlà, tous quatre debout, les yeux secs, silencieux, entourésd'une masse de morts. Quelques soldats valides, quelquesofficiers auxquels la circonstance rendait toute leur énergiese trouvaient avec eux. Ce groupe assez nombreux comptaitenviron cinquante hommes. Le major aperçut à deux centspas de là les ruines du pont fait pour les voitures, et quis'était brisé l'avant−veille.

− Construisons un radeau, s'écria−t−il.

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A peine avait−il laissé tomber cette parole que le groupeentier courut vers ces débris. Une foule d'hommes se mit àramasser des crampons de fer, à chercher des pièces de bois,des cordes, enfin tous les matériaux nécessaires à laconstruction du radeau. Une vingtaine de soldats etd'officiers armés formèrent une garde commandée par lemajor pour protéger les travailleurs contre les attaquesdésespérées que pourrait tenter la foule en devinant leurdessein. Le sentiment de la liberté qui anime les prisonnierset leur inspire des miracles ne peut pas se comparer à celuiqui faisait agir en ce moment ces malheureux Français.

− Voilà les Russes ! voilà les Russes ! criaient auxtravailleurs ceux qui les défendaient.

Et les bois criaient, le plancher croissait de largeur, dehauteur, de profondeur. Généraux, soldats, colonels, touspliaient sous le poids des roues, des fers, des cordes, desplanches : c'était une image réelle de la construction del'arche de Noé. La jeune comtesse, assise auprès de sonmari, contemplait ce spectacle avec le regret de ne pouvoircontribuer en rien à ce travail ; cependant elle aidait à fairedes noeuds pour consolider les cordages. Enfin, le radeau futachevé. Quarante hommes le lancèrent dans les eaux de la

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rivière, tandis qu'une dizaine de soldats tenaient les cordesqui devaient servir à l'amarrer près de la berge. Aussitôt queles constructeurs virent leur embarcation flottant sur laBérésina, ils s'y jetèrent du haut de la rive avec un horribleégoïsme. Le major, craignant la fureur de ce premiermouvement, tenait Stéphanie et le général par la main ; maisil frissonna quand il vit l'embarcation noire de monde et leshommes pressés dessus comme des spectateurs au parterred'un théâtre.

− Sauvages ! s'écria−t−il, c'est moi qui vous ai donné l'idéede faire le radeau ; je suis votre sauveur, et vous me refusezune place.

Une rumeur confuse servit de réponse. Les hommes placésau bord du radeau, et armés de bâtons qu'ils appuyaient surla berge, poussaient avec violence le train de bois, pour lelancer vers l'autre bord et lui faire fendre les glaçons et lescadavres.

− Tonnerre de Dieu ! je vous fiche à l'eau si vous nerecevez pas le major et ses deux compagnons, s'écria legrenadier, qui leva son sabre, empêcha le départ, et fit serrerles rangs, malgré des cris horribles.

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− Je vais tomber ! je tombe ! criaient ses compagnons.Partons ! en avant !

Le major regardait d'un oeil sec sa maîtresse, qui levait lesyeux au ciel par un sentiment de résignation sublime.

− Mourir avec toi ! dit−elle.

Il y avait quelque chose de comique dans la situation desgens installés sur le radeau. Quoiqu'ils poussassent desrugissements affreux, aucun d'eux n'osait résister augrenadier ; car ils étaient si pressés, qu'il suffisait de pousserune seule personne pour tout renverser. Dans ce danger, uncapitaine essaya de se débarrasser du soldat qui aperçut lemouvement hostile de l'officier, le saisit et le précipita dansl'eau en lui disant : − Ah ! ah ! canard, tu veux boire ! Va !

− Voilà deux places ! s'écria−t−il. Allons, major, jetez−nousvotre petite femme et venez ! Laissez ce vieux roquentin quicrèvera demain.

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− Dépêchez−vous ! cria une voix composée de cent voix.

− Allons, major. Ils grognent, les autres, et ils ont raison.

Le comte de Vandières se débarrassa de ses vêtements, etse montra debout dans son uniforme de général.

− Sauvons le comte, dit Philippe.

Stéphanie serra la main de son ami, se jeta sur lui etl'embrassa par une horrible étreinte.

− Adieu ! dit−elle.

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Ils s'étaient compris. Le comte de Vandières retrouva sesforces et sa présence d'esprit pour sauter dans l'embarcation,où Stéphanie le suivit après avoir donné un dernier regard àPhilippe.

− Major, voulez−vous ma place ? Je me moque de la vie,s'écria le grenadier. Je n'ai ni femme, ni enfant, ni mère.

− Je te les confie, cria le major en désignant le comte et safemme.

− Soyez tranquille, j'en aurai soin comme de mon oeil.

Le radeau fut lancé avec tant de violence vers la riveopposée à celle où Philippe restait immobile, qu'en touchantterre la secousse ébranla tout. Le comte, qui était au bord,roula dans la rivière. Au moment où il y tombait, un glaçonlui coupa la tête, et la lança au loin, comme un boulet.

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− Hein ! major ! cria le grenadier.

− Adieu ! cria une femme.

Philippe de Sucy tomba glacé d'horreur, accablé par lefroid, par le regret et par la fatigue.

− Ma pauvre nièce était devenue folle, ajouta le médecinaprès un moment de silence. Ah ! monsieur, reprit−il ensaisissant la main de monsieur d'Albon, combien la vie a étéaffreuse pour cette petite femme, si jeune, si délicate ! Aprèsavoir été, par un malheur inouï, séparée de ce grenadier dela garde, nommé Fleuriot, elle a été traînée, pendant deuxans, à la suite de l'armée, le jouet d'un tas de misérables. Elleallait, m'a−t−on dit, pieds nus, mal vêtue, restait des moisentiers sans soins, sans nourriture ; tantôt gardée dans leshôpitaux, tantôt chassée comme un animal. Dieu seulconnaît les malheurs auxquels cette infortunée a pourtant

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survécu. Elle était dans une petite ville d'Allemagne,enfermée avec des fous, pendant que ses parents, qui lacroyaient morte, partageaient ici sa succession. En 1816, legrenadier Fleuriot la reconnut dans une auberge deStrasbourg, où elle venait d'arriver après s'être évadée de saprison. Quelques paysans racontèrent au grenadier que lacomtesse avait vécu un mois entier dans une forêt, et qu'ilsl'avaient traquée pour s'emparer d'elle, sans pouvoir yparvenir. J'étais alors à quelques lieues de Strasbourg. Enentendant parler d'une fille sauvage, j'eus le désir de vérifierles faits extraordinaires qui donnaient matière à des contesridicules. Que devins−je en reconnaissant la comtesse ?Fleuriot m'apprit tout ce qu'il savait de cette déplorablehistoire. J'emmenai ce pauvre homme avec ma nièce enAuvergne, où j'eus le malheur de le perdre. Il avait un peud'empire sur madame de Vandières. Lui seul a pu obtenird'elle qu'elle s'habillât. Adieu ! ce mot qui, pour elle, esttoute la langue, elle le disait jadis rarement. Fleuriot avaitentrepris de réveiller en elle quelques idées ; mais il aéchoué, et n'a gagné que de lui faire prononcer un peu plussouvent cette triste parole. Le grenadier savait la distraire etl'occuper en jouant avec elle ; et par lui, j'espérais, mais...

L'oncle de Stéphanie se tut pendant un moment.

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− Ici, reprit−il, elle a trouvé une autre créature aveclaquelle elle parait s'entendre. C'est une paysanne idiote, qui,malgré sa laideur et sa stupidité, a aimé un maçon. Cemaçon a voulu l'épouser, parce qu'elle possède quelquesquartiers de terre. La pauvre Geneviève a été pendant un anla plus heureuse créature qu'il y eût au monde. Elle se parait,et allait le dimanche danser avec Dallot ; elle comprenaitl'amour ; il y avait place dans son coeur et dans son espritpour un sentiment. Mais Dallot a fait des réflexions. Il atrouvé une jeune fille qui a son bon sens et deux quartiers deterre de plus que n'en a Geneviève. Dallot a donc laisséGeneviève. Cet te pauvre créature a perdu le peud'intelligence que l'amour avait développé en elle, et ne saitplus que garder les vaches ou faire de l'herbe. Ma nièce etcette pauvre fille sont en quelque sorte unies par la chaîneinvisible de leur commune destinée, et par le sentiment quicause leur folie. Tenez, voyez ? dit l'oncle de Stéphanie enconduisant le marquis d'Albon à la fenêtre.

Le magistrat aperçut en effet la jolie comtesse assise à terreentre les jambes de Geneviève. La paysanne, armée d'unénorme peigne d'os, mettait toute son attention à démêler lalongue chevelure noire de Stéphanie, qui se laissait faire enjetant des cris étouffés dont l'accent trahissait un plaisirinstinctivement ressenti. Monsieur d'Albon frissonna envoyant l'abandon du corps et la nonchalance animale quitrahissait chez la comtesse une complète absence de l'âme.

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− Philippe ! Philippe ! s'écria−t−il, les malheurs passés nesont rien. N'y a−t−il donc point d'espoir ? demanda−t−il.

Le vieux médecin leva les yeux au ciel.

− Adieu, monsieur, dit monsieur d'Albon en serrant lamain du vieillard. Mon ami m'attend, vous ne tarderez pas àle voir.

− C'est donc bien elle, s'écria Sucy après avoir entendu lespremiers mots du marquis d'Albon. Ah ! j'en doutaisencore ! ajouta−t−il en laissant tomber quelques larmes deses yeux noirs, dont l'expression était habituellement sévère.

− Oui, c'est la comtesse de Vandières, répondit lemagistrat.

Le colonel se leva brusquement et s'empressa de s'habiller.

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− Hé ! bien, Phi l ippe, di t le magistrat stupéfait ,deviendrais−tu fou ?

− Mais je ne souffre plus, répondit le colonel avecsimplicité. Cette nouvelle a calmé toutes mes douleurs. Etquel mal pourrait se faire sentir quand je pense à Stéphanie ?Je vais aux Bons−Hommes, la voir, lui parler, la guérir. Elleest libre. Eh ! bien, le bonheur nous sourira, ou il n'y auraitpas de Providence. Crois−tu donc que cette pauvre femmepuisse m'entendre et ne pas recouvrer la raison ?

− Elle t'a déjà vu sans te reconnaître, répliqua doucementle magistrat, qui, s'apercevant de l'espérance exaltée de sonami, cherchait à lui inspirer des doutes salutaires.

Le colonel tressaillit ; mais il se mit à sourire en laissantéchapper un léger mouvement d'incrédulité. Personne n'osas'opposer au dessein du colonel. En peu d'heures, il fut établidans le vieux prieuré, auprès du médecin et de la comtessede Vandières.

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− Où est−elle ? s'écria−t−il en arrivant.

− Chut ! lui répondit l'oncle de Stéphanie. Elle dort.Tenez, la voici.

Philippe vit la pauvre folle accroupie au soleil sur un banc.Sa tête était protégée contre les ardeurs de l'air par une forêtde cheveux épars sur son visage ; ses bras pendaient avecgrâce jusqu'à terre ; son corps gisait élégamment posécomme celui d'une biche ; ses pieds étaient pliés sous elle,sans effort ; son sein se soulevait par intervalles égaux ; sapeau, son teint, avaient cette blancheur de porcelaine quinous fait tant admirer la figure transparente des enfants.Immobile auprès d'elle, Geneviève tenait à la main unrameau que Stéphanie était sans doute allée détacher de laplus haute cime d'un peuplier, et l'idiote agitait doucementce feuillage au−dessus de sa compagne endormie, pourchasser les mouches et fraîchir l'atmosphère. La paysanneregarda monsieur Fanjat et le colonel ; puis, comme unanimal qui a reconnu son maître, elle retourna lentement latête vers la comtesse, et continua de veiller sur elle, sansavoi r donné la moindre marque d 'é tonnement ou

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d'intelligence. L'air était brûlant. Le banc de pierre semblaitétinceler, et la prairie élançait vers le ciel ces lutines vapeursqui voltigent et flambent au−dessus des herbes comme unepoussière d'or ; mais Geneviève paraissait ne pas sentir cettechaleur dévorante. Le colonel serra violemment les mainsdu médecin dans les siennes. Des pleurs échappés des yeuxdu militaire roulèrent le long de ses joues mâles, ettombèrent sur le gazon, aux pieds de Stéphanie.

− Monsieur, dit l'oncle, voilà deux ans que mon coeur sebrise tous les jours. Bientôt vous serez comme moi. Si vousne pleurez pas, vous n'en sentirez pas moins votre douleur.

− Vous l'avez soignée, dit le colonel dont les yeuxexprimaient autant de reconnaissance que de jalousie.

Ces deux hommes s'entendirent ; et, de nouveau, sepressant fortement la main, ils restèrent immobiles, encontemplant le calme admirable que le sommeil répandaitsur cette charmante créature. De temps en temps, Stéphaniepoussait un soupir, et ce soupir, qui avait toutes lesapparences de la sensibilité, faisait frissonner d'aise lemalheureux colonel.

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− Hélas, lui dit doucement monsieur Fanjat, ne vousabusez pas, monsieur, vous la voyez en ce moment danstoute sa raison.

Ceux qui sont restés avec délices pendant des heuresentières occupés à voir dormir une personne tendrementaimée, dont les yeux devaient leur sourire au réveil,comprendront sans doute le sentiment doux et terrible quiagitait le colonel. Pour lui, ce sommeil était une illusion ; leréveil devait être une mort, et la plus horrible de toutes lesmorts. Tout à coup un jeune chevreau accourut en troisbonds vers le banc, flaira Stéphanie, que ce bruit réveilla ;elle se mit légèrement sur ses pieds, sans que ce mouvementeffrayât le capricieux animal ; mais quand elle eut aperçuPhi l ippe, e l le se sauva, suiv ie de son compagnonquadrupède, jusqu'à une haie de sureaux ; puis, elle jeta cepetit cri d'oiseau effarouché que déjà le colonel avaitentendu près de la grille où la comtesse était apparue àmonsieur d'Albon pour la première fois. Enfin, elle grimpasur un faux ébénier, se nicha dans la houppe verte de cetarbre, et se mit à regarder l'étranger avec l'attention du pluscurieux de tous les rossignols de la forêt.

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− Adieu, adieu, adieu ! dit−elle sans que l'âme communiquâtune seule inflexion sensible à ce mot.

C'était l'impassibilité de l'oiseau sifflant son air.

− Elle ne me reconnaît pas, s'écria le colonel au désespoir.Stéphanie ! c'est Philippe, ton Philippe, Philippe.

Et le pauvre militaire s'avança vers l'ébénier ; mais quandil fut à trois pas de l'arbre, la comtesse le regarda, commepour le défier, quoiqu'une sorte d'expression craintive passâtdans son oeil ; puis, d'un seul bond, elle se sauva del'ébénier sur un acacia, et, de là, sur un sapin du Nord, oùelle se balança de branche en branche avec une légèretéinouïe.

− Ne la poursuivez pas, dit monsieur Fanjat au colonel.Vous mettriez entre elle et vous une aversion qui pourraitdevenir insurmontable ; je vous aiderai à vous en faireconnaître et à l'apprivoiser. Venez sur ce banc. Si vous ne

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faites point attention à cette pauvre folle, alors vous netarderez pas à la voir s'approcher insensiblement pour vousexaminer.

− Elle ! ne pas me reconnaître, et me fuir, répéta le colonelen s'asseyant le dos contre un arbre dont le feuillageombrageait un banc rustique ; et sa tête se pencha sur sapoitrine. Le docteur garda le silence. Bientôt la comtessedescendit doucement du haut de son sapin, en voltigeantcomme un feu follet, en se laissant aller parfois auxondulations que le vent imprimait aux arbres. Elle s'arrêtait àchaque branche pour épier l'étranger ; mais, en le voyantimmobile, elle finit par sauter sur l'herbe, se mit debout, etvint à lui d'un pas lent, à travers la prairie. Quand elle se futposée contre un arbre qui se trouvait à dix pieds environ dubanc, monsieur Fanjat dit à voix basse au colonel : − Prenezadroitement, dans ma poche droite, quelques morceaux desucre, et montrez−les−lui, elle viendra ; je renonceraivolontiers, en votre faveur, au plaisir de lui donner desfriandises. A l'aide du sucre, qu'elle aime avec passion, vousl'habituerez à s'approcher de vous et à vous reconnaître.

− Quand elle était femme, répondit tristement Philippe, ellen'avait aucun goût pour les mets sucrés.

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Lorsque le colonel agita vers Stéphanie le morceau desucre qu'il tenait entre le pouce et l'index de la main droite,elle poussa de nouveau son cri sauvage, et s'élança vivementsur Philippe ; puis elle s'arrêta, combattue par la peurinstinctive qu'il lui causait ; elle regardait le sucre etdétournait la tête alternativement, comme ces malheureuxchiens à qui leurs maîtres défendent de toucher à un metsavant qu'on ait dit une des dernières lettres de l'alphabetqu'on récite lentement. Enfin la passion bestiale triompha dela peur ; Stéphanie se précipita sur Philippe, avançatimidement sa jolie main brune pour saisir sa proie, touchales doigts de son amant, attrapa le sucre et disparut dans unbouquet de bois. Cette horrible scène acheva d'accabler lecolonel, qui fondit en larmes et s'enfuit dans le salon.

− L'amour aurait−il donc moins de courage que l'amitié ? luidit monsieur Fanjat. J'ai de l'espoir, monsieur le baron. Mapauvre nièce était dans un état bien plus déplorable que celuioù vous la voyez.

− Est−ce possible ? s'écria Philippe.

− Elle restait nue, reprit le médecin.

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Le colonel fit un geste d'horreur et pâlit ; le docteur crutreconnaître dans cette pâleur quelques fâcheux symptômes,il vint lui tâter le pouls, et le trouva en proie à une fièvreviolente ; à force d'instances, il parvint à le faire mettre aulit, et lui prépara une légère dose d'opium, afin de luiprocurer un sommeil calme.

Huit jours environ s'écoulèrent, pendant lesquels le baronde Sucy fut souvent aux prises avec des angoissesmortelles ; aussi bientôt ses yeux n'eurent−ils plus delarmes. Son âme, souvent brisée, ne put s'accoutumer auspectacle que lui présentait la folie de la comtesse, mais ilpactisa, pour ainsi dire, avec cette cruelle situation, et trouvades adoucissements dans sa douleur. Son héroïsme neconnut pas de bornes. Il eut le courage d'apprivoiserStéphanie, en lui choisissant des friandises ; il mit tant desoin à lui apporter cette nourriture, il sut si bien graduer lesmodestes conquêtes qu'il voulait faire sur l'instinct de samaîtresse, ce dernier lambeau de son intelligence, qu'ilparvint à la rendre plus privée qu'elle ne l'avait jamais été.Le colonel descendait chaque matin dans le parc ; et si,après avoir longtemps cherché la comtesse, il ne pouvaitdeviner sur quel arbre elle se balançait mollement, ni le coindans lequel elle s'était tapie pour y jouer avec un oiseau, ni

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sur quel toit elle s'était perchée, il sifflait l'air si célèbre de :Partant pour la Syrie, auquel se rattachait le souvenir d'unescène de leurs amours. Aussitôt Stéphanie accourait avec lalégèreté d'un faon. Elle s'était si bien habituée à voir lecolonel, qu'il ne l'effrayait plus ; bientôt elle s'accoutuma às'asseoir sur lui, à l'entourer de son bras sec et agile. Danscette attitude, si chère aux amants, Philippe donnaitlentement quelques sucreries à la friande comtesse. Aprèsles avoir mangées toutes, il arrivait souvent à Stéphanie devisiter les poches de son ami par des gestes qui avaient lavélocité mécanique des mouvements du singe. Quand elleétait bien sûre qu'il n'y avait plus rien, elle regardait Philipped'un oeil clair, sans idées, sans reconnaissance ; elle jouaitalors avec lui ; elle essayait de lui ôter ses bottes pour voirson pied, elle déchirait ses gants, mettait son chapeau ; maiselle lui laissait passer les mains dans sa chevelure, luipermettait de la prendre dans ses bras, et recevait sansplaisir des baisers ardents ; enfin, el le le regardaitsilencieusement quand il versait des larmes ; elle comprenaitbien le sifflement de : Partant pour la Syrie ; mais il ne putréussir à lui faire prononcer son propre nom de Stéphanie !Philippe était soutenu dans son horrible entreprise par unespoir qui ne l'abandonnait jamais. Si, par une belle matinéed'automne, il voyait la comtesse paisiblement assise sur unbanc, sous un peuplier jauni, le pauvre amant se couchait àses pieds, et la regardait dans les yeux aussi longtempsqu'elle voulait bien se laisser voir, en espérant que lalumière qui s'en échappait redeviendrait intelligente ;

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parfois, il se faisait illusion, il croyait avoir aperçu cesrayons durs et immobiles, vibrant de nouveau, amollis,vivants, et i l s'écriait : − Stéphanie ! Stéphanie ! tum'entends, tu me vois ! Mais elle écoutait le son de cettevoix comme un bruit, comme l'effort du vent qui agitait lesarbres, comme le mugissement de la vache sur laquelle ellegrimpait ; et le colonel se tordait les mains de désespoir,désespoir toujours nouveau. Le temps et ces vaines épreuvesne faisaient qu'augmenter sa douleur. Un soir, par un cielcalme, au milieu du silence et de la paix de ce champêtreasile, le docteur aperçut de loin le baron occupé à charger unpistolet. Le vieux médecin comprit que Philippe n'avait plusd'espoir ; il sentit tout son sang affluer à son coeur, et s'ilrésista au vertige qui s'emparait de lui, c'est qu'il aimaitmieux voir sa nièce vivante et folle que morte. Il accourut.

− Que faites−vous ! dit−il.

− Ceci est pour moi, répondit le colonel en montrant sur lebanc un pistolet chargé, et voilà pour elle ! ajouta−t−il enachevant de fouler la bourre au fond de l'arme qu'il tenait.

La comtesse était étendue à terre, et jouait avec les balles.

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− Vous ne savez donc pas, reprit froidement le médecinqui dissimula son épouvante, que cette nuit, en dormant, ellea dit : − Philippe !

− Elle m'a nommé ! s'écria le baron en laissant tomber sonpistolet que Stéphanie ramassa ; mais il le lui arracha desmains, s'empara de celui qui était sur le banc, et se sauva.

− Pauvre petite, s'écria le médecin, heureux du succèsqu'avait eu sa supercherie. Il pressa la folle sur son sein, etdit en continuant : − Il t'aurait tuée, l'égoïste ! il veut tedonner la mort, parce qu'il souffre. Il ne sait pas t'aimer pourtoi, mon enfant ! Nous lui pardonnons, n'est−ce pas ? il estinsensé, et toi ? tu n'es que folle. Va ! Dieu seul doit terappeler prés de lui. Nous te croyons malheureuse, parceque tu ne participes plus à nos misères, sots que noussommes ! Mais, dit−il en l'asseyant sur ses genoux, tu esheureuse, rien ne te gène ; tu vis comme l'oiseau, comme ledaim.

Elle s'élança sur un jeune merle qui sautillait, le prit enjetant un petit cri de satisfaction, l'étouffa, le regarda mort,

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et le laissa au pied d'un arbre sans plus y penser.

Le lendemain, aussitôt qu'il fit jour, le colonel descenditdans les jardins, il chercha Stéphanie, il croyait au bonheur ;ne la trouvant pas, il siffla. Quand sa maîtresse fut venue, illa prit par le bras ; et, marchant pour la première foisensemble, ils allèrent sous un berceau d'arbres flétris dontles feuilles tombaient sous la brise matinale. Le colonels'assit, et Stéphanie se posa d'elle−même sur lui. Philippe entrembla d'aise.

− Mon amour, lui dit−il en baisant avec ardeur les mains dela comtesse, je suis Philippe.

Elle le regarda avec curiosité.

− Viens, ajouta−t−il en la pressant. Sens−tu battre moncoeur ! Il n'a battu que pour toi. Je t'aime toujours. Philippen'est pas mort, il est là, tu es sur lui. Tu es ma Stéphanie, etje suis ton Philippe.

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− Adieu, dit−elle, adieu.

Le colonel frissonna, car il crut s'apercevoir que sonexaltation se communiquait à sa maîtresse. Son cridéchirant, excité par l'espoir, ce dernier effort d'un amouréternel, d'une passion délirante, réveillait la raison de sonamie.

− Ah ! Stéphanie, nous serons heureux.

Elle laissa échapper un cri de satisfaction, et ses yeuxeurent un vague éclair d'intelligence.

− Elle me reconnaît ! Stéphanie !

Le colonel sentit son coeur se gonfler, ses paupièresdevenir humides. Mais il vit tout à coup la comtesse luimontrer un peu de sucre qu'elle avait trouvé en le fouillant

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pendant qu'il parlait. Il avait donc pris pour une penséehumaine ce degré de raison que suppose la malice du singe.Philippe perdit connaissance. Monsieur Fanjat trouva lacomtesse assise sur le corps du colonel. Elle mordait sonsucre en témoignant son plaisir par des minauderies qu'onaurait admirées si, quand elle avait sa raison, elle eût vouluimiter par plaisanterie sa perruche ou sa chatte.

− Ah ! mon ami, s'écria Philippe en reprenant ses sens, jemeurs tous les jours, à tous les instants ! J'aime trop ! Jesupporterais tout si, dans sa folie, elle avait gardé un peu ducaractère féminin. Mais la voir toujours sauvage et mêmedénuée de pudeur, la voir...

− Il vous fallait donc une folie d'opéra, dit aigrement ledocteur. Et vos dévouements d'amour sont donc soumis àdes préjugés ? Hé quoi ! monsieur, je me suis privé pourvous du triste bonheur de nourrir ma nièce, je vous ai laisséle plaisir de jouer avec elle, je n'ai gardé pour moi que lescharges les plus pesantes. Pendant que vous dormez, jeveille sur elle, je... Allez, monsieur, abandonnez−la. Quittezce triste ermitage. Je sais vivre avec cette chère petitecréature ; je comprends sa folie, j'épie ses gestes, je suisdans ses secrets. Un jour vous me remercierez.

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Le colonel quitta les Bons−Hommes, pour n'y plus revenirqu'une fois. Le docteur fut épouvanté de l'effet qu'il avaitproduit sur son hôte, il commençait à l'aimer à l'égal de sanièce. Si des deux amants il y en avait un digne de pitié,c'était certes Philippe : ne portait−il pas à lui seul le fardeaud'une épouvantable douleur ! Le médecin fit prendre desrenseignements sur le colonel, et apprit que le malheureuxs'était réfugié dans une terre qu'il possédait près deSaint−Germain. Le baron avait, sur la foi d'un rêve, conçuun projet pour rendre la raison à la comtesse. A l'insu dudocteur, il employait le reste de l'automne aux préparatifs decette immense entreprise. Une petite rivière coulait dans sonparc, où elle inondait en hiver un grand marais quiressemblait à peu près à celui qui s'étendait le long de la rivedroite de la Bérésina. Le village de Satout, situé sur unecolline, achevait d'encadrer cette scène d'horreur, commeStudzianka enveloppait la plaine de la Bérésina. Le colonelrassembla des ouvriers pour faire creuser un canal quireprésentât la dévorante rivière où s'étaient perdus les trésorsde la France, Napoléon et son armée. Aidé par sessouvenirs, Philippe réussit à copier dans son parc la rive oùle général Eblé avait construit ses ponts. Il planta deschevalets et les brûla de manière à figurer les ais noirs et àdemi consumés qui, de chaque côté de la rive, avaient attestéaux traînards que la route de France leur était fermée. Lecolonel fit apporter des débris semblables à ceux donts'étaient servis ses compagnons d'infortune pour construireleur embarcation. Il ravagea son parc, afin de compléter

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l'illusion sur laquelle il fondait sa dernière espérance. Ilcommanda des uniformes et des costumes délabrés, afin d'enrevêtir plusieurs centaines de paysans. Il éleva des cabanes,des bivouacs, des batteries qu'il incendia. Enfin, il n'oubliarien de ce qui pouvait reproduire la plus horrible de toutesles scènes, et il atteignit à son but. Vers les premiers joursdu mois de décembre, quand la neige eut revêtu la terre d'unépais manteau blanc, il reconnut la Bérésina. Cette fausseRussie était d'une si épouvantable vérité, que plusieurs deses compagnons d'armes reconnurent la scène de leursanciennes misères. Monsieur de Sucy garda le secret decette représentation tragique, de laquelle, à cette époque,plusieurs sociétés parisiennes s'entretinrent comme d'unefolie.

Au commencement du mois de janvier 1820, le colonelmonta dans une voiture semblable à celle qui avait amenémonsieur et madame de Vandières de Moscou à Studzianka,et se dirigea vers la forêt de l'Ile−Adam. Il était traîné pardes chevaux à peu près semblables à ceux qu'il était alléchercher au péril de sa vie dans les rangs des Russes. Ilportait les vêtements souillés et bizarres, les armes, lacoiffure qu'il avait le 29 novembre 1812. Il avait mêmelaissé croître sa barbe, ses cheveux, et négligé son visage,pour que rien ne manquât à cette affreuse vérité.

− Je vous ai deviné, s'écria monsieur Fanjat en voyant lecolonel descendre de voiture. Si vous voulez que votre

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projet réussisse, ne vous montrez pas dans cet équipage. Cesoir, je ferai prendre à ma nièce un peu d'opium. Pendantson sommeil, nous l'habillerons comme elle l'était àStudzianka, et nous la mettrons dans cette voiture. Je voussuivrai dans une berline.

Sur les deux heures du matin, la jeune comtesse fut portéedans la voiture, posée sur des coussins, et enveloppée d'unegrossière couverture. Quelques paysans éclairaient cesingulier enlèvement. Tout à coup, un cri perçant retentitdans le silence de la nuit. Phil ippe et le médecin seretournèrent et virent Geneviève qui sortait demi−nue de lachambre basse où elle couchait.

− Adieu, adieu, c'est fini, adieu, criait−elle en pleurant àchaudes larmes.

− Hé bien, Geneviève, qu'as−tu ? lui dit monsieur Fanjat.

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Geneviève agita la tête par un mouvement de désespoir,leva le bras vers le ciel, regarda la voiture, poussa un longgrognement, donna des marques visibles d'une profondeterreur, et rentra silencieuse.

− Cela est de bon augure, s'écria le colonel. Cette filleregrette de n'avoir plus de compagne. Elle voit peut−être queStéphanie va recouvrer la raison.

− Dieu le veuille, dit monsieur Fanjat qui parut affecté decet incident.

Depuis qu'il s'était occupé de la folie, il avait rencontréplusieurs exemples de l'esprit prophétique et du don deseconde vue dont quelques preuves ont été données par desaliénés, et qui se retrouvent, au dire de plusieurs voyageurs,chez les tribus sauvages.

Ainsi que le colonel l'avait calculé, Stéphanie traversa laplaine fictive de la Bérésina sur les neuf heures du matin,

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elle fut réveillée par une boîte qui partit à cent pas del'endroit où la scène avait lieu. C'était un signal. Millepaysans poussèrent une effroyable clameur, semblable auhourra de désespoir qui alla épouvanter les Russes, quandvingt mille traînards se virent livrés par leur faute à la mortou à l'esclavage. A ce cri, à ce coup de canon, la comtessesauta hors de la voiture, courut avec une délirante angoissesur la place neigeuse, vit les bivouacs brûlés, et le fatalradeau que l'on jetait dans une Bérésina glacée. Le majorPhil ippe était là, faisant tournoyer son sabre sur lamultitude. Madame de Vandières laissa échapper un cri quiglaça tous les coeurs, et se plaça devant le colonel, quipalpitait. Elle se recueillit, regarda d'abord vaguement cetétrange tableau. Pendant un instant aussi rapide que l'éclair,ses yeux eurent la lucidité dépourvue d'intelligence que nousadmirons dans l'oeil éclatant des oiseaux ; puis elle passa lamain sur son front avec l'expression vive d'une personne quimédite, elle contempla ce souvenir vivant, cette vie passéetraduite devant elle, tourna vivement la tête vers Philippe, etle vit. Un affreux silence régnait au milieu de la foule. Lecolonel haletait et n'osait parler, le docteur pleurait. Le beauvisage de Stéphanie se colora faiblement ; puis, de teinte enteinte, elle finit par reprendre l'éclat d'une jeune filleétincelant de fraîcheur. Son visage devint d'un beau pourpre.La v ie et le bonheur, animés par une intel l igenceflamboyante, gagnaient de proche en proche comme unincendie. Un tremblement convulsif se communiqua despieds au coeur. Puis ces phénomènes, qui éclatèrent en un

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moment, eurent comme un lien commun quand les yeux deStéphanie lancèrent un rayon céleste, une flamme animée.Elle vivait, el le pensait ! Elle fr issonna, de terreurpeut−être ! Dieu déliait lui−même une seconde fois cettelangue morte, et jetait de nouveau son feu dans cette âmeéteinte. La volonté humaine vint avec ses torrentsélectriques et vivifia ce corps d'où elle avait été si longtempsabsente.

− Stéphanie, cria le colonel.

− Oh ! c'est Philippe, dit la pauvre comtesse.

Elle se précipita dans les bras tremblants que le colonel luitendait, et l'étreinte des deux amants effraya les spectateurs.Stéphanie fondait en larmes. Tout à coup ses pleurs seséchèrent, elle se cadavérisa comme si la foudre l'eûttouchée, et dit d'un son de voix faible : − Adieu, Philippe. Jet'aime, adieu !

− Oh ! elle est morte, s'écria le colonel en ouvrant les bras.

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Le vieux médecin reçut le corps inanimé de sa nièce,l'embrassa comme eût fait un jeune homme, l'emporta ets'assit avec elle sur un tas de bois. Il regarda la comtesse enlui posant sur le coeur une main débile et convulsivementagitée. Le coeur ne battait plus.

− C'est donc vrai, dit−il en contemplant tour à tour lecolonel immobile et la figure de Stéphanie sur laquelle lamort répandait cette beauté resplendissante, fugitive auréole,le gage peut−être d'un brillant avenir.

− Oui, elle est morte.

− Ah ! ce sourire, s'écria Philippe, voyez donc ce sourire !Est−ce possible ?

− Elle est déjà froide, répondit monsieur Fanjat.

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Monsieur de Sucy fit quelques pas pour s'arracher à cespectacle ; mais il s'arrêta, siffla l'air qu'entendait la folle, et,ne voyant pas sa maîtresse accourir, il s'éloigna d'un paschancelant, comme un homme ivre, sifflant toujours, maisne se retournant plus.

Le général Philippe de Sucy passait dans le monde pourun homme très−aimable et surtout très−gai. Il y a quelquesjours une dame le complimenta sur sa bonne humeur et surl'égalité de son caractère.

− Ah ! madame, lui dit−il, je paie mes plaisanteries biencher, le soir, quand je suis seul.

− Etes−vous donc jamais seul ?

− Non, répondit−il en souriant.

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Si un observateur judicieux de la nature humaine avait puvoir en ce moment l'expression du comte de Sucy, il en eûtfrissonné peut−être.

− Pourquoi ne vous mariez−vous pas ? reprit cette damequi avait plusieurs filles dans un pensionnat. Vous êtesriche, titré, de noblesse ancienne ; vous avez des talents, del'avenir, tout vous sourit.

− Oui, répondit−il, mais il est un sourire qui me tue.

Le lendemain la dame apprit avec étonnement quemonsieur de Sucy s'était brûlé la cervelle pendant la nuit. Lahaute société s'entretint diversement de cet événementextraordinaire, et chacun en cherchait la cause. Selon lesgoûts de chaque raisonneur, le jeu, l'amour, l'ambition, desdésordres cachés, expliquaient cette catastrophe, dernièrescène d'un drame qui avait commencé en 1812. Deuxhommes seulement, un magistrat et un vieux médecin,savaient que monsieur le comte de Sucy était un de ces

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hommes forts auxquels Dieu donne le malheureux pouvoirde sortir tous les jours triomphants d'un horrible combatqu'ils livrent à quelque monstre inconnu. Que, pendant unmoment, Dieu leur retire sa main puissante, ils succombent.

Paris, mars 1830.

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