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A ` la Recherche de l’Arbitraire. Du Droit a ` la Se ´miotique et Retour Stefan Goltzberg Published online: 29 June 2012 Ó Springer Science+Business Media B.V. 2012 Abstract La notion d’arbitraire s’est impose ´e en the ´orie du droit—ou ` il est question des moyens d’e ´viter l’arbitraire du juge ou du souverain—et en se ´miotique, ou ` la the `se de l’arbitraire du signe est associe ´e a ` Saussure, un des pe `res de la ‘‘se ´miologie’’. Pourtant, aucune de ´finition positive n’existe de l’arbitraire, ou du moins aucune ne s’est encore valablement impose ´e. Le pre ´sent article se propose de trouver les raisons pour lesquelles un concept si pre ´sent dans la the ´orie pa ˆtit d’un tel manquement. Keywords Argumentation Á The ´orie du droit Á Se ´miotique Á Se ´miologie Á Linguistique Á Philosophie du langage La notion d’arbitraire 1 s’est impose ´e en the ´orie du droit 2 —ou ` il est question des moyens d’e ´viter l’arbitraire du juge ou du souverain—et en se ´miotique, ou ` la the `se de l’arbitraire du signe est associe ´e a ` Saussure [1, 24, 17], un des pe `res de la ‘‘se ´miologie’’. 3 Il est ne ´cessaire de justifier le choix de l’approche. Ce n’est pas seulement a ` la nature de l’arbitraire que sont consacre ´es les pages suivantes, mais e ´galement a ` la description de l’usage qui est fait du mot ‘‘arbitraire’’. Cette approche S. Goltzberg (&) Centre Perelman de philosophie du droit, Universite ´ Libre de Bruxelles (ULB), Bruxelles, Belgium e-mail: [email protected] 1 Je remercie pour leur relecture attentive Noe ´mie Benchimol, Hugo Hardy, Jean-Yves Pranche `re, Yohann-Samuel Rimokh, ainsi que les e ´valuateurs anonymes. 2 Il est indispensable de distinguer le droit comme ensemble de re `gles et de pratiques et la the ´orie du droit, qui est une the ´orie de ces re `gles et pratiques. Dans le cadre de cet article, nous nous inte ´resserons a ` la the ´orie du droit uniquement, me ˆme dans les cas ou ` nous utilisons le mot ‘‘droit’’ tout court. 3 Peu importe pour notre propos que Saussure de ´signait par se ´miologie ce que nous appelons par le terme de se ´miotique. L’opposition ne sert qu’a ` classer les courants: on parle en effet typiquement de ‘‘se ´miotique’’ ame ´ricaine et de ‘‘se ´miologie’’ franc ¸aise. 123 Int J Semiot Law (2013) 26:543–554 DOI 10.1007/s11196-012-9272-y

À la Recherche de l’Arbitraire. Du Droit à la Sémiotique et Retour

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A la Recherche de l’Arbitraire. Du Droit a laSemiotique et Retour

Stefan Goltzberg

Published online: 29 June 2012

� Springer Science+Business Media B.V. 2012

Abstract La notion d’arbitraire s’est imposee en theorie du droit—ou il est question

des moyens d’eviter l’arbitraire du juge ou du souverain—et en semiotique, ou la these

de l’arbitraire du signe est associee a Saussure, un des peres de la ‘‘semiologie’’.

Pourtant, aucune definition positive n’existe de l’arbitraire, ou du moins aucune ne

s’est encore valablement imposee. Le present article se propose de trouver les raisons

pour lesquelles un concept si present dans la theorie patit d’un tel manquement.

Keywords Argumentation � Theorie du droit � Semiotique � Semiologie �Linguistique � Philosophie du langage

La notion d’arbitraire1 s’est imposee en theorie du droit2—ou il est question des

moyens d’eviter l’arbitraire du juge ou du souverain—et en semiotique, ou la these

de l’arbitraire du signe est associee a Saussure [1, 24, 17], un des peres de la

‘‘semiologie’’.3 Il est necessaire de justifier le choix de l’approche. Ce n’est pas

seulement a la nature de l’arbitraire que sont consacrees les pages suivantes, mais

egalement a la description de l’usage qui est fait du mot ‘‘arbitraire’’. Cette approche

S. Goltzberg (&)

Centre Perelman de philosophie du droit, Universite Libre de Bruxelles (ULB), Bruxelles, Belgium

e-mail: [email protected]

1 Je remercie pour leur relecture attentive Noemie Benchimol, Hugo Hardy, Jean-Yves Pranchere,

Yohann-Samuel Rimokh, ainsi que les evaluateurs anonymes.2 Il est indispensable de distinguer le droit comme ensemble de regles et de pratiques et la theorie du

droit, qui est une theorie de ces regles et pratiques. Dans le cadre de cet article, nous nous interesserons a

la theorie du droit uniquement, meme dans les cas ou nous utilisons le mot ‘‘droit’’ tout court.3 Peu importe pour notre propos que Saussure designait par semiologie ce que nous appelons par le terme

de semiotique. L’opposition ne sert qu’a classer les courants: on parle en effet typiquement de

‘‘semiotique’’ americaine et de ‘‘semiologie’’ francaise.

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Int J Semiot Law (2013) 26:543–554

DOI 10.1007/s11196-012-9272-y

partiellement metalinguistique autorise a rapprocher des theories—du droit et

semiotique—qui ne semblent pas d’emblee avoir en commun sur ce theme autre

chose que l’usage d’un mot. En effet, loin de reposer sur un rapprochement

superficiel, notre choix porte sur le fait que le mot ‘‘arbitraire’’ fonctionne de

maniere analogue dans ces deux domaines. En l’occurrence, aucune definition

positive n’existe de l’arbitraire, ou du moins aucune ne s’est encore valablement

imposee. Le present article se propose de trouver les raisons pour lesquelles un

concept si present dans ces theories patit d’un tel manquement.

Le plan de cet article est le suivant. Il s’agit de se demander: qu’est-ce que

l’arbitraire d’une maniere generale? Ensuite, cette notion est analysee en

semiotique, puis en theorie du droit. Comme explique plus haut, la raison d’etre

de ce rapprochement tient dans l’usage que font les theoriciens d’un terme-cle non

defini: le terme ‘‘arbitraire’’. Notre approche est donc bel et bien attentive au

moins autant au mot qu’a la chose decrite. En semiotique, c’est la question de

l’arbitraire du signe qui est retenue et donc du lien entre signifie et signifiant. La

these de l’arbitraire du signe a fait l’objet de critiques dont la pertinence ebranle

ce qui pourrait autrement devenir un dogme non questionne. Apres la semiotique,

c’est le monde du droit—et plus generalement de l’etude de la prise de decision—

qui est etudie. Ici, l’arbitraire caracterise certaines decisions de justice ne

satisfaisant pas a des criteres precis. En revanche, ce qui est moins precis, c’est, a

nouveau, la realite que recouvre le terme ‘‘arbitraire’’. Ces deux disciplines—la

semiotique et le droit—sont alors comparees dans leur traitement theorique de

l’arbitraire. Le probleme lie a l’absence de definition de l’arbitraire recoit une

reponse—a la faveur d’une nouvelle analyse semantique du terme ‘‘arbitraire’’. Le

probleme de l’introuvable definition de l’arbitraire est alors generalise a d’autres

notions.

1 Qu’est-ce que l’arbitraire?

Si l’on ne sait pas au juste ce qu’est l’arbitraire, il est remarquable que l’on sache

exactement ce qu’il n’est pas: tant en theorie du droit qu’en semiotique, l’arbitraire

est defini negativement, en l’occurrence le plus souvent comme l’oppose de la

motivation. Une comparaison de ces deux disciplines permettra de preciser le

fonctionnement de notre notion.

2 L’arbitraire du Signe

Depuis au moins le Cratyle de Platon, la question philosophique s’est posee de

savoir si les mots de la langue ressemblaient ou non a la realite qu’ils designaient

[12]. Le cratylisme pose que les mots sont motives, alors que Saussure est le garant

de l’arbitraire du signe [25]. Pourtant, cette opposition, entre le mot et la chose chez

Platon et entre le signifie et le signifiant chez Saussure, n’est pas du tout symetrique.

Il est en effet tres different de parler du rapport entre les mots et le monde et entre

les mots et les notions qu’ils vehiculent. Dans le triangle semiotique, on distingue le

544 S. Goltzberg

123

signifiant (l’image phonique du mot), le signifie (la notion) et le referent (l’objet que

designe le mot). La semiotique, et plus particulierement la linguistique saussuri-

enne, est batie sur l’etude du signe linguistique dans une relation binaire signifie/

signifiant. [3]. Il faut rappeler que Saussure a exclu le monde de son etude du signe.

C’est de ce dernier seul que s’occupe la semiotique saussurienne. L’arbitraire du

signe designe le rapport entre le signifie (la notion) et le signifiant (l’image

phonique) et ne porte pas du tout sur le lien qui existerait entre le signifiant et le

referent. Saussure oppose le signe linguistique au symbole, dans lequel il resterait

une part de motivation. Par ailleurs, il existe un phenomene linguistique qui semble

contredire l’arbitraire du signe: l’onomatopee [5]. Celle-ci est un mot qui imite, qui

ressemble en quelque sorte, a un phenomene acoustique. ‘‘Plouf’’ est l’onomatopee

qui designe l’evenement parfois tragique d’un objet qui tombe dans un liquide. Mais

Saussure explique que l’onomatopee est un fait relativement marginal et que,

d’ailleurs, le fait que les onomatopees varient d’une langue a l’autre limite plus

avant le caractere motive de ces mots.

L’arbitraire du signe a joui d’un tres grand prestige non seulement dans les

sciences du langage, mais plus generalement en sciences humaines, d’autant que la

linguistique en est devenue pendant des annees une discipline phare, source de

concepts fondamentaux. En sociologie, en anthropologie et en ethnologie notam-

ment, mais egalement en narratologie et en psychanalyse, l’arbitraire du signe a

oriente de nombreuses recherches [9]. Cela dit, l’arbitraire du signe a fait l’objet de

critiques plus ou moins frontales et qui ont tantot ebranle l’edifice saussurien, tantot

tente de le detruire completement. Nous parlerons de deux d’entre elles, l’une

menee par Benveniste, l’autre par Toussaint.

Emile Benveniste [4] a suivi de pres le raisonnement de Saussure et a decele une

faille, qui a fait trembler les fondations de la semiotique saussurienne, mais qui l’a

finalement laissee comme intacte. Dans un article de 1939, intitule ‘‘Nature du signe

linguistique’’ [4], Benveniste souleve une difficulte de taille dans le texte de

Saussure. Celui-ci avait developpe la these de l’arbitraire du signe, selon laquelle le

rapport entre signifiant et signifie est totalement arbitraire. Or, d’apres Benveniste,

lorsque Saussure parle du rapport arbitraire entre le signifiant bof, qui est associe au

signifie ‘‘bœuf’’, il a recours a un troisieme terme, qui n’est ni le signifiant ni le

signifie, mais la realite elle-meme. Si tel est le cas, Saussure contredit la decision

qu’il avait prise de mettre la realite en dehors du questionnement sur le

fonctionnement du signe. Il faut dire a la decharge de Saussure que Benveniste

decrit chez le linguiste genevois un recours ‘‘inconscient et subreptice’’ a la realite

[4, p. 50]. Que vaut l’accusation d’avoir pense a son insu a un terme que l’on s’etait

promis de ne pas invoquer? Il n’est pas certain que la critique atteigne la these. En

revanche, Benveniste poursuit en remettant en cause la notion meme d’arbitraire de

la facon suivante: ‘‘Decider que le signe est arbitraire parce que le meme animal

s’appelle bœuf en un pays, Ochs ailleurs, equivaut a dire que la notion de deuil est

‘arbitraire’ parce qu’elle a pour symbole le noir en Europe, le blanc en Chine.’’

[4, p. 51]. Ici, Benveniste souleve une difficulte inherente a la notion d’arbitraire: il

n’est pas suffisant de relever une difference, une contingence, pour en deduire une

relation arbitraire. Plutot que de lien arbitraire, il prefere des lors parler de necessite:

‘‘Entre le signifiant et le signifie, le lien n’est pas arbitraire; au contraire, il est

A la Recherche de l’Arbitraire 545

123

necessaire.’’ [4, p. 51] Cette necessite tient dans le fait que, au sein d’une langue, il

n’est pas possible d’imaginer que tel signifiant puisse etre lie a un autre signifie. ‘‘Ce

qui est arbitraire, c’est que tel signe, et non tel autre, soit applique a tel element de la

realite’’ [4, p. 52]. Resumons la position de Benveniste: le lien entre signifie et

signifiant n’est pas arbitraire mais necessaire. En revanche, ce qui est arbitraire,

c’est le lien entre signifiant et le referent. La these saussurienne de l’arbitraire

semble donc refutee. Pour autant, il se montre ensuite plutot clement dans son

jugement, puisqu’il ecrit: ‘‘Le merite de cette analyse n’est donc en rien diminue,

mais bien renforce’’ (p. 53) et se veut rassurant dans sa conclusion: c’est ‘‘peut-etre

le meilleur temoignage de la fecondite d’une doctrine que d’engendrer la

contradiction qui la promeut’’ (p. 55). Ainsi, c’est au moins une mise en garde

serieuse qui nous a ete offerte par Benveniste, non pas tant sur la theorie de

Saussure—qu’il dit ne pas remettre fondamentalement en question—que sur

l’opportunite de la notion d’arbitraire pour designer le rapport entre signifie et

signifiant.

Une deuxieme critique de l’arbitraire saussurien, si elle n’est pas aussi connue

que celle de Benveniste, n’en est pas moins severe. Maurice Toussaint mene une

charge directement dirigee contre la these de l’arbitraire [26]. S’inscrivant dans le

sillage de la pensee de Gustave Guillaume, il s’eleve resolument contre la possibilite

d’un arbitraire linguistique. Selon lui, l’arbitraire du signe est le nom qui est donne a

une ignorance, celle du lien entre signifie et signifiant. ‘‘Si je ne parviens pas a

deceler un rapport entre signifie et signifiant a l’aide d’une theorie du signifie,

j’essaierai d’en construire une autre avant de conclure que le signe est peut-etre

arbitraire’’ [26, p. 35]. La these saussurienne ne serait donc pas tant demontree

positivement qu’assertee peremptoirement. Negativement, il considere que l’exi-

gence de motivation des termes est demesuree. Ainsi, le ‘‘concept d’arbitrarite du

signe est sous-tendu par une conception simpliste de la non-arbitrarite’’ [26, p. 36].

En d’autres termes, le linguiste saussurien, puisqu’il ne trouve pas une ressemblance

totale, c’est-a-dire une iconicite parfaite, conclura a l’arbitraire du lien: ‘‘Une non-

arbitrarite qui n’est pas omnipresente et inconditionnelle est une arbitrarite’’

[26, p. 36]. Toussaint sape donc la demonstration saussurienne, en denoncant le fait

que c’est ici d’une absence d’elements de preuves, d’une ignorance, que l’on infere

une these pourtant tres forte. Il va jusqu’a retorquer qu’il est ‘‘arbitraire de penser

que signifie et signifiant sont inseparables mais sans liens’’ [26, p. 70]. Positivement,

il propose de poursuivre les efforts de Jakobson, qui avait commence a remettre en

question l’arbitraire du signe, en particulier dans le langage poetique, terreau

favorable a l’iconicite phonique [14]. Toussaint generalise a tout le langage les

propos que Jakobson tenait sur le langage poetique et ecrit qu’un ‘‘signifie induit un

signifiant articulatoire analogique’’ [26, p. 116]. Dans ce dessein, il se propose de

reconcilier la linguistique avec la biologie et d’une maniere plus generale avec le

materialisme. Il defend donc ‘‘une these de la non-arbitrarite du signe a l’interieur

d’une linguistique aux presupposes materialistes […]; le principe de l’arbitrarite du

signe est une manifestation de l’immaterialisme’’ [26, p. 89]. Il souhaite donc

remplacer l’immaterialisme saussurien (du a la mise entre parenthese du monde) par

un materialisme du signifiant et du signifie, c’est-a-dire par une vision biologique de

l’activite linguistique. Le monde, que Saussure avait exclu de son approche

546 S. Goltzberg

123

semiotique, contient egalement, selon Toussaint, les mots et les idees. La partie

positive de son livre passe par une mise en lumiere de nombreuses ressemblances,

de motivations de signifiants que l’on croirait a priori depourvus de liens avec leurs

signifies.4 Il n’est pas necessaire ici de reprendre ses longues demonstrations. Qu’il

nous suffise de conclure aux manquements dans la demonstration saussurienne de

l’arbitraire du signe. Toussaint a clairement montre les glissements indus de l’ecole

structurale sur ce point.5

Si les objections de Benveniste et de Toussaint ne mettent pas necessairement a

mal la recevabilite de la these de l’arbitraire du signe, force est du moins de

constater que celle-ci meriterait une demonstration plus serree. Le point qui nous

interesse le plus est que l’adjectif ‘‘arbitraire’’ a ete choisi pour designer une

absence de rapport. Comme rien ne permettait de decrire ce rapport entre signifie et

signifiant, il a ete conclu que ce rapport n’etait precisement motive par rien au

monde et qu’il etait de ce fait arbitraire.

3 Theorie du Droit

Les theoriciens du droit se sont penches sur un theme ou apparaıt systematiquement

la condamnation de l’arbitraire: il s’agit du jugement judiciaire. En effet, celui-ci

oscille entre le respect de la regle et la marge de manœuvre du juge [10]. Roscoe

Pound considere cette opposition comme inherente a la theorie du droit: ‘‘Almost all

the problems of jurisprudence come down to a fundamental one of rule and

discretion’’ [21 p. 54]. Il poursuit en appelant de ses vœux un equilibre entre ces

deux poles: entre le respect de la loi (dont le fetichisme est le formalisme) et le

pouvoir discretionnaire du juge (dont l’abus est l’arbitraire). Depuis deux siecles, en

France notamment, le juge est tenu de motiver sa decision [19], dans le but d’ecarter

l’arbitraire. Ainsi, un jugement qui n’est pas motive sera dit arbitraire. Cette

opposition requiert une explication.

La motivation du jugement recouvre en fait deux realites distinctes. Premier-

ement, la motivation peut etre definie comme le texte qui justifie la decision, en

vertu d’une disposition legale. Deuxiemement, la motivation peut designer la raison

elle-meme, qui peut etre ou ne pas etre rendue explicite dans la motivation au

premier sens. Or, si l’arbitraire est defini comme immotive, il y a donc deux

arbitraires differents possibles: le juge qui ne motive pas la decision et le juge dont

la motivation—rendue explicite ou non—est mauvaise. Pour bien faire comprendre

cette difference, prenons deux cas fictifs.

Dans le premier, considerons un juge qui prononce une decision que vous

considerez comme juste. Imaginons ensuite que cette decision n’est pas accompa-

gnee d’une motivation au sens premier, c’est-a-dire que la decision n’est pas

assortie de la disposition legale sur laquelle le juge est cense s’etre appuye (En vertu

4 Buhler a minimise la presence de la motivation et donc des onomatopees dans la langue, a la faveur

d’une reduction des onomatopees aux imitations acoustiques de phenomenes acoustiques, alors que

Toussaint semble integrer dans les faits de motivation les imitations acoustiques de phenomenes non

acoustiques. Sur cette distinction, voir [5].5 Voir encore Toussaint p. 66 sur [7], p. 171, passage qui n’a pas ete modifie dans [8].

A la Recherche de l’Arbitraire 547

123

de l’article 8…). Est-ce que la decision est arbitraire? Est-ce que, bien que, par

hypothese, la decision est juste, celle-ci peut etre appelee arbitraire? Repondre

affirmativement est possible, mais a condition de reduire la notion d’arbitraire a une

dimension strictement procedurale. Dans le deuxieme cas fictif, un juge motive

explicitement sa decision, mais cette decision est injuste—pour une raison que nous

laissons en suspens. Est-ce que sa decision est juste—echappe-t-elle a l’arbitraire—

par cela seul qu’une ligne suit la decision et contient une disposition legale?

Repondre affirmativement heurterait le bon sens. En effet, il ne suffit pas qu’une

disposition soit citee pour que, automatiquement, la decision devienne juste.

Afin de dissiper quelque peu le flou qui accompagne la notion d’arbitraire, il ne

sera pas inutile d’en preciser la definition et, le cas echeant, la connotation. Le terme

‘‘arbitraire’’, en philosophie du droit, est susceptible de deux interpretations: l’une

etymologique et l’autre plus courante. Lalande precise du nom commun ‘‘arbitraire’’

qu’il est toujours pejoratif, et de l’adjectif ‘‘arbitraire’’, il dit ceci: ‘‘Qui depend

uniquement d’une decision individuelle, non d’un ordre pre-etabli ou d’une raison

valable pour tous.’’ Il ajoute: ‘‘Sauf dans quelques cas tres rares, tels que ‘choisir

une valeur arbitraire’ (en mathematique), le mot a toujours un import pejoratif, et le

plus souvent tres energique’’ [15]. Lalande est categorique: la connotation est

pejorative. Pour autant, il existe egalement un emploi etymologique d’‘‘arbitraire’’:

est arbitraire ce qui depend de la seule volonte, qui n’est pas lie par l’observation

des regles. Cet emploi neutre, rare d’apres Lalande, est defendu par certains auteurs.

Ainsi, Carbonnier ecrit: ‘‘On entend par arbitraire, dans une acception technique a

laquelle il ne faut preter aucune nuance de denigrement, la volonte pure soit d’un

legislateur, soit d’un juge’’ [6 p. 349]. Aucune nuance de denigrement, voila qui

contredit le caractere pejoratif que Lalande associe a l’arbitraire. Carbonnier ajoute

qu’un ‘‘noyau resistera toujours a l’explication causale’’: il veut dire qu’en decrivant

le droit, tel qu’il se fait, il ne sera pas possible d’expliquer causalement toutes les

etapes suivies par le juge lors de sa prise de decision. Fort bien, mais ce qui resiste a

l’explication causale, est-ce l’arbitraire ou est-ce plus sobrement l’usage de la

liberte? Il apparaıt clairement qu’il est plus precis de parler de liberte que d’un

usage arbitraire de celle-ci. Outre Carbonnier, Drieu Godefridi suggere egalement

une conception axiologiquement neutre de l’arbitraire: ‘‘L’arbitraire n’est pas un

concept moral; ou plutot, il peut l’etre, mais secondairement: l’arbitraire est d’abord

un concept formel, qui designe ce qui, n’etant pas conforme a une norme

preexistante, est le fruit de la souveraine volonte de son auteur.’’ [28] L’arbitraire ne

serait un concept moral que secondairement. On peut supposer que si l’arbitraire

peut se voir charge d’une connotation negative, c’est en vertu d’un mauvais usage

de cette souveraine liberte. Enfin, un troisieme exemple d’usage neutre de

l’arbitraire nous conduit a la pensee de Carl Schmitt. Celui-ci, dans un texte de

1912, Gesetz und Urteil, se penche sur le fonctionnement de la decision de justice et

ecrit que tout droit renferme ‘‘quant au contenu, un moment arbitraire’’ [13, p. 349].

Herrera ajoute tout de suite, comme pour temperer la revendication schmittienne de

l’arbitraire, que ‘‘la decision exprime ici un element arbitraire dans le droit’’, alors

que l’on aurait pu y voir une torsion a tout ce que le droit est cense defendre. En

quelque sorte, l’ajout de Herrera confirme le risque avere de voir l’arbitraire connote

negativement.

548 S. Goltzberg

123

Nous pourrions multiplier les citations ou ‘‘arbitraire’’ est propose par les auteurs

comme une notion neutre. Nous allons plutot nous concentrer sur les citations des

auteurs condamnant l’arbitraire. Nous parlerons en particulier de Chaım Perelman,

qui a bati son œuvre en philosophie du droit pour lutter contre l’arbitraire, apres

quoi la notion d’arbitraire fera l’objet d’une analyse semantique.

Perelman est un des auteurs qui ont le plus severement critique le positivisme

juridique—en particulier l’image qu’il s’en faisait. Le positivisme rejette de la

sphere du droit et de la theorie du droit toutes les valeurs, a l’exception, selon

Perelman, de la securite juridique, transformee en dogme. Perelman se veut

pluraliste en termes de valeurs, au sens ou il reconnaıt, au cote de la securite

juridique, une multiplicite de valeurs: la justice, l’interet general, l’egalite, valeurs

qui lui permettent le cas echeant de temperer l’enonce de la loi. Le droit defend des

valeurs qui ne se limitent pas a ce qui est enonce par la loi, ni meme a l’esprit de la

loi. C’est l’esprit du droit dans son ensemble qui doit guider le juge dans sa

decision. Aussi, le juge est-il tenu d’echapper a deux fautes redhibitoires: l’une

consiste a limiter a la loi les sources du droit et a faire fi des valeurs qui sous-tendent

le droit; l’autre est de verser tout bonnement dans l’arbitraire. Afin d’eviter au juge

de se prononcer arbitrairement, la loi l’oblige a motiver ses decisions. La motivation

a pour fonction, selon Perelman, de conjurer l’arbitraire.6 On peut meme dire que

toute la theorie perelmanienne de l’argumentation juridique vise ce but. L’etude des

topiques juridiques, des principes generaux du droit, de la presomption, des fictions

juridiques a pour vocation d’assouplir la vision positiviste et de concilier le respect

de la loi—et donc de la valeur de securite juridique—et l’esprit du droit, tel qu’il se

manifeste par les diverses valeurs ethiques qui animent le droit [18, p. 175].

Examinons de plus pres en quels termes Perelman se propose de lutter contre

l’arbitraire. Commencons par nous assurer que Perelman y voit bien une

connotation negative. Citant une maxime: L’arbitraire est interdit, il ecrit qu’elle

‘‘limite le pouvoir discretionnaire, qui ne peut s’exercer d’une facon deraisonnable’’

[18, p. 93]. En outre, ‘‘le role du juge est de trouver une solution qui soit

raisonnable, acceptable, c’est-a-dire ni subjective ni arbitraire’’ [18, p. 162].

L’arbitraire, qui est interdit, est appose a la notion de subjectivite. S’il est proche

d’un jugement subjectif, le jugement arbitraire demande encore a etre precise dans

sa specificite. Voici un passage assez long, mais qui contient tous les elements pour

cerner la notion :

‘‘Le plus souvent, le juge exercera son pouvoir moins par une reinterpretation

explicite de la loi, que par sa maniere de qualifier les faits. Il possede a cet

egard une marge d’appreciation, mais il ne peut pas exercer son pouvoir d’une

maniere arbitraire.

En droit, aucun pouvoir, que ce soit le pouvoir discretionnaire de l’admin-

istration, juge de l’opportunite et de l’interet general, que ce soit celui du juge

du fond […] ou celui d’un particulier a qui, par convention, une tache

6 On peut relever que selon Frederic Zenati-Castaing, le but de la motivation, dans le chef des

revolutionnaires, n’est pas tant de limiter l’arbitraire que d’imposer aux juges le regne de la loi [27].

A la Recherche de l’Arbitraire 549

123

d’appreciation ou de repartition est confiee, ne peut s’exercer d’une facon

arbitraire, c’est-a-dire deraisonnable.’’ [19]

Dans ce passage, deux moments peuvent etre releves. La fin du texte identifie

explicitement arbitraire a deraisonnable: le jugement arbitraire est donc subjectif et

deraisonnable. Par ailleurs, une opposition est particulierement eclairante. Perelman

ecrit que le juge possede une marge d’interpretation mais qu’il ne peut pas exercer son

pouvoir de maniere arbitraire. Le marqueur ‘‘mais’’ indique que la marge d’interpre-

tation presente une limite au-dela de laquelle on ne peut pas aller. En d’autres termes,

ce passage nous enseigne que celui qui pose un jugement arbitraire fait plus que celui

qui possede une marge d’interpretation et que ce depassement est proscrit.

Il nous faut a present franchir un pas supplementaire. Nous avons etabli que selon

Perelman, le jugement arbitraire etait subjectif, deraisonnable et debordait le champ

de la marge—legitime—d’interpretation. C’est sur ce point que nous souhaitons a

present proposer une analyse semantique de l’adjectif ‘‘arbitraire’’. Il est acquis qu’il

se situe sur la meme echelle argumentative que ‘‘subjectif’’, ‘‘libre’’ ou ‘‘possedant

une marge d’interpretation’’. Sachant que le terme ‘‘arbitraire’’ est situe plus haut que

‘‘libre’’ sur l’echelle argumentative (puisque ‘‘arbitraire’’ presuppose ‘‘libre’’ alors

que l’inverse n’est pas vrai), deux possibilites sont a envisager: ‘‘arbitraire’’ signifie

‘‘tres libre’’ ou ‘‘trop libre’’. Tous les deux peuvent etre introduits par ‘‘voire’’, qui

precede toujours un concept situe plus haut sur l’echelle argumentative. On dira

‘‘libre, voire tres libre’’ ou encore ‘‘libre, voire trop libre’’, alors que l’on ne peut pas

dire ‘‘tres libre, voire libre’’ ni ‘‘trop libre, voire libre’’. En revanche, une difference

les oppose, puisque ‘‘tres’’ n’introduit pas de jugement de valeur, alors que tout

concept introduit par ‘‘trop’’ est par le fait meme disqualifie.7 Nous voudrions

proposer de le decomposer non pas en ‘‘tres subjectif’’, ‘‘tres libre’’, mais en ‘‘trop

subjectif’’, ‘‘trop libre’’. Un indice du fait que la notion d’arbitraire est composee de

‘‘trop’’ se trouve dans sa proximite avec l’idee de caprice que le Petit Robert definit

comme une ‘‘determination arbitraire, envie subite et passagere, fondee sur la

fantaisie et l’humeur’’. Francis Bacon met en garde contre l’arbitraire: ‘‘Que sous

aucun pretexte, les cours pretoriennes n’aient le droit de juger contre un statut formel;

car, si cela arrivait, le juge deviendrait un veritable legislateur et tout dependrait de

son caprice’’. Le mot que le traducteur traduit par ‘‘caprice’’ est ‘‘ex arbitrio’’, alors

qu’il traduisait dans le paragraphe precedent ‘‘ad arbitrium’’ par ‘‘arbitraire’’ [2].

Si ‘‘arbitraire’’ contient ‘‘trop’’ dans son noyau semantique, a la maniere des mots

‘‘excessif’’, ‘‘abusif’’, ‘‘exagere’’, cela permet d’expliquer un phenomene interes-

sant: Perelman s’est toujours eleve contre l’arbitraire8 comme l’une des deux erreurs

a eviter—avec le formalisme. Mais ses ennemis intellectuels egalement. En effet,

les positivistes juridiques ont erige la securite juridique en dogme, dans le but precis

d’echapper a l’arbitraire: pouvoir prevoir la loi applicable et ses sanctions limite

fortement l’arbitraire du juge ou du souverain. Perelman a reintegre les valeurs au

sein du jugement judiciaire, afin de ne pas sombrer dans le formalisme, la ou Kelsen

7 Il est vrai que certaines expressions laudatives comme Il est trop ou il est trop mignon constituent des

contre-exemples, mais ils sont marginaux.8 Il dit notamment: ‘‘Or, en 1944, quand j’ai redige cette premiere etude sur la justice, je considerais les

jugements de valeur comme entierement arbitraires’’ [18].

550 S. Goltzberg

123

a voulu les garder a bonne distance du jugement judiciaire, afin precisement que ce

dernier ne soit pas frappe au coin de l’arbitraire. Prenons un auteur reconnu comme

particulierement autoritaire: Joseph de Maistre. Celui-ci revendique la legitimite

d’un pouvoir absolu, dont il dit qu’il est ‘‘despotique’’, ‘‘inviolable’’, ‘‘invincible’’

[16, p. 159], ‘‘infaillible’’ (p. 167), mais des lors que Maistre critique un pouvoir, il

dit de lui qu’il est ‘‘arbitraire’’ (p. 174). Autrement dit, meme le penseur du pouvoir

absolu ne revendique pas pour le souverain le droit d’exercer un pouvoir arbitraire.

A propos de Joseph de Maistre, Jean-Yves Pranchere ecrit que pour les theoriciens

de l’absolutisme royal, ‘‘la puissance absolue du roi n’est pas une puissance

arbitraire’’ [22, p. 24]. Il y a plus: ‘‘l’autorite royale est d’autant mieux obeie qu’elle

n’est pas arbitraire’’ [22, p. 30]. Si le theoricien le plus enthousiaste de la monarchie

absolue rejette l’idee d’un pouvoir arbitraire, on peut en deduire que les theoriciens

d’une autorite moins absolue le feront d’autant plus.

4 Comparaison de l’arbitraire en Semiotique et en Theorie du Droit

En semiotique comme en theorie du droit, le point commun est que la notion

d’arbitraire n’a pas recu de definition positive, voire pas de definition du tout. Dans

les deux cas, arbitraire est oppose a motive, mais c’est la une pauvre consolation

pour quiconque attend de la clarte dans les fondements d’une theorie.9 La difference

entre les deux disciplines tient au caractere neutre de l’appellation ‘‘arbitraire’’ en

semiotique, alors que cette notion est connotee negativement en theorie du droit.

Pour ce qui est de la semiotique, s’il est vrai que Saussure se rejouit de ce que le

systeme de la langue—en particulier des langues europeennes—repose tout entier

sur des signes arbitraires, ce qui l’oppose au caractere primitif des langues extra-

europeennes, on ne peut pas dire que la notion meme d’arbitrarite soit condamnee. Il

en va tout autrement du jugement arbitraire, qui est systematiquement presente

comme mauvais, nuisible.

Il serait opportun de proposer un nouveau point commun qui integre meme les

differences entre l’arbitraire en semiotique et en theorie du droit. Dans les deux cas,

l’arbitraire est retif a la norme, laquelle est descriptive en linguistique et prescriptive

en droit.10 Plus precisement l’arbitraire est ce qui ne se laisse pas prevoir par la

norme. Ainsi, rien ne laisse prevoir—du point de vue saussurien du moins—que tel

signifiant est accole a tel signifie. De meme, la decision arbitraire est imprevisible,

de sorte que le principe de la previsibilite de la loi, lie a celui de la securite

juridique, subi une entorse lors de chaque decision de justice arbitraire. La notion

d’imprevisibilite par rapport a la norme rend compte de l’usage de l’arbitraire en

semiotique comme en droit. Il est donc essentiel et non pas contingent qu’un

theoricien du droit cherche a conjurer l’arbitraire, alors que la these de l’arbitraire

9 Malheureusement, ce sont souvent des auteurs differents qui traitent de l’arbitraire semiotique et de

l’arbitraire d’une decision. Joseph de Maistre, semble-t-il, se prononce sur les deux tableaux: du point de

vue semiotique, les mots ne sont pas arbitraires [23] et du point de vue de la decision du souverain, y

compris le Pape, la decision ne peut pas etre arbitraire non plus [23]. Il serait interessant de verifier si chez

les autres auteurs s’etant prononce sur ces deux questions, on trouve pareille correlation [3].10 Ici, il est question non pas de la theorie du droit, descriptive, mais du droit lui-meme.

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123

du signe n’est pas mue par une telle necessite: elle pourrait tout aussi bien etre

fausse.

5 L’Arbitraire introuvable

En semiotique comme en theorie du droit l’arbitraire est donc une categorie qui ne

recouvre pas tant un objet, une realite, qu’une absence: le signe arbitraire est celui

dans lequel la motivation du signifiant par le signifie est absente et en theorie du

droit la decision arbitraire est celle qui est depourvue de motivation (dans l’un des

deux sens distingues plus haut). La difference entre les deux noms d’absence tient

entre autres a ce que cette absence est un fait presente comme neutre en semiotique

alors que la decision judiciaire (ou politique) dite arbitraire est le plus souvent

condamnee comme telle. Des lors, on peut decrire le terme ‘‘arbitraire’’, en tout cas

pour ce qui est de son utilisation en droit, comme un terme nous indiquant quelle est

l’attitude du locuteur par rapport a l’action decrite (et decriee) comme arbitraire.

Lorsque je dis que telle decision est arbitraire, je dis qu’elle est abusive, excessive,

en l’occurrence, qu’elle abuse de la liberte, du pouvoir discretionnaire ou de la

marge de manœuvre legitime du juge.

Afin de mieux cerner le fonctionnement argumentatif du terme ‘‘arbitraire’’,

distinguons deux des fonctions que peuvent remplir un adjectif. Un adjectif peut etre

representationnel, c’est-a-dire descriptif, ou attitudinal, c’est-a-dire evaluatif. Dans

le premier cas, il decrit un etat du monde, dans le second cas, il transmet une

information quant a l’attitude adoptee par le locuteur qui decrit. Ainsi, dire de

quelqu’un qu’il est malade peut etre representationnel si l’on parle de sa grippe ou

attitudinal si l’on veut dire que son comportement est indecent. De meme, dire

d’une decision qu’elle est definitive peut soit decrire le fait que cette decision ne

peut pas etre remise en question, en vertu de telle loi par exemple, soit signifier que

l’on ne cedera pas, ou du moins pas facilement. Enfin, decrire une decision comme

arbitraire, cela peut signifier, dans l’usage representationnel de l’adjectif, que la

decision n’est pas accompagnee d’une motivation (ou encore que cette motivation

est pas suffisante) ou, dans l’usage attitudinal, que la personne a mal juge, en

l’occurrence a excede sa marge de manœuvre. Lorsque Perelman met au point une

theorie de l’argumentation juridique pour conjurer l’arbitraire, il ne parle pas

uniquement de la motivation formelle. Il utilise plutot ‘‘arbitraire’’ au sens

attitudinal: comme une condamnation. Cela explique pourquoi il ne pouvait pas y

avoir de definition non triviale d’arbitraire au sens attitudinal et evaluatif: une

definition releve necessairement d’une description neutre, chose impossible ici.

Ceci appelle une comparaison avec l’insulte. Une insulte est un segment

linguistique de type attitudinal. Je n’apprends rien, objectivement, lorsque j’entends

dire qu’untel est un imbecile. Je ne sais pas quelle action a ete commise, je sais

seulement que la personne qui me le dit n’apprecie pas la personne en question.

Mais contrairement au terme ‘‘arbitraire’’, dans le cas des insultes, il est manifeste

que l’usage est attitudinal et n’a pas pour vocation de decrire de facon

representationnelle. En somme, le terme ‘‘arbitraire’’ passe pour une categorie

representationnelle alors que—le plus souvent—il ne vehicule pas d’information qui

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123

ne soit pas deja contenue dans ‘‘discretionnaire’’. Or, il est important de savoir si le

comportement que l’on souhaite eviter (la decision arbitraire) est un type de

comportement objectif ou une caricature. Il est tres different d’annoncer que la

decision ne peut pas etre tres subjective—ce qui peut se discuter—et de dire que la

decision ne peut pas etre trop subjective—ce qui est vrai mais trivial.

La notion d’arbitraire n’est pas la seule qui presente ce trait d’etre une categorie

attitudinale qui, contrairement aux insultes, passe pour une categorie representa-

tionnelle. En d’autres termes, il ne s’agit pas du seul terme (parfois) vide

objectivement que les theoriciens sollicitent comme s’il designait un comportement

observable. On pourrait en effet signaler d’autres concepts de ce style: la

manipulation, la propagande, le populisme. Ces termes ne designent aucun

phenomene observable par un linguiste. Ils ont la portee exacte de l’ideologie

que les theoriciens plaquent sur leur objet d’etude. Il est d’autres termes qui

possedent un noyau de signification, qui presentent donc une disposition represen-

tationnelle, mais qui sont souvent utilises comme repoussoirs: comme le terme

‘‘fasciste’’ ou ‘‘positiviste’’. Il est necessaire de poursuivre les recherches qui

s’occupent de deceler les termes pretendument descriptifs, mais qui introduisent

subrepticement un jugement de valeur qui ne dit pas son nom.11 Si Perelman a

plaide pour une prise en compte des valeurs dans la theorie du droit, cela ne signifie

pas que l’on doive accueillir de bon gre les jugements valeurs caches dans une

theorie. Que la chose soit claire, il ne s’agit pas de proposer une theorie qui soit

wertfrei, denuee de considerations axiologiques, mais de ne pas se laisser

convaincre par des annonces qui s’averent tautologiques une fois que l’on prend

au serieux les mots qui les composent.

En linguistique, Toussaint a mis en question la viabilite de la these de l’arbitraire

du signe en soulignant qu’il ne s’agissait que de l’aveu de l’absence de

comprehension du lien qui existait entre signifiant et signifie. En droit et plus

generalement dans les disciplines qui s’occupent de la prise de decision, nous

esperons avoir mis au jour le fait que la qualification d’un jugement comme

arbitraire nous informe surtout sur l’attitude negative qu’adopte le locuteur a propos

du comportement dit arbitraire.

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11 Comme me l’a fait remarquer un des evaluateurs, Jerome Frank [11] a mis en question la notion de

securite juridique comme etant egalement evaluative plutot que descriptive.

A la Recherche de l’Arbitraire 553

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Documents en ligne/sites internet

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http://bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/19/athenes.pdf. Consulte le 3 octobre 2011.

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