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    MARCKL

    PROrST

    A

    LA RECHEItCHE

    DU

    TEMPS PERDl

    *

    I

    Dl

    CT

    DE

    CHEZ SWAW

    rirf

    GALLIMARD

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    587389

    PQ

    Tous

    droits de reproduction, de

    traduction

    et

    d'adaptation

    rservs

    pour

    tous

    pays,

    y

    compris la

    Russie.

    Copyright

    hy

    Gaston Gallimard,

    1919.

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    MONSIEUR GASTON CALMETTE

    Comme

    un

    tmoignage

    de

    profonde

    et

    affectueuse

    reconnaissance.

    Marcel

    Proust

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    PREMIRE

    PARTIE

    COMBRAY

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    u

    LONGTEMPS,

    je me

    suis

    couch

    de

    bonne

    heure.

    Parfois,

    peine ma bougie

    teinte,

    mes

    yeux

    se

    fermaient si

    vite

    que je

    n'avais

    pas

    le temps

    de me

    dire

    :

    Je

    m'endors.

    Et,

    une

    demi-heure

    aprs,

    la

    pense

    qu'il

    tait

    temps

    de

    chercher

    le

    som-

    meil

    m'veillait; je voulais

    poser

    le volume

    que

    je

    croyais avoir

    encore

    dans

    les

    mains

    et souffler

    ma

    lumire;

    je n'avais pas

    cess

    en dormant de faire

    des

    rflexions sur ce

    que

    je

    venais

    de lire, mais

    ces

    rflexions avaient

    pris

    un tour un

    peu

    particulier;

    il

    me

    semblait

    que

    j'tais

    moi-mme

    ce

    dont

    parlait

    l'ouvrage

    : une glise,

    un

    quatuor,

    la rivalit

    de

    Franois

    I^^

    et de Charles-Quint.

    Cette

    croyance

    sur-

    vivait

    pendant

    quelques secondes

    mon rveil;

    elle

    ne

    choquait

    pas ma

    raison,

    mais

    pesait

    comme

    des

    cailles

    sur mes yeux et

    les

    empchait

    de

    se

    rendre

    compte que

    le

    bougeoir

    n'tait

    pas

    allum.

    Puis

    elle

    commenait

    me

    devenir

    inintelUgible, comme

    aprs

    la mtempsycose

    les

    penses

    d'une

    existence

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    12 A

    LA

    RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    j'tais

    libre

    de

    m'y

    appliquer

    ou

    non;

    aussitt

    je

    recouvrais la

    vue

    et

    j'tais

    bien tonn

    de

    trouver

    autour

    de

    moi

    une

    obscurit,

    douce

    et

    reposante

    pour

    mes

    yeux,

    mais peut-tre

    plus

    encore

    pour

    mon

    esprit, qui elle apparaissait

    comme

    une

    chose

    sans

    cause,

    incomprhensible,

    comme

    une

    chose

    vraiment

    obscure.

    Je

    me demandais quelle

    heure

    il

    pouvait

    tre;

    j'entendais

    le sifflement

    des

    trains

    qui,

    plus ou

    moins

    loign,

    comme le

    chant

    d'un oiseau

    dans

    une

    fort,

    relevant

    les distances,

    me dcrivait

    l'tendue

    de

    la

    campagne

    dserte oii

    le

    voyageur

    se

    hte

    vers

    la station

    prochaine; et

    le

    petit

    chemin

    qu'il

    suit

    va tre

    grav

    dans

    son

    souvenir par

    l'excitation

    qu'il

    doit

    des heux nouveaux,

    des

    actes

    inaccou-

    tums,

    la causerie

    rcente

    et

    aux

    adieux

    sous la

    lampe

    trangre

    qui

    le

    suivent

    encore

    dans

    le

    silence

    de

    la

    nuit,

    la douceur

    prochaine

    du

    retour.

    J'appuyais

    tendrement

    mes joues contre les

    belles

    joues de

    l'oreiUer qui, pleines

    et fraches,

    sont

    comme

    les

    joues de

    notre enfance.

    Je

    frottais

    une

    alliunette pour

    regarder ma

    montre.

    Bientt

    minuit.

    C'est

    l'instant

    o

    le

    malade

    qui

    a

    t

    obHg

    de

    partir

    en

    voyage et a d

    coucher

    dans

    un

    htel

    inconnu, rveill par

    une

    crise, se

    rjouit en

    aperce-

    vant

    sous

    la

    porte

    une

    raie de jour.

    Quel

    bonheur

    c'est dj le matin Dans un

    moment

    les domes-

    tiques

    seront

    levs,

    il

    pourra sonner, on

    viendra

    lui

    porter

    secours.

    L'esprance d'tre soulag

    lui

    donne

    du

    courage

    pour

    souffrir.

    Justement

    il

    a

    cru

    entendre

    des

    pas; les pas se rapprochent,

    puis

    s'loignent.

    Et la raie

    de

    jour

    qui tait

    sous

    sa

    porte

    a disparu.

    C'est

    minuit; on

    vient d'teindre le

    gaz;

    le dernier

    domestique

    est parti et

    tl

    faudra

    rester

    toute la nuit

    souffrir

    sans

    remde.

    Je

    me

    rendormais,

    et

    parfois

    je

    n'avais

    plus

    que

    de

    courts rveUs

    d'un

    instant,

    le

    temps

    d'entendre

    les

    organiques

    boiseries, d'ouvrir

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    DU

    COT

    DE CHEZ

    SWANN

    les

    yeux

    pour

    fixer

    le

    kalidoscope

    de l'obscurit,

    de

    .

    goter grce

    une

    lueur

    momentane

    de

    conscience

    le sommeil o

    taient

    plongs les

    meubles, la

    cham-

    bre,

    le

    tout

    dont

    je

    n'tais

    qu'une

    petite

    partie

    et

    l'insensibilit

    duquel

    je

    retournais

    vite

    m'unir.

    Ou

    bien

    en

    dormant

    j'avais

    rejoint

    sans

    effort

    un

    ge

    jamais

    rvolu

    de ma

    vie

    primitive, retrouv telle

    de

    mes

    terreurs enfantines comme

    celle

    que

    mon

    grand-oncle

    me

    tirt

    par mes

    boucles

    et

    qu'avait

    dissipe le

    jour

    date

    pour

    moi d'une

    re

    nou-

    velle

    o

    on les

    avait

    coupes.

    J'avais

    .oubli

    cet

    vnement pendant

    mon

    sommeil,

    j'en

    retrouvais

    le

    souvenir

    aussitt

    que

    j'avais

    russi

    m'veiller

    pour

    chapper

    aux

    mains

    de

    mon

    grand-oncle, mais

    par

    mesure

    de prcaution

    j'entourais

    compltement

    ma

    tte

    de

    mon

    oreiller avant

    de

    retourner dans le

    monde

    des

    rves.

    Quelquefois,

    comme

    Eve

    naquit

    d'une cte d'A-

    dam,

    une

    femme

    naissait

    pendant

    mon

    sommeil

    d'une fausse

    position

    de

    ma

    cuisse.

    Forme

    du

    plaisir

    que

    j'tais

    sur

    le

    point

    de

    goter, je

    m'imaginais

    que

    c'tait

    elle

    qui me

    l'offrait. Mon

    corps qui

    sentait

    dans

    le sien

    ma

    propre

    chaleur

    voulait

    s'y rejoindre,

    je m'veillais. Le

    reste

    des humains

    m'apparaissait

    comme bien lointain auprs

    de

    cette

    femme

    que

    j'avais quitte,

    il

    y

    avait

    quelques

    moments

    peine;

    ma

    joue

    tait

    chaude encore

    de

    son baiser,

    mon

    corps

    courbatur

    par le

    poids de

    sa

    taille. Si,

    comme

    il

    arrivait

    quelquefois,

    eUe

    avait les

    traits

    d'une

    femme

    que

    j'avais

    connue

    dans

    la

    vie,

    j'allais

    me

    donner

    tout

    ce

    but

    :

    la

    retrouver,

    comme ceux

    qui

    partent

    en

    voyage pour

    voir

    de

    leurs

    yeux

    une

    cit

    -

    dsire

    et

    s'imaginent

    qu'on

    peut

    goter

    dans

    une

    ralit

    le

    charme

    du

    songe.

    Peu

    peu

    son

    souvenir

    s'vanouissait,

    j'avais

    oubU la

    fille

    de

    mon

    rve.

    Un

    homme

    qm

    dort

    tient

    en

    cercle

    autour

    de

    lui

    le

    fil

    des heures,

    l'ordre

    des

    annes

    et

    des

    mondes.

    Il

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    X.A RECHERCHE

    DU TEMPS PERDU

    12

    '

    les

    consulte

    d'instinct

    en s'veillant,

    et

    y

    lit

    en

    une

    seconde

    le

    point

    de la

    terre

    qu'O occupe, le

    temps

    qui

    s'est

    coul

    jusqu'

    son

    rveil;

    mais leurs

    rangs

    peuvent

    se

    mler,

    se

    rompre.

    Que

    vers

    le

    matin,

    aprs quelque insomnie,

    le sommeil le

    prenne en

    train

    de

    lire, dans

    une

    posture

    trop

    diffrente de

    celle

    o il dort habituellement,

    il

    suffit de

    son

    bras

    soulev

    pour

    arrter et

    faire reculer le

    soleil,

    et la

    premire

    minute

    de son

    rveU,

    il

    ne saura

    plus l'heure,

    il

    estimera

    qu'il

    vient

    peine

    de

    se

    coucher.

    Que

    s'il

    s'assoupit

    dans

    une

    position

    encore

    plus

    dplace

    et

    divergente,

    par exemple aprs dner assis dans

    un

    fauteuil, alors

    le bouleversement

    sera

    complet

    dans

    les

    mondes

    dsorbits,

    le fauteuil

    magique

    le

    fera

    voyager

    toute

    vitesse dans

    le temps

    et dans

    l'es-

    pace,

    et

    au

    moment

    d'ouvrir

    les paupires,

    il se

    croira

    couch

    quelques mois

    plus

    tt

    dans une

    autre

    contre. Mais

    il

    suffisait

    que,

    dans

    mon

    Ut

    mme,

    mon

    sommeil ft

    profond et dtendt

    entirement

    mon esprit;

    alors

    celui-ci

    lchait

    le plan

    du

    lieu

    o

    je

    m'tais

    endormi, et

    quand je

    m'veillais

    au

    miUeu

    de

    la

    nuit,

    comme

    j'ignorais o je

    me

    trouvais,

    je

    ne

    savais

    mme

    pas

    au

    premier

    instant

    qui

    j'tais;

    j'avais

    seulement

    dans

    sa

    simpUcit

    premire

    le

    sentiment

    de

    l'existence

    comme

    il

    peut

    frmir

    au

    fond

    d'un animal; j'tais

    plus dnu

    que

    l'homme

    des

    cavernes;

    mais alors

    le

    souvenir

    non

    encore

    du

    lieu

    o

    j'tais,

    mais

    de

    quelques-uns

    de

    ceux

    que

    j'avais

    habits

    et

    o

    j'aurais

    pu

    tre

    venait

    moi

    comme

    un

    secours

    d'en haut

    pour

    me

    tirer du

    nant

    d'o je n'aurais

    pu

    sortir

    tout

    seul; je

    passais

    en

    une

    seconde

    par-dessus

    des

    sicles

    de

    civilisation,

    et

    l'image

    confusment

    entrevue

    de

    lampes

    ptrole,

    puis de chemises

    col rabattu, recomposait

    peu

    peu

    les

    traits

    originaux

    de

    mon

    moi.

    Peut-tre

    l'immobilit

    des

    choses autour

    de

    nous

    leur

    est-elle

    impose

    par

    notre certitude

    que ce

    sont

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    *

    DU

    COT

    DE

    CHEZ

    SWANN

    elles

    et

    non

    pas

    d'autres,

    par

    Timmobilit

    de

    notre

    pense en

    face

    d'elles.

    Toujours

    est-il

    que,

    quand

    '

    je

    me

    rveillais ainsi, mon

    esprit s'agitant

    pour

    chercher,

    sans

    y

    russir,

    savoir

    o

    j'tais,

    tout

    tournait

    autour de moi dans l'obscurit, les choses,

    les

    pays,

    les

    annes.

    Mon

    corps,

    trop engourdi

    pour

    remuer,

    cherchait,

    d'aprs

    la

    forme de sa fatigue,

    reprer

    la

    position

    de

    ses

    membres

    pour

    en

    induire

    la

    direction

    du

    mur,

    la

    place

    des

    meubles,

    pour

    reconstruire

    et

    pour

    nommer

    la

    demeure o

    il

    se

    trouvait. Sa

    mmoire, la

    mmoire

    de ses

    ctes,

    de

    ses genoux,

    de

    ses paules, lui

    prsentait

    successi-

    vement

    plusieurs des chambres

    o

    il avait dormi,

    tandis qu'autour

    de

    lui les murs in\dsibles, chan-

    geant

    de

    place selon la

    forme

    de

    la

    pice

    imagine,

    tourbillonnaient

    dans

    les tnbres.

    Et

    avant

    mme

    que ma pense,

    qui

    hsitait

    au seuil des

    temps

    et

    des

    formes,

    et identifi

    le

    logis en rapprochant les

    circonstances,

    lui,

    mon

    -corps,

    se

    rappelait

    pour

    chacun le

    genre

    du

    lit,

    la place des

    portes,

    la

    prise

    de

    jour

    des

    fentres, l'existence

    d'un

    couloir,

    avec

    la

    pense

    que

    j'avais

    en

    m'y

    endormant et que

    je

    retrouvais

    au

    rveil.

    Mon

    ct

    ankylos,

    cherchant

    deviner

    son

    orientation, s'imaginait,

    par

    exemple,

    allong

    face

    au mur

    dans

    un

    grand Ht baldaquin,

    et

    aussitt

    je

    me

    disais :

    Tiens,

    j'ai fini

    par

    m'en-

    dormir

    quoique

    maman ne

    soit

    pas

    venue me

    dire

    bonsoir,

    j'tais

    la campagne

    chez

    mon

    grand-

    pre,

    mort

    depuis

    bien des

    annes;

    et

    mon

    corps,

    le

    ct sur

    lequel

    je

    me

    reposais,

    gardiens fidles

    d'un pass

    que mon esprit n'aurait

    jamais

    d

    oublier,

    me

    rappelaient

    la

    flamme de

    la

    veilleuse

    de

    verre de

    >.

    Bohme,

    en forme

    d'urne,

    suspendue au

    plafond

    par

    des

    chanettes,

    la

    chemine

    en

    marbre de

    Sienne,

    dans

    ma

    chambre

    coucher

    de

    Combray,

    chez

    mes

    grands-parents,

    en

    des

    jours

    lointains

    qu'en

    ce

    moment

    je

    me figurais

    actuels

    sans

    me

    les

    repr-

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    14/298

    X

    LA RECHERCHE DU TEMPS

    PERDU

    12

    senter

    exactement, et

    que je

    reverrais

    mieux tout

    l'heure

    quand

    je

    serais tout

    fait veill.

    Puis renaissait

    le souvenir d'une nouvelle attitude;

    le

    mur

    filait dans

    une

    autre

    direction

    :

    j'tais

    dans

    ma

    chambre chez

    M^^^

    de

    Saint-Loup,

    la campagne.

    Mon Dieu

    Il est

    au moins

    dix

    heures,

    on

    doit

    avoir

    fini de dner

    J'aurai

    trop

    prolong

    la sieste

    que je fais tous les

    soirs

    en

    rentrant de

    ma

    prome-

    nade

    avec M6

    de Saint-Lup,

    avant

    d'endosser

    mon

    habit.

    Car

    bien

    des

    annes

    ont

    pass

    depuis

    Combray,

    oii,

    dans

    nos

    retours

    les

    plus tardifs,

    c'taient les

    reflets

    rouges

    du

    couchant

    que

    je

    voyais

    sur

    le

    vitrage

    de

    ma

    fentre. C'est

    un

    autre

    genre

    de vie

    qu'on

    mne

    Tansonville,

    chez

    M

    de

    Saint-Loup, un autre

    genre

    de

    plaisir

    que

    je

    trouve

    ne

    sortir

    qu'

    la

    nuit,

    suivre

    au

    clair

    de

    lune ces

    chemins

    o

    je

    jouais

    jadis

    au

    soleil;

    et

    la

    chambre

    o

    je me

    serai endormi

    au

    lieu

    de

    m'habiller

    pour

    le

    dner,

    de

    loin

    je

    l'aperois,

    quand

    nous

    rentrons, traverse par

    les feux de

    la lampe, seul

    phare

    dans

    la nuit.

    y\,es

    vocations tournoyantes

    et confuses

    ne

    duraient

    jamais

    que

    quelques

    secondes;

    souvent

    ma

    brve

    incertitude

    du

    lieu

    o

    je

    me

    trouvais

    ne

    dis-

    tinguait

    pas

    mieux les

    unes

    des

    autres

    les

    diverses

    suppositions dont elle tait

    faite,

    que

    nous

    n'isolons,

    en

    voyant

    un

    cheval

    courir, les positions

    successives

    que

    nous

    montre

    le

    kintoscope.

    Mais

    j'avais

    revu

    tantt

    l'une,

    tantt

    l'autre,

    des

    chambres

    que

    j'avais

    habites

    dans

    ma vie,

    et

    je

    finissais

    par

    me les

    rappeler

    toutes dans les

    longues

    rveries

    qui

    suivaient mon rveil;

    chambres

    d'hiver

    o

    quand

    on

    est

    couch,

    on

    se

    blottit la

    tte

    dans un

    nid

    qu'on se

    tresse avec

    les

    choses

    les plus

    disparates

    :

    un

    coin

    de

    l'oreiUer,

    le

    haut des

    couvertures,

    un

    bout

    de

    chle,

    le

    bord

    du

    Ht, et un numro

    des

    Dbats roses,

    qu'on

    finit

    par

    cimenter

    ensemble

    selon

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    15/298

    DU

    COTE

    DE CHEZ SWANN

    17

    la

    technique

    des

    oiseaux en s'y

    appuyant indfini-

    ment; o,

    par

    un

    temps

    glacial,

    le

    plaisir

    qu'on

    gote

    est

    de

    se

    sentir

    spar

    du dehors (comme

    l'hirondelle

    de mer

    qui

    a son

    nid

    au fond

    d'un sou-

    terrain dans

    la chaleur de

    la

    terre),

    et

    o, le feu

    tant

    entretenu

    toute

    la

    nuit

    dans

    la

    chemine,

    on

    dort dans

    un

    grand

    manteau

    d'air

    chaud et fumeux,

    travers

    des lueurs

    des tisons

    qui

    se

    rallument,

    sorte

    d'impalpable

    alcve,

    de

    chaude

    caverne

    creu-

    se

    au

    sein

    de

    la

    chambre

    mme,

    zone

    ardente

    et

    mobile en

    ses

    contours

    thermiques, are

    de souffles

    qui

    nous

    rafrachissent

    la

    figure

    et

    viennent

    des

    angles,

    des

    parties voisines

    de la fentre

    ou

    loignes

    du

    foyer,

    et

    qui

    se

    sont refroidies;

    chambres

    d't o

    l'on

    aime

    tre

    uni

    la nuit

    tide,

    o

    le

    clair

    de

    lune

    appuy

    aux

    volets

    entr'ouverts

    jette

    jusqu'au

    pied

    du

    lit

    son chelle enchante, o on

    dort

    presque

    en

    plein air,

    comme la

    msange

    balan-

    ce

    par

    la

    brise

    la pointe

    d'un

    rayon;

    parfois

    la chambre Louis

    XVI,

    si

    gaie

    que

    mme

    le premier

    soir

    je n'y

    avais pas t trop

    malheureux, et

    o

    les

    colonnettes

    qui

    soutenaient

    lgrement le

    plafond

    s'cartaient avec

    tant

    de

    grce

    pour

    montrer et

    rserver

    la

    place

    du

    lit;

    parfois

    au

    contraire

    celle,

    petite et si leve

    de

    plafond,

    creuse

    en

    forme

    de

    pyramide dans

    la

    hauteur

    de

    deux tages et partiel-

    lement

    revtue

    d'acajou,

    o,

    ds

    la

    premire

    seconde,

    j'avais t

    intoxiqu

    moralement par

    l'odeur incon-

    nue

    du

    vtiver,

    convaincu

    de

    l'hostilit

    des rideaux

    violets

    et

    de

    l'insolente

    indiffrence

    de

    la

    pendule

    qui

    jacassait

    tout

    haut

    comme si

    je n'eusse pas

    t

    l;

    o

    une

    trange et impitoyable

    glace pieds

    quadrangulaires

    barrant

    obliquement

    un des

    angles

    de la pice

    se

    creusait

    vif

    dans la

    douce

    plnitude

    de

    mon

    champ

    visuel

    accoutum

    un

    emplacement

    qui

    n'tait

    pas prvu;

    o

    ma

    pense, s'efforant

    pendant

    des

    heures

    de se

    disloquer,

    de

    s'tirer

    en

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    16/298

    i8

    A

    LA

    RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    hauteur

    pour

    prendre exactement

    la forme

    de la

    chambre

    et

    arriver

    remplir

    jusqu'en haut son

    gigantesque

    entonnoir,

    avait

    souffert

    bien

    de

    dures

    nuits,

    tandis

    que

    j'tais tendu

    dans

    mon lit,

    les

    yeux

    levs,

    l'oreille anxieuse, la narine

    rtive, le

    cur

    battant;

    jusqu'

    ce

    que

    l'habitude

    et

    chang

    la

    couleur

    des

    rideaux,

    fait taire

    la

    pendule,

    enseign

    la

    piti la glace

    oblique

    et

    cruelle, dissimul,

    sinon

    chass

    compltement,

    l'odeur

    du

    vtiver,

    et nota-

    blement

    diminu

    la hauteur

    apparente

    du plafond.

    L'habitude

    amnageuse

    habile

    mais bien

    lente,

    et

    qui

    commence

    par

    laisser souffrir

    notre esprit pendant

    des

    semaines

    dans

    une

    installation

    provisoire;

    mais

    que

    malgr

    tout

    il

    est bien heureux de

    trouver,

    car

    sans

    l'habitude

    et rduit

    ses

    seuls

    moyens,

    il serait

    impuissant

    nous

    rendre

    un

    logis

    habitable.^

    Certes,

    j'tais

    bien

    veDl maintenant

    -.^raon

    corps

    avait

    vir une

    dernire fois et

    le

    bon ange

    de

    la

    certitude

    avait tout

    arrt

    autour

    de

    moi,

    m'avait

    couch

    sous

    mes

    couvertures,

    dans

    ma chambre, et

    avait

    mis

    approximativement leur

    place

    dans

    l'obscurit

    ma

    commode,

    mon

    bureau,

    ma

    chemine,

    la

    fentre

    sur la rue

    et

    les deux

    portes.

    Mais

    j'avais

    beau

    savoir

    que

    je

    n'tais

    pas dans

    les

    demeures

    dont

    l'ignorance

    du

    rveil

    m'avait

    en

    un

    instant

    sinon

    prsent l'image

    distincte,

    du

    moins

    fait

    croire

    la

    prsence

    possible,

    le

    branle

    tait

    donn

    ma

    mmoire;

    gnralement je

    ne

    cherchais

    pas

    me

    rendormir tout

    de

    suite; je passais la

    plus grande

    partie de la

    nuit

    me

    rappeler

    notre

    vie

    d'autrefois

    Combray

    chez ma

    grand'tante,

    Balbec,

    Paris,

    Doncires,

    Venise,

    ailleurs encore, me

    rappeler

    les

    lieux,

    les

    personnes

    que

    j'y

    avais connues,

    ce

    que

    j'avais

    vu

    d'elles, ce qu'on

    m'en

    avait

    racont.

    A Combray,

    tous

    les

    jours ds la

    fin

    de

    l'aprs-midi,

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    17/298

    DU COT

    DE CHEZ

    SWANN

    19

    mettre

    au

    lit

    et

    rester,

    sans

    dormir, loin

    de

    ma

    mre

    et de ma

    grand'mre,

    ma

    chambre

    coucher

    rede-

    venait

    le point fixe

    et

    douloureux

    de

    mes proccu-

    pations.

    On

    avait

    bien

    invent,

    pour

    me

    distraire

    les

    soirs

    o on me

    trouvait

    l'air

    trop malheureux,

    de

    me

    donner une

    lanterne

    magig

    ne.

    dont,

    en

    attendant

    l'heure

    du

    dner,

    on coiffait

    ma

    lampe;

    et,

    l'instar

    des

    premiers

    architectes et matres

    verriers

    de

    l'ge

    gothique, ) elle substituait

    l'opacit

    des

    murs

    d'impalpables

    irisations,

    de

    surnaturehes

    appari-

    tions

    multicolores,

    o des

    lgendes

    taient

    dpeintes

    comme

    dans

    un

    vitrail

    vacillant et

    momentan.

    Mais

    ma

    tristesse

    n'en

    tait qu'accrue,

    parce

    que

    rien

    que

    le

    changement d'clairage dtruisait

    l'ha-

    bitude que

    j'avais

    de

    ma

    chambre

    et

    grce

    quoi,

    sauf

    le

    supplice

    du

    coucher,

    elle m'tait

    devenue

    supportable.

    Maintenant

    je

    ne

    la

    reconnaissais

    plus

    et

    j'y tais

    inquiet,

    comme

    dans

    une chambre

    d'htel

    ou

    de

    chalet

    o

    je fusse

    arriv

    pour la

    premire fois en descendant de

    chemin

    de

    fer.

    Au

    pas

    saccad

    de son

    cheval,

    Golo,

    plein

    d'un

    affreux dessein,

    sortait

    de

    la

    petite fort

    triangu-

    laire

    qui

    veloutait

    d'un

    vert

    sombre

    la

    pente

    d'une

    colline, et

    s'avanait

    en

    tressautant

    vers le

    chteau

    de

    la

    pauvre Genevive

    de

    Brabant.

    Ce

    chteau

    tait

    coup

    selon

    une

    ligne

    courbe

    qui

    n'tait

    gure

    que

    la limite

    d'un

    des

    ovales

    de

    verre

    mnags dans

    le

    chssis

    qu'on

    glissait entre

    les

    coulisses

    de la

    lanterne.

    Ce

    n'tait

    qu'un

    pan

    de

    chteau,

    et

    il

    avait devant lui

    une

    lande

    o

    rvait

    Genevive,

    qui

    portait

    une

    ceinture bleue.

    Le

    chteau et

    la

    lande

    taient

    jaunes,

    et je

    n'avais

    pas

    attendu de

    les

    voir

    pour

    connatre

    leur

    couleur,

    car,

    avant

    les

    verres

    du

    chssis, la sonorit mordore du

    nom

    de

    Brabant

    me

    l'avait montre

    avec

    vidence.

    Golo

    s'arrtait

    un

    instant

    pour

    couter

    avec

    tristesse

    le boniment

    lu

    haute

    voix

    par ma

    grand'tante,

    et

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    18/298

    20 A

    LA

    RECHERCHE DU

    TEMPS PERDU

    qu'il

    avait

    l'air

    de

    comprendre

    parfaitement,

    con-

    formant

    son

    attitude,

    avec

    une

    docilit

    qui

    n'ex-

    cluait

    pas

    une

    certaine

    majest,

    aux

    indications

    du

    texte; puis

    il

    s'loignait

    du

    mme

    pas

    saccad.

    Et

    rien ne

    pouvait

    arrter

    sa

    lente

    chevauche.

    Si

    on

    bougeait

    la

    lanterne, je

    distinguais le

    cheval

    de

    Golo

    qui

    continuait

    s'avancer

    sur

    les

    rideaux de

    la

    fentre,

    se

    bombant

    de

    leurs

    plis,

    descendant

    dans

    leurs

    fentes.

    Le corps de

    Golo

    lui-mme, d'une

    essence

    aussi

    surnaturelle

    que

    celui

    de

    sa

    monture,

    s'arrangeait de tout

    obstacle

    matriel, de

    tout

    ob-

    jet

    gnant qu'il

    rencontrait en le

    prenant

    comme

    ossature

    et en

    se

    le

    rendant

    intrieur,

    ft-ce

    le

    bouton

    de la

    porte

    sur

    lequel

    s'adaptait aussitt

    et

    surnageait

    invinciblement

    sa robe rouge ou sa

    figure

    ple

    toujours

    aussi

    noble

    et

    aussi mlanco-

    lique,

    mais

    qui

    ne

    laissait

    paratre

    aucun

    trouble

    de

    cette

    transvertbration.

    Certes

    je leur

    trouvais

    du

    charme

    ces

    brillantes

    projections

    qui

    semblaient maner d'un

    pass

    m-

    rovingien

    et

    promenaient

    autour

    de

    moi

    des

    reflets

    d'histoire si

    anciens.

    Mais

    je

    ne

    peux

    dire

    quel

    malaise

    me

    causait

    pourtant

    cette

    intrusion

    du

    mystre

    et

    de

    la

    beaut

    dans

    une

    chambre

    que

    j'avais

    fini par remplir de

    mon

    moi

    au

    point de

    ne

    pas

    faire

    plus

    attention

    elle

    qu'

    lui-mme. L'in-

    fluence

    anesthsiante

    de

    l'habitude

    ayant

    cess,

    je

    me

    mettais

    penser,

    sentir,

    choses si

    tristes.

    Ce

    bouton

    de

    la

    porte de

    ma

    chambre,

    qui

    diffrait

    pour

    moi

    de

    tous les

    autres

    boutons de

    porte

    du

    monde

    en

    ceci

    qu'il semblait

    ouvrir tout

    seul,

    sans

    que

    j'eusse

    besoin

    de le

    tourner,

    tant

    le

    maniement

    m'en

    tait

    devenu

    inconscient,

    le

    voil qui

    servait

    maintenant

    de

    corps

    astral

    Golo.

    Et ds

    qu'on

    sonnait le

    dner,

    j'avais

    hte

    de

    courir

    la

    salle

    manger,

    o

    la

    grosse

    lampe

    de

    la

    suspension,

    igno-

    rante

    de

    Golo et de

    Barbe-Bleue,

    et

    qui

    connais-

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    19/298

    DU COT

    DE CHEZ

    SWANN

    21

    sait

    mes

    parents et

    le

    buf

    la

    casserole,

    don-

    nait sa

    lumire

    de

    tous

    les soirs, et

    de tomber

    dans

    les

    bras

    de

    maman

    que

    les

    malheurs de Genevive

    de

    Brabant me

    rendaient

    plus

    chre,

    tandis

    que

    les crimes

    de

    Golo me

    faisaient examiner

    ma propre

    conscience

    avec

    plus

    de

    scrupules.

    Aprs

    le dner,

    hlas,

    j'tais bientt

    oblig

    de

    quitter

    maman qui

    restait

    causer

    avec les

    autres,

    au

    jardin

    s'il

    faisait

    beau, dans le

    petit

    salon

    o

    tout le

    monde

    se

    retirait s'il

    faisait

    mauvais.

    Tout

    le

    monde, sauf ma

    grand'mre

    qui

    trouvait

    que

    c'est

    une

    piti

    de

    rester

    enferm

    la

    campagne

    et

    qui

    avait

    d'incessantes discussions

    avec

    mon

    pre, les

    jours

    de

    trop

    grande pluie,

    parce

    qu'il

    m'envoyait lire

    dans

    ma

    chambre

    au

    lieu

    de

    res-

    ter

    dehors.

    Ce

    n'est

    pas

    comme

    cela

    que

    vous

    le

    rendrez

    robuste

    et nergique,

    disait-elle triste-

    ment.'^urtout

    ce

    petit

    qui

    a

    tant besoin

    de

    prendre

    des forces

    et

    de

    la

    volont.

    Mon

    pre

    haussait

    les

    paules

    et

    il

    examinait le baromtre,

    car

    il

    aimait la

    mtorologie, pendant

    que

    ma

    mre,

    vi-

    tant

    de

    faire

    du

    bruit

    pour

    ne

    pas le troubler, le

    regardait

    avec

    un

    respect attendri,

    mais

    pas

    trop

    fixement

    pour ne

    pas

    chercher

    percer

    le

    mys-

    tre

    de

    ses

    supriorits.

    Mais

    ma

    grand'mre,

    elle,

    par

    tous

    les

    temps,

    mme

    quand

    la

    pluie

    faisait

    rage

    et

    que

    Franoise

    avait

    prcipitamment rentr

    les

    prcieux

    fauteuils d'osier

    de

    peur qu'ils

    ne

    fus-

    sent

    mouills,

    on

    la

    voyait

    dans

    le

    jardin

    vide

    et

    fouett

    par

    l'averse,

    relevant

    ses mches

    dsor-

    donnes

    et

    grises

    pour que son

    front s'imbibt

    mieux

    de la

    salubrit

    du

    vent et

    de

    la

    pluie.

    Elle

    disait

    :

    Enfin,

    on

    respire

    et parcourait les

    alles

    dtrempes

    trop

    symtriquement alignes

    son

    gr

    par

    le

    nouveau

    jardinier dpourvu du

    senti-

    ment

    de

    la

    nature

    et

    auquel

    mon

    pre

    avait

    de-

    mand

    depuis le

    matin si

    le

    temps

    s'arrangerait

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    20/298

    22

    A

    LA

    RECHERCHE

    DU TEMPS

    PERDU

    de

    son

    petit

    pas

    enthousiaste

    et

    saccad,

    rgl

    sur

    les

    mouvements

    divers

    qu'excitaient

    dans

    son

    me

    l'ivresse

    de

    l'orage, la

    puissance de

    l'hygine, la

    stupidit

    de

    mon ducation

    et la

    symtrie des

    jardins,

    plutt

    que

    sur

    le dsir

    inconnu

    d'elle

    d'vi-

    ter

    sa

    jupe

    prune

    les

    taches

    de

    boue sous lesquelles

    elle

    disparaissait

    jusqu'

    une hauteur

    qui

    tait

    tou-

    jours

    pour

    sa femme

    de

    chambre

    un

    dsespoir

    et

    un

    problme.

    Quand

    ces tours

    de

    jardin

    de

    ma

    grand'mre

    avaient lieu

    ^prs dner,

    une

    chose avait

    le pou-

    voir de

    la

    faire

    rentrer

    :

    c'tait,

    un

    des

    moments

    cil

    la

    rvolution

    de

    sa promenade

    la ramenait

    p-

    riodiquement, comme

    un insecte, en

    face

    des

    lu-

    mires

    du

    petit

    salon

    o les

    liqueurs taient ser-

    vies

    sur

    la

    table

    jeu

    si

    ma

    grand'tante

    lui'

    criait

    :

    Bathilde

    viens

    donc

    empcher ton

    mari

    de

    boire

    du

    cognac

    Pour la taquiner, en

    effet

    (elle

    avait

    apport dans la famille

    de mon

    pre

    un

    esprit si

    diffrent

    que

    tout

    le

    monde

    la

    plaisantait

    et

    la

    tourmentait),

    comme

    les

    liqueurs

    taient dfen-

    dues

    mon

    grand-pre,

    ma

    grand'tante

    lui

    en

    faisait

    boire

    quelques

    gouttes.

    Ma

    pauvre

    grand'-

    mre

    entrait,

    priait

    ardemment

    son

    mari

    de

    ne

    pas

    goter

    au

    cognac; il

    se

    fchait,

    buvait tout de

    mme sa

    gorge, et

    ma

    grand'mre

    repartait,

    triste,

    dcourage,

    souriante

    pourtant, car

    elle tait

    si

    humble

    de cur

    et

    si

    douce

    que

    sa tendresse

    pour

    les

    autres

    et

    le

    peu

    de

    cas

    qu'elle

    faisait

    de

    sa

    propre

    personne

    et

    de ses

    souffrances,

    se

    conciliaient

    dans

    son

    regard

    en

    un

    sourire

    o,

    contrairement

    ce

    qu'on

    voit

    dans

    le visage

    de

    beaucoup

    d'humains,

    il n'y

    avait d'ironie

    que

    pour

    elle-mme,

    et

    pour

    nous

    tous comme

    un

    baiser

    de

    ses

    yeux

    qui

    ne

    pouvaient

    voir

    ceux

    qu'elle

    chrissait

    sans

    les

    ca-

    resser

    passionnment

    du

    regard.

    Ce

    supplice

    que

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    DU

    COT

    DE

    CHEZ

    SWANN

    23

    prires

    de

    ma

    grand'mre

    et

    de

    sa

    faiblesse,

    vaincue

    d'avance,

    essayant

    inutilement d'ter

    mon grand-

    pre le

    verre

    liqueur,

    c'tait

    de

    ces choses

    la

    vue

    desquelles

    on

    s'habitue

    plus

    tard

    jusqu'

    les

    considrer

    en

    riant

    et

    prendre

    le

    parti

    du

    perscu-

    teur

    assez

    rsolument et

    gaiement pour

    se

    persuader

    soi-mme

    qu'il

    ne

    s'agit

    pas de perscution;

    elles

    me

    causaient

    alors

    une

    telle

    horreur,

    que

    j'aurais

    aim

    battre

    ma

    grand'tante.

    Mais

    ds

    que

    j'enten-

    dais

    :

    Bathilde,

    viens

    donc empcher

    ton

    mari

    de

    boire

    du

    cognac

    dj homme

    par la

    lchet,

    je

    faisais

    ce

    que

    nous faisons

    tous,

    une

    fois

    que

    nous

    sommes

    grands,

    quand

    il

    y

    a devant nous des

    souffrances

    et

    des

    injustices

    : je

    ne

    voulais

    pas

    les

    voir;

    je

    montais sangloter

    tout

    en haut

    de la

    maison

    ct

    de

    la

    salle

    d'tudes, sous

    les toits,

    dans

    une

    petite

    pice

    sentant

    l'iris,

    et

    que

    parfumait

    aussi

    un

    cassis

    sauvage pouss au dehors

    entre

    les

    pierres

    de

    la

    muraille et

    qui

    passait

    une

    branche

    de

    fleurs

    par

    la

    fentre entr'ouverte. Destine

    un

    usage

    plus spcial et

    plus

    vulgaire, cette

    pice,

    d'o

    l'on

    voyait pendant

    le

    jour

    jusqu'au donjon de Rous-

    sainville-le-Pin,

    servit

    longtemps

    de

    refuge

    pour

    moi, sans

    doute

    parce

    qu'elle

    tait

    la seule

    qu'il

    me

    ft

    permis

    de

    fermer clef,

    toutes

    celles

    de

    mes

    occupations

    qui

    rclamaient

    une

    inviolable

    solitude

    :

    la lecture, la rverie,

    les

    larmes

    et

    la

    volupt.

    Hlas je ne

    savais pas

    que,

    bien

    plus

    tristement

    que

    les petits

    carts

    de rgime

    de

    son

    mari,

    mon

    manque

    de

    volont,

    ma

    sant

    dlicate,

    l'incertitude qu'ils

    projetaient

    sur

    mon

    avenir, proc-

    cupaient ma

    grand'mre

    au

    cours

    de

    ces dam-

    bulations

    incessantes,

    de

    l'aprs-midi

    et

    du

    soir,

    oii on

    voyait

    passer et repasser,

    obliquement

    lev

    vers

    le

    ciel,

    son

    beau

    visage

    aux

    joues

    brunes

    et

    sillonnes,

    devenues

    au

    retour

    de

    l'ge

    presque

    mauves

    comme

    les

    labours

    l'automne, barre.

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

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    24

    A

    LA RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    si

    elle

    sortait,

    par

    une

    voilptte

    demi

    releve,

    et

    sur

    lesquelles,

    amen

    l

    par

    le

    froid

    ou

    quelque

    triste

    pense,

    tait

    toujours

    en

    train

    de

    scher

    un

    pleur

    involontaire.

    Ma

    seule

    consolation, quand

    je

    montais

    me

    cou-

    cher, tait

    que

    maman viendrait

    m'embrasser

    quand

    je

    serais

    dans

    mon

    lit. Mais

    ce

    bonsoir

    durait si

    peu

    de

    temps,

    eUe redescendait si

    vite,

    que

    le mo-

    ment o je

    l'entendais

    monter,

    puis

    o passait

    dans

    le

    couloir

    double

    porte

    le

    bruit

    lger

    de

    sa

    robe

    de

    jardin

    en mousseline

    bleue,

    laquelle

    pen-

    daient

    de

    petits

    cordons

    de

    paille

    tresse,

    tait

    pour

    moi

    un

    moment

    douloureux.

    Il

    annonait

    celui

    qui

    allait le

    suivre,

    o

    elle

    m'aurait

    quitt,

    o

    elle

    serait

    redescendue.

    De sorte

    que

    ce bonsoir

    que

    j'aimais

    tant,

    j'en arrivais

    souhaiter

    qu'il

    vnt

    le

    plus

    tard

    possible,

    ce

    que

    se

    prolonget

    le

    temps

    de

    rpit

    o maman

    n'tait

    pas

    encore

    venue. Quel-

    quefois quand,

    aprs m'avoir embrass,

    elle

    ouvrait

    ma

    porte

    pour

    partir,

    je voulais la rappeler,

    lui

    dire

    embrasse-moi

    une

    fois

    encore

    ,

    mais

    je

    sa-

    vais

    qu'aussitt elle

    aurait son

    visage

    fch,

    car

    la

    concession

    qu'elle

    faisait

    ma

    tristesse et

    mon

    agitation

    en montant

    m'embrasser,

    en m'ap-

    portant

    ce

    baiser de

    paix, agaait

    mon pre

    qoi

    trouvait ces

    rites absurdes,

    et

    eUe

    et

    voulu

    tcher

    de m'en

    faire

    perdre le

    besoin, l'habitude,

    bien loin

    de

    me

    laisser

    prendre celle

    de lui

    demander,

    quand

    elle

    tait

    dj

    sur

    le pas de

    la

    porte,

    un

    baiser

    de

    plus.

    Or

    la

    voir fche dtruisait

    tout

    le

    calme

    qu'elle m'avait

    apport

    un

    instant

    avant,

    quand

    elle

    avait

    pench vers

    mon

    lit sa

    figure

    aimante,

    et

    me

    l'avait

    tendue

    comme une hostie

    pour

    une

    com-

    munion

    de

    paix o mes

    lvres puiseraient

    sa

    pr-

    sence

    relle

    et le

    pouvoir

    de

    m'endormir.

    Mais

    ces

    soirs-l,

    o

    maman

    en

    somme

    restait

    si

    peu

    de

    temps

    dans

    ma chambre,

    taient

    doux

    encore

    en

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    23/298

    DU

    COT

    DE CHEZ

    SWANN

    25

    comparaison

    de

    ceux

    o

    il

    y

    avait

    du

    monde

    dner

    et o,

    cause

    de

    cela,

    elle

    ne

    montait

    pas me

    dire

    bonsoir.

    Le

    monde

    se

    bornait

    habituellement

    M.

    Swann,

    qui,

    en

    dehors de

    quelques

    trangers

    de

    passage,

    tait

    peu

    prs la

    seule

    personne

    qui

    vnt

    chez

    nous

    Combray,

    quelquefois

    pour dner

    en

    voisin

    (plus

    rarement

    depuis

    qu'il

    avait

    fait

    ce

    mauvais

    mariage,

    parce

    que

    mes

    parents

    ne

    vou-

    laient

    pas

    recevoir sa

    femme), quelquefois

    aprs

    le

    dner,

    l'improviste.

    Les

    soirs

    o,

    assis

    devant

    la

    maison sous

    le

    grand marronnier, autour

    de la

    table

    de

    fer,

    nous

    entendions

    au

    bout

    du

    jardin,

    non

    pas

    le

    grelot profus

    et

    criard

    qui

    arrosait,

    qui

    tourdissait

    au

    passage

    de

    son

    bruit ferrugineux,

    intarissable et glac, toute

    personne

    de la

    maison

    qui

    le

    dclenchait en

    entrant

    sans

    sonner

    ,

    mais

    le double

    tintement timide,

    ovale

    et

    dor

    de

    la

    clochette

    pour

    les

    trangers,

    tout

    le

    monde aussitt

    se demandait

    :

    Une

    visite, qui cela peut

    -il

    tre?

    mais on

    savait bien

    que

    cela

    ne

    pouvait

    tre

    que

    M.

    Swann;

    ma

    grand'tante

    parlant

    haute

    voix,

    pour prcher d'exemple,

    sur

    un

    ton

    qu'elle s'effor-

    ait

    de

    rendre

    naturel,

    disait

    de

    ne

    pas

    chuchoter

    ainsi;

    que

    rien

    n'est

    plus

    dsobligeant

    pour une

    personne qui arrive et

    qui cela

    fait croire qu'on

    est

    en

    train

    de

    dire

    des choses

    qu'elle ne

    doit

    pas

    entendre; et

    on

    envoyait

    en claireur

    ma

    grand'-

    mre,

    toujours

    heureuse

    d'avoir

    un

    prtexte

    pour

    faire

    un

    tour de

    jardin

    de

    plus,

    et

    qui

    en

    profitait

    pour arracher subrepticement au passage

    quelques

    tuteurs

    des

    rosiers

    afin de

    rendre

    aux

    roses

    un

    peu de

    naturel,

    comme une

    mre qui,

    pour

    les

    faire

    bouffer,

    passe

    la main dans les cheveux de

    son

    fils

    que

    le

    coiffeur

    a

    trop

    aplatis.

    Nous

    restions

    tous

    suspendus

    aux

    nouvelles

    que

    ma

    grand'mre

    allait

    nous

    apporter

    de

    l'ennemi,

    comme

    si on

    et

    pu

    hsiter

    entre

    un

    grand

    nombre

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    24/298

    26

    A

    LA RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    possible

    d'assaillants,

    et

    bientt aprs

    mon

    grand-

    pre

    disait :

    Je

    reconnais

    la voix

    de Swann.

    On

    ne

    le

    reconnaissait

    en

    effet

    qu'

    la

    voix,

    on

    distin-

    guait

    mal son visage

    au

    nez

    busqu,

    aux

    yeux

    verts, sous

    un

    haut

    front

    entour

    de

    cheveux

    blonds

    presque

    roux,

    coiffs

    la Bressant, parce

    que

    nous

    gardions

    le

    moins

    de

    lumire

    possible

    au

    jardin

    pour

    ne

    pas

    attirer

    les

    moustiques, et

    j'allais,

    sans

    en

    avoir

    l'air,

    dire

    qu'on

    apportt

    les

    sirops;

    ma

    grand'mre

    attachait

    beaucoup

    d'importance,

    trou-

    vant

    cela plus aimable,

    ce

    qu'ils

    n'eussent

    pas

    l'air de

    figurer

    d'une

    faon exceptionnelle,

    et

    pour

    les

    visites

    seulement.

    M. Swann,

    quoique

    beaucoup

    plus

    jeune

    que

    lui,

    tait trs

    li

    avec

    mon grand-

    pre, qui

    avait

    t

    un

    des

    meilleurs

    amis de

    son

    pre,

    homme

    excellent

    mais

    singulier,

    chez

    qui,

    parat-il,

    un

    rien

    suffisait parfois pour

    interrompre

    les

    lans

    du

    cur,

    changer

    le cours

    de

    la pense.

    J'entendais

    plusieurs

    fois par

    an

    mon grand-pre

    raconter

    table

    des

    anecdotes toujours les

    mmes

    sur

    l'attitude qu'avait

    eue

    M. Swann le

    pre,

    la

    mort

    de

    sa femme

    qu'il

    avait veille jour

    et

    nuit.

    Mon

    grand-pre qui

    ne

    l'avait

    pas

    vu

    depuis

    long-

    temps

    tait

    accouru

    auprs de

    lui

    dans la proprit

    que

    les

    Swann

    possdaient

    aux

    environs de Com-

    bray,

    et avait

    russi,

    pour

    qu'il n'assistt

    pas

    la

    mise

    en bire,

    lui

    faire

    quitter

    un

    moment, tout

    en pleurs,

    la

    chambre

    mortuaire. Ils firent quelques

    pas

    dans

    le

    parc

    o

    il

    y

    avait

    un

    peu

    de

    soleil.

    Tout

    d'un

    coup,

    M.

    Swann

    prenant mon

    grand-pre

    par le

    bras s'tait cri

    :

    Ah mon

    vieil ami,

    quel

    bonheur

    de se

    promener ensemble par ce beau

    temps

    Vous

    ne trouvez pas

    a

    joli tous ces

    arbres,

    ces

    aubpines

    et

    mon

    tang

    dont

    vous

    ne m'avez

    jamais

    fhcit?

    Vous

    avez

    l'air

    comme

    un

    bonnet

    de

    nuit.

    Sentez-vous ce

    petit vent?

    Ah

    on

    a

    beau

    dire,

    la

    vie

    a

    du

    bon

    tout de mme,

    mon

    cher

    Am-

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    25/298

    DU COT

    DE

    CHEZ

    SWANN

    27

    de

    Brusquement

    le

    souvenir

    de sa

    femme

    morte

    lui

    revint,

    et trouvant sans

    doute

    trop

    compliqu

    de

    chercher

    comment

    il

    avait

    pu

    un

    pareil

    mo-

    ment se

    laisser

    aller

    un

    mouvement

    de

    joie,

    il

    se

    contenta,

    par un geste

    qui

    lui

    tait

    familier

    chaque

    fois

    qu'une

    question ardue

    se

    prsentait

    son

    esprit, de passer

    la main

    sur

    son front,

    d'essuyer

    ses

    yeux

    et les

    verres

    de

    son

    lorgnon.

    Il

    ne

    put

    pourtant

    pas se

    consoler

    de la mort

    de sa

    femme

    mais

    pendant

    les

    deux

    annes

    qu'il

    lui

    survcut,

    il

    disait

    mon

    grand-pre

    :

    C'est

    drle,

    je pense trs

    souvent ma pauvre

    femme,

    mais

    je ne

    peux

    y

    penser beaucoup

    la

    fois.

    Souvent mais

    peu

    la

    fois,

    comme

    le pauvre pre

    Swann

    ,

    tait

    devenu

    une

    des

    phrases

    favorites

    de mon

    grand-pre

    qui la

    pro-

    nonait

    propos

    des

    choses

    les

    plus

    diffrentes.

    Il

    m'aurait paru

    que

    ce pre de

    Swann

    tait

    un

    monstre,

    si mon

    grand-pre

    que

    je

    considrais

    comme

    meilleur

    juge

    et dont la sentence, faisant

    jurisprudence

    pour

    moi, m'a

    souvent servi dans

    la

    suite absoudre

    des

    fautes

    que

    j'aurais t

    enclin

    condamner,

    ne s'tait

    rcri

    :

    Mais

    comment?

    c'tait

    un

    cur d'or

    Pendant

    bien

    des

    annes,

    011

    pourtant, surtout

    avant

    son

    mariage,

    M.

    Swann, le fils,

    vint souvent

    les voir

    Combray,

    ma

    grand'tante

    et

    mes grands-

    parents

    ne souponnrent

    pas

    qu'il ne vivait plus

    du

    tout

    dans la socit

    qu'avait

    frquente sa

    famille

    et

    que

    sous

    l'espce

    d'incognito

    que

    lui

    faisait

    chez

    nous

    ce

    nom

    de

    Swann,

    ils

    hbergeaient

    avec

    la parfaite

    innocence

    d'honntes

    hteliers

    qui

    ont chez

    eux, sans

    le

    savoir,

    un

    clbre bri-

    gand

    un

    des

    membres

    les

    plus lgants

    du

    Jockey-

    Club, ami prfr

    du comte

    de Paris

    et

    du prince

    de

    Galles,

    un

    des hommes

    les plus

    choys

    de

    la

    haute

    socit

    du faubourg

    Saint-Germain.

    L'ignorance

    o

    nous

    tions

    de

    cette

    brillante

    vie

    mondaine

    que menait

    Swann tenait

    videmment

    en

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

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    28 A

    LA

    RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    partie

    la

    rserve

    et

    la

    discrtion

    de

    son caractre,

    mais

    aussi

    ce

    que

    les

    bourgeois

    d'alors

    se

    faisaient

    de

    la

    socit

    une

    ide

    un

    peu

    hindoue,

    et

    la

    consi-

    draient

    comme

    compose de

    castes

    fermes o

    chacun, ds

    sa

    naissance, se

    trouvait

    plac dans

    le

    rang

    qu'occupaient ses

    parents,

    et

    d'o

    rien,

    moins

    des

    hasards

    d'une

    carrire

    exceptionnelle ou

    d'un mariage

    inespr,

    ne pouvait

    vous

    tirer pour

    vous

    faire

    pntrer

    dans

    une caste suprieure.

    M.

    Swann,

    le pre,

    tait

    agent de change

    ;

    le

    fils

    Swann

    se

    trouvait

    faire partie

    pour

    toute sa

    vie

    d'une caste

    o

    les fortunes,

    comme

    dans

    une

    cat-

    gorie

    de

    contribuables,

    variaient

    entre tel

    et

    tel

    revenu.

    On

    savait

    quelles

    avaient

    t

    les

    frquenta-

    tions du

    pre,

    on

    savait

    donc

    quelles

    taient

    les

    siennes,

    avec

    quelles

    personnes

    il

    tait

    en

    situa-

    tion

    de

    frayer. S'il en

    connaissait d'autres,

    c'taient

    relations

    de

    jeune

    homme

    sur

    lesquelles

    des

    amis

    anciens

    de

    sa famille,

    comme

    taient mes

    parents,

    fermaient d'autant plus

    bienveillamment les

    yeux

    qu'il

    continuait, depuis qu'il

    tait

    orphelin,

    venir

    trs

    fidlement

    nous

    voir;

    mais

    il

    y

    avait

    fort

    parier

    que

    ces gens inconnus

    de

    nous

    qu'il

    voyait

    taient de

    ceux qu'il

    n'aurait

    pas

    os

    saluer

    si,

    tant avec

    nous,

    il

    les

    avait rencontrs.

    Si

    l'on

    avait

    voiilu

    toute force

    appliquer

    Swann

    un

    coefficient social

    qui

    lui

    ft

    personnel, entre

    les

    autres fils d'agents

    de

    situation

    gale

    celle

    de

    ses

    parents, ce

    coefficient

    et

    t

    pour

    lui

    un

    peu

    infrieur

    parce que,

    trs

    simple

    de faons

    et

    ayant

    toujours

    eu

    une

    toquade

    d'objets

    anciens

    et

    de

    peinture,

    il demeurait

    maintenant

    dans

    un

    vieil

    htel

    o il

    entassait

    ses

    collections

    et

    que

    ma

    grand-

    mre rvait

    de

    visiter,

    mais qui

    tait

    situ quai

    d'Orlans,

    quartier

    que ma

    grand'tante

    trouvait

    infamant

    d'habiter.

    tes-vous

    seulement

    connais-

    seur?

    Je

    vous

    demande

    cela

    dans

    votre intrt,

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    DU

    COT

    DE

    CHEZ SWANN

    29

    parce

    que

    vous

    devez vous

    faire

    repasser des

    cro-

    tes

    par

    les

    marchands ,

    lui

    disait ma

    grand'tante;

    elle ne

    lui

    supposait

    en

    effet

    aucune

    comptence,

    et

    n'avait pas

    haute

    ide,

    mme

    au

    point

    de

    vue

    intellectuel, d'un

    homme

    qui,

    dans

    la

    conversa-

    tion,

    vitait les

    sujets

    srieux

    et montrait

    une

    pr-

    cision

    fort

    prosaque,

    non seulement

    quand il

    nous

    donnait,

    en

    entrant

    dans

    les

    moindres

    dtails, des

    recettes

    de

    cuisine,

    mais

    mme

    quand

    les

    surs

    de

    ma

    grand'mre

    parlaient

    de

    sujets

    artistiques.

    Provoqu

    par

    elles

    donner

    son

    avis,

    exprimer

    son

    admiration

    pour

    un

    tableau,

    il

    gardait

    un

    silence

    presque

    dsobligeant,

    et

    se

    rattrapait

    en

    revanche

    s'il pouvait

    fournir

    sur

    le

    muse

    o

    il se

    trouvait,

    sur

    la

    date

    o

    il

    avait t

    peint,

    un

    rensei-

    gnement

    matriel.

    Mais

    d'habitude

    il

    se

    contentait

    de

    chercher

    nous

    amuser

    en

    racontant

    chaque

    fois

    une

    histoire

    nouvelle

    qui

    venait

    de

    lui arriver

    avec des gens

    choisis

    parmi

    ceux

    que

    nous

    connais-

    sions, avec le

    pharmacien de

    Combra3^

    avec

    notre

    cuisinire, avec

    notre

    cocher. Certes

    ces

    rcits

    fai-

    saient rire

    ma

    grand'tante,

    mais sans

    qu'elle

    dis-

    tingut

    bien

    si

    c'tait

    cause

    du

    rle

    ridicule

    que

    s'y

    donnait toujours

    Swann

    ou

    de

    l'esprit qu'il

    mettait les conter

    :

    On

    peut

    dire

    que

    vous

    tes

    un

    vrai type, monsieur

    Swann

    Comme

    elle

    tait

    la seule personne

    un

    peu

    vulgaire

    de

    notre

    famille,

    elle

    avait

    soin

    de

    faire remarquer aux

    trangers,

    quand

    on

    parlait de Swann, qu'il

    aurait pu,

    s'il

    avait

    voulu,

    habiter

    boulevard

    Haussmann

    ou

    avenue

    de

    l'Opra,

    qu'il

    tait le

    fils

    de

    M.

    Swann

    qui

    avait

    d

    lui

    laisser quatre

    ou

    cinq

    millions,

    mais

    que

    c'tait sa fantaisie.

    Fantaisie

    qu'elle

    jugeait

    au

    reste

    devoir

    tre

    si

    divertissante

    pour

    les

    autres,

    qu'

    Paris,

    quand

    M.

    Swann

    venait

    le

    i^'

    janvier

    lui

    apporter

    son

    sac

    de

    marrons

    glacs,

    elle ne

    manquait

    pas,

    s'il

    y

    avait

    du

    monde,

    de

    lui

  • 7/24/2019 A la recherche du temps perdu_01 .pdf

    28/298

    30

    A LA

    RECHERCHE

    DU TEMPS

    PERDU

    dire

    :

    Eh

    bien

    M. Swann,

    vous habitez

    toujours

    prs

    de

    l'Entrept

    des vins, pour

    tre sr

    de

    ne

    pas

    manquer

    le

    train

    quand

    vous

    prenez le chemin

    de

    Lyon?

    Et elle

    regardait

    du

    coin

    de

    l'il,

    par-

    dessus

    son lorgnon,

    les autres

    visiteurs.

    Mais si

    l'on

    avait

    dit

    ma

    grand'mre

    que

    ce

    Swann qui

    en

    tant

    que

    fils

    Swann

    tait parfaitement

    qualifi

    pour

    tre

    reu

    par

    toute

    la

    belle

    bour-

    geoisie

    ,

    par

    les

    notaires

    ou

    les avous

    les plus

    estims

    de

    Paris

    (privilge

    qu'il

    semblait

    laisser

    tomber un peu

    en

    quenouille),

    avait,

    comme en

    cachette,

    une

    vie

    toute diffrente;

    qu'en

    sortant de

    chez

    nous,

    Paris,

    aprs

    nous

    avoir

    dit

    qu'il

    ren-

    trait

    se

    coucher, il

    rebroussait

    chemin

    peine la rue

    tourne

    et se rendait dans

    tel

    salon

    que jamais

    l'il

    d'aucun

    agent

    ou

    associ

    d'agent

    ne

    contempla, cela

    et

    paru

    aussi

    extraordinaire

    ma

    tante

    qu'aurait

    pu

    l'tre

    pour

    une dame

    plus

    lettre

    la

    pense

    d'tre

    personnellement he

    avec

    Ariste

    dont

    elle

    aurait

    compris

    qu'il

    allait, aprs

    avoir caus

    avec

    elle,

    plonger

    au

    sein

    des

    royaumes

    de

    Thtis,

    dans

    un

    empire

    soustrait

    aux

    yeux

    des

    mortels,

    et

    o

    Virgile

    nous

    le

    montre

    reu

    bras

    ouverts;

    ou,

    pour

    s'en

    tenir

    une

    image

    qui

    avait

    plus

    de

    chance de

    lui

    venir

    l'esprit,

    car

    elle

    l'avait

    vue

    peinte

    sui

    nos

    assiettes

    petits

    fours

    de Combray,

    d'avoir

    eu

    dner

    Ali-Baba,

    lequel, quand

    il

    se

    saura seul,

    pntrera

    dans

    la

    caverne

    blouissante

    de

    trsors insouponns.

    Un

    jour

    qu'il

    tait

    venu

    nous

    voir

    Paris,

    aprs

    dner, en s'excusant d'tre

    en

    habit,

    Franoise

    ayant,

    aprs

    son

    dpart,

    dit

    tenir

    du

    cocher

    qu'il

    avait dn

    chez une

    princesse

    ,

    Oui,

    chez

    une

    princesse du demi

    'monde

    avait rpondu

    ma

    tante

    en

    haussant

    les paules

    sans

    lever les

    yeux

    de

    sur

    son

    tricot,

    avec

    une ironie sereine.

    Aussi,

    ma

    grand'tante

    en

    usait-elle

    cavahrement

    avec

    lui.

    Comme elle croyait

    qu'il

    devait

    tre

    flatt

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    DU

    COT

    DE CHEZ

    SWANN

    31

    par

    nos

    invitations,

    elle

    trouvait tout

    naturel

    qu'il

    ne

    vnt pas nous voir l't

    sans

    avoir

    la main

    un

    panier

    de

    pches

    ou

    de

    framboises de

    son jardin,

    et

    que

    de

    chacun

    de ses

    voyages

    d'Italie il

    m'et

    rapport

    des

    photographies

    de

    chefs-d'u\Te.

    On

    ne

    se gnait gure

    pour

    l'envoyer

    qurir

    ds

    qu'on avait besoin

    d'une

    recette

    de

    sauce

    gribiche

    ou de

    salade

    l'ananas

    pour

    de

    grands dners

    o on

    ne

    l'invitait

    pas,

    ne lui

    trouvant

    pas

    un prestige

    suffisant

    pour

    qu'on

    pt

    le

    servdr

    des

    trangers

    qui

    venaient

    pour la

    premire fois.

    Si la

    conversation

    tombait sur les princes

    de

    la Maison de

    France

    :

    des

    gens

    que

    nous ne

    connatrons jamais

    ni

    vous

    ni

    moi

    et nous

    nous

    en

    passons,

    n'est-ce

    pas

    ,

    disait

    ma

    grand'tante

    Swann

    qui

    avait

    peut-tre

    dans sa poche

    une

    lettre

    de

    Twickenham;

    elle

    lui

    faisait

    pousser

    le piano

    et

    tourner

    les

    pages

    les

    soirs

    o

    la

    sur

    de

    ma

    grand'mre

    chantait,

    ayant,

    pour manier

    cet

    tre

    ailleurs

    si recherch,

    la

    nave

    brusquerie

    d'un

    enfant qui

    joue

    avec

    un

    bibelot

    de collection

    sans plus

    de prcautions

    qu'avec

    un

    objet bon march.

    Sans doute

    le Swann

    que

    con-

    nurent

    la

    mme

    poque

    tant

    de

    clubmen

    tait

    bien diffrent

    de celui

    que

    crait

    ma

    grand'tante,

    quand

    le

    soir,

    dans le

    petit

    jardin

    de

    Combray,

    aprs qu'avaient

    retenti

    les

    deux coups

    hsitants

    de

    la

    clochette,

    eUe

    injectait

    et

    vivifiait

    de

    tout

    ce

    qu'elle savait

    sur

    la

    famille

    Swann

    l'obscur

    et

    incertain

    personnage

    qui se dtachait,

    sui\

    de ma

    grand'mre,

    sur

    un

    fond

    de

    tnbres, et

    qu'on

    reconnaissait

    la

    voix. Mais

    mme au point

    de

    vue

    des

    plus insignifiantes

    choses

    de la vie,

    nous

    ne

    sommes

    pas

    un

    tout

    matriellement

    constitu,

    identique

    pour

    tout

    le

    monde

    et

    dont

    chacun

    n'a

    qu'

    aller

    prendre

    connaissance

    comme

    d'un

    cahier

    des

    charges

    ou

    d'un

    testament;

    notre

    personnalit

    sociale

    est

    une

    cration

    de la

    pense

    des autres.

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    32

    A

    LA

    RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    Mme

    l'acte

    si simple

    que

    nous appelons

    voir

    une

    personne que

    nous connaissons

    est

    en partie

    un

    acte

    intellectuel.

    Nous

    remplissons l'apparence

    phy-

    sique

    de

    l'tre

    que

    nous

    voyons

    de toutes les

    no-

    tions que

    nous avons sur

    lui,

    et dans

    l'aspect

    to-

    tal

    que

    nous

    nous

    reprsentons, ces notions ont

    certainement

    la

    plus

    grande

    part. Elles

    finissent

    par

    gonfler

    si

    parfaitement

    les

    joues,

    par

    suivre

    en

    une

    adhrence si

    exacte

    la ligne

    du

    nez,

    elles

    se

    mlent

    si

    bien

    de nuancer

    la

    sonorit

    de

    la

    voix

    comme

    si celle-ci

    n'tait

    qu'une

    transparente enve-

    loppe,

    que

    chaque

    fois

    que

    nous

    voyons

    ce

    visage

    I

    et

    que

    nous

    entendons cette

    voix, ce sont ces

    notions

    '.

    que

    nous retrouvons,

    que

    nous

    coutons.

    Sans

    doute, dans le

    Swann qu'ils

    s'taient

    constitu,

    mes

    parents

    avaient

    omis

    par

    ignorance

    de

    faire

    entrer

    une

    foule

    de

    particularits

    de

    sa

    vie

    mondaine qui

    taient cause

    que

    d'autres personnes, quand

    elles

    taient

    en

    sa

    prsence, voyaient

    les

    lgances

    r-

    gner

    dans

    son

    visage et s'arrter son

    nez

    busqu

    comme

    leur frontire

    naturelle; mais aussi

    ils

    avaient pu

    entasser

    dans

    ce

    visage

    dsaffect de

    son

    prestige,

    vacant

    et

    spacieux,

    au

    fond

    de

    ces

    yeux

    dprcis, le vague

    et

    doux

    rsidu

    mi-

    mmoire, mi-oubli

    des heures

    oisives

    passes

    ensemble

    aprs

    nos

    dners

    hebdomadaires,

    autour

    de

    la

    table

    de

    jeu

    ou

    au

    jardin,

    durant

    notre vie

    de

    bon

    voisinage

    campagnard.

    L'enveloppe

    corpo-

    relle

    de

    notre

    ami

    en

    avait

    t

    si

    bien

    bourre,

    ainsi

    que

    de

    quelques

    souvenirs

    relatifs

    ses

    parents,

    que

    ce

    Swann-l

    tait devenu

    un

    tre

    complet

    et

    vivant,, et

    que

    j'ai l'impression de

    quitter

    une

    per-

    sonne pour

    aller vers

    une

    autre

    qui

    en est

    distincte,

    quand,

    dans

    ma

    mmoire,

    du

    Swann que

    j'ai connu

    plus

    tard avec

    exactitude,

    je

    passe

    ce

    premier

    Swann

    ce

    premier

    Swann

    dans

    lequel

    je

    re-

    trouve les

    erreurs

    charmantes de

    ma

    jeunesse

    et

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    DU

    COT

    DE CHEZ SWANN

    33

    qui

    d'ailleurs

    ressemble moins

    l'autre

    qu'aux

    per-

    sonnes

    que j'ai

    connues

    la

    mme

    poque, comme

    s'il

    en

    tait

    de

    notre

    vie

    ainsi

    que

    d'un

    muse

    oii

    tous

    les

    portraits

    d'un

    mme

    temps

    ont

    un

    air de

    famille,

    une

    mme

    tonalit

    ce

    premier Swann

    rempli

    de

    loisir, p-i.jum

    par l'odeur

    du

    grand

    mar-

    ronnier,

    des

    paniers

    de

    framboises et

    d'un

    brin

    d'es-

    tragon.

    Pourtant un

    jour

    que

    ma

    grand'mre

    tait

    alle

    demander

    un

    service

    une

    dame

    qu'elle

    avait

    con-

    nue

    au

    Sacr-Cur

    (et avec

    laquelle,

    cause

    de

    notre

    conception

    des

    castes, elle

    n'avait pas voulu

    rester en

    relations,

    malgr

    une

    sympathie rciproque),

    la

    marquise de

    Villeparisis,

    de

    la

    clbre

    famille

    de

    Bouillon, celle-ci

    lui avait

    dit

    :

    Je

    crois

    que

    vous

    connaissez

    beaucoup

    M.

    Swann

    qui

    est

    un

    grand

    ami

    de

    mes

    neveux

    des

    Laumes.

    Ma

    grand'mre

    tait revenue

    de

    sa

    visite enthousiasme

    par

    la

    maison qui

    donnait sur des jardins

    et

    o M^^^

    de

    Villeparisis

    lui

    conseillait

    de louer,

    et

    aussi

    par

    un

    giletier

    et

    sa fille,

    qui

    avaient leur boutique

    dans

    la

    cour

    et

    chez

    qui

    elle

    tait

    entre

    demander

    qu'on

    ft

    un

    point

    sa

    jupe

    qu'elle

    avait

    dchire

    dans

    l'escalier.

    Ma

    grand'mre avait trouv ces

    gens

    par-

    faits,

    elle

    dclarait

    que

    la petite

    tait

    une

    perle

    et

    que

    le giletier tait l'homme le

    plus

    distingu,

    le

    mieux qu'elle

    et

    jamais

    vu.

    Car

    pour

    elle, la

    distinc-

    tion

    tait quelque chose d'absolument

    indpendant

    du

    rang

    social.

    Elle

    s'extasiait

    sur

    une

    rponse

    que

    le

    giletier

    lui

    avait

    faite,

    disant

    maman

    :

    Svign

    n'aurait

    pas

    mieux dit

    et,

    en

    revanche, d'un

    neveu de M^

    de

    Villeparisis

    qu'elle

    avait

    rencontr

    chez

    elle

    :

    Ah

    ma

    fille, commme

    il

    est com-

    mun

    Or

    le

    propos relatif

    Swann

    avait

    eu

    pour

    effet,

    non

    pas

    de

    relever

    celui-ci

    dans

    l'esprit

    de

    ma

    grand'-

    tante,

    mais

    d'y abaisser M ^^

    de

    Villeparisis. Il

    sem-

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    34

    A

    LA

    RECHERCHE

    DU

    TEMPS PERDU

    blait

    que

    la

    considration

    que,

    sur

    la

    foi

    de

    ma

    grand'mre,

    nous

    accordions

    M^ de

    Villeparisis,

    lui

    crt

    un

    devoir

    de

    ne

    rien

    faire

    qui

    l'en

    rendt

    moins

    digne

    et

    auquel

    elle avait

    manqu

    en

    ap-

    prenant

    l'existence

    de

    Swann, en

    permettant

    des

    parents

    elle

    de le

    frquenter.

    Comment

    elle

    connat Swann?

    Pour une

    personne

    que tu

    prten-

    dais

    parente

    du

    marchal

    de

    Mac-Mahon Cette

    opinion

    de

    mes

    parents

    sur

    les

    relations

    de

    Swann

    leur

    parut

    ensuite

    confirme par

    son

    mariage

    avec

    une

    femme

    de la

    pire

    socit,

    presque

    une

    cocotte

    que,

    d'ailleurs,

    il

    ne

    chercha jamais

    prsenter,

    continuant

    venir seul

    chez

    nous, quoique

    de

    moins

    en moins,

    mais

    d'aprs laquelle

    ils crurent pouvoir

    juger

    supposant

    que

    c'tait l

    qu'il

    l'avait

    prise

    le

    milieu,

    inconnu

    d'eux,

    qu'il

    frquentait

    habi-

    tuellement.

    Mais

    une

    fois,

    mon

    grand-pre

    lut dans

    son

    jour-

    nal

    que

    M. Swann

    tait

    un

    des

    plus

    fidles

    habi-

    tus

    des

    djeuners

    du

    dimanche chez le duc

    de

    X...,

    dont le

    pre et l'oncle

    avaient t les

    hommes

    d'tat les plus

    en

    vue

    du

    rgne

    de

    Louis-Philippe.

    Or

    mon

    grand-pre tait curieux

    de

    tous

    les

    petits

    faits

    qui

    pouvaient

    l'aider

    entrer

    par

    la

    pense

    dans

    la

    vie prive d'hommes comme

    Mole,

    comme

    le

    duc

    Pasquier,

    comme

    le

    duc de

    Broglie.

    Il fut

    enchant

    d'apprendre

    que

    Swann

    frquentait

    des

    gens

    qui

    les

    avaient

    connus.

    Ma

    grand'tante

    au

    contraire interprta

    cette

    nouvelle

    dans

    un

    sens

    d-

    favorable

    Swann

    :

    quelqu'un

    qui

    choisissait

    ses

    frquentations

    en

    dehors de

    la

    caste o

    il

    tait

    n,

    en

    dehors de sa

    classe

    sociale,

    subissait

    ses

    yeux

    un

    fcheux

    dclassement. Il

    lui

    semblait

    qu'on

    renont

    d'un

    coup

    au

    fruit de

    toutes les

    belles

    relations

    avec

    des gens

    bien

    poss,

    qu'avaient

    hono-

    rablement

    entretenues et

    engranges

    pour

    leurs

    en-

    fants

    les

    familles prvoyantes (ma

    grand'tante

    avait

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    DU

    COT

    DE CHEZ

    SWANN

    35

    mme

    cess

    de

    voir

    le fils

    d'un

    notaire

    de nos

    amis

    parce qu'il

    avait

    pous

    une

    altesse

    et

    tait

    par

    l

    descendu

    pour elle

    du

    rang

    respect

    de fils

    de

    notaire

    celui

    d'un

    de

    ces

    aventuriers

    anciens va-

    lets

    de

    chambre

    ou

    garons

    d'curie,

    pour

    qui

    on

    raconte que

    les reines eurent

    parfois

    des

    bonts).

    Elle blma le

    projet

    qu'avait

    mon

    grand-pre

    d'in-

    terroger

    Swann,

    le

    soir

    prochain

    o

    il

    devait

    venir

    dner,

    sur

    ces

    amis

    que

    nous lui dcouvrions.

    D'autre

    part les

    deux

    surs de ma

    grand'mre,

    vieilles

    filles qui

    avaient

    sa

    noble

    nature,

    mais

    non

    son

    prit,

    dclarrent

    ne

    pas

    comprendre

    le plaisir

    V

    ue

    leur

    beau-frre pouvait

    trouver

    parler

    de

    niaiseries pareilles.

    C'taient

    des

    personnes

    d'as-

    pirations leves et qui

    cause de cela

    mme

    taient

    incapables

    de

    s'intresser

    ce

    qu'on

    appelle

    un

    potin,

    et-il

    mme

    un

    intrt historique,

    et

    d'une

    faon

    gnrale

    tout ce qui

    ne

    se

    rattachait

    pas

    directement

    un

    objet

    esthtique

    ou vertueux.

    Le

    dsintressement

    de leur

    pense

    tait

    tel,

    l'gard de

    tout ce qui,

    de

    prs

    ou de loin,

    semblait

    se

    rattacher la vie mondaine,

    que

    leur

    sens

    au-

    ditif

    ayant

    fini par

    comprendre son

    inutilit

    mo-

    mentane

    ds

    qu'

    dner

    la conversation

    prenait

    un

    ton frivole

    ou

    seulement

    terre

    terre

    sans

    que

    ces

    deux

    vieilles

    demoiselles aient

    pu

    la ramener

    aux sujets

    qui

    leur

    taient

    chers,

    mettait

    alors

    au

    repos

    ses

    organes

    rcepteurs

    et

    leur

    laissait

    subir

    un

    vritable

    commencement

    d'atrophie.

    Si

    alors

    mon

    grand-pre

    avait

    besoin

    d'attirer

    l'attention

    des

    deux

    surs, il fallait

    qu'il

    et

    recours

    ces

    avertissements

    physiques

    dont

    usent les

    mde-

    cins alinistes

    l'gard

    de

    certains

    maniaques

    de

    la distraction

    :

    coups frapps

    plusieurs reprises

    sur

    un

    verre

    avec

    la

    lame

    d'un couteau, concidant

    avec

    une

    brusque

    interpellation

    de la voix et

    du

    regard,

    moyens violents

    que

    ces

    psychiatres trans-

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    36

    A

    LA

    RECHERCHE

    DU

    TEMPS

    PERDU

    portent

    souvent

    dans

    les

    rapports

    courants

    avec

    des gens

    bien

    portants,

    soit

    par

    habitude

    profes-

    sionnelle,

    soit

    qu'ils

    croient

    tout

    le

    monde

    un

    peu

    fou.

    Elles furent plus

    intresses

    quand la

    veille

    du

    jour

    o Swann

    devait venir

    dner,

    et

    leur

    avait

    personnellement

    envoy

    une

    caisse

    de

    vin

    d'Asti,

    ma tante, tenant

    un

    numro

    du

    Figaro

    o

    ct

    du nom

    d'un tableau

    qui

    tait

    une

    Exposition

    de

    Corot,

    il

    y

    avait

    ces

    mots

    :

    de

    la

    collection

    de

    M.

    Charles

    Swann

    ,

    nous dit :

    Vous avez

    vu

    que

    Swann a

    les

    honneurs

    du Figaro?

    r>

    Mais

    je

    vous

    ai

    toujours

    dit

    qu'il avait

    beaucoup

    de

    got

    ,

    dit

    ma

    grand'mre.

    Naturellement

    toi,

    du

    mo-

    ment qu'il s'agit

    d'tre

    d'un

    autre

    avis

    que

    nous

    ,

    rpondit ma

    grand'tante

    qui,

    sachant

    que

    ma

    grand'-

    mre

    n'tait

    jamais

    du

    mme

    avis

    qu'elle,

    et

    n'tant

    pas

    bien

    sre

    que

    ce

    ft

    elle-mme

    que

    nous

    don-

    nions

    toujours raison,

    voulait

    nous arracher

    une

    condamnation

    en bloc

    des

    opinions

    de

    ma grand'-

    mre

    contre

    lesquelles

    elle

    tchait

    de

    nous

    solida-

    riser

    de

    force

    avec

    les

    siennes.

    Mais

    nous

    restmes

    silencieux.

    Les surs

    de

    ma

    grand'mre

    ayant

    ma-

    nifest l'intention

    de parler

    Swann

    de ce mot

    du

    Figaro,

    ma

    grand'tante

    le

    leur dconseilla.

    Chaque

    fois qu'elle

    voyait aux autres

    un

    avantage

    si

    petit

    ft-il qu'elle n'avait

    pas,

    elle

    se

    persuadait

    que

    c'tait

    non

    un

    avantage, mais

    un

    mal, et elle

    les plaignait

    pour

    ne

    pas

    avoir

    les

    envier.

    Je

    crois

    que vous

    ne

    lui

    feriez

    pas

    plaisir;

    moi

    je sais

    bien

    que

    cela

    me

    serait

    trs

    dsagrable

    de

    voir

    mon nom

    im-

    prim

    tout vif

    comme

    cela

    dans

    le

    journal, et

    je

    ne

    serais

    pas

    flatte

    du tout

    qu'on

    m'en

    parlt.

    Elle

    ne s'entta

    pas

    d'ailleurs

    persuader les

    soeurs

    de ma

    grand'mre;

    car

    celles-ci par

    horreur

    die

    la

    vulgarit

    poussaient si loin

    l'art

    de

    dissimuler

    sous

    des

    priphrases

    ingnieuses

    une

    allusion per-

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    DU

    COT

    DE CHEZ

    SWANN

    37

    sonnelle,

    qu'elle

    passait

    souvent inaperue de celui

    mme

    qui

    elle s'adressait.

    Quant

    ma

    mre, elle

    ne

    pensait

    qu'

    tcher

    d'obtenir

    de

    mon

    pre

    qu'il

    consentt

    parler

    Swann

    non

    de

    sa

    femme,

    mais

    de

    sa

    fille

    qu'il adorait et

    cause de

    laquelle, disait-

    on,

    il

    avait

    fini

    par

    faire

    ce

    mariage.

    Tu

    pourrais

    ne

    lui dire

    qu'un

    mot,