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Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale en France : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018 ARTICLE IN PRESS Modele + SOCTRA-3011; No. of Pages 21 Sociologie du travail xxx (2014) xxx–xxx Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect À la recherche d’une politique biomédicale en France : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie In Search of Biomedical Policy in France: Chronicle of a Failed Reform in Cancer Research Audrey Vézian Centre de sociologie des organisations (CSO), UMR 7116 CNRS et Sciences Po, 19 rue Amélie, 75007 Paris Résumé Cet article propose de prendre en compte les pratiques d’administration de la recherche dans l’analyse de la diffusion de la biomédecine en France. Cette démarche, couplée à une posture analytique empruntant à la sociologie des organisations, se révèle complémentaire des approches classiques de la biomédecine car elle permet l’identification de contraintes autres que celles des pratiques scientifiques et cliniques elles-mêmes. En s’appuyant sur l’observation empirique de l’élaboration de la politique contemporaine de recherche en cancérologie, on montrera l’influence décisive de la répartition du pouvoir entre les différentes par- ties prenantes qui participent à l’élaboration de dispositifs publics en charge de promouvoir les pratiques biomédicales. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Biomédecine ; Administration de la recherche ; Pouvoir ; Institution ; Cancer ; Clinique ; Biologie Abstract This article proposes to explore research administration practices in the analysis of the spread of bio- medicine in France. This approach, combined with an analytical positioning inspired by the sociology of organisations, brings an additional element to conventional approaches to biomedicine, since it helps to identify constraints other than those associated with the scientific and clinical practices themselves. Dra- wing on empirical observation of the development of contemporary policy on cancer research, we will show Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018 0038-0296/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

À la recherche d’une politique biomédicale en France : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie

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Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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Sociologie du travail xxx (2014) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

À la recherche d’une politique biomédicale en France :chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie

In Search of Biomedical Policy in France: Chronicle of aFailed Reform in Cancer Research

Audrey VézianCentre de sociologie des organisations (CSO), UMR 7116 CNRS et Sciences Po, 19 rue Amélie, 75007 Paris

Résumé

Cet article propose de prendre en compte les pratiques d’administration de la recherche dans l’analyse dela diffusion de la biomédecine en France. Cette démarche, couplée à une posture analytique empruntant à lasociologie des organisations, se révèle complémentaire des approches classiques de la biomédecine car ellepermet l’identification de contraintes autres que celles des pratiques scientifiques et cliniques elles-mêmes.En s’appuyant sur l’observation empirique de l’élaboration de la politique contemporaine de rechercheen cancérologie, on montrera l’influence décisive de la répartition du pouvoir entre les différentes par-ties prenantes qui participent à l’élaboration de dispositifs publics en charge de promouvoir les pratiquesbiomédicales.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Biomédecine ; Administration de la recherche ; Pouvoir ; Institution ; Cancer ; Clinique ; Biologie

Abstract

This article proposes to explore research administration practices in the analysis of the spread of bio-medicine in France. This approach, combined with an analytical positioning inspired by the sociology oforganisations, brings an additional element to conventional approaches to biomedicine, since it helps toidentify constraints other than those associated with the scientific and clinical practices themselves. Dra-wing on empirical observation of the development of contemporary policy on cancer research, we will show

Adresse e-mail : [email protected]

http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.0180038-0296/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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the crucial influence of the distribution of power between the different stakeholders involved in developingpublic processes for promoting biomedical practices.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Biomedicine; Research administration; Power; Institution; Cancer; Clinic; Biology

Les grandes avancées biologiques et technologiques de la seconde moitié du XXe siècle ontprofondément modifié la trajectoire de la recherche médicale. Bien que leurs relations aient étéfortement intriquées dès les origines de la médecine elle-même (Quirke et Gaudillière, 2008),la période qui s’ouvre après la Seconde Guerre mondiale se caractérise par un brouillage accrudes frontières entre les sciences formelles et les sciences de la vie d’un côté, et la médecine del’autre, œuvrant à des évolutions majeures dans les domaines thérapeutique, diagnostique et pro-nostique (Löwy, 2011 ; Keating et Cambrosio, 2012). Ce phénomène, que d’aucuns dénommentbiomédecine, traduit une démarche visant à déterminer des techniques et des pratiques cliniquespour préserver et rétablir la santé humaine grâce aux connaissances biologiques sur le fonctionne-ment des êtres vivants à l’échelle cellulaire et moléculaire. À partir du cas de la cancérologie, cetarticle a pour objectif de mettre en lumière l’action de l’État dans la dynamique de développementde la biomédecine en France. Au-delà du rôle décisif de ces investissements, il convient en effet des’intéresser à leurs traductions concrètes en matière de gouvernement et d’action administrative.En nous appuyant sur une enquête empirique portant sur la définition et la mise en œuvre duvolet « recherche » du Plan cancer 2003-2007, nous nous proposons de rendre compte des freinsinstitutionnels à la mise en œuvre d’une politique publique biomédicale. Il s’agit plus précisémentd’identifier les sources d’opposition à une nouvelle répartition des pouvoirs entre les différentsacteurs de la recherche en cancérologie, visant à favoriser la mise en réseau des acteurs de lasphère clinique et ceux de la recherche en biologie.

L’absence de prise en compte, jusqu’à présent, de cette dimension administrative dans l’analysedu déploiement de la biomédecine interpelle, dans la mesure où le terme de biomédecine est repriscomme catégorie par l’administration et les politiques de santé dès la fin des années 1960 et ledébut des années 1970 (Keating et Cambrosio, 2003). Quelle que soit la focale d’observationprivilégiée — analyse des pratiques scientifiques concrètes (voir notamment Fujimura, 1996 ;Keating et Cambrosio, 2003) ou, plus largement, analyse des conséquences du développementde la biomédecine sur le gouvernement des individus (par exemple, Rose et Rabinow, 2006)—, les modalités d’intervention étatiques sont assimilées à un simple élément positif d’incitationau développement de la biomédecine en tant que source de financement conséquent et durable.En d’autres termes, l’État est représenté sous les traits d’un « acteur monolithique » (Padioleau,1982, p. 60) constituant certes un maillon central du processus d’enrôlement inhérent au déve-loppement de la biomédecine (Fujimura, 1996), mais dont le fonctionnement aurait une influencelimitée sur les formes revêtues par la biomédecine dans chaque pays.

Dans cette perspective d’analyse, le secteur de la cancérologie constitue un terrain privilégiéd’observation de l’essor de la biomédecine au regard de son positionnement au sein du mondemédical. À l’origine, la recherche en cancérologie se développe selon deux axes : une voie expéri-mentale et une voie dominée par la clinique, chacune se distinguant par des objectifs, des méthodes,des régimes de scientificité et des bases institutionnelles distinctes (Bud, 1978). La première secentre sur la compréhension des causes et des caractéristiques biochimiques des tumeurs cancé-reuses, sur leur dimension héréditaire et sur l’étude du processus physiologique du développement

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des tumeurs. Pour cela, elle mobilise les savoirs des sciences formelles et des sciences de la vieet développe des expérimentations sur des animaux. Cette démarche s’effectue essentiellementau sein des universités et des centres de recherche. À l’opposé, l’approche clinique des cancersconsiste en l’élaboration d’un catalogue des différentes formes de tumeurs et de leur évolution aucours du temps. Il s’agit d’une démarche basée sur l’observation des manifestations physiques dela maladie, afin de la réinscrire dans sa trajectoire propre et d’en faire ressortir le caractère unique.Elle est tournée vers la prise en charge thérapeutique des malades et l’élaboration de techniquesdiagnostiques et s’effectue au sein des établissements hospitaliers, au chevet du patient. Jusqu’audébut du XXe siècle, recherche clinique et pratique clinique se confondent dans la mesure oùles deux reposent sur « une approche individuelle et empirique » (Castel et Dalgalarrondo, 2005,p. 16) et s’effectuent dans un même lieu. La prise en compte progressive des connaissances issuesde la biologie (mise en évidence du rôle des gènes dans la formation des tumeurs) ainsi que desméthodes des sciences formelles (notamment le développement de l’evidence based medicine etla place accordée à l’outil statistique dans la validation des données) remet en cause cette traditionclinique autonome, centrée sur une forme de personnalisation de la maladie. Comme l’indiqueIlana Löwy (2002), ce ne sont plus tant le patient et le « caractère unique » de sa maladie qui vontêtre au cœur de la démarche de recherche que « la maladie et ses variations pathologiques » (p. 58),appelant dès lors des interactions fortes avec les chercheurs en laboratoire. L’aboutissement d’unetelle démarche est l’élaboration d’une pratique clinique normalisée et validée par des donnéesscientifiques, et la mise en place d’un véritable collectif biomédical (Bourret, 2005) au sein duquella figure du chercheur-clinicien joue un rôle tout aussi déterminant que les chercheurs en bio-logie (Sinding, 1991). À ce titre, le cancer va précisément se démarquer des autres pathologiespar le recours précoce à cette « “scientifisation” de la médecine » (Rabeharisoa, 2009, p. 47). Ledéveloppement de ce type de recherche médicale ne signifie pas pour autant la disparition d’unerecherche clinique centrée sur l’expertise personnelle du clinicien. Notamment, cette approche,bien que bénéficiant d’une légitimité de plus en plus limitée au sein de la profession médicale(voir le cas de la cancérologie pédiatrique présenté par Castel et Dalgalarrondo, 2005), s’imposecomme une caractéristique du champ médical francais.

Haroun Jamous, dans son étude des conditions ayant présidé à la réforme des études médicaleset à la création des Centres hospitaliers universitaires (CHU) en 1958, explique la persistance decette approche « purement » clinique par l’incapacité des acteurs à remettre en cause l’institutionà laquelle ils sont redevables du pouvoir qu’ils détiennent, et qui de fait a une influence décisivesur leur identité et leurs préférences. Il est ainsi le premier à mettre en évidence l’existenced’un « système auto-entretenu » (Jamous, 1969, p. 111) au sein duquel la trajectoire des carrièresprofessionnelles dans le domaine hospitalier est directement liée à une approche clinique de lapratique médicale, en lieu et place d’une pratique plus en interaction avec les savoirs d’autressciences, y compris au sein même des facultés de médecine. Bien que nuancé, ce constat aété à nouveau corroboré par l’étude d’Ilana Löwy sur la mise en œuvre d’un essai innovant encancérologie au cours des années 1990 (Löwy, 2002). Cette autonomie de la profession médicaleà l’égard des pratiques de recherche trouve son versant dans le domaine de la biologie. Dès lesannées 1950, une grande partie de la communauté des chercheurs en biologie est extrêmementhostile à la culture clinicienne qu’elle accuse d’alimenter le retard francais dans le domainedes sciences de la vie. Elle soutient un fort développement de la recherche fondamentale et estplus soucieuse « d’accumulation de savoirs fondamentaux » que de perspectives thérapeutiqueséventuelles (Gaudillière, 2002, p. 95). Suite à la politique volontariste menée dans les années 1950-1960, cette vision d’une conception « démédicalisée » de la recherche médicale se trouve renforcéepar le truchement des agences de recherche (CNRS, Institut national d’hygiène puis INSERM) et

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des orientations de l’administration de la recherche (Délégation générale à la recherche scientifiqueet technique).

Il en ressort une fragmentation asymétrique de l’environnement de la recherche biomédicalefrancaise autour de deux pôles, chacun étant adossé à des institutions spécifiques et défendant unevision singulière de la biomédecine. Le premier, soutenu par les administrations de la recherche,prône un fort développement de la biologie fondamentale comme base de la recherche biomédi-cale et assoit durablement sa légitimité scientifique, à partir de 1945, sur une offre nouvelle deprise en charge du pathologique basée sur des techniques de manipulation de corps à l’échellemoléculaire. Le second pôle défend une « articulation beaucoup plus étroite entre “paillasse” et“lit du malade” » (Gaudillière, 2002, p. 317), où les savoirs des sciences de la vie contribuent àéclairer les situations cliniques. Celui-ci, bien qu’encouragé par l’administration de la santé, neparvient pas à s’imposer du fait, d’une part, dans un premier temps du faible pouvoir dirigistede l’État sur les pratiques professionnelles médicales1 puis des contraintes financières et maté-rielles qui pèsent aujourd’hui sur l’activité de recherche dans le secteur hospitalier (Castel, 2008 ;Marescaux, 2009), et d’autre part de la perte de centralité de la connaissance et de la formationanatomo-pathologique dans l’établissement des nouveaux progrès médicaux (Gaudillière, 2002).En définitive, la biomédecine francaise semble davantage se manifester dans la rhétorique desacteurs impliqués dans la définition des grandes lignes directrices de la recherche médicale etpar des pratiques d’administration de la recherche2 que par une réelle politique fondée sur desobjectifs définis en termes d’innovations biomédicales et de moyens pour les contrôler et lesréguler.

À partir des années 1990 aux États-Unis, et un peu plus tardivement en Europe, la perspectived’une prise en charge personnalisée des patients à partir de leurs caractéristiques génétiques va ren-verser le rapport de force en faveur des partisans (cliniciens et biologistes) de la seconde conceptionde la recherche biomédicale puisqu’elle permet de concilier approche individuelle et connaissan-ces théoriques. La légitimité de cette recherche qui prône un dépassement des antagonismes entrepratique clinique et connaissances théoriques est d’autant plus grande qu’elle s’accompagned’une dimension de valorisation et de développement économique. Dans un contexte marquépar la mise en place d’un espace européen de la recherche où la connaissance est positionnéecomme un des piliers du développement économique, la cancérologie s’impose comme un sec-teur d’investissement prépondérant. Son potentiel, tant au vu du nombre des malades concernésqu’en matière d’innovation liée aux découvertes génomiques, conduit, au tournant des années2000, les grands groupes industriels pharmaceutiques mondiaux à positionner la cancérologieau cœur de leur stratégie de développement (Le Sourd, 2005). L’adjonction de cette perspec-tive économique a contribué, parallèlement, à accroître l’intérêt des autorités étatiques pour larecherche biomédicale et à justifier leur engagement dans ce domaine — et ce d’autant plusque, jusqu’alors, les acteurs industriels et les représentants en biotechnologies avaient été lar-gement marginalisés dans le champ biomédical francais, contrairement au modèle états-unien(Gaudillière, 2002). En plus des problématiques éthiques que soulève la recherche biomédicale,la question de l’organisation des coopérations entre médecine, sciences et industrie pharmaceu-tique s’impose donc comme un enjeu de premier ordre pour les gouvernements. Concrètement,

1 Nous voulons ici souligner, dans la lignée des travaux de Jamous (1969), le pouvoir d’autoréglementation dont alongtemps usé le monde médical mais qui tend à s’éroder depuis les années 1980 (Hassenteufel, 1999).

2 Il s’agit d’outils financiers (bourses pour séjours aux États-Unis, gestion de subvention de la protection sociale),professionnels (création d’un corps de chercheurs médicaux), matériels (achat et distribution de matériaux de recherche)et organisationnels (constitution de pôles régionaux de recherche médicale) (Gaudillière, 2002).

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il s’agit pour les autorités publiques de cadrer les interventions dans la « zone grise reliant, etséparant en même temps, les sciences biologiques et la médecine » (Cambrosio et Keating, 2003,p. 1280), par la promotion de nouvelles formes coopératives, afin de surmonter les divergencesentre les communautés d’acteurs.

Notre travail vise donc, à partir du cas de la cancérologie, à intégrer les problématiques organi-sationnelles (Vaughan, 1999) et institutionnelles dans l’analyse des pratiques scientifiques (Rip,1988 ; Kleinman, 1998 ; Martin, 2006 ; Frickel et Moore, 2006) dans le domaine biomédical,en s’intéressant à la manière dont l’État intervient dans ce domaine. En placant notre focaled’observation dès l’étape de son élaboration, nous cherchons à comprendre comment la confi-guration existante de la recherche francaise en cancérologie influence la portée réformatrice dunouveau dispositif de pilotage visant à favoriser un accroissement des interactions entre biologieet clinique. Il convient de préciser que cet objectif ne nous conduit pas à présupposer que lescapacités d’action inhérentes aux structures préexistantes déterminent le comportement adoptépar les acteurs (Friedberg, 1993). En d’autres termes, les contraintes matérielles et symboliques,si elles sont bien réelles, ne constituent qu’une donnée susceptible d’influencer la nature desrelations entre les acteurs, dans la mesure où elles ne seront effectives que si les parties prenantesacceptent de s’en saisir dans leurs interactions. Après avoir montré que le projet porté par le Plancancer 2003-2007 s’inscrit dans une série continue de réformes avortées visant à renforcer lesinteractions entre la recherche en laboratoire et celle auprès du patient (première partie), nousmontrerons par l’analyse détaillée du fonctionnement de l’instance en charge de la réflexion duPlan cancer (Commission d’orientation sur le cancer) que l’affirmation de la légitimité d’un volet« recherche » dans un programme national de lutte contre le cancer masque l’absence d’une visionunifiée de la recherche biomédicale (deuxième partie). Ce constat témoigne de la pérennité d’unestructuration dichotomique de la recherche médicale francaise, mise en évidence dès les années1950 par H. Jamous et qui s’est progressivement sédimentée pour donner corps à un mode defonctionnement imperméable aux intérêts en faveur de la réforme (troisième partie).

Le dispositif d’enquêteLa mise en évidence des conditions sociales et institutionnelles qui ont pré-sidé à cette mise en réseau des acteurs dans le cadre du volet « recherche »du Plan cancer 2003-2007 nous a conduite à adopter une démarche diachro-nique couvrant la période 2002-2010. Concrètement nous avons identifié, pourchaque séquence de mise en œuvre de cette réforme — de la définition desbuts à atteindre à la mobilisation des moyens pour concrétiser ce programmed’action publique —, le positionnement de chaque acteur impliqué, ses inté-rêts et les ressources à disposition. Nous avons porté une attention particulièreà la trajectoire professionnelle des acteurs afin d’en saisir les éventuellesincidences sur les positions adoptées et les ressources qui sont les leurs.Cette enquête s’appuie sur la réalisation d’un corpus de recherche constituéd’observations directes au sein d’instances en charge de la mise en œuvre de larecherche médicale en cancérologie — Institut national du cancer (INCa), confé-rence de coordonnateurs de cancéropôles —, du dépouillement d’archives duministère délégué à la Recherche et d’archives personnelles mises à notredisposition, ainsi que de 47 entretiens réalisés auprès des responsables et

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des chargés de mission de l’INCa, de chargés de mission et responsables duministère de la Santé et de celui délégué à la Recherche, de la Mission intermi-nistérielle de lutte contre le cancer (MILC), de la Commission d’orientation surle cancer, de chargés de mission et responsables de la politique scientifiqueen cancérologie au sein du CNRS et de l’INSERM, de la fédération hospitalièrede France (FHF) et de la fédération nationale des centres de lutte contre lecancer (FNCLCC), et d’industriels pharmaceutiques, entreprises et start-up enbiotechnologies.

1. Instituer une biomédecine du cancer en France : mission impossible ?

Une brève présentation historique de l’action publique dans le domaine de la cancérologiemet en évidence la volonté constante de faire valoir le regroupement des forces cliniques et deslaboratoires de recherche comme représentation légitime et efficace de la lutte contre le cancer(section 1.1), qui toutefois ne parvient jamais à se concrétiser dans les faits (section 1.2)3.

1.1. Une volonté constante des pouvoirs publics de promouvoir une approche biomédicaleen cancérologie

Dès la formalisation d’une politique nationale de lutte contre le cancer par les pouvoirs publicsau début des années 1920, la question de l’organisation de la recherche en cancérologie est aucœur de la démarche. Sont notamment créés, à partir de 1923, les premiers centres anticancéreux(ou Centres de lutte contre le cancer, CLCC) censés promouvoir une approche davantage intégréeentre soins et recherche. Dirigés par des médecins, ces centres spécialisés sur le cancer se dis-tinguent des structures hospitalières par une approche collégiale du traitement thérapeutique quis’oppose à la vision par organe mise en œuvre au sein de ces dernières4. Répartis sur l’ensemble duterritoire métropolitain, ce sont des établissements privés à but non lucratif participant au servicepublic hospitalier et assurant des missions de soins, de recherche et de formation. La confronta-tion des savoirs par le regroupement au sein d’un même site des chercheurs expérimentaux, descliniciens et des chercheurs-cliniciens doit contribuer à une meilleure connaissance des causesde la maladie et ainsi favoriser l’amélioration de la prise en charge thérapeutique. À l’époque deleur création, cette vision est iconoclaste à double titre : d’une part, parce qu’elle sous-tend untravail collectif dans un secteur médical jusque-là configuré autour d’une dimension individuelleet, d’autre part, parce qu’elle remet en cause le fonctionnement traditionnel du secteur médicaldominé par l’approche clinique (Pinell et Brossat, 1988). Par cette volonté d’entremêler soins etrecherche, les CLCC préfigurent la réforme hospitalière de 1958 et la création des CHU. Cetteaction des pouvoirs publics ne se restreint pas cette fois-ci au seul domaine de la cancérologieet vise explicitement à soutenir une recherche clinique capable de mobiliser les autres types desciences plus fondamentales. Cette réforme s’est effectuée essentiellement sur le mode de mesuresintermédiaires : imposition d’un cycle d’enseignement de biologie humaine, possibilité accordéeaux chercheurs biologistes de se présenter au concours des professeurs des universités–praticiens

3 Ceci ne remet pas en cause l’existence de pratiques biomédicales au niveau individuel.4 Des services transversaux d’« oncologie médicale » seront créés au sein des CHU à partir des années 1990.

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hospitaliers (PU-PH), mise en place du plein-temps à l’hôpital et fusion des carrières médecins-chercheurs pour favoriser le contact et les échanges, mise en place d’un concours unique pourles universitaires et les hospitaliers. Cependant, comme le souligne H. Jamous, « aucun texte par-ticulier ne définit ni ne réglemente de facon précise la participation individuelle du médecin à larecherche » (Jamous, 1969, pp. 47-48).

1.2. Une politique faiblement concrétisée

Ainsi, de même que l’activité de recherche (clinique et/ou expérimentale), présentée commeune des caractéristiques du projet fondateur des CLCC, ne s’impose finalement pas comme uneobligation pour leur agrément (Castel, 2002), sa concrétisation au sein des CHU apparaît ne pasavoir dépassé le stade des discours politiques. Cette absence de réglementation claire ouvre lavoie à de fréquentes récriminations sur ce sujet5. Les mesures ponctuelles prises par les pouvoirspublics depuis la réforme de 1958 se sont révélées insuffisantes6. À partir du milieu des années1990, les CLCC sont remis en cause par un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales7,soulignant notamment leur absence de visibilité dans le domaine de la recherche quelle que soitsa dimension (à l’exception notable de quelques centres). In fine, si la réforme initiée par un petitgroupe de directeurs de CLCC arrivés nouvellement en fonction8, qui visait à repositionner lescentres comme référents dans la prise en charge du cancer, s’est traduite par des actions ciblées dansle domaine de la recherche9, celles-ci épousent parfaitement les découpages « traditionnels » de larecherche médicale francaise. En d’autres termes, loin de mettre en place une forme de contrôle, derégulation des innovations et des pratiques professionnelles définies comme « biomédicales », lesinitiatives prises concernent d’une part le versant « recherche clinique » (mutualisation de l’activitéde recherche clinique au sein de la FNCLCC, promotion des essais cliniques, standardisation de laqualité de ces essais) et d’autre part la recherche en laboratoire (incitation à développer des liensavec les organismes de recherche et l’université). Non seulement la stratégie mise en œuvre nedéfinit aucun objectif concret d’un point de vue biomédical, mais encore apparaît-elle beaucoupplus ambitieuse dans sa dimension « recherche clinique »10.

Toutefois, c’est le Plan cancer 2000-2005 (dit aussi plan Gillot-Kouchner), lancé sous le gou-vernement Jospin, qui, en comparaison, va représenter un véritable échec eu égard à l’idée d’unepolitique biomédicale. En effet, la convocation d’un volet « recherche » fait l’objet d’une utilisation

5 Pour ce qui concerne le domaine de la cancérologie, on peut notamment citer les rapports Cachin (1986), Oudin (1999)et Neuwirth (2001).

6 Au cours des années 1980-1990, des mesures ont été prises (sous forme d’aide financière) pour tenter de faciliterl’engagement des cliniciens dans des activités de recherche au sein de laboratoires sans toutefois les conduire à perdre lecontact avec leur activité clinique (Löwy, 2002).

7 Dorlhac de Borne et al., 1993.8 Il s’agit des directeurs des CLCC de Lyon, Marseille, Nancy, Nantes et de l’Institut Curie (Castel, 2002). Les deux

directeurs de Lyon et Marseille seront membres de la Commission d’orientation sur le cancer en 2002. Ils participerontactivement, par la suite, respectivement aux cancéropôles Lyon Auvergne Rhône-Alpes et Provence Alpes Côte d’Azur(PACA). Le représentant marseillais prendra en 2006 la direction de l’INCa.

9 Comme le souligne Patrick Castel (2002), cette stratégie est à rapprocher de la trajectoire professionnelle des acteurspuisque ces derniers se démarquent notamment de leurs prédécesseurs par une implication accrue dans les activités derecherche clinique.10 Cette situation traduit moins le fait que les promoteurs de la réforme ne seraient pas convaincus de la nécessité de

soutenir également la recherche expérimentale que la crainte manifestée par un certain nombre de directeurs de CLCCà l’égard d’un regroupement forcé des laboratoires de recherche qui les priverait de leurs ressources dans ce domaine(Castel, 2002).

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symbolique puisqu’aucun programme d’action publique n’est énoncé et donc mis en œuvre dansce domaine. Les mesures liées à la prévention, au dépistage et à la politique des soins constituentle support exclusif de l’action publique. À ce titre, le Plan cancer 2003-2007 initié au lendemainde l’élection présidentielle de 2002 va clairement se présenter en rupture avec cette orientationstratégique. Non seulement il est mis fin au plan élaboré par le gouvernement précédent, mais enoutre une place à part entière sera accordée à la recherche dans le nouveau dispositif.

2. Le volet « recherche » du Plan cancer 2003-2007 : le triomphe de l’illusionnisme

L’analyse des modalités d’imposition d’un volet « recherche » dans le cadre du Plan cancer2003-2007 soulève un paradoxe : c’est la même instance d’experts (la Commission d’orientationsur le cancer11) qui effectue le travail d’argumentation pour asseoir la légitimité du soutien àla recherche (section 2.1) et qui, simultanément, devient le lieu privilégié de sa remise en causesous le poids d’une structuration dichotomique du paysage médical francais. Les visions concur-rentielles de la recherche biomédicale du ministère de la Santé d’un côté, et du ministère déléguéà la Recherche de l’autre, ont conduit à une scission au sein de l’instance de réflexion en deuxcatégories d’acteurs. Loin d’être les porteurs passifs d’intérêts collectifs qui les dépassent, lesreprésentants du ministère de la Santé et ceux du ministère délégué à la Recherche ont en effetjoué un rôle actif dans la définition et dans la sélection des normes culturelles qu’ils ont jugéeslégitimes lors de leur processus d’interaction (section 2.2).

2.1. Une élite médicale et scientifique à l’origine d’une nouvelle légitimation de la place dela recherche dans la lutte contre le cancer

Si parler d’une démarche opportuniste de la part de Jacques Chirac serait faire fi de son enga-gement ancien dans la lutte contre le cancer (Ravier, 2007), la définition de la lutte contre le cancercomme un de ses trois chantiers présidentiels traduit néanmoins une volonté de démarcation parrapport à ses adversaires politiques. Cette dimension est visible, d’une part, dans l’absence deréférence au plan Gillot-Kouchner qui le précède dans ses discours — celui du 14 juillet 2002 lorsde l’annonce des trois chantiers présidentiels ainsi que celui du lancement du Plan cancer 2003-2007, le 24 mars 2003 — et, d’autre part, dans le choix de recourir à une commission ad hoc— la Commission d’orientation sur le cancer — afin d’établir un état des lieux et de formu-ler des pistes d’action. Les membres de cette commission, présidée par le directeur général dela santé, épidémiologiste de formation et professeur en santé publique (Pr. Lucien Abenhaïm),sont activement engagés dans la structuration du champ de la cancérologie. Les missions dereprésentation officielle ne sont que secondaires ; les membres ne sont pas mandatés par leur ins-titution d’appartenance12. Chacun présente un profil et une connaissance de la maladie spécifiques.On notera toutefois qu’aucun représentant des laboratoires pharmaceutiques ou représentant enbiotechnologie ne fait partie de la commission. Ainsi, aux côtés de personnalités médicales pari-siennes (Pr. Victor Izrael, Pr. David Khayat) figurent des personnalités issues de province et ayant

11 La Commission d’orientation sur le cancer a été installée le 9 septembre 2002 par le ministre de la Santé, de la familleet des personnes handicapées et le ministre déléguée à la Recherche et aux nouvelles technologies. Elle est composéede quatorze membres nommés officiellement par les deux ministères, ainsi que de quatre membres issus de la Directiongénérale de la santé (DGS) et de la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS).12 Le choix s’est effectué sur la base de publications et de relations interpersonnelles au sein des cabinets du ministère

de la Santé, du ministère délégué à la Recherche et de la présidence de la République.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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une démarche originale dans le domaine de la cancérologie clinique (Dr Guy de Laroche impli-qué dans le réseau de soins coordonnés en cancérologie de la région Rhône-Alpes, Pr. DanièleSommelet fortement investie dans la clinique et la recherche en cancérologie pédiatrique). On dis-tingue un second groupe d’acteurs cliniciens impliqués dans des activités de recherche clinique etoccupant des fonctions de direction au sein de CLCC (Pr. Dominique Maraninchi, Pr. Thierry Phi-lip). Le troisième groupe d’acteurs est composé de chercheurs en biologie ou de cliniciens ayantune forte activité de recherche biomédicale (Pr. Daniel Louvard, Pr. Francois Amalric, Pr. GilbertLenoir et Pr. Francois Sigaux). Les patients sont également représentés par un professeur en can-cérologie qui est également le président de la plus grande association caritative du domaine. Enfin,on note la présence de professionnels de santé non impliqués en cancérologie mais dont les spé-cialités ont un lien évident avec cette thématique : Pr. Jacques Lansac, gynécologue-obstétricien,et Pr. Dominique-Angèle Vuitton, immunologiste.

La Commission d’orientation sur le cancer a fonctionné par la réalisation d’auditions de dif-férents groupes d’acteurs, la tenue de réunions régulières une fois par semaine, puis la rédactiondes constats et des propositions avec l’appui des représentants de l’administration de la DGS etde la DHOS. L’analyse de son travail met en exergue l’élaboration de toute une série de schémasd’interprétation (collective action frames, voir Benford et Snow, 2000) relatifs aux insuffisancesde la politique nationale en cancérologie, aux causes de celles-ci, aux solutions à mettre en œuvrepour y remédier et enfin aux résultats que ces dernières sont censées générer. Le recours à différentscadres interprétatifs a eu pour effet d’élargir l’audience du problème de la lutte contre le cancerau-delà d’un simple problème individuel touchant les patients. Cette stratégie peut s’assimiler àun processus d’alignement (frame alignment process, voir Snow et al., 1986 ; Benford et Snow,2000 ; Snow, 2009) dans la mesure où la démarche contribue à susciter le ralliement de nou-veaux soutiens à la politique de lutte contre le cancer par la mise en évidence d’une convergenced’intérêts divers sur le sujet.

Tout d’abord, nous avons constaté le recours à un argumentaire visant à présenter l’impact ducancer en France au-dessus d’un seuil d’acceptabilité. Le rapport de la commission met en exergue,dès ses premiers constats, l’augmentation du taux d’incidence, de prévalence et de mortalité descancers, insistant sur le fait que la France connaît « la plus mauvaise mortalité prématurée d’Europedue au cancer » (COC, 2003, p. 11), chiffres spectaculaires à l’appui. Cette présentation a pourobjectif de présenter le cancer sous les traits d’une « épidémie ». Cela fait ainsi écho à « l’épidémiedu VIH » (ibid., p. 129) ou encore à « l’épidémie d’obésité » (ibid., p. 13) mentionnées dans cemême rapport. Ce terme étant utilisé dans la couverture médiatique de ces deux phénomènes, ilrésonne au sein de la société francaise. De même, nous constatons la mobilisation d’argumentséconomiques. Il est ainsi fait référence au coût de la maladie : « Le coût du cancer pour le systèmede santé peut être estimé à près de 15 milliards D en 2002 » (ibid., p. 11). Ensuite, si le rapportsouligne l’impact en termes de souffrance individuelle pour les patients, il insiste davantage surles fortes inégalités socio-économiques en termes d’exposition aux facteurs de risque, d’accèsaux dépistages, aux moyens diagnostiques et aux soins, qui appellent à modifier l’intervention del’État-providence dans le domaine de la lutte contre le cancer.

Dès lors, à partir de ces principaux constats, un sentiment d’urgence à agir est créé, poussantles pouvoirs publics à tout mettre en œuvre pour combattre la maladie. Dans cette optique, estpointée l’implication insuffisante de l’État francais dans le système de recherche publique et dansla formation de médecins spécialisés en cancérologie. Il est aussi reproché aux pouvoirs publicsde ne pas soutenir suffisamment la création d’entreprises et start-up en biotechnologies, sourcesd’innovation. Le recours à cet argumentaire économique témoigne de l’évolution de la grille delecture vers une place accrue accordée aux représentants de la sphère marchande et industrielle.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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Le soutien à la recherche en cancérologie (qu’elle soit fondamentale ou appliquée) est présentécomme un élément décisif pour la prise en charge globale du patient dans ses aspects préventifset diagnostiques aussi bien que thérapeutiques. Cette représentation s’enracine dans un idéalde rationalité pour les rédacteurs du rapport. La prise en compte du patient dans le cadre desactivités scientifiques est ainsi présentée comme une démarche marquée du sceau de l’évidence,de l’objectivité inhérente au champ scientifique. Ce sont les progrès, notamment en génomiquedu cancer, réalisés au sein des laboratoires qui imposent la prise en compte des caractéristiquesspécifiques et personnelles du patient. Autrement dit, c’est le développement d’une logique interneau champ de la recherche en biologie du cancer qui pose le patient comme un élément central.On constate ici le recours à un « langage de vérité » — pour reprendre l’expression de Jean-YvesTrépos (1996, p. 68) — de la science, qui s’exerce dans d’autres domaines d’action publique.À l’appui de cette affirmation, le rapport de la commission s’attache à mettre en exergue lesproduits attendus d’une organisation prétendument rationnelle de la recherche en génomiqueet les retombées pour le patient au niveau de sa prise en charge. Les experts renforcent cettedimension en mettant en avant le caractère soi-disant universel d’une telle démarche. En effet,ils mentionnent que cette conception de la pratique scientifique à laquelle ils font référence sousles termes de « médecine personnalisée » (COC, 2003, p. 304) ou de « recherche de transfert »(ibid., p. 248) est déjà mise en œuvre dans d’autres pays, au premier rang desquels on retrouve lesÉtats-Unis. Autrement dit, la diffusion de cette conception au sein de ce qui est présenté commele modèle de référence dans la lutte contre le cancer (Gaudillière, 2002) prouve sa pertinence.Au-delà de son impact en termes médicaux et du bien-être des patients, les auteurs du rapportsoulignent enfin les aspects sociétaux positifs d’une « “scientifisation” de la médecine » qui endécoulent, notamment d’un point de vue économique. Ainsi, il est souligné que les produits issusdes essais cliniques réalisés constituent des biens économiques à haute valeur ajoutée, contribuantà positionner la France sur un secteur innovant.

En résumé, le rapport de la Commission d’orientation sur le cancer propose une interprétationde la lutte contre le cancer dans laquelle celui-ci est défini comme un péril majeur pour la sociétéfrancaise, et où la recherche médicale scientificisée constitue une force intégratrice. Elle contribueà la fois à l’amélioration de la prise en charge du cancer et au développement économique dela nation. Le discours de Jacques Chirac lors du lancement officiel du plan national, le 24 mars2003, cristallise cette prépondérance de la place de la recherche médicale comme pierre angulaired’une lutte contre le cancer rénovée. Il reprend notamment les deux propositions principales for-mulées par les experts : la création d’une agence nationale de lutte contre le cancer en charge dela politique sanitaire et scientifique (INCa), et la mise en place de six à huit structures territoria-lisées (les cancéropôles) chargées de former à un niveau régional ou interrégional des réseaux decoopération scientifique et d’innovation13. Cette recomposition du champ francais de la rechercheen cancérologie proposée par la commission d’experts constitue, davantage que la reprise d’unmodèle uniforme, la traduction de scripts, de pratiques normatives émises à l’échelle mondialeet déclinées selon les caractéristiques du champ francais dans le domaine — à l’image de ce quise passe dans le domaine de l’enseignement supérieur (Musselin, 2008). En effet, les deux prin-cipales propositions sont directement recyclées d’expériences existantes. Ainsi, la proposition decréer une agence nationale en charge de la politique de lutte contre le cancer s’inscrit dans lacontinuité de celle précédemment mise en œuvre pour le sida. Dès 2002, avant la mise en place de

13 Sept cancéropôles couvrant le territoire métropolitain seront finalement labellisés : Île-de-France, Lyon AuvergneRhône-Alpes, Provence Alpes Côte d’Azur (PACA), Grand Sud Ouest (GSO), Grand Ouest, Nord Ouest et Grand Est.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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la commission, il avait été envisagé de créer au sein de l’INSERM des instituts thématiques — surle même modèle que le National Institute of Health des États-Unis — et de promouvoir, à l’imagede l’Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS), une agence consacrée au cancer. Quantà la proposition de créer des cancéropôles, elle s’inscrit dans la continuité des génopôles, poli-tique promue et soutenue par le ministère délégué à la Recherche, mais en y intégrant les équipescliniques de manière à assurer la mise à disposition optimale (annotations cliniques complètes,etc.) du matériau biologique (tumeurs, etc.) nécessaire à tout protocole de recherche.

2.2. Le soutien à la recherche, un arbre qui cache la forêt d’intérêts irréconciliables

La reconstitution des échanges au sein de la commission démontre que ces propositionsmasquent la confrontation de deux groupes d’acteurs, chacun défendant sa propre vision de labiomédecine : d’un côté celle des experts nommés par le ministère délégué à la Recherche (quatremembres), de l’autre celle des experts nommés par le ministère de la Santé (six membres). La miseen lumière de cette catégorisation dichotomique des acteurs impliqués dans la réflexion du Plancancer révèle la préexistence d’une configuration où coexistent deux univers, porteurs d’intérêtset de valeurs spécifiques. Plus précisément, les identités et les préférences des acteurs impliquésdans ce processus apparaissent comme des éléments stabilisés et vont, à ce titre, influencer leursmodalités d’interaction en limitant les possibilités de production d’un sens commun de la bio-médecine. Ils sont donc moins le produit de processus de création d’interdépendance entre lesdifférentes parties prenantes — comme décrits par les travaux d’orientation constructiviste surla biomédecine, telles la théorie de l’acteur-réseau (Latour 1983 ; Latour et Woolgar, 1988) oul’approche en termes de mondes sociaux (Clarke et Fujimura, 1992 ; Fujimura, 1996) — que desfreins à la mise en œuvre d’une politique biomédicale en cancérologie.

Les points d’achoppement ont directement trait au volet « recherche » : il s’agit du type derecherche qui doit être soutenu par le Plan cancer d’une part, et de la forme que doivent revêtirles cancéropôles d’autre part. D’un côté, les représentants nommés par le ministère de la Santédéfendent une approche multidisciplinaire et élargie. Ils estiment que le volet « recherche » nese limite pas à la seule thématique « biologie » et souhaitent davantage intégrer les thématiquesSHS et épidémiologie. De l’autre, les représentants du ministère délégué à la Recherche sontles tenants d’une approche élitiste basée sur les avancées en recherche fondamentale et privilé-gient le regroupement des forces de recherche pour constituer une « masse critique » compétitivesusceptible de susciter l’intérêt des laboratoires pharmaceutiques. Ils ne reconnaissent aucunelégitimité scientifique aux quelques représentants du ministère de la Santé qui souhaitent partici-per à la réflexion dans ce domaine, dans la mesure où ils estiment que le volet « recherche » doits’inscrire prioritairement dans une optique génomique et protéomique.

« Dans le Plan cancer, il y avait tout un côté “essayons d’intégrer les sciences humaines”.Moi, c’est ce que je voulais faire. Je dois dire que mes collègues “très chercheurs” n’étaientpas du tout dans cette dimension. Il y avait un maître mot qui était la génomique fonction-nelle. C’était la grande mode du mot et de la chose à ce moment-là. Pratiquement, pour eux,la recherche se limitait à ca. [. . .]Q : J’ai cru comprendre qu’au sein de la commission, il y avait un sous-groupe recherche.Y aviez-vous participé ?C a c’était pour les gens sérieux ! [. . .] Il y a des gens qui font de la science noble, justementtrès biologie moléculaire. Et puis ceux qui s’amusent, qui font de l’épidémiologie, qui font

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du multidisciplinaire. Même l’immunologie clinique fait beaucoup moins sérieuse [sic] quela pure et dure génomique » (membre « Ministère Santé » de la commission).

Un des représentants de ce que nous appellerons le groupe « Ministère Recherche » se prononceégalement en faveur d’une démarche pluridisciplinaire, mais celle-ci se concentre autour desthématiques scientifiques nécessaires au fonctionnement des plates-formes biotechnologiquesainsi qu’à leur analyse de données.

« Le souci d’aboutir à quelque chose de plus construit, de faciliter les coopérations etla multidisciplinarité qui est indispensable aujourd’hui à toute recherche sur le cancer [aété pris en compte]. . . [Il s’agissait d’]aller au-delà même des médecins et des biologistes,c’est-à-dire de faire participer des chimistes, des physiciens pour l’importance qu’ils ont enparticulier dans le développement des outils thérapeutiques, qu’il s’agisse d’imagerie ou deconceptions de nouvelles molécules ou de l’analyse des données à haut débit, à savoir lesbio-informaticiens et même les équipes de mathématiciens, épidémiologistes, statisticiens »(membre « Ministère Recherche » de la commission).

Nous retrouvons ici l’expression d’une forte segmentation entre les activités de recherchecentrées sur les sciences expérimentales et celles de la recherche clinique, qui constitue unecaractéristique de la situation médicale francaise. En d’autres termes on constate, près d’un demi-siècle plus tard, la pérennité du système dichotomique décrit par H. Jamous (1969) pour les années1950.

Consécutivement à cet affrontement, le groupe « Ministère Recherche » prend la décision detravailler de manière autonome, à l’écart du reste de la commission, pour rédiger l’ensemble desrecommandations du chapitre « recherche ». Pour autant, cet acte de sécession ne met pas fin auxhostilités. Découlant de ces conceptions divergentes de la recherche, l’autre sujet de discorde portesur la conception des cancéropôles. La proposition formulée par le groupe « Ministère Recherche »de créer des pôles compétitifs à l’échelle européenne (mais régionaux, donc ne couvrant pasl’ensemble du territoire) fait l’objet d’âpres discussions cristallisant ainsi les oppositions quitraversent cette instance. Sélectionnés sur la base des publications des équipes dans les revues derecherche fondamentale et de recherche clinique, ces pôles doivent concentrer les financementsafin d’accroître la valorisation économique et l’industrialisation des découvertes14. Face à cetteproposition, un certain nombre de représentants du ministère de la Santé ne saisit pas l’intérêt decréer de nouvelles organisations dans un paysage de la recherche médicale déjà structuré par lesorganismes de recherche (INSERM et CNRS en tête).

D’autres, particulièrement impliqués dans le secteur de la recherche clinique, percoivent d’unmauvais œil cette initiative, et ce à double titre. D’une part, ne participant pas, contrairement augroupe « Ministère Recherche », à des pôles préexistants15, ils rejettent la démarche compétitivetelle qu’elle est envisagée dans la mesure où seuls les pôles déjà créés ont des chances concrètesd’être retenus. En effet, ces derniers disposent d’un temps d’avance dans la structuration de leurs

14 Toutefois, il convient de nuancer la place réservée à cette dimension de valorisation au regard des consultations menéespar la commission : deux représentants pour plus de 80 personnes auditionnées.15 Biologie Santé Cancer, proto-Cancéropôle Île-de-France, pôle ARECA (Alliance des recherches sur le cancer). Portés

par de nouveaux acteurs (collectivités locales, CLCC, organisations caritatives) au lendemain du Plan cancer Gillot-Kouchner, ces pôles ont été entrepris en dehors du programme national.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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réseaux de coopération et affichent un potentiel significatif en termes d’équipes et de partenariatsavec les laboratoires pharmaceutiques16.

D’autre part, ces financements viendraient abonder des pôles principalement structurés autourdes thématiques de biologie au détriment de la recherche clinique.

« On n’a pas eu grand-chose à dire, si ce n’est sur le problème très politique des cancéropôles.Parce qu’en fait, je pense que d’autres vous l’ont dit, visiblement l’idée était de créer uncancéropôle, voire deux, au pire trois — c’est-à-dire Paris, Lyon, Marseille : PLM. [. . .]Au début ce n’était que Paris, une espèce d’institut à la NIH/NCI [National Institutes ofHealth/National Cancer Institute] donc, le remake de ca. [. . .] Et puis là, les non-chercheurspurs et durs, et ceux qui n’avaient pas d’intérêt direct dans la constitution des deux voiretrois cancéropôles, ont commencé à émettre l’idée qu’il était peut-être un peu bête de sepriver de travaux spécifiques sur le cancer qui étaient très bien faits dans des endroits deFrance, évidemment moins racontables que Paris, que ce soit Rennes, Nantes, Bordeaux ouStrasbourg et que, ma foi, si Cancéropôle il y avait, ca allait être difficile d’éviter une plusgrande dispersion sur le territoire francais. Et que plutôt qu’un Cancéropôle, endroit uniquequi appauvrit le reste du territoire, peut-être qu’on pouvait s’orienter sur des cancéropôles,qui seraient au contraire des mises en réseau de chercheurs sur une base régionale parce quefinalement c’est plus facile qu’autrement » (membre « Ministère Santé » de la commission).

Au bout du compte, la dimension élitiste a été atténuée puisque le rapport final préconiseun certain nombre de cancéropôles (entre six et huit) afin que tout le territoire métropolitainsoit couvert ou quasiment. Or, une analyse de la répartition des compétences disponibles encancérologie fait clairement apparaître des disparités en termes de potentiel de recherche (cliniqueet/ou expérimentale) au sein du territoire métropolitain. L’analyse bibliométrique de la recherchesur le cancer réalisée en 2004 par l’Observatoire des sciences et techniques (OST), basée sur uneanalyse des publications regroupant l’approche clinique de la maladie cancéreuse et l’approcheplus théorique et expérimentale de la biologie du cancer, démontre une répartition inégale descompétences dans le domaine de la recherche médicale (OST, 2004). Le trio de tête identifié (Île-de-France, Rhône-Alpes et PACA), avec une nette prédominance de l’Île-de-France, est égalementvérifié si l’on mobilise l’étude effectuée en 2002 par l’INSERM, basée sur la répartition deslaboratoires se consacrant à l’activité en cancérologie, ces derniers se distinguant par une présenceimportante au sein des structures hospitalières (INSERM, 2003). Ainsi, l’outil « cancéropôles »semble clairement envisagé comme un moyen de remédier à une répartition inégale de l’activitéde recherche en cancérologie plutôt que comme un moyen de renforcer les pôles compétitifsdéjà structurés et spécialisés sur des thématiques scientifiques. La mention selon laquelle lescancéropôles n’ont pas vocation à accueillir l’ensemble des équipes travaillant sur la cancérologie,mais davantage celles ayant une activité innovante dans ce domaine, confirme cette orientation.

Sur la base du rapport de la commission, un groupe restreint d’acteurs s’est par la suite employé,sous l’égide de l’Élysée, à écrire le plan d’action présidentiel. Loin d’aboutir à une forme deconsensus autour d’une vision partagée de la biomédecine en cancérologie, cette étape met

16 C’est notamment le cas du pôle Biologie Santé Cancer initié par les collectivités de Rhône-Alpes, qui s’inscritclairement dans une optique d’aménagement du territoire et de développement économique dans laquelle les laboratoiresindustriels et autres représentants en biotechnologies ont toute leur place. Cela l’est également, mais dans une moindremesure, pour le proto-Cancéropôle Île-de-France et le premier pôle ARECA à Toulouse, dans le sens où il s’agit avanttout de réseaux de coopération académique/clinique bien qu’ils comptent, sur leurs territoires respectifs, de nombreusesindustries pharmaceutiques et entreprises en biotechnologies.

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définitivement à bas la volonté affichée par les autorités politiques de mettre en œuvre une véritablepolitique biomédicale.

3. Une réforme avortée sous le poids d’un environnement institutionnel discordant

L’étude de la phase de rédaction des mesures « recherche » met en évidence que les différentescomposantes censées fonder une politique biomédicale en cancérologie — définie, rappelons-le, comme une interpénétration entre clinique et biologie — opèrent dans une configurationinstitutionnelle dominée historiquement par le ministère de la Santé (section 3.1). La prise encompte des relations de pouvoir adossées à cette structuration préexistante dévoile les mécanismespar lesquels une politique publique biomédicale est vidée de son sens, ceux-ci agissant notammentsur la nature des pratiques scientifiques réellement promues (section 3.2).

3.1. Un chapitre « recherche » assujetti aux intérêts du ministère de la Santé

Au-delà d’un environnement institutionnel éclaté relayant différentes conceptions del’organisation de la recherche biomédicale, notre étude révèle la nécessité de saisir les relationsde pouvoir liées à cette configuration et, par là même, les ressources et contraintes des différentesparties prenantes conditionnant leur capacité à peser sur la définition des mesures à mettre enœuvre. L’attention portée aux jeux des acteurs dans ce pluralisme environnemental permet decomprendre de quelle facon l’INCa et les cancéropôles, principaux outils de promotion d’unepolitique censée accroître les interactions entre biologie et clinique, sont finalement détournés deleur objectif. Ce dernier consistait à simplifier et unifier le pilotage de l’action publique dans lesecteur de la recherche en cancérologie en créant d’une part une agence nationale, seule en chargede la définition des objectifs et de l’allocation des moyens nécessaires à leur accomplissement,et d’autre part des cancéropôles (inter)régionaux envisagés comme des associations d’équipes derecherche (INSERM, CNRS), de services cliniques (CHU et CLCC) et de représentants des indus-triels pharmaceutiques et des entreprises de biotechnologie autour d’outils et de plates-formestechnologiques. Dans les deux cas, l’INCa et les cancéropôles devaient constituer un moyende s’affranchir des institutions existantes de la recherche médicale. En revanche, la question del’articulation entre ces organisations locales et l’agence nationale est laissée en suspens dans lerapport de la commission. À l’issue du processus, la portée réformatrice du dispositif promu parle Plan cancer est grandement affaiblie par rapport à l’idée originelle. Loin d’une intégration dela politique de la recherche médicale en cancérologie, il est décidé de créer l’INCa en dehors del’INSERM et de reléguer les cancéropôles au sein du système global mis en place en omettant declarifier les relations entre les pôles locaux et l’agence nationale. À titre d’exemple, les cancéro-pôles se trouvent totalement exclus du principal dispositif de promotion de la recherche clinique(Programme hospitalier de recherche clinique, PHRC), l’INCa assumant seulement l’évaluationscientifique, et le ministère de la Santé gardant la prérogative sur ce dispositif directement financépar son administration.

Le dispositif d’action est donc remis en cause de facon précoce, consécutivement aux jeuxinstitutionnels entre d’un côté le ministère de la Santé, officiellement désigné ministère pilote duplan et, à ce titre, en charge de la rédaction des mesures y compris celles du volet « recherche », etde l’autre le ministère délégué à la Recherche. Pâtissant d’une faible assise institutionnelle dansla hiérarchie gouvernementale (Cytermann, 2004), ce dernier voit le déséquilibre s’accentuer par

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la différence de poids politique entre les deux ministres17. Ainsi, bien qu’associés au processusd’écriture, les représentants du ministère délégué à la Recherche demeurent en retrait. Cette distri-bution inégale des capacités d’action en faveur du ministère de la Santé est par ailleurs renforcéepar des ressources en expertise car celui-ci compte dans ses rangs une conseillère technique béné-ficiant d’une légitimité importante dans le secteur de la recherche en cancérologie, au vu de sonparcours professionnel18. Concrètement, le ministère de la Santé dispose de plus de moyens quele ministère délégué à la Recherche pour imposer sa vision de la biomédecine. Il s’ensuit que lesreprésentants du premier ministère ont pu préserver le contrôle de leur principal levier d’actiondans la recherche clinique, les PHRC, en refusant d’ouvrir leur pilotage au ministère délégué àla Recherche ou à toute institution (le futur INCa) dans laquelle la gouvernance serait partagée àparité avec celui-ci.

« C a a été très difficile de réconcilier la logique de santé. C’était d’essayer de rassemblerles ressources et les crédits affectés sur cette thématique “cancer” sous une même responsa-bilité, notamment les PHRC, qui constituent un terrain important que le ministère de la Santén’a jamais accepté de fondre dans un fonds commun pour l’évaluation et les procédures.Leur argument est que la recherche clinique c’est spécifique, qu’il n’est pas possible d’enperdre la maîtrise. En gros, “il n’y a que nous, ministère de la Santé, qui comprenons cettespécificité” » (représentant du ministère de la Recherche).

Le ministère de la Santé craignait que les activités cliniques ne soient uniquement au servicedes chercheurs fondamentalistes.

« Q : Une des mesures du Plan cancer qui concernent la recherche clinique, c’est la miseen place des PHRC ciblés cancer. Mais ils restent malgré tout pilotés uniquement par leministère de la Santé. Pourquoi avoir voulu maintenir ce pilotage par le ministère de laSanté ? Pourquoi pas en cotutelle ?— Parce que le PHRC, c’est la santé ! C’est la recherche clinique. Si le ministère de laRecherche avait lancé une thématique plus fondamentale, nous l’aurions totalement acceptéet nous lui en aurions laissé la responsabilité — tout en participant, je précise. Mais les PHRCc’est une invention du ministère de la Santé, qui existait avant moi d’ailleurs » (représentantdu ministère de la Santé).

Une fois lancé le Plan cancer, l’élaboration continue de nouveaux instruments d’actionpublique, sans concertation approfondie entre les deux autorités ministérielles, nourrit le terreausur lequel repose le système dichotomique de la recherche biomédicale francaise en renforcantles pratiques professionnelles préexistantes par la mise à disposition de ressources dédiées.

17 D’un côté Jean-Francois Mattei, investi dans la vie politique depuis de nombreuses années (député de 1989 à 2002 etmembre de nombreuses commissions) et, de l’autre, Claudie Haigneré, novice dans ce milieu.18 La conseillère au sein du ministère de la Santé est un médecin-chercheur spécialisé en biochimie génétique. Elle a été

recrutée à l’INSERM. Au titre de ses recherches en thérapie génique et en cancérologie, elle a été membre des conseilsscientifiques, entre autres, de la Ligue nationale contre le cancer, du programme des génopôles et de l’Association pour larecherche sur le cancer (ARC). Avant d’intégrer le cabinet du ministère de la Santé elle est passée par le ministère chargéde l’Enseignement supérieur et de la recherche, en tant que responsable de la mission biotechnologie, de 1996 à 1998.Par conséquent, sa légitimité à intervenir dans les questions de recherche en cancérologie, notamment d’un point de vue« biologie », est incontestable.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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3.2. Un empilement d’instruments d’action publique qui renforce la segmentation despratiques professionnelles

À partir de 2003, on assiste au déploiement de nouvelles modalités d’intervention par chacundes deux ministères : la multiplication des instruments d’action publique concernant aussi bienla coordination des organisations préexistantes que le financement des activités de recherchemédicale. Ces dispositifs constituent autant de moyens pour assurer la diffusion de pratiquesscientifiques (Frickel, 1996) faiblement convergentes.

D’un côté, les instruments pilotés par le ministère de la Santé, tels que la réforme du finance-ment des établissements de soins et le dispositif spécifique de financement pour les activités derecherche, contribuent de manière involontaire à une mise en concurrence des activités de soinset de recherche et à un accroissement de la compétition entre les structures de soins au détrimentd’une coopération inter-organisationnelle. En 2002 est mis en place le plan Hôpital 2007, par leMinistre de la Santé. Il consiste en un ensemble de mesures visant à moderniser l’offre de soins àl’hôpital et à adapter son mode de fonctionnement et de financement. Or, sous prétexte de vouloirreconnaître l’activité réelle des établissements dans le domaine de la recherche et de l’innovation,ce plan introduit une part modulable19 et une autre variable20 dans les financements publics accor-dés aux établissements de soins remplissant une « mission enseignement, recherche, recours etinnovation » (il s’agit de l’« enveloppe MERRI »). Dans cette optique, la logique coopérative por-tée par les cancéropôles ne suscite pas une totale adhésion des acteurs de la clinique (tant parmi lesadministratifs que chez les cliniciens), selon la taille de l’établissement auquel ils appartiennent etla reconnaissance dont ils bénéficient dans le champ scientifique. Pour les « petits » établissements(où l’activité de recherche existe mais n’est pas très développée), le développement de partenariatsavec d’autres établissements constitue une opportunité d’accroître leur visibilité dans le secteur dela recherche et également leurs sources de financement. En revanche, pour de « grands établisse-ments » ayant une forte activité de recherche, la perspective de partenariats interinstitutionnels estfaiblement attractive dans la mesure où cela vient diviser les financements auxquels ils pourraientprétendre seuls. Par ailleurs, l’autre volet de la réforme Hôpital 2007 consiste en l’établissementd’une tarification à l’activité, appelée « T2A ». Celle-ci instaure l’activité de soins comme sourcedirecte de revenus et introduit donc, de fait, une mise en concurrence entre activités de soins etde recherche. Les activités de recherche, au vu de la faiblesse des bénéfices espérés, sont alorsessentiellement appréhendées par les directions des établissements comme une source potentiellede dégradation de l’équilibre budgétaire (Bras et Duhamel, 2009). Dans les faits, cette politiquede tarification à l’activité vient également compliquer la coopération entre les établissements.En raison d’une contrainte financière de plus en plus forte, il se révèle délicat d’instaurer unecollaboration étroite dans la mesure où chaque hôpital a intérêt à prendre en charge un maximumde patients, quelle que soit sa pathologie, pour s’assurer des ressources financières suffisantes.

19 Cette part modulable repose sur quatre critères évalués par périodes de cinq ans : 1) les publications, par le biais duscore SIGAPS (Système d’interrogation, de gestion et d’analyse des publications scientifiques) qui leur attribue des pointsen fonction du facteur d’impact de la revue et du rang de l’auteur dans les signataires, 2) le nombre d’étudiants, 3) lenombre d’études « interventionnelles » (points attribués en fonction de l’ampleur d’une étude, de sa nature, de la phasede développement et du fait que l’établissement en est promoteur, coordonnateur ou simple investigateur), 4) le nombrede brevets, de logiciels déposés, de licences concédées et de contrats de partenariat industriel.20 Cette part variable obéit à une logique de mise en compétition puisqu’elle correspond à des financements attribués

aux établissements sur appels à projets (PHRC, etc.) ou destinés à financer des structures identifiées telles que les centresd’investigation clinique, les centres de ressources biologiques, les centres de référence, etc.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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« [Il y a] enfin les problèmes politiques. À l’intérieur du Cancéropôle, il se construitdes partenariats entre des établissements concurrents. La rémunération des établissementsà l’acte avec T2A a changé la donne : même les établissements publics sont dans une pos-ture libérale, de captation du marché. Ils se battent comme des chiens pour la prise encharge des malades. C’est une vraie ambiguïté. Les collaborations sont fragiles, à la mercides décisions politiques pour prendre une position dominante sur les activités médicales »(représentant d’un CHU).

Outre la réforme Hôpital 2007, les cancéropôles pâtissent de la création des Délégations inter-régionales de la recherche clinique (DIRC), chargées de la promotion des activités de rechercheclinique dans le domaine de la cancérologie. Ces nouvelles structures, créées en 2005 par le minis-tère de la Santé, ont pour mission d’animer et de soutenir la recherche clinique pour toutes lespathologies, en mutualisant les compétences et les moyens. Outre un conflit territorial21, des ten-sions surgissent quant aux prérogatives de chacun pour la gestion des PHRC et des soutiens auxtechniques innovantes coûteuses (STIC). Les représentants institutionnels de la recherche cliniquecraignent de se voir départir de leur prérogative de promoteur pour ce qui concerne la cancéro-logie, au profit des directions des cancéropôles. Par ailleurs, le souhait de certaines directionsde cancéropôles de travailler en coordination avec la DIRC n’est pas reconnu par les instancesnationales. C’est par exemple le cas du Cancéropôle Grand Ouest, qui s’est associé à un projetpiloté par la DIRC Grand Ouest dans le cadre d’un appel d’offres de l’INCa visant à identifier descentres de traitement des données de recherche clinique. Le projet est rejeté au motif qu’il n’estpas uniquement ciblé en cancérologie22.

De l’autre côté, les instruments créés par le ministère délégué à la Recherche — aux premiersrangs desquels figurent les réseaux thématiques de recherche avancée et les réseaux thématiquesde recherche et de soins, mais également les pôles de compétitivité — remettent égalementen question le rôle des cancéropôles au sein du paysage de la recherche. Le foisonnement dedispositifs contribue à diluer l’efficacité recherchée dans la mesure, où d’une part, l’essentieldes objectifs et des activités confiés aux pôles biomédicaux sont également assignés à d’autresstructures et, d’autre part, leurs directions bénéficient de ressources financières bien moindres quela plupart des dispositifs parallèlement mis en place, ce qui limite l’attrait des cancéropôles auxyeux des publics ciblés (chercheurs, cliniciens ou industriels).

4. Conclusion

Notre recherche a montré que l’idéal de biomédecine guidant la création des cancéropôles fai-sait figure de véritable mythe rationalisateur et, à ce titre, a constitué depuis le début du XXe siècleun moyen d’unifier (Selznick, 1949), au sein de différentes organisations, les différentes compo-santes de la recherche médicale, sans jamais parvenir à un succès total. La force du mythe résideprécisément dans son caractère abstrait, qui autorise toute forme d’identification et d’interprétationet permet ainsi d’associer différentes logiques institutionnelles au sein d’une seule et même organi-sation. Au-delà de ce constat, cette étude nous paraît contribuer à la compréhension des conditions

21 Le découpage proposé par le ministère de la Santé ne recouvre pas celui des cancéropôles : la DIRC Sud-Méditerranéeregroupe les directions de la recherche clinique et de l’innovation de Marseille, Montpellier, Nice et Nîmes, alors queles sites de Montpellier et de Nîmes font partie du Cancéropôle GSO et non du Cancéropôle PACA. Or les deux régionsdéveloppent des actions propres en cancérologie en lien avec leurs cancéropôles de rattachement respectifs — à savoir leCancéropôle GSO pour les équipes de Languedoc-Roussillon.22 Source : compte rendu de la Conférence de coordonnateurs du 10 juillet 2007.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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de production de la biomédecine en France, que nous avons définie comme une démarche unifiéeau sein de laquelle savoirs cliniques et connaissances scientifiques annexes s’interpénètrent pourmaintenir ou rétablir la santé humaine.

Tout d’abord, notre angle d’attaque focalisé sur la question des modes d’administration dela recherche, couplé à une posture analytique empruntant à la sociologie des organisations, s’estrévélé particulièrement fructueux pour comprendre la dynamique de développement d’une poli-tique biomédicale en France. L’attention portée aux interactions entre les acteurs a permis dedémontrer l’intérêt de prendre en compte la répartition du pouvoir entre les différentes compo-santes de l’environnement au sein duquel prennent place les nouvelles organisations visant àaccroître les interactions entre biologie et clinique.

Sans remettre en cause le fait que les structures d’interaction préexistantes sont des construitssociaux, nous avons démontré que les règles du jeu qui en émanent ont une influence décisivesur les identités des acteurs et sur leurs conceptions de la biomédecine. Cette perspective analy-tique conduit également à être attentif aux ressources sur lesquelles reposent ces situations, ainsiqu’aux effets générés en termes de différenciation des capacités d’action des différentes catégoriesd’acteurs. Les structures d’interaction déjà construites donnent en effet une position avantageuse àcertains acteurs (ici le ministère de la Santé), soit parce qu’ils détiennent des ressources pertinentespour agir, soit parce qu’ils constituent eux-mêmes une ressource pour l’action. Cependant si, parl’attention accordée à l’environnement institutionnel, nous avons cherché à rendre compte de ladistribution inégale des capacités d’action, nous avons pris soin de ne pas en tirer des conséquencessur la capacité des acteurs à s’en saisir ou à l’utiliser comme une opportunité. Les relations de pou-voir existent si et seulement si les individus entrent en négociation pour échanger des possibilitésd’action, et c’est de cette négociation que découlera une relation d’interdépendance (Friedberg,1993). En aucune facon nous n’avons présumé que la répartition inégale des ressources — et, parlà même, des contraintes qu’elles supposent pour certains acteurs lors du processus de transac-tion — s’imposaient comme facteurs régulateurs des interactions. Il ressort de notre étude quel’incapacité de l’État à dépasser les représentations concurrentes de la recherche biomédicaledécoule de la configuration dichotomique et asymétrique, historiquement située, dans laquellele ministère de la Santé parvient à tirer parti de sa position dominante par rapport au ministèredélégué à la Recherche.

Notre deuxième apport a directement trait aux modalités d’influence de la configuration insti-tutionnelle sur lesdites pratiques d’administration de la recherche, et au rôle joué par les acteursdans ce processus. Par la mise en lumière du travail de réinterprétation de la lutte contre le can-cer déployé pour justifier la réforme de la politique biomédicale en cancérologie, nous avonspu rompre avec une vision statique de l’influence, constatée par certains auteurs (entre autresLöwy, 2002 et Vignola-Gagné et al., 2013), des facteurs nationaux sur la pratique clinique, enmontrant de quelle facon les acteurs ont percu et se sont réapproprié les contraintes liées auxnormes et aux institutions de leur environnement direct. Il est ainsi apparu que la convocation duterme de biomédecine a fait l’objet d’une utilisation stratégique pour justifier un nouvel investis-sement conséquent des pouvoirs publics dans le secteur de la cancérologie, et ce tout en masquantl’absence de significations partagées entre les différentes parties prenantes sur cette question. Ilen ressort que les acteurs ont adapté leurs discours aux contraintes liées aux normes et institu-tions présentées comme légitimes (une pratique davantage intégrée entre clinique et biologie), demanière à maintenir leur position dans le paysage francais actuel. Ce comportement s’expliqueaisément par le fait que les acteurs choisis pour initier la réforme n’ont pas intérêt à remettre encause la structuration existante, qui leur a donné la reconnaissance professionnelle et donc « le

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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pouvoir de réformer »23 et qui, par ailleurs, continue à leur fournir les ressources nécessaires pouragir grâce au déploiement de nouveaux instruments d’action publique. En définitive, si le Plancancer 2003-2007 poursuivait l’objectif de faire dialoguer les disciplines, les dispositifs réelle-ment mis en place contribuent à solidifier la fragmentation institutionnelle du champ biomédicalfrancais.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêts en relation avec cet article.

Remerciements

Cet article est tiré d’une thèse financée par une bourse CIFRE (Convention industrielle deformation par la recherche) en partenariat avec le Centre de lutte contre le cancer de Lyon. Il agrandement bénéficié des remarques et critiques de nombreuses personnes, notamment de Séve-rine Louvel, Hugo Bertillot, Patrick Castel, Christine Musselin, Etienne Nouguez, Jérôme Austet des membres du comité de rédaction de Sociologie du travail. Qu’ils trouvent ici l’expressionde mes remerciements.

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23 On retrouve ici le mécanisme mis en lumière par H. Jamous (1969) dans les années 1950 pour expliquer la difficileprise de décision de réformer les études médicales.

Pour citer cet article : Vézian, A., À la recherche d’une politique biomédicale enFrance : chronique d’une réforme inaboutie en cancérologie. Sociol. trav. (Paris) (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.03.018

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