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A l’écoute des cités La maison islamo chrétienne n° 24-25 Printemps-Eté 2013 LES RÉACTIONS D’UN ENSEIGNANT LA SANTÉ DANS LES BANLIEUES COMMENT RAPPROCHER LA POLICE ET LES JEUNES ? « ILS AVAIENT MIS LES SCELLÉS ! » MÈRE COURAGE ! PÈRE ET FILS MUSULMANS À GENNEVILLIERS LA CITÉ EST LE VENTRE DU MONDE BANLIEUES DE LA RÉPUBLIQUE « FRATERNELS PAR LE FOND »

A l’écoute des cités - patrice-leclerc.org · dans l’Odyssée ou celles du fils d’Anchise dans l’Enéide. Dans le meil- ... Ce sont des jeunes (seconde, pre-mière et terminale)

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A l’écoutedes cités

La maison islamo chrétiennen° 24-25 Printemps-Eté 2013

LES RÉACTIONS D’UN ENSEIGNANT

LA SANTÉ DANS LES BANLIEUES

COMMENT RAPPROCHER LA POLICE ET LES JEUNES ?

« ILS AVAIENT MIS LES SCELLÉS ! »

MÈRE COURAGE !

PÈRE ET FILS

MUSULMANS À GENNEVILLIERS

LA CITÉ EST LE VENTRE DU MONDE

BANLIEUES DE LA RÉPUBLIQUE

« FRATERNELS PAR LE FOND »

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Editorial 1

Du côté de La Caravelle 3

Les réactions d’un enseignantZin Tayab 4

La santé dans les banlieuesIsabelle Thiebot 10

Comment rapprocher la policeet les jeunes ?Jean-Claude Porcheron 18

«Ils avaient mis les scellés !»Aminata Doucouré 24

Mère courage !Christine Fontaine 27 Du côté de Gennevilliers 35

Père et filsSaad Abssi, le père 36Jamel Abssi, le fils 40

Musulmans à GennevilliersMohammed Benali 43

La cité est le ventre du mondePatrice Leclerc 48

Pour élargir l’horizon 55

Banlieues de la RépubliqueLuc-André Leproux 56

«Fraternels par le fond»Michel Jondot 61

Courrier des lecteurs 69

Questions impertinentes 70

Des nouvelles de Mustapha Cherif 72

La rubrique de Maurice ButtinLes banlieueset le conflit israélo-palestinien 73

Dossier : A l’écoute des cités

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EDITORIAL

Au tout début du siècle, ces cahiers n’existaient pas encore. Pourtant, des hommes et des femmes - chrétiens et musul-mans - œuvraient ensemble sur le terrain où étaient concen-

trées des populations immigrées, musulmanes pour la plupart. Des idées tentaient de prendre corps. En particulier, nous avions décou-vert un moyen de rejoindre le monde immigré féminin qui, à la cité dite « La Caravelle », se tenait soigneusement à l’écart et se gardait bien de répondre aux occasions de rencontre que nous tentions de provoquer. Vint pourtant le jour où l’idée germa dans le cer-veau d’une chrétienne de proposer une initiation au tissage. Plus d’une centaine d’adolescentes, de mamans et de grands-mères se sont précipitées. Par la suite, nous lancions, avec l’aide de la Direc-tion Départementale du Travail, un chantier d’insertion pour initier des femmes aux méthodes de tissage des Gobelins. Il faut rendre hommage aux personnes de la Direction du Travail qui nous ont aidés dans cette aventure avec une intelligence et un dévouement remarquables ; on devrait dire avec une véritable bonté. Entre ces fonctionnaires et nous, pourtant, une incompréhension étrange a surgi. L’association au nom de laquelle nous agissions s’appelait « Approches 92 » ; elle était déclarée à la Préfecture sous le titre « Approches islamo chrétiennes dans les Hauts-de-Seine ». Cette dimension interreligieuse affichée était inacceptable par des fonc-tionnaires français ; on nous a contraints à changer d’étiquette et à prendre, pour continuer à profiter de l’aide de l’Etat, le nom de « Mes-Tissages ».

Cette histoire nous semble assez révélatrice du malentendu à l’intérieur duquel on enferme les acteurs du dialogue in-terreligieux. Révélatrice aussi de la clôture que souvent ils

dressent eux-mêmes. Le lieu de la rencontre est conçu comme un espace séparé. Dans un ensemble laïc comme le nôtre, le reli-gieux doit être refoulé dans la vie privée. En réalité, cette vision de la société, pour l’instant du moins, est mise à l’épreuve. Il est bien évident que la présence musulmane, dans notre pays, est un

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élément de la vie sociale qui ne peut être occulté. Lors des émeutes de 2005, des hommes politiques prestigieux y ont vu l’action de mou-vements djihadistes dangereux ou un effet de la polygamie tolérée par l’islam. Avec le recul, il apparaît aujourd’hui que la violence dé-clenchée à Aulnay-sous-Bois en novembre 2005, et qui s’est étendue d’une façon étonnante à l’ensemble du pays, était pour les jeunes des cités, une façon de dire leur refus d’être tenus à l’écart du marché du travail, du logement et du système scolaire. Ne pas reconnaître les vrais écarts conduit à refuser d’être citoyen. Entre chrétiens et musul-mans, certes, existent de grandes différences dogmatiques et il est sans doute culturellement intéressant d’entendre l’autre exprimer ses convictions. En réalité, ce genre de connaissance ressemble à celui que vivent des jeunes collégiens découvrant les aventures d’Ulysse dans l’Odyssée ou celles du fils d’Anchise dans l’Enéide. Dans le meil-leur des cas, cela peut faire naître un certain intérêt, voire un certain respect. La plupart du temps, cela occulte les divisions sociales qui déchirent le pays. On croit faire œuvre de rassemblement alors qu’on se bouche les yeux sur ce qui socialement nous sépare.

« La Maison islamo chrétienne » essaie, dans ce numéro, d’ou-vrir les yeux et les oreilles sur ceux et celles qui vivent ou ont grandi dans les cités qu’elle est amenée à fréquenter, du côté de

Gennevilliers et de Villeneuve-la-Garenne. « L’écoute des cités » qui nous fait parler ne nous a pas conduits à un travail de sociologue qui réussit à comprendre une situation. Nous avons donné la parole aux uns et aux autres que nous côtoyons ; nous sommes incapables d’en tirer des conclusions. Il s’agit simplement d’un effort pour sortir des ornières d’un dialogue institutionnel et tenter de percevoir un appel à la justice qui dépasse tous les clivages et les frontières de nos reli-gions. Ce numéro est une invitation, pour chacun de nos lecteurs, à considérer qu’un dialogue entre musulmans et chrétiens n’a rien de spirituel s’il ne contribue pas à rendre plus fraternelle la société où Dieu nous donne de vivre.

L’équipe de rédaction Certaines contributions sont plus longues qu’il n’était prévu. Plutôt que de les appauvrir en les diminuant, nous préférons les garder dans leur intégra-lité, quitte à augmenter les frais d’impression et d’envoi et de considérer, par mesure d’économie, que ce numéro est double. Nous programmons le numéro suivant pour l’automne prochain !

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Du côté de La Caravelle

Villeneuve-la-Garenne est nichée dans le méandre de la Seine, au Nord de Paris.Entre autres cités, on y trouve «La Caravelle» que nous fréquentons depuis février 1997 : 1600 logements, 6000 habitants dont la moitié a moins de 20 ans. La majorité des immigrants est d’origine maghrébine ou africaine.

Des acteurs sociaux intervenant dans la cité ont bien voulu nous faire part de leur expé-rience : un enseignant, un membre du personnel soignant du centre de santé de la Croix-Rouge, un représentant de la police. Bien sûr on a donné la parole aux résidents eux-mêmes : une jeune malienne qui a passé son adolescence dans la cité, quelques mamans qui ont répondu à l’invi-tation adressée par Fatima Tayab aux femmes qui fréquentent notre atelier « Mes-Tissages ».

Ces témoignages sont souvent divergents. Chaque lecteur pourra s’interroger à partir de ces contradictions apparentes.

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En ces temps où la société française s’interroge sur les réformes entre-prises par l’Education nationale, ce témoignage d’un enseignant peut aider à réfléchir ; il permet de regarder la situation difficile dans les milieux où la transmission des connaissances est plus probléma-tique qu’ailleurs.

Les réactionsd’un enseignantZin Tayab

Tu habites à Villeneuve-la-Garenne et tu connais bien La Caravelle où tu passes souvent pour rendre des services à l’association ; tu es professeur de Maths. Peux-tu nous décrire brièvement ton propre parcours et nous faire part de ton expérience d’enseignant ? A quels genres d’ élèves as-tu à faire ?

J’ai commencé mes études au Maroc et j’ai fait un 3ème cycle de Physique à Jussieu. Pendant mes études, pour pouvoir payer ma chambre, j’ai donné quelques cours

particuliers. J’ai été vacataire pendant une quinzaine d’an-nées ; maintenant je suis contractuel. Pendant longtemps j’ai enseigné dans des classes préparatoires. Maintenant, j’enseigne les mathématiques en banlieue dans un lycée pro-fessionnel où j’ai à faire face à des jeunes comme j’en vois beaucoup ici à La Caravelle. L’écart entre ces deux mondes est impressionnant. Jamais je n’aurais imaginé ce qu’est l’univers scolaire où je me trouve actuellement. J’enseigne

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aussi à Jussieu où je prépare des étudiants au DAEU (Diplômes d’Accès aux Etudes Universitaires). J’y retrouve des adultes de 22 à 50 ans qui sont issus des mêmes milieux que les jeunes auxquels j’ai affaire maintenant.

Qui sont ces jeunes que tu rencontres maintenant en lycée professionnel ?

Ce sont des jeunes (seconde, pre-mière et terminale) qui, au terme de leurs années de collège, ont été orientés, la plupart du temps contre leur gré. On les appelle « les pros ». L’an dernier j’étais à Saint-Denis, tout à côté, avec des élèves destinés à faire de l’électro-technique ; c’était une classe d’une trentaine de garçons et de quatre filles. Aujourd’hui, je suis dans le Val-de-Marne ; j’ai devant moi une trentaine de filles et trois ou quatre garçons. Les filles sont destinées à des carrières paramédicales auprès des enfants ou auprès des vieillards dans des maisons de retraite. Les gar-çons travailleront dans des immeubles et devront être capables de faire face aux diverses situations qu’on trouve dans les rési-dences ou les grands ensembles : gardiennage, entretien et état des lieux dans les appartements.

Quels types de relations entre-tiens-tu avec les élèves ?

D’abord, il faut savoir qu’à leurs yeux, le métier d’enseignant est méprisable. De mon temps, nous admirions nos maîtres. Leur savoir nous impres-sionnait, aujourd’hui c’est fini. J’ajoute que les professeurs masculins sont, à leurs yeux, plus mal considérés que les pro-fesseurs féminins. Cela tient peut-être au fait qu’ils se sentent le besoin d’être protégés : une figure maternelle est plus ras-surante.

Ceci dit, lorsqu’on se croise hors des cours, la rencontre est plutôt sympathique. On se salue gentiment et on échange quelques mots de façon amicale. Dès que je suis face à eux, en classe, le climat est tout autre. Je deviens à leurs yeux le représentant de ce qu’ils rejettent. Parce que je donne des ordres (« il faut... »), la relation devient agressive et l ’heure pendant laquelle il faut travailler est diff icilement supportable.

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Dans les lycées professionnels.

Enseignant :un métier méprisable.

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Peux-tu préciser ?

On mange en classe, par exemple ! Ils utilisent le portable et le SMS. Ils n’ont pas leur cahier. On passe au moins un quart d’heure à tenter de les mettre au travail. Il faut leur demander de sortir leur sac et le matériel nécessaire. On me répond « J’ai oublié   » ou « Le chien a mangé le papier » ! Ce qu’ils avaient

écrit la veille est perdu. Ce n’était qu’une feuille volante. Ils la laissent traîner dans la classe quand ils partent sans

prendre soin de la garder. Quelle que soit la matière, rien de ce qu’on leur propose ne les intéresse, surtout en ce qui concerne les maths, le français et l’anglais. Ils considèrent que ce n’est pas lié au métier qu’ils sont destinés à exercer. Chose bizarre : ils ont des cours d’anglais auxquels, à en croire leur professeur, ils ne s’inté-ressent pas plus qu’aux maths. Pourtant ils connaissent toutes les chansons anglaises par cœur mais sans même chercher à com-prendre ce qu’elles signifient.

J’avais une élève, l’année dernière, dans une classe où les garçons étaient majoritaires. Cette fille était sérieuse ; elle écoutait et elle voulait comprendre. Elle s’intéressait. Quand je posais une ques-tion à la classe, elle répondait. Et c’était mal vu par les autres. Autrefois on admirait les bons élèves capables de bien répondre aux questions. Aujourd’hui c’est l’inverse. On ricanait quand cette fille donnait la bonne réponse, on se moquait d’elle : « Ah ! C’est l’intellectuelle ! » Elle a fini par se refermer pour ne pas se couper du groupe. Heureusement, le Proviseur l’a réorientée autrement en fonction de ses capacités.

Les jeudis, on a des contrôles. Le mardi précédent, je fais des exercices semblables à ceux que je leur donnerai le surlendemain. La moitié de

la classe me rend une copie vide au point qu’il m’arrive de mettre moi-même le nom de l’élève sur la feuille blanche ! Les zéros se succèdent.

Que peut faire un professeur devant une fille qui sort rouge à lèvres et instruments de maquillage pour se farder devant une glace ? On peut lui dire ce que l’on veut, elle ne bouge pas. Elle

Rien ne les intéresse.

Les zéros se succèdent

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vous rétorque : « J’ai décidé de faire esthéticienne ; ma mère refuse. Je fais ce que je veux ! ». Après quelques interventions, on est obligé de baisser les bras et de laisser faire pour tenter de reprendre le cours. On ne peut pas s’arrêter toutes les deux minutes et abandon-ner le reste de la classe. Le Conseiller Pédagogique d’Enseignement (CPE) ne peut pas intervenir chaque fois. Il est d’ailleurs plus pru-dent, pour cette fille, d’être en classe que de traîner dehors.

Il n’y a pas de système de sanction ? Vous ne pouvez pas prévenir les parents ?

On donne du travail à faire en-dehors des cours, chez eux, mais ils ne le font pas. Ils se fichent des sanctions. Rien ne leur fait peur. Je donne tous les jours des heures de colle mais ils ne viennent pas les faire. En réalité, face aux parents, ce sont eux qui exercent l’autorité. J’avais collé une fille. Elle a fait pression cinq fois sur la mère pour que je retire la punition. Je n’ai pas cédé mais on ne l’a pas vue le jour fixé.

Je me suis aperçu que la plupart des parents vivaient des situations conjugales compliquées. Une fille, dans une classe, avait mordu un garçon pendant un cours. Le CPE téléphone au père qui se trouvait dans le sud de la France. Dès qu’on lui a dit : « C’est au sujet de votre fille ! », il a raccroché.

De toutes les façons, les parents n’ont pas à s’inquiéter : leurs en-fants auront leur diplôme à la fin des trois cycles qu’on appelle «  Contrôle Continu de Formation » (CCF) et qui correspondent aux trois années (seconde, première, terminale). On ne sait plus ce que c’est que d’échouer. Une fille de ma classe, l’an dernier en se-conde, avait 0,1 de moyenne en maths ; elle est en première main-tenant. Une autre vient d’arriver, en plein milieu d’année, venue on ne sait d’où ; elle n’aura rien assimilé mais passera comme tous les autres dans la classe supérieure Il est vrai que le bac qu’on leur donne n’ouvre pas toutes les portes ; il débouche seulement sur un métier précis qui n’est pas celui qu’ils auraient choisi.

Y a-t-il de la violence dans les classes ou dans l’ établissement ? L’histoire de cette jeune qui mord un garçon est-elle révélatrice d’un état d’esprit  ? Te sens-tu toi-même menacé ?

Des situations familialescompliquées.

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Des événements comme celui de cette fille ne se produisent pas tous les jours mais plusieurs fois dans l’année. On ne peut rien contre leurs auteurs : le rectorat interdit d’exclure ; on doit garder les indésirables jusqu’au terme des trois CCC. Il est vrai que le cadre scolaire les protège. Mais la violence verbale monte de plu-sieurs tons chaque année. La Proviseure nous explique, avec raison, que leur vocabulaire et leurs façons de parler ne doivent pas être nécessairement considérés comme de l’agressivité. Dire «  Nique ta mère » n’a pas plus de portée que de dire, dans un autre milieu « Je ne suis pas vraiment d’accord avec ce que vous dites ». Jamais la moindre violence physique ne s’exerce contre nous, les ensei-gnants, il faut le reconnaître. Mais le refus d’écouter, d’apprendre, de se soumettre aux règles élémentaires pour suivre un cours peut être considéré comme une forme de violence.

Ce que tu décris ne semble pas fournir une formation précise particulière.

Il faut dire qu’ils ont des stages et que, dans ce cadre, tout se déroule à merveille la plupart du temps. A la fin de la première semaine, je téléphone à leurs tuteurs pour savoir comment cela se passe et, la dernière semaine, je vais les visiter sur le terrain. Là je suis souvent très agréablement surpris de leur comportement. Sur place, ils apprennent bien leur métier. La plupart du temps, ils sont avec des tout-petits ou dans des maisons de vieillards ; il faut changer les vêtements souillés ; pour ma part, je ferais cela avec dégoût mais eux font preuve d’une vraie délicatesse. Le direc-teur leur donne des consignes, par exemple de ne pas se servir du téléphone : ils respectent scrupuleusement ce qu’on leur demande.

Souvent, lorsqu’ils entrent dans la vie adulte, ils s’orientent vers des métiers d’animation. On le constate à La Caravelle ; des gar-çons qui ont suivi des parcours analogues à ceux dont je parle, sont employés par la Mairie au service des plus jeunes. Ils savent exercer l’autorité, se faire aisément obéir des enfants qu’on leur confie et les occuper intelligemment.

Même s’ ils trouvent un débouché professionnel, leurs possibilités d’avenir ne sont-elles pas très limitées ?

Il est vrai que leur baccalauréat ne leur permet que très rarement de continuer des études. Mais je constate que certains arrivent

Les stages se déroulentà merveille !

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à rattraper les occasions per-dues. Les étudiants que je rencontre à Jussieu, dans le cadre de la préparation du Diplôme d’Accès aux Etudes Universitaires (DAEU) sont sou-vent des gens dont le passé est celui des lycéens que je rencontre aujourd’hui. A partir de l’âge de 22 ans ou après deux ans d’expé-rience de travail salarié, ils peuvent reprendre des études. En-dehors des cours, ils me racontent leur histoire d’adolescents et je n’ai pas de peine à les comprendre. Arrive le moment où ils se réveillent et ils franchissent la porte que l’Université leur ouvre. Ils ont à suivre des cours de Maths, Physique, Chimie, Français et Biologie. Pas de langue, pas d’Histoire ni de Philo mais ils atteignent le niveau du Bac S et toutes les possibilités universitaires leur sont offertes. Ils étaient rebelles au Lycée ; à l’âge adulte. Ils deviennent parti-culièrement sérieux. Tout a changé : ils écoutent attentivement, ils viennent régulièrement, même s’ils habitent loin et s’ils ont travail-lé toute la journée. Ils ont un examen en fin d’année. On voit qu’ils tentent une aventure qu’ils ont décidée et pour laquelle ils ont payé une inscription assez chère ; ils sont motivés. Le diplôme n’est pas bradé : environ 50% des candidats sont reçus. Ils peuvent étaler la préparation sur trois ans.

Penses-tu que les difficultés que vous éprouvez, tes collègues et toi, pourraient être évitées ?

Je pense qu’il ne faudrait pas hésiter à éliminer les trois ou quatre éléments qui, dans une classe de 32 élèves, pervertissent l’ensemble. Il est des cas auxquels l’Education Nationale ne peut pas faire face. Ceux qui perturbent trop devraient être confiés à un autres minis-tère : celui des Affaires Sociales ou celui de la Santé, par exemple.

Je pense aussi que dans les Collèges, on devrait être plus attentif à l’orientation de ceux qu’on écarte de l’Enseignement général. Trop de nos élèves sont mis face à un avenir qu’ils ne veulent pas. On devrait pouvoir miser davantage sur leurs motivations. Peut-être faudrait-il inventer une année que j’appelle « année-tam-pon  » au cours de laquelle ils prendraient le temps de mûrir un choix et où de vrais éducateurs sauraient les écouter, les éclairer et les accompagner.

Zin Tayab

Quelles réformes envisager ?

Rattraperles occasions perdues.

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La santédans les banlieuesIsabelle Thiebot

Quand on est dentiste depuis près de vingt-cinq ans dans le même Centre de Santé, on connaît non seulement les problèmes d’accès aux soins de la po-pulation mais la manière de vivre des habitants de la ville. Isabelle Thiébot exerce au Centre de Santé de la Croix Rouge, à Villeneuve-la-Garenne. Elle a bien voulu se faire l’écho de ceux dont elle prend soin dans la ville des Hauts-de-Seine, la plus défavorisée au point-de-vue médical.On dit que, dans les banlieues, les problèmes de santé sont particulièrement dif-ficiles. Qu’en est-il exactement à Villeneuve la Garenne ?

Toutes les études qui ont été faites montrent que la santé des habitants de banlieues défavorisées laisse à désirer. L’espérance de vie y est de plusieurs années inférieure à la moyenne nationale. Pour la santé den-

taire, je le constate tous les jours, quand je vois de très petits enfants avec déjà beaucoup de caries ou de jeunes adultes qui n’ont plus de molaires. C’est impressionnant et cela ne s’améliore pas.

Comment expliquer cette situation ?

L’état de santé est très lié aux conditions de vie, les gens se font moins soigner et les démarches de prévention sont peu intégrées dans le quotidien. Il est

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fréquent que la demande de soins ne se déclenche que le jour où surgit un pro-blème grave, une douleur insupportable en ce qui concerne les dents. Quand il y a des problèmes de logement, des pro-blèmes avec les enfants, des problèmes de fin de mois qui sont prioritaires, alors si le corps ne crie pas sa souffrance ou si aucun signe de maladie ne se manifeste, on ne s’en préoccupe pas. C’est ce qu’on appelle « le silence des or-ganes » ; mais l’absence de symptôme ne signifie pas absence de pathologie. Beaucoup de personnes viennent en urgence, toujours avec des atteintes très avancées. Ce mode de recours aux soins est devenu rare dans des zones plus favorisées. Un ami qui exerce à Courbevoie me disait : « Moi, un patient qui arrive avec une bonne « rage de dent » ou une joue enflée, je n’en ai pas vu depuis des années ! » Ici, c’est tous les jours.

La prévention dentaire consiste à ne pas manger trop de sucre et à se brosser les dents, à consulter un dentiste une fois par an. Les parents débordés par d’autres soucis ont du mal à rajouter de nouvelles contraintes liées aux com-portements préventifs. On donne du sucre à un enfant pour le calmer, pour qu’il s’endorme. Si bien qu’à trois ou quatre ans, il a des caries profondes. La prévention implique que l’on puisse se projeter dans l’avenir. Or cela ne va pas de soi de penser à l’avenir quand, au jour le jour, on a du mal à gérer les difficultés.

Le décalage des états de santé est lié aussi au travail. Des hommes qui s’épuisent en étant dans les travaux publics ou encore des femmes qui font trois heures de transports par jour pour du ménage dans des bureaux tôt le matin et tard le soir, il y en a davantage à Villeneuve qu’à Neuilly.

L’aspect f inancier peut constituer un autre un frein. La CMU est une très bonne couverture complémen-taire qui donne la gratuité des soins et de la prothèse. Près de 20 % de nos patients en bénéficient. Les «Sans-papiers» ont «l’Aide Médicale d’Etat» (AME). Les prises en charge sont plus limitées, mais elle couvre tous les soins courants. Certains qui y ont droit n’y recourent pas de peur de se faire repérer. Il y a eu un droit d’entrée de 30 euros, heureusement supprimé par l’actuel gouvernement. Les personnes les plus en diff icultés sont celles qui ont des ressources légèrement supérieures au plafond de la CMU. Là, tout dépend d’une éventuelle mutuelle et du contrat souscrit. La sécurité sociale peut contribuer aux cotisations de mu-tuelle. C’est peu connu. Les personnes ne savent pas toujours ce à

Etat de santéet conditions de vie.

L’aspect financier.

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quoi elles ont droit ou ne veulent rien demander. C’est dommage car cela peut vraiment aider.

Peut-on parler de décalage culturel, chez les populations d’origine immigrée, par rapport aux populations d’origine européenne ?

Le rapport au corps et à la santé de ceux qui ont grandi au pays est sans doute différent. Il est difficile de savoir comment ce facteur joue. En revanche, la précarité impose des représentations qui influencent les comportements de santé.

Il peut y avoir un problème de langue. Certains parents parlent mal fran-çais. Comment faire comprendre, par exemple, ce qui est favorable ou non à la santé d’un enfant ? On a de la chance d’avoir, dans ce centre, des per-sonnes capables de traduire l’arabe. Mais, avec des mamans maliennes, le handicap est certain. Il est vrai que, dans ma spécialité, un facteur clé est la confiance qui s’établit avec le patient. Cela passe par des gestes, par la

façon de le soigner, sans qu’il y ait besoin de beaucoup de paroles. Cela n’empêche que dans une démarche thérapeutique, il est important que le praticien et le pa-tient se comprennent bien. Qu’il s’agisse

de soins ou de prévention, il y a des choix à faire qui s’appuient sur des expli-cations et des échanges. C’est aussi le cas quand il y a de la prothèse à envi-sager avec des questions financières. Parfois, c’est un enfant qui traduit mais il ne comprend pas nécessairement les explications et peut avoir du mal à les traduire. Quelquefois, on fait appel à une voisine ou la personne téléphone à quelqu’un à qui je parle et qui traduit ensuite. Il m’est arrivé d’écrire et la personne s’est fait traduire ce que j’avais écrit. C’est toujours plus compliqué quand le dialogue n’est pas direct.

Les différences culturelles sont plus marquées avec les personnes venant d’Afrique de l’Ouest qu’avec celles du Maghreb. Mais, par exemple, des Maghrébines peuvent refuser d’être soignées par un homme. Des femmes peuvent soigner les hommes, en revanche, sans aucun problème.

Vos patients vous perçoivent-ils comme une étrangère ?

C’est surtout la langue qui marque nos origines diverses. Mais c’est d’abord une rencontre humaine dans laquelle les différences sont bien vite dépassées. Certes, le dentiste est là pour bien soigner et le but est que le soignant et le soigné soient tous les deux satisfaits. Mais la qualité de la relation peut aller au-delà de ce qu’un bon professionnel attend s’il y a, au cœur, un respect réci-

Problèmes de langue.

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proque, ce qui est en général le cas. Lorsque des personnes qui ont un peu abandonné leur santé, qui ont peur des professionnels se sentent considérées, écoutées, si « cela accroche » , la situation bascule, la confiance devient sans faille. La reconnaissance exprimée peut même, parfois, sembler disproportionnée. Ce n’est pas par hasard que je suis restée ici. On ne trouve pas cela partout si j’en crois des confrères qui reçoivent d’autres publics.

Autrefois, l’ instituteur était vénéré. Aujourd’hui le prof est méprisé mais le dentiste et le médecin sont respectés…

Je ne connais pas assez la situation des enseignants pour comparer, je ne peux parler que d’un point de vue personnel. La santé a ceci de particulier qu’elle a un impact direct sur la qualité de vie, dans toutes ses dimensions, physique, psychique et social. Ce sont les trois termes de la définition de la santé de l’OMS et c’est très vrai pour la santé dentaire. L’enjeu est de passer d’un mauvais état de santé - qui induit beaucoup de désagréments - à une bonne santé en établissant une relation qui permette le déroulement dans les meilleures conditions. Quand la personne se sent en sécurité, reconnue à part égale par le praticien, il y a tout un processus de restauration qui se fait par rapport à l’ensemble de ce qu’elle est, de sa santé, de ses relations. Et c’est bien ensemble que l’on fait ce petit bout de chemin qui peut laisser une trace dans son histoire, dans sa façon de ressentir sa santé et de se soigner, de faire confiance. Ce n’est pas seulement un problème résolu par une technique (ce qui en soi est satisfaisant!), c’est un peu plus d’humain qui s’est construit, parce que cela touche la totalité de la personne, pas seulement un organe. Quand les soins sont finis, la personne qui repart a une meilleure santé, elle a surmonté les difficultés, elle peut sourire comme tout le monde, elle a un peu plus confiance en elle-même. Et c’est aussi la chance du professionnel pour lequel c’est très gratifiant. Certes, les relations continuent à être celles d’un praticien avec un patient mais il reste un lien particulier, simple et spontané. On continue à suivre la vie de la famille. A l’occasion d’une fête, on nous apporte le thé et les gâteaux. On s’arrête pour prendre des nouvelles mutuelles dans la rue. C’est un lien que l’on entretient et dont on prend «soin» ! Il y a bien sur aussi des échecs, des ruptures de soins. Le patient ne vient plus. Pourquoi ? Il y a un petit pourcentage de « désinvoltes ». Mais parmi les autres, tous ne sont pas prêts pour une démarche qui demande une assiduité. Il arrive que plus tard, on les revoit ; cette fois, c’est la bonne et l’aventure commune commence.

Une rencontre humaine.

Un lien particulierau patient.

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Depuis 1989, vous êtes ici ; vous avez vu des jeunes évoluer.

Oui, de différentes façons. J’ai senti les flottements au niveau de la famille et des enfants quand le père perd son travail.

Il y a pas mal de jeunes qui sont « paumés » et très peu armés. Récemment, j’ai vu deux filles de

quinze ans qui cherchaient un lieu de stage, incapables de formuler leur demande. Comparées à des jeunes d’autres milieux qui, au même âge, élaborent un projet et l’exposent facilement, quel contraste ! Nous sommes souvent sollicités pour des stages mais nos possibilités sont ré-duites. On entend la difficulté des familles à en trouver dans le contexte local.

Il y a aussi des jeunes qui font de bonnes études, qui s’en sortent bien. J’ai été frappée par quelques-uns qui, autour de 20-25 ans, sont d’un seul coup mal dans leur peau. Malgré un bon bagage, ils ne semblent plus trouver leur place dans cette société.

Au point de vue de la santé dentaire, je trouve qu’il y a une augmentation du nombre d’enfants très jeunes présentant un très mauvais état de santé. Le dispositif de prévention « M’Tdents » propose un bilan gratuit à 6 ans, 9 ans, 12 ans, 15 ans, 18 ans, et si besoin après, des soins gratuits. On ne voit qu’une petite proportion de ceux qui en ont le plus besoin. Même si c’est gratuit, les familles ne l’utilisent pas toujours. Cela montre bien le poids des contraintes socio-culturelles sur la santé.

« L’Espace Santé Jeunes », ici à la Croix Rouge, est un lieu « ressources  » qui informent des jeunes sur tous les sujets de santé. Il y vient, entre autres, des mineurs ou de jeunes adultes en rupture avec leur famille, ils sont très démunis face aux problèmes de santé. Leur nombre augmente aussi.

Je crois que la drogue influe sur les dents ?

Oui ! Mais les consommateurs de drogue fréquentent peu les structures médicales. D’une façon générale, plus on a de sources de désocialisation,

moins on se fait soigner. Ils viennent une fois en urgence pour un soula-gement ponctuel de la douleur et on ne les revoit plus. S’inscrire dans une démarche qui demande un suivi est trop difficile.

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A propos des drogués.

Des jeunes « paumés ».

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La ville et l’ école n’ont-elles pas fait d’ éducation à la santé ?

La ville organise des manifestations et soutient des projets. Il y a des actions dans les écoles. Le public reçoit des informations sur ce qui est bon pour la santé, mais ensuite, les conditions de vie des familles vont-elles leur per-mettre de changer leurs façons de faire ? Pour certaines oui, pour d’autres non. Ces activités sont malgré tout importantes pour ceux qui ne change-ront pas aussitôt car, une famille ou un enfant qui a participé peut, plus tard, être prêt à faire évoluer ses habitudes et avancer à ce moment là. Il faut toujours croire que le futur peut apporter des changements. Il y a de vraies bonnes surprises.

L’Espace Santé Jeunes fait de l’édu-cation pour la santé. Ce lieu est important mais ne résout pas tout.La Croix-Rouge a mis en place des prises en charge « médico-sociales » avec des accompagnements pour la prévention, les droits sociaux, les remboursements de sécurité sociale ou de mutuelle, avec des échéanciers pour la prothèse... Cela rend un grand ser-vice à ceux qui en bénéficient. A côté, il y a tous ceux que l’on ne voit nulle part. Plus ils s’enfoncent dans le renoncement aux soins, plus leur santé sera mauvaise, plus la bonne santé sera compliquée à récupérer. Les statis-tiques disent qu’ils sont nombreux dans les milieux précaires. Comment les toucher, les rassurer, les faire venir ? C’est une question essentielle mais il y a peu de réponses. Quelquefois à l’occasion d’une urgence, il y a un déclic et la personne rentre dans une démarche de santé. C’est un défi à chaque fois que l’on reçoit une urgence. Quand ça marche – pas toujours – c’est une grande satisfaction professionnelle de constater l’impact psycho-social que cela peut avoir.

Il ne reste plus guère de médecins généralistes à Villeneuve la Garenne ; ils ne sont guère qu’une poignée sur la ville et la moyenne d’ âge est de 57 ans. Les jeunes ne viennent pas alors que, si je comprends bien, le contact avec cette popu-lation d’origine immigrée est particulièrement gratifiant ; pourquoi les banlieues sont-elles défavorisées ?

A Villeneuve, la dégradation de l’offre de soins va être spectaculaire. Les médecins retraités ne seront probablement pas tous remplacés. Les kinési-thérapeutes, trop peu nombreux, vont difficilement à domicile. Les ortho-phonistes ont de longues listes d’attente, c’est grave pour des enfants en difficultés ! Il n’y avait plus de pédiatre sur Villeneuve alors que les familles nombreuses sont légion ; la Croix-Rouge vient d’en embaucher une… un jour par semaine ! La PMI manque de médecins: le suivi s’arrête à 18 mois

Un « espace Santé Jeunes ».

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au lieu de 6 ans. L’hôpital Nord 92 est surchargé par des consultations qui relèveraient d’un médecin de ville.

Depuis quelques mois, la Croix-Rouge a recruté des jeunes femmes médecins généralistes. C’est une forme d’exercice adaptée; elles peuvent travailler sur des horaires compatibles avec des enfants. Par contre, on trouve peu de dentistes. L’une des causes est un « numerus clausus » qui en a limité le nombre. Le résultat est qu’il n’y a pas assez de dentistes en France. Un dentiste qui cherche du travail a donc l’embarras du choix : quatre ou cinq offres à proximité de chez lui où les rémuné-rations seront plus élevées que dans une banlieue comme Villeneuve. Ici, toute une partie de la population n’a pas les moyens d’investir dans des prothèses très coûteuses. Le mode d’exercice est plus compliqué avec plus d’urgences et de désistements de dernière minute ou de patients qui «oublient» leurs rendez-vous. Les jeunes dentistes s’intéressent à des tech-niques comme l’implantologie inaccessible à des petits budgets. Nous ne sommes pas très attractifs. Le problème est à peu près le même pour des médecins spécialistes.

La Croix Rouge a pourtant bien amélioré le plateau technique ces der-nières années. C’est un bénéfice pour la population comme pour les prati-ciens qui ont de bonnes conditions de

travail. Ce n’est pas suffisant. De très bons professionnels peuvent déci-der d’exercer un temps en banlieue mais c’est une étape dans une car-rière professionnelle… Certains partent en le regrettant mais partent tout de même. Ceux qui restent y trouvent une certaine qualité d’exer-cice qui les intéresse. Elle comprend le type de relation thérapeutique dont je parlais. Ceux qui partent à la retraite en sont le signe : ils éprouvent une certaine nostalgie à rompre des relations simples mais solides avec les patients.

Nous allons donc vers des difficultés accrues. Les cabinets saturés risquent de privilégier certaines modalités. La pénurie va rejaillir d’abord sur ceux qui ont le plus de mal à se faire soigner, souvent les plus précaires. Un exemple : si on propose un rendez-vous dans un délai de deux mois, ils vont « laisser tomber » plus facilement que les autres.

D’une manière générale, la situation se détériore-t-elle ou s’améliore-t-elle ? Nous avons rencontré un chirurgien issu d’une cité. Cet homme d’une cinquantaine d’années prétend qu’aujourd’hui le parcours qu’ il a pu faire serait impossible à réaliser. Que faut-il en penser ? Les jeunes des cités sont-

A proposde la Croix-Rouge.

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ils davantage défavorisés aujourd’hui qu’hier ?

Globalement, on sait que le contexte ne s’améliore pas au vu des indica-teurs que sont l’échec scolaire, les jeunes sans emploi… Malgré la réno-vation urbaine qui améliore la sécurité et les conditions de vie dans les cités, la proportion de jeunes qui accèdent à des études supérieures est faible. Je connais quelques jeunes qui sont en cursus de médecine, ce sont des exceptions.

Votre condition de personnel soignant vous met-elle à l’abri de la violence ?

Dans le centre, il y a de la petite délinquance comme partout. Il ne faut pas laisser traîner son portable. Il me semble que le niveau d’agressivité a plutôt diminué, mais il y a régulièrement des incidents. Le plus souvent, la violence est verbale et s’exprime à l’accueil. Le facteur déclenchant essentiel est une demande que l’on ne peut satisfaire : une urgence que l’on ne peut prendre aussitôt, une facture qui n’a pas était réglée et dont on réclame le paiement, un rendez-vous manqué que l’on ne redonne pas rapidement. Les secrétaires sont les plus exposées, elles ont des for-mations pour apprendre à gérer les conflits et ont de l’expérience. Le médecin et le dentiste sont plus protégés par leur statut. Cela permet d’intervenir parfois autrement en cas de conflit.

Rencontrez-vous d’autres problèmes que nous n’avons pas abordés ?

La santé est une problématique trop complexe pour en faire rapidement le tour. Mais pour conclure, on peut évoquer quelques aspects de cette complexité qui peuvent se résumer ainsi : la santé n’est pas que l’affaire du soignant. En effet, l’amélioration du contexte de vie est un facteur essentiel pour progresser vers une meilleure santé. Il en va de la respon-sabilité de la société. D’autre part, le public doit être pleinement partie prenante et cela pose des questions : comment l’inciter à être plus parti-cipant à sa santé ? Comment faire venir ceux qui renoncent aux soins ? Comment gérer un absentéisme important dans un contexte de pénurie de professionnels ? Enfin, il faut aussi des praticiens et ce n’est pas simple non plus. Je peux juste leur dire que l’épanouissement professionnel se trouve aussi à Villeneuve grâce à des habitants qui sont prêts à créer une relation pleine d’humanité et c’est inestimable.

Isabelle Thiébot

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Le contexte scolaire.

Responsabilitéde la société.

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Comment rapprocher la police et les jeunes ? Jean-Claude Porcheron

Jean-Claude Porcheron qui, aujourd’hui, a quitté la police, est fortement engagé dans des actions humanitaires. Sans doute en a-t-il pris le goût pendant sa carrière, ayant eu à s’intéresser aux jeunes des cités – à Villeneuve-la- Garenne en particulier –à la prévention ou au droit des femmes. Son témoignage laisse entendre ce qu’était la jeunesse à La Caravelle lorsque nous y sommes arrivés.

Lorsque nous sommes arrivés à La Caravelle, en février 1997, nous avons eu l’occasion de vous rencontrer dans le cadre de vos fonctions. Pouvez-vous nous préciser quelles étaient vos responsabilités à cette époque ?

J’ai consacré les dix dernières années de ma carrière de policier à la pré-vention. Nous avons créé avec le Préfet et le Directeur de la Police de l’époque, dans les années 1990 à 2000, un Département « Prévention

Communication ». C’est cette entité qui avait créé les officiers de prévention et géré le Centre de Loisirs Jeunes (CLJ) de Villeneuve-la-Garenne. Nous étions les interlocuteurs privilégiés de tous les acteurs associatifs et institu-tionnels des Hauts-de-Seine. A ce titre, nous avions créé un référent par commissariat dans les 22 circonscriptions de police du Département que l’on appelait « l’officier de prévention » ; c’est un fonctionnaire de police qui était soit Brigadier, soit Brigadier-chef ou Major et il était le partenaire de toutes les institutions locales. Nous rencontrions ces policiers à la Direction de la police à Nanterre, tous les quinze jours environ, pour faire le point sur leur mission et les résultats de leur travail.

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Comment rapprocher la police et les jeunes ? Jean-Claude Porcheron

Nous gérions également le Centre de Loisirs Jeunes à Villeneuve la Garenne.

Enfin, dans le cadre de mes nouvelles fonctions, j’ai été également le correspondant naturel de la Déléguée Départementale aux Droits des Femmes. A ce titre, je me suis beaucoup impliqué dans cette forme de délinquance que je ne connaissais pas.

Pouvez-vous nous préciser ce qu’ était ce Centre de Loisirs Jeunes ?

Nous recevions les jeunes de La Caravelle et des environs. Le CLJ fonctionnait comme une association « loi 1901 » puisqu’il recevait des subventions relativement importantes de la part de la Direction Départementale de la Jeunesse et des Sports (DDJS), du Conseil Général, du Ministère de l’Intérieur, de l’Institut des Hauts-de-Seine et de la Préfecture des Hauts-de-Seine. La police du Département mettait, quant à elle, à la disposition de ce CLJ des fonctionnaires spécialisés dans tous les domaines sportifs. Le Directeur était titulaire du BAFD ; tous les autres animateurs étaient titulaires du BAFA et nous avions des moniteurs fédéraux de plongée, de voile, des motards, de toutes les spécialités sportives.

L’entreprise était importante. Nous avions de l’argent. J’avais un policier, détaché en permanence pour tenir la comptabilité, qui était contrôlée régulièrement par un expert-comptable et un commissaire aux comptes. Le Directeur du Centre était, lui aussi, détaché en permanence. Les mer-credis, samedis et dimanches j’avais six ou sept personnes sur le terrain; cela coûtait cher en investissement.

Au parc des Chanteraines, près de La Caravelle, se trouve un lac sur lequel on pratiquait des activités nautiques : voile, catamaran. Nous faisions aussi de la plongée professionnelle à la fosse de la piscine de Villeneuve.

Tous les mercredis, samedis, dimanches, les jeunes des cités pouvaient venir. On ne voyait que des garçons. Nous avions une monitrice pour essayer de faire venir les filles. Mais sans succès. Le poids des interdits était trop fort.

Des policiers et des moniteurs de sport qui appartenaient aussi à la police leur proposaient des activités qu’ils encadraient. Ils avaient l’écusson de la police sur le bras. Nous avions pour devise : « Police visible et lisible  ». Il n’était pas question d’aller chercher les jeunes; ils prenaient eux-mêmes

Le Centre de Loisirs Jeunes.

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l’initiative de venir. Un noyau dur d’une dizaine de jeunes venait fidèle-ment. Les autres papillonnaient ; nous n’avions guère prise sur le grand nombre.

En matière de prévention, nous étions connus et reconnus. C’est ainsi, qu’au travers de notre parte-nariat avec la Protection Judiciaire de la Jeunesse, le juge pour enfants

ou le juge d’application des peines nous demandait d’effectuer des peines de réparation. Il s’agissait de jeunes qui avaient été condamnés à un certain nombre d’heures de travail d’intérêt général. On leur demandait surtout de faire preuve de citoyenneté : arriver à l’heure, être polis et disponibles.

N’est-ce pas ce qu’on appelle « Police de proximité » ?

Non, cela n’entrait pas dans ce cadre. Cela faisait partie du rapprochement police-jeunesse.

Pouvez-vous nous parler de l’ impact que vous avez eu sur La Caravelle ?

A La Caravelle, notre mission a été de faire du rapprochement police – jeunes. Cela n’a pas été à la hauteur de notre espérance. Nous n’avions guère que des jeunes de La Caravelle ou de Gennevilliers au CLJ. Ils ve-naient parce qu’ils trouvaient des activités gratuites qui n’existaient pas ailleurs ; ils faisaient de la moto : cela les séduisait. Mais cela ne modifiait pas leur comportement ; cela ne leur permettait pas de s’insérer davantage. Ils demeuraient pour la plupart asociaux.

Le but était le rapprochement de la police et des jeunes des cités. Cela n’a pas diminué la délinquance à La Caravelle. Le seul intérêt du CLJ c’est que, pendant le temps qu’ils étaient

chez nous, on était certain qu’ils ne faisaient pas de bêtises ailleurs. Par prudence, la police de Villeneuve était réservée pour rentrer dans la cité, sauf en cas de flagrant-délit, les policiers risquant de recevoir une machine à laver sur la figure. La Caravelle était un ghetto. Les autorités nationales, à cette époque, étaient partagées sur le modus operandi pour éradiquer le mal dans les cités. On faisait parfois des « opérations coup de poing ». Lorsque la criminalité atteignait un sommet, la police montait une opé-ration de grande envergure, visitait les caves et se manifestait de façon spectaculaire. Il s’agissait de montrer à la population que la police n’était

Nous n’avions guère prisesur l’ensemble.

La délinquancen’a pas diminué.

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pas inactive et qu’il n’y avait pas de zone de non-droit. Chaque opération permettait, à coup sûr, de trouver du recel de divers matériaux volés, des scooters ou d’autres marques de délinquance : les journalistes, bien enten-du, pouvaient venir prendre des photos à cette occasion.La violence à La Caravelle, à cette époque, est difficile à décrire. J’en avais connaissance à la Direction de la police. La Police Judiciaire nous tenait au courant mais c’est une police spécifique. Ce que nous pouvions voir au quotidien, c’était la délinquance de rue : vols à l’arraché, vols de voitures, violences contre les personnes, agressions. En ce qui concerne la délin-quance souterraine, nous étions au courant, bien entendu, mais sans en être les témoins directs ; quant au phénomène de trafic de drogue, il était répandu. La drogue circulait, ça c’est sûr.

Quel bilan faites-vous de cette expérience ?

Les résultats, je dois le dire, furent décevants au regard de l’investisse-ment engagé. Les jeunes venaient là surtout pour consommer et pro-fiter au maximum sans qu’on puisse faire œuvre d’éducation. Ils avaient la possibilité, au début, de faire de la mécanique. Il a fallu très vite s’arrêter  ; en apprenant à démonter un moteur ils devenaient capables de se lancer dans des activités peu recommandables.

On avait accédé à leur demande de quads : c’étaient des petites motos à quatre roues tout terrain. J’ai arrêté parce que l’assurance ne voulait plus nous couvrir. Nous avions eu trop d’accidents.

En revanche, l’activité « moto » marchait bien. Elle était encadrée par des motards de la police et nous avions de bons résultats. Mais que valaient ces résultats ? Je me rappelle la visite d’un substitut chargé de la prévention au Tribunal. Il était heureux de constater ce succès. Mais j’ai précisé : « Monsieur le Procureur, quand ils sont chez nous, c’est certain, ils ne font pas de bêtises. Quand ils sont à l’extérieur, je ne peux pas en répondre! »

S’il fallait dresser un bilan, je dirais que cela a coûté bien cher à la société pour de maigres résultats. Nous avons réussi à rejoindre une centaine de jeunes ; nous n’avons rendu service guère qu’à une vingtaine.

Nous les envoyions en stage de plongée en Bretagne, tous frais payés, avec les équipements nécessaires ! L’effort que nous avons déployé pour cela n’a été que peu récompensé. Certains nous ont procuré bien des

Résultats plutôt décevants.

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déboires. Ils se trouvaient compromis dans des affaires de vol, de stups, d’incivilités. Des camps avaient été organisés dans l’Yonne : ils ont cassé les panneaux et fait des sérieux dégâts dans le village. Il a fallu les faire rentrer manu militari. Par contre, les stages en mer, de voile et de plongée sous-marine nous donnaient satisfaction.

N’avez-vous vraiment aucune réussite à nous rapporter ?

La plus belle réussite réalisée, c’est le tournage d’un film sur le rap-prochement entre la police et la jeunesse. Etant acteurs du film, ils

ont été intéressés. Ils nous avaient aidés pour rédiger les dialogues en nous apprenant quelques notions de verlan ! Le film a été projeté dans des écoles, par les officiers de prévention et un autre film a été tourné pour la prévention des vols à la fausse qualité.

Ceci dit, le Centre n’a jamais été piraté ; aucun vol n’a jamais été commis  : motos, voiles ou autre équipement. Peut-être qu’ils hésitaient à s’attaquer à la police. Par ailleurs, nous avions, tout près de nous, des maîtres-chiens qui faisaient des tournées. Cependant avec les policiers-éducateurs, ils étaient relativement respectueux.

Et à propos des peines dites « de réparation » ?

En ce qui concerne les peines de réparation, j’ai eu de très mau-vais résultats. Il n’y a pas eu le suivi de la Justice qu’on aurait

pu attendre. Je recevais une réquisition du Juge d’application des peines et j’étais averti que tel garçon était condamné à faire un certain nombre d’heures de travail dits « d’intérêt général ». Très souvent, le jeune en question ne se présentait pas. Dans ces cas, j’avisais le juge qui me disait « Faites-moi un rapport ! ». Que devenait l’affaire ensuite ? Je n’en savais rien.

Vous évoquiez le travail du Département « Prévention Communication ». Pouvez-vous nous exposer en quoi consistait cette opération ?

Si je suis déçu par les résultats du CLJ, en revanche, dans chaque com-missariat, le travail des officiers de prévention fut une véritable réussite. Ce que nous avons mis en place à cette époque continue à fonction-

Le tournage d’un film.

Des peines de réparation.

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ner. Quand surgit, par exemple, un différend familial, les personnes sont orientées vers l’officier de prévention territorialement compétent. Plutôt que d’avoir à porter plainte, l’officier de prévention se déplace. Il règle les conflits. C’est un peu le « monsieur bons offices » du commissariat. Il donne aussi des conférences pour les personnes âgées : il fait de la prévention pour les vols de sacs à mains, les vols à l’arraché, les précautions à prendre pendant les départs en vacances. Ces officiers sont les partenaires de tous les acteurs associatifs et institutionnels. Dans les lycées, lorsque surgit un conflit ou un problème, le Proviseur regarde la situation avec l’officier de prévention.

Vous nous disiez que vous avez travaillé avec la Déléguée Départementale aux droits des femmes.

A la fin de ma carrière, j’ai été élu Secrétaire Général du Centre d’Infor-mation du Droit des Femmes. J’ai eu du plaisir et de la satisfaction à m’impli-quer dans ce bénévolat. Tous les lundis après-midi, je tenais une permanence juridique à la Mairie de Courbevoie. Venaient des femmes victimes de violence ; elles m’exposaient leurs pro-blèmes auxquels je tentais de répondre : violences, dettes, logement, etc. Je leur expliquais la procédure à suivre. C’était, là aussi, une belle struc-ture. On avait à la Préfecture des femmes juristes, spécialisées en droit de la famille. Là, c’était vraiment du bon travail. Quelques femmes des cités venaient raconter leurs déboires. Elles allaient souvent à la Préfecture, au CIF (Centre d’Information du droit des Femmes) où nous avons eu l’oc-casion de dénouer bien des situations. C’est toujours une assez longue his-toire. Il faut du temps pour que l’idée mûrisse, il faut du temps pour que la volonté personnelle se mette en place, il faut des allers et retours nombreux avant que ne se prenne une décision. Nous disposions de tout un réseau associatif pour les protéger quand elles étaient en danger. Effectivement le problème était complexe. Il s’agissait de femmes immigrées, la plupart du temps, avec des enfants, sans ressources ni soins, ni toit, de toutes condi-tions et de toutes religions.

Parallèlement à ces actions, avec le Conseil Général et plus particulière-ment avec l’Institut de Hauts-de-Seine, lors du forum « Giga la Vie », nous avions un stand « Citoyenneté » animé par des policiers en tenue. Cette action a été un franc succès. Les jeunes venaient d’eux-mêmes se rensei-gner sur les actions de la police, la citoyenneté et entretenir un dialogue constructif avec les policiers de terrain.

Jean-Claude Porcheron

Des femmesvictimes de violence.

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« Ils avaient mis les scellés ! »Aminata Doucouré

La jeune femme qui livre ce témoi-gnage a grandi à La Caravelle. On peut la considérer comme privilé-giée : elle est capable de raconter la traversée héroïque qui s’impose à bien des familles. Nombreux sont celles et ceux qui, dans les cités, n’ont pas la culture nécessaire pour cela.

J’avais onze ans

J’ai 24 ans. Originaire du sud du Mali, j’avais 11 ans quand je suis arrivée à La Caravelle en l’an 2000. J’entrais en 6ème. J’y suis restée jusqu’à 2006 ; je venais d’Asnières où je résidais depuis

l’âge de 2 ans. Nous étions huit dans un appartement minuscule, insalubre et dangereux. Nous étions top serrés les uns sur les autres. C’était un duplex. L’escalier était dangereux. On avait déjà eu plu-sieurs accidents. Depuis 1989 on avait fait une demande de loge-ment à la Mairie d’Asnières. Autour de ma mère, nous étions sept enfants  : quatre filles et trois garçons. Mon grand frère, aujourd’hui, a 32 ans  ; je viens après lui. Ma sœur Hawa a 23 ans. Kama, mon frère, a 21 ans. Gunndo a 18 ans, Cécou en a 16 et Hawa, la petite dernière, a 11 ans. Nous sommes tous nés en France.

A Asnières, au départ, nous n’étions que quatre. Mais ma mère a eu ensuite trois autres enfants. On ne tenait plus dans cet appartement

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minuscule et l’escalier devenait de plus en plus dangereux. Ma mère avait toujours peur pour nous. Elle a entendu dire qu’à Villeneuve-la-Garenne il y avait des appartements vides. Le bâtiment avait brûlé. Plusieurs personnes étaient rentrées car la porte était ouverte à cause de l’ incendie; les gens en ont profité pour s’installer, nous aussi. On a squatté un F4. Un monsieur nous a ouvert la porte ; c’était un profes-sionnel. Il devait travailler au service de la cité, me semble-t-il. Il aidait les familles en difficultés comme la nôtre à squatter les appartements libres. Ma mère a tenu, dès le début, à payer le loyer. Au départ, le gar-dien refusait. Il ne voulait pas nous considérer comme des locataires. Par la suite, il a accepté. Ma mère en a gardé les preuves ; elle rangeait soigneusement tous les reçus. On payait 390 €, si je me souviens bien. C’était lourd pour ma mère qui était seule à rapporter de l’argent ; elle travaillait comme femme de ménage.

Mon adolescence à La CaravelleJ’ai bien aimé La Caravelle. J’y ai passé mon adolescence. J’allais chez vous pour le soutien scolaire et je participais à vos sorties. Vous aviez toujours des activités nouvelles à nous proposer.

Pour le logement, nous nous sommes tournés du côté de la Mairie qui a refusé de nous aider. Ils nous rappelaient que nous n’avions pas le droit de rester où nous étions et qu’on allait nous expulser. Ils prétendaient qu’ils cherchaient des appartements pour nous loger mais qu’ils n’en avaient pas de suffisamment grands pour une famille nombreuse comme la nôtre. Nous avons entrepris de nombreuses démarches et, comme ma mère ne sait pas écrire, c’est moi qui me suis chargée de tout le courrier, depuis la 6ème. J’en ai fait des démarches, vous vous en souvenez !

Le Maire nous avait rassurés en nous promettant que nous ne serions pas expulsés. Je suis partie en vacances au Mali. A la fin de l’été, au moment de la rentrée scolaire, la catastrophe a eu lieu. Ma mère avait été au tribunal pour une affaire de famille. J’avais eu un accident au Mali et je ne pouvais plus marcher tellement j’avais mal. Quand je suis arrivée, on avait mis les scellés. Ils avaient posé sur la porte un papier : « Avis d’expulsion » et l’adresse d’un huissier à contacter. Oh  ! J’étais vraiment en état de choc ! Quand ma mère est arrivée, elle m’a rassurée et m’a dit de ne pas paniquer. Le serrurier qu’elle a appelé tout de suite lui a affirmé qu’il ne pouvait rien faire et la mairie nous a fait savoir qu’elle ne pouvait rien pour nous : « Cherchez une solution dans votre famille ! ». Ma sœur était enceinte et prête à accoucher.

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C’est votre association qui nous a sauvé la vie en nous disant de dormir dans votre local ; vous avez mis des matelas sur le sol qu’il fallait ranger le matin. Sans vous on était à la rue. Le lendemain j’ai été hospitalisée à cause de l’accident que j’avais eu au Mali et je suis restée à l’hôpital pendant plusieurs semaines, près de deux mois. A mon retour la situation n’avait pas changé.

J’entrais en secondeFinalement la Mairie avait trouvé pour nous un F4 mais, en même temps, l’entreprise où travaille ma mère lui proposait un F6, dans le cadre du 1% patronal, à Limay. C’était loin, du côté de Mantes la Jolie. Cela posait des problèmes pour notre scolarisation mais cela donnait à ma mère la possibilité de retrouver les trois plus jeunes de ses enfants ; on les lui avait retirés sous prétexte que nous n’avions pas assez de place pour les loger correctement.

J’entrais en seconde. Le collège m’avait orientée vers la comptabilité au Lycée de Courbevoie. L’année scolaire était bien entamée : j’ai continué. Il fallait prendre un bus, puis un car : deux heures à l’aller, deux heures au retour. La première année, j’ai réussi à faire face. Mais l’année suivante, cela a été très dur ! J’ai eu des problèmes de santé et j’avais de nombreux rendez-vous médicaux. J’ai lâché prise et je n’ai pas été reçue à mon examen. J’ai pu faire une formation commerciale. L’entreprise de ma mère m’a embauchée en interim.

J’habite à Montfermeil !J’ai rencontré un Français de la Réunion avec qui je vis. Nous habitons un appartement à Montfermeil dans une résidence de la zone pavillonnaire. Nous avons eu un garçon qui a un an. Le père de mon fils travaille mais, de mon côté, je suis toujours en chômage : je cherche. La vie est dure ; nous payons 830 € de loyer par mois ! C’est trop pour nous. J’ai fait une demande de logement et de crédit-bail. J’aurai la réponse en avril.

Il faut que je dise « merci » à ma mère ; elle a été courageuse. Sans elle nous aurions été enlevés par la DDASS. Elle s’est vraiment battue pour nous. Elle ne sait ni lire ni écrire ; elle parle très mal le français mais je lui dois tout.

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Mère courage !Christine Fontaine

Elles sont parties un beau jour d’Alger, de Tunisie, du Maroc ou du fin fond de l’Italie. Elles sont passées par les taudis de Clichy ou d’ailleurs, par les tours gigantesques et inhumaines de tel ou tel quartier de Paris pour se retrouver à La Caravelle. Quand elles racontent les épreuves qu’elles ont traversées pour élever leurs enfants, on ne peut s’empê-cher de penser à « Mère Courage ». Comme le personnage de Berthold Brecht, elles sont allées de l’avant pour tirer le meilleur parti de la vie.

A La Caravelle, parmi les femmes qui fréquentent l’atelier de tis-sage, six ont répondu à l’invi-

tation qu’on leur avait adressée  ; elles ont accepté de se faire l’écho de ce qu’elles ont vécu et continuent à vivre dans la cité comme à Villeneuve la Garenne. Nous changeons, comme elles l’ont demandé, les prénoms ; elles préfèrent ne pas être reconnues.

Une relative variétéElles représentent une relative variété d’âges, d’origines, de niveau intellec-tuel et de sensibilité religieuse. Samia est mère de trois enfants : deux gar-çons (11 et 8 ans) et une fille (3ans)  ; arrivée de Tunisie à l’âge de 18 ans, titulaire du baccalauréat ; elle en a 28 aujourd’hui. Nedjma, quadragénaire,

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en France depuis son mariage, est marocaine ; elle a obtenu une licence de lettres à Rabat ; elle est maman d’un garçon de 10 ans et d’une fille de 5 ans. Nadia, Zohra et Khadidja sont venues d’Algérie voici trente-cinq ou trente-six ans. Elles ont la cinquantaine. Nadia, d’origine algé-rienne, a cinq enfants et cinq petits-enfants. Khadidja a grandi en petite Kabylie. Elle a eu quatre fils, de 36 à 28 ans. Zohra a vécu à Alger jusqu’à son mariage à l’âge de 16 ans. Elle est maman de trois fils et d’une fille. Toutes sont musulmanes mais leur islam est discret ; il transparaît sim-plement dans certaines expressions (« Dieu m’a aidée »). Le portable de l’une d’entre elles est program-mé pour faire entendre l’appel à la prière : il s’est déclenché pendant la conversation mais elle l’a inter-rompu sans quitter le groupe. Seule la plus jeune est voilée. Lucia, l’ita-lienne, est chrétienne ; elle le mani-feste de façon non ostentatoire mais clairement ; ceci ne gêne en rien le respect avec lequel on l’écoute dans le groupe.

Des parcours héroïquesLes histoires personnelles de ces femmes furent souvent difficiles.

Le parcours de Nadia est sans doute le moins chaotique. Elle avait un enfant de 1 an lorsque, venant d’Algérie, elle arrivait à La Caravelle voici 37 ans. Deux gar-çons et deux filles sont ensuite nés

en France. A part quelques pro-blèmes de langue (elle ne parlait pas très bien le français à son arrivée), elle n’a jamais rencontré, - et elle insiste sur ce point – la moindre difficulté. Ses quatre enfants ont été scolarisés normalement. Elle a assisté scrupuleusement aux réu-nions de parents et répondu aux demandes des institutrices qui cherchaient des adultes accompa-gnateurs pour les sorties de classe. Le voisinage a changé mais il a tou-jours été agréable.

Khadidja a eu moins de chance. Son mari est mort à l’âge de 33 ans. Il était diabétique et le pancréas était touché. Il ne travaillait pas et avait une pension d’invalidité ; cela ne suffisait pas pour nourrir la fa-mille. Nuit et jour elle gardait des enfants que lui confiait la DDASS, trois ou quatre en même temps. Il est arrivé qu’on lui confie un tout nouveau-né pendant quelques jours avant qu’il ne soit envoyé à la pou-ponnière d’Antony. L’un d’entre eux est resté chez elle huit ans et demi. Il avait cinq ans lorsqu’il fut confié à Khadidja. Maintenant elle travaille avec l’hôpital de Moisselles qui a des antennes à Gennevilliers, Clichy et Asnières ; on lui confie des enfants handicapés.

Un mari malade à la maison, quatre enfants à élever et des en-fants à garder  ! Khadidja reconnait que c’était lourd. Elle se réjouit pourtant ; elle préfère construire sa vie sur son travail plutôt que de compter sur l’aide d’une assis-

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tante sociale. Elle rend grâces à Dieu aussi d’avoir eu un mari dont la bonté était légendaire. Lorsqu’il a fallu l’hospitaliser, ses amis ve-naient le voir à l’hôpital Bichat et ensuite à l’hôpital Rothschild. Ils étaient si nombreux qu’il a fallu les arrêter. Le défilé des visites gênait le service ! Aujourd’hui, elle peut être fière : avec l’aide de ses enfants, elle a réussi à quitter La Caravelle et à acheter un appartement dans un quartier de Villeneuve plus rési-dentiel   : « Avenue du Général de Gaulle ».

La vie de Zohra ne fut pas plus facile. Mariée en Algérie à 16 ans avec un Algérien vivant en France, elle s’imaginait qu’arrivant à Paris, elle découvrirait une espèce de paradis. « Je suis arrivée et ce que j’ai découvert était le contraire de ce que j’attendais. Plusieurs étages et des escaliers en bois, pas d’ascen-seur. Les toilettes n’étaient pas dans l’appartement mais dans le couloir. C’était à Clichy. J’y ai habité pen-dant trois ans. Il n’y avait pas de chauffage. L’hiver je tremblotais. Je me disais : ‘C’est ça la France  !’. J’ai dit à mon mari ‘Je veux retourner au bled.’ Paf ! Une bonne gifle de mon mari ! Il est parti en déplace-ment et je me suis retrouvée seule. Il m’a dit ‘Tu verras une boutique avec une tête de cheval ; c’est une boucherie. Tu y trouveras de la viande.   » Il y a une boulangerie pas loin. Je suis partie et je n’ai rien trouvé. J’ai demandé aux gens : «  Elle est où la tête de cheval  ?  » Je suis rentrée toute seule chez moi

la nuit ; je m’étais perdue. Je ne me rappelais plus l’étage où j’habitais. C’était un cauchemar. J’étais seule. J’ai mangé des lentilles pendant un mois. Je les comptais tous les jours pour qu’il en reste jusqu’au retour de mon mari.»

Aujourd’hui Zohra est divorcée. Découvrant que son époux avait une liaison avec une autre femme, elle lui a demandé de partir. Il s’est complètement désintéressé de ses enfants. Il a fallu faire face, suivre des stages, devenir « auxiliaire pa-rentale » et travailler au domicile des parents. Ses enfants ont pu avoir une bourse d’études ; elle est heureuse d’avoir réussi à toujours payer son loyer et de n’avoir jamais manqué d’assister aux réunions de parents lorsque ses enfants étaient à l’école.

Au moins autant que pour Zohra, l’arrivée en France de Lucia fut difficile à vivre. A vingt ans, elle arrivait d’un village du sud de l’Ita-lie. Ses parents étaient paysans et pauvres mais, chez elle, on était heureux. La maison était attenante à l’église et le père était sacristain. Elle aimait lorsqu’on lui deman-dait d’aller sonner les cloches pour l’angélus de midi. Dès qu’on sortait de la maison on pouvait courir dans les champs et s’approcher de la mer. Elle était allée à l’école jusqu’en troisième, avait fait un apprentis-sage de coiffure et de broderie avant de rencontrer son mari avec qui elle est venue vivre à Paris. Elle n’était jamais montée dans un ascenseur ;

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elle n’avait jamais vu de moquette sur le sol. Ce fut terrible de se re-trouver dans le quartier chinois du 13ème arrondissement, au 21ème étage d’une tour sans connaître le français, n’ayant auprès d’elle personne à qui parler, pas même à son mari absent de 6 heures du matin à 18 heures. A Paris, Lucia a découvert ce que signifie le mot « pleurer   ». L’arrivée à La Caravelle fut une réelle libération : « Je me suis sentie chez moi ! Je voyais les enfants jouer dans les allées ! ». Lucia avait connu la pauvreté dans son enfance. Elle raconte qu’elle entendait sa maman exprimer son angoisse à son mari (« Comment faire pour arriver à vivre  ? »). Lucia s’imaginait que sa vie ne ressemble-rait pas à celle de ses parents. En réalité, l’usine où son mari était comptable a fermé ses portes alors qu’il avait trente-cinq ans. Il n’a jamais pu retrouver de travail ! Lucia en a trouvé dans un grand magasin et elle a laissé sa place de maman à son époux. Ce dernier s’est occupé de la scolarité de ses trois filles avec une certaine rigidi-té, semble-t-il. Il fait les courses et les repas ; il lit beaucoup. Mais il se replie sur lui-même, refuse de sortir et n’a pas d’amis.

Rude épreuve pour Lucia ! «  On vit pauvrement ; jamais le restaurant, jamais le cinéma. Pas de voiture : c’est gênant pour les transports !». Lucia n’hésite pas à dire devant ses amies musulmanes qu’elle vit cette épreuve dans sa foi chrétienne. Elle considère que lorsqu’elle est au ser-

vice de sa famille ou au service de ses clients, elle exerce une mission que Dieu lui confie. Malgré ses déceptions, elle s’efforce de sourire aux clients, d’être à leur écoute, de remonter le moral des gens qui souffrent et se confient à elle.

D’une générationà l’autreOn se plaint souvent du malaise des jeunes. Les émeutes de 2005 ont donné l’impression que la violence couve dans les cités des banlieues. A en juger par ce que sont devenus les fils et les filles de nos amies, il n’en est rien. Le contraste culturel entre les générations est spectaculaire. Nadia est illettrée. Mais elle n’a jamais eu, à l’en croire, la moindre diffi-culté avec la scolarisation de ses deux filles et de ses trois garçons. Tous ont eu leur bac et l’un d’entre eux a suivi la filière scientifique ; tous aussi sont allés à la Fac pour des études supérieures qu’ils ont réussies. Ils n’ont pas eu trop de mal à trou-ver un emploi correspondant à leurs compétences. Nadia n’a pas bien compris en quoi consiste leur travail mais elle voit qu’ils sont heureux de ce qu’ils font. A part le dernier qui vit encore avec ses parents, les autres sont mariés, pères et mères de famille. Ils ont quitté La Caravelle mais le lien à leurs parents ne s’est pas desserré.

Khadidja continue à vivre avec trois de ses quatre garçons dont l’aîné a trente-six ans. Ils sont là pour soutenir leur mère qui a trimé

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durement pour les élever ; ils savent lui manifester leur reconnaissance. Bien sûr, en tant que mère, elle s’occupe du linge, du repassage, des repas. Lorsqu’à 18 heures, ils rentrent du travail, elle est là pour les accueillir. Mais ils sont avec elle d’une gentillesse extrême ; ils ne se plaignent jamais. Khadidja dit qu’ils ont hérité de la bonté de leur père défunt. C’est grâce à eux et à leur travail qu’elle a pu s’acheter un beau logement. Professionnellement, ils ont bien réussi ; même s’ils n’ont pas fait de grandes études, deux d’entre eux ont leur bac. L’aîné a étudié pendant quatre ans à la Fac. Quand il est allé s’inscrire pour trouver du travail et qu’on a décou-vert ses compétences, tout de suite on lui a proposé un stage où il est resté. Il est chez Google. Il a com-mencé à Argenteuil et aujourd’hui il va à Suresnes. Quand il rentre à la maison, il s’enferme dans sa chambre devant son ordinateur. Son cadet est différent. « Celui-là, dit sa mère, a toujours été plus intéressé par l’argent que par les études  » : adolescent, il était à l’af-fût de tous les petits boulots qu’on pouvait lui confier. Il proposait aux voisins de nettoyer leurs caves ; en échange on lui donnait un petit billet. Aujourd’hui il est chauffeur de taxi et il gagne bien sa vie. Pour le dernier, c’est plus difficile. Il va de stage en stage sans pouvoir trou-ver rien de stable. Cela ne le tra-casse pas trop : tellement d’autres sont comme lui ! Et puis il est très engagé dans l’ensemble culturel de la cité (« Le Nouveau Monde ») où

il rend des services appréciés. Les responsables s’appuient sur lui.

Lucia est fière de ses trois filles («   J’ai trois beaux enfants ! »). L’aînée a trente-deux ans : après le bac qu’elle avait passé en France, elle a voulu aller faire des études en Italie, à Bologne, et ensuite en Espagne. Elle a un diplôme italien de « Langue et littérature compa-rée ». Pendant un temps, elle a vécu avec un « copain » dont elle est maintenant séparée. Elle connaît beaucoup de langues ; c’est pour-quoi elle a accepté de partir à l’île Saint-Martin au service des maga-sins Max Mara ; le tourisme est intense là-bas et ses compétences linguistiques y sont fort utiles pour accueillir la clientèle. La deuxième est diplômée de l’Université de Saint Denis. La dernière a raté son bac mais elle se débrouille ; après avoir travaillé trois mois dans un magasin, elle peut se payer une formation pour devenir assistante d’un vétérinaire.

On est étonné quand on écoute Zohra parler de sa fille et de ses trois garçons. Séparée de son mari, elle a eu à affronter seule des diffi-cultés de tous ordres et particuliè-rement d’ordre culturel (elle parlait mal le français !). Avec le troisième, elle a eu, c’est vrai, quelques difficul-tés. Les professeurs la convoquaient pour se plaindre : « Il n’écoute pas  !  ». Zohra s’efforçait à la maison de le stimuler, mais on lui répondait « Maman ! Je n’y arrive pas  ». Après sa scolarité, il a fait plusieurs stages

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qui l’ennuyaient jusqu’au jour où on lui a proposé de rentrer à la RATP. Pour cela, il devait passer des tests  ; on lui avait dit : « Si vous n’avez pas un peu de connaissances, on ne vous prendra pas ! ». Il s’est mis à travailler jour et nuit. Il a appris à faire les fractions. Il est allé se documenter à la bibliothèque et, à la maison, il cherchait sur internet et prenait des notes sur des feuilles de papier. Il a réussi ses tests du premier coup ; aujourd’hui, il est marié et le voilà chauffeur de bus, aimant son métier.

Les deux autres garçons et la fille n’avaient pas de difficultés au point-de-vue scolaire mais Zohra se trouvait devant d’autres problèmes. « Quand mon mari est parti, mon grand voulait passer un examen ; il fallait qu’il achète un livre qui était vraiment cher. Je n’avais jamais travaillé ; je ne savais pas par où commencer. Mon fils m’a dit : ‘Je vais demander à mon copain de me prêter le sien ! (le copain, son père est avocat) » Zohra a pu lui procurer l’argent pour qu’il fasse des photocopies et le résultat fut brillant. En fin de compte Zohra a de quoi être vraiment très fière. Son deuxième fils, après un BTS à Versailles, a pu se faire embaucher à La Poste. Sa fille a été élève d’hypokhâgne et de Khâgne à Paris. La voilà professeure de français au lycée de Villeneuve. Quant à l’aîné, il enseigne à La Sorbonne ! Oui ! Il a fait l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il est agrégé de

lettres et il va passer une thèse de doctorat qu’il prépare depuis huit ans, voyageant souvent en Grèce pour y faire des recherches sur les monuments antiques. Il a pour ambition d’être nommé Maître de Conférences.

Cette génération des moins de 40 ans garde-t-elle des liens avec les racines de leurs parents ? Manifestement, la fille de Lucia se veut italienne   ; la fille de Zohra aime aller en Algérie avec ses enfants. Les autres se sentent plus détachés de leurs origines ma-ghrébines. Le lien à l’islam demeure mais de façon non ostentatoire. Certains, en particulier les plus diplômés, ont abandonné la prière mais maintiennent quelques signes d’appartenance comme le respect du Ramadan.

L’écoute de ces femmes peut pa-raître déconcertante. Ce qu’elles racontent contredit du tout au tout ce que montrent les médias. Depuis des années les jeunes des banlieues sont présentés comme des voyous et des désœuvrés sans compétence ni avenir, réduits à vivre du com-merce de la drogue. Il est vrai que les médias gardent trop le silence sur les réussites de l’Education Nationale. Il est vrai aussi que, lorsque les jeunes ont un comportement répré-hensible, les parents cachent leur échec et celui de leur progéniture. Samia, la jeune maman tunisienne, s’en est aperçue  : « Les parents dont les enfants ne réussissent pas, ils se taisent. J’avais une voisine, une vraie copine   ; on se disait tout.

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Maintenant son fils a des problèmes. Elle ne me parle plus ; elle ne veut pas dire que son fils se drogue ! »

L’aveuglementNotre association est arrivée à La Caravelle en 1997. Notre local était cambriolé et vidé toutes les se-maines : tables, chaises, livres dispa-raissaient malgré une porte blindée. Il y avait un Coran et une Bible sur un meuble. Ce sont les deux seules choses qui sont restées. Une petite fille de 6 ans, toute menue, avait repéré une des chaises de notre local sur laquelle était assis un jeune de la cité. Elle nous a conduits jusqu’à lui, le garçon nous a laissé récupé-rer sans protester notre bien. Nous faisions du soutien scolaire dans des conditions parfois héroïques et nous avions affaire à des adolescents au comportement particulièrement violent. Mustapha rackettait tous ses copains. Il avait jeté, un jour, les 9 ordinateurs du collège par la fenêtre. Nous savions que des mamans avaient leur fils en prison. Ma voiture a été par deux fois cri-blée de balles. J’avais été moi-même agressée par une bande d’adoles-cents : gifle et crachats. Dans une sorte de réduit en béton attenant à notre local, des motos volées étaient entreposées. Tous les commerçants avaient fermé boutique. La police ne pouvait plus entrer dans la cité telle-ment leurs agents étaient en danger. Pendant des mois « Le Phare » (ainsi se nommait l’ancien centre cultu-rel) était demeuré fermé ; un jour des chenapans avaient fait démar-

rer une voiture qu’ils ont réussi à lancer à toute allure contre la porte du bâtiment. Les directeurs ne te-naient pas le choc plus de six mois  : infarctus ou dépression nerveuse les forçaient à démissionner. Des courants islamistes suspects s’infil-traient à travers des associations qui conduisaient des gamines à se voiler dès l’âge de 12 ans. Les allées étaient infectes, les caisses à ordures n’étaient pas vidées et débordaient de partout. Des tags souillaient les murs de cette cité qui pouvait se vanter d’avoir la bande de béton la plus longue d’Europe. Des voi-tures immatriculées en Allemagne encombraient les allées la nuit et disparaissaient dans la journée. Un cadre de la police m’a expliqué qu’il s’agissait d’un trafic de drogue.

Il est vrai qu’aujourd’hui la cité a été merveilleusement réhabilitée. Tout est propre. Un système de caméras a permis de repérer les bandes de jeunes qui créaient le désordre et de les expulser. Des magasins divers ont été installés et la cité a belle allure désormais.

Chose curieuse, nos interlocutrices, présentes depuis trente-sept ans parfois à La Caravelle, prétendent que rien de cela n’a existé et que La Caravelle a toujours été une sorte de paradis alors qu’on l’appelait, dans les Hauts-de-Seine, « la pou-belle du département ». Quelle stupéfaction d’entendre Nadia affirmer, sans être contredite par personne : « Franchement, je n’ai jamais trouvé que la vie était diffi-

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cile à La Caravelle dans le passé. Tout le monde s’est toujours res-pecté. Même avant les travaux, il n’y a jamais eu le moindre danger de la part des jeunes. Quand il faisait chaud, l’été, on pouvait rester dehors jusqu’à une heure du matin, on n’avait aucun problème. Je peux mettre ma main à couper, je n’ai jamais vu de drogue. Jamais de ma vie ! »

Comment expliquer pareil aveu-glement concernant non seule-ment le passé mais ce qui se passe aujourd’hui chez les jeunes   ? Nedjma était amenée à ouvrir des portes, tirer des rideaux de fer. Souvent un jeune qui pas-sait venait lui donner un coup de main. C’est bien la preuve, selon elle, qu’il n’y a rien à reprocher aux jeunes de La Caravelle, ni rien à craindre d’eux. « Si on les respecte, ils sont gentils ; ils m’ap-pellent «  ma tante » !

Zohra elle aussi prétend que les jeunes, à La Caravelle, sont très gentils à l’égard des personnes de son âge (elle a une cinquan-taine d’années). Ils sont regroupés devant chez elle ; elle sent l’odeur de leurs cigarettes pénétrer à l’in-térieur de son appartement. Mais quand on la voit arriver près de l’ascenseur avec ses sacs de provi-sion, on se précipite pour prendre son chargement jusqu’à la porte de son appartement.

Samia confirme également qu’effectivement on n’a rien à

craindre, mais elle précise pour-tant que les pratiques des jeunes sont la plupart du temps sus-pectes  : « Près de chez moi, il y a une bande de jeunes qui joue au poker toute la nuit mais ils sont calmes. On trouve des voitures brûlées dans le parking. Mais qu’on rentre à minuit ou à une heure, on n’a jamais de problèmes avec eux. Nous sommes allées, quelques amies et moi, jusqu’à La Sablière (une cité dans Villeneuve) et nous sommes revenues à deux heures du matin. Quand les jeunes nous ont vues, ils nous ont dit poliment ‘Bonsoir Mesdames’. A côté de « La Banane’ (une autre cité), des jeunes brûlent des pou-belles. Beaucoup se droguent. Mais ce n’est pas gênant ! Quand on voit quelque chose, on ferme les yeux, on ne se mêle de rien et tout se passe bien ».

Ces remarques expliquent bien des choses. A l’intérieur d’une cité les liens affectifs sont forts   ; on s’aide mutuellement, on se pro-tège. On se respecte, comme dit Nadia. Ce genre de « respect   » semble créer entre les habitants une «communauté» à l’intérieur de laquelle on n’a rien à craindre de personne. Les jeunes sont tous « bien gentils ». Si agressivité il y a, elle vient de l’extérieur où elle se porte sur l’extérieur. Comment expliquer l’aveuglement de ces «  mères sourages » ? Nous restons sur la question.

Christine Fontaine

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Du côtéde Gennevilliers

Cette ville de 44 000 habitants se trouve également dans la boucle de la Seine, au Nord de Paris. Ville ouvrière de tradition populaire depuis longtemps, Gennevilliers est désormais un haut-lieu de la présence musulmane en France.

Gennevilliers est le lieu d’un dialogue islamo chrétien remontant aux années 30 : Louis Massignon venait y prier avec des travailleurs marocains. Pendant la guerre d’Algérie, des militants FLN y trouvaient auprès des prêtres de la Mission de France, une écoute respectueuse.

C’est à Gennevilliers que réside depuis longtemps notre président Saad Abssi et notre Trésorier, Mohammed Benali , responsable de la mosquée Ennour.

Il est intéressant de comparer le regard qu’ils portent sur la présence musulmane de la ville avec celui de Patrice Leclerc, conseiller municipal et Conseiller Général du Département.

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Père et filsSaad AbssiJamel Abssi

Saad Abssi s’est installé en 1964 à Gennevilliers où ses enfants ont grandi. Le père constate que de génération en génération, la situation s’améliore. Son fils Jamel en apporte l’illustration en nous racontant son parcours en France.

On aurait tort de s’affliger sur le sort du monde immigré. Il faut reconnaître qu’entre 1957, l’année où je suis arrivé en France, et maintenant, la situation a changé. Les géné-

rations se croisent à la mosquée de Gennevilliers. Parmi les per-sonnes qui viennent le vendredi, beaucoup de jeunes vivent dans les cités. Mais on trouve bien des personnes qui ont vécu dans les bidonvilles de Nanterre avant d’être transplantés dans la Maison de transit du Port pour être dispersés un peu partout dans la région parisienne.

Même parmi ceux qui vivaient dans les bidonvilles, certains ont réussi ; je connais le commissaire aux comptes de Bernard Tapie:

Saad, le père

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Brahim Ben Aïcha. Il a vécu dans le bidonville de Nanterre, puis dans une cité de transit. Il a continué dans une cité HLM. Ses pa-rents étaient incapables de l’aider en quoi que ce soit. Bien sûr, c’est une exception; dans tous les milieux on trouve des « surdoués » par nature. Son père prétend que leurs baraquements, dans le bidonville, étaient à proximité de maisons habitées par des familles européennes. Il jouait avec les enfants de ces voisins-là. Je le connais bien : sa famille est originaire du même village que celui de ma femme en Algérie.

Comparons les générations. La première génération est venue dans les années 50. Je pense à mon ami, Abd-El-Aziz. Il a passé sa vie à poser des rails de chemin de fer à travers toute la France. Les immigrés de la deuxième génération ont aujourd’hui autour de 70 ans. Les quadragénaires appartiennent à la quatrième. Aujourd’hui, on voit leurs enfants grandir. Ils sont, à bien des points de vue, plus favori-sés, plus avancés que leurs parents. Je peux dire que 80% des enfants d’aujourd’hui peuvent aller jusqu’à l’Université.

Entre les années 80 et maintenant s’est produit un changement radi-cal. Je connais quelqu’un, aujourd’hui à la retraite, qui me disait que, dans les années 80, les musulmans qu’on voyait dans les Universités venaient directement de leurs pays d’origine. On n’y voyait pas de fils ni de filles d’immigrés nés en France. Maintenant, les étudiants venus du Maghreb sont beaucoup moins nombreux que les jeunes issus de l’immigration. Ce changement est dû, selon moi, à plusieurs facteurs.

Tout d’abord, les parents de la première génération étaient anal-phabètes. On vivait alors dans des conditions économiques et sociales difficiles. La situation ne fournissait pas aux jeunes les moyens pour réussir leur scolarité. Ces personnes ont aujourd’hui une cinquantaine d’années. Leurs enfants ont vingt ans et ils remplissent les universités. Il existe une association d’étudiants im-migrés. Elle constate que la présence des jeunes dont les familles sont issues du Maghreb ne cesse d’augmenter. Elle regrette qu’aujourd’hui encore les Grandes Ecoles (Polytechnique, ENA , HEC) n’aient guère, comme étudiants musulmans, que des personnes venues de l’étranger. On n’est pas au terme de l’évolution, mais on avance.

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Les générations se suiventet ne se ressemblent pas.

Des parents souventanalphabètes.

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tinEnsuite, les jeunes nés ici assument leurs responsabilités mieux que leurs parents. Ils savent gérer leur budget ; ils savent veiller à l’édu-cation des enfants.

Enfin, la société, dans son en-semble, a évolué. Les condi-tions de vie se sont améliorées. Certes, il y a le chômage mais cela n’empêche pas le progrès

des conditions de vie. Aujourd’hui, dans les milieux immigrés, il y a davantage de moyens que dans les années 60. A cette époque, la vie dans les bidonvilles était insupportable. Et il y avait pire que les bidonvilles  ; pendant la guerre d’Algérie, les caves que louaient les marchands de sommeil étaient de vraies écuries. Pas de fenêtre. On y entassait les gens. En entrant dans les toilettes, c’était épou-vantable. En tant que responsable FLN, j’ai exigé l’ouverture de fenêtres et l’aménagement des W.C. Les draps n’étaient pas chan-gés : il a fallu intervenir pour exiger un minimum de propreté au niveau du blanchissage.

Pendant la guerre, nous étions 340 000 Algériens en France   : 320000 encadrés par le FLN et 20 000 par le MNA. 32 000 d’entre eux étaient avec leurs familles. Les autres étaient céliba-taires. Sur les 32 000 foyers, il y avait 8600 Algériens mariés à des Françaises. A l’indépendance, sur ceux qui étaient encadrés par le FLN, 80% sont repartis en Algérie. De mars 1962 jusqu’à juin 1965 le nombre des gens qui retournaient au bled dépassait le nombre de ceux qui arrivaient ici. A partir de juin 1965 la pro-portion s’est renversée : la majorité de ceux qui arrivaient venaient avec leurs femmes.

En voyant la carrière de mes enfants, je peux comparer les responsa-bilités que l’on confiait aux Algériens dans les années 1970 et main-tenant. A cette époque, je suis rentré à la FNAC comme réception-naire, c’est-à-dire manutentionnaire. La tradition voulait que lors du départ d’un employé on fasse une fête. Le Directeur Général est venu vers 22 h. J’avais trois responsables hiérarchiques  : la respon-sable du rayon « Variétés », celle du rayon «  Classique  » et au-dessus d’eux, le Directeur. Celui-ci, après avoir jeté un coup d’œil sur les cadeaux, m’a dit : « Tu n’aurais pas un enfant pour venir te rempla-cer à la FNAC ? » Une responsable des caisses – une Espagnole – est intervenue : « Laissez  ! Sa fille Amal travaille avec moi ! » Ma fille est devenue cadre, responsable du Département des clients. Elle est

Des conditions de vieaméliorées.

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en train de passer un examen pour devenir directrice d’un magasin. J’ai dit à son mari  : « Méfie-toi  ! Elle n’aura plus de vie de famille ». Responsable du  Département « Clients », elle rentre à 22 h. Directrice, elle ne rentrera qu’à minuit  : il faut rester jusqu’au transport de l’argent. Mon ami Boudissa a passé toute sa vie chez B.P. à remplir des bidons d’huile et serrer des bouchons. Son fils est ingénieur !

Il est vrai que les jeunes galèrent pour trouver un travail correspon-dant à leurs qualifications. Mais certains réussissent et se font embau-cher. Il est vrai que les professeurs ont à faire face à des élèves dégoûtés par l’école. Mais si nous comparons les générations, nous constatons un progrès. Les années 2000 sont mieux que les années 1970. En Algérie, au moment de l’Indépendance, on comptait en tout et pour tout, 200 étudiants. Aujourd’hui, à ne considérer que les médecins, on en compte 2 800 qui sont venus en France. Ici, on leur impose, lorsqu’ils arrivent, deux ans d’études supplémentaires pour renforcer leurs compétences.

Il est vrai que quand on compare les immigrés arabes aux « Français de souche », il y a encore un écart. Ils sont en position d’infériorité dans la recherche du travail ; ils ont à faire deux fois plus d’efforts pour réussir quand ils s’appellent Abdallah plutôt que Pierre ou Jacques. Avec les mosquées, on a fait un « Forum de l’Emploi » ; le Préfet s’y est engagé. Résultat : deux per-sonnes seulement ont trouvé un travail. Malgré tout, il faut prendre conscience d’un changement.

Il est vrai que le chômage mine bien des familles alors qu’en 1957, il n’existait pas. Quand je suis arrivé, on traversait ce que vous appelez « les Trente Glorieuses ». Je m’étais présenté à la SKF où j’avais été accepté. Je me suis présenté à l’entreprise de peinture « Valentine » : on s’est précipité sur moi en me disant : « Vous commencez demain  ». Les temps ont changé mais le monde des cités, à Gennevilliers, n’est pas pour autant ce que l’on dit. Aujourd’hui – et c’est un grand chan-gement – des musulmans, des chrétiens et des non croyants ont le désir de se découvir mutuellement pour mieux vivre ensemble.

Saad Abssi

Ma fille est devenue cadre.

Malgré une positiond’ infériorité.

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L’année scolaire passée avec l’instituteur Alain Bourgarel, en CM1, a beaucoup compté pour moi et pour mes trajets personnel et pro-fessionnel. C’est à l’école Anatole France, à Gennevilliers. J’ai vécu

cette année là comme une série de découvertes pas uniquement scolaires. Ma curiosité a été très encouragée, la possibilité de s’exprimer très sou-vent également. Et surtout, c’est ce que je retiens le plus, la camaraderie avec les autres élèves jusqu’à la solidarité avec des personnes que je ne connaissais pas, avec ceux qui sur la planète n’avaient pas les moyens de manger. Les bénéfices de la vente d’un journal, que les 36 élèves de la classe réalisaient, étaient versés à une association de solidarité. Ainsi avec cette année ce qui comptait beaucoup c’était la curiosité, les relations avec les autres jeunes de mon âge comme avec les adultes, la possibilité de s’exprimer beaucoup et la solidarité.

Quelques années plus tard, j’ai assisté à un événement important : mai 68. A Gennevilliers cela bougeait beaucoup. Je regardais cela avec mes yeux de col-légien grand ouverts. J’étais au collège

Pasteur et je revendiquais la mixité au collège. Plus tard, beaucoup plus tard, je compris que je bénéficiais de la situation, plus exactement, d’être à Gennevilliers, une commune de banlieue, où j’avais de quoi satisfaire ma curiosité, où j’avais beaucoup de relations avec des jeunes de mon âge mais également avec des adultes, où je pouvais m’exprimer sur plusieurs formes et où les raisons de faire preuve de solidarité sont nombreuses.

C’est collégien que j’ai rencontré de nombreuses personnes qui m’ont ouvert les yeux. Le responsable de la discothèque à qui je demandais de m’expli-quer ce qu’est la musique contemporaine ; deux comédiens du théâtre de Gennevilliers qui m’ont fait apprécier Brecht, Frisch et Shakespeare ; des

Jamel, le fils

Mai 68à Gennevilliers.

Jamel, le fils de Saad, a grandi à Gennevilliers où sa famille est arrivée en 1964.

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bibliothécaires qui m’ont invité à fréquenter la bibliothèque pas seulement pour réviser les matières scolaires ; un passionné d’astronomie qui arrivait à me faire partager sa passion ; un moniteur d’escrime qui faisait une démonstration en bas de mon immeuble, rue Victor Hugo, et qui m’expli-quait que l’escrime ce n’est pas que pour les riches ; le responsable du cinéma qui après chaque film tenait à ce que je lui en parle et qui préten-dait qu’on a vu un film seulement si on en parle ensuite ; des grévistes de l’usine Chausson qui m’expliquaient ce qu’est un piquet de grève… Bien sûr j’ai eu également des déceptions et des doutes.

Quand je suis arrivé au Lycée de Colombes, je me suis dé-brouillé pour ne perdre aucun contact avec mes copains et ces adultes gennevillois. C’est à cette époque là que je me suis intéressé à la Ville de Gennevilliers, ses habitants, ses quartiers, les élus, les militants politiques et d’associations. L’étendue des sujets de préoccupations me donnait quelque fois le vertige. J’essayais d’aller là où je pouvais discuter, poser mes questions et entendre des réponses. Je m’inscrivais aux cours de philosophie et d’économie de l’université nouvelle qui existaient à Gennevilliers, j’écoutais des conférences, j’allais aux projections de films qui étaient suivies de débat… C’est au cœur de la ville que j’allais cher-cher de quoi satisfaire ma curiosité et en même temps c’est aussi la cité qui me poussait (et me pousse encore) à être curieux. Bien sûr j’ai eu également des déceptions et des doutes. Il m’est même arrivé d’avoir la prétention de juger telle ou telle action locale comme étant une erreur.

Rien d’étonnant si mon trajet n’a pas suivi un chemin très droit. Après une formation initiale de scientifique (plus précisément de mathématique), j’ai, en fait, préféré dans un premier temps travailler dans le social, puis être journaliste. Au milieu des années 80 je suis rédacteur en chef de 92 Radio, une radio départementale. A la fin de cette riche expérience, je vois une possibilité de postuler à un poste de rédacteur en chef pour la Ville de Gennevilliers. Je candidate, en même temps, pour d’autres postes dans le public et dans le privé. Après les entretiens, je reçois les réponses, et j’ai la chance de pouvoir choisir. Je choisis Gennevilliers.

C’est depuis que je suis salarié, en 1979 dans une autre ville de ban-lieue, que je mesure la richesse et les difficultés d’une ville comme Gennevilliers. Bien sûr, là aussi j’ai eu également des déceptions et des

Là où je pouvais discuter.

Un trajet sinueux.P

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doutes. Mais l’essentiel, pour moi, c’est que non seulement je ne perde pas la curiosité, les relations avec les autres, la possibilité de beaucoup m’exprimer et la solidarité, mais aussi, compte tenu des énormes be-soins, de pouvoir faire preuve, si ce n’est d’innovation, de beaucoup d’imagination.

Parallèlement, je reprends des études jusqu’à l’obtention d’un DEA d’analyse du discours, et dans le cadre d’une association, avec des amis nous mettons en place des cycles de conférences pour permettre d’y voir un peu plus clair sur le comportement humain. Cela durera dix ans. Je participe, avec toute une équipe, à la mise en place de l’Université populaire à Gennevilliers. Mon travail change aussi pour m’occuper du multimédia.

Dans cette ville et d’autres villes de ban-lieue, j’ai pu accorder beaucoup d’im-portance à la relation avec les autres, et c’est certainement à partir de cela (même si ce n’est pas la seule raison) que je me

suis beaucoup intéressé aux comportements humains, que j’essaie d’écouter au mieux les autres, et que je me suis intéressé et formé à la psychanalyse.

C’est, notamment, avec cette ville et une autre ville de banlieue, que j’ai été amené à faire face à toute une série de questions de société : de l’égalité à la laïcité en passant par l’exclusion sociale, par exemple.

Ce que d’une certaine façon j’ai appris à Gennevilliers, en rencontrant des adultes qui me parlaient, je l’ai poursuivi et le poursuis encore en me proposant comme animateur, notamment de débats publics. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer des écrivains, des scientifiques, des socio-logues, des historiens, des philosophes, des politiques, des psychana-lystes, différents chercheurs… pour aborder des sujets aussi vastes que, par exemple : l’éducation et le multiculturalisme ; être parents aujourd’hui ; l’autonomie des jeunes ; les peurs liées à l’alimentation  ; peut-on vivre  sans croyance ? on a besoin de fiction ; lire ? que faire contre l’échec scolaire ?... Autant de sujets qui ont un écho particulier dans une cité comme Gennevilliers.

Je crois que je dirais une grosse bêtise si j’affirmais que je suis un enfant de la cité. Et pourtant, c’est un peu vrai.

Djamel Abssi

Les relationsavec les autres.

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Musulmansà GennevilliersMohammed Benali

Le responsable de la Mosquée Ennour de Gennevilliers connaît bien, dans sa diversité, la population musulmane de la ville ; elle défile aux heures de prières, les vendredis et les jours de fête. Mohammed décrit les manières de vivre et les diverses mentalités. Son regard sur l’islam des banlieues est serein et optimiste.

De nombreuses personnes en France, lorsqu’on leur parle des cités, s’imaginent qu’il s’agit de repaires pour djihadistes. Grave erreur  ; on n’en trouve pratiquement pas dans les banlieues. Je

n’en ai jamais rencontrés à la mosquée Ennour que fréquentent peut-être 7000 personnes.

Des salafistes, oui ! Des djihadistes, non !Le mot «salafisme» vient de «salaf» qui désigne les «pieux ancêtres. On rencontre des salafistes mais rares sont ceux qui s’affirment djihadistes. Ces derniers veulent faire le djihad (la guerre sainte) contre les impies et les mécréants. Cette tendance existe partout : au Maroc, en Algérie. En Tunisie, elle pourrit la vie du parti Ennada. Ils sont en Libye, Egypte, Irak. Il s’agit partout d’une tendance minoritaire.

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Les salafistes non djihadistes qu’on trouve en France s’inter-disent toute participation à la politique. Ils veulent vivre

comme les premiers compagnons du prophète : sérieux handicap pour s’intégrer aux lois de la République, incompatibles, selon eux, avec l’Islam. Ils refusent ce qu’en islam on appelle la Fitna (c’est-à-dire le désordre, la discorde). Ils ont à faire face à une alternative. Soit faire «  hijra », c’est-à-dire immigrer hors d’un pays impie : Hijra est le même mot qu’Hégire ; il désigne la distance prise par le Prophète lorsqu’il quitta la Mecque, pays d’incrédulité, pour aller à Médine. Mais, en notre temps, à leurs yeux, il n’existe pas de vraie terre d’islam – à l’exception de l’Arabie Saoudite et peut-être du Yémen. Soit, autre terme de l’alternative, rester en France. Ils essaient, là où ils vivent, d’être le plus qu’ils peuvent fidèles au comportement du prophète qu’ils imitent dans tous les comportements de la vie : nourriture, vête-ment, relation à autrui, postures du corps. Par exemple, il arrive qu’ils n’envoient pas leurs enfants à l’école et les enseignent à la maison. Certains vont dans des écoles catholiques. Ils se démènent pour avoir des écoles confessionnelles musulmanes.

Pour survivre, ils trouvent un travail qui leur permettra d’être libres le vendredi. Ils ouvrent, par exemple, des boutiques où ils vendent de la viande hallal pour sandwichs (des kebabs). Je connais un sala-fiste très compétent qui a créé une petite entreprise d’informatique et, le vendredi, il ne travaille pas. D’autres trouvent un petit emploi un jour ici, un jour là-bas sur les marchés. Ils se font aussi embau-cher dans des restaurants musulmans. Ils revendent des voitures, ils font du business. Mais jamais rien de malhonnête contrairement aux djihadistes du Sahel ou d’ailleurs qui n’hésitent pas à se lancer dans des trafics de drogue. Ils peuvent se mettre en contradiction avec la loi française : le travail au noir par exemple. Mais si cela ne contredit pas la loi de Dieu, leur conscience n’en est pas troublée.

On se trompe dans le jugement qu’on porte sur les salafistes. Il faut connaître leur façon de vivre, leur mentalité. Ils sont parfois très ouverts. Je ne suis pas d’accord avec eux et ils le savent mais

ils me respectent. Pour les salafistes, une femme pieuse reste chez elle dans la maison de son mari. Elle ne travaille pas. Les filles, après dix-huit ans, quoi qu’en pensent père et mère, construisent leur propre vie à leur façon. Ce n’est pas difficile d’échapper à l’autorité des parents.

A l’ écart de tout partipolitique.

Des personnes respectueuses

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Certaines acceptent le genre de vie de leur famille ; d’autres cherchent à s’émanciper.

Certains prétendent que le nombre des salafistes augmente. En réalité c’est l’ensemble de la population musulmane qui s’accroît. Ils ne sont pas rares à venir faire la prière chez nous, à la mosquée de Gennevilliers. Des femmes viennent avec le niqab : une cinquantaine chaque ven-dredi. Parmi elles, on trouve quelques femmes converties mais il s’agit de Maghrébines pour la plupart. Ce n’est pas un accroissement de l’islam mais une augmentation des possibilités de pratique religieuse. Auparavant, dans les diverses salles de prière de Gennevilliers, il n’y avait pas d’espace pour les femmes : elles restaient à la maison.

En réalité, depuis plusieurs années, l’islam de France, tel que je le vois, s’achemine vers une bonne insertion dans la société française. Beaucoup de familles se rendent compte qu’elles n’ont pas le choix. Il leur faut, dans la mesure où elles désirent rester en France, accepter la loi, les coutumes et les valeurs de la République. Elles savent parfois, je n’ose pas dire « ruser » mais composer intelligemment avec la manière de vivre en France. Par exemple, en accouchant dans un hôpital où exerce un homme, les femmes risquent d’être en contradiction avec l’islam. Arrivant à l’hôpital, quand elles sont enceintes, elles ne refusent plus d’être suivies par un homme. Mais quand elles téléphonent, si on leur donne rendez-vous avec un médecin, elles ne protestent pas comme avant en disant : « Non ! Moi je veux être suivie par une femme ». Elles acceptent mais elles rappellent le lendemain, prétendent qu’elles sont empêchées et réclament un autre rendez-vous. Elles recommencent la manœuvre jusqu’à ce qu’on leur propose la rencontre d’une gynécologue femme. Elles ne diront plus   : « Je suis musulmane et je refuse d’être examinée par un homme ». Ceci dit, elles ne refusent pas de me parler. Les jeunes s’assagissentOn se trompe quand on parle de violence chez les jeunes. Ils n’ont aucune rancœur envers la société. Ils savent que la vie est difficile, que le monde du travail est souvent bouché. Ils cherchent à se marier, dès l’âge de 18 ans. Souvent chacun reste chez ses parents : ils n’ont pas de revenus ni de logement. Ils ne sont pas tous mariés à la Mairie. A la mosquée, nous ne faisons pas de mariage s’il n’y a pas d’abord la célébration civile. Mais beaucoup vivent ensemble ; vous diriez qu’ils vivent en concubi-nage mais, pour un jeune musulman, la seule rencontre entre un homme

Savoir vivre en France.

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et une femme ne peut être que le mariage. Il est possible de faire un mariage religieux à la sau-vette   ; on appelle cela mariage

par « Fatiha  ». Même s’ils ne vivent pas sous le même toit, ils consi-dèrent qu’ils ont commencé à construire leur famille. Leur premier souci est de chercher un appartement. Avec les aides dont on dispose en France, ils peuvent avoir 500 € par mois et s’arranger avec un parti-culier. Ils peuvent bricoler quelques jours par mois et payer leur studio.

Un Français qui n’est pas musulman attend la trentaine pour construire sa vie. Il vit avec son amie. Pour lui, il n’est pas encore marié. Un jeune musulman, avant de vivre sous le même toit que sa copine, doit se marier religieusement dans des conditions très discrètes, au cours d’un repas chez l’un des parents. Pas même besoin d’imam. Il suffit de deux témoins, d’un cadeau de la part du garçon et de la présence du père de la fille. C’est rendre légal, d’un point de vue religieux, ce qu’en France on appelle « union libre ». A la mosquée, nous n’entrons pas dans ces pra-tiques de mariage non officialisé ; cela entraîne quelques problèmes. La femme n’a pas de droit, dans ce contexte. Nous disons  :  « pour célébrer le mariage dans la mosquée, il faut apporter la preuve du mariage civil ».

En réalité, en ce qui concerne la vie affective de la jeunesse, le seul point qui différencie un jeune musulman et une jeune musul-

mane d’un autre couple en France, c’est qu’ils ne peuvent s’approcher l’un de l’autre sans passer devant Dieu. Un Français non-musulman peut se passer de Dieu. Il peut vivre avec son amie sous le même toit. En ce qui concerne les différences d’âge entre l’homme et la femme, il n’y a pas de règle. En général le garçon est plus âgé que la femme mais ce n’est pas systématique   : je connais des couples où la femme est l’aînée. Quand le Prophète s’est marié, il avait vingt-cinq ans et Khadîdja, son épouse, quarante ans !

On parle de violence des jeunes dans les banlieues. Mais quand surgissent des bagarres, je ne crois pas qu’il s’agisse de méconten-tement à l’égard de la société. Ils n’ont pas de projet idéologique derrière la tête. Des jeunes vivent en bandes à l’intérieur de chaque quartier et cela crée des rivalités qui parfois dégénèrent. Ce n’est pas nouveau. Dans les années 50 on parlait des « blousons noirs » dans certains coins de Paris  ; ce n’étaient pas des immigrés. Peut-être y a-t-il un défaut d’animation culturelle dans les quartiers de

Les jeunes et le mariage.

Passer devant Dieu.

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certaines villes. Beaucoup de Français « souchiens », comme on dit, sont au milieu d’eux.

Une évolution spectaculaireEn réalité, l’évolution du monde immigré, dans les banlieues, est spec-taculaire. Les élus reconnaissent la grande transformation entre les années 80 et maintenant. A l’époque dans la « Cité rouge », le soir venu, il n’était plus possible de circuler. Dans la ville, on comptait deux morts en moyenne par mois, victimes d’actes de violence ! Là où l’on passait, régnait la loi du plus fort. Aujourd’hui, on peut avancer seul à trois heures du matin : on ne sera pas interpelé. Les jeunes vont à l’école plus qu’avant : l’absentéisme disparaît. Les voyous des années 80 sont deve-nus des parents. Ils veulent éviter à leurs enfants le sort qu’ils ont connu. Ils sont nés ici ; moins incultes que leurs parents, ils peuvent faire l’œuvre d’éducation dont leurs parents ont été incapables. Je ren-contre des pères et des mères de trente-cinq ans qui ont des enfants. Ils sont très attentifs à leur scolarité. J’ai beaucoup de respect pour la génération de leurs parents qui étaient démunis. Les enfants parlaient en français, on leur répondait en arabe. Aujourd’hui parents et enfants parlent la même langue et se comprennent mieux.

Ils ont un jugement politique plus éclairé. Ils votent beaucoup plus qu’avant. A Gennevilliers, étant donné la qualité des élus, on vote en majorité pour le pouvoir en place dans la ville et pour le parti qui le représente. Dans cette ville, tout le monde se sent mieux. On se bat pour y rester. A la permanence du Secours Catholique, on remplit les dossiers de demandes de logement. A la fin, on leur pose la question  : « Quelle commune souhaitez-vous ? ». Ils ont la possibilité de citer trois villes  ; tous demandent en priorité Gennevilliers. On trouve ici une ex-cellente qualité de vie et les musulmans se sentent chez eux ; la mosquée a une grande importance à leurs yeux. Beaucoup de non-musulmans ont compris comment vivent les musulmans. Dans la rue, on rencontre beaucoup de Portugais, de Yougoslaves qui connaissent mes convictions religieuses. Si un couple de jeunes Portugais amoureux passe dans une rue musulmane, par respect ils ne s’embrasseront pas devant nous. Ils savent que cela nous gêne. On se sent compris.

Mohammed Benali

Voyous, hiermais parents aujourd’hui.

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La cité est le ventre du mondePatrice Leclerc

Nous avons rencontré Patrice Leclerc, conseil-ler général et conseiller municipal de Gennevilliers pour recueillir le point de vue d’un élu de banlieue particulièrement à l’écoute de ses électeurs.

Gennevilliers est une ville de 42 000 habitants, avec 80% d’habi-tat collectif dont 65% de logements sociaux. C’est une ville de tradition industrielle qui opère une mue économique et urbaine

en affichant la volonté de n’exclure personne. Elle se définit comme une ville moderne et populaire. 55% des foyers fiscaux ne sont pas impo-sables en raison de la faiblesse des revenus des familles qui subissent un des taux de chômage les plus élevés du département (17,5%). Une ville populaire avec une population d’origine immigrée importante et historique.

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Vu de Gennevilliers, qu’ évoque pour vous le titre de notre dossier : « A l’ écoute des cités » ?

Une obligation pour l’élu de terrain. Une nécessité pour celles et ceux qui veulent transformer le monde. C’est de la cité que va naître l’avenir. Le meilleur comme le pire. A nous de choisir !

Ici s’exprime la sauvagerie du capitalisme. Ici, résiste la beauté de l’hu-manité. De cette dualité naissent des visions contrastées de la ville. Aucune n’est fausse, chacune composant une facette de la réalité : un possible naissant souhaité ou redouté, un quotidien violent ou solidaire.

A Gennevilliers, la volonté mu-nicipale de construire une ville moderne et populaire est un choix politique qui marque un grand respect pour les habitants de la ville. A contre-courant de l’idéologie dominante, de la pensée unique, nous affichons ainsi notre conception politique qui place l’humain d’abord. Nous ne disons pas : « la ville ira mieux en chan-geant la population » ; nous disons : « la ville ira mieux en créant et en gagnant les meilleures conditions de vie pour et avec les habitants qui y vivent aujourd’hui ». Cela a des traductions à la fois symboliques et concrètes. Le symbolique c’est la fierté revendiquée d’être une ville populaire. Etre du peuple, se revendiquer du peuple, c’est afficher un projet de société qui n’évacue pas la lutte des classes, qui reconnaît les différences d’intérêts entre les dominants et les dominés, qui ne vise pas la « gouvernance aseptisée » de la société mais au contraire met en lumière les conflits d’intérêts pour développer le débat public, la délibération publique qui permet l’élaboration d’une société com-mune. Qui visent à unir les composantes de ce peuple : jeunes, chô-meurs, employés, ouvriers, cadres, retraités,… vivant à Gennevilliers et quelle que soit l’origine contrôlée ou incontrôlée des parents ! Il s’agit là de l’amorce politique à partir de laquelle nous pouvons déve-lopper des actions, des expressions développant la dignité d’hommes et de femmes qui forment la société gennevilloise. La cité n’est pas toute la ville, mais un beau et bon morceau, et comme le suggère l’architecte Paul Chemetov : « L’usine du XXIe siècle, c’est la ville, le « laboratoire de l’humanité ».

Nous avons l’ impression que Gennevilliers a trouvé la recette du « vivre ensemble ». Il semble qu’ il y ait peu de tension entre les gens, entre les communautés. Pourtant à certaines heures, le vendredi et les jours de fêtes

Un grand respectpour les habitants.

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musulmanes, les rue de Gennevilliers ont des allures de villes maghrébines (djellaba, voile intégral, …). Il semble que la population française de souche n’en souffre pas vraiment. Comment faites-vous ?

Je n’aime pas cette expression « de souche » car elle introduit de fait une notion d’antériorité sur la nationalité et donc une forme de hiérarchie ou pire encore une conception ethnique de la population. Parlons clair : vous me demandez comment faisons-nous pour que la présence musul-mane à Gennevilliers ne pose pas de problèmes aux non musulmans ?

J’aimerais avoir votre vision idyl-lique de Gennevilliers. Oui nous avons moins de tensions qu’ail-leurs car nous avons la chance

d’avoir une communauté musulmane intelligente, avec des responsables de la mosquée qui font tout pour assurer et développer « le vivre en-semble ». C’est aussi notre objectif municipal. Il y a aussi une longue histoire du « vivre ensemble » et peut-être trop souvent seulement côte à côte : à l’usine, dans le HLM, à l’école,… Mais ce n’est pas un long fleuve tranquille. L’effritement du sentiment de l’appartenance de classe efface la prééminence de ce qui nous est commun, de nos intérêts com-muns au profit de replis individualistes, égoïstes, identitaires, et le plus souvent aboutit au retrait du collectif qui fait société.

On ne peut pas dire que « les défilés » dans les rues le vendredi ou les jours de fêtes en djellaba et en voile intégral laissent indifférent tout le monde. Je ne crois pas que le Coran impose le port de la djellaba pendant le trajet vers la mosquée. J’imagine donc que ceux qui le font ressentent le besoin de telle démonstration publique de leur foi ! Cela est ressenti de différentes manières. Pour certains, cela représente une occu-pation fâcheuse de l’espace public par la religion alors qu’après plusieurs siècles de luttes, ils considèrent avoir réussi à faire reculer sa domination quotidienne (sœurs en cornette, prêtres en aube, rythme de la vie de la Cité, sécularisation, etc..). Des réflexes racistes peuvent se développer  : (« on n’est plus chez nous ») car comme vous le dites la démonstra-tion vestimentaire rappelle le Maghreb. D’autres sur le champ féministe s’inquiètent de ce qu’ils interprétèrent comme une forme d’aliénation supplémentaire des femmes. Mais tout cela ne pose pas des questions qu’aux non musulmans. Des personnes de culture musulmane s’in-quiètent aussi de ce qu’ils vivent comme une forme de pression sociale sur leur mode de vie personnel, de démonstration sur une représentation d’un mode de vie en société qui n’est pas du tout leur modèle. J’ai encore été interpellé récemment par un ami musulman sur le fait qu’ «  il y a

Un islam intelligent.

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de plus en plus de mamans voilées à la sortie des écoles  ». Sur ce sujet, il est difficile de faire la part des choses entre la liberté individuelle de la pratique de sa foi et de ce qui peut être une pression sociale crois-sante sur les femmes… J’ai des témoignages de mamans qui se voilent aujourd’hui parce que leurs enfants font pression pour cela. Vous le voyez la situation à Gennevilliers est plus complexe que ce que l’on peut croire ou vouloir croire.

Par contre, « le vivre ensemble » a progressé avec la construction de la Mosquée. Elle est un véritable lieu de dignité pour les musulmans, ils en sont fiers. Je suis aussi fier de la beauté du bâtiment et de notre équipe qui a tout fait pour éviter un islam des caves et de relégation dans les zones industrielles et a permis l’installation de la mosquée dans la ville. Elle est la reconnaissance du droit à vivre personnel-lement sa foi, à égalité avec d’autres. Afficher sa dignité, cela aide à aller vers l’autre. C’est ce qui se passe avec les responsables de la mosquée, c’est ce que j’espère qui continuera à se développer sur le long terme.

La jeunesse immigrée semble avoir beaucoup évolué depuis les années 1980. Pendant les émeutes de 2005, elle est demeurée calme. Comment expliquer cette situation ?

La jeunesse française des banlieues, la jeunesse de Gennevilliers, n’est plus la même parce que la société fran-çaise n’est plus la même. La jeunesse des banlieues, quelle que soit son origine, est maltraitée par la société française : le taux de chômage est record pour les jeunes, l’école exclut davantage qu’elle n’émancipe. Non seulement, nous privons les jeunes d’une capacité à rêver d’un avenir meilleur pour eux-mêmes et la société, mais en plus les adultes ont peur des enfants des cités. Il est plus dur d’être jeune aujourd’hui qu’à mon époque !

Gennevilliers n’est pas à l’écart, Gennevilliers est au centre de cette violence sociale, à laquelle il faut ajouter ce que le sociologue Olivier Masclet a analysé dans son livre : « La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué ».

En 2005, la jeunesse de Gennevilliers n’est pas restée calme. Elle était « en communion » avec la révolte de la jeunesse des banlieues du pays. Seule la présence d’élus, d’actrices et acteurs de terrain, d’animateurs, seul notre lien

Une jeunesse maltraitée.

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humain tissé avec eux a permis de « canali-ser  » à Gennevilliers cette révolte. La situa-tion de la jeunesse s’étant dégradée depuis 2005, je ne suis pas sûr que nous ayons

encore la capacité de « calmer le jeu » localement. Toutes les raisons existent, ici comme dans le pays, pour qu’une révolte des banlieues ait à nouveau lieu. Aucune des causes ayant provoqué celle de 2005 n’a disparu. Pire : la situation sociale s’est aggravée. Depuis 2005, la ville de Gennevilliers a créé des locaux pour la jeunesse dans tous les quartiers, un équipement central dédié à la jeunesse est aussi en cours de construction. Mais nous ne consi-dérons pas que nous soyons au bout en ce qui concerne l’amélioration de notre activité pour et avec les jeunes. Dans le même temps, l’activité muni-cipale peut sembler dérisoire face à l’importance des problèmes rencontrés par la jeunesse en termes de formation et d’emploi.

Quelle est la conscience politique des jeunes ? Leur participation électo-rale  : du niveau municipal jusqu’au niveau nationale. Constate-t-on une évolution ?

Je ne suis ni sociologue, ni politicologue, ma réponse ne vaut que pour ce qu’elle est : celle d’un acteur politique de terrain. Les jeunes, si l’on peut en faire une catégorie, ont une conscience politique imprégnée par l’idéologie dominante. Un rêve reste récurrent : être son patron et avoir un pavillon ! Leurs conditions de vie dominées par la pré-carité, créent toutes les conditions pour une pensée excluant la pos-sibilité d’une sécurité de l’emploi, de la formation, sociale, intégrant l’idée que la retraite c’est fini. Les contradictions de la vie permettent

cependant de faire coexister un fort individualisme, un fatalisme, avec des expressions fortes de solidarité, avec ses proches, au niveau international, avec les sans-abris, etc…Des jeunes s’inves-tissent avec passion dans des actions solidaires. La conscience de classe

conduisant à la politique n’existe plus. Elle semble être remplacée par la conscience d’être discriminé pour des raisons d’origine, d’habitation, de milieu social mais sans débouchés politiques. L’expérience politique de ces 20 dernières années où ils ont connu la gauche et la droite au pouvoir les conduit à dire « tous les mêmes » ; elle a constitué une véritable pédagogie du renoncement au changement de société. La jeunesse populaire des cités s’oriente vers le vote Front National par la recherche d’autorité, socialiste pour contrer le Front National, une minorité vers des votes « communautaristes », et une plus grande majo-

Une présencesur le terrain.

Individualisme,fatalisme... et solidarité !

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rité vers le retrait de l’action publique : l’abstention. Contrairement à une idée reçue, les jeunes votent moins lors des élections locales que lors des élections présidentielles. Ce mouvement n’est pas très différent de celui de l’ensemble des citoyens. L’Imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, décrit à sa façon, l’absence de grands récits collectifs qui peut pousser une partie de la jeunesse à des pratiques religieuses « Dieu est souvent considéré comme un bouton sur lequel il suffit d’appuyer pour qu’il réponde. Il y a là quelque chose qui ressemble psychanalytiquement à une forme subreptice d’utilitarisme. Contrairement à l’idée que l’on se fait souvent des musulmans, leur souci majeur, si j’en crois ceux qui fréquentent les mosquées, c’est la réussite sociale. Rares sont ceux qui ont une démarche spirituelle désintéressée et altruiste. La religiosité est souvent une pratique par défaut. »

Pour ma part, s’il y a évolu-tion du comportement poli-tique, je crois que l’on peut le caractériser par le fait que notre époque laisse beaucoup plus de place à l’émotion qu’auparavant ; la rationalité ne disparaît pas, mais s’efface devant le sentiment. Est-ce un mal ? J’ai envie de partager l’optimisme du sociologue Michel Maffesoli : « Il s’agit là d’une reconnaissance de la ‘prépondérance du sentiment’ pouvant préserver la dissolution d’un social dominé par la simple raison. »« (…) il convient de rappeler que l’on assiste à de multiples expériences existentielles s’enracinant dans le (re)nouveau de la passion, du désir et divers affects de la même eau, dynamisant ce qui est, toujours et à nou-veau, ancien et fort jeune l’éternel vivre ensemble. Un tel « mutualisme » de la bienveillance est cela même qui constitue l’économie d’ensemble des échanges humains, son « relationnisme » structurel. (…) Mise en perspec-tive que l’on voit perdurer dans des termes tels que mutualité, coopératif, solidarité, toutes choses traduisant une relation durable, voire une symbiose entre des entités tout à la fois différentes et complémentaire. »

Pour en revenir à l’ immigration, à l’ islam, à partir de votre expérience gennevilloise, quelles appréciations portez vous sur la présence immigrée en France, les problèmes culturels posés et non résolus, sur la visibilité grandis-sante de l’ islam ?

Je crois que l’on se trompe quand on stigmatise l’immigration. Un peu comme ceux qui regarde le doigt au lieu de regarder la lune que le doigt désigne. L’Homme a depuis son origine migré et donc émigré. Pourquoi

Evolutiondu comportement politique.

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cela ne serait-il plus possible au XXIe siècle ? Pourquoi acceptons-nous la liber-té de circulation des capitaux, des marchandises et pas des hommes ? Pourquoi je peux aller en Tunisie avec une carte d’identité française mais qu’un Tunisien ne peut pas venir en France sans visa ? Celles et ceux qui accolent le mot « pro-blème » au mot « immigration » sont ceux qui veulent empêcher d’accoler ce mot « problème » à « conséquences du libéralisme économique». Les résultats électoraux montrent que la présence immigrée en France ne conduit pas à un fort rejet là où elle est forte mais là où elle est imaginée, redoutée. Ainsi c’est en province, dans les campagnes que le Front National profite le plus de cette phobie. Là encore le poids des émotions est plus fort que la raison.

A Gennevilliers, comme dans le pays, nous n’avons pas soldé l’époque colo-niale. Le silence autour de la guerre d’Algérie se paye aujourd’hui. L’abcès

doit être percé, commence à l’être. Toute la communauté gennevilloise a besoin qu’on en parle, que l’on revisite notre passé pour mieux comprendre notre présent, construire l’avenir. Toutes les communautés qui composent la communauté gennevilloise ont besoin d’être reconnues, traitées à égalité, de générer une dignité qui permet d’aller vers l’autre, assuré d’apporter comme de recevoir dans l’échange.

Il en va de même sur l’islam. Il y a un problème de connaissance culturelle. Il y a l’utilisation idéologique du pouvoir sarkozyste qui a assimilé en per-manence islam à terrorisme, délinquance. Idéologie qui perdure de façon insidieuse et ne permet pas facilement la rencontre, qui pousse aussi au repli, voire à la provocation. Nous n’avons pas fini de payer dans les cités la « théo-rie du choc des civilisation » de Samuel Huttington et repris par Georges Bush. Comme quoi le local et le global sont bien liés ! A Gennevilliers, c’est un fait, l’islam est la première religion de la ville. Cela se voit, c’est le contraire qui serait anormal. Mais, ce qui serait aussi anormal c’est que ce fait étouffe la diversité des religions comme le fait de ne pas croire. Le vivre ensemble que nous voulons travailler ici, se construit à partir d’une concep-tion de la laïcité qui protège et développe la liberté de chacune et chacun et assure leur égalité de traitement par les politiques publiques. Défense et pro-motion de la laïcité comme moyen d’assurer la liberté de croyance et de non croyance, d’égalité entre les personnes et les genres, d’indépendance entre la sphère publique et la sphère privée, entre l’administration, le politique et le religieux. Si l’action de la collectivité locale doit permettre une meilleure connaissance des cultures, favoriser l’interculturel, voire la connaissance des faits religieux, toutes les questions cultuelles doivent rester du ressort des communautés concernées et des individus.

Patrice Leclerc

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Revisiter notre passé.

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Pour élargir l’horizon

Comment expliquer les explosions de violence de décembre 2005 dans les cités ? En se concentrant sur le point de départ des émeutes (Clichy – Montfermeil), Gilles Kepel tente de comprendre comment les problèmes d’éducation, d’emploi ou de sécurité se conjuguent et s’articulent sur la présence de l’islam. Luc-André Leproux nous donne un compte-rendu clair et intel-ligent de cette étude (« Banlieues de la République »).

Michel Jondot s’adresse aux lecteurs qui, à la lecture de ce numéro, regretteraient l’absence apparente de réflexion interre-ligieuse.

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Banlieuesde la RépubliqueLuc-André Leproux

Luc-André a bien voulu faire la recension d’un livre important qui permet de situer les problèmes religieux français à l’intérieur d’une réalité plus globale. Pour faire ce travail, en lisant cet ouvrage, il fut « désireux de faire connaissance in vitro ».

« Je me suis rendu sur place, dit-il, le 13 février 2013, le Mercredi des Cendres. Gare du Nord, ligne Eole, le Raincy, autobus 602 jusqu’ à Montfermeil. Très aimablement renseigné à la Mairie,

je commence une promenade à pieds. Joli panorama, élégant châ-teau racheté par la Commune ainsi que le parc évocateur de Jean Valjean, « Les Misérables », Victor Hugo. Visite aussi du remar-quable Musée du Travail. La suite se fera en autobus en direction de Clichy-sous-Bois. A gauche des tours et des barres, à droite le parc forestier de Bondy. Le conducteur me dit d’aller jusqu’au terminus. Des constructions plus modernes, puis on retrouve le pavillonnaire.

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Impression de « border line », me rappelant curieusement... Le Caire où un quartier résidentiel se sentait comme assiégé par la poussée des pauvres. Dans le bus, bondé mais en bon état, une jeune femme noire avec de jeunes enfants me dit en gagnant la sortie, à moi le vieux blanc : « Monsieur, ici c’est la pauvreté, la misère, pas de tra-vail !’ Le cri.

Patronné par l’Institut Montaigne, édité par Gallimard, signé par Gilles Kepel assisté d’une équipe de chercheurs, le livre « Banlieues de la République   », sous-titré « Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, est une somme documentaire de première qualité.

Son premier mérite est d’être accessible grâce à une méthodologie impeccable. Six chapitres (Rénovation urbaine, Education, Emploi, Sécurité, politique, Religion) appuyés sur des enquêtes et des encadrés permettent au lecteur de ne pas se noyer et d’atteindre, par l’analyse, une synthèse sur un problème majeur de notre époque et de notre pays.

De la micro-analyse (un cas particulier) à la macro-analyse (l’applica-tion à une situation générale), l’exercice est réussi. Clichy-Montfermeil, le point de départ des émeutes de l’automne 2005 dont les proportions avaient impressionné et conduit au recours à l’état d’urgence pour la première fois depuis la guerre ; ce n’était pas rien. On trouvera ci-après un bref compte-rendu de lecture des six chapitres avant de tenter un résumé interprétatif.

La Rénovation urbaine entamée dans l’urgence et spécialement dans le cas des deux com-munes limitrophes, une histoire emblématique du village à la banlieue, marquée par l’indus-trialisation du 19ème siècle et la mutation que nous vivons actuellement. Montfermeil plus romantique, illustrée par les Misérables de Victor Hugo. L’industrialisation drainant des popula-tions venant des campagnes (le prolétariat objet de l’analyse marxiste) et déjà des immigrés (italiens) puis les immigrés d’origine africaine, mu-sulmane parce que maghrébine mais aussi d’origine subsaharienne, ou encore turque, sans oublier, après le choc de l’indépendance algérienne, l’accueil des pieds-noirs. Tout ceci dans l’urgence du logement et, bien-tôt, avec le contraste entre le « pavillonnaire » et les « cités », le frotte-

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Rénovationurbaine.

Une somme documentaire

de grande qualité.

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ment entre le résidentiel et les grands ensembles. D’où, au-delà des euphémismes, le lancement de la Politique de la Ville, reposant sur trois méthodes applicables aux barres et aux tours poussées comme champignons : démolition, réhabilitation et « résidentialisation », ce dernier terme signifiant amélioration souvent accompagnée d’une privatisation, en réalité accession à la propriété d’immeubles en fait de mauvaises qualités par des couches sociales fragiles. D’où phéno-mènes de surendettement et d’insolvabilité. Avec mélange de satis-faction et de frustration, mettant en cause le cynisme d’opérateurs immobiliers.

L’Education est le deuxième problème examiné, sans doute dans la chronologie d’une vie, de la mise en scène des « jeunes

des banlieues et du blocage résultant, en effet, de l’enjeu majeur qu’est d’abord une formation en vue de la vie active. C’est d’abord la tentative des ZEP (zones d’éducation prioritaires) ;c’est aussi le rôle ambigu des conseillers d’orientation, et finalement la situa-tion des « décrocheurs » précoces à la fin du collège et ceci perçu comme une « prédestination » sociale au détriment des familles d’immigrés concentrant tous les handicaps   : adaptation cultu-relle, modèle familial que ce soit le statut de la mère au foyer ou celui pu père au chômage, particulièrement vulnérables dans une société moderne, par ailleurs contestable. Tout ceci entrainant un ressentiment dont les incendies d’écoles au plus fort des émeutes a été un symptôme. Sans pour autant, bien au contraire, que l’on doive nier la responsabilité évidente de l’école comme chemin de l’intégration, assumée bien entendu par les enseignants et même, à un niveau plus modeste, par la convivialité des cantines.

L’emploi : on arrive à l’enjeu final auquel aboutit le jeune au seuil de l’âge adulte. Sous peine de déclassement dans des petits boulots, comme conséquence de la relégation spatiale (là où l’on

habite) et du parcours scolaire chaotique (là où l’on est passé à côté de l’éducation). Sanction aussi de l’absence de mixité sociale, le mauvais côté de la frontière. Pas d’ascension sociale et même le contraire à cause de la « crise » comme on dit depuis peu, phénomène conjonc-turel venant compliquer une évolution structurelle ainsi résumée : la désindustrialisation en Seine-Saint-Denis et le glissement vers l’éco-nomie tertiaire. Fermeture d’usines les unes après les autres, installa-tion d’établissements de haute technologie (informatique) et même de sièges bureaucratiques (banque et assurances). Et, comme un

Education.

Emploi.

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reflet social de l’économie, recul de la classe ouvrière et installation d’un prolétariat isla-mique, le communisme remplacé par l’isla-misme comme vecteur de la revendication sociale et aussi comme vecteur de la réaction sociale jusqu’au basculement de la gauche vers la droite voire l’extrême droite dans une classe moyenne issue de l’embourgeoisement, si l’on peut dire, de l’ancienne classe popu-laire. Bien sûr, il y a des « success stories », des sorties par le haut (auto-entrepreneur) contrastant avec les sorties par le bas (dealers). Et l’enquête présente une série de portraits sociaux très instructifs, de la « galère » au « cadre supérieur ».

La sécurité , thème mobilisateur s’il en est, fait l’objet de développe-ments dont l’enchaînement lui-même aide à comprendre les interpréta-tions variées des émeutes de 2005. De l’incivilité aux révoltes, les effets du divorce entre police et population et, pour finir, le retour de l’Etat. Est évoqué le remplacement d’un préfet issu de l’immigration par un préfet issu de la police. La synthèse aboutit inévitablement au concept apparemment neutre mais finalement très exact des révoltes sociales issues d’un faisceau de motivations très large et justement examiné dans les chapitres précédents. Pour conduire aux chapitres suivants du livre : après l’état d’urgence et avec le calme revenu, malgré un sursaut ultime au printemps 2006, il y a comme l’émergence d’un esprit militant qui peut être interprété comme un accès à la citoyenneté.

La Politique est évidemment le domaine où se rejoignent les évolu-tions historiques : du communisme de la ceinture rouge au glissement vers les socialistes (Clichy) et vers la droite (Montfermeil). L’électorat ouvrier d’antan a fondu et est remplacé par l’immigration, d’où un nombre d’inscrits sur les listes électorales plus faible, cependant qu’émerge une affirmation iden-titaire pas seulement d’origine étrangère et musulmane mais pou-vant être récupérée par une expression catholique elle-même réactive (Notre-Dame des Anges) en concurrence elle-même avec la dyna-mique protestante évangélique. Les élus, quant à eux, donnent des gages en se montrant successivement à la synagogue, à l’église et à la mosquée. Et cela débouche, par touches successives, sur la vraie question : Qu’est-ce qu’être Français ? Le concept de Français « de souche » s’oppose à celui de Français par acquisition, lequel est très diversifié : la guerre d’indépendance qui a créé une nationalité dif-férente se télescope avec une immigration dans le pays dont on s’est séparé, puis la génération suivante qui y est née bénéficie du « droit

Sécurité.

Evolution politique.

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du sol   » à quoi s’ajoutent les nouveaux arrivés en perspective de naturalisation. Avec le droit de vote enfin acquis et celui de l’exercer ou pas   : rejet par déception ou, au contraire, activisme politique comme moyen de s’imposer.

La Religion vient alors s’imposer comme une donnée essentielle dans cette ana-lyse, indépendamment d’un contexte plus général. On est désormais loin de l’athéisme politique pour assister à la po-

litique conditionnée par l’islam. Genèse d’un islam local donc, non sans là encore, des ramifications variées avec l’extérieur, les liens familiaux Outre-Méditerranée qui perdurent, le conflit is-raélo-palestinien qui s’invite aux débats, le puissant souffle du réveil de l’islam en particulier sous sa forme la plus stricte, le wahhabisme, et désormais le Printemps arabe et son évolution comme voisinage politique. Tout ceci dans un contexte local qui lui-même subit ses propres évolutions, endogène. Après la « Marche des Beurs » en 1983, l’islam se gère par lui-même, avec comme vagues successives, le Tabligh originaire du sous-continent indien, le courant majeur des Frères musulmans qui marqua l’UOIF (Union des Organisations Islamiques de France), la fondation du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman), la personnalité de Tariq Ramadan (précisément sa vocation à aider ses coreligionnaires à vivre dans un pays non musulman), tout cela témoignant d’une grande effervescence agissant sur les consciences des immigrés. Des données sociologiques se diffusent à propos du halal, du port du voile, de la construction et de l’ani-mation des mosquées, ce qui est qualifié de gestation d’un lobby musulman. Avec en parallèle la référence aux exigences juives symbolisées par le CRIF cependant que les atteintes au respect du christianisme sont perçues comme une faiblesse.

En conclusion, même si les mots ne sont pas spécialement valori-sés, l’intégration qui ne signifie pas assimilation comme négation de soi, mais au contraire arrimage d’une nouvelle composante de la nation, la problématique de l’intégration trouve dans ce livre (« Banlieues de l’islam »), un guide parfait, une grille d’analyse très fouillée et bien ordonnée, donc accessible à un lecteur un tant soit peu intelligent et de bonne volonté.

Luc-André Leproux

Genèse d’un islam local.

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« Fraternels par le fond »Michel Jondot

Le dialogue islamo chrétien peut-il se dérouler sans être au service d’une société juste ? Comment musulmans et chrétiens peuvent-ils s’ouvrir les uns sur les autres s’ils ne sont pas, ensemble et en même temps, au service d’une justice qui les dépasse et qui permet une au-thentique fraternité ?

Voici une cinquantaine d’années, dans la boucle Nord de la Seine, les musulmans étaient déjà nombreux mais on les ignorait. Ceux qui faisaient la prière, aux usines Chausson

par exemple, se cachaient, dans la peur de se faire repérer par le chef d’atelier. On trouve des témoins de cette époque qui se souviennent, avec humour, des reproches qu’ils subissaient à l’endroit même où aujourd’hui, par centaines cinq fois par jour, par milliers les vendre-dis de chaque semaine, en nombre incalculable les jours de fête, les musulmans vêtus de djellabas, les femmes voilées parfois de manière intégrale, se réunissent pour prier. Voici une cinquantaine d’années, à Gennevilliers, les chrétiens avaient à faire face à l’athéisme du Parti Communiste. Ils avaient réussi à vivre paisiblement et fraternellement la rencontre de l’autre. Pour cela « il y avait eu un prix à payer » disait, voici trois ans, le curé du lieu, Joël Cherief : l’Eglise consentait

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à abandonner ses divers moyens culturels ou sociaux (enseignement, patronage, cinéma, dispensaire, œuvres diverses) au profit de son par-tenaire. La paix sociale, la justice, le service des plus pauvres étaient des buts que les uns et les autres voulaient atteindre. Mieux valait rejoindre l’autre, tout différent qu’il soit, dans un combat commun plutôt que de rivaliser avec lui en brandissant une bannière catholique aux allures triomphantes.

Pas loin de Gennevilliers, de l’autre côté de la Seine, à Saint-Denis, le haut-lieu de la tradition royale était effacé par le parti. Les forces communistes y étaient concentrées ; les popula-

tions ouvrières y étaient majoritaires  ; elles fournissaient le gros des troupes ou des « masses laborieuses » dont le communisme défendait la cause. En cette ville fut construit un immeuble gigantesque, œuvre d’un architecte célèbre, pour abriter le Journal « L’Humanité ». La fameuse basilique abritant les tombeaux des rois de France, était dé-passée. Aujourd’hui la ville est à peu près entièrement musulmane. Là encore, beaucoup de chrétiens avaient cessé de voir en l’autre, athée, un ennemi à combattre. Les prêtres de Saint-Denis allaient au tra-vail, militaient souvent à la CGT. Il est arrivé que certains adhèrent au parti. Comme à Gennevilliers, le visage de l’autre aujourd’hui est musulman. La ville accueille un tel nombre de structures islamiques, la mosquée y est si monumentale (26 mètres de hauteur), qu’un isla-mologue bien connu, Gilles Kepel, y voit « La Mecque de l’islam de France ».

A Gennevilliers comme à Saint-Denis mais aussi comme en de nombreuses villes de France, ces

expériences de la rencontre du marxisme étaient mal vues par beaucoup de chrétiens ; bien des évêques se méfiaient et Rome condamnait les prêtres ouvriers. On ne transige pas avec le mal  : «   Le marxisme est intrinsèquement pervers ! » : la formule du pape, en 1937 dans l’Encyclique « Divini Redemptoris » était prise au pied de la lettre par beaucoup. Heureusement, dix ans plus tard, le Père Lebret faisait apparaître, c’était en 1948, que le fonc-tionnement du système capitaliste s’avérait, lui aussi, condamné par les autorités romaines. Prenant conscience que les Américains voulaient promouvoir par la force une conception capitaliste du monde, le Père Lebret diagnostiquait un système métaphysique rejetant la transcendance de l’esprit humain. Est-il concevable

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Du communismeà l’ islam.

Faire face à l’autre.

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de maudire les uns et de bénir les autres ? Sa réflexion, en même temps, le conduisait à reconnaître valables les analyse de Marx et d’Engels en matière économique. Par chance, le Père Lebret fut entendu à Rome par des hommes influents, en particulier par celui qui deviendrait Paul VI. C’est sans doute en grande partie grâce à lui que fut ouvert le Concile Vatican II où fut rédigé ce fameux texte qui ouvrait toutes grandes les portes de l’Eglise sur le monde (Gaudium et Spes : « L’Eglise dans le monde de ce temps »).

Les chrétiens de France ont eu à faire face à l’athéisme. Non sans mal ils ont été capables de sortir d’eux-mêmes et de faire face à l’autre. La situation actuelle est vraiment paradoxale. Jusqu’à une date récente, le visage de l’autre était athée ; aujourd’hui, avec la présence musul-mane qui devient chaque jour plus visible, celui à qui le baptisé doit faire face est plus religieux que lui-même et ses rites sont plus visibles que les siens. En l’occurrence sa condition de citoyen rejoint ses exi-gences spirituelles. Un élu non-mu-sulman qui s’affirme non-croyant, à Gennevilliers, nous confie dans ce numéro son souci devant les difficul-tés qu’entraîne la nécessité de vivre ensemble. Il reconnaît que la présence musulmane dans la ville n’est pas toujours facilement tolérée. Il est vrai que celui qui ne nous res-semble pas est rapidement considéré comme un ennemi. Ne faut-il pas craindre le prosélytisme de l’islam ? N’est-il pas vrai qu’un musulman qui convertit un chrétien est assuré de gagner le paradis ? Dans cin-quante ans la France des lumières, héritière du message chrétien, ne risque-elle pas d’être sous la direction d’un parti islamiste ? N’est-ce pas faire œuvre humaniste, nous dit-on, que de se protéger ? On parle abondamment du voile islamique, on expose sur les pages de couver-ture des magazines, pour alimenter la peur, le visage des femmes en burqa. Mais pourquoi ne montre-t-on pas les comportements stupides de certains non-musulmans ! Un seul exemple. Dans une ville des bords de Seine, existe depuis toujours une voie privée dont la chaus-sée est large de sept mètres. Dix pavillons bordent l’un des côtés de la rue et, jusqu’à une période récente, l’autre côté était occupé par un hangar. Il y a quelques années, le hangar fut détruit et d’autres pavillons furent construits. Sont venues s’installer dans des maisons neuves, des familles manifestement maghrébines ou africaines, sans doute musulmanes pour la plupart. Les résidents d’en face n’ont pas supporté. Ils ont payé cher pour faire construire un mur qui coupe la chaussée en deux sur toute sa longueur, de sorte qu’il est impossible de passer d’un côté à l’autre.

L’autre n’est pasun ennemi.

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Un chrétien ne peut que s’indigner. Ses convictions religieuses l’obligent à reconnaître que se couper d’autrui, dans une société, c’est commettre un sacrilège. En ce sens, nous devons, musulmans et chrétiens, lutter contre ce qui sépare. Il est indispensable que, dans le cadre de « La Maison islamo chrétienne », nous nous mettions « à l’écoute » de ces populations que l’histoire du 20ème siècle a mises à l’écart, dans des cités. Pour notre part, nous considérons qu’en nous rapprochant de ces familles maintenues dans une situation d’étrangers, nous vivons une aventure spirituelle. Rejoindre les hommes, les femmes, les enfants dans une société dont les résidents sont d’origine étrangère en majorité musulmane ne se confond pas avec un acte humanitaire . Le dialogue islamo chrétien est à la mode ; les groupes se multiplient. Il faut s’en réjouir, certes, mais il n’est qu’une première étape sur un chemin qui nous conduira à vivre les uns devant les autres, dans une société dont le premier souci ne sera plus de lutter contre l’insécurité mais dont la fierté sera de pouvoir s’approcher et se faire face en reconnaissant que l’autre est vraiment autre et qu’à ce titre il a droit au respect.

Qu’on me pardonne si je fais un jugement téméraire. Il me semble, en réalité, que beaucoup de groupes islamo chrétiens ne

sont pas réellement spirituels. Certes, dépasser les préjugés religieux qui séparent, considérer que l’autre n’est pas un impie et qu’on peut lui parler est un immense progrès. Reconnaissons qu’en réalité, sou-vent, quand on réussit à se parler, c’est qu’on appartient à un même milieu. L’autre n’est un autre qu’à moitié. C’est aussi, parfois, parce qu’on en reste à un niveau religieux au sens classique du terme : on se ressemble au moins en ceci qu’au milieu d’une société sécularisée, on a en commun le fait d’appartenir à une confession et on reconnaît que Dieu est Un ! On est très heureux de prendre conscience que la réfé-rence à un Dieu unique permet qu’on admire la prière de l’autre, ses rites, son sens de l’aumône ou du jeûne. Il n’est souvent pas question d’aborder un sujet de société qui risquerait de heurter. Comment, par exemple, peut-on vivre avec des musulmans sans reconnaître la souf-france de nos interlocuteurs, humiliés par une politique internationale quisous-estime le drame palestinien? Comment prétendre se rencontrer lorsque les uns et les autres, les uns devant les autres, oublient l’instance qui les dépasse et à laquelle, tout autant que les incroyants, les hommes religieux ont à se soumettre : la justice à faire advenir ! Sans justice une société ne peut tenir. Sans justice on ne peut vivre ensemble à moins de se soumettre à une souveraineté qui transforme les citoyens en sujets.Gare aux insoumis qui tiennent des propos subversifs : des sujets, des

Un dialogue illusoire.

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bons sujets, ne doivent avoir d’autres discours que ceux qu’impose le pouvoir. Dans ce cas l’autre n’existe plus  ; tous sont réduits au même. Si le dialogue interreligieux ne conduit pas à cette écoute de la justice, à l’écoute de ceux à qui justice n’est pas faite, si le dialogue interre-ligieux n’est pas au service d’une société sans cesse à faire advenir, le dialogue n’est qu’une illusion.

Il faut en convenir : se rencon-trer sans se référer à une ins-tance qui dépasse l’un et l’autre est un leurre qui peut être dan-gereux. Je parle en chrétien mais je pense que les musulmans qui sont mes amis ne me contredi-ront pas si j’affirme que, dans cette soumission commune à la justice, nous avons à nous reconnaître dans nos particularités : l’un n’est pas l’autre et si l’un doit faire face à l’autre, il convient qu’ils se recon-naissent pour ce qu’ils sont.

Au musulman de s’examiner pour son compte sans doute. Je ne parle ici qu’en tant que chrétien. Au début des années 60, au moment qui précédait l’arrivée d’un islam en France devenu aujourd’hui l’islam de France, les catholiques avaient eu la chance d’être avertis par le Concile Vatican II d’avoir à ouvrir les yeux sur les religions non chré-tiennes, en particulier sur l’islam. Si le nouveau Pape a pris le nom de François, on peut penser que c’est en hommage aux rencontres interreligieuses d’Assise dont ses prédécesseurs ont eu l’initiative et «  La Maison islamo chrétienne » y voit un encouragement à renforcer sa volonté de dialogue. Cela ne se peut que dans la mesure où nous nous interrogeons sur nous-mêmes et sur la qualité de notre relation à l’autre. En ce qui me concerne, je vois, chez les chrétiens de bonne volonté, une double tentation.

La première consiste à admirer sans nuance la démarche du partenaire. Il est intéressant de noter que cette attitude s’ex-prime souvent en termes de « valeurs » : «  Leur jeûne est plus exi-geant que le nôtre, donc il a plus de prix » ; « leur fidélité à la prière vaut mieux que l’attitude des chrétiens dont la pratique baisse d’année en année ». On pourrait allonger la liste. Se rend-on compte qu’en « valorisant » le comportement de nos amis, nous manifestons que nous sommes dans la même vision du monde que celle de nos coreligion-naires islamophobes ? Si ces derniers se détournent de l’islam c’est

Une soumission communeà la justice.

La notions de « valeur ».

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que les dogmes chrétiens ont « plus de valeur  » que les affirmations musulmanes. Notre rapport à Dieu « vaut mieux » que le leur ; il est moins ritualiste. Il a plus de capacité à s’ouvrir sur la modernité. Que n’entend-on pas dans certains milieux chrétiens !

Il faut remarquer qu’en comparant la « valeur » des uns à celle des autres, fût-ce pour rendre hommage à l’autre, on sombre dans l’idéo-logie contemporaine la plus matérialiste qui soit. Le mot « valeur » renvoie au système économique dont on constate chaque jour les effets pervers. Même si on est animé des sentiments les plus cha-ritables, on entre dans le jeu de la concurrence. Ce jeu du plus et du moins n’est pas chrétien. La cohérence évangélique ignore toute notion de «  valeur  » religieuse ou morale et, pour Jésus, celui qui croit gagner est au nombre des perdants. Soyons les uns devant les autres ou les uns avec les autres sans nous jauger, sans nous juger (« Ne jugez pas »), mais en considérant ce qui nous distingue comme un écart qui nous permet de nous écouter et de nous appeler, de nous respecter.

Une deuxième tentation menace le chrétien et nombreux sont ceux qui y succombent. Le Concile, certes, a ouvert une brèche qui permet au chrétien de se rappeler que le

monde n’est pas enfermé dans les murs qui circonscrivent le catholi-cisme. Grâce à Vatican II, la rencontre du non-chrétien et particulière-ment du musulman est non seulement possible mais désirable. Une fois la brèche franchie, il semble qu’il faille encore aller de l’avant, préciser la portée et les conditions de la rencontre, élargir les dimensions de la brèche pour opérer le passage. Cela suppose peut-être une réflexion sur l’Eglise qui n’est pas encore commencée. Le Concile, certes, permet de considérer la foi et les affirmations musulmanes avec estime  ; recon-naissons pourtant qu’à s’en tenir à la lettre des déclarations officielles on éprouve un certain malaise. Pire ! Cette estime ne suppose-t-elle pas une forme de totalitarisme ? Nous mettons en la personne de Jésus l’accomplissement de toute démarche humaine et particulièrement de toute démarche religieuse. Ce qu’il vient faire connaître de Dieu, de la vie, de la destinée de l’homme, nous permet de discerner ce qui, chez l’autre, mérite considération. En réalité, nous prétendons savoir mieux que quiconque la vérité ultime et nous sommes persuadés que ce qu’il y a de bon chez l’autre n’est qu’une ébauche de ce qui ne trouve son épanouissement que dans l’Eglise catholique. En elle seule on peut trouver la vérité pleine. N’est-ce pas là ce totalitarisme qui menace ? A

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Un brèche à élargir.

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quoi bon écouter quiconque puisque nous n’avons rien à recevoir de lui et que nous possédons tout ?

On nous reprochera peut-être de mettre en doute que l’Eglise ait le dépôt, grâce à Jésus, de la vérité de Dieu ? Nous suggé-rons plutôt qu’il faut repenser la façon de concevoir la vérité. Certains théologiens s’attellent à la tâche. Nous évoquons, pour terminer, une démarche que chacun pourra découvrir en consultant le site de son auteur. Guy Lafon s’exprime en prenant appui sur la parole de René Char, un poète incroyant : «La perte du croyant, c’est de rencontrer son église. Pour notre dommage, car il ne sera plus fraternel par le fond». Que désigne ce mot (« le fond ») ? Ne serait-ce pas le travail du désir qui habite chaque homme et qui, ne pouvant jamais sans danger s’estimer satisfait, cherche à s’étendre toujours davantage. La fraternité de fond ne serait-elle pas cette aspiration présente en chaque personne singulière et qui vise à rejoindre universellement tous les hommes ?

Mais chaque individu subsiste nécessairement dans un ensemble social particulier. Cet ensemble peut être le parti, la nation, la famille  ; il peut être aussi une religion. La fraternité qu’on peut vivre dans cet ensemble est seconde et « de surface » par rapport à cette aspiration à l’universel. Le risque existe, l’histoire ne cesse de le faire apparaître, de confondre la surface avec le fond. En christianisme, si l’appartenance à l’ensemble particulier qu’est son église cache la fraternité fonda-mentale, le message de Jésus est trahi. Certes, chaque baptisé ne peut continuer à s’affirmer chré-tien sans adhérer aux énoncés qui sont communs aux membres de sa famille religieuse. Il ne peut éviter de vivre une réelle fraternité avec tous ceux qui partagent la même foi que lui. Mais si cette commu-nauté fraternelle occulte la fraternité « de fond », le message de Jésus est effacé. Guy Lafon, pour se faire comprendre, utilise l’image d’un lac pour parler du lieu où la fraternité du croyant rencontre celle de l’homme sans religion. « Le désir d’une fraternité par le fond est (...)commun au croyant et aux autres. Ils entendent également l’appel qui s’adresse à eux dans ce désir, même s’ils y répondent toujours insuffisamment. En un mot, ils se croisent dans une telle fraternité comme sur un terrain qu’ils traverseraient ensemble. Mais il en va de cette traversée comme il arrive à deux fleuves qui se rejoignent pour «Fra

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Fraternels par le fond.

La surface et le fond.

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former un lac dans lequel ils se réunissent pour un temps avant d’aller plus loin. Il semble alors qu’ils se confondent. Mais il n’en est rien. En fait ils ne perdent pas la direction de leur cours respectif. Chacun d’eux va dans le sens qui est le sien, comme le révèle quelquefois un léger fré-missement à la surface des eaux. Ainsi en est-il quand le croyant et les autres sont fraternels par le fond. Une différence demeure entre eux. Ils n’ont pas la même façon de passer par ce fond, où ils paraissent d’abord indiscernables l’un de l’autre. Car ils ne se rapprochent pas au point de se mêler. Bien plus, l’orientation propre à chacun apparaît encore en ce lieu où ils sont ensemble. C’est même là peut-être qu’elle se manifeste avec le plus de clarté. » (http://lafon.guy.free.fr/cdd23.htm)

Ainsi, la société humaine permet la ren-contre entre la fraternité de surface que constitue l’appartenance à une com-munauté particulière – en l’occurrence

l’église du croyant – et la fraternité universelle. Ceci suppose, bien sûr, que l’Eglise n’étouffe pas le souffle (l’Esprit) qui l’anime, l’amour qui s’est manifesté dans la vie et la mort d’un homme de Galilée, le désir que rien – et surtout pas la vérité chrétienne – ne peut arrêter. L’Eglise se fourvoie lorsqu’elle oublie cela. En révélant Dieu, Jésus, pour le chrétien, manifeste l’universalité de ce désir. Il est enfoui au cœur de chaque homme, même s’il demeure caché ; il s’avère « le fond » de l’humanité. Quand il passe dans la vie d’un croyant il peut être occulté mais on peut toujours le réveiller. L’Evangile, en effet, ne manifeste-t-il pas Jésus comme le Frère universel dont la vie et la mort sont « pour la multitude » et non pour le groupe de ses apôtres seu-lement? « Frère universel » : l’expression désigne précisément ce que voulait devenir Charles de Foucauld. Partant au désert, il mourait du désir d’aller jusqu’au bout du monde pour le bonheur de tous.

Autre est l’Eglise des chrétiens, autre l’Oumma des musulmans ; autre est le croyant et autre est l’athée. Mais les uns et les autres, dans la société pluraliste d’aujourd’hui - les membres de « La maison islamo chrétienne » peuvent en témoigner - savent que leurs appartenances ne sont pas des prisons. Distincts les uns des autres, nous reconnaissons cette fraternité de fond à l’œuvre dans nos vies. C’est elle qui nous pousse à l’écoute de tous, en particulier de ceux que l’histoire met à l’écart de nos villes, dans ces cités dont beaucoup trop de nos contem-porains se méfient.

Michel Jondot

Frère universel.

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Courrier des lecteurs

Michel Poirier nous communique un message qu’il a reçu dont nous extrayons l’essentiel.

LA NORVEGE EXEMPLAIRE...Est-ce le prélude à une prise de conscience réaliste de l’Europe ? La France suivra-t-elle cet exemple ? Le gouvernement saoudien et de riches donateurs privés d’Arabie Saoudite, voulaient financer des mosquées en Norvège...... Or, le ministère des Affaires étrangères vient non seu-lement de refuser d’approuver ce financement, mais il a également répondu au Centre islamique Tawfiiq, qu’il serait « paradoxal et contre nature d’accepter le finan-cement venant d’un pays qui n’accepte pas la liberté reli-gieuse .»... Encore une nouvelle qui nous parvient par le net. Elle est pourtant transmise par toutes les agences de presse, mais probablement sur une fréquence que le ser-vice audiovisuel national français ne reçoit pas...

La réponse de M.Poirier :

« Pourquoi défigurer le message envoyé par le gouver-nement norvégien en titrant : « Pas de mosquée en Norvège» ? Le titre honnête serait : « Pas de mosquée saoudienne en Norvège, tant qu’il n’y a pas de liberté reli-gieuse en Arabie Saoudite !» ou plus brièvement : «Pas de mosquée à financement saoudien en Norvège».

La « simplification » du titre par ceux qui diffusent cette nouvelle ne révèle-t-elle pas quelques arrière-pensées, hostiles à toute mosquée et au libre exercice de la religion musulmane chez nous ? »

Cela dit, M. Poirier tient à dire aussi que les raisons don-nées par le ministre norvégien sont, elles, parfaitement justes.

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Questions impertinentes

Question d’un chrétien aux musulmans

Le dialogue islamo chrétien, sous prétexte d’ouverture humaniste, amène à consolider le droit des personnes étrangères sur notre sol. Il s’accompagne souvent d’une approbation du gouvernement actuel qui promet le droit de vote aux étrangers. N’est-ce pas se moquer des Français ?

Pour ma part, je tiens à rester Algérien et je ne reven-dique aucun droit de vote en France.Mais j’ai eu 9 enfants qui sont citoyens français et qui ont réussi dans leurs études. Ils sont eux-mêmes parents et mes petits enfants sont en âge de voter. Grâce à des gens comme moi, la France peut se vanter d’avoir une crois-sance démographique satisfaisante.

Moi-même, je suis engagé dans de nombreuses asso-ciations ; j’assure plusieurs fois par semaine des perma-nences au Secours-Catholique. Autant que mes enfants, je suis témoin des besoins de notre entourage. Nous avons une opinion éclairée, eux et moi, sur les élus qui, selon nous, sont les mieux capables de faire face à la situation. Pourquoi n’aurais-je pas, autant que mes enfants, la pos-sibilité de participer, par un vote, à ce qui me paraît le bien de la ville ?

En revanche, je suis étonné de constater que bien des per-sonnes qui protestent contre le droit de vote des étran-gers ont plus le souci de leurs intérêts personnels que de celui de la cité.

Saad ABSSI

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Question d’un musulman aux chrétiens

Le pape actuel semble sympathique mais, venant d’Amérique latine, sau-ra-t-il comprendre les problèmes de l’islam en Europe? Benoît XVI, au début de son Pontificat, a eu des paroles malheureuses à Ratisbonne, laissant entendre que les chrétiens étaient moins violents que les musul-mans. Que sera le Pape François ?

D’abord, n’enfermons pas Benoît XVI dans les quelques paroles mala-droites qui concernaient un événement remontant au Moyen Age. Rappelons-nous plutôt la journée du 27 octobre 2011 où, 25 ans après Jean-Paul II, il réunissait à Assise 300 représentants de toutes les reli-gions.

En ce qui concerne le pape actuel, il faut remarquer que le fait d’avoir choisi comme nom celui de François est un symbole qui donne à espérer. Saint François est un bel exemple de dialogue : sa rencontre, pendant les croisades, avec le sultan de Damiette, en Egypte, est un point de repère qui permet aujourd’hui au chrétien d’avoir un modèle à imiter. Par ail-leurs, le nom de François est attaché à la ville d’Assise où Jean-Paul II et Benoît XVI ont provoqué les rencontres que l’on sait.

De toute façon, aucun pape ne peut revenir sur les conclusions du Concile Vatican II qui continueront à faire autorité.

Dernière minute :

Au moment de mettre sous presse, nous découvrons, en lisant le dis-cours du Pape François au corps diplomatique, cette phrase révélatrice :« Il est important d’intensifier le dialogue entre les différentes religions, je pense surtout au dialogue avec l’Islam, et j’ai beaucoup apprécié la présence, durant la messe du début de mon ministère, de nombreuses Autorités civiles et religieuses du monde islamique».

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La Fondation Ducci a attribué le prix italien « pour la culture de la paix 2013 »

à Mustapha ChérifLa notification qui lui fut faite de cette distinction était rédigée en ces termes :

En considération de Votre considérable et véritable engagement dans la va-lorisation du dialogue interculturel et inter-religieux et en particulier de Votre concrète œuvre de promotion de connaissance réciproque et les efforts que vous avez menés pour la recherche d’une paix durable entre les religions, le Conseil Scientifique de la Fondation Ducci a décidé de Vous assigner le Prix Fondation Ducci pour la Paix 2013.

Le Prix lui fut remis à Rome le mercredi 20 mars dans la salle de la Promoteca del Campidoglio, en présence de nombreuses personnalités.

Cet événement renforce la fierté de compter Mustapha parmi nos amis. Nous lui présentons nos sincères félicitations.

Mustapha Cherif a présenté son livre : « Rencontre avec le Pape » (ed. Albouraq) lors du Salon international du livre de Paris, le samedi 23 mars dernier.

Mustapha Cherif reçu par le nouveau pape

Le professeur Mustapha Cherif, qui se trouvait hier à Rome pour recevoir le prix de la culture de la paix, a été reçu au Vatican en audience par le nouveau souverain pontife, parmi les personnalités représentatives des autres grandes religions et cultures du monde. Un privilège qui a permis au penseur algérien, qui avait rencontré le précédent pape, de présenter au pape François le vrai visage de l’islam qui a donné une lumineuse civilisation respectueuse du plura-lisme. Mustapha Cherif a exprimé ses vœux pour le renforcement du dialogue interculturel et interreligieux, en précisant que l’Algérie, terre d’hospitalité, à toujours été à l’avant garde de la défense de la dignité humaine et de l’amitié entre les peuples. Le souverain pontife a affirmé qu’il était important de pro-mouvoir l’amitié et le respect entre les différentes traditions religieuses pour réaliser la coexistence pacifique entre les peuples.

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Les banlieues et le conflit israélo-palestinienMaurice Buttin

Intifada en Palestine, émeutes à Clichy-Montfermeil : même combat ? Maurice Buttin l’ insinue.

Avant d’aborder cette question, il faut, me semble-il, rappeler les problèmes fondamentaux des jeunes de nos banlieues, leur situation critique, tant sur le plan de

l’emploi - à Clichy-sous-Bois le taux de chômage atteint 23 % dans la population et jusqu’à 40 % parmi les moins de trente ans ! - que celui de la formation. Mais, plus généralement, pour l’ensemble des populations issues de l’immigration, on ne peut négliger un point très important, le manque de considération à leur égard, leur marginalisation, quoi qu’en pensent certains.

Ainsi, toutes ont le sentiment – réel à mon avis – d’avoir été stigmatisées sous l’ère Sarkozy, ministre de l’Intérieur, puis président de la République. Nul n’a oublié ses discours pro-vocateurs : « Nettoyer au Kärsher », « Se débarrasser de la racaille », qui ont entrainé des comportements de certains policiers encore plus contestables que d’habitude.

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Qui ne se souvient du drame survenu précisément à Cli-chy-sous-Bois en octobre 2005, où deux adolescents, qui essayaient d’échapper à un énième contrôle de la police, mouraient électrocutés dans un transformateur électrique, où ils avaient cherché à se réfugier ! Cette tragédie déclen-chait dans plus de 400 banlieues un mouvement de révolte sans précédent.

C’était pour moi le signe d’un ras le bol généralisé face à toutes les discriminations économiques, sociales, cultu-relles et autres – pourtant dénoncées depuis des mois par des associations travaillant sur le terrain, voire des élus de la diversité.

Ces populations mettaient tout leur espoir dans une victoire de la gauche aux dernières élections. Peut-on oublier que ces quar-

tiers ont largement contribué à la victoire du candidat socia-liste à Trappes, dans les Yvelines, où il a obtenu 71 % des voix ; ou à Bobigny, dans la Seine Saint Denis, où il en a obtenu 76 % !

Or, aujourd’hui, après dix mois de gouvernance à gauche, la déception est grande, entre autres chez les responsables associatifs et les élus locaux de la diversité. « Où en est la lutte contre le contrôle au faciès ? Où en est le droit de vote des étrangers, hors ceux de la communauté euro-péenne ? » clame l’adjoint au maire de Clichy-sous-Bois, Mehdi Bigaderne, délégué à la vie associative, aux services sociaux et au contrat urbain de cohésion sociale.

Certes le 23 février, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, accompagné de son ministre à la ville, François Lamy et d’élus, s’est rendu dans cette ville - son premier déplace-ment en banlieue -, mais son discours : « Je comprends très bien les attentes et l’impatience légitime… La Nation doit assumer tous ses atouts… » n’a été suivi que de quelques mesures, prises les jours suivants, dans une réunion du Comité interministériel des Villes (CAV) ne comblant pas l’attente des responsables associatifs et des élus locaux. Et, le rappeur et militant associatif Axiom (pseudonyme de

Un espoir politiquedéçu.

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Hicham Kochman) de conclure : « Tout le monde se fiche de la lutte contre les discriminations, car personne ne mesure l’ampleur de la colère ».

Mais, quel rapport penseront certains entre la situation qui se vit dans nos banlieues et le conflit israélo-pales-tinien ?

La réponse est simple, sur-tout pour tous les jeunes issus de l’émigration arabo-maghrébine. Comment, dans la situation qu’ils vivent loca-lement, ne pas comparer, par certains côtés, la frustration, le mépris, les humiliations quotidiennes subies de l’armée d’occupation israélienne par les jeunes palestiniens, arabes comme eux. On ne peut négliger ce ressentiment identitaire.

Comme ailleurs, la « Guerre des pierres » en Palestine, lors de la première Intifada (révolte), en décembre 1987, a marqué les esprits. Et, on a assisté depuis l’an 2000, et la deuxième Intifada, à une recrudescence des situa-tions de tension - pas seulement en France d’ailleurs - et chaque flambée de violence dans le conflit israélo-pales-tinien, déclenchée par Israël, a provoqué une montée de ces tensions.

Ce, d’autant, que de ce côté-ci du périphérique la rhéto-rique sécuritaire, les discours critiques liés à l’immigra-tion des militants du Front National, voire du président Sarkozy lui-même, n’ont fait et ne font qu’exacerber les esprits.

Et, n’est-ce pas significatif de constater que « les jeunes des banlieues françaises autrefois qualifiés de « beurs », le sont de plus en plus aujourd’hui de « musulmans » ? Oui, il faut tenir compte aussi de l’influence d’un Islam plus ou moins radical qui redonne sens et digni-té. Mais qui conduit parfois à de dramatiques dérapages, comme ces jeunes qui partent au Pakistan ou en Afgha-nistan « à l’instar d’un Mohammed Merah et qui reviennent

Une comparaison s’ impose.

Un islam qui se radicalise.

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auréolés du prestige du combattant résistant » (Charles Rojzman).

Cela dit, relisons l’ou-vrage collectif « Les banlieues, le Proche-Orient et nous » (Edi-tions l’Atelier 2006) de

Leïla Shahid, ancienne Déléguée générale de la Pales-tine en France, aujourd’hui à Bruxelles, ambassadrice de la Palestine auprès de la Belgique, du Luxembourg et de l’Union Européeenne, de Dominique Vidal, historien, jour-naliste au Monde diplomatique et de Michel Warschawski, journaliste israélien anticolonialiste, fondateur du Centre d’information alternative palestino-israélien à Jérusalem, livre réalisé par Isabelle Avran.

Les trois auteurs ont parcouru notre pays après la tragé-die évoquée de 2005. Dans leur « tournée des villes et des banlieues » ils ont rencontré des milliers de jeunes dans des lycées ou autres lieux. Leur but : dépassionner le débat afin de mieux comprendre et mieux agir sur la situation, là-bas comme ici, pour que l’emporte le « vivre ensemble », au Proche-Orient comme en France. Pour bien démontrer que l’affrontement israélo-palestinien n’est ni religieux, ni ethnique, mais politique.

Et en accord avec leurs affirmations, je conteste la manière dont certains médias présentent le conflit - ou le problème surgi dans les banlieues - de manière religieuse, c’est-à-dire d’une lutte entre les musulmans et les juifs. Là comme ici, cela reste essentiellement à un niveau politique.

Pour conclure je dirai qu’une des questions essentielles pour l’avenir de notre pays est de voir ses dirigeants, en particulier mes amis de gauche, prendre pleinement conscience de l’importance à réserver aux jeunes issus de l’immigration, sans oublier de reconnaître l’effort ines-timable de leurs parents à la reconstruction de la France après la dernière guerre.

Maurice Buttin, président du CVPR PO

« Les banlieues,le Proche-Orient et nous.»

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