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GROUPE EN MARBRE DE L'ÉGLISE NOTRE-DAME

A BRUGES.

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A Monsieur Barbet de Joug.

MON CHER AMI

Nous avons souvent parlé de la belle statue deVierge, en marbre blanc, attribuée à Michel-Ange,qui décore l'une des chapelles do l'église Notre-Dame à Bruges. Je vous ai exprimé toute l'admira-tion que j'avais éprouvée en la contemplant en1850; mon admiration était telle que j'y voyais uneoeuvre originale du grand Florentin.

Cette opinion ne reposant que sur la beauté del'oeuvre était et devait être bien hasardée. Elle étaitd'ailleurs toute personnelle, et on regardait assezgénéralement cc groupe comme étant une oeuvred'écolo.

Le bon Deseamps, dans son Voyage pittoresquede le-t Flandre et du Brabant, en avait cependantparlé en termes très-élogieux, mais son jugementn'avait pas aux yeux des hommes instruits unegrande valeur. Il s'exprime ainsi, pae 280

Document

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I )ens la ( .lia.pel le do la Communion, on voit surlu tel, dans une grande caisse vitrée de tous lescétés, uneVierge avec son fils, beau groupe domarbre fait par le sculpteur célébre Michel An-gelo Buona-Roti; la Vierge est assise de face, sonenfant debout est posé entre ses genoux; tout yest grand comme nature; les chairs y sont trai-tées avec souplesse et fermeté; les tètes avec lalus grande finesse et des expressions divines- les

pieds et les mains sont d'un dessin fin et correct;les draperies dans la manirc antique,. sontpliées au gré de la nature; sans en cacher lesformes, tout y est annoncé sans sécheresse: ilsemble que le hasard a tout indiqué; l'exécutionsavante, quoique d'un beau fini, parait n'avoirrien coûté à l'artiste. C'est le plus bel ouvrageen sculpture que je connaisse dans toute la Flandre;

« c'est un trésor que le hasard a procuré. Ce groupefut fait pour la ville de Génes; mais le navire quien était chargé, en sortant de Civita-Vecchia, futpris par un corsaire hollandais, qui conduisit saprise à Amsterdam; lors de la vente des effets,personne ne connaissant le mérite de ce groupe,

« il resta à si bas prix qu'un négociant de Brugesen fit l'acquisition, et à son retour il en fit pré-scnt à cette église dont il était marguillier. Mi-lord Walpole en a offert 30,000 florins argent dechange de Brabant, sans avoir pu déterminer lesmarguilliers à fixer leur prix pour le vendre : onne peut donner assez d'éloges à cette conduitelsntéresséedp la part de ces administrateurs...

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délicate font, ce me semble, grand honneur â Des-camps et peuvent lui faire pardonner bien des pec-cadilles, bien des défaillances.

Je n'ai pas à rechercher l'opinion de tous ceuxqui ont écrit sur la statue de Bruges, mais il estcertain que le jugement de Descamps ne pouvaittrancher la question, et quo le silence de Condiviet do Vasari était bien fait pour inspirer des doutessérieux sur l'authenticité de l'attribution.

M. James Wheale qui a trouvé tant de documentsimportants sur les anciens peintres flamands, et enparticulier sur Hans Memlinc, a publié un excel-lent guide de Bruges, dans lequel il parle de notrestatue dans les termes suivants (page 80, 2e édi-tiOn, 1864):

Sur l'autel de la chapelle du transept sud estplacé un groupe en marbre blanc de la SainteVierge avec l'Enfant Jésus, attribué à Michel-Ange. Selon Deseamps, cette statue destinée à la

• ville de Gênes fut prise par un corsaire hollan-• dais et portée à Amsterdam. Elle fut donnée à• l'église en 1510 par Pierre Moscron. La composi-• tien du groupe est noble, et le style élevé; la• Sainte Vierge, assise, a la tête couverte d'un• voile; les draperies de sa robe, qui va jusqu'au• cou, sont légères et bien agencées; le Christ nu,• est debout devant elle, comme dans le tableau

de la Vierge au Chardonneret de Raphaël. Son« mouvement est plein de grâce. Le tout est traité« d'une manière trop fine et trop délicate pour être

do Michel-Ange. Je crois pouvoir l'attribuer è

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Torrigiani, sculpteur florentin, qui visita la Néer-lande et l'Angleterre et ensuite se fixa en Espa-gne.

Que Torrigiani ait visité la Flandre et l'Angleterreavant de se rendre en Espagne, nous n'y contredi-sons nullement. Mais de là à lui attribuer uneoeuvre si belle, si forte, si souple, il y a loin! Cenom de Torrigiani, si hardiment mis en avant,nous semblait peu acceptable, et nous restions fer-mement dans notre admiration convaincue et ins-tinctive, tout en regrettant de ne pas trouver à ccsentiment un point d'appui historique.

Nous avions bien pour nous la date authentiquedo la donation faite par Pierre Moscron. Cette datesi reculée de 1510 nous paraissait des plus signi-ficatives. Nous n'ignorions pas non plus qu'en1521, A. Durer avait vu et mentionné le groupe doBruges comme étant de Michel-Ange. La traditionétait donc ancienne et respectable.

Lorsqu'il y a quelques mois, M. le Président duComité pour le centenaire de Michel-Ange me fitl'honneur de me demander quelques renseigne-ments sur diverses œuvres de son illustre compa-triote, apportées eu France pendant le XVIa siècle,il me parla aussi de la Vierge de Bruges. Je luirépondis (3 avril 1875)

Vous me faites l'honneur de me demander« quelques renseignements sur une statue en mar-

bre de Michel-Ange représentant la Sainte Viergeassise, tenant entre ses genoux l'Enfant Jésusdebout et vu de face. Ce groupe (lU i 50 trouve a

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Bruges, en Belgique, est d'une grande beauté, et,« malgré le silence de Condivi et de Vasari, je net peux m'empêcher de croire qu'il a été tout au

moins composé et terminé par le Maître lui-« même. Ce n'est là, bien entendu, qu'une impres-« sion personnelle, et je ne me flatte nullement que

mon opinion puisse avoir quelque valeur pour• résoudre la question.

Œ J'en possède une belle épreuve photographique• que je vous communiquerai avec plaisir, et je la• joindrai aux autres documents que je m'occupa- de réunir à votre intention.

« Au tome XII de Vasari (édition Lemonnier),« page 247, on parle en note do cet ouvrage quit n'est pas aussi connu qu'il le mérite, et dont la

(c provenance parait fort incertaine.....»Vous vous demandez sans doute, mon cher ami,

où j'en veux venir, et à quoi tend cette exposition dela question. J'arrive au fait.

Hier, en mettant en ordre quelques photogra-phies et quelques documents pour le comité de Flo-rence, j'ai pris une épreuve de la madone de Brugeset je l'ai jointe au petit recueil ainsi préparé, en yinscLivant avec soin la date de 1510, date précieuseet remarquable I L'idée me vint d'ouvrir en mémotemps mon Condivi (ce livre à qui je dois tant (leborines heures de travail), pour voir si décidémentje n'y trouverais rien.

J'ai bien fait, car du premier coup j'ai trouvé mastatue. Voici le passage:

Il vient de parler du gigantesque David de marbre

-6—mis en place en juin 1504, pUIS (lu David do bronzeenvoyé en France à la fin de 1508. Il ajoute:

« Giitd anco di bronzo uria inadona col suo« Fig ijuolino in grembo la quale da certi mer-« canti Fiandresi de Mo8cheroni, famiglia nobi-« lissima in casa sua, pagatagli ducati cento, ,fu« mandata in Fiandra.....

La coïncidence est frappante et ne saurait étrofortuite. M. James Wlieale, l'érudit et infatigablefouilleur des archives de Bruges, sa ville cl'adop-tion, affirme que la statue a été donnée en 1510 àl'église Notre-Dame par Pierre Moscron, et Condiviavait cité, parmi les ouvrages de la jeunesse duMaitre, un groupe acquis par la famille Moscronet envoyé en Flandre. Aucun doute n'est possible,ce me semble, et j'espère que vous partagerez monavis sur ma trouvaille, si c'en est une I

Est-il nécessaire d'ajouter que l'erreur de Condivi(lui cite la statue comme étant en bronze, n'a au-cune importance. N'oublions pas que Condivi n'apas vu cet ouvrage; car, en 1510, il n'était pas né,ou du moins il était tout enfant. 11 n'a connu Michel-Ange que très-tard, et n'a rien su que par les récits,peut-être un peu confus, de son vieux maître. Sonlivre est de 1553, et a été publié quand Michel-Ange avait. 78 ans. Plût à Dieu que l'on n'eût pasde plus grave erreur à lui reprocher I

Quant à Vasari, il ne parle pas do notre madonedans sa première édition. Il la cite dans celle del5t, évidemment d'après Condivi, et pour bien

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prouver qu'il ne la connail pas, if en fait un bas-relief circulaire en bronze.

La jolie histoire de corsaire rapportée par Des-camps tombe toute seule. Croyons bien qu'il ne l'apas inventée, et arrivons à notre conclusion:

Pierre Moscron a acquis son groupe de Michel-Ange lui-môme, et l'a payé 100 ducats. Il l'a rap-porté ou envoyé à Bruges vers 1510, et en a faitdon à l'église Notre-Dame dans le cours de cettedernière année.

Donc la Vierge de Bruges est de Michel-Ange, etnous pouvons l'admirer tout à notre aise.

Elle n'est pas seulement do lui, mais elle est delui dans toute la force do son génie et de sa jeu-nesse. Elle doit étre comptée au premier rangparmi les oeuvres de cette époque, à côté des Es-claves du Louvre et du Saint-Mathieu de Florence,à côté des deux beaux bas-reliefs circulaires dontl'un se voit â l'Académie de Londres. Mais ces troisderniers ouvrages sont inachevés, tandis que laVierge est d'un fini excellent qui, comme celui desEsclaves, a conservé toute la liberté du ciseau.

Et comme il faut toujours se jeter, avec plus oumoins d'imprudence, dans les conjectures, je vou-drais essayer d'indiquer, en terminant, l'époque àlaquelle ce chef-d'oeuvre put étre exécuté. Evidem-ment ce fut avant le mois de décembre 150e, époqueoù Michel-Ange alla se jeter aux pieds de Jules II,à Bologne; car à partir de ce moment jusqu'à samort arrivée le 21 février 1513, l'impérieux Pontifene laissa pas un jour de répit et de liberté à son

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sculpteur qui était devenu aussi son peintre. C'estdonc vraisemblablement avant 1505, date de sonsecond voyage à Rome, que Michel-Ange put tra-vailler au marbre de Bruges. L'artiste s'enfuit deRome en grande hâte dans les derniers jours dejuin 1506, se réfugia à Florence et y resta jusqu'àla fin de novembre. Pendant les cinq mois de va-cances qu'il s'était ainsi donnés, malgré Jules II etsa colère, il aura pu encore mettre la main à cetteoeuvre, qui probablement fut abandonnée et repriseplus d'une fois.

De toutes façons, ]a Vierge de Bruges touche auxpoints culminants de cette grande carrière. Si c'esten 1504 et dans les deux ou trois premiers mois de1505 qu'elle a vu le jour, c'est le moment même oùMichel-Ange finissait le carton de la guerre dePise. Si c'est entre juin et décembre 1506, c'estl'époque où il allait être appelé a peindre la voùtode la Chapelle Sixtine. Le carton de Pise et le pla-fond de la Sixtine ne sont-ils pas les ouvrages lesplus parfaits sortis de ses mains immortelles?

31 juillet 1875.

F. REISET.

Lyp. UXI. ile N4urgues F4S?. --