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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France A quoi tient l'amour ; Contes de France et d'Amérique / Émile Blémont

A quoi tient l'amour ; Contes de France et d'Amérique / Émile …/12148/bpt6k620627.pdf · Blémont, Émile (1839-1927). A quoi tient l'amour ; Contes de France et d'Amérique

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

A quoi tient l'amour ; Contesde France et d'Amérique /

Émile Blémont

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Blémont, Émile (1839-1927). Auteur du texte. A quoi tientl'amour ; Contes de France et d'Amérique / Émile Blémont. 1903.

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Cou~ettutca tup<t:ewe et inMftcufHen coutow

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A quoi tient l'Amour

Contes de France et d~An~nquc

K)u\«M) )':)t))n)\

ALPHONSE LËMERRE, ÉDtTLUK2)- PASSAGE CH()fS):Ut, 2~t

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~itien t l'Amour

Contes de France et d'Amérique

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'Du ac~acB ~urEu'~

Po&HBSB'tTAHB.tSyt). 1 vol.PottTKAtTS SANS MOn~LES. t8y~ vol.t.APKtStiOKLARASTtH.ti.tay~ vot.P<tËMtit(CBCmNB.t88y. 1 vol.R<t<itmBaN'APt.Bs.t)}8S.LA RAtSON MU MOtMS FORT. t88j). ve).ALPHABET SYMBOH~UB. IMusttt pM HioUe. tS~ vot.LABBt.LEAVENTORE.t89; ~o).AWATTftAU.iSgé. ~ot.Tn6AT!<E MOHÙRESQUE BT CoaN&HSN. 18)6. 1 volEN MÈMOtRtt B'UN ENFANT.ïS~ vêt.Les Gueux o'AFtttqu; t~oo. vol.

Tous <<M'h de f<~)'eff«<<Mt:et de <r<t<!MtMo<t f~rfApolir <em les pays,y fom~tt ~a SKM< el ta Ken'~f.

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A~Mpi tient l'Amourt '<

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~oo~a'ae France et d'Amérique

Pc~yALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

2~ PASSAGE CHOtSEUL, ~-}tMCCCCCÎtI

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L'auteur <fM présent fC/NWf s'est décidé, sur lesdemandes réitérées qui lui ~!f été faites, à rassem-Mfr'/M~M romans et les esquisses ~n<a'M~ qu'ilavait ~<~ dans les journaux et les revues aucours de sa vie littéraire.

Plusieurs de ces pages remontenr à MM tempsjw~N<' oublié déjà; s'il en a daté quelques-unes,c'est Maf simplement pour

H~ point tomber sous lereproche d'y avoir imité les confrères qui, au con-traire, en ont pu profiter.

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A QUOI TIENT L'AMOUR

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Lucile Fraisier

tiède du crépuscule, où déjà flottait une cares-sante fraîcheur. Et, tandis que les flammes ducouchant s'éteignaient en lentes dégradationsde lumière, en vastes nappes orangées, en glacisd'unvert tendre et limpide, en nnes ombres vio-lettes, la lune montait à l'orient dans l'éther pur,baignant d'une sereine blancheur les coteaux

ERS le commencement de juil-let 1870, après une journée desoleil sans nuages, la petite villepicarde de Verval-sur-Orle, sicalmeet si riante,s'ouvrait à l'air

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boisés, les champsde blé et de seigle, les prairies,les jardins, les maisons à demi cachées dans lefeuillage, Des soufRes apportaient de la forêtprochaine l'odeur des troènes fleuris, et, sur l'eauvive miroitantparmi les branches,faisaientbruireles saules nains et les hauts peupliers, jusqu'aux

rampes du pont de pierre qui, là-bas, s'arquait,massif et brun, entre les deux rives, un peu enaval du connuentde l'Orle et de la Sorelle.

Tout, dans cette bourgade champêtre, respi-raitla paix,l'harmonie, la confiance,la fécondité.Le ciel se mêlait à la terre dans une intimitémys-térieuse; et l'âme épanouie de ce pays généreuxpalpitait avec douceur sous l'immense et légerdôme d'azur.

Mais la sérénité de cet admirable soir nesemblait pas avoir la moindreinfluencesur Fran-çois Rouillon, qui, seul, préoccupé, insensible àl'arome des lys, indifférent au charme de l'obs-curité transparente et de la lumière lactée, allaitet venaitsilencieusement,entre les plates-bandeset sous les tilleuls de son jardin, sans pouvoirapaiser la fièvre qui le brûlait. C'étaitun hommede moyenne taille, qui devait avoir de trente-cinqàquarante ans, bien bâti, robuste, la poitrineample; les épaules carrées, le cou gros et court,la tête ronde comme un boulet, les traits éner-giques, l'air intelligent mais dur, le front largemais bas, avec des yeux de braise ardente sous

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un fouillis de aourcik épais et de cheveux d'unbrun roux qui bouclaient naturellement.

H avait dîne a la hâte, s'était rasé soigneuse-ment, avait changé de vêtements en prêtant uneattentioninaccoutuméeasatoilctte.puis,

au mo.ment de sortir, avait hésité, était descendu aujardin, et là, depuis un quart d'heure, marchaitau hasard. Soit commencementde lassitude,soitredoublement d'anxiété, il s'arrêta près'desvitrages de :a petiteserre,sous la verduredélicatedes jasminsétoilés. Unmomentil restaimmobile.Il leva machinalement les yeux vers la lune, d'outombait cette splendeur p&le qui éclairait lepaysage comme une aube, ramena ses regardsvers la terre, aperçutprès de là un banc de bois,s y assit et s'absorba dans ses pensées.

Mais voici que, tout d'un coup, derrière lesespaliers et les haies, du côcé de l'église, montagaîment vers le ciel, en fusées claires, parmi lescris de joie et les éclats de rire, un chœur defraîches voix enfantines chantantla vieille rondedu Moulin

Meunier, tu dorsJ3TM MMtJtM, ton MMt<MH,va trop vite.

Meunier, tu dorsITbM mo«HM, ton mosHM va <f<rf.

« Parbleu 1 fit notre homme en relevant latête, ces enfants ont l'air de s'adresser à moi,bien que je ne sois meunier que par aventure.

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Ils ont raison. Je dors, je rêve, quand je devraisagir. Assez !cnéchi! Je ne vis plus. Me voilà lejouet d'une femme. Et le diable sait ce qu'il y ade terrible dans le bon petit coeur de la plusingénueLe doutemedevient intolérable.Dèscesoir, il me faut une réponse décisive. Quoi qu'ilarrive, au moins serai-je nxé! Si c'est non, j'enprendrai mon parti,et j'arracheraivite cette mau-vaise herbe qui m'envahit tout entier. Mais,bah!Ij'aurai Lucile. Je les tiens tous. Allons. B

II

M regagna rapidementla maison, sortit, des-cendit la Grand'Rue vers la place de la Mairie,et, d'un pas sûr, entra dans la boutique située àgauche, au coin delà rue et de la place.

Au-dessus de la devanture, par le clair de lune,onpouvait lire cette enseigne ambitieuse

MAGASIN DE NOUVEAUTÉS

et plus bas, ce nom

CONSTANT FRAISIER

Pas de lumière dans la boutique ni dans l'ar-rière-boutique.Tout au fond, brûlait simplement

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une petite lampede cuisine, et l'on distinguaitàpeine, derrière les mannequins à confections, lespièces d'étoffes rangées dans les cahiers ou empi-lées sur le bout des comptoirs.

« Eh la patronne! appela le visiteur d'unevoix sonore et familière.La maisonest-elle aban-donnée? ?

Une temme parut dans la pénombre.<t Ait! c'est vous, monsieur Rouillon. Entrez

donc par ici. Nous prenons le frais en plein air.!1 fait si beau!1

Bonsoir, madame Fraisier, dit Rouillon, lasuivant. On dévaliserait votre magasin sansdanger. »

II pénétra, avec elle, dans une cour formantterrasse, d'où l'on dominait la campagne et d'oùl'on pouvait descendre, par un escalier de quel-ques marches, au jardinet allongé jusqu'à larivière.

Entre les vieux murs tapissés de lierre, devigne vierge et de chèvrefeuille, sous les der-nières lueurs du jour, une jeune fille jouait auvolant avec une fillette. En apercevant le nou-veau venu, elles s'arrêtèrent.

« Continuez, je vous prie, mademoiselleLuciledit-il à la plus grande. Ce jeu est char-mant. »

Et, soulevant la plus petite pour l'embrasserau front, il ajouta

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« Tu n'as pas peur de moi, n'est-ce pas,Linotte? Combien aviez-vous de points? deman-da-t-il en s'avançant vers Lucile, qui, instinc-tivement, évitait son regard. Je vous ai interrom-pues. C'est moi qui ai fait tomber le volant,Reprenez ou vous en étiez, sans décompter!

– Y pensez-vous, monsieur Rouillon, fit leurmère. Linette a déjà joué plus d'une heure. Elle

est lasse, elle devient maladroite. D'ailleurs, auclair de lune, on n'y voit pas comme en pleinjour: et il est grand temps de se retirer.

Fraisier est au café?

– Il doit y être.J'ai à lui parler.

– Linette, va chercher ton père. MonsieurRouillon, asseyez-vous; il sera ici dans deux mi-nutes. »

Linette sortit en courant.

III

« Je les tiens 1 disait Rouillon tout à l'heure.Hélas! oui, il tenait la famille Fraisier. Cétait

un fort habile homme que maîcre FrançoisRouillon. A vingt-quatre ans, ayant perdu enquelques mois sa mère et son père, il était resté

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seul & la tête de la maison, une tannerie qui,bon an, mal an, rapportait simplement de quoivivre. Il s'était mis à la besogne sans fainéantiseet avait rapidement amélioré la situation. Surquoi, attiré par une jolie figure et une jolie dot,il avait demandéen mariage la fille d'un com-merçantparisien qui, chaque année, passait unepartie de l'été à Verval, d'ou la famille était ori-ginaire.

La demande ne fut pas agréée. Rouillon eneut un dépit furieux. Il jura qu'on ne l'y pren-drait plus; il se promit de rester célibatairejusqu'à sa dernière heure. Il raconta, du reste,que c'était lui qui n'avait pas voulu de la demoi-selle et il répandit les plus méchants bruitscontre cette dédaigneuse héritière, à laquelle ilfinit par rendre le séjour de Verval absolumentimpossible.

Alors, on le vit courir les fêtes de campagne,buvant sec, jouant gros jeu, cueillant les amoursfaciles chez les filles mal gardées. A ce train-là,il négligea sa maison, fit des dettes.

A deux doigts de la ruine, il s'arrêta, tropégoïsteet tropmatoispourcompromettreirrépa-rablementson avenir. Et puis, cette existencedeLovelace campagnard commençait à l'ennuyer.Il se rangea, étonna les gens par son acharne-ment au travail, par son àpreté au gain, par sesprogrès méthodiques et incessants. Il étendit

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considérablement ses relations, voyagea, vint aParis, observa les manœuvres des adroits spécu-lateurs, suivit leur exemple, avec une extrêmeprudence d'abord, et bientôt avec une hardiesseavisée. Pas une bonne opération ne s'offraitdans le pays, qu'il ne la tït ou ne tentât de lafaire. Pour presque rien, il acheta une brasserietoute neuve,superbement montée parun hommeintelligent mais sans ordre, qui s'était trouvévite au bout de son rouleau. Le moulin de laSorelle tomba de semblable façon entre sesmains. Pour le moulin et la brasserie, commepour la tannerie héréditaire, il sut dresser d'ex-cellents contre-maîtres; et tout prospérait soussa haute direction, sans lui donner grand souci.

N'ayant plus guère de plaisir à courir la pre-tantaine, il prit le parti de domestiquer l'amour.Despotique et sensuel, en guise de maîtressesil eut des servantes, une blonde cette année-ci,une brune cette année-là,congédiant sans tardercelle qui se montrait farouche, et ne gardantcelle qui s'apprivoisait que juste le temps desatisfairesa fantaisie pour elle.

Un tel manège ne pouvait durer sans quel-ques inconvénients. Il y eut d'assez scabreuseshistoires; il y eut même un véritable scandale.

Une grande et belle fille aux sourcils noirs,MadeleineCibre, devint enceinte à son service.Elle se crut des droits, prit des airs de femme

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légitime. Il la renvoya brutalement. Déshonorée,reniée, chassée comme une voleuse, elle re-tourna à pied dans son pays, un village des envi-rons.

Elle ne put aller jusque-là. Brisée de fatigueet de douleur, elle tomba sur le chemin, ioh ellefaillit être écrasée par la voiture du percepteur,M. Dufriche, qui revenait chez lui, à la Villa desRoses, un peu au-dessus de Verval.

Le percepteur était un brave homme. 11 lareleva, la ramena, la recueillit par pitié dans samaison.

Madeleine y accoucha d'un enfant mort, etpensa mourir elle-même.

Les gens de Verval n'ont pas la moindre sen-timentalité. Pourtant, son malheur la renditsympathique à tous. Elle était bonne ouvrière,très courageuse, très probe. M"" Dufriche finitpar lui donner chez elle un emploi régulier, etRouillon fut quelque temps regardé comme unmonstre. Il ne broncha pas. Aux gens assezhardis pour lui marquer leur désapprobation, ilrépondit

« Avait-elle un certificat de chasteté quandje l'ai engagée? L'enfant est-il nécessairementde moi? Si elle a été avec l'un, elle a pu alleravec l'autre. Je ne me mêle pas de vos affaires;et je vous conseille, dans votre intérêt, de ne pasvous mêler des miennes.

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IV

M avait eu d'autres raisons,qu'il ne disait pas,pour agiravec cette âpreté féroce.

Madeleine était devenue un obstacle à desprojets nouvellement formés. Sans le vouloir nile savoir, Lucile Fraisier avait fait le miracle deremuer jusqu'au fond du cœur cet intraitableégoïste.

En passant, en voisinant,par une pente insen-sible, il s'était laissé aller au charme pur etpénétrantde la délicate jeune fille, hier encoreune enfant sans conséquence. Et maintenant, ill'aimait comme un fou, cette petite blonde dedix-neuf ans, si simple et si gracieuse, et qu'unrien parait admirablement, et que, chaque jour,à toute heure, il voyait là, gaie, sereine,familière,vaillante, répandant avec douceur autour d'elleun rayonnement d'espérance, un parfum de pa-radis.

Il ne se lassait pas de la regarder, assise prèsdu comptoir, les paupières baissées sur sonouvrage. Relevait-elleles yeux,il pouvaità peine

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soutenir la clarté de ce regard jeune, qui le dé-concertait, qui l'éblouissait, comme l'auroreéblouit une bête nocturne.

Dèsqu'elle n'était plus là, il retrouvait, d'ail-leurs, toute sa lucidité.

A loisir, avec science et amour, il avait pré-paré le filet ou il devait prendre cette précieusedemoiselle.

Une profonde habileté n'était pas nécessaire.Constant Fraisier, beau parleur, joueur pas-sionné, tempérament Haneur et frivole, menaitses anaires d'une façon déplorable. Sa femme etsa fille faisaient merveille; mais lui, ce panierpercé,il avait toujours besoin d'argent.

Rouillonvint a son aide, par hasard, en bongarçon, pour l'obliger, entre deux petits verreset deux carambolages.

Il lui prêta d'abord quelques billets de centfrancs;puis, sans trop se faire prier, mais en pre-nant les meilleures garanties, quelques billetsde mille francs.

Bref, il avait actuellement entre ses mains lesdestinées de la famille.

Il pouvait, en un clin d'oeil, poursuivre,exécu-ter, ruiner son débiteur. Et sous le sentimentsérieux qui le rendait parfois si timide et sigauche, il éprouvait, à se sentir maître de la si-tuation, un plaisir cruel de chat jouant avec lasouris.

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v

Le catc notait pas loin. Au bout de quelques

minutes, Linotte ramena son père.

« Vous avez à me parler, Rouillon? » dit Frai-

sier, visiblement inquiet.

« Rassurez-vous, mon ami! fit rondement levisiteur. Je viens avec les meilleures intentionsdu monde.»

Lucilc se retirait, emmenant sa petite sœurpar la main.

« Je vais coucher Linotte, » dit-elle à sa mère.Elle salua Rouillon. M eut le plus vif désir de

la retenir. Ne valait-il pas mieux parler immé-diatement devant elle, dissiper d'un seul couptoute incertitude, emporterl'affaire d'assaut f

Mais, sous son regard limpide, il sentit untrouble étrange le paralyser; il bégaya « Made-moiselle. Mademoiselle1. », ne put ajouter

une syllabe et la laissa partir.Il eut vite repris son aplomb; et, pour sa re-

vanche, sans préambule, sans ambages, d'unevoix brève, avec autorité, en homme sûr den'avoir à craindre aucune contradiction, il de-manda à Fraisier la main de Lucile.

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Malgré son air d'indifférence et sa disparitionhâtive, Lucile ne s'était pas trompée sur le butde cette visite mystérieuse. En pareil cas, la fillela plus innocentedevient très perspicace. Aussi-tôt sa sœurdéshabilléeet couchée,elle descenditl'escalier à tâtons, s'avança sur la pointe despiedsdans l'ombre,et, prête a fuir dès la moindrealerte, écouta.

« Je suis très honoré de votre demande, ré-pondait son père à Rouillon, très honoré et trèsheureux, mon ami! Si tout dépendaitde moi, ceserait déjà conclu,vous n'en doutez pas. Mais jene puis engager Lucile sans son aveu; je la pré-viendrai, je la consulterai, îl faut observer lesformes. Les femmes y sont très sensibles.

Eh bien! consultez-la tout de suite.-Quel amoureux vous faites! Vous menez

ça comme une charge de cavalerie.Je ne plaisante pas.Je l'espère bien. Mais voyons! puis-je l'in-

terroger là, devant vous, ce soir même, brusque-ment, crûment, sans répit ni pudeur?

Pourquoidifférer? Le temps n'est pas seu-lement de l'argent; c'est aussi du bonheur. Lavie est-elle si longue, qu'on doive en perdre lameilleure part à se morfondre dans l'attente?

Rouillon, ami Rouillon, un peu de man-suétude, un peu de patience! N'allez pas plusvite que les violons. Ecoutez, je connais Lucile.

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Il ne faut pas l'effaroucher.Ce que j'en dis, c'estpour votre bien.

– Soit! 1fit Rouillon,réfléchissant que Fraisieravait grand intérêt au mariage, y aiderait detout son pouvoir et serait pour lui un excellentavocat. Je me résigne. Quand reviendrai-je?

– Dimanche, après déjeuner, si vous êteslibre.

– C'est convenu. ))Rouillon se leva. Mais il semblait ne pouvoir

s'en aller. Il parla d'une nouvelleentreprise qu'ilavait en vue. Il se plaignitdes bruits de guerre,si désastreuxpour le commerce! Il n'en finissaitplus, faisant un pas pour s'en aller, s'arrêtant etrenouantla conversation.

VI1

Lucile était remontée, toute tremblante,prèsde Linette, qui déjà dormait dans sa couchetteblanche. Elle passa dans la chambre voisine ets'accouda, soucieuse, à la fenêtre ouverte sur larue.

Bientôt elle tressaillit. Un pas ferme et sonoreébranlait le pavé. Dans la partie du chemin

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éclairée par la lune, un jeune homme s'avançaitrapidement-, le visage levé vers Lucilc. Il l'avaitaperçue de loin;ctcUcreconnut vite cette allurefranche, cette figureénergique et cordiale, cettefine moustache brune. Un nom lui vint sur leslèvres André! 1 En même temps, une inspirationlui traversa l'esprit.

« Chut! s fit-ellc, un doigt devant les lèvres,au moment ou il arrivait sous la fenêtre et sedisposait à lui adresser la parole.

Elle ajouta tout bas, penchée sur la barred'appui

« Attendez un peu, là, dans l'ombre! a»EUe s'assura que son père et Rouillon cau-

saient encoredans la cour,chercha sur l'étagère,y trouva un bout de papier, un crayon, et hâti-vement écrivit ces mots

« Dans une heure, sans qu'onvousvoie, venezau jardin; et attendez-nous près de la rivière.sous les charmilles. Ma mère et moi, nous vousy rejoindrons. C'est très grave. »

Elle plia le papier, soufHa la lumière, revint àla fenêtre,puis, personne ne les observant, laissatomber le petit billet dans la rue et fit signe aujeune homme, dès qu'il l'eut ramassé, de s'éloi-gner sans retard.

Il était temps. A peine avaic-il disparu,qu'elleentendit le bruit des pas et des voix au rez-de-chaussée.Rouillon se décidait à prendre congé.

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Elle le regarda s'éloigner à son tour. Quand elle

l'eut vu, de loin, rentrer chez lui, elle ralluma

son bougeoir et redescendit l'escalier.

VU

« Ah te voilà maintenant, fit son përc; je

gage que tu sais pourquoi l'ami Rouillon estvenu.

C'est vrai. Je m'en doutais. J'ai écoute,j'ai entendu.

Cela simplifie tout. Hein1 quel bravegar-çon Comme il t'aime 1 Savoix tremblait. Il n'est

pas commode avec tout le monde, ce gaillard-là;mais toi, tu feras de lui ce que tu voudras.Sais-tuqu'il a plus de deux cent mille francs,tandis quenous n'avons que des dettes? Heureusement

notre plus gros créancier, c'est lui. Quand Li-

nette m'a annoncé tout a l'heure qu'il avait a meparler, j'ai eu froid dans le dos. D'un trait deplume, il peut nous mettre sur le pavé.

Vous me conseillez donc de l'épouser, etvous pensez que je n'y aurai aucune répu-gnance ?

Dame c'est un parti superbe, inespéré; etque pourrais-tu lui reprocher, Lucile? répondit

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Fraisier avec volubilité, comme s'il éprouvait in-consciemment le besoin de pallier ses propresyeux ce qu'il y avait d'égoïste et d'un peu vitdans sa pensée et dans sa conduite.

Ce que je lui reproche, père, je vais vousle dire. C'est qu'il vous a prêté de l'argent pourvous tenir en son pouvoir, pour vous ôter lafaculté de lui refuser ma main, pour me con-traindre d'être à lui. Prétendrez-vous qu'il n'aitpas fait ce calcul? Je sens, je suis sûre qu'il l'afait. Eh bien c'est lâche. Je ne puis aimer un telhomme. Fût-il vingt fois plus riche, il ne meserait pas moins odieux.

Comment? tu lui sais mauvais gré dem'avoiraidé, et tu lui fais un crime de t'adorerltLucile, c'est de la folie. Tu ne le connais pas.On t'aura dit du mal de lui. On le jalouse, àcause de sa fortune rapide. Mais François Rouil-lon est un honnête homme, je te l'affirme; et iln'est point du tout un homme à mépriser. Tureviendras à de meilleurs sentiments sur soncompte. Il faut être juste, au moins.

Père, j'ai toujours respecté vos volontés.Pardonnez-moi si je résiste aujourd'hui. Il y vade toute ma vie. Quel que puisse être le carac-tère de M. Rouillon, j'ai pour lui une antipathieinsurmontable. Il me rendraitmalheureuse,et jene le rendrais pas heureux. Ce mariage ne doitpas se faire. })

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Fraisier était anéanti. Qu'allaient'ils devenirtous? Que dirait, que ferait Rouillon?s~

« Malheureuse! s'écria le pauvre homme, tuveux donc notre ruine!

M"" Fraisier intervint

« Constant,laisse Lucile s'expliquer avec moi.Tu vois bien qu'elle est énervée ce soir. Demain,nous causerons tous les trois a tête reposée. »

Fraisier se leva sans répondre et se mit à mar-cher de long en large, désorienté, furieux, per-plexe. Puis, machinalement, il alla fermer lemagasin, sortit en ruminant des projets confus;et bientôt il se retrouvait au café, ou on l'atten-dait pour finir et régler une partie interrompue.Le démon du jeu reprit possession de ce faiblecerveau.

« Sa mère lui fera entendre raison, » se dit-il.Et il remit au lendemain les anaires sérieuses.

VIII

a Ma pauvre Lucile! fit douloureusementM" Fraisier, en embrassant sa fille, quand il les

eut laissées seules.Sous ses bandeaux plats de cheveux grison-

nants, M°"' Fraisier était restée la femme tendre

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et un peu romanesque, qui naguère avait pas-sionnément aimé son mari. N'ayant pu le tenirlongtemps en haute estime, délaissée, ruinéeparlui, elle ne vivait plus maintenant que pour sesdeux enfants.

« Sois tranquille, mère! lui répondit Lucile;je saurai me défendre, a

Et l'entraînant doucement au jardin, baignédes calmes rayons blancs, la jeune fille s'ache-mina avec elle vers la rivière, par l'allée dumilieu, entre les poiriers en quenouille, les ifssombres et les hautes bordures de buis.

« Il ne faut pas désespérer, reprit-elle. Quel-qu'un nous attend, là, sous les charmilles, quinous donnera, j'en suis sûre, bon conseil et bonsecours.

Qui? André?Oui. J'ai pu le prévenir tout à l'heure,

comme il passait devant la maison.Tu ne crains pas?.Avec toi et avec lui, mère, que puis-je

craindre? Nous n'avons fait et ne ferons rien demal. Tu sais comment, André et moi, nous nousaimons. En ta présence, avec ton assentiment,nous nous sommes engagés l'un envers l'autre,loyalement, pieusement, pour toujours. Nousresterons fidèles à notre parole, quoi qu'on fassecontre nous. C'est notre droit, c'est notre de-voir. Regarde, voici André! »

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Le jeune homme était devant elles.« Un malheur vous est-il arrivé? leur dit-il

précipitamment.

– Il est arrivé, affirma Lucile, ce qui devaitarriver tôt ou tard. François Rouillon a demandéma main.

Ah! c'est grave, en effet. Savez-vousexactement ce que M. Fraisier lui doit?

Nous lui devons vingt mille francs, fitM" Fraisier.

Vingt mille francs! Je ne croyais pas lasomme aussi forte. J'ai vendu mes terres un bonprix; mais, avec tout l'argent que j'ai pu réunir,je reste loin de compte. Il est vrai que la liqui-dation de votre magasin produirait quelquechose. Vous êtes décidés a céder le fond, n'est-cepas?

Il faudra bien que mon mari s'y résigne.Nous perdons de l'argent chaque année. Maisnous n'avons pas d'acquéreur, et une venteforcée serait désastreuse. Pour que la cessionnous donne à peu près de quoi désintéresserM. Rouillon, il est indispensable qu'elle ait lieudans de bonnes conditions. Nous irions vivrealors avec mes parents. Au moins, l'héritage demon père ne serait pas compromis d'avance. Jevoudrais sauver cela pour mes deux filles.Comment faire? Comment gagne' du temps?M. Rouillon doit revenir dimanche; il exigera

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une réponse dénnitive. Un refus ferait immé-diatement éclater Forage.

– Mère, je suis incapable de ruser avec lui.Si je lui laissais la moindre espérance, je mecroirais inexcusable.

Lucile a raison, madame. Elle doit resteren dehors de cette affaire.

– Croyez-vous que ce soit possible?

– Si vous ne trouvez rien de mieux, ditesqu'elle est trop jeune pour se marier mainte-nant.Ilne se paiera point d'une semblable dé-faite.

Opposez donc la question de santé. Ledocteur Farel vous est dévoué. Confiez-vous àlui. Qu'il ajourne le mariage à six mois, à un an 1

Que peut objecter Rouillon? D'ici là, nous avi-serons.

C'est encore le moyen le plus simple et leplus sûr, dit M" Fraisier.

Et jusqu'à nouvel ordre, ajouta vivementLucile, que personne, même mon père, surtoutmon père, ne se doute que je refuse M. Rouillonpour AndréMon père pourrait nous trahir sansle vouloir, sans y prendre garde. Et M. Rouillonest capablede tout. Il me fait peur.

Un instant, ils restèrent tous les trois silen-cieux et pensifs. Onze heures sonnèrent dans lanuit claire et paisible, au vieux clocher dont le

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double pignon brun se dessinait non loin d'eux,sous la blancheur du ciel. Il fallut se séparer.André regagna le bord de la rivière, se retournapour envoyer un dernier baiser à Lucile et dis-parut dans la fouillée.

« Jamais je n'accepteraiM. Rouillon, j'aime-rais mieux mourir! a répétait Lucile à sa mèreen revenant vers la maison, tandis qu'une briselégère inclinait la pointe effilée des grandsifs.

IX

Le dimanche suivant, quand Rouillon revint,Lucile était absente.M' Dufriche,cousinede samère, l'avait invitée, ainsi que Linette, à passerla journée à la Villa des Roses. Le soir, M. etM* Fraisier devaient y dîner avec leurs deuxfilles, pour fêter le cinquantième anniversairedupercepteur.

Fraisier, la mort dans l'âme, reçut Rouillonavec une physionomie souriante.Afinde chasserles idées noires, il but en sa compagnie quelquesgouttesd'ungénéreuxcognac. Ilsemblaitn'avoirà lui dire que les choses les plus agréables.

M lui fit les plus chaleureuxtémoignages d'es-time et d'amitié. Il parlait déjà comme un beau-

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père. Pas l'ombre d'une diniculté à l'horizon.C'était parfaitement entendu, convenu. Seule-ment, insinua-t-il, en dorant ses paroles d'ungros rire amical, seulement Rouillon était troppressé. Il fallait patienter un peu. Lucile avaitune santé si délicate!Tout l'hiver et tout le prin-temps, elle avait dû se soigner, prendre destoniques. Et le docteur ne voulait pas la marieravant la vingtième année. On avait beau dire, ilrestait inexorable, le terrible docteur!

Ainsi le pauvre Fraisier défilait, avec le plusgracieux naturel, tout son chapelet de phrasessoigneusementpréparées, atténuant bien vite lamoindre expression dangereuse, mettant uneconviction persuasive en tout ce qu'il disait,s'arrêtant parfois une seconde pour juger del'effet produit, guettant un mot, un geste deRouillon,puis reprenantson petit discours d'unair dégagé, mais avec une anxiété profonde.Rouillon, devenu tout d'un coup très pâle, lelaissa parler jusqu'à épuisement total de sonéloquence familière. Il y eut alors un silencegênant.

<ï Avez-vous fait part de ma demande àM'" Lucile? dit enfin Rouillon d'une voix sèche.

Non. Sa mère avait des scrupules et avoulu, tout d'abord, consulter le docteur. Aprèsquoi, nous avons cru préférable de ne rien dire àLucilepourle monent. Nousdevons la ménager.

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Pour vous, c'est quelques mois à attendre; voilatout. Il ne faut pas nous en vouloir, »

Rouillon baissa la tête.< J'aurais dû, l'autre soir, parler devant elle,

fit-il tout bas.Venez nous voir quand il vous plaira, s'é-

cria Fraisier avec empressement; et parlez-lui a

votre guise! Je m'en rapporte a vous. Mais jevous conseille de ne rien brusquer. Allez douce-ment. Elle vous saura gré de votre réserve et devos attentions.

C'est juste, répondit Rouillon; je verrai ceque je dois faire. Adieu. »

Et tandis que Fraisier lui prodiguait les bonnesparoles, il s'en alla lentement,les yeux troubles,la tête lourde.

Au bout d'une vingtaine de pas, il se souvintqu'il avaitencore dans sa poche un petit braceletd'or, dont il devait faire cadeau à Lucile. Super-stitieusement, il s'imagina que, s'il le gardait, ceserait un mauvais signe. Vite, il rebroussa che-min. Trouvant la porte du magasin fermée, ilprit une ruelle latérale qui menait au jardin. Surle point d'entrer, il s'arrêta. M. et M°"' Fraisier,absorbés par une vive altercation, ne l'avaientpas entendu, ne le voyaient pas.

a C'est toi qui lui montes la tête contre Rouil-lon, disait Fraisier avec colère.

Lucile l'a pris en aversion, répliquait sa

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femme. Je n'y puis absolument rien. Elle ne veutpas entendre parler de lui. Ce mariage ne sefera jamais. Arrangeons-nousen conséquence, »Rouillon chancela, comme sous un coup demassue. Blême, la sueur froide au front, il s'ap-puya contre le mur et resta une minute anéanti.Puis, dans un obscur sentiment de honte, dedouleur et de rage, à pas de loup, sans faire debruit, il s'éloigna.

X

Arrivé chez lui, il se laissa choir sur un siège;et pendant plus d'une heure, il n'eut la force nide bouger, ni de penser. Sur lui pesait une lassi-tude étrange, un abattement morne, un déses-poir noir. Il avait l'instinct confus d'un écroule-ment dans sa destinée et l'obscur pressentimentd'un avenir sinistre.

Elle ne m'aime pas! elle ne m'aimera ja-mais! fit-il d'une voix sourde, en se dressanttout d'un coup, comme si un éclair venait detraverser l'ombre orageuse qui l'enveloppait.

Il retomba, hagard. Les pensées maintenantse pressaient, se heurtaient tumultueusement

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sous son crâne. Pourquoi Lucile ne l'aimait-ellepas? Pourquoicette aversion contre lui?

Elle devait en aimer un autre. Qui?Plusieurs figures se levèrent presque simulta-

nément dans sa mémoire. Ses soupçons finirentpar se concentrer sur trois jeunes gens. Ceux-cirevenaient toujours le hanter, semblaient effacerles autres. Et, pesant toutes leurs chances, fouil-lant avidement le passé, il faisait une investiga-tion minutieuse dans ses souvenirs. Tel incident,d'abord négligé, l'obsédait à cette heure. Teldétail, jusqu'alors insignifiant, prenait une sin-gulière importance. Rien de décisif, cependant;rien de précis, rien de sûr.

Voyonsétait-ce Prosper Dufriche, le fils dece percepteurqui naguère avait recueilli Made-leine Cibre, et chez qui, justement, Lucile pas-sait la journée présente?Quelle élégance hardieavait ce fier et robuste gaillard, sous son brillantuniforme d'officier, avec sa moustache gauloise,ses yeux clairs, son profil aquilin! Et ce di-manche-là, ne se trouvait-il pas à Verval, pourl'anniversaire de son père?Mais sa garnison étaità plus de quarante lieues; et le lieutenant neséjournait à la Villa des Roses que fort peu detemps, à de longs intervalles.

D'autre part, que penser de Jean Savourny,l'instituteur?Veufdepuis dix-huit mois, ce mé-lancolique personnage, maigre, brun, barbu,

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dont le regard noir avait un éclat et une douceurbizarres, était toujours fourré chez les Fraisier,avec sa petite fille, une amie de Linette. Son airintelligent, sa voix musicale, ses façons étranges,pouvaient séduire un cceur naïf et romanesque.

Il y avait aussi Victor Moussemond, le filsde l'huissier, un petit monsieur fat et pédant,qui devait plus tard succéder à son père, etqu'on appelait familièrement Toto Mousse. Lemonocle à l'œil, l'allure insolente, le teint fleuri,la lèvre gourmande et toujours rasée de frais,Toto se vantait volontiers d'un tas de bonnesfortunes et posait pour le type qui ne trouve pasde cruelles. Il habitait en face du magasin denouveautés,et n'épargnait rien pour fasciner sapetite voisine, qu'il poursuivait ostensiblementde ses galanteries triomphales.

Rouillon ne pouvait écarter ces trois figures.C'était une hallucination, une possession. Cer-tainement, il devait sa déconvenueà l'un de cestrois hommes. Il en était convaincu. Convictionviolente,passionnée,impérieuse,absolue. Il vou-lut les revoirréellement.lesobserver de ses yeux.Il ne s'y tromperait pas, il sauraitvite la vérité.

Dans ce but, il sortit. Il réussit à les rencon-trer tous les tMis. Il eut le courage de les abor-der. Il leur parla, les fit parler. Mais il rentrasans avoir acquis une certitude, et vainement secreusa la tête toute la nuit.

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Il n'avait pas songé un seul instant à AndréJorre, le maître bourrelier, qui, revenu de Parisdepuis deux ans, était établi en haut du bourg,devant les hêtres, dans la maison aux troismarches, où il vivait tranquillement avec sonpère infirme, sa bonne vieille mère et son jeunefrère Paul. Ce discret travailleurse montraitpeu,ne faisait guère parler de lui, et s'était bien gardéde compromettreLucile.

Xï1

Rouillon n'eut pas le loisirde poursuivrelong-

temps son enquête.Le 15 juillet, la guerre était déclarée entre la

France et la Prusse. Les catastrophes se précipitè-

rent. L'Empirecroula. Paris fut bloqué. Les Alle-mands pénétrèrent jusqu'au cceur de la France.

Dès les premiers chocs sur la frontière, on enavait cruellement ressenti le contre-coup à Ver-val. Quelques jours après la bataille de Reichs-hoffen, M. et M~ Dufriche ramenaient chez euxleur fils Prosper, grièvement blessé dans la mê-lée. Un soldat dévoué avait pu l'emporter à tra-vers un déluge de mitraille.

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Aux époques tragiques, les caractères s'ac-centuent naturellement avec un singulier relief,comme sous l'inHuence de réactifs violents.Chacun, dans la petite ville, fut surexcitéparlesdésastres. Celui-ci levait au ciel des bras déses-pérés, et vingt fois par jour déclarait tout perdu;celui-là, sous une gravité triste, gardait l'espoiret la vigueur,comme un arbre toujours vert sousla neige et le vent glacé. Toto Mousse, pour quison père avait à grand'peine trouvé un rempla-çant payé au poids de l'or, ne songeait plus, oh!tplus du tout, a la bagatelle; tremblant la peur,il restait nuit et jour terré chez lui, comme unlièvre au gîte.

Tous les hommesvalides étaient partis. AndréJorre, ancien soldat, avait été rappelé sous lesdrapeaux.

Un soir, par un ciel étoilé,dans les charmillesdu jardin, il fit ses adieux à Lucile. Elle ne put,entre sa mère et lui, se défendre de pleurer.

« André, lui dit-elle à travers ses larmes, enlui donnant un petit nécessaire arrangé par elleet où elle avait glissé son portrait, André, faitesvotre devoir, tout votre devoir! Autrement, nousne serions pas dignes d'être heureux. Mais pen-sez un peu à moi, qui penserai toujours à vous. »Rouillon, âgé de trente-sept ans, n'avait pasété atteint par la loi de recrutement. Il s'étaitpromis, d'ailleurs, puisqu'il était adjoint au

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maire, d'en profiter pour ne se laisser imposerd'aucune façon le service militaire.

Il n'avait pas plus renoncé aux affaires qu'à laconquête de Lucile. Sa passionpour M'" Fraisier,si profonde qu'elle fût, avait laissé intact soninstinct commercial.Ayant nairé les événementslongtempsà l'avance et prévu une hausseénorme

sur les cuirs, il avait fait des achats de tous lescôtés avant la déclaration de guerre;maintenantil réalisait de superbes bénéfices.

Cela l'occupait, lui fournissait une diversionutile, mais n'apaisaitpoint sa méchante humeur.La proclamation de la République le rendit fu-rieux.

Cette guerre, qu'on voulait continuermalgré

tout, lui semblait inepte et désolante. Il n'yavait plusd'armée.Commentrésisteraux innom-brables envahisseurs?Pourrait-on les empêcherde mettre toute la France au pillage?

Bientôt ils seraient à Verval. Et alors, quelgâchis 1 Plus de sécurité pour les gens ni pour lesbiens!1

Ah comme il rabrouait les exaltés; comme il

se gênait peu pour les traiter publiquementdefous1

Et comme il rabattait le caquet démocratiquede Constant Fraisier, qui prêchait la lutte à ou-trance1

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XII

L'ennemi, cependant,gagnait chaque jour duterrain. Le 2 octobre, Verval eut une premièrealerte. Des troupes allemandes apparurent auloin, dans la plaine, par grandes masses noires;et l'on vit les uhlans chevaucher de l'autre cotede l'eau. Mais on avait fait sauter le pont, et cejour-là ils durent se borner à une promenadeplatonique.

Le surlendemain,un détachementd'infanterieoccupa le hameau de Saint-Maxin, à droite de laSorelle. Deux hommes, d'abord, traversèrent larivière sur un arbre creux, et reconnurent l'en-droit. Puis, ils firent un radeau sur lequel passè-rent une quarantaine de soldats; et cette avant-garde s'établit dans une ferme, a l'angle formépar le confluent de la Sorelle et de l'Orle, annde rétablir le pont, tant bien que mal, au plusvite.

Personne ne bougeait dans le bourg. Nul nesongeait à la défense; et les voitures où l'onavait entassé les armes de la garde nationaleétaient déjà parties. Une compagnie de francs-

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tireurs les ramena. Le capitaine s'installa à lamairie, convoquales autorités, déclara qu'il fal-lait résister, débusquer les Allemands de leurposte avancé. Il fit appel aux hommes de bonnevolonté, distribua les fusils. Vainement le maireet quelques conseillersmunicipaux protestèrentde tout leur pouvoir; vainement se démenaFrançois Rouillon qui, sachant la méthode desPrussiens, redoutait les conséquences d'une pa-reille équipée.

« Les voilà bien, criait-il, ces bandits de francs-tireurs 1Ils sacrifient tout, parce qu'ils n'ont rienà perdre. Ils ruineraient vingt départementspourfaire parler d'eux. ?»

Les trembleurs eurent beau dire; ils ne purentobtenir qu'on se tînt tranquille. On attaqua aumilieu de la nuit. L'ennemi, surpris,eut plusieurshommes tués ou blessés et se retira précipitam-ment sur la rive droite, abandonnantses travaux,qui furent anéantis.

L'enthousiasmecausé par ce succès dura peu.On apprit la capitulation de Neuville-le-Fort.Les francs-tireursgagnèrenf~es bois à la hâte, etbientôt un corps d'armée allemand, arrivant parla rive gauche de l'Orle, ouvrit sur Verval unbombardement préliminaire qui fit crouler leclocher et alluma plusieurs incendies. Puis descavaliers verts et rouges, au casque à chenille,prirent possessionde la place.

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Comme Rouillon remontait de la cave ou ils'était réfugié, il s'entendit appeler de la rue. Ils'avança sur le seuil et vit trois cavaliers enne-mis, arrêtés devant sa maison.

« Me reconnaissez-vous? lui dit l'un d'eux enriant. Eh! eh! j'ai travaillé ici pour le roi dePrusse. »

En effet, sous l'uniforme des chevau-légersbavarois, Rouillon reconnut un ancien employédu chemin de fer, Karl Stein, qui avait passé plu-sieurs années dans le pays.

« Marche! lui cria cet homme, changeant su-bitement de façons. Tu seras notre otage. C'estla guerre, s

Il lui mit le pistolet sur la tempe; et les deuxautres cavaliers, l'empoignant chacun par unbras, l'entraînèrentau trot de leurs montures.

XI!!

L'infanterie allemande s'était cantonnée horsdu bourg. Le chef avait établi son quartier gé-néral chez les Dufriche, à la Villa des Roses.

C'est là que fut mené Rouillon.On le poussa,les mains liées, dans la salle à manger, ou plu-sieurs ofliciers étaient attablés autour d'un dé-

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jeuner copieux. Une femme les servait, Made-leine Cibre.

« Elle m'aura dénoncé! » pensa-t-il, en fixant

sur elle un regard haineux.Le plus âgé des officiers, celui qui paraissaitle

chef, se retourna à demi pour considérer le pri-sonnier.

« Qui êtes-vous?lui dit-il.

– François Rouillon.Vous êtes adjoint au maire, vous êtes un

des plus riches contribuables. Votre devoir étaitde prévenir les actes de rébellion et de brigan-dagecommiscontre nous, l'autre nuit, dans votrecommune.Vousen serezpersonnellementrespon-sable, si les coupables ne nous sont pas livrés.

Les coupables! mais ce sont les francs-tireurs. Ils ont quitté Verval. Je ne puis vousen livrer un seul, moi!t

– Vous dites tous la même chose ici; vousvous êtes entendus pour nous tromper. Vous

mentez, comme le maire et les deux notables

que je viens de faire enfermer dans le pavillondu jardin. Vos francs-tireurs, nous ne les avonspas vus. Ce sont les habitants qui ont tiré surnous. D'ailleurs, quels que fussent les rebelles,il fallait les empêcher d'agir.

Ah! j'ai bien fait tout ce que j'ai pu pourcela, je vous le jure!t

– Toujours le même système! Mais je ne

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veux pas qu'on se moque de nous. H importeque paysans et bourgeois perdent tout espoir denous résister impunément. Nous avons eu troishommes hors de combat. Si vous persistez tousdans votre silence, trois d'entre vous seront exé-cutés. Trois autres iront en prison au delà duRhin. Vingt maisons seront brûlées. Je vous ac-corde un quart d'heure pour réfléchir. Allez. »

On emmenait déjà Rouillon. Mais il avaitbeaucoup rénéchi en quelques minutes.

<c Mon commandant, dit-il à voix basse aprèss'être assuré d'un coup d'œil que Madeleinen'était plus là, ne pourrais-je vous parler un mo<ment en particulier.

Pourquoi?Pourne pas être entendu par tout le monde.Soit Passez dans la pièce voisine je vous

y rejoindrai tout à l'heure. »Le chef fit un signe aux soldats, leur adressa

quelque:;mots en allemand,et Rouillon fut con-duit dans un salon attenant à la salle à manger.On l'y laissa seul, en attendantla nn du repas.Il put y poursuivre tranquillement ses rénexions.Il n'entendait pas le moins du monde payerde sa vie, ou simplement de sa fortune et de saliberté, l'absurde agression des enragés qui

avaient agi malgré ses remontrances. N'était-ilpas innocent?A tout prix, il fallait se tirer decette mésaventure. Mais comment? Eh bienen

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détournantl'orage sur d'autres que lui. Chacunpour soi? On se défend comme on peut.

Alors, qui aaennerr Bah, n'importe qui1Pourtant il fallait faire un choix, donner desnoms,et cela méritait quelque attention.Il baissala tête et songea.

Quand il releva le front, une ironie sinistreluisait dans ses yeux. Ce qu'ilcherchait, il l'avaittrouvé.

X!V

Le commandant parut, suivi d'un jeune oni-cier. La porte refermée, il se jeta sur le canapé,le cigare aux dents, et fit signe au prisonnierqu'il l'écoutait.

« Je n'ai pas menti, commençaRouillond'unevoix ferme. Les francs-tireurs ont fait le coup.Toutefois, la commune n'est pas complètementinnocente. En cela, vous avez raison.

Expliquez-vous.Le maire et les gens sensés se sont haute-

ment opposés à tout fait de guerre. J'ai dit, moi-même, au capitaine des francs-tireurs,que c'étaitune lâcheté de compromettre pour rien une villeouverte. Mais il ne cherchait sans doute qu'uneoccasionde se mettre en évidence; et les force-

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nés l'acclamaient. Que pouvions-nousfaire?Pro-tester et partir. Nous sommes donc rentrés chez

nous, et nous n'avonspas vu ceux des habitantsqui ont fait partie de l'expédition.Mais je puis,à coup sûr, vous en désigner trois, parce que cestrois-là se sont vantés de leurs exploits.

– Nommez-les.– Victor Moussemond,le fils de l'huissier

Jean Savourny, l'instituteur, et Prosper Du-friche.– Comment! le maître de cette maison ou

nous sommes 1

Non, son fils.Son nls mais n'avait-il pas été blessé au

commencementde la guerre, à Woerth? Il gardeencore la chambre, nous a-t-on dit; et c'est àpeine s'il peut marcher.

Il n'est pas aussi faible qu'on le prétend.Il s'est fait conduire jusqu'au bord de la rivière.C'est lui qui, avec le capitaine, a tout dirigé.

Vous en êtes certain ?Je vous l'affirme.Bien On s'assurera de lui. Vous guiderez

mes hommespourqu'ils arrêtentles deux autres.Je vous supplie de m'épargner cette dé-

marche, qui me compromettrait sans nécessité.Désignez donc d'une façon précise les per-

sonnes et les domiciles. Wilhelm, déliez-lui lesmains et donnez-lui de quoi écrire, »

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Le jeune oflicierarracha une feuille de soncarnet, la posa sur le guéridon avec un groscrayon rouge, et délia Rouillon.

« Ecrivez 1 dit à ce dernier le commandant.Rouillon hésitait.

« Soyez tranquille, ricana Wilhelm. Nous nelaissons pas traîner les pièces compromettantes.Cela vous engagera envers nous. Voilà tout.

Aimez-vous mieux quelques balles dans latête ? a ajouta le chef.

Rouillonvit qu'il fallait se résigner. Il prit lecrayon rouge et écrivit.

« Moussemond et Savourny demeurent-ilstous les deux du même côté ? lui demanda lecommandant lorsqu'ileut fini d'écrire.

Non, ils habitent aux deux extrémités dela ville.

Wilhelm, afin d'aller plus vite, vous com-manderez une escouade pour chacun d'eux.Transcrivez en allemand chaque indication surune feuille séparée. Vous garderez l'originalcomme justification. »

Puis, se tournant vers Rouillon

« Vous êtes libre. Partez 1 »Et comme Rouillon s'en allait<( Mais j'y pense, Wilhelm, donnez-lui un

sauf-conduit. Il se peut qu'il ait besoin de nous,comme il se peut que nous ayons besoin de lui.»

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XV

Il n'y avait point dix minutes que Rouillonétait parti,et les deuxescouadesvenaient à peinede s'éloigner avec les indications transcrites,quand, a trois cents pas environ de la Villa desRoses, une vive fusillade éclata dans la cam-pagne. Le chef allemandse dressa au bruit, jetason cigare, ouvrit précipitamment la fenêtre.Wilhelm courut aux nouvelles.

La note écrite par Rouillon était restée sur leguéridon. Un courant d'air l'enleva, et, par laporte béante, l'emporta dans la salle à manger,où Madeleine, demeurée seule, desservait. Elleramassa instinctivement ce bout de papier, yjeta les yeux, fut stupéfaite d'y reconnaître uneécriture qui lui avait été familière, entendit lespas des officiers qui rentraient, cacha la feuilledans son corsage et regagna vite la cuisine.

XVI

La fusillade s'éteignait au loin. L'alerte avaitété brève,mais sérieuse. Les francs-tireursavaienteu l'audace de revenir par le fourré jusqu'à la

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lisière du bois. De là, à leur aise, ils avaientabattu d'un seul coup une vingtaine d'hommessous leurs balles. Maintenant, ils se dérobaientsans qu'on pût les poursuivre utilement. On dutse contenterd'envoyerau hasard quelques voléesde mitraille dans la forêt.

Ce retour offensifdéchaîna la fureur des Alle-mands.

Le premier moment d'alarme passé, ils com-mencèrent le pillage et l'incendie avec une dé-cision impitoyable, avec une sauvageriesavante.

Tous les habitants ne se laissèrent ras déva-liser sans résistance. Il y eut des protestations,des rixes, qui redoublèrent l'acharnement despillards. Quiconque résistait était lié et cruelle-ment battu.

Un perruquier de soixante ans, vieux soldatd'Afrique, renversa sur le pavé un sous-officierqui avait vidé sa caisse et voulait lui arracher samontre. On fit le siège de la boutique. Le vieuxse détendit avec une énergie désespérée. Il as-somma deux des assaillants. A la fin, il suc-comba. Criblé de coups, lardé par les baïon-nettes, il fut pris, traîné, foulé aux pieds dans leruisseau sanglant. Avec ses rasoirs, on lui coupale nez, les oreilles,les poignets. Puis on lui crevales yeux, et on le jeta, mort ou moribond, dansles ruines de sa pauvre bicoque, au milieu desflammes.

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XVII

Victor Moussemond et l'instituteuravaientétéconduits à la Villa des Roses.

M. Dufriche les vit arriver et demanda aucommandant ce qu'on leur reprochait.

« Faites descendre votre fils 1 lui dit celui-ci

pour toute réponse.Mon fils 1 Vous savez bien qu'il ne peut

pas bouger. Il se soutient à peine sur ses bé-quilles.

Qu'il vienne immédiatement, ou on ira lechercher. ?»

Prosper descendit, aidé par son père.« L'autre nuit, vous avez soulevé contre nous

les gens de Verval. Vous avez dirigé l'attaquedu pont.

–Moi! Est-ce possible? Vous voyez dansquel état je suis. Je n'ai pas quitté la maison uneminute.

– Vous ne pouvez guère marcher, c'est vrai;mais on vous a conduit.

Qui vous a dit cela?Je n'ai pas de comptes à vous rendre. Mes

renseignements sont sûrs.

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– Je vous jure qu'on vous a trompé.– Prenez vos dernières dispositions; vous

serez fusillé avec ces deux hommes, qui sontcoupables comme vous.– Fusillés! s'écrièrent avec stupeur Savourny

et Moussemond.

– Silence 1

Pitié! fit M" Dufriche, se jetant, tout enpleurs, aux pieds du commandant. Mon fils n'arien fait. Ne le tuez pas »

Il l'écartaavec impatience.« La loi militaire est dure; je le regrette pour

vous, madame. Mais il faut des exemples. LaFrance nous a déclare la guerre et ne veut pasaccepter la paix. Que les Français en subissenttoutes les conséquences 1

Monsieur, monsieur je n'ai pas touché unfusil de ma vie, dit alors Toto Mousse affolé deterreur, avec des gestes de petit enfant qui sup-plie. J'ai toujours été pacifique, très pacifique,moi. Tout le monde le sait. Informez-vous. Jeme suis fait remplacer pour ne pas me battre.J'aime les Allemands,mon général. Ce n'est pasmoi qu'on doit punir. C'est injuste. Qu'on melaisse libre Papa vous donnera tout ce que vousvoudrez.

Je ne veux rien de vous.–Qu'on nous juge, au moins 1 s nt Sa-

vourny.

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M n'en put dire davantage. Les soldats pous-sèrent les <:rois condamnés vers la porte.

M"Dufriche s'attachaitaux vêtements de sonfils, qui, interdit, stupéfait, s'avançait pénible-ment.

« Arrêtez! cria Madeleinequi venait d'entrer.– Qu'on enferme les femmes! ? dit le chef.M" Dufriche perdit connaissance. Madeleine

résista, fut entraînée et enfermée dans le cellier.

XVIII

L'exécution eut lieu en haut de la côte, parmiles acacias nains d'une sablonnière abandonnée.

Victor Moussemondqui, pendant tout le tra-jet, n'avait cessé de parler, d'expliquer, d'im-plorer, eut un accès de colère folle quand il sevit perdu sans recours.

« Imbécile que je suishurlait le pauvreToto. Dire que j'ai payé un homme pour partirà ma place! Et dire que cet homme n'attraperapeut-être pas une égratignure, tandis qu'on vame tuer comme un chien! ? »

Il se débattit violemment, voulut s'échapper.Il mordit les soldats, qui le frappèrent alors àcoups de crosse, à coups de sabre, lui crachèrent

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à la figure et l'attachèrent contre un arbre envociférant Capourl<<!p<w/1

L'un d'eux, parodiant la Marseillaise, se mit àchanterdevant lui

6«'«n sanr tM~Mr a~MM fM sillons,y<tt~C<M'A<'MJt/

« Ma pauvre mère ? murmurait Prosper Du-friche.

Et Savourny « Ma pauvre enfant 1 »)Pénétres du même sentiment, ils ajoutèrent

presque ensemble « Pauvre France ?»Ils durent creuser eux-mêmes leur fosse.Pendant ce temps, l'officier qui commandait

le peloton lisait tout haut, en latin, dans un bré-viaire qu'il avait tiré de sa poche, les prières desagonisants.

« Croyez-vousen Dieu? dit Prosper à l'insti-tuteur.

Espérons fit celui-ci, les yeux levés vers leciel. Il est impossible que la fin sunrême ne soitpas justice et amour. »

Après l'exécution, les soldats tirèrent au sortles vêtements des morts.

Ils avaient amené là quelques bourgeois pri-sonniers, qu'ils voulaient terrifier par le spec-tacle de cette tuerie. Ils les forcèrent à enterrerles cadavres et à piétinerpar-dessuspour nivelerle sol.

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X!X

Le lendemain, les Allemands quittèrent lepays. Ils emmenaient le maire et deux notables,la corde au cou, avec menace de les fusiller net,si la colonne était inquiétée en traversant lesbois.

Plus de trente habitations avaient été incen-diées. Onze personnes avaient succombé, entreautres le vieux Moussemond, l'huissier, le pèrede Victor; on le retrouva à moitié carboniséprès de son coffre-fort. En partant, l'ennemitenta de brûler la maison Jorre, d'abord épar-gnée parce qu'une ambulance y avait été instal-lée mais le ieu fut éteint, sans dégâts considé-rables.

LamaisonFraisieravaitété sauvéeparun singu-lier hasard. Un chirurgien allemand, le brassardsur la manche,un flacon de pétrole dans la maingauche, un long pinceau dans la main droite,badigeonnait déjales rayons du magasin,lorsqueConstant Fraisier reconnut ce pétroleurpour uncamarade de la vingtième année, qui, étudianten médecine,avait logé à Paris,pendantquelques

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mois, sur le même palier que lui. En souvenirdel'ancien temps, l'homme au pinceau daigna pro-téger la famille et les biens de son ci-devantvoisin.

Mais Lucile, brisée déjà par le départ d'An-dré, fut, dans cette affreuse journée, assailliede telles angoisses,qu'elle en tomba gravementmalade.

Rouillon venait chaque matin prendre de sesnouvelles. Cette maladie le troublait, l'inquié-tait au suprême degré. Il avait peu de remordsd'ailleurs, n'ayant tué personne de sa main,et secroyantà l'abri de tout soupçon. Et puis,n'avait-il pas fallu sacrifier trois hommes ? Autantceux-là

que d'autresC'était un cas de légitime défense.!1 montrait, en outre, une activité étourdis-

sante. Il faisait fonction de maire; et ce n'étaitpas une sinécure alors,Verval ayant sans cesse àhéberger les détachements ennemis qui s'y suc-cédaient régulièrement.

Les chefs descendaientchez Rouillon.Il s'ap-pliquait à les satisfaire. Il admirait leur correc-tion, leur politesse, et même, disait-il, leursensibilité. Il s'extasiait sur la discipline de leurssoldats. Ah ils ne ressemblaient guère à ceschenapans de francs-tireurs1

Il réussit à préserver la commune des réquisi-tions les plus onéreuses. Par son entremise, àdix lieues à la ronde, les fermiers vendaient leur

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bétail aux Allemands, et le vendaient un bonprix. Lui, il rachetaitpour presque rien les peauxdes bestiaux abattus.

11 gagna ainsi de fort jolies sommes et devinttrès populaire. N'avait.il pas eu cent fois raisonde protester contre cette folle attaque du pont,si funeste à la petite ville? N'était-il pas devenula providence du pays?Tout le monde en profi-tait. L'ennemi, quand on le laissait tranquille,était bon enfant.

On passait devant les ruines des maisons brû-lées, sans plus y faire attention; et personnen'avait le loisir de songer aux morts.

XX

A l'inquiétude que lui causait la maladie deLucile, Rouillon sentait parfois se mêler uneobscure et farouche satisfaction. Si la jeunefille avait été profondémentanectée, c'est quel'hommeaimé par elle avait été atteint. Le rivalheureux n'existaitplus.

A certains moments, Rouillon en avait desaccès de joie féroce et comme un redoublementde vitalité. U ne faisait plus mystère de sonamour; bien au contraire, il l'affichait sans

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réserve, prenant soin de compromettre Lucile

par ses assiduités.Cependant, l'état de la malade empirait.

Allait-elle donc succomber? Mais alors ce seraitlui, Rouillon, qui, par la mort du bien-aimé,l'aurait tuée, elle1

Cette idée maintenant le persécutait. !1 enperdit l'appétit et le sommeil. !1 fit venir deNeuville un médecin renommé. La jeune fille,

que sa mère soignait admirablement, eut enfin

une crise salutaire.Elle se trouva hors de danger.La convalescence fut longue; et Lucile était

encore bien frêle, bien pale, pendant ce splen-dide mois de mai,dont le radieux soleil illuminade si tristes choses.

Son rétablissement ne tut complet que le jouroù l'on eut des nouvelles d'André. Il écrivait du

fond de l'Allemagne. Il était là prisonnier; là, ilavait été, presque en même temps que Lucile,

entre la vie et la mort. Une fièvre typhoïde avaitfailli l'emporter. Il se sentait assez bien mainte-

nant, et il annonçait son prochain retour.Au commencement de juillet, un an juste

après la première démarche,Rouillon reparla dumariage à Constant Fraisier. Celui-ci réponditévasivement. Ses affaires allaient mal. Il étaitfort embarrassé, entre ce créancier tout-puissant

et Lucile, qui, soutenue par sa mère, lisait lasourde oreille aux représentations les plus sages,

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aux supplications les plus pathétiques. Il louvoyatant qu'il put. Enfin, la situation n'étant plustenable, il provoqua une explication directeavec Rouillon.

Celui-ci ne manqua ni d'aplombni d'adresse.Lucile, qui ne voulait pas rompre avant le retourd'André, d'abord éluda la question, se plaignitd'être encore faible et souffrante. Il insista, affir-mant avec autorité qu'elleétait plus forte et plusbelle que jamais. Froissée par ces complimentsagressifs, onensée par cette insistance impé-rieuse, elle fut prise d'une irritation fébrile, neput se contenir plus longtemps, déclara queprésentement elle n'avait aucun goût pour lemariage, salua et sortit.

Rouillon revint chez lui exaspéré. M résolutd'employer les grands moyens. Il déchaîna leshommes de loi, démasqua toutes ses batteries.Fraisier perdit espoir.

Lucile restait, de son côté, aussi intraitableque Rouillon du sien; elle attendait André avecimpatience.

XXI

Un matin, Fraisier voulut faire une dernièretentative auprès de Rouillon.

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« Je n'ai pas pu lui parlerl dit-il en rentrantau magasin. Il ira jusqu'au bout; il ne nous feragrâce de rien.

– Dois-je me vendre à cet homme?répliquaLucile avec énergie. Si nous en sommes là, est-cema faute? &»

Mais subitement, elle se dressa, transfigurée,radieuse

« André André s'écria-t-elle.Et, emportée par un irrésistible élan, elle se

jeta dans les bras du jeune homme, qui venaitd'apparaître sur le seuil.

« Oui,père, reprit-elle après la première effu-sion, oui, c'est lui que j'aime. Il nous défendra,il nous sauvera, j'en suis sûre. Je ne crains plusrien maintenant. Mais regardez donc 1 Il a lacroix M a l'uniforme d'officier Oh 1 que je suisheureuseIl ne nous en avait rien dit dans salettre, l'égoïste! Il voulait voir notre surprise.Vite, il faut nous mettre au courant.»

André dut racontertout au long, puis répéteret répéter encore,la suite accidentée de ses aven-tures militaires.Après Sedan, après les torturessubies au funèbre campement de la presqu'îled'Ige, il avait pu s'échapper, gagner la Belgique.Revenu en France, incorporé à l'armée du Nord,il avait pris part aux batailles de Villers-Breton-

neux et de Pont-Noyelles, au combat d'Achiet-le-Grand. Il avait été décoré et promu sous-

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lieutenant le 3 janvier, après la victoire deBapaume.

Blesse au front et à l'épaule droite devantSaint-Quentin, il était retombé entre les mainsde l'ennemi,et il avait été interné dans la Prusseorientale.

A son tour, il voulut savoir tout ce qui s'étaitpassé à Verval en son absence.

a Tranquillisez-vous1 dit-ilà Fraisier, en appre-nant les dernières manoeuvres de Rouillon. Lu-cile a raisonde ne plus rien craindre. D'après ceque m'a montré ma mère, nous avons une for-tune à présent; et je pourrai bientôt désinté-resser cet homme.

Oui, c'est la vérité, ajouta M" Jorre, quiavait accompagné son fils. Le notaire est venuen personne, hier soir, à la maison, pour m'an-noncerque, toutes informations prises, nous hé-ritons des Moussemond. Ce malheureux Victora été fusillé sur la côte, tandis que son père suc-combait dans l'incendie.Nous sommes les plusproches, et, je crois, les seuls parents qui leursurvivent.

Ne perdons pas une minute1 reprit An-dré. Monsieur Fraisier, accompagnez-moi chezRouillon. Nous ne reviendrons pas sans l'avoirvu. Je lui donnerai ma parole, et au besoin masignature. Il faut que ses poursuites cessent im-médiatement.

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XXII

Ils rencontrèrent Rouillon devant sa porte. Ilrentrait chez lui. Il ne put décliner leur visite etles introduisit dans son bureau.Ahdré lui soumitl'état de la situation dressépour M°"' Jorre par lenotaire et s'offrit comme caution de Fraisier.

« Mais Fraisier ne pourra jamais vous rem-bourser fit Rouillon, étonné au point d'en ou-blier ses intérêts pécuniaires. Il est insolvable.Pourquoi le garantissez-vous?

J'espère être bientôt de sa famille.Vous 1 Comment?Depuis longtemps, M"" Lucile et moi, nous

nous aimons.»Rouillon devint livide. Un moment, il restaétourdi du coup.« Ce n'est pas possible 1 dit-il enfin d'une

voixrauque, les yeux braquéssur le jeune hommeavec une expression farouche de stupeur et dehaine. Fraisier, est-ce vrai?»

Fraisier hochait la tête sans répondre, et, leregard oblique, tournait son chapeau de nailleentre ses mains.

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« Vous m'avez indignement trompé s'écriaRouillon.

Il s'était levé, le visage menaçant. Fraisierrecula.

André allait s'interposer,quand la porte s'ou.vrit un brigadier de gendarmerie parut.

« Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j'ai leregret de vous déclarer que je vous arrête aunom de la loi. Voici le mandat; veuillez mesuivre. »

Rouillonsemblait ne pas comprendre.Avait-ilbien entendu? Arrêté, lui! Pourquoi?

Le brigadier tendait le papier. Il lut. C'étaitbien contre lui, François Rouillon, qu'était dé-cerné le mandat.

« Que signine cela? demanda-t-il au gen-darme.

Vous êtes prévenu, paraît-il,d'avoir eu desintelligences avec l'ennemi et d'avoir fait fusillertrois personnes. »

Rouillon chancela, hagard, accablé, Il avaitrevu tout d'un coup, avec une effroyable inten-sité, la scène de la Villa des Roses. Là, devantlui, sur le guéridon du salon, elle luisait commedu feu, la liste des trois noms, la liste rouge etil croyait tenir encore ce crayon qui lui brûlaitles doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas,M' Dufriche suppliante, Madeleine entraînéebrutalement, puis, sur la route, Victor Mousse-

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mond répétant aux soldats (f Je n'ai pas touchéun fusil! J'aime les Allemands,c'est injuste! »

Ainsi, cetteabominable dénonciation,ce triplemeurtre, aboutissait à quoi? Au mariage de Lu-cile avec André Jorre qu'elle aimait, avec Andréenrichi par son crime, à lui Rouillon, par cecrime qui maintenant, comme un monstre maldompté, se retournait contre le criminel pour lemordre au coeur!1

Il se sentait défaillir. Par un violent effort, ilreprit possession de ses facultés. Etait-il doncperdu sans rémission? Avait-on des preuves?C'était invraisemblable. Pourquoi les Prussiensauraient-ils témoigné contre lui? Ces réflexionsrapides lui rendirentun peu de calme.

« Dès que je serai libre, dit-il à Fraisier, nousreparlerons de votre affaire. Excusez-moi; il fautque j'aille voir ce qu'on me veut. Je n'y com-prends rien. »

Puis, s'adressantau brigadier« Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir mé-

prise tout sera vite éclairci. ?»

XXIII

Les preuves que Rouillon croyait impossiblesà produire, étaient acquises contre lui.

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Tant que l'ennemi avait occupé Verval, tantque la tranquillité n'avait pas été complètementrétablie, Madeleine Cibre avait gardé son se-cret. Elle ne se décida pas sans trouble et sansdéchirement à perdre le misérable qu'un mo-ment elle avait aimé1 Mais chaque jour, à touteheure, elle voyait la navrante douleur des bravesgens qui l'avaient recueillie, sauvée, et dontle fils unique avait été victime d'une si odieuselâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dittout à M. Dutriche. Elle lui remit la pièce déci-sive. La justice fut saisie.

Devant le Conseil de guerre, François Rouil-lon eut d'abord une attitudehautaine. !1 comptaitsur les nombreuses personnes à qui, pendantl'invasion, il avait procuré des affaires si lucra-tives. Est-ce que tout le monde, sauf les enragés,ne professait pas la plus grande estime pour luià Verval? Certes, les témoins à décharge ne luimanqueraient point.

Néant que tout cela 1 De la fosse où il lacroyait à jamais ensevelie, la vérité se dressa,irrésistibleMadeleine, lorsqu'il lui eut reprochéde le calomnier par vengeance personnelle, l'ac-cabla sans pitié. M. et M~" Dufriche firent surles juges une impression profonde. Maintes cir-constances vinrent corroborer l'accusation. En-fin, un incidentdécisifdissipales derniersdoutes.Une enfant de dix ans, la fille du jardinier de la

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Villa des Roses, surprise par l'arrivée des Alle-mands, s'était réfugiée dans le salon, où, blottiederrière un rideau, elle avait assisté à toute lascène de dénonciation, qu'elle évoqua avec uneingénuité terrible.

Quand elle eut terminé, Rouillon se leva deson banc. La rumeur qui remplissait la salle,s'apaisa. Il se ne un silence solennel.

« C'est vrai, dit-il, je suis un misérable. Con-damnez-moi, et qu'on en finisse au plus tôt 1

J'aimais une femme qui ne m'aimait pas. J'étaisjaloux;je n'ai pu résister à la tentation de perdreceux que ma jalousie soupçonnait. Crime ab-surde et inutile Mon rival heureux a survécu;bientôt il épousera celle pourqui je vais mourir.Voilà mon châtiment, le vrai, le seul Il estjuste. Mais je ne suis pas un traître. Je n'ai rientramé contre la patrie. Je voudrais n'avoir jamaisvécu. »

XXIV

Condamnéà mort, il refusa de se pourvoir engrâce.

Quand, aux premières pâleurs de l'aube, onlui annonça que l'heure suprême était venue, il

prononçace seul mot Enfin1

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« Je me repens, dit-il à l'aumônier; et monrepentir est profond, absolu, résigné. Je ne sau-rais 'jnrir autre chose au bon Dieu, s'il y a unbon Dieu, ce qui me paraît invraisemblable.N'insistez pas Mais vous pouvez me rendre unservice. Voudrez-vous remettre, vous-même, cebillet à M"" Fraisier? Il est ouvert, je vous priede le lire. Vous verrez que rien n'y est compro-mettant pour vous ni pour elle. ~)

La lettre était ainsi conçue

« J'aurais voulu vous revoir, mademoiselleLucile, et vous supplier, non de me pardonner,mais d'avoir quelque pitié pour moi.

« Ce qui me désespère, c'est l'exécrable sou-venir que je vous laisse.

f< Certes, je suis châtié justement. Et pour-tant, aimé par vous, j'aurais été un honnêtehomme. Tout le mal vient de ce que vous n'avezpu m'aimer. Ce n'était pas votre faute, je lesais. Ce n'étais pas non plus la mienne.

« Je vous pardonnece que j'ai souffert,ce queje souffre encore à cause de vous. Jamais vousne serez aussi heureuse que je suis malheu-reux.

<( Je n'ai que des parents éloignés. Entre euxet moi aucun lien, aucune affection. Je vouslèguetoutemafortune.Acceptez-la poursecourirceux auxquels j'ai nui, pour réparer autant que

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possible le mal que j'ai fait. C'est un devoir

pour vous.« Tâchez de m'oublier. Adieu. »

XXV

Il taisait déjà grand jour.Rouillon monta avec l'aumônierdans une voi-

ture du train des équipages militaires.Il en descendit sans faiblesse; et, d'un pas

ferme, il alla se placerdevant le poteau,prépareau pied d'une des buttes du polygone.

Il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux.Pendant que l'ofncier d'administration, greffierdu Conseil de guerre, lui lisait son jugement, ilôta tranquillement sa jaquette et son gilet. Lalecture finie, il embrassa l'aumônieret resta seuldevant le peloton d'exécution.

Alors, par cet instinct, si profondément hu-main, qui entraîne les moribonds à ressaisiret àrésumer leur existence entière dans une manifes-tation suprême, il chercha une idée, un mot, uncri, où exhaler tout son être. Mille souvenirss'éveillèrent en lui avec une promptitudeet uneacuité magiques. Il se rappela, pour les avoir

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entendu citer, pour les avoir lues çà et là, dansles journaux,dansles romans, ou même dans sespetits livres d'écolier, les dernières paroles descondamnéscélèbres.Pouvait-ilcriercomme eux« Vive le Roi :& ou « Vive la France1 Vive laRépublique 1 Vive l'Humanité!

& Non. Il vou-lait pourtant crier quelque chose; il le voulaitobstinément, passionnément. Dans son entête-ment enfantinet tragique, il mettait à le vouloirtout ce qui lui restait de libre volonté. Il n'avaitplus qu'une seconde. Il ne trouvait rien. Il vitl'officier donner le signal; et machinalementalors, avec une précipitation fébrile,il cria d'unevoix folle, d'une voix tonnante

« Vive la Mort1 »

XXVI

Vive-la-Mort, tel est le sobriquet funèbre souslequel se perpétue, à Verval, la mémoire deFrançois Rouillon.

Le petit voiturier, qui récemment me contaitcette histoire, m'avait dit en guise de préam-bule

« Voulez-vous que je vous fasse connaîtrel'aventure de Vive-la-Mort? »

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En guise de conclusion, il ajouta« Mieux vaut crier Vive la Vie! n'est-ce pas,

monsieur?»Ce brave garçon n'avait pas subi la pire des

invasions tudesques, celle de Schopenhauer, deNietzsche et de Hartmann.

La Revue <<« Nord. tS~t-tS~.

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Le Mariage d'Octave

méritions bien, elle, cette profonde admiration,moi, ce profonddédain.

Portrait de ma cousine mignonne à ressus-citer Ronsard; pas plus grande que Cendrillon,mais princesse jusqu'au bout des doigts; avecdes yeuxd'un brun doré et un toutpetit front dedéesse,autour duquel ondulaient, Bottaient, vo-laient de légers cheveux blonds, plus aériensque les spirales de tumée d'une cigarette orien-tale.

Acousine Édith me dédaignait profon-dément et j'admirais profondémentma cousine Edith. Et, certes, noust « < <

1

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Ma cousine savait merveilleusements'habiller.Sa mise lui était aussi personnelle que l'éclat deson regardet le rayonnementde son sourire. Etsous ses toilettes, les plus simples ou les plussplendides, elle s'épanouissait aussi naturelle-ment qu'une noble fleur parmi sa frondaisoncapricieuse.

Il

Telle était ma belle cousine, qui me dédai-gnait, non sans raison. Moi? figurez-vous ungrand diable très ébouriné, ni laid ni joli, ha-billé par le tailleur paternel, à peine sorti derage bête, moitié étudiant, moitié homme, Pari-sien de la rive gauche, avide de toute science,detout plaisir, dévergondé au cabaret, et n'osantpas parler à une jeune fille dans un salon. J'ido-lâtrais follement, frénétiquement, sottement, lesfemmes en général et en particulier ma cousineÉdith; et comme tous ceux qui idolâtrent folle-ment, frénétiquement, sottement, les femmes engénéral et leur cousine en particulier, j'étaisaussi malheureux que maladroit en amour.

Les femmes n'aiment guère que les hommesqui commencent par s'aimer eux-mêmes. 11 faut

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leur donner l'exemple. Pour ma part, je man-quais totalement de cette confiance impertur-bable qui fascine les faibles et les ignorants.Puis je ne savais ni bostonner, ni chanter aupiano, ni inventer une charade, ni organiser depetits jeux innocents. Une fois, dans un bal, envoulant prendre avec les dents, à cloche-pied(une figure de cotillon me l'imposait,hélas 1) unsac de bonbons posé sur un tabouret, il m'étaitarrivé de glisser et de tomber lourdement, detout mon long, aux pieds de ma cousine.

Jadis mon oncle avait vaguement parlé d'unmariage possible entre elle et moi; ma tanteavait souri, mais Edith avait fait la moue.

III

Je ne lui inspiraisdécidément que de la pitié.Je ne l'ignorais pas. J'en vins à me dire & Monbon ami, ta belle cousine n'est point faite pourtoi. » Et je me mis à travailler, à m'amuser,comme travaillent et s'amusent les écoliers pari-siens. Je n'étais malheureux que de loin en loin,et j'avais pour me consoler d'assez nombreuxcamarades des deux sexes. Je Unis réellement,j'en demande pardon aux personnes sentimen-

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tales,par ne plus trop penser à ma cousine. « Çan'est ni coeur, ni chair, ces petites créatures-là,m'écriais-je; c'est tout taffetas ))»)

Les jours, les mois passèrent. J'obtins mondernier diplôme. Je pris des vacances, je voya-geai. Je revins me faire inscrire comme avocatstagiaire au Palais de Justice. Ma cousine Edithdevenait de plus en plus adorable et de plus enplus hautaine. Mais je ne pensais plus, oh 1 plusdu tout à elle. Cela ne m'empêchait pas d'allerrégulièrement, en bon neveu, voir mon oncle etdîner chez ma tante. Mon oncle me battait aubillard, ma tante m'humiliait au whist; et j'étaisbien vu dans la maison, saut par la princesseTout-Taffetas, par cette inaccessible Edith.

IV

En voyage, à Genève, dans une pension bour-geoise du quai des Eaux-Vives, fréquentée parles touristes de toutes les nations, j'avais fait laconnaissance d'un jeune Athénien, répondantau nom sonore de Philippe Sébastopoulos etpassant pour archimillionnaire. Ce grand gail-lard brun, à la barbe tounue, à la taille athlé-tique, à la physionomie calme et forte, aux yeux

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très noirs, très doux et paresseusement passion-nés, à la voix singulièrement pénétrante,m'avaitpris en affection à table d'hôte, après plusieursconversations ou nous nous étions trouvés dumême sentiment et du même avis. Pendant troissemaines, il m'avait entraîné à travers les monts.:t les lacs, citant des vers d'Homère,et célébrantla beauté des jeunesAnglaisesvoyageuses.Nousnous étions quittés excellents amis, et nousétions retournés, lui à Londres, chez un grandnégociant de la Cité, son compatriote, et moi àParis, après avoir échangé nos photographies etjuré par le Styx de nous écrire toutes les se-maines. Je n'avais jamais reçu depuis lors uneligne de lui, il n'avait jamais reçu un mot demoi.

Mais un matin, comme j'ouvrais ma portepour aller déjeuner, je tombai soudain dans lesbras de Sébastopoulos. Nous criâmes sept foisHourra! Et je lui dis gravement

« Salut, Philippe aux pieds légers. Par Her-cule, sois le bienvenu sous mon toit. Quellesnouvelles m'apportes-tu des charmeresses bri-tanniques ?

Octave, elles ne me charment plus, cesgrandes filles d'Albion à la poitrine plate et auxpieds kilométriques. Elles sont belles et bêtescomme des dahlias. Vive la France j'aime àParis.

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A Paris 1

Oui, je suis ici depuis quinze jours, etdepuis quatorze j'idolâtre une créature aussiadorable que peu farouche.

Qui s'appelle?Noëmi de Riol.Oh 1 la fine fleur du panier parisien; une

reine du monde où l'on aime vite 1

Il y a treize jours au moins que j'aurais dûme présenter ici. Mais elle m'a fait perdre latête. Il a fallu pour me rendre la mémoire, quesa petite amie,CélineOrange,vînt tout à l'heures'inviter à passer la journée avec nous, ayant àse distraire de je ne sais quel chagrin d'amcur.« Va chercher un ami, m'a dit Noëmi aussitôt;je n'aime pas avoir un cavalier pour deux.»Alors j'ai songé à toi, et me voilà. Viens-tu dé-jeuner sans façons ? ?»

V

Ce jour-là, justement, j'avais toutes sortesd'afaires très sérieuses; je n'en trouvaique plusde charme à accepter cette invitation dépouilléed'artifice.

On déjeuna chez Noëmi. On se grisa légère-

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ment. Au dessert, Céline s'épancha dans monsein. Noëmi me reprocha de ne pas être assezconsolant. Je devins affectueux. « Trop affec-tueux 1 objecta alors Noëmi. Elle fit atteler; etfouette, cocher1 Oh le beau cocher à fourrures 1

A la place de Sébastopoulos,j'aurais été jaloux.Les roues tournaient, ma tête aussi; l'église

de la Madeleine vint majestueusement à notrerencontre;de chaque côté les maisonsdéfilaient,les passants fourmillaient. Puis les arbres desChamps-Elysées s'ébranlèrent; puis l'Arc-de-Triomphe, tel qu'un gigantesque éléphant depierre,se dressa sur ses hautes jambes massives;puis les buissonsdu Bois s'agitèrent devant noschevaux. Les deux dames bavardaient commedes perruches;et de temps en temps, à proposde rien, tous les quatre à la fois, nous éclationsde rire. Je fumai un londrès exquis. Mais tout àcoup j'eus un soubresaut, et la jeune Célines'écria « Qu'a-t-il donc? Est-il malade? Le voilàpâle comme la vertu.»

J'alléguai un éblouissement. J'avais été brus-quement dégrisé. Notre voiture venait de croisercelle de mon oncle Ma tante, en chapeau develours grenat, m'avait jeté un coup d'œil ter-rible et ma cousine, en rubans bleus, avait pro-mené sur nous un regard de stupéfaction. J'enrestai longtemps rêveur.

A dîner, cette vision rapide s'eSa~ peu à peu

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de mon esprit. Céline était irrésistible, la petitesainte nitouche, avec ses airs de perversité ingé-

nue. Je me sentis de nouveau grisé.Tout ce quej'avais de drôleries dansla cervelle partitconuneun feu d'artifice. On me permit un baiser surune joue, un baiser sur l'autre joue,un troisièmebaiser sur les lèvres. Je redevenaistendre. Noëmi

proposa d'aller au théâtre. Personne ne voulait.Elle tint bon. Etait-elle éprise d'un ténor? OnjouaitFaust à l'Opéra. Il fallut y aller. La voitureroula dans la nuit sur le pavé des rues; puis, su-bitement, nous nous trouvâmes en pleine lu-mière, dans une loge de face, au milieu d'uneassistance silencieuse, qui écoutait avec recueil-lement le premier duo de Faust et de Méphisto.

V!1

« Ayons de la tenue 1 » me souffla ce bonSébastopoulos. Nous nous efforçâmes d'êtrecalmes. Mais en vain. On nous chuta du par-terre. Un monsieur faillit me provoqueren duel.L'ouvreuse vint mielleusement nous conseillerd'échangernos observations un peu moins haut.A l'entr'acte j'allai chercher des bonbons, etnous nous apaisâmes à les croquer. Céline les

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trouva si doux, qu'elle n'eut pas honte de medonner un baiser sonore au fond de la loge. Onse retourna vers nous; je m'avançai pour payerd'aplomb et je me mis par contenance à lorgnervaguement.

Fatalité Au bout de ma lorgnette,dans uneloge peu éloignée de la nôtre, que vois-je?Est-ce une hallucination? Je suis gris, ce n'estpas possible. Mais si c'est bien eux. Hélas 1 oui.

Eux! vous devinez qui. Mon oncle, ma tante,mafière cousine Edith! Mon oncle me regarde ducoin de l'oeil. Ma tante est rouge comme unebotte de pivoines; ma belle cousine semble toutepensive. Vainement j'écarte l'impitoyable lor-gnette. Ils sont là, ils y restent.

Décontenancé, je me rejetai vivement dansl'ombre. Céline, curieuse comme la police etmaligne comme la fièvre, devina vite. « Octavea des parents dans la salle; on a reconnu Oc-tave, nouscompromettonsOctave.Jeunehomme,ou siège ta tribu?»

Et, des yeux, elle fouilla toutes les loges avecla plus scrupuleuse impertinence. Je ne savaiscomment la modérer. Heureusement la toile serelevait. Siebel chanta ses couplets timides etpassionnés

Dt<M-h<t ~«~ r<KMM1.J'avais envie de pleurer. Cette musique m'é-

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nervait. Il me semblait, chose étonnante quemon cœur chantait avec Siebel, non pour Cé-line, maispour Édith. Je n'osai la regarder, mais

son image me hantait.Tout l'acte me parut divin, de fraîcheur,

d'harmonie, de passion.L'entr'acte suivant fut terrible 1 On me ta-

quina, on me questionna à outrance. Je voulusfiler. Impossible1 Je dus prendre les dames parla douceur et leur faire de fausses révélations.

Vers la fin, une angoisse me saisit « Si nousallions nous rencontrerdans l'escalier a

Je fis tout pour éviter ce qui me semblait lecomble de l'opprobre, hâtant d'abord le départ,puis le retardant, et, après la lorgnette, cher-.chant les gants que préalablement j'avais faitdisparaître dans mes poches. Tout fut inutile.Céline prit mon bras, m'entraîna vers le grandescalier, et je me trouvai nez à nez avec ma bellecousine. J'hésitai une seconde. Puis, par unehardiesse qui, à moi-même, me parut étrange,jepassaimon chemin,n'ayant de regards que pourma compagne et anectanc des prévenances infi-nies. Enfin, nous sortîmes du théâtre. Ouf jerespirai.

Sébastopoulos voulut souper. Je me grisaicette fois si effroyablement qu'on fut obligé deme faire reconduire chez moi.

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V!!

Je ne me décidai que quinze jours plus tard à

retournerchez mon oncle. Ma tante eut une ma-nière de me recevoir qui m'enrhuma du cerveauinstantanément.Mais ma cousine eut l'air de nepas me garder rancune. Je restai à dîner. Macousine fut avec moi d'une amabilité singulière.Elle parla joyeusement du bal ou elle devaitaller le soir même.

Mon oncle était taciturne. Après le repas, il

me prit à part et me dit « Tu mériterais

Tiens 1 tu aurais mieux fait de ne pas revenir.On ne se montre pas comme ça en public. Ma

femme est furieuse.»J'allais me retirer, l'oreille basse, quand Édith

vint à moi, riante, coquette, pimpante, et rou-coula d'un ton infiniment câlin

« Est-ce que M. Octave daignera danser avecnous ce soir?

Oh 1fit sa mère.M. Octave est peut-être engagé ailleurs, »

reprit la douce créature.Ma tante était stupéfaite; mon oncle rénéchic,

puis il me dit

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«Viens 1 »Et je lea suivis, ayant, moi aussi, une invita-

tion pour ce bal.Ma cousine semblait ne vouloir valser qu'aux

bras de son cousin. Ma tante était de plus enplus ahurie.

Huit jours plus tard, après dîner, Edith ouvritle ~)iano. Nous étions en famille, nous quatreseulement. Je lui demandai si elle ne chanterait

pas. Elle fit une moue gracieuse. J'avais beau-coup étudié la musique depuis quelque temps.Je me mis sur le petit tabouret, devant le cla-vier blanc et noir. Faust me vint par hasard sousles doigts. Edith chanta l'air de Siebel, et jel'accompagnai jusqu'au bout, sans faute, mais

non sans émotion

« Dites-lui que je l'aime! »Mon oncle réfléchissait de nouveau, ma tante

n'en revenait pas.A Noël, je conduisisle cotillon avec Edith.Au jour de l'an, je me réconciliai avec mon

oncle; au carnaval, avec ma tante.A la mi-carême,je demandai à ma cousine si

elle me détestait toujours comme autrefois. Elle

me répondit « Ohbien plusB et rougit enriant.

A Pâques, mon oncle me dit « Farceur! tune mérites pas ton bonheur! Et ma tante« Au moins, vous êtes bien sûr d'aimer Edith?

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Vous avez fait de telles folies, Octave 1 Je juraique j'étais devenu sage.

Au mois de mai, mois des roses, j'épousaimabelle cousine.

Sébastopoulos est secrétaire d'ambassade àRome.

Noëmi joue la comédie sur je ne sais plusquelle scène subventionnée.

Céline Orange est duchesse de la maingauche.

Et la musique de Gounod sera toujours pourmoi la plus belle musique du monde.

La ~CMOMMtM<U-<M<~M<:ci M<~<!W;. 26 avril it~}.

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La Demoiselle du moulin

à sept ou huit lieues de la capitale. La garni-son s'y renouvela fréquemmentpendant les pre-miers jours du siège. Au bout de quelque temps,on y laissa à demeure un corps d'occupationpeu nombreux, sous les ordres d'un résidentcivil et d'un lieutenant.

Les soldats essayèrent de se familiariseravecles habitants et les habitantes. D'abord, ilsapprivoisèrent les petits enfants par leurs ca-

UAND les Allemands investirent Paris,en 1870, ils occupèrent le bourg deMarHeury,surlapetite rivière l'Yvrine,t 4.

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resses et leur apparente bonhomie; mais ilsvirent bientôt les enfants même s'écarter d'eux,

et, sauf quelques rares exceptions, ils ne ren-contrèrent partout qu'un accueil parfaitementglacial. On les voyait errer au bord de l'eau ousous les grands arbres de la promenade, lespieds symétriquement lourds, le corps roide, latête droite et carrée sous la casquette de petitetenue, une branche cassée à la main, un cigarenoir à la bouche, et dans les yeux une sorte delente et machinale rêverie.

Le lieutenant,jeune homme de famille noble,était sérieux, bien fait, suffisamment instruit,avait des manières distinguées et parlait sansaccent notre langue. Il s'ennuyaitde cette inter-minable guerre, écrivait le plus de lettres qu'ilpouvait, et trouvait encore de nombreux loisirs.Souvent il prenait un bateau et descendait lecours de l'Yvrine en compagnie d'un sous-offi-cier favori, avec lequel il partageait les cigaresqu'il se faisait adresser.

Sur l'Yvrine,il y a un moulin.Le meunier étaitun gros courtaud,tête dans les épaules, cheveux

ras et grisonnants, large face, large bouche,teint sanguin sous le hâle, menton empâté, ceilà fleur de tête. La famille du meunier se compo-sait simplement de sa femme et de sa fille.Madame la meunière, personne d'une quaran-taine d'années, longue et maigre, avait le visage

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mat, l'oeil clair et sec, les lèvres minces, lefront étroit, l'air âpre et envieux. Pour la demoi-selle du moulin (c'est ainsi qu'on disait dans lepays), elle ne ressemblait guère à ses parents.Amédine était fraîche comme le mois de mai,belle comme la première rose du printemps etdouce comme une petite fauvette. Sous sesfins cheveux blonds, elle avait la grâce et lecharme. Sa mère, fort ambitieuse, l'avait mise, àdouze ans, dans un couvent de premier ordre;elle y était restée trois années sans apprendre nioublier beaucoup de choses, et était revenue,aussi franche, aussi naïve, aussi simplementbelle,mais un peu plus songeuse,régner, commeune petite fée, sur l'écume argentée qui sortaitde la roue du moulin.

II

Le lieutenantKarl descendit un jour la rivièrejusqu'à la prairie du meunieret vit la jeune fille.Il revint souvent, la revit plusieurs fois et sesentit bientôt tout à fait épris d'elle.

D'abord il ne voulut pas se l'avouer. Quandil ne lui fut plus possiblede se cacherson amour,il s'etïbrça de le vaincre. Tout conquérant qu'il

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fût, il n'y réussit pas. Les petites boulottes, quiavaient jusque'là brillé dans sa mémoire, pâ-lirent, s'évanouirent devant les yeux bleus del'étrangère. C'en était fait il était amoureux,profondément amoureux.

H en fut humilié, il en fut irrité. Il songea àenlever Amédine de vive force; cela lui parutvite absurde. Il tâcha d'oublier, puis il voulutdemander un changement de résidence. Maisl'image d'Amédine lui restait au coeur, et il en-tendait en rêve le son de sa voix fraîche et pure.

Quand la passion eut complètement envahil'envahisseur, quand elle eut exterminé les sou-venirs gênants, les scrupules et les hésitations,il ne pensa plus qu'à une chose, il n'eut plusqu'un but se faire aimer. Pour s'introduiredans la maison, il déploya une diplomatie dignedu premierministre de son roi. Il fit espionner,espionna lui-même, apprit les habitudes de lafamille, sut le caractère du père, celui de lamère, leurs côtés faibles, se concilia les deux

paysans qui travaillaient au moulin, caressa lesanimaux, échelonna ses progrès et finalementparvint à entrer dans la place.

L e meunier avaitune passion,cellede l'argent.La meunièren'était pas moins intéresséeque sonmari. Elle caressait un idéal faire de sa fille unedame, une riche et belle dame, qui pût mépriserpère et mère.

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Les temps qu'on traversait étaient durs, envérité.

On était singulièrement gêné au moulin; unemauvaise spéculation avait emporté la plupartdes économiesde la maison. Les avarices et lesambitions aigries fermentaient au cœur de cespetites gens. Amédine fleurissait sans souci detelles choses, mais parfois, la nuit, elle pleurait,en entendant les coups redoublés des canons dusiège.

Karl gagnavite les bonnes grâces du père etde la mère. Il les flatta, leur força la main pourleur faire gagner de l'argent, se montra désoléde la guerre, dit du mal des rois et des empe-reurs, du bien de la France et de l'Allemagne,et soupira longuement après une paix loyale etprochaine.

Il devint l'hôte coutumier du moulin. Amé-dine sentit tout de suite qu'elle était aimée delui, que c'était pour elle seule qu'il venait. Elleperdit sa gaîté, n'eut pas l'air de comprendre,et ne cessa de se montrer froidement réservée,dédaigneusement distraite.

Elle eut beau faire; Karl, oisif et déconcerté,s'enfonçait de plus en plus dans son amour. Ilavait d'abord songé à un enlèvement,puis à uneséduction; il était absorbé maintenant par unesérieuse et mélancolique rêverie. Amédine res-tait indifférente.

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III

Cependant Paris anamé capitula; la paix futsignée. Les Allemands durent évacuerMarfleury.Avant de partir, car il fallait absolument partir,Karl ne put résister à la tentation d'ouvrir soncœur à la jeune fille. Il s'était toujours montrési respectueux envers elle, qu'on ne faisait plusscrupule de les laisser ensemble.

Ils étaient donc seuls dans le pré, sur le bordde l'eau. Karl dit

« Mademoiselle, nous allons bientôt vousquitter.

–Ah! fit-ellesimplement,avec une intonationqui signifiait: « Plût à Dieu que vous ne fussiezjamais venus! »p

J'en suis désespéré, reprit-il, après un si-lence.

Désespéréd'être victorieux?Comme vous dites cela! on croirait que

c'est moi qui ai déchaîné cette guerre. »Elle ne répliqua rien.

« Oh! vous ne nous aimez pas! })

Nouveau silence.

« Si l'un de nous vous aimait cependant.

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de tout son cœur. de toute son âme! Est-ceque vous ne voudriez même pas l'écouter?

Si l'un de vous avait ce mauvais goût, ilferait mieux de se taire.

Pourtant, il faut que je vous parle. Ohl nevous éloignez point; que craignez-vous de moi?N'entendez-vous pas quema voix tremble? C'estque je vous aime; oui, le mot est dit, je vousaime.

Elle fit un mouvement d'incrédulité.« Vous ne le croyez pas, vous ne voulez pas

le croire. Hélasl je quitte demain votre pays.Quand le temps aura commencé à faire oublierles misères de cette lutte funeste, je reviendrai.Je n'aurai plus cet uniforme, qui maintenantvous irrite encore. Je vous reverrai, si vous lepermettez. J'aurai l'assentimentde ma famille,et peut-être obtiendrai-je l'assentiment de lavôtre,pourvous aimer. Adieu; pensezà tout cela.Je ne saurais être heureux que par vous, et pourvous je sacrifierai tout ce qu'un honnête hommepeut sacrifier à une femme.»

Amédine le regardait fixement. Elle ne ré-pondit pas un seul mot.

Une rougeurmontaau front du jeune homme;il baissa les yeux, avança un instant sa maincomme pour prendre celle d'Amédine et laporccr à ses lèvres. Mais il n'osa pas, salua gau-chement et partit.

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IV

Un an après, il revint; il vit le meunier et !ameunière, il les invita à visiter sa mèrequ'il avaitamenée à Paris.

Sa mère, devenue veuve à trenteans, était unebonne petite femme, ronde et sentimentale; ellel'adorait et s'était laissé endoctriner par lui.Karl exposa sa situation de famille et de fortuneaux gens du moulin; cela fait, il leur demandanettement la main de leur nlle, ou du moinsl'autorisation de la lui demander, à elle-même.Les bonnes gens furent ébahis. Il y avait devanteux un titre et des millions. Un peu revenusdeleur ébahissement, ils finassèrent; ils voulurentse consulter,consulterleur fille,et promirentuneréponse dans un court délai.

De retourau moulin, grandeconférenceentreeux, entre eux deux seuls, bien entendu. Ils réussi-i ent à se convaincremutuellement qu'il n'y avaitaucun mal à prendre pour gendre un honnêtePrussien, noble, millionnaire, et résolurent de sefaire allouer une petite rente pour pouvoir vivre& Paris sans faire honte à leur fille.

Un re&te d'inquiétude les agitait. Que pen-

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serait-on dans le pays? Ms allèrent voir le notaire,un vieux renard toujours rasé de frais et panta-lonné de noir. Le notaire entra en extase et de-manda à rédiger le contrat. Ils allèrent ensuitechez le maire, épicieren gros et usurieren détail.Le maire s'écria, l'histoire entendue « Parbleu,vous avez une sacrée chance; ce n'est pas monimbécile d'Oscar qui, pendant sa captivité enSilésie, aurait songé à séduire une marquise. Enavant les violons1 » Le soir, les deux époux ba-vardèrent fort tard, et la meunière but même unpetit coup de cognac dans le verre du meunier.

Le lendemain, elle prit Amédine à part « Lelieutenant Karl est revenu. Tu ne sais pas, fil-lette ? il est barcn et très riche. Sa mère est aveclui à Paris.

Vous l'avez vu?Oui; il nous a parle.

–Ah!– Tu ne devines pas ce qu'il nous a dit?–Peut-être!1

– Eh bien, voyons, que devines-tu ?– Il vous a parlé de moi?–Justement! 1

– Veut-iltoujours m'épouser?Plus que jamais. Il demande ta main.– Je ne l'épouserai pas, ma mère.– Comment?Que dis-tu là?– Jamais je n'épouserai un Allemand.

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– Et pourquoi donc?– Parce que je ne puis; cela me semble dé-

fendu.:ùInsistance de la mère, dénégations absolues

de la nUc.Le père s'en mêla et ne fut pas plus heureux.

Karl demanda à voir Amédine.

« Qu'avcx-vous contre moi?

– Rien1

– Croyez-vous que je ne vous aime pas?a

– Je crois que vous m'aimez.

– Croyez-vous ne pouvoir être heureuse avecmoi, qui ne pourrai être heureuxsans vous?

– Je ne puis vous épouser.A cause de la guerre?Oui. »

Et elle le quitta.Il courut après elle « Vous ne pourrez donc

jamais me pardonner? »Elle tremblait.

« !1 m'a semblé, fit-il,que vous étiez bonne etfranche; ayez pitié de moi! »

Il lui prit la main, Elle leva les yeux; deslarmes roulaient sous ses paupières.

« Je ne vous ai jamais dit, murmura-t-elle,

que je ne vous aimerais jamais; seulement je nepuis être à vous, je me mépriserais moi-même.Adieu! a»

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v

Ce tut tout. Le jeune homme ne put obtenirla moindre promesse, la plus faible espérance.

Amédinc resta songeuse, triste. Ses parentsdes lors ne cessèrent de lui reprocheramèrementce qu'ils appelaient ses sottises. Elle avait, di-saient-ils,ruiné la famille. Elle fut plusieurs foisdemandée en mariage et repoussa toutes lesdemandes.

Elle dépérissait chaque jour. Elle s'alita. Ondésespéra de la sauver. Elle mourut.

Le meunier et la meunière n'en restèrent pasmoins furieux contre elle. Ils répétaient, quandon voulait les consoler « Comprcnd-on uneenfant comme celle-là Nous lui avions toutdonné, éducation, bien-être, bonnes manières,et elle nous a fait manquer notre fortune. Oh 1les enfants sont ingrats. Elle nous a ruinés, rui-nés 1 »

Le lieutenantKarlessaya d'oublier. Il se battiten duel pour une danseuse. Il fut tué net.

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Par une Nu!t de Neige

cette rue large, sous ce ciel d'hiver et ces arbresnoirs, s'appuyant, avec les câlineries que pren-nent les femmes pour ceux qu'elles aiment, aubras de ce jeune homme qui se penchait verselle, lui parlait, lui souriait.

Et je la détestais. J'aurais voulu qu'elle vitcombien je la méprisais. Je lui adressai des pa-roles méchantes, comme si elle eût été devantmoi. Puis vinrent les reproches, et après les re-

H! c'était fini, c'était fini. Je lui avaisécrit que c'était fini. Je l'avais vuelà-bas, devant la grille du parc, dans!< -–- < w«

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proches tes souvenirsd'amour. Mi colère tournapeu à peu en douleur, mes reproches en regrets,mes invectives en sanglots. Mes yeux secs etbrûlants se remplirent de larmes. J'étais hscomme si l'on m'eût battu. J'avais le coeur brisé,la tête vide. Je restai seul, muet,dans le funèbresilence de ma chambre froide, sous une invin-cible torpeur.

Qu'est-ce que j'entends?On monte,on vient.C'est un frôlement, caressant comme le préluded'une symphonie; c'est un bruissement, légercomme un frisson avant l'essor. C'est elle,n'est-ce pas? C'est cite. On frappe. Oh! c'estbien elle. Une voix m'appelledoucement. C'estsa voix, sa voix pure et profonde, sa voix divine.Elle entre; tout mon cœur bondit au-devant desa beauté. C'est elle, c'est elle; c'est toi!1

C'Cot la bien-aimée1 Je suis à ses genoux, jecouvre ses mains de baisers. Que m'importe lereste du monde? Elle est là, mon adorée, monciel, ma lumière, la fleur chantante de ma vie,l'épanouissementparfumé de mon printemps, lerayon qui fait le jour,dans mon âme. La voilà,je l'ai dans mes bras. Je l'aime, je l'aime, jel'enveloppede mon frémissant amour.

« Pardonne-moi)) me dit-elle tout bas; et le

murmure de sa voix fraîche tinte entre ses lèvres,comme une source qui chante en glissant sousles églantiers.

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<( Te pardonner! N'es-tu pas mon amour,ma vie, ma beauté? C'est moi qu'il faut excuserde t'avoir soupçonnée un instant. Tu n'as aimé,tu n'aimes, tu n'aimeras que moi, moi seul. J'aimal vu; c'était une autre que toi, qui souriait là-bas, je ne sais ou, dans un autre monde, à unétranger, à quelqu'un qui n'est pas de notrerace, qui habite un pays inconnu, ne parle pasnotre langage,et ne saura jamais ou ta douceurme transporte, me berce, me console. Viens,nul ne t'idolâtrera comme moi. Tu ne pourrasplus vouloir un autre amour. Tu me fuirais envain.Tu es mon espoir suprême,et vers toi m'en-traîne une éternelle adoration.Ah restons ainsi,les yeux dans les yeux, les cœurs confondus,dans le silence de l'extase infinie. »

Elle s'incline vers moi. Je sens ses cheveuxdénoues effleurer mon front de leur caresse. Lafolie me vient; je yeux me lever,l'emporterdansmes bras.

Mais une douleur vague me pénètre. Ousuis-je? Ou a-t-elle fui? Une clarté pâle mebaigne. J'ai la sensation douloureuse d'un noyé,sur la tête duquel roule l'eau glauque et sourde.Non, elle n'est plus ici. Je regarde, je fais uneffort, je porte les mains à mon front, à mesyeux. Hélas! j'ai rêvé. Songes que tout cela!chimères! Accablé, je m'étais assoupi; voilàtout. J'avais oublié; puis je m'étais souvenu,

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j'avais regret, désiré, songé, et j'avais nni parrouler sur le parquet, en voulant saisir une om-bre. Je fondis en larmes.

Ah! malheureuse, pensais-je alors, non, tun'es pas ma beauté, mon âme. Tu n'es qu'unefemme, faible, fausse, coquette et sensuelle. Jet'avais transformée en déesse, et j'avais fait demon cœur un temple pour t'adorer. Arrière,idole Ce que j'aimais en toi, c'est ce que jemettais de mon âme en ta forme vide et men-teuse. Tu as voulu descendre de ton piédestal.C'est bien, adieu. D'autres sont belles, d'autresme laisseront les aimer, les diviniser; d'autresseront heureuses de rester pour moi les fées duprintemps; et peut-être ne briseront-elles passi tôt mon rêve et mon bonheur. ?»

Il

Je pleurai, pleurai lâchement. Le jour vint.On frappa à ma porte. Je ne rêvais plus cettefois. La bonne vieille concierge entra, apportantune lettre

« Mon pauvre ami, ne me reproche rien. Jene pouvaisréellement pas rester avec toi.

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Je .me suis privée de tout pendant six mois.Je maigrissais,j'enlaidissais.Je le voyais bien, tule voyais bien aussi. Nous étions trop pauvres.Tu ne m'aurais plus aimée longtemps.

« Puis, il faut te l'avouer, j'ai un enfant, unpetit enfant de deux ans, et je n'avais plus d'ar-gent à donner à ma mère pour l'élcver. Ma mèrem'a menacée de me le renvoyer à Paris, ou ilmourrait. !1 est si faible, si délicat, le pauvrepetit! Tu ne l'as pas vu, tu ne le connais pas.Pardon.

« Oh! je ne t'ai pas fait d'inMélité. C'estmon ancien amant que je reprends. C'est lui lepère, comprends-tu ?

a il m'épousera peut-être. Que veux-tu queje fasse? Il est riche; et depuis qu'il m'a quittée,il m'aime davantage.

« Sa famille comptait le marier à une fillelaide. C'était arrangé. !1 a bien voulu, puis il n'aplus voulu. Il m'a écrit. Je ne lui ai pas répondud'abord. Il est allé chez Albertine, un jour qu'ilsavait devoir m'y trouver. Il m'a priée, sup-pliée il m'a parlé de l'enfant. J'ai pleuré toutun jour et toute une nuit. Te rappelles-tu? Tume demandais ce que j'avais 1

« Je l'ai revu; il m'a fait parvenir des bijoux,des fleurs, des billets de mille francs; il a envoyéde l'argent à mamère. Il m'a tout promis. Hélas 1c'est plus fort que nous.

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« Si je t'écris toutes ces choses, entends-tu?s'c'est que j'ai confiance en toi, c'est que je saisque tu m'aimes bien. Mais je ne suis plus, je nepuis plus être à toi. N'essaie pas de me revoir.Tu me ferais de la peine; et tu t'en ferais pourrien. Tiens, je t'embrasse encore une fois commeje t'aime toujours.Je serai souvent triste en pen-sant toi. Adieu, adieu, adieu.

& Ton amie,

« HÉLÈNE. ? »

H!

Au moment ou j'achevais de lire, Jeanne etAndré pénétrèrent dans ma chambre, gaiscomme le matin,fous comme un premier baiser,amoureux, radieux.

« Je vous supplie de me laisser seul, leurdis-je; je suis souffrant., très soufrant. »

Ils partirent, avec un étonnement mêlé depitié. Et je m'enfermai, pour être malheureux àmon aise, pour me griser de ma misère, toutseul, le plus longtempspossible.

La douleur, voyez-vous,c'est encore ce qu'il ya de meilleurau monde. C'est vers elle que nous

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allons tous; et l'on se repose au fond du déses-poir, ainsi que dans la nuit, dans la tombe, danslenëant.

N'est-ce pas, ô lune qui luisais, pâle et froidecomme le souvenir? N'esc-ce pas, ô source deblancheur, dont les calmes rayons mouraientsur cette neige, éphémère comme l'innocence?

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La Strettina

scuuMante vme oe ~apies, venait ae renoncersolennellement à l'amour illégitime. Devant lebienheureux saint Janvier, il avait abjuré les su-perstitionsdu plus douxdes libertinages, du liber-tinage qui se chauffe, comme le lacryma-christi,au soleil du Vésuve,et se berce, commeles fleursde citronnier, aux brises du Pausilippe. Il avaitreçu, a la vérité, un délieieua~dédommagement/Jij,

'Eprintemps-la (bien des printempsont neuri depuis lors), Luca de Rosis,le plus séduisant cavalier de la très*«~ i~t-~t-- -1 n-

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en la personne de sa jeune épouse, la nobleFrancesca, adorable créature dont les galants,les abbés, les musiciens et les rimeurs célé-braient sur tous les tons les grands yeux bleus

et les beaux cheveux noirs.A la fin, mais non sans peine, son oncle, le

marquis Michel, lui avait fait accepter ce ma-riage. Luca avait répudié dinicilemcnt la der-nière maîtresse dont il s'était épris, la Strettina,

une Vénitienneaux splendides torsades de che-

veux dorés, au teint pâle et mat, aux yeux bruns

comme un rêve d'été. Il avait fallu qu'on luireprésentât, et qu'il se représentât cent ibis alui-même, mille et une considérationscapitales

le gaspillage presque complet qu'il avait réussià faire de la fortune de ses défunts père et mère,les scandaleuxtapages qui jadis avaient rendu laStrettina célèbre, enfin la fuite des années etl'âge sérieux de trente ans par lequel il venaitd'être atteint.

Peur lui faire entendre raison, le bon marquisavait été obligé de revêtir par deux fois soncostume le plus sévère. Encore avait-il par deuxfois échoué, car ses jambes courtes, son corpsobèse et sa grosse tête, ornée d'une bouchefortement lippue et de deux larges yeux gour-mands, n'étaient pas précisément faits pourconvertir son neveu. La marquise avait dû s'enmêler.

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La marquise demeurait fort belle, et, sous sescheveux argentés, ses traits, un peu las, étaientencore nobles et gracieux. Elle confessa mater-nellement Luca, l'enjôla par une exquise indul-gence, lui montra la fiancée qu'on lui destinait,et le rendit amoureux de la jeune fille.

La veille du mariage, il voulut pourtant revoirune dernière fois sa maîtresse. La marquise lerencontra, devina ott il allait et le dissuada decontinuer son chemin. Mais elle dut promettrequ'elleferait parvenirà cettepauvreStrëttinaplu-sieurs milliers d'écus d'or et une lettre d'adieu.

Les noces célébrées et les nouveaux épouxpartis pour leur villa suburbaine, la marquise,avec sa bonne foi accoutumée, songea à s'ac-quitter de la mission dont Luca l'avait chargéepour la Vénitienne. Elle ne pouvait évidemmentni aller chez la courtisane, ni faire venir cettefille dans sa maison. D'autre part, elle répu-gnait à envoyer simplement de l'argent par unvalet. Elle songea au marquis, lui expliqua lachose et le pria de faire pour le mieux.

Il

Le marquis Michel était un galant homme.Jadis, dans l'enervescencede ses jeunes ar "ées,

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il avait en, ou avait tru avoir, ou avait fait croirequ'il avait, d'assez fréquentes aventures. JI étaitresté quelque peu mondain, soignait sa mise, sepoudrait minutieusement, portait des nuancespresque claires, onrMt des bonbons aux damesdans une boîte d'or, ct, malgré la gravité ofn.ciclle que lui conterait son titre de surintendantde l'impôt foncier des Dcux-Siciles, ne dédai-gnait pas de faire, en secouant son jabot et ense dandinant sur la pointe des pieds, des plai-santeries anodines, dans lesquelles il mettaitjuste autant de sel que les petits enfants sur laqueue des oiseaux qu'ils veulent attraper.

Le marquis, ayant charge de consoler la bellefille, se gratta la perruque. et délibéra. Sa pre-mière idée, la plus simple et la meilleure, celle àlaquelle il ne se tint naturellement point, futd'envoyer le cadeau d'adieu par Gerolamo, sonmajordome. M fit quatre pas, se regarda com-plaisamment dans un miroir, se trouva bien, in-troduisit encre les poils noirs qui encombraientses larges narines quelques grains de tabac par-fumé, tapota sur sa cabatière avec ses doigts graset blancs, et délibéra derechef

La Strettina était une fille piquante, disait-on.Elle avait fait jaser, elle avait fait sourire, elleavait fait crier. On s'était ruiné, tué pour elle.Elle avait rendu des gens fous. Ildevait être inté-ressant de voir comment cette créature était

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faite. Eh! eh! il y avait longtemps que le mar-quis n'avait été chez les Mes. Comment vivaitce monde-làà présent? Ce monde-là vit toujoursautrement que l'autre; il est toujours drôle àétudier.

Apres mûre délibération, le marquis crut nedevoir point perdreune si belle occasionde fairedes observations curieuses. N'éta:t-il pas au.dessus de la médisance? Au crépuscule il separfuma,s'habilla de frais, s'éplucha longuementdevant le miroir, prit sa canne et, suivi du petitpage Enrico, se dirigea dans l'ombrevers le logisde la Strettina.

lit

Il se fit mystérieusement annoncer. La courti-sane était visible. Il traversa plusieurs sallesriches et gracieuses, et fut introduit dans unpetit salon, discret, coquet, mignon, où toutfleurait la galanterie.

Resté seul, il examina non sans intérêt lestentures et les tableaux. Les tableaux et les ten-tures représentaient des badinages d'amour. Lemarquis Michel se sentit tout ragaillardi dans cemilieu gaillard. Il prit des poses plastiques, se

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balança le torse, frappa sur sa cuisse du reversde sa main droite, et mit sa main gauche devant

ses lèvrespour tousser légèrement.Une petite porte dissimulée dans la boiserie

s'ouvrit, et la Strettina parut. Elle semblait sortird'une fctc de Vcroncsc. Elle était belle, somp-tueuse et nonchalamment provocante, commeune sultane d'Orient. Tout respirait en elle l'or-gueil de la beauté et l'habitude des plaisirs vo-luptueux. Le marquis regarda, fut ébloui, baissales yeux, baissa la tête, salua profondément,rcsalua plus profondément encore, puis chercha

sans succès une formule de compliment.Elle lui indiqua un siège et s'étendit languis-

samment sur des coussins de soie rose. Le mar-quis, un peu encouragé, la contempla, voulutparler, mais resta muet.

« A quelle heureuse fortune dois-je l'honneurd'être visitée ce soir par monsieur le marquis? »soupira-t-elle.

Le bon gentilhomme toussa et s'agita sur sonsiège; enfin une voix rauque, quasi étranglée,réussit à sortir de son gosier

« Mon neveu. bégaya-t-il, et il ne put con-tinuer.

« Ahl j'entends, reprit-elle. Le méchant nousquitte, nous délaisse; il va conquérir la Toisond'Or, comme un autre Jason, et envoie son bononcle pour consoler l'inconsolable Ariane. »

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Un éclair brilla dans les yeux du visiteur, et,sa vieille galanterie lui revenant au cceur et surles lèvres, il répondit en minaudantde tout sonêtre « Oh! belle dame, le véritable trésor fabu-leux est votre chevelure, et quiconque a unsounie de vie devrait le consacrer à tenter cetteconquête. Heureux celui qui vous consolera! a»

La Strettina sourit. Le marquis plaisanta plusgalamment, plus familièrement, et rapprochapetit à petit son siège et sa personne de l'at-trayante créature. L'esprit de ce gros Céladonmusqué se mit a voltiger autour d'elle, commeun lourd papillon de nuit autour de la flammequi le fascine.

Un quart d'heure après, il avait dit à la Stret-tina que Luca était un débauché, un ingrat, unvaurien, tandis que lui, marquis Michel, était unmarquis fou d'amour, un marquis trop gros ettrop gras pour être un muguet de ruelle, maisfort bienen point pour être un ami sûr, constant,éternellement dévoué. Il lui offrit des monceauxde perles, des rivières de diamants, des pyra-mides d'or, un palais d'été, un palais d'hiver,puis se laissa tomberpesamment auxpetits piedsde la courtisane, qui ne cessait de rire.

Elle le renvoya sans lui permettre ni lui ôterl'espoir, et alla s'accouder à son balcon, dans lanuit bleue. Là elle s'abandonna aux souvenirs.Elle pensa aux folles parties de plaisir, aux nuits

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d'ivresse oh Luca avait été son joyeux compa-gnon elle pen'<a aux douces rêveries qui succé-daient à leurs ardents baisers, comme le clairdes étoiles au\ incendies du soleil; elle revit cecavalier fringant, svelte, brave, irascible, insou-ciant, beau joueur, plein de sève et de jeunesse.Puis l'oncle grotesque lui traversa la mémoire,

avecsoncostumeridicule,sesmanièressurannées,

ses joues tombantes, et ses yeux de crapaud-volant. Une amertume, un dégoût suprême luivint, à elle qui si rarement était songeuse; sapaupière se mouilla, elle versa presque unelarme.

!V

C'est dans ces dispositions que la trouva lepage Enrico, qui lui apportait une missive dumarquis. Aussitôt rentré chez lui, le vieillardavait voulu, dans sa folie sénile, renouveler parlettre ses offres et ses demandes. Elle lut du boutdes cils les lignes tremblées du galant Michel,laissa tomber son front dans ses mains et ré-fléchit.

<ï La marquise est une belle et noble dame?dit-elle au page qui attendait.

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– Ohelle est la plus noble et la meilleuredes maîtresses,répondit-il, les yeux baissés.

Et toi, le plus gracieux et le plus fin despages 1 » ajouta la courtisane en considérant lajolie figure du jeune garçon.

Puis elle écrivit ces mots

« Madame la marquise,

« L'oncle de l'ingratqui m'a quittée,vient dem'offrir son cœur et son coffre. J'en rougis pourlui et pour moi; je voudrais pour vous que cettescène ne se fût jamais jouée.Je suis quelque peutriste et méchante aujourd'hui.Je vous envoiesous ce pli la lettre du marquis, pour que vouspuissiez apprécier le style qu'il prend en sem-blable occasion. Punissez-le comme bon voussemblera; de mon côté, je le châtierai d'impor-tance, si vous pouvez faire en sorte qu'il se trouvedans trois jours à la représentation de San-Carlino.

& Je suis très humblement

« Votre indigne servante.

« STPETTINA. B

Elle donnale pli cacheté à Enrico.« Page, dit-elle, jure-moi que tu remettras ce

pli à la marquise elle-même? Embrasse-moi,et

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si tu veux revenir, je te prends à mon service.Tu me plais. })

Le page rougit. La Strettina l'embrassa sur leslèvres. Il s'enfuit, et revint bientôt dire qu'ils'était fidèlement acquittéde sa mission.

V

San-Carlino est un petit théâtre de Naples,

où jouait alors Pulcinella avec sa troupe. Lescomédiens <<t~ brodaient là tous les soirs,

pour la joie des spectateurs épris de ces marion-

nettes vivantes et parlantes, des incidents nou-veaux sur les vieux canevas. Les intarissablescascatellesde leur esprit bouffon rafraîchissaientl'antique imbroglio ou figurent Diamantine etCassandre.

La Strettina connaissait fort bien le seigneurPolichinelle, ayant eu pour lui une fantaisie,disait-on. Elle lui livra le marquis Michel. Il lesuivit pendant deux jours entiers comme sonombre, et lui déroba complètement sa person-nalité.

La marquise prit soin que l'aristocratie napo-litaine emplît le théâtre de San-Carlinoau jourdit. Elle s'y fit elle-même conduire par son mé-

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lancolique époux, qui attendait toujours uneréponse de la courtisane.

Le rideau se leva. Pulcinella parut, marcha,gesticula, parla. Un long éclat de rire courutdans l'assemblée. Pulcincllaetle marquis Michelsemblaient n'être plus qu'un. On eût dit que lepremierde ces personnages avait avaléet digéréle second. Ce composé éminemment burlesquefaisait pâmerde gaité les assistants. Le marquis,assis dans le fond de sa loge à côté de la mar-quise en loup de satin noir, n'y comprenaitrien.Hélas 1 il comprit bientôt,quand il vit se dérou-ler sur les planches sa petite histoire. Pour com-ble de douleur, la Strettina avait voulu jouerColombinesous le masque, ce jour-là. Elle sutdire très délicatement son fait au marquis Poli-chinelle, lui donna, non pas l'espérance, maisune dégelée de coups de bâton, et finalementpartit pour Cythère avec le petit page Enrico, àqui elle avait fait apprendre ad hoc un bout derôle.

Le marquis fut malade toute une semaine. Ilse releva guéri pourtoujours des amours séniles.Naples s'amusa un mois à ses dépens. Mais ilconfessa ses torts de si bonne grâce et s'accusaavec tant de bonhomie, qu'on ne lui en voulutpas longtemps et qu'on oublia bientôt l'aven-ture.

La marquise fit remettre à la Strettina une

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merveilleuseparure de diamants, avec ces quel-

ques mots« Je suis votre obligée; permettez-moi de

vous envoyer ce souvenir. Je vous souhaited'être toujours belle. »

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La Vieille au Chien noir

pétits, de grands espoirs et d'immenses résolu-tions. Nous voulions tout apprendre, jouir detout et gouverner le monde, d'abord les femmes,ensuite les hommes.

Pendant les premières années de notre pu-berté, nous avions vécu, dans les livres ou enimagination, une vie plus longue que celle dudocteur Faust; et nous nous élancions vers lacapitale des plaisirs et des études avec plus de

eus étions venus à vingt ans de Mar-seille à Paris, Jean, Marius et moi,tous les trois possédés de grands ap-

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désirs que le héros de Gœihe. Car il était las del'étude quand vint Méphistophélès; et nous,nous étions aussi avides de scienceque d'amour

et de gloire. Nous voulions tout, ne connaissantrien encore.

Nous nous installâmes ensemble dans un cointranquille du quartier Saint-Germain. La diffé-

rence de nos caractères nous sépara bientôt.Pourtant, nous étions toujours fraternellementunis; et nous demeurions à cinq minutes l'un del'autre.

Jean étaitpoète.Mariuss'adonnaitaux scienceschimiques et chimériques, naturelles et surnatu-relles. Pour moi, je m'étais voué éperdument

aux mathématiques et à l'astronomie. Oui, à l'as-tronomie1 Ces choses me paraissaient si peuavancées,si enfantines encore,et avaientun hori-

zon si vaste, qu'elles m'attiraient avec une sortede vertige.Je travaillaisferme; j'étais très timide,

surtout à l'égard des femmes, ec je vivais

comme un reclus, plongédans la mysticité as-trale. Mes deux amis travaillaient beaucoupmoins et s'amusaient beaucoup plus. Je finis parles voir seulement de loin en loin. Je savais queJean, par le charme de la voix, de l'oeil et de lapoésie, avait fait 1& conquête d'une ravissantecouturière, et que Marius jouissait d'une véri-table célébrité dans les bals publics.

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Il

Un dimanche que je flânais, pensant à Marset à la Lune, j'aperçusdevant moi, en levant lesyeux par une échappée de rêverie, Marius, Jeanet la jeune couturière, qui, dans un rayon de so-leil, s'en allaient, légers, avec des éclats de rire,je ne sais ou.

Je marchais lentement, ils n'allaient pas vitenon plus ils suivaient d'assez près une vieillefemme,vêtue d'étranges haillons,qui portait surle doigt un perroquetde cent ans, et traînait auboutd'une ficelle un horrible petit chien noir.

Je sus bientôt la cause de la grande hilaritéde mes amis. Jean donnait le bras à sa Jeanneet Marius, la canne à la main, voltigeait de l'au-tre côté de la jolie grisette, car, disons-le, c'étaitune vraie grisette.

Il y a encore des grisettes; Béranger et Paulde Kock ne les ont pas emportées toutes dansleur tombeau.

Or, voici ce qui provoquait la gaîté deJeanne. Marius, adroit comme un singe, marty-risait le pauvre chien noir sans que la vieillefemme s'en aperçût; toutes les deux minutes, il

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faisait avec sa canne le geste de lui administrer

un lavement. La pauvre bête baissait la queue ets'arrêtait. La vieille tirait la ficelle en maugréant,

et Jeanne pouffaitde rire,et Jean lui-même avaitpeine à ne pas éclater. Marius restait grave. La

vieille femme se retourna une ou deux fois, eUe

rencontra les yeux sévères de cette apparentegravité, et, ne sachant pas ce que tout cela vou-lait dire, continua a traîner sa bête. Marius pour-suivit son manège; les rires étounes recommen-cèrent de plus belle.

Mais bientôt la sorcière le surprit en flagrantdélit, lui jeta un regard courroucé, et s'enfuit de

toute la vitesse de ses maigres jambes.J'étais probablement dans une disposition

mélancolique ce jour-là. Ces enfantillages medéplurent, je rebroussai chemin et je rentraichez moi pour travailler. Je ne travaillais jamaismieux que le dimanche, quand je ssntais quetout le monde autour de moi était allé s'amuser.

M!

Plusieurs jours s'écoulèrent;et j'avais totale-

ment oublié cette grotesque rencontre, quand

un matin je vis arriver chez moi mon ami Jean,très pâle, les yeux battus, la figure à l'envers.

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« Qu'y a-t-il? m'écriai-jc, en le regardant.Voyons, parle. »

Il eut de la peine à parler. Sa gorge semblaithorriblementserrée. Enfin il me dit d'une voixtremblante

e Ecoute, je viens te demander un grand ser-vice. Je me bats avec Marius. Il m'a pris Jeanne.Je les ai vus, te dis-je. »

Et il mit sa main sur ses yeux, comme pourretenir ses larmes.

Hélas! la trahison de la petite ne me surpritpas. Les femmes se lassent vite de la poésie. Etpuis Marius était si drôle, l'autre jour, avec lepetit chien noir de la vieille.

Jean me demandad'êtreson témoin. J'épuisaitous les moyens de persuasion pour empêcherle duel. Ce fut en vain. Mais je repoussai fer-mement sa demande, ne voulant pas l'assistercontre un autre ami, et espérant que mon abs-tention empêcherait peut-être la rencontre pro-jetée.

Il me serra la main et me dit« Oui, c'est vrai, je comprends; tu es notre

ami à tous les deux. Reste donc en dehors denotre querelle. ?»

Je courus chez Marius.« Viensl m'écnai-je. Viens au diable avec

moi! Je ne veux pas que vous vous battiez.»Marius fut de glace.

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« Elle l'a aimé; maintenant c'est moi qu'elleaime. Pourquoine me la laisse-t-il pas? Chacunson tour. C'est lui qui veut se battre. Eh! bien,je ne puis reculer; ce serait une lâcheté. »

Le duel eut lieu. Attaqué avec furie, Mariusse défendit sans trop savoir comment, car sonadversaire et lui ignoraient l'escrime;et de cesdeux maladroits, l'un tomba pour ne plus se re-lever Jean.

IV

Je ne revis pas Marius. Je sus qu'il vivait avecJeanne. Je lui en voulais profondément, quandje pensais au funeste duel.

Environ un an plus tard, un matin, en me pro-menant, je lisais le journal. Je suis peu curieuxdes gazettes quotidiennes; mais la crise politiqueétait alors si aiguë, que j'avais voulu en apprendreou en deviner le dénouement. J'allais replierla feuille, après l'avoir parcourue, quand le nomde Marius frappa mes yeux. Je pressentis unsecond malheur. Voilà ce que je lus

« Marius M. étudiant en médecine, vivaitavec une jeune femme, Jeanne Vady, depuisplusieurs mois. Dimanche, vers onze heures dusoir, ils rentrèrent. Une discussions'éleva entre

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eux. Les voisins entendirent des invectives etle piétinement d'une lutte. On était habitué àcea querelles d'amoureux. On n'y prit pas garde.Marius sortit à minuit. Pendant trois jours lachambre resta muette. Une odeur nauséabondes'en dégageait. Marius ne revenait pas. Onforça la serrure. La jeune femme gisait a terre,morte. Elle avait reçu deux coups de couteaudans le cœur. On a retrouvé Marius hier matin,pendu a un arbre du bois de Boulogne. Il avaitécrit ces mots surun boutde papier « Je me tue,je l'ai tuée. Jean, pardon! » On suppose que ladispute, qui a occasionné cette catastrophe,s'est produiteau sujet de Jean R. ancien amantde la jeune femme et ancien ami du jeunehomme. Ce dernier l'avait blessé mortellementen duel, après lui avoir enlevé sa maîtresse. Lepère de Marius M. est un honorable magistratdu Midi. Marius était son fils unique. »

Je fus stupéfié. Il me semblait avoir devantles yeux la scène fatale. L'évocationdu mort, ladispute, le mauvaiscoup, la fuite du meurtrier,la course dans l'ombre, le suicide, toutes cesvisions atroces se succédaient dans mon esprit.Je suivais d'un pas saccadé, commeemporté parun vertige, cette même rue où, naguère, je lesavais rencontrés tous les trois, si bouffonnementallègres.

Je heuttaiquelqu'undans cette course aveugle.

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Je m'arrêtai, honteux; j'ôtai mon chapeau, jedemandai pardon. Mais quoi! c'était la vieillefemme au perroquet et au petit chien noir.C'était elle que je venais de heurter. Elle mar-chait toujours du même pas, portant le mêmevolatile sur le même doigt. Elle était toujoursvêtue du même jupon fantastique et du mêmefichu verdatrc, frangé par le temps et la misère.Elle traînait toujours son pauvre petit quadru-pède cfnanqué, avec la même ficelle.

Je crus que c'étaitune hallucination. Je reculaid'un pas. La vieille me regarda fixement dansles yeux, avec je ne sais quelle expression dia-bolique, puis continua sa promenade, clopin-clopant. Je restai cloué au sol.

« Cette vieille femme est fée, m'écriai-je elles'est vengée, elle les a perdus. »

C'était absurde; et pourtant, vous me direz

ce que vous voudrez, je suis encore convaincu

que cette vieille femme est fée. Quand je l'aper-çois de loin, je l'évite.

Dernièrement, son chien noir est mort; dumoins, je le suppose, car elle ne le traîne plus.Il lui reste son perroquet. Je crois que cette bêteest fée aussi. Mais non, non, c'est moi qui suisfou. Mon pauvre cerveau d'astronomeest si faci-lement détraqué par les choses de la terre 1

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La Désespérée

prendre l'anglais.Sous les pluies interminables qui, là-bas, pen-

dant les jours ternes, tombent lentement, lon-guement, tristement, du ciel couleur de plomb,il attendait, en lisant Shakespeare ou Dickens,en écoutant le babil des enfants roses, l'épa-nouissement tardifd'un pâle rayon d'après-midi.

Enthousiasmé par la franchise cordiale desjeunes filles et par les allures viriles des jeunes

ACQUEUN avait vingt-quatre ans; ilvoulait être attaché d'ambassade, etil se- trouvait à Londres pour ap-

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hommes, la brutalité native du caractère bri-tannique l'épouvantait bien à l'occasion; maisquand, par une éclaircie, il se promenait dansles parcs verts ou sur la Tamise, regardantfiltrerà travers les nuées la fraîche et prismatiquelumière du soleil, il ne maudissait guère son exil

et acceptait en philosophe soi- isolement pas-sager. Il s'était composé, d'ailleurs, un bouquetde platoniques amours, et ces neurs idéales leberçaientde leur léger parfum.

Mais cela ne suffit pas longtemps à un jeunehomme qui a du sang gaulois dans les veines.

Vers le soir, Jacquelin parfois sortait machi-nalement, et marchait jusqu'au cœur de lagrande ville, poussé par les instincts profonds.Les cabs, avec leur cocher barbu lusse sur le hautsiège de derrière, leurs deux grandes roues fer-rées et leurs deuxpetites lucarnesvitrées, filaientrapidementdans la sonorité des chaussées larges.Les omnibus bariolés cahotaient lourdement,tandis que les conducteurs criaient à tue-tête

« Bankl Bank! Les voyageurs, leur étemelparapluie au poing, montaientet descendaient,

comme des seaux le long d'un puits. Les pas-sants, pressés, anairés, allaient, venaient, secroisaient, s'éloignaient à travers les lueurs rou-geâtres, par la brume et les ténèbres. Jacquelinvaguait, prêtait l'oeil et l'oreille à tout sans sefixer à rien, fatiguait sa fièvre, et cherchait dans

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la lassitude un refuge contre les désirs malsains.Une nuit, vers onze heures, il s'était arrêté,

très las, dans une des rues qui avoisinent Tra-falgar-Square.Appuyé contre une grille, il res-pirait, sans aucune pensée, l'air humide. Per-sonne ne passait; entre les roulements lointainset les rumeurs confuses, un silence relatif ré-gnait autour de lui. Il eut quelques minutesd'anéantissement. Il se redressait déjà et se pré-parait à rentrer au logis, quand il vit émer-ger de l'ombre et venir de son côté une formeféminine.

Il attendit et regarda.C'était une jeune fille, presque une enfant. En

un clin d'œil, il sut qu'elle était simplementmais bien vêtue, souple, gracieuse et belle. Iltressaillit,son regard prit une chaude acuité. Lapassante le considéra, lui adressa vaguementune muette interrogation, puis laissa aller à luiun sourire tristementamical.

« Vous êtes belle comme l'Espérance ?, fit-il.Elle répliqua « Ditesplutôtcommele Désir. »En causant, il l'accompagna.« Je ne veux rien de vous, sachez-le bien,

ajouta la jeune femme; votre figure me plaît, leson de votre voix aussi; causons, si vous voulez.Je puis même vous offrir le thé chez moi; vouspartirez, après une bonne poignée de main; cesera tout 1 »

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Elle demeurait dans un quartier discret ettranquille. Après avoir gravi les quatre ou cinqmarches qui donnent accès aux maisons an-glaises, il entra dans le petit parloir du rez-de-chaussée. Un guéridon, des meubles de bongoût, quelques tapisseries, des tableaux reli-gieux. Une vieille servante apporta le thé.

La jeune femme regardait Jacquelin avec unecuriosité bienveillante, mais sans provocationaucune. Elle lui faisait très doucement des ques-tions sur son passé, sa famille, lui demandantavec insistance mille détails, mille puérilitésmême, et l'écoutant,avec une sorte de tendre etsérieux intérêt, raconter des histoires, des foliesenfantines, les chansons dont sa mère l'avaitbercé, les étranges visions qui avaient hanté sespremiers rêves; comment le soir son père le fai-sait jadis sauter sur ses genoux, le couchait dansun petit lit de fer à pommes d'or, et l'endormaitau sein d'unehistoire fantastique;puis commentil avait été une fois très gravement malade, ets'était réveillé entre ses parents, qui, tout en luisouriant, pleuraientd'angoisse, pendant que sa

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petite sœur courait et chantait dans la chambrevoisine, comme si elle avait eu les ailes et l'âmed'un oiseau.

« Ainsi vous avez une famille qui vous adoreet que vous aimez B dit la jeune femme, quandil se tut après les mille bavardages sollicités parelle.

Il y eut un silence; elle semblait rêveuse etinquiète.

Elle se leva.« Adieu 1 reprit-elle tranquillement; si vous

aviez été malheureux, je vous aurais proposé.Mais je vais vous sembler folle. Eh bien oui 1 jevous aurais proposé, quelque étrange et invrai-semblable que cela puisse vous paraître, d'enfinir ensemble, ici, ce soir. Nous nous serionsaimés là-bas, autre part, je ne sais ou, très loin.Mais vous ne comprenezpas,peut-être parce quevous êtes Français. Adieu 1»

Et, comme il allait partir, plein d'une stupeurmal dissimulée

« Voulez-vous que je vous embrasse? » fit-elle.

Elle l'embrassasur le front, simplement,avecune sérénité grave.

Puis

« Au fait, dites-moi où vous demeurez; jevous enverrai une fleur ou un livre, un jour queje penserai à vous. a

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III

Il s'en alla, songeur; et, en vrai Parisien, il

crut avoir été mystifié. Il eut un doute, puis unéclat de rire, rentra accablé de fatigue, dormit

sans rêver, et le lendemain pensa a autre chose.Un mois plus tard, il reçut une belle pensée

de velours sombre dans une lettre ou il lut cesmots:

a Vous êtes un de ceux que j'aurais pu aimer

et dont j'aurais pu être aimée, n'est-ce pas?Vous m'avez donné une heure de votre vie, et,ma folie, vous l'avez excusée. Je vous envoie

cette fleur, car je me décide à m'en aller de cemonde, cette nuit, toute seule. C'est ma fautej'ai mal choisi, je suis abandonnée. Je ne saispourquoi je voudrais que vous pleuriez en lisantceci. Adieu, ami! vivez heureux. Si les mortspeuvent quelque chose pour les vivants, je vouspromets de ne vous point oublier, »

Un quart d'heure après avoir lu ce billet,Jacquelin entrait dans le petit parloir orné detableaux religieux. Elle était réellement morte.Il se penchasur elle, baisa ses lèvres décolorées,

et pleura.

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Une vraie Française

« un bon partiCertes, on appréciait, dès le premier abord,

et toujours davantage, sa grâce naturelle et sagaîtë cordiale, la douceur de ses fins cheveuxcendrés, la musique légère de sa voix si fraîche,et l'expression profonde de ses yeux, tantôtgris, tantôt bleus, de ses tendres yeux « couleurdu temps ?, comme 1-~eau des contes de Ses.Mais ces choses-la ne sont pas ce qu'à Paris, de

LAt RE était charmante,mais n'était pasfacile à marier. Elle ne représentaitpas ce que les gens sérieux appellent

1

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nos jours, on prise le plus particulièrement dansune fille à marier; et même elles inquiètent lesesprits timorés, surtout quand rien de solide neles fait valoir.

Claire n'avait, pour ainsi dire, pas de dot.Elle ne devait apporter en ménage qu'une mo-deste rente, dont le chinre n'était pas certainet les espérances pécuniaires brillaient par leurabsence. Son père, M. Albe, le plus honnêtehommedu monde et le plus intelligent, n'offraitmalheureusement aucune garantie positive. Ilmêlait à toutes ses entreprises une telle dose depassion,de chimère et de désintéressement,que,tous comptes faits, il n'en tirait jamais de grosbénéfices. Architecte de talent, il avait eu assezvite une belle clientèle. Cela n'avait pas suffi àson vaste et ardent cerveau. Sollicité tour à tourpar toutes les sciences et tous les arts, il s'étaitlancé éperdument à la recherche de véritésneuves et de trésors inexplorés. Il n'avait pris lapeine de conserver pour clients que ses amis.Pour ceux-là, il travaillait avec acharnement,recommençant parfois telouvrage dont il n'étaitpas satisfait, et y perdant alors plus qu'il n'ygagnait.

« C'est un original, c'est un artiste, un inven-teur 1 disaient, avec un sourire de supériorité,les gens incapablesde rien inventer, mais habilesà exploiter tout.

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Être le gendre d'un tel beau-père, il n'y avaitpas là de quoi tenter les jeunes messieurs àmoustaches retroussées ou & barbe pointue, enquête d'une situation avantageuse.

Et cela désolait M" Albe, petite femmebrune aux traits réguliers, à l'esprit net, uneFlamande de race castillane, qui mettait toutl'ordre possible dans l'aventureuse existence deson mari.

L'avenir de sa nlle était sa préoccupationcon-tinuelle.

Son fils Jules, un gamin de onze ans, luidonnait peu d'inquiétude. Il tenait d'elle, ettrès certainement il saurait se débrouiller plustard.

Mais Claire tenait du père; et elle venaitd'entrer dans sa vingtième année.

Pour la bien marier, il ne fallait pas perdrede temps.

Ce fut donc une grande joie pour cette mèreanxieuse, quand elle sut que Philippe Savillepensait à Claire.

M"" Albe le guettait depuis longtemps, l'ex-cellent jeune homme; et pour l'amener à sedéclarer, elle avait usé d'une admirable diplo-matie féminine, sans compromettre aucune-ment sa fille, avec qui elle avait cru devoirgarder une parfaite discrétion.

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Philippe Saville avait vingt-huit ans. D'unetaille un peu au-dessus de la moyenne, le visageallongé entre de courts favoris châtains, il avaitl'air grave sans affectation; et s'il ne visait ni àl'éclat ni à l'élégance, il était absolument cor-rect. Depuis deux ans, depuis la mort de sonpère, Arthur Saville, un Américain de Philadel-phie venu tout jeune à Paris et marié à uneFrançaise, il se trouvait à la tête d'une impor-tante maison de commission, dont il avait sumaintenir et même augmenter le chinre d'a~faires. Sa fortune était donc fort respectabledéjà, sans compter ce que lui laisseraient samère et son grand-père maternel. Et puis, selon

toute probabilité, il multiplieraitrapidementsescapitaux, car il ne se plaisait qu'au travail, n'ai-mait de la vie que le substantiel, dédaignantleshors-d'œuvre et les friandises du dessert.

L'hiver précédent, il avait rencontré Clairechez des amis communs, à des bals, à des soi-rées intimes. Elle fit alors sur lui, sans y prendregarde, une impression profonde. Après unvoyage commercial au delà de l'Atlantique, il

Il

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eut plusieurs occasionsde la revoir. Se trouvantassez riche pour deux, il n'hésita plus. Sa mère,qui l'adorait, désirait vivement le marier, et ilobtint d'elle un consentementnpide. Le grand-papa Rambour se montra moins accommodant.11 rêvait pour son petit-fils une alliance plus for-tunée. Il accepta cependantde faire la demandeofnciellc. Mais d'abord, pour ne point l'exposerà un échec. M" Saville pressentit prudemmentM"~ Albe. Elle la trouva fort bien disposée; ettoutes deuxs'entendirentpourdonneraux jeunesgens le loisir de se mieux connaître.

Claire, lorsqu'elle apprit les sentiments dujeune homme, en fut sincèrement surprise. Ils'était toujours tenu à l'écart. Assurément, il nelui déplaisait pas. Mais pourrait-elle l'aimer?Une fille sans dot est toujours flattée d'être re-cherchéeparun jeunehomme riche. Elle éprouvadonc pour lui une certaine reconnaissance, quivraisemblablement se transformerait en affec-tion.

III

Septembre finissait. Tout le monde était re-venu de la mer, de la source ou de la montagne.

Avec l'automne, recommençait autour de

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Paris la vie de château. La belle M"~ de Raivc,que l'on appelait toujours ainsi malgré ses che-veux gris poudrés à blanc, s'était installée,comme d'habitude, dans son domaine des Clo-ziers, où elle restait chaque année jusqu'au mi-lieu de décembre. Veuve d'un agent de changeet remariée avec un ancien préfet visant à ladéputation, elle recevait beaucoup. Elle con-naissait de longue date et voyait intimementMme Albe, une amie d'enfance, et aussi M"' Sa-ville. Elle se fit un plaisir de favoriser leurs pro-jets. Dans ce but, elle invita les deux familles àpasser en même temps quelques jours aux Clo-zicrs.

Le grand-père Rambour fut du voyage. 11

avait tenu à en être, ce vieux Normand de Paris,

aux pommettes toujours roses sous ses rides enéventail, aux lèvres minces sur une mâchoireénorme, aux yeux d'eau de mer clairs commeles yeux d'un chien danois. Il ne voulait pasavoir pour belle-petite-fille une écervelée, unegâcheuse, une poupée ne sachant ni le prix dutemps ni la ya/M~ de l'argent (il prononçaitya/M~ pour valeur, sa voix étant aussi aiguë queson regard).

Les voyageurs se rencontrèrent à la gare etmontèrent dans le même compartiment. En

apercevant le jeune homme, Claire avait eu unmoment d'émotion. Elle se remit rapidement,

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devinant en lui une émotion plus vive encore, etla timidité, l'embarrasd'un travailleurpeu mon-dain, peu féministe, qui aimait sans être sûr deplaire. A tort ou à raison, elle se sentit tout desuite une vague supériorité sur son adorateur, sicorrect et si fortuné qu'il fût. Cette sensation lamit à l'aise, la rendit gaie, aimable, avec unenuance de bienveillanceprotectrice. En arrivantaux Cloziers, Philippe, plus amoureux que ja-mais, se berçait des plus riantes espérances.

Le lendemain, après déjeuner, par un tempsdoux, sous un ciel légèrement voilé, on partitpour la chasse, les dames en break, les hommesà pied. Rendez-vous était fixé à une demi-lieuedu château, dans un coin montueux et boisé duparc. On traversa les larges pelouses de fraisvelours vert et la rivière sinueuse aux flots lim-pides,qui prenait sa source dans le domaine. Lespiqueurs et les gardes attendaientavec les furetset les chiens. M. de Raive plaça ses invités sousbois, de telle taçon que chacun d'eux comman-dât une issue des terriers.Puis on lâcha les furets,et ces petites bêtes au pelage fauve, au museaufouilleur et carnassier, aux ongles durs et cro-chus, pénétrèrent dans les trous, d'ou l'on vitbientôt fuir les lapins ettarés. M. Albe, chasseuradroit et passionné, s'en donna à cœur joie. Phi-lippe avait accepté un fusil, pour ne pas êtreautrementque les autres; mais il restait avec les

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dames, peu soucieux d'exploits cynégétiques, etfaisant discrètement sa cour à Claire.

« C'est fort bien a vous de nous tenir compa-gnie, lui dit-elle. U ne faudrait pourtant pasnous sacriner totalementle plaisir de la chasse.

Oh! ce n'est guère un plaisir pour moi,mademoiselle.

– Est-ce bien vrai?Oui. La chasse, comme on l'entend main-

tenant, me semble une distraction banale, unpeu cruelle et un peu lâche.

– Que mon père ne vous entende pas parlerainsi! Et craignez la vengeance du grand saintHubert, monsieur Saville!

Pardon1 je n'ai pas encore eu le temps deprendre goût à ces choses-la. Depuis deux ans,mes loisirs sont rares; et je commence seule-

ment à respirer. Mais, en vérité, n'y a-t-il pas,dans un tel massacre, un reste de barbarie féo-dale, s'accordant mal avec nos idées et nosmoeurs?

Bah interrompit la belle-sœur de M"' deRaive, la petite M"" Larnac, qui venait de s'ar-rêter près d'eux, le fusil à la main, en costumede moderne chasseresse chapeau tyrolien,blouse de drap serrée à la taille, jambières mon-tant jusqu'aux genoux. Bah! ne sommes-nous pas dans un siècle de féodalité bourgeoise?D'ailleurs, ce sont toujours les lapins qui com-

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mencent; et aucune constitution n'a encore pro-clamé le droit de ces animaux nuisibles,qu'il estméritoire d'exterminer. Abattez-en un, monsieurSaville, ou vous me ferez rougir de ma féro-cité. »

Philippe consulta Claire du regard.« Obéissez! dit-elle en riant. Ce ne sera plus

de la barbarie, ce sera de la galanterie.»)

Bon gré, mal gré, il suivitMma Larnac, se laissaposter par elle, guetta, tira. Oh pas trop malpour un amateur. Le coup avait porté; mais,hélast au lieu d'un lapin, Philippe avait tué lefuret. Il ne savait comment s'excuser. M" deRaive arrangea les choses le furet, contraire-ment à tous ses devoirs, avait chassé pour sonpropre compte, et s'était attardé à boire le sangd'une victime étranglée, si bien qu'on avait dûle faire débusquer par les chiens. Il avait méritéson sort.

Qu'il M~ ~OHC <!MM!~Le furet du bois joli1

fredonna M"~ Larnac, jouant toujours son rôlede chercheused'esprit. Elle ajouta

« Monsieur Saville, vous avez vengé les la-pins Vous pouvez maintenant aspirer à toutChambre, Sénat, ministère. »

Philippe prit le parti de rire avec tout lemonde, et répondit qu'il ne voulait même pas

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être conseiller municipal. Mais il resta inquiet;et le souvenir du malheureux furet le hantaitsans trêve, tandis qu'il s'appliquaità prendre desairs dégagés. Claire l'avait-elle trouvé ridicule?Elle n'avait rien dit, rien laissé paraître, et gar-dait une réserve énigmatique.

IV

Pour faire diversion, on alla d'un autre côtéchasser le faisan. On traversait a découvert unepetite vallée herbeuse, quand on vit venir augrand trot, entre les hauts châtaigniers, deuxcavaliers dont l'un portait l'uniforme d'officierd'artillerie.

« Ah 1 dit M" de Raive, voici les deux Ramel,l'oncle et le neveu.– Quels sont ces messieurs? » demanda le

papa Rambour,avec l'âpre curiosité toujours enéveil dans ses yeux.

La châtelaine des Cloziers lui fit en quelquesmots leur histoire. M. Gilbert Ramel, l'oncle,était l'avocat bien connu, un avocat artiste, plai-dant pour les artistes, assidu aux premières re-présentations, et qui, avec ses longs favoris flot-tants, avait l'air d'un capitaine de vaisseau en

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congé. Ayant perdu coup sur coup sa fille uniqueet sa femme, il ne s'était pas remarié, quoiqu'iln'eût guère plus de quarante ans. Il vivait engarçon, et avait reporté toute son affection surson neveu Henri, dont Ïe père et la mère étaientmorts complètement ruinés par des spéculationshasardeuses.

« Bravo! soyez les bienvenus leur dit M. deRaive en s'avançant vers eux. Je vous avais de-mandé si souvent, et avec si peu de succès, devenir un beau jour nous surprendre, que jen'osais plus compter sur cette aimable sur-prise.

Nous en sommes doublement charmés,ajouta M" de Raive avec un empressement sin-cère.

Alors, dit M. Gilbert Ramel, nous avonsbien fait de nous inviterl Voilà Henri est main-tenant en garnison à Hautefont; ma journéeétait libre, le temps propice; j'ai quitté Paris dèsle matin, j'ai déjeuné là-bas avec le lieutenant,et je vous l'amène. Nous avons fait nos deuxlieues tout d'une traite.

Nou~ manquons de grosse artillerie, repritM" de Raive en souriant; mais si monsieur l'offi-cier veut bien s'accommoder aujourd'hui d'unsimple lefaucheux,il nous fera plaisir, »

Les deux cavaliers mirent pied à terre. Henriprit le fusil d'un garde, et les chasseursse distri-

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buèrent dans les allées du bois. Les piqueurs ra-battaient déjà les faisans, en criant Poule!poule! » quand c'était une femelle, afin qu'alorson épargnât la bête. L'oeil vif, le profil ferme etfin, l'allure souple, la physionomie pleine d'as-surance et d'énergie, Henri Ramel n'était pasmoins bon tireur que beau cavalier. En quelquesminutes, il eut abattu ses deux faisans.

« Ne prenez-vous pas votre revanche? s ditClaire à Philippe revenu près d'elle.

Philippe comprit qu'il fallait faire oublier lefâcheux incident du furet. Mais il jouait de mal-heur. Dans sa hâte, il butta contre une racinesaillante,et son arme, partant malgré lui, envoyaplusieurs grains de plomb dans les mollets d'ungarde qui se trouvait à vingt pas.

a Êtes-vous blessé? dit M"" Albe à Philippe.– Non!mais je mériteraisune blessuregrave.

Cela me rendrait peut-être intéressant. Je ne suisque maladroit. Saint Hubert se venge; vous aviezraison, mademoiselle. »

Lorsqu'on n'aime pas, on est sans pitié pourqui vous aime. Claire eut subitement une enviefolle de chasser, elle aussi.

Elle demanda à M"" Larnac son fusil, un vraibijou, et la façon de s'en servir. Un faisan s'en-leva devant elle. Pan! le coup partit, le coqtomba. Elle eut un cri de joyeux Jtonnement.

a Si c'est votre coup d'essai, mademoiselle,

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on ne saurait trop vous en féliciter, » dit HenriRamel en lui apportant la bête.

Philippe, très pâle, semblait avoir été frappéau cœur par le contre-coup:

« Que, diable ce militaire vient-il faire ici?grogna entre ses dents le papa Rambour. Cettechasse est absurde. Nous ne sommes pas desmassacreurs,nous1 On auraitpu se voirà l'Opëra-Comiqueou à la Comédie-Française. ? »

Le soir, au salon, Philippe, appelant à lui toutson courage, s'approchade Claire.

« Monsieur Saville, quel est votre grade dansla réserve?lui dit-elle à propos de rien, le regarddistrait.

Mademoiselle,je ne suis pas officier; je nesuis pas même soldat.

Comment cela se fait-il? A quel titre êtes-vous donc dispensé?

Mon père était citoyen américain. J'aigardé sa nationalité, ce qui m'exempte du ser-vice militaire en France.

Pourtant, si nous avions la guerre?.M'y enverriez-vous ?Vous pourriezy aller sans cela.Même si j'étais marié et père de famille?

Monsieur Saville, vous êtes très raison-nable.

Le serais-je trop, mademoiselle?Non, c'est moi qui ne le suis pas assez. »

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Henri Ramel, en ce moment, traversait le sa-lon, cherchant une danseuse. Sea regards ren-contrèrentceux de Claire. EKj tressaillit. Attirévers elle dans une inconscienteet délicieuseémo-tion, il vint, l'emmena. Philippe se sentit aban-donné. Le coeur serré, les yeux voilés par unebrume de pleurs, il soudait cruellement.

« Quelle ravissante jeune personne! disaità mi-voix M. Gilbert Ramel, qui, debout près delui, suivait du regard M"° Albe valsant avec lebel officier.

V

Quand Claire se trouva seule avec ses parentsdans l'appartement qui leur avait été réservé,elle sentit s'élever en elle une étrange tristesse.Sa mère était soucieuse.

« Qu'as-tu donc eu toute la journée? dit-elleà Claire. M. Philippe doit.prendre de toi une sin-gulière idée. »

Claire, sans pouvoir répondre, tomba sur unechaise et fondit en larmes.

« Voyons ne pleure pas ainsi, » lui dit sonpère en la baisant au front.

Elle sanglota plus fort. M*"° Albe, n'osant la

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gronder, la regardait d'un air à la fois anxieux etcourroucé.

« Il te plaît donc bien peu,ma pauvre Claire1

reprit M. Albe. Parle! As-tu peur? Nous ne vou-lons que ton bonheur, tu le sais bien.

Père, père, pardon! je ferai ce que vousme conseillerezde faire.

Alors, tu ne veux pas de lui? Réponds! 1 »Elle ne répondit pas.« Claire, dit alors sa mère avec la plus persua-

sive onction, M. Saville t'aime de tout son cœur.On ne saurait s'y méprendre. S'il a été un peugauche aujourd'hui,ne lui en fais pas un crime!Son trouble prouvait son amour. Dieu te garde,ma chère enfant, de ceux qui, en pareil cas, onttoute leur présence d'esprit! »

Claire restait muette. Elle aussi avait été trou-blée, mais par un autre que Philippe. Elle étaitde celles qui aiment, non celui qu'elles intimi-dent, mais celui qui réussit à les intimider.

« Demain, tâche d'être plus aimable! continuaM" Albe très doucement.

– Oh! s'écria Claire, que deviendrai-je s'ilfaut encore passer ici une journée pareille!1

C'est entendu, fit son père. Il n'y a plusqu'a rompre au plus tôt. Nous partirons demain,dès le matin.

Mais c'est impossible! dit M" Albe. Nousavons promis de rester ici plusieurs jours.

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– Ma chère amie, ce qui est impossible,c'estde tenir notre promesse.– M" de Raive.

M°"~ de Raive ne nous en voudra pas. Jevais écrire un mot et bien vite le porter moi-même à la station. Demain, nous recevrons deParis par dépêche un prétexte pournous en aller.

Vous ne ferez pas cela. Claire est une en-fant sans expérience. Elle n'a pas eu le temps dese rendre compte. »

M. Albe regarda sa fille. Il vit dans ses yeuxune si suppliante reconnaissance,que, sans plustarder, il écrivit, prit son chapeau et sortit.

V!1

Pendant que cette scène avait lieu, Philippe etles siens tenaient conseil de leur côté. Le grand-père n'y alla pas par quatre chemins.

« Philippe,cettedemoisellen'est pas la femmequ'il te faut. Elle ne t'aime pas, elle ne t'aimerajamais. Inutile de rester un jour de plus!

Mais si Philippe l'aime? objecta M~ Sa-ville.

Raison de plus pour trancher le mal auplus vite! Il en sounnramoins.

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– C'est juste, grand-père! dit Philippe ens'enbrçant de dominer sa douleur. Mais il fautêtre poli.

– Parfaitement. Assieds-toi là. Écris. De.mande a Paris un télégramme qui nous permettede partir demain, dès la première heure. »

En allant porter la lettre à la gare, Philippecroisa M. Albe qui en revenait il n'hésita plus.

Le lendemain, les Albe et les Saville prirentle même train. Ils avaient insisté pour que per-sonne ne les reconduisît. Cette fois, ils ne mon-tèrent pas dans le même wagon.

VI!

Quandla rupture fut connue, le monde donnatort à Claire. Philippe était convoité par toutesles familles ayant une 611e à marier, et Claireétait trop jolie pour ne pas avoir soulevé contreelle de nombreuses jalousies. Une respectablematrone, M~ Cauvard, la femme du riche indus-triel, avait entendu leur courte conversation, lesoir, dans le salon des Cloziers. Cette bonneâme répéta, à qui voulut l'entendre, commentClaire, aussi folle que M. Albe lui-même, avait

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reproché Philippe Saville de rester ndèle a lanationalité paternelle,et de ne pas quitter toutpour se faire soldat. Ce fut contre les Albe undéchaînement général.

Dans une maison où on les exécutait avec uneexquise perfidie, M. Gilbert Ramel, qui avaitgardé de Claire un beau souvenir, essaya de lesdéfendre. Alors, on lui conta par le menu toutce que les mamans se chuchotaient à l'oreille,

avec de petites mines ironiques ou de grandsairs indignés

<r Etaient-ils assez ridicules, les reproches de

cette petite demoiselle à celui qui lui faisaitl'honneur de la rechercherl M. Saville avait centfois raison de rester citoyen américain. N'était-il

pas la seule consolatio a, la seule espérancede sapauvre mère? Et puis, quelle précieuse garantiepour la famille où il entrerait! Au moins, il neserait pas obligé, lui, d'aller se faire casser latête de but en blanc pour le bon plaisir des em-pereurs ou des républiques! C'était le prétendu

par excellence,le gendre idéal. Il fallait vraimentavoir la cervelle à l'envers, pour le repousserd'aussi sotte façon. La petite Albe ne trouveraitplus le moindre épouseur; et ce serait painbénit. »

M. Ramel haussa les épaules, estimant qu'onétait fort injuste pour Claire. Il le dit comme ille pensait. Et il ajouta

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of Elle n'est pas de celles qui coiffent sainteCatherine.

– Seriez-vous amoureux d'elle par aventure?s'

riposta M~ Cauvard qui venait d'entrer, suiviede ses deux grandes filles.

– Pourquoipas?

– Alors demandez vite sa main, si vous neredoutez le sort de M. Saville; on pourrait vousdevancer, »

VU!

Un mot sans importance suffit parfois pourpréciser une idée, déterminer un sentiment,transformer une destinée.

Huit jours plus tard, M. Gilbert Ramel de-mandait Claire en mariage. Il avait vingt ans deplus qu'elle, mais il se croyait capable de rendreheureuse cette belle jeune fille, qui, d'emblée,l'avait charmé par la grâce de son allure et lafranchise de son caractère.

Cette fois encore, Claire, au grand désespoirde sa mère, ne voulut pas entendre parler demariage. M. Ramel implora la faveur de s'expli-

quer avec elle, directement, à cœur ouvert, affir-

mant que, même éconduit, il resterait le fidèle

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ami de la famille; carune réponse négative, touten le désespérant, lui attesterait de nouveaule désintéressement et la loyauté de la jeunefille. Celle-ci l'écouta avec un intérêt sincère,surtout quand, incidemment, il parla de sonneveu; et s'il compritvite qu'il ne gagneraitpassa cause, elle mit à le désabuser tant de respec-tueuse délicatesse, tant de caressante émotion,qu'il la quitta sans amertume, conservant pourelle une pure et profonde sympathie, une gra-titude mélancolique et généreuse. Elle lui avaitparlé commeelle parlaità son père, avec le mêmeaccent de tendresse filiale.

Elle resta triste d'avoir dû désolerun si galanthomme, mais à sa tristessese mêlait une satisfac-tion singulière. Il lui semblait, malgré l'invrai-semblance d'une telle imagination, que la dé-marche de M. Gilbert Ramel l'avait un peurapprochée du jeune oflîcier, dont la figureéner-gique et fine restait toujours présente à sa mé-moire. Cette nuit-là, elle rêva qu'elle épousaitun beau lieutenant d'artillerie, et que ce beaulieutenantdevenait général en chef, gagnait desbatailles, faisaitdes conquêtes,signait des traités,relevait la patrie.

Pouroublier sa déconvenue,M. GilbertRamelalla passer une journée à Hautefont, auprès de~on neveu. Mais rien ne le déridait, il restaitmorne.

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« Décidément, mon oncle, vous n'avez pasvotre air naturel aujourd'hui,lui dit Henri aprèsle déjeuner, en allumant un cigare. Que vousest-il arrivé? Une mésaventure,un malheur?

J'ai simplement fait une bêtise. J'ai voulume marier.

Vous, mon oncle 1

Moi-même, en personne, mon neveu f

Avec qui?Avec M"" Claire Albe.Vous, avec ellef

Tu en as l'air suffoqué.Vous avez demandé sa main?Oui.Mais vous ne l'avez pas obtenue?C'est ce qui me désole.

– Ah! c'était impossible.Quel cri du coeur! quel soupir de soulage-

ment Te voilà enchanté, toil Et moi qui venaischercher ici des consolations. Mais, parbleu, àquoi pensais-je? Je comprends tout, maintenant.C'est pour toi, bandit, qu'on a refusé PhilippeSaville et moi-même,hélas Comment ne l'ai-jepas deviné plus tôt*? On est toujours plus bêtequ'on ne croit.

Je vous jure, mon oncle.Et tu ne m'avais rien dit, hypocrite!1Dame, je ne savais pas.MauvaisgarnementlQuel regard fëioce tu

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as eu tout a l'heure! Mais tu verras jusqu'oùpeut aller la magnanimité d'un oncle célibataire.Tâche au moins de mériter ton bonheur! Je nete pardonnequ'à cette condition-là. »

IX

Claire donna tout droit dans le piège que luitendit l'oncle Gilbert, dès sa première visite.

« Excepté vous et moi, lui dit-il, tout le mondese marie. »

Et il lui énuméra plusieurs mariages récem-ment décidés, entre autres celui de Philippe Sa-ville avec l'aînée des demoiselles Cauvard.Claire ne sourcillait pas.

« Mon neveu, reprit-il, mon neveu lui-mêmerenonce à sa liberté.

Qui donc épouse-t-il? balbutia Claireéperdue.

Vous, mademoiselle? A moins que vousne le refusiez comme les autfes! ? réponditl'ex-cellent homme parfaitement édifié par l'émotionde la jeune fille.

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x

Pour sa pénitence, l'oncle dota magnifique-ment le neveu.

Le même jour, à la même heure, à Saint-Sul-pice et à Saint-Roch, furent célébrés les deuxmariages de Claire Albe avec Henri Rame! etd'Adèle Cauvard avec Philippe Saville. Mariaged'amour et mariage de raison.

« Mon ami, avait dit le grand-papa Rambourà son petit-fils, écoute-moibien! Quand tu aurasde beaux enfants, une existence régulière et lasympathie des gens honorables, tu finiras paradorer celle à qui tu devras les plus sûrs élémentsdu bonheur. Alors, plus de passionnette mal-saine! Ce sera l'amour, l'amour vrai, celui quicrée et qui conserve. Écarte les souvenirs irritantset stériles. C'est la sagesse. M"" Albe voulait dupanache. Elle en a. Grand bien lui fasse! Cen'était pas ton affaire. A quelque chose malheurest bon.»

Philippe se laissa persuader. Il n'en sentaitpas moins que, de son séjour aux Cloziers, uneombre lui resterait toujours dans le cœur. Lepapa Rambour sentait cela, lui-même. Il en a

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gardé une forte rancune à Henri Ramel. Et cevieillard, naguère si pacifique, est devenu su-bitement belliqueux. Il réclame la guerre, lagrande guerre! A-t-U donc perdu tout sentimenthumain? NonMais si le jeune officier tombait

au champ d'honneur, le bon papa pourrait direbéatement à ses amis et connaissances

« Pauvre petite M' Ramel! Voilà ce quec'est que d'épouserun artilleur »

Puisse le destin lui refuser cette satisfaction

et réaliserle rêve de Claire!1M. Albe, de son coté, ne se gêne pas pour

rire avec l'oncle Gilbert du premier prétendu de

sa fille.

« Les femmessont étonnantes, disait-il encorel'autre jour. La mienne voulait absolument pourgendre M. Philippe Saville. Conçoit-onun mariqui ne sait pas même tirer son coup de fusil? a

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n

CONTES DE FRANCE

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Le jeune Alexis

HtSTOtRB LCB DANS UN MANUSCRIT DU XVtne S!&CH!

de la ville. Un magistrat fort connu, âgé d'en-viron cinquante-cinq ans, M. de Villebéat, futtrouvé mort,un matin, dans sa chambre. Il s'étaitpendu. Près du cadavre, un billet contenait cessimplesmots

« Je meurs de ma main. »On se perdit en conjectures sur les causes de

ERS la fin du règne de Louis XIV, unincident tragique excita pendant quel-ques jours la curiosité de la Cour et< w t <

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ce suicide. Les gens qui avaient connu le dé-funt, scrutèrent sa vie pour expliquer sa mort. Ilcourut sur lui mille bruits plus ou moins bizarres.On parla de pertes au jeu, de chagrins de fa-mille, de désespoir d'amour, de maladie incu-rable, de scrupules judiciaires,de misanthropie,de fièvre chaude. Bref, le public eut mille expli-cations, mais aucune certitude.

M. de Villebéat avait toujours conservé unetenue strictement respectable, toujours montréun esprit lucide dans un caractère froid. Il s'étaitmarié jeune; sa femme était morte sans enfant,deux ans après le mariage. Plus tard, on lui avaitattribué vaguement une ou deux maîtresses; ilavait laissé dire, ne s'était jamais compromis, etavait profité de ses loisirs pour faire une traduc-tion recommandable de Virgile, d'Horace et dequelques autres poètes de l'Empire romain. Sonpassé ne donnait aucune prise, la médisance s'yrompait les dents.

M* de Maintenon, fort intriguée par cette ca-tastrophe mystérieuse, voulut savoir le mot del'énigme. Elle fit demander des explications aulieutenant-général de la police du roi.

Après le conseil des ministres, tandis que levieux roi était entre les mains des docteurs,M" de Maintenon se retira avec son confesseurdans ses petits appartements et l'on introduisitle lieutenantde police.

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n

« Avez-vous, monsieur, les renseignementsque je vous ai fait demander?

Que Votre Grâce me pardonne de ne pasavoir prévenu ses désirs! J'aurais été fort mal-heureux et fort malavisé si, avec les ressourcesdont nous disposons, je n'avais eu la clé dumystère.

Ah! très bien; vous pouvez parler, nous neserons pas interrompus. Je vous écoute.

Votre Grâce daignera excuserles longueursdu récit, car il faut reprendre les choses d'assezloin. M. de Villebéat avait à son service, il y adix ans, un laquais fort adroit, nommé SylvainVincru. Ce garçon était dévoré de la passion dujeu. Un jour, il emprunta furtivement à sonmaître une somme ronde qu'il courut hasarderet perdit net. Le larcin fut découvert. Sylvain sejeta aux pieds de M. de Villebéat, qui fut inexo-rable, le livra à la justice et le laissa aller auxgalères. La, ce malheureux eut une conduite siexemplaire et montra une si rare intelligence,qu'on lui offrit son pardon et un emploi dans la

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police. Il accepta, rendit des services et devintun de mes auxiliaires les plus précieux.

« Peut-être espérait-il dès lors trouver ou in-venter une occasion de vengeance contre sonancien maître. Quoi qu'il en fût, il lui était ré-servé de satisfaire pleinementses rancunes.

« Votre Grâce a-t-elle entendu parler, l'andernier, de l'assassinat du capitaine de Noisly,au cabaret de la Pomme de Pin? Le capitaineavait incorporé dans sa compagnie un tout jeunehomme, un enfant perdu de Paris,admirablementbeau, qu'on nommait Alexis. Il l'avait pris engrandeaffection,et tous deux menaientune exis-tence indiscrètement joyeuse, faisaientensembledes soupers fins, s'ébattaient à la ville et auxchamps, buvaient sans maîtresses et semblaients'aimer comme jadis Alexandre et Héphestion.

« Un soir d'hiver, ils allèrent au cabaret. Ilsprirent une chambre séparée, burent tête à têteforce bouteilles, firent du tapage; puis le lieu del'orgie devint absolument silencieux. La nuits'avançait; ne les voyantpas sortir, le cabaretierfit enfoncer la porte fermée à clé et trouva lecapitaine tué d'un coup de poignard. On s'aper-çut que son jeune compagnon était monté, sansêtre vu, au troisième étage et s'était introduitdans la chambre d'une servante, sous les vête-ments de laquelle il avait pu s'échapper sans quepersonne y prît garde.

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« Sylvain fut chargé de retrouver le coupable.Je ne saurais vous dire quelles ruses il employa,mais quatre mois plus tard, il avait découvertAlexis. L'aventure est assez singulière. C'estdans un couvent qu'il arrêta ce jeune criminel.Par des manœuvres d'une audace et d'uneadresse incroyables, Alexis, toujours déguisé enfille, avait réussi à se procurer de l'argent, despapiers lui conférant une individualité féminine,et même des protections influentes, dévouées.Au momentoù il fut pris par ce sorcier de Syl-vain,il passait pourune orpheline d'une ferventedévotion,portait le costume des novices et allaitprononcer des voeux. Je fis comparaître devantmoi les deux abbés confesseurs de la commu-nauté et leur épargnai d'autant moins les vertesréprimandes, que je les vis plus rouges et plusembarrassésen ma présence, a

III

M" de Maintenon, à ces mots, fronça lesourcil.

Le Révérend Père, qui se trouvaiten tiers dansl'entretien, sourit finement et lui dit

De la patience, madameQuand on sou-

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lève le voile qui cache la vérité, on voit souventplus de choses qu'on ne voudrait. Ce n'est pasla faute de M. le lieutenant de police. Je désire-rais seulement savoir le nom de ce couvent.

Est-ce bien nécessaire? repartit l'adroitcourtisan, en souriant aussi. Ma mémoire, jel'avoue, me fait un peu défaut sur ce point. Pourcontinuer le récit, je renvoyai les abbés sans lesplus inquiéter. Alexis était sous les verrous. Lajustice fut saisie de l'affaire. C'était fort grave.M. de Villebéat fut désigné pour interroger leprisonnier. Il se transportapar deux fois auprèsdelui, et eut avec lui deux longues entrevues sanstémoins. Le lendemain Alexis s'évada.

« Sylvain, qui avait fait des prodiges pouropérer la capture, fut tout d'abord exaspéré parcette évasion. Il jura qu'il retrouverait sonhomme. On soupçonnait un geôlier de corrup-tion on ne put cependant ni enivrer, ni fairejaser le drôle. Sylvain était devenu méditatif etsombre. Mais, toutes informations prises, il pa-rut avoir enfin conçu une grande espérance. Ilm'assura qu'il comptait m'apporter prochaine-

ment des nouvellesqui feraient du bruit, me de-manda ce que je pensais du juge qui avait inter-rogé Alexis, me regarda étrangementquand jelui eus répondu que le magistratétait au-dessusdes soupçons, me réclama quelques avances etse mit en campagne.

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« Depuis l'évasion d'Alexis, rien n'étaitchangé, en apparence, dans les habitudes deM. de Villebéat. Cependant, Sylvain s'aperçutbientôt que presque tous les soirs, par la petiteporte d'une masure donnant sur une ruelle dé-serte et communiquant avec l'hôtel du magis-trat, sortait un homme de haute taille, le man-teau sur le nez, le chapeau sur les yeux, quirapidement s'éloignait et disparaissait commepar enchantement. Cet homme mystérieux, ilen eut bientôt la certitude, n'était autre que sonancien maître, lequel, dans l'ombre, se rendaitpar plusieurs détours à un petit logis de la ruedes Tourterelles-Sainte-Ursule. Sylvain inter-rogea les voisins et apprit d'eux qu'en ce logishabitaient un brave vieil homme et une bonnevieille temme avec leur petite-fille, une ravis-sante demoiselle de vingt ans, qui ne sortaitjamais. Un parent venait les voir dans la soirée,disait-on. Ils. étaient riches, d'ailleurs, et ne mé-nageaient pas la dépense.

« Sylvain pénétra un jour dans la maison, ha-bilement grimé en commis marchand d'étoSes.Il réussit à entrevoir la prétendue jeune fille, et,du premier coup d'œil, reconnut le trop char-mant Alexis. Le lendemain, il prit six hommesarméset alla s'embusquernon loin de la discrètehabitation. Le visiteur habituel apparut versneufheures du soir; il avait la clé de la porte et

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entra. Au bout d'une heure, Sylvain crut le mo-ment venu d'entrer à son tour. Il escalada, suivide ses hommes, le mur d'un petit jardin qui setrouvait derrière les bâtiments. La vieille femmeétait dans la cuisine, occupée à arranger unplat; elle fut saisie et bâillonnée en un clind'œil. Le vieillard, son prétendu mari, descen-dait l'escalier; il fut également surpris et traitéde la même façon. Pas un cri n'avait révélé laprésence de mes gens. Ils montèrent avec pré-caution au premier étage, et Sylvain s'avançasans bruit. Une porte était entr'ouvertc; il yglissa ses regards, et voici l'étrange spectaclequ'il aperçut.

IV

« La chambre était décorée à l'antique, demanière à simuler une salle de repas dans unemaisonromaine. Un ciel étoilé était peint au pla-fond. Sur les quatre murs, des moulures repré-sentaient une suite de colonnes corinthiennes,entre lesquelles apparaissaient, avec une pers-pective soigneusement ménagée, de beauxpaysages méridionaux. Aux encoignures, sedressaient les statues de Virgile, de Lucain,

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d'Horace et de Martial. Une table, chargéed'amphoreset de mets délicats dans une vais-selle de forme ancienne, occupait le milieu dela pièce. Contre cette table étaient deux lits defestin, disposés à la mode latine. Sur l'un s'ac-coudait nonchalamment le bel Alexis, en tu-nique de laine blanche à franges d'or; les admi-rab'ss boucles de ses cheveux blonds étaientcouronnées de roses. Tels les jeunes affranchisdu temps des premiers empereurs. Sur l'autrelit se trouvait M. de VUlebéat, également tra-vesti, en toge à bande pourprée, en sandales,le col et les bras nus; il se prenait probable-ment lui-même pour un poète antique, favorid'Apollon et des Muses, de Bacchus et deJupiter. Ce décor, ces costumes avaient incon-testablement plus d'exactitude historique queceux des théâtres où l'on joue le Brirannicus deM. Racine.

« Les convives étaient en train de faire une li-bation au dieu Pan; ils paraissaients'abandonnerà la plus douce volupté. Sylvain, en s'avançantpour mieux voir, trébuchaassez lourdementcon-tre un défaut du parquet. Les deux Romains sedressèrent inquiets. Sylvain appela ses hommes;tous se précipitèrent.Alexis et son hôte, stupé-faits, se rendirent sans même essayer de se dé-fendre. On leur fit revêtir des habits plus mo-dernes, plus décents. M. de ViUebéat offrit tout

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bas a Sylvain une fortune considérable s'il vou-lait lâcher sa proie. Sylvain ne daigna pas ré-pondre. Un carrosse attendait dans une rue voi-sine on y mit les prisonniers. Ils me furentamenés. Quand ils parurent, je demandai aujeune homme s'il avouait être le meurtrier ducapitaine de Noisly. Il ne répondit pas. Je leconfrontai avec plusieurs témoins qui le recon-nurent tous.

« Il était impossible de conserver le moindredoute. Je le fis mettre au secret. M. de Ville-béat regardait, écoutait, blême, anaissé, anéanti.

V

« Pourrez-vous maintenant m'expliquer,monsieur, lui demandai-je, le singulier rôle quevous avez joué dans cette affaire?

« Il fit un effort pour répondre

« C'est. c'est une folie. bégaya-t-il.

« Une folie d'antiquaire,une folie latine 1

ajoutai-je. Vous êtes libre, du reste, monsieur;je vais vous faire reconduire à votre hôtel, ouvous voudrez bien toutefois vous tenir à la dis-position de la justice.

« Il ne répliqua rien. Je le fis escorter jusquechez lui, et l'on prit des dispositions pour qu'il

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ne pût disparaître. Le lendemain, comme voussavez, on le trouva mort dans sa chambre.

« Je ne crois pas, madame, devoir ajouter lemoindre commentaire à ce simple exposé desfaits. Il est évident que M. de Villebéat avaitperdu l'esprit. Le clergé ne s'est pas opposé ace qu'il fût enterré en lieu saint. »

Le narrateur se tut; il y eut un silence.« Les hommes les plus graves, fit enfin la

marquise, ont souventd'étranges manies.J'ai vuM. de Villebéatplusieurs fois; il paraissait intel-ligent, méditatif, presque austère. Il est devenufou, sans doute, absolument fou, monsieur. Cesdécors, ces costumes romains, c'est de la foliepure.

De la folie pure! c'est beaucoup dire;mais certainement sa raison était troublée. Ilavait eu le tort de trop s'adonner à la littératureromaine; elle est parfois très capiteuse, très dan-gereuse, même pour un magistrat.

Certes,ajouta le Révérend Père avec toutesa gravité ecclésiastique, il eût mieux fait dechanter Turris eburnea que Formosepuer 1

Votre Grâce, reprit le lieutenantde policeen s'adressant à la marquise, daignera-t-ellem'indiquer ce qu'il convient de faire du prison-nier qui nous reste?

Cet Alexis?Lui-même.

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– U faut le mettre à la Bastille et étouncrl'affaire; nous n'aimons pas les scandales.»

Alexis fut donc enfermé dans la célèbre pri-son de la porte Saint-Antoine. On l'y oubliavite. Le manuscrit auquel nous avons empruntéles éléments de ce récit, prétend que bientôt,sous la Régence, il parvint à en sortir. Il seserait même, parait-il, insinué, à force d'intri-gues, dans les bonnes grâces du cardinal Du-bois et, doté d'une grasse abbaye, il seraitmort vieux, dans les ordres, en parfaite odeur desainteté.

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Nouvelle Manière

de

Coller les Timbres-Poste

prévu habite quelque part, c'est dans nos murs.De tous les pointsdu globe terrestre très certai-nement, et très probablementde tous les pointsde tous les autres globes, Paris est l'endroit leplus étrange, non seulement pour les étrangers,mais pour ses habitants eux-mêmes, pour sespropres fils et ses propres nlles.

Je le dis; je le prouve.

IEN des gens vont chercher bien loindes mœurs extraordinaires et d'origi-nales aventures. Ils ont tort. Si l'im-

ï

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Il

Voici le fait. La semaine dernière, en plein

jour, en pleine capitale de la civilisation, enpleine place de la Bourse, il m'a été donnéd'as-sister à un spectacle inouï, à un spectacle in-sensé, à un spectacle impossible, à un spectacleabracadabrant, à un spectacle aussi moderne-

ment bizarre que bizarrement féodal.Devant le bureau de poste de la dite place de

la Bourse, étaient arrêtées deux femmes, l'unevieille et l'autre jeune, l'une grande et l'autrepetite, l'une présentantun profilaquilinaccentué

en casse-noisette et l'autre offrant une bonne

grosse figure moutonnière, l'une portant avecune raideur aristocratique sa toilette riche maisde mauvais goût et l'autre gracieusement ha-billée d'une humble robe laine et coton, toutesdeux facilement reconnaissables,à leur type exo-tique et à leur tournure spéciale, pour releverd'une nationalité autre que la nationalité fran-çaise, celle-là devant être de toute évidence unenoble dame supérieurement titrée ou rentée, etcelle-ci sa femme de chambre ou sa fille decompagnie.

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111

La grande vieille se tenait en face de la petitejeune, des timbres-postedans la main droite etdes lettres dans la main gauche. La grandevieille prenait délicatement un timbre entre lepouce et l'index, puis l'élevait à la hauteur deslèvres de la petite jeune. La petite jeune tiraitrespectueusementla langue. La grande vieillehumectait le timbre en le passant sur cettelangue, et collait ensuite le timbre, ainsi hu-mecté, à l'angle d'une enveloppe cachetée d'unlarge cachet de cire rouge.

Je m'arrêtai, ébahi, béant, n'en croyant pasmes yeux, qui s'écarquillaient en larges pointsd'interrogation.

Le même manège recommença,une fois, deuxfois, trois fois. La grande vieille levait chaquefois le timbre exactement à la même hauteur,par un geste exactement pareil. La petite jeunetirait régulièrementune semblable longueurdelangue. Puis le timbre redescendait, avec unmouvement identique, de la langue à la lettre.

Les deux travailleuses, la travailleuse activeet la travailleuse passive: semblaient faire natu-

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rellement la chose la plus naturelle du monde,l'une en salivant, l'autre en collant. Elles opé-raient comme chez elles, à huis-clos. Les regardsne les gênaient pas, ne les intimidaient nulle-ment, ne les arrêtaient en aucune façon.

IV

Je m'approchaipour mieux voir.Il me prit une folle et perverse envie de faire

tirer la langue à la grande vieille et de fairehumecter un timbre par la petite jeune. Maiselles ne m'honorèrent pas de la moindre atten-tion. Je ne semblais point exister; nul ne sem-blait exister pour elles. L'opération continuadevant moi, à mon nez, à ma barbe, sérieuse-ment, très sérieusement, aussi sérieusement quepossible.

On eût dit qu'elles accomplissaientun devoir,qu'elles remplissaient une fonction. Elles étaientimperturbables.

J'aurais bien voulu adresser la parole à ma-dame ou à mademoiselle. Ma curiosité auraitbien eu cette impudence. Mais j'avais peur deles déranger.

Je les aurais bien pincées au-dessus du coude,

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pour voir si elles étaient réellementdes femmesvivantes et non des mirages ou des machines.Mais je craignais d'être alors pincé moi-mêmeen retour par quelque ressort imprévu, ou d'êtreemporté subitement par ces fées au fond dequelque royaume fantastique.

~.c puis, faut-il tout dire?Oui.Eh bien 1 quand l'exercice recommençait, j'es-

pérais toujours que la petite jeune avalerait letimbre ou qu'elle mordrait les doigts de lagrande vieille. Et cette espérance impie meclouait au sol; et je restais là, attentif, im-muable, de plus en plus ébahi, béant, écar-quillé.

V

Je fus déçu. C'est singulier. Mais je doisl'avouer, je fus pleinement déçu. Vous ne le

croyez pas? C'est pourtant la vérité. Il n'y eutpas le moindre timbre avalé, pas le moindredoigt mordu.

Quand les sept ou huit lettres eurent étéaffranchies par le procédé décrit, la grande

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vieille les donna à la petite jeune, qui les jetadans la boîte.

Puis, la tête haute, le regard souverainementdédaigneux, le cou tendu, les épaules en arrière,le buste en avant, la taille droite et roide, ladémarche automatique, avec un bruit de passonnant sec sur le trottoir, la grande vieille s'enalla vers la rue Vivienne, escortée à quatre paspar la petite jeune, qui trottait modestement,les yeux baissés, avec toute la componctiond'une première communiante.

V!1

Je les suivis des yeux, tant que je pus lessuivre, et même au delà.

Chose caractéristique je n'eus pas l'idée deles suivre autrement, de les suivre pour savoir.Elles me semblaient appartenir à une autre hu-manité.

Je n'avais pas été le seul témoin de cettescène.

« Est-ce que vous connaissez cette paire defemmes? dit un vieux monsieur décoré.

Pas précisément, répondit un beau brun.

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Mais je sais ce que c'est. C'est une Anglaise de

passage avec sa petite bonne irlandaise.Pas du tout! interrompitun jeune homme

orné de favoris roux. C'est une comtesse alle-mande et la lectrice polonaise qui l'accompagne

en tous lieux. »Et chacun, tirant de son côté, rentra dans le

combatpour l'existence.Angleterre et Irlande, Allemagne et Po-

logne ? Je ne sais vraiment à laquelle des deuxhypothèsesm'arrêter.L'une n'est pas plus invrai-semblable que l'autre, n'est-ce pas?

Si ça vous amuse, devinez.

Le BMtMMrc~aM. 24 avril 1881

i. Nous prenons soin de dater cette petite étude, faite exacte-ment d'après nature on l'a imitée et exploitée avec succès.

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La Veillée

V `_ ~v.envo~ bien loin, bien loin, par delà les près, pardelà les monts, par delà les mers, sur son charléger comme un nid et qu'emportent deux fineshirondelles.

Les dahlias se sont fanés; on a rentré le re-gain on a cueilli etmis au pressoirles grappes dela vendange. Le chaume a crié sous les guêtresdu chasseur. La terre a laissé tomber sa joyeuserobe verte et s'est vêtue de brun. Et l'automnes'est endormi au fond des bois, sur un lit defeuilles mortes.

'ËTË aux yeux bleus, l'été aux cheveuxblonds et aux lèvres chanteuses, l'étécouronné de rouces coquelicots. s'est

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Sous le ciel gris, sous le ciel sombre, le joura rapetissé, rapetissé de plus en plus, commeun bûcheron qui, à chaque pas, se courbe plusbas, et plus bas encore, sous la pesanteur deson fardeau.

Les granges sont pleines, les champs sontnus. Dans l'étable chaude,les bestiauxruminent;et dans l'air froid de la forêt dépouillée, sur lacime des arbres maigres, les corbeaux noirs sa-luent de leurs croassements l'Hiver, le rudevieillard a la chevelure blanche qui, lentementparaît à l'horizon, et qui descend vers la plaine

en soufRant dans ses doigts.C'est le temps des longues veillées. La vallée

est blanche de neige; la vallée est blanche

comme une tombe. La nuit, cette immensechauve-souris, s'en va plus tard et revient plustôt; elle étend ses ailes sur la campagne, etil semble que ses grandes et lourdes ailesd'ombre soient devenues plus larges et plusépaisses.

La flammevoltige, rit et bavardesur les fagots

secs. C'est la saison du foyer, et voici le soir

venu. La lampe s'allume, les ombres dansent surles murailles.

Quoique la saison soit dure, les hommes sesont levés de bonne heure, et toute la journée ils

ont travaillé dans la grange, dans le grenier,dans la petite cour du fond. Ils ont soupé, ils se

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sont couchés las. Dans la chambre de derrière,les femmes se sont assises en rond; des voisinessont arrivées; on cause à la lueur de la lamperougeâtre et fumeuse. Les grand'mères racontentdes histoires. Les quenouilles sont garnies, lesrouets tournent, et le vieil Hiver, qui aime lesveillées et les contes, s'arrête au dehors, s'ac-coude a la croisée, dans le noir et le froid desténèbres, regarde vaguement la flamme monteret descendre dans l'âtre, sous le grand manteaude la cheminée, et écoute les éternelles histoiresd'amour, de fées ou de fantômes, que les aïeulesridées répètent aux filles naïves.

Les histoires sont douces parfois et parfoisterribles. On rit et l'on a peur. Et l'on est heu-reuse de rire, et l'on est contente d'avoir peur.Les fillettes expérimentées écoutent avidementcomment il faut faire, à la Noël, pour savoir sion sera mariée dans l'année, et comment il fautfaire, à Pâques-Fleuries, pour savoir avec qui l'onsera mariée. Il vient un silence. Le Souvenirtisonne le coeur à moitié refroidi des pauvresvieilles, et l'Espérance chatouille et fait rougirles viergespotelées. La Jeannette ou la Gothonouvre un vieux paroissien et lit un chapitre dela Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Puisles histoires reprennent.C'est la Belie-aux-Che-veux-d'Or ou le Bonhomme-Misère;c'est le fan-tome blanc du château des Aiguës ou la fée

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Coloquinte. Une voix fraîche demande ce quec'est qu'un gnome, et le grillon chante dans

un coin, et une voix chevrotante ajoute que legrillon est fée, que le grillon est peut-être ungnome. Lisa prétend qu'elle aime mieux lessylphes; la mère Miche dit qu'elle a vu jadisdes farfadets, quand elle était enceinte de sonfils Jean, qui a été amputé et a péri pendant la

guerre contre les Prussiens.La guerre! on parle alors de la guerre, et des

trahisons des généraux,et des petits mobiles qui

sontmorts de froid à Paris ou dans les montagnesde l'Est; on parle de la rançon, de la revanche;

on cite des noms, on maudit les méchants et l'onbénit les bonnes gens de Suisse qui ont si bienaccueilliet si bien soigné nos pauvres soldats endéroute. La mère Miche dit que les malheurs

ont été pires qu'en mil huitcent quatorze,et quesi l'on avait encore pareille infortune, le pays nes'en relèverait pas.

Une bête s'éveille et mugit dans l'étable; unefille sort et va voir. On se tait. Denise fredonne.Lisa lui dit de chanter; et elle chante, tout enniant, un beau cantique de première commu-nion. On lui demande alors une chanson gaie.Elle n'en sait pas, dit-elle.

« Et celles que René t'a apprises? B lui insinue

tout bas la petite Aline.Denise rougit, mais reste muette. C'est sa

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grand'tante Ursule, une grand'tante de quatre-vingt-dix ans, qui lui souffle

J~«< la <'<~M<W<l'aMMHr, OMt, faMMftf f~<< cela.Par M M<tyM/!M)tM/oH<ybf</OMM, OM~ ~OMMr<~M~<Torrjonrs, orri, tonjours rt'grrera.

La chanson en reste là; le vent hurle, la neigetombe; la mèreMiche s'endort sur sa quenouilleet ronfle. On la réveille, elle se rendort. Lesfillettes parlent un instant de l'amoureux infi-dèle qui trompa sa fiancée pour épouser uneveuve et fut transformé en loup blanc la nuit deses noces. L'une dit que ce n'est pas vrai, etqu'il s'est sauvé en Amérique avec le précieuxmagot de sa vieille épousée. L'autre soutient lamétamorphose.La conversationlanguit, les yeuxs'appesantissent, on ne travaille plus.On se rap-proche, on dit du mal de la femme du meunier,qui a jeté un charme à deux garçons du vil-lage.

Sur ce, dix heures sonnent.« Déjà dix heures! Maman, réveillez-vous

et allonsnous mettre au lit! »On se lève, on tourne, on range; les voisines

partent. La fermière et ses deux filles restentseules. La cadette ferme soigneusement les ri-deaux l'aînée tire les verrous sur la porte del'allée. La mère va reposer près de l'époux en-

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dormi; les deux petites paysannes s'agenouillent

sur l'étroit tapis,' au pied de leur couchetteblanche; elles font tout haut leur prière à l'unis-

son, s'embrassent et s'endorment.0 sainte simplicité, veillées du soir, refrains

naïfs, calmedes villages,bonne odeur des fagots,

contes toujours les mêmes et toujours amusants,rires francs et honnêtes médisances! Peut-êtrevalez-vous mieux encore que les propos des val-

seurs bien gantés et que toutes les représenta-tions du grand Opéra.

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Ernest, Coiffeur

fausses nattes et une figure de cire, c'est crnest,coiffeur, rue de Corinthe,numéro 13 bis.

La rue de Corinthe est une rue montante,quigrimpe, par une pente assez raide, vers la butteMontmartre,et au bout de laquelle, tout la-haut,apparaissait naguère le tronçon de cette tourMalakoff, décapitée après les jours néfastes de1870-1871.

La rue de Corinthe est une rue presque aussigalante que montante. Pas beaucoup de bruit,point une grande animation dans cette rue. De

rares voitures la gravissent au pas. Les hautes

ET homme, qui se tient là, sur le pasde sa porte, debout, tête nue, enmanches de chemise, entre trois

i r

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maisons noirâtres, à six étages et à quatre oucinq croisées de façade, s'alignent régulière-ment de chaque côté, le long des deux trottoirs.Aux fenêtres des premiers étages, les rideauxsont doublés de transparents en percaline roseou jaune, ayant pour embrasses des rubans. Plu-sieurs hôtels garnis, des crémeries,des étalagesde fruitières, un marchand de fleurs naturelles,deux herboristes, une revendeuse, un liquoristeet un coiffeur.

Le coiffeur, c'est Ernest,présentement debout,tête nue, en manches de chemise, entre troisfausses nattes et une figure de cire, sur le pas dela porte de sa boutique. A la lueur du gaz quibrûle, sans verre, au bec d'un simple appareil àdeux branches, se détache, formant trois lignesde caractères jaunes,parmi deux fioritures, dontl'une ressemble à une frisure et l'autre à unaccroche-coeur, une enseigne mythologique etsuave, composée par Ernest lui-même o<fa Sca-<fot~ de *UeHM. Ernest, coiffeur, a longtemps hé-sité, à l'origine, entre Hébé, Aspasie, Pompa-dour et Vénus. Tel que le berger Pâtis, c'est àVénus qu'il a donné la pomme, une petitepomme de rainette à poudre de riz et à houp-pette, se dévissantpar le milieu.

Les italiques jaunes, nées du pinceau d'unpeintre primitif, brillent à la lueur du gaz, au-dessus des cheveux touffus du coiffeur. Les ma-

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juscules sont charmantes. L'A est bouffantcomme une crinoline; le B, tel qu'un jeune élé-phant, projette en avant sa fine et gracieusepetite trompe le V, aux ailes ouvertes, sembleun oiseau dans le ciel.

Le gaz flambe, rouge et bleu, en dégageantune odeur minérale. Les flacons de brillantineet l'Eau des Sylphes miroitent sur leurs plan-chettes de verre. Une perruque s'étale en lon-gues boucles sous un globe. Les fausses nattess'ennuient; la figure de cire semble fondre, tantson sourire est doux 1

Sous cette enseigne mythologique à lettresjaunes, entre ces flacons qui luisent et cettefigure de cire au sourire fade, rue de Corinthe,numéro ï 3 &M, à la flamme rouge et bleue dugaz, sur les neuf heures et demie du soir, à quoisonge Emest, coiffeur, debout sur le pas de saporte, en manches de chemise et en cheveuxnoirs touffus ?

Il a l'air mélancolique; sa figure osseuse estsombre; sa moustache semble aussi triste queles fausses nattes de sa devanture. Il regardevaguement dans la rue nocturne. A quoi songe-t-il ?

– Ernest, coiffeur, réponds-moi, à quoisonges-tu?

Mais non, ne te dérange pas, ami, tu es bienainsi; ne réponds rien. Je devine ton âme à ton

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visage, et ta préoccupation à ton attitude. Je dé-mêle toutes tes pensées avec le peigne de l'ima-gination.

Ernest, coiffeur, tu penses aux têtes que tu ascoiffées ce soir; tu y penses, et c'est ce qui fait

ta mélancolie.Le malheureux1 Sous ses cheveux ébouriffés

de coiffeur, au fond de sa tête sombre, millepensées bizarrementprovocantesdansentet tour-billonnent telle, par un soir pluvieux de dé-cembre, la cohue des masques se trémousse sousles arcades d'un bal du boulevard.

Depuis trois ans Ernest est établi depuis trois

ans il est marié,et depuis trois ans mélancolique.Il n'a jamais été beau, quoique vigoureux, ettoujours il s'est senti aussi dénué de grâce quedévoré d'ardeurs. Mais jadis il était libre aumoins parfois les nuits d'hiver pour lui se dé-guisaient en Folies et faisaient sonner à sonoreille leur bonnet à grelots; parfois pour lui lesnuits de printemps se couronnaient d'étoiles aufond des bois. Il se grisait jadis de bon coeurune ou deux fois par mois, et alors quelles par-ties de plaisir Quels quadrilles flamboyants

sou< les ombrages de la 3~M<' Blanche ou duChâteau ~t~/ On allait, on sautait, on tour-nait, et l'on faisait aller, sauter, tournerdes de-moiselles légères, sans préjugés et sans corsets.Quelle bonne bière on buvaitavec les danseuses

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essouitnées, assises devant les petites tablesvertes On revenait en barytonnantdu mirliton,bras dessus bras dessous, dix ou quinze ensem-ble, garçons et filles, sur une seule ligne, tenanttoute la chaussée; et vers deux heures du matin,dans une étroite mansarde, Ernest, assis sur lecoin d'une malle, jurait à sa danseuse un amouréternel. Le lendemain, il dormait tout debouttoute la journée; il travaillait en rêve. Si le pa-tron n'étaitpas content, il cherchait une autreboutique et l'on recommençait à rire.

Mais un jour, jour néfaste, Ernest a fait con-naissance avec une femmede chambre de bonnemaison. Elle n'étaitni toute jeune, ni bien jolie.Comment a-t-elle ensorcelé Emest? Mystère!1Elle était tenace, elle avait probablement defortes économies. Elle rendit le pauvre diableambitieux, le traîna au pied des autels, et l'éta-blit à son compte. Depuis ce temps, Ernest, coif-feur, a perdu son éclat et sa gaîté. Ses yeux sontternes, ses cheveux se fanent et sa moustacheest devenue hargneuse.

Ce soir, il a ccine toute une noce du quartier.La mariée était d'unefraîcheurvraiment appétis-sante elle rougissait et riait; ses yeux avaientdes lueurs magnétiques; dans toute sa petitepersonne blanche couraient des frissons de plai-sir et d'espoir. Ernest, coiffeur, arrangea les fleursd'oranger dans les cheveux de la fraîche créa-

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ture, et songea, l'air calme, mais l'âme navrée,que jamais sa moitié n'avait été pareille. Puis~

avec résignation, il prit son peigne, son fer etson chapeau, quitta la noce et s'en fut à la toi-lette de M"' Athalie Gardénia.

Chez M"" Athalie, Ernest est resté trois quartsd'heure. Il n'en finissait plus. M"" Athalie a tantde cheveux! Mais ce n'est point cela seulement.Elle ne considère pas les coiffeurs comme deshommes, pas même comme des petits chiens,etne prend garde à rien devant eux. Elle est bellecomme un démon et dédaigneuse comme unange. Si M°*°Ernest était seulement un peu jeune,un peu gracieuse,ou du moins un peu aimable,Ernest, coiffeur, ne serait peut-être pas tour-menté par son imagination. Mais M"" Ernest estmaigre, pointue, jaune, avare et jalouse. Elle amis au monde une petite créature jaune, maigreet vieillotte comme elle. Tous les dimanches, ilfaut aller voir la petite fille en nourrice.Toute lasemaine, la mère reproche au père de n'avoird'affection ni pour elle, ni pour son enfant. Labourgeoise ne cesse d'être acariâtre, ne cessantde songer qu'Ernest, coiffeur, doit tous les jourscoiffer de jolies femmes. Elle en veut même àla figure de cire qui est en montre. Elle a tentémaintes démarchespourfaire entrer l'époux dansun bureau.Mais il ne sait pas l'orthographe.Elle

en deviendra folle, ou le rendra fou.

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Ernest, coiffeur, est revenu ce soir tout pensifet a rasé un client. Puis il s'est mis sur le pas dela porte du Boudoir de 'UentM, entre les troisfausses nattes et la figure de cire; il a regardé lesbelles filles s'en aller où il pouvait jadis aller lesretrouver. C'est précisément un jour gras, unefête de carnaval. Des bergères fripées, que pa-voisentdes rubans fanés, descendent le trottoir;des gaminsenrontés.dontiablouseet l'habit dis-simulentmal les formeséquivoques,semblent re-connaître l'artiste capillaire et le hèlent cavaliè-rement. 0 souvenirs d'une folle jeunesse!Mais Emest est détourné de ses pensées par unéblouissement. M"" Athalie Gardénia vient defiler en voiture.En passant, elle a regardé Ernestcomme si elle ne le connaissait pas; et Ernest aencore les yeux illuminés par cette vision.

Et il restera là l'air ahuri, le cœur tristecomme les trois fausses nattes pendues à un fil,jusqu'à ce que la voix criarde de M" Ernestvienne lui rappeler qu'il est temps de fermer laboutique. Alors, après avoir aidé son petit ap-prenti à mettre les volets de clôture, il deman-dera la permissiond'aller au café du coin faireune partie de billard avec son voisin l'herbo-riste. M" Ernest grognera, l'appellera ivrogne,et Ernest, coiffeur, se glissera tout doucementdehors. Car c'est cette partie de billard quoti-dienne qui le soutient, qui le fait vivre. Sans

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cela,iljr)t'auraitplus.dcccc.ur'al'existence'et selàisserait mourir.

Une heure après il rentrera tout doucement,la joue encore chaude du jeu et du grog améri-cain qu'il s'administre régulièrement chaquesoir.

Sa seule consolation, à ce coineur marie, c'estcctïc partie de billard et ce grog américain.

Couche-toi, maintenant,Ernest, mon ami, ettache de ne pas éveiller ta vertueuse moitié,dont un léger ronnement fait trembler les na-rines. Surtout ne rêve pas, comme la nuit der-nière, que M" Ernest a coupé la tête deM"" Athalic avec un de tes rasoirs, et qu'elle

te force, implacable et sanglante, à tresser ensavants echaïaudages la chevelure de cette têtecoupée, de cette tête aussi belle et aussi épou-vantable que celle de la princesse de Lamballe,

sur la table du marchand de vin ou les Sep-tembriseurs la firent coiffer par un perruquierblême.

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Le Pcchë

vaste et merveilleuseétendue de la mer et de laplage, une élégante société de dames françaiseset espagnoles respiraient indolemment la brisetiède encore. Un vieux monsieur, le visage roseavec la barbe et les cheveuxblancs, très correct,mais assez libre d'allure sous l'indispensable« smoking », mêlait un peu de gravité mondaineà ce groupe charmantet léger.

On eut vite épuisé les sujets de conversationfournis par l'actualité. Le vieux monsieur blancet rose fit venir des glaces panachées. Tout en

Biarritz, par une belle nuit de sep-tembre, sur cette terrasse du vieuxCasino d'où l'on domine si bien la

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savourant avec délice la fraîcheur fondante ducitron ou de la framboise,les dames se lançaient,entre deux petites cuillerées, entre deux mi-gnonnes dégustations, une question ou une ré-ponse en l'air. La femme du préfet se mit aparler politique, comme une vraie perruche.Une personne mure, épouse d'un membre del'Institut, hasarda un brin de philosophie.

Les Espagnoles, qu'ennuyaient ces exercicespeu récréatifs, et qui, tout d'abord, avaient lon-guement discute le chapitre des chiffons et lechapitre des chapeaux, tournèrent insensible-ment la causerie vers les choses de la religion,ou plutôt de la religiosité. Elles racontèrentdeslégendes, des superstitions, des apparitions. Lavision de Bernadette fut passionnément com-mentée on attaqua et on défendit ces statuettesde la Vierge qui paradent aux piliers des églisesd'Espagne, en vêtements de soie et d'or, en pa-rures de perles et de pierreries, telles que deriches et célestes poupées. Puis la confession futen jeu; on chercha si telle ou telle liberté estun péché ou non, et comment on peut distinguerun péché véniel d'un péché mortel. Ondemandal'avis du vieux monsieur rose et blanc, qui ren-voyales dévotes fillesd'Eveaux Contesdrolatiquesde Balzac. Et comme ses interlocutrices, un peulasses, le laissaient discourir à son aise, commeil aimait à parler aux femmes, surtout à leur

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parler de lui-même, il finit par leur faire sur ley~Ae une petite conférence intime

« Le PechJ! ce mot, je l'avoue, n'a plus guèrede sens pour moi aujourd'hui. H sonne creux àma pensée, ou il n'évoque aucune idée vive,aucun sentiment direct et actuel, vocable nul,inanime, aboli, ne repondant a rien de présent,à rien de vrai, mais seulement à des conceptionssurannées, a des chimères d'antan, à de vainsfantômes nocturnes dès longtemps balayés parla lumière du jour. tl me semble tout a la foisenfantin et vieillot, ecclésiastique et féminin,soit dit sans vous oncnscrt Cette fleur véné-neuse, fleur de rêve et fleur du mal, que j'ai vufleurir jadis, avec une vague odeur d'encens, à lalueur mystique des cierges pâles, dans la pë.nombre des confessionnaux,elle ne m'apparaitplus, maintenant,que fanée, flétrie, comme unevieille fleur artiHcieIIe de coquetterie et de dé-votion. Elle n'a plus ni couleur, ni parfum; ellen'a plus d'âme.

« Peut-on croire au Péché, sans avoir la foi, lafoi des enfants, des femmes, des prêtres?

« Or, je n'ai plus la foi. Il m'arrive de la re-.gretter; mais que faire? Ce souffle céleste, cetteessence subtile, s'envole pour toujours, lorsquele cœur se brise ec que l'esprit s'ouvre. On abeau rappeler à soi le mirage évanoui, il ne re-

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vient pas. La vie, hélas! y perd son élément di.vin, son charme extatique et ingénu. Heureux lemonde privilégié,ou l'on peut dire avec convic-tion, quand on trouve tel plaisir un peu fade–Quel dommage que ce ne soit pas un Péché 1

« Fautes, erreurs, sottises, vilenies et crimes,que de tristesses subsistent et subsisteront tou-jours autour des vivants! Mais de Péchés, en cequi me concerne du moins, jamais plus 1

a Si le spectre du Péché ne me dit rien, abso-lument rien, pour le temps présent ni pour letemps futur, il réveille en moi, d'ailleurs, avecune précision et une intensité singulières, cer-tains souvenirs de ma première jeunesse,certainsrayons des belles aurores évanouies, certainessensations printanières du familial Eden quej'ai perdu. Oui, dès que ce mot traverse mapensée, je crois entendre encore la voix de mapetite amie d'enfance, Josette-Marie; et je re-trouve alors jusqu'aux moindres intonationsqu'elle mettait à son air favori, à cet air si léger,si finement parisien, dont j'aimais la frivolitéinoffensive et gracieuse

Est-ce «M ~M <)M~d rire,~/oM~f tin petit ~tH?~~«M mA~M~, MH~M dire1~fe~/<!Mtf~t<<&Mf eJhyr<M.

<( Pauvre chère petite Josette-Mariel Elle nesupposait pas, elle ne pouvait pas supposer, que

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ce ?1 un si grand crime d'ouvrir son coeur inno-cent a toutes les allégresses, à toutes les espé-rances! Elle ne pécha pas plus que tant de joliesdemoiselles devenues de belles dames, à qui lafortune prodigue infatigablement ses plus bril-lantcs faveurs? Pourquoi donc le destin a-t-ilmis un tel acharnement à la persécuter? Pour-quoi donc lui vinrent, après sa pâle adolescencede Cendrillon parisienne, toutescesdouloureusesépreuves l'aimé, le fiancé, reconnu indigned'elle la veille même du jour fixé pour les noces;– un nouveau mariage accepté par désespé-rance et les lendemains sans amour vrai,sans bonheur sincère, entre un mari indiffèrentet des enfants terribles; et le vide de l'exis.tcncc mal dissimulé par les faux plaisirs de laroutine mondaine; – et cette mort prématurée,terminant brutalement les longues heures demaladie implacable et de souffrance sinistre;et cette funèbre messe noire, pendantlaquelle jeme rappelle avoir été hanté par la claire chansonde l'âge heureux Est-ce un péché?.

« Parfois il se trouve une autre série de souve-nirs, plus lointains et moins tristes, que l'idéedu P~ché ranime au fond de ma mémoire ra-jeuni soudain de quelque quarante ans commepar une baguette magique, tout d'un coup je re-deviens l'enfant qui, par un doux soleil matinald'avril, rêvaitjadis sous les grands arbresdeJudée

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fleuris, dans le vert jardin de la pension, enattendant l'heure sacrée ou il allait communierpour la première fois. Quelle douceur et quelleangoisse en cette rêverie merveilleuse Quellefièvred'attente, quel émoi farouche,quel troublemystique! J'allais recevoir le sacrement su-prême le ciel allait s'ouvrir sur ma tête, Dieumême allait descendre en moi. Et je n'osaispenser à rien, je n'osais rien regarder, rien écou-ter, rien désirer, rien faire, de peur que l'ombred'un Pèche ne vînt, entre l'absolution et l'ap-proche de la sainte table, ternir mon âme trem-blante, mon âme purifiée, mon âme touteblanche! C'était délicieux et terrible. Tout monêtre se divinisait, mais avec une appréhensionlancinante de commettre, par distraction, paroubli, par infirmité humaine, le plus épouvan-table des sacrilèges. Je me sentais au seuil duparadis; et une minute, une seconde de vertigepouvait me précipiter dans le gounrc de l'enferbéant à mon coté.

« Telle est la sensation poignante du Péché,qui, à certains moments, renaît encore en moncœur vieilli; et je ne saurais mieux la comparerqu'à cette friandise chinoise qu'on appelle une« glace frite et qui, tout ensemble, vous gèleet vous incendie, ainsi que les boissons améri-caines a la mode.

« Mais il a une souveraine puissance de rêve

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et de béatitude, cet élan de Famé enfantinevers l'innni! Que les choses raisonnables pa-raissent froides ensuite! Avec toutes ses philoso-phies, tous ses enthousiasmes, toutes ses gran-deurs, toutes ses généreuses facultés de pro-grès, la Révolution n'a pas encore remplacécela. Et, comme Danton se plaisait à le dire, eniait d'institutions humaines ou divines, on n'a-bolit sans retour que ce qu'on remplace avanta-geusement.

a En fait d'amour aussi! ? soupira la plusbelle des dames espagnoles, la brune Asuncion;puis eUe se leva pour le départ, en modulantami-voix l'air de la marchande de fleurs:

?<~<t <M<<Clavel y rosa.

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Un Fantaisiste

jeune, disparutsi tragiquement,n'a presque rienlaissé d'inédit.

Il improvisait au jour le jour ses iàntaisiesbrèves et outrancières; jamais il n'avait eu leloisir ou la patience d'entreprendre et de pour-suivre une œuvre de longue baleine.

Voici un des rares manuscritsqu'on a trouvésdans ses tiroirs. Les circonstances ou il mourutdonnent à ces pages aventureusesun intérêt par-ticulier.

ÀcquEs FÈRE, dont la verve humoris-tique fitquelque temps sensationdansle journalisme parisien, et qui, tout

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~~7~J7~ c~ fM~fV~C<~T~

J'étais dans mon cabinet de travail, occupé àterminer le onzième chant du grand poèmeépique que j'intitulerai probablement La<dane des Co~M/aMMM,quand mon secrétaire meremit une carte

FËUB!EN FÈLINANTIER

Homme du monde

M!'m!'f<! de ~/MtMM~ Cercles t~MMMh.

« Faites entrer! B m'écriai-je aussitôt.Mon secrétaire se hâta d'introduire la per-

sonne, et je m'avançai vers le seuil en répétant:« Entrez donc, mais entrez donc, monsieur

Félibien Félinantier; je n'ai pas l'avantage devous connaître, et je suis curieux d'apprendrecequi me procure le plaisir et l'honneur de votrevisite. »

Il salua, me regarda rapidement, assura seslunettes,et s'engloutit dans le fauteuil vert quej'avais roulé jusqu'à lui. Je me rétablis moi-même sur mon siège de cuir, où j'attendis, enagitant modestement mon coupe-papier, avectoutes les marquesd'une attentionqui se disposeà être la plus soutenue.

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M. Félinanticr était un homme de quarante-cinq ans, à la figure étroite et longue, une figurequi semblait avoir été malicieusement tirée,comme un bâton de pâte de guimauve, par unbâtonnier fantastique. Son crâne était chauve,avec des paquets de gazon d'un châtain foncé,se desséchant,ici et là, au-dessus d'une immenseoreille droite et d'une oreille gauche qui me fai-sait l'effet d'être encore plus immense que ladroite. Il portait une cravate noire très haute ettrès roide, avec un tout petit nœud par devant.Le plastron de sa chemise de toile était à plislarges et peu empesés, sous un diamant d'unemonture bizarre à la boutonnière unique. Sonvêtement noir tenait le milieu entre la redingoteet la lévite. Gilet noir, pantalon noir également.Des deux manches supérieures sortaient deuxmains longues, osseuses, poilues, comme lespattes d'un gorille; des deux manches inférieuressortaient deux pieds, d'une taille exactementproportionnelle à celle de l'oreille gauche, etenchâssés dansdes souliersde gros cuir, à doubleélastique, souliers dont l'un, je ne me rappelleplus lequel, semblait avoir été coupé tout ex-près vers le bout, par suite d'une infirmitépédestre de la personne.

J'attendais toujours, en agitant modestementmon coupe-papier, et, pour mieux me recueillir,j'avais baissé les yeux. Je les relevai vivement

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.en entendant le sonde la voix de M. FélibienFélinantier, voix sèche, gutturale et sijfnantc

comme celle d'une Anglaise sur le retour.« Monsieur, me dit-il, vous ne devinez point

ce qui m'amène?

– J'aurai le plaisir de l'apprendre de votrebouche.

– Monsieur, je suis membre circulant d'uneSociété qui a pour but la propagation du sui-cide, et je viens vous demander si vous voulezbien en faire partie.

Comment se fait-il, monsieur, que vousayez pensé à venir me demander cela, à moiindigne?

Monsieur, vous êtes journaliste et poète.En outre, vous êtes sentimental et nerveux.

Commentsavez-vouscela,monsieur?Êtes-

vous sûr de ne point vous tromper?Monsieur, nous avens notre police.Ah 1. Et comment fonctionne votre So-

ciété ?

Elle se réunit deux fois par semaine, lemardi et le vendredi, le jour de Mars et le jourde Vénus. On y étudie les moyens les plus com-modes pour passer de vie à trépas; on y fait desexpériencessur la pendaison et les phénomènessensuels qui l'accompagnent; on y commenteWerther et les passages intéressants de Jean-Jacques Rousseau; on y récite des vers élé-

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.giaques sur le charme du repos éternel, et l'on yfait, en prose académique, l'éloge bien senti dunéant. Les partisans de la crémation y apportentquelquefois, en cachette,des sujets sur lesquels

on expérimente un nouveau système. On ycherche le moyen de faire descendre le goût dusuicide jusque dans l'âme des animaux. Nous

avons déjà obtenu plusieurs suicides de singes.Si les boeufs, les veaux, les moutons, les lapins,les chats et les poulets pouvaient se suiciderrégulièrement, que de crimes épargnés à l'hu-manité 1 Nous songeons à envoyer une mission

en Prusse,poury remplacer dénnitivement l'émi-gration par le suicide. En Angleterre, pays duspleen, naturellementnous aurons aussi des mis-sionnaires. Les hommes se multiplient et crois-sent, tandis que la terre semble rapetisser. Quevoulez-vous? Le meilleur moyen d'empêcherlesgens de se tuer les uns les autres, par persécu-tion, assassinat ou guerre, c'est d'en amener leplus possible à se détruire de leurs propresmains. Mes idées ne sont-elles pas les vôtres,monsieur, et ne trouvez-vous pas que noussommes dans une voie parfaitementphilanthro-pique ?

J'aurais besoin, monsieur, d'y réfléchirplus mûrement.

Monsieur, ajouta mon interlocuteur entirant de sa poche un petit livre à couverture

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bleue, je suis l'auteur d'un traité sur les perfec-tionnements apportes aux divers genres de sui-cides, sur les sensations suprêmes des diversgenres de suicidés,sur les progrès de l'humanitépar le mépris de l'existence, et sur les vastes ho-rizons que l'avenir ouvre aux morts volontaires.

– Vous êtes un homme précieux.Mon Dieu, non 1 mais j'ai creusé la ques-

tion. J'aime le suicide, c'est ma partie. Je coursParis pour assister aux événements; je passe desnuits entières dans une attente fiévreuse, sur lesmeilleursponts; j'applaudis avec frénésie quandun héros se précipite, et si ce n'était l'amour del'art, j'aurais mille fois déj~ succombé à la ten-tation.Voyez-vous,monsieur,le suicideélevé sin-gulièrement l'homme.D'abord,si tout le mondese suicidait, on pourrait croire tout le mondeimmortel.

Pardon, je ne comprends pas.L'homme aurait l'air de ne pouvoir mourir

que par sa volonté personnelle.Ce n'est pas la même chose.Enfin, le suicide nous dérobe à la honte de

la vieillesse, à la douleur de la maladie.Mai:, monsieur.Tenez, je veux vous faire juge d'un nou-

veau procédé d'une simplicité extrême, que jeviens d'imaginerpour en finir avec les ennuis dece monde. On prend.

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– Que faites-vous? m'écriai-je, en le voyantprêt à donner l'exemple.– Oh! ne craignez rien; j'ai toujours surmoi un papier ou j'assume toutes les responsa-bilités.»Et avant que j'eusse pu le prévenir, l'arrêter

et le mettre à la porte, M. Félibien Félinantieravait avalé un paquet de je ne sais quel fulmi-nate, qui soudain éclata dans sa poitrine, envoyasa tête à travers mes carreaux, son tronc dansune tourte qu'un mitron portait sur le trottoirde la rue, sa jambe gauche dans ma biblio-thèque et sa jambe droite dans ma cheminée.Les deux bras retombèrent du plafond sur machancelière, et l'oreille gauche me donna un sirude soufflet que j'en perdis connaissance.

Exemple trop frappantd'une monomanie tropfrénétique! 1

Singulierappel à l'esprit d'imitationEtrange façon d'endoctriner le monde fSerait-ce donc là, ô nihilistes, la propagande

que nous réserve l'avenir?

Tel est exactement l'article inédit de JacquesFère.

Pourquoi ne fut-il pas porté, aussitôt fait, àune des feuilles auxquelles collaborait l'au-teur ?

A cette question répondentprobablem~les

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quelques mots ajoutés par lui en travers de lapremière page

« Ne plaisantons pas sur ces choses-là!1 nefaut badiner ni avec l'amour ni avec la mort. »

On sait dans quelles circonstances, pour unejeune fille dont il ne put obtenir la main et quiépousa un peintre célèbre, Jacques Fore finit pars'envoyer une balle dans le coeur. Pensa-t-il, ense détruisant, a la fantaisie légère et funèbrequ'il avait écrite, puis écartée naguère?

L'ironie du destin est sévère pour nos badi-

nagcs.

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Sœur Sainte-Ursule

faire soeur de chante?Voici ce qui me fut réponduL'histoire de soeur Sainte-Ursule est aussi

simple que triste.Sa mère, autrefois demoisellede magasin chez

un mercier du faubourg Saint-Germain, avait,pendant dix ans, dix ans de travail et de priva-tions, économiséquelques milliersde francs. Ungarçon épicier flaira l'argent et fit la cour à lapetite mercière. Il la promena tous les dimanchesdans la campagne en fleur, la rendit folle de lui,

OMMENT donc, demandai-je, cettecharmante jeune femme a-t-elle ëtJamenée a quitter le monde pour se

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et, rencontranten elle une pudeur et une écono-mie attrayantes,l'épousa.

Il prit un fonds de commerce dans une com-mune de la banlieue, et y mangea en deux ansla dot de sa femme. Ils furent forcés de vendre.

Elle se remit en place; elle venait d'accoucheret il lui restait à peine de quoi payer la nourricede sa fille. Elle travailla avec acharnement; elletravailla pour deux,car son mari taisait semblantde chercher de l'occupation, mais ne pouvaitrester dans aucune maison. Il passait le temps àse plaindre de la mauvaise chance. Ayant éténégociant, il eût cru dérogeren s'abaissant à re-prendre un emploi. Il se laissait donc nourrirpar sa femme. Il se mit a boire et devint brutal.La frêle et chère fillette était la seule consola-tion de la pauvre mère.

Survint un héritage.Que de plans,que de pro-jets! Ils s'établirent dans une autre communesuburbaine de meilleure exploitation. Le rêvede l'homme avait longtemps été de se revoirpatron.

« Quand j'aurai une boutiqueà moi, disait-il,je ne boirai plus. »

Quandil eut une boutique à lui, il continua deboire. Il rentrait régulièrement gris, passé mi-nuit. Il se levait tard, lisait les journaux, déjeu-nait, filait avec un client qui lui plaisait, et lais-sait toute la besogne à un garçonet à un apprenti.

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11 s'enfonça de plus en plus dans cette vie deparesse, d'égoïsme, de dépravation et d'abrutis.sement. Il fut jaloux d'un de ses employés. M

s'imagina que ce jeune homme faisait la cour àsa femme. La patronne n'était, hélast ni jolie nicoquette. Mais ce fut pour le bourgeois unprétexte à persécutions. Il mit le garçon à laporte, et la pauvre mère eut toutes les peines dumonde à faire marcher l'établissement.

Son mari n'avait guère le droit, cependant,d'être rigide. Car, en devenant ivrogne, il étaitdevenu coureur de filles. Et il lui fallait de l'ar-gent, toujours de l'argent!

Un jour, il faillit tuer sa pale et courageusevictime. Elle en vint à lui faire une espèce derente; et, par des prodiges de diplomatie, elleobtint que ce pilier de mauvais lieux restât lemoins possible à la maison.

La petite fille grandissait. La mère la croyaitbelle. Elle voulut lui donner de l'éducation. Ellela mit dans un pensionnat. Elle cachait l'argent.pour payer les maîtres. Elle vivait pour et parson enfant; elle rêvait de la marier avec un em-ployé de ministère.

Quand sa chérie eut douze ans, elle trouvamoyen de la mettre dans un couvent, à quatreou cinq lieues de Paris; elle lui fit apprendre lepiano et l'anglais. Le père ne demandait jamaisde nouvelles de sa fille; il la voyait à peine chez

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eux, de loin en loin; et cUc passait les vacancesau couvent. Mais un jour, un client qui avait sademoiselle au même établissement, s'avisa de letëliciter sur l'éducation que recevait la petitecamarade.

<( Eh 1 eh elle prend des leçons particulières,dit-il; les aftaires vont bien, monsieurVidai. Vouslui donnerez probablementune grosse dot.

Le père, furieux, fit le soir même une scèneépouvantable a sa femme, alla le lendemainarracher lui-même sa fille du couvent, et la ra-mena avec une ironie hargneuse à la boutique.

Elle avait alors quinze ans; elle était grande,point très belle, mais fraichc, décente et assezgracieuse. Elle avait l'air d'une étrangère; elleétait dépaysée,effarouchée.Son père la regardaitparfois curieusement.Il lut d'abord un peu gênépar sa présence, mais il se remit bientôt a inju-rier et même & trappcr sa mère devant elle. Elle

se jeta tout en pleurs entre eux deux, et fut bat-tue, elle aussi. Les pauvres femmes ne savaientcomment faire; il lessurveillaitavec une tyranniediabolique et les obsédait de stupides menaces.

La situation devenait chaque jour plus intolé-rable. Il rouait de coups la mère et la fille; iltenait à celle-ci des propos grossiers, quand ilrentrait pris de vin. Un vieux gredin, qui faisaitla noce avec lui, lui souffla un jour dans l'oreillecette insinuation

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« Ta femme est embdante, Vidal, mais tapetite n'est pas mal; elle se fait, elle se ~brme.Elle est traïchotte,c'est la beauté du diable.A taplace, je laisserais la vieille se tuer au travail, etje lancerais la petite dans le monde.»

Une mauvaise pensée n'est jamais perduepour un pareil homme. Un soir, il rentra terri-blement ivre et voulut témoigner à sa fille uneterrible tendresse. La pauvre enfant, épouvantée,lutta avec l'énergie du désespoir. La mèreaccourut à ses cris; elles réussirent à se sauvertoutes les deux.

Ni l'une ni l'autre ne revinrent a la maison.M" Vidal mourut de douleur dans l'asile ouelle s'était réfugiée; on eut toutes les peines dumonde à soustraire M"° Vidal à la tutelle dupère. Enfin, on fit une si belle peur au misérablequ'il ne reparut pas. On l'avait menacé de lajustice.

Voilà comment soeur Sainte-Ursule est deve-nue religieuse. Très bien élevée, très pauvre, nese sentant pas capable d'être heureuse avec unouvrier, ni de le rendre heureux, elle s'est retiréeau couvent.

Elle avait la vocationI

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La Foire de Ménilmontant

tout le monde a tant de choses à fàire tous lesjours. Eh bien! vraiment, le spectacle vaut le

voyage, et si vous n'avezpas été là-bas,ou plutôtlà-haut, dépêchez-vousd'y courir.

Jamais je n'ai vu foire aussi vivante, aussi

mouvante, aussi grouillante, aussi étourdissante.Qu'on s'imagine les anciens boulevards exté-rieurs couverts, sur un parcours de plus d'unkilomètre, de baraques, de boutiques et de cu-rieux 1

Il tombait une pluie fine, pénétranteet tiède,

:VEZ-vous ët<! & la foire de Ménilmon-tant? Non, je suppose. Paris est sigrand, Ménilmontant est si loin, et

w < < <

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quand le hasard,sinon la Providence, m'a gra-cieusement offert la vue de cette kermesse pari-sienne. Sur les trottoirs, sur la chaussée, onpataugeait dans une boue brune et grasse, par-ticulière aux rues et boulevards de noire chèrecapitale. Mais le brave peuple de Paris n'avaitpas été arrêté par si peu de chose. La foule étaitcompacte, et l'on pouvait à peine avancer.Nousbarbotions à qui mieux mieux. Les gens hardisse laissaient mouiller avec vaillance.Les délicatsmanoeuvraientavec dextérité le pépin bourgeois,et, à perte de vue, c'était une mer houleuse deparapluies de toutes les couleurs. Un rimeur detragédies eût cru voir une armée antique monterà l'assaut en faisant la tortue.

L'eau tombait donc sans fin. Mais, bah! celan'empêchaitpoint la parade, et de tous les côtésc'étaient des cris, des fanfares, des roulementsde tambours, des carillons de cloches, des siffle-

ments de machines à vapeur. Le public riait detout; à défaut du soleil, le rire éclairait la fête; etla fête se déroulait gaîment entre les maisonshautes et sombres, sous un ciel gris et bas quisemblait fondre en larmes.

De tous les côtés on se sentait sollicité,attiré,provoqué, accaparé. Par qui, par quoi commen-cer ? Où entrer d'abord? Que de choses pitto-resques, que de paillettes dans la boue, qued'oeillades, que de boniments Des hommes,

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des bêtes, des femmes,des masques, des enfants,des inventeurs et des automates, des pierrots etdes colombines, des forçats et des gendarmes,Marion Delorme et Hernani d'après Hugo etDevéria, des mannequins, des lutteurs, des

queues-rouges, des talons-rouges, des peaux-rougcs, du blanc, de la poudre et des mouches,des assassinats, des tableaux vivants, des toilespeintes, des charlatans,des marchandsde gaufreset de chaussonsaux pommes, des Arabes à bur-

nous, des Indiens à plumes, Nana Sahib et Guil-laume Tell, Jeanne d'Arc et la Pompadour, des

orgues de Barbarie à la vapeur ou à l'électricité,des dompteurs et des flibustiers,les Piratesde laSavane et Rocambole, des chevaux, des chiens,des singes, tous savants et au milieu de toutcela,sous des banderollesflottantes,entreHocheet Marceau, non loin du président Lincoln,parmi lesenseignesrouges,bleue*vertes,jaunes,violettes, tricolores, multicolores, telle qu'unereineentourée de son cortège, la Fille de MadameAngot, l'éternelle Fille de Madame Angot, avecsa suite de forts de la halle à tresses blanches etde poissardesle poing sur la hanchePuis, plusloin, ô miracle une autre Fille de Madame An-got, et une autre encore. Madame Angot faittous les jours des enfants. Napoléon ï~ l'eût dé-corée. Mais au fait, non; car tous ses enfantssont des filles.

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Il

Ma foi! je me décide. Me voilà sous une tenteou on lutte à main plate. J'entre. A moi les lut-teurs Je fouille dans ma poche. On refusemon argent. Les spectateurs ne paient qu'ensortant, s'ils sont contents du spectacle. A labonne heure! Sous la toile basse, à doublepente,couvrant un assez vaste parallélogramme,sont assis des curieux, sur les épaules desquelsd'autrescurieux se penchent.Des blouses bleuespartout. Beaucoup de gamins, croquant deschoses crues, ricanant, se trémoussant, criant,glapissant. Au milieu, une espèce de rond-pointsablé. C'est là qu'a lieu la lutte.

Mais, diable! il pleut encore sous cette tente.Oui, le sol est détrempé; on voit luire vague-ment des flaques d'eau boueuse. La toile hu-mide, lourde, saturée d'eau comme une éponge,laisse filtrer sur tous les chapeaux et sur toutesles casquettes de grossesgouttes. A des endroits,on dirait une gouttière. Et pas moyen d'ouvrirleplus petit en-tout-cas! Ce serait d'un mauvaisgoût suprême. On serait honni, hué, chassé

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peut-être.Résigne-toi,mon couvre-chef! 0 monpaletot, resigne-toi! Vous sécherez plus tard.

Un Hercule, en caleçon pailleté et en maillotblanc, interpelle la galerie et crie

<x Qui veut lutter, qui veut lutter contre Marc-Antoine Triceps? La lice est ouverte, engageonsles paris. »

Un homme en blouse s'avance et se propose.Affaire entendue. En un clin d'ccil, il ôte blouseet chemise, et le voici qui se produit, nu jusqu'àla ceinture. Un hourra s'élève C'est Bibi!Vive Bibi! Bibi vaincraB »

On parie pour ou contre Bibi. Bibi tend lamain à Marc-Antoine Triceps. Ils font un toursans se perdre des yeux. Chacun se campe dansl'attitudedu combat. Ils se joignent, ils se tâtent,ils se frottent. Ils se pétrissent les mains et lesbras, en guise de prélude. Ils se saisissent, ilss'empoignent à bras-le-corps. Ils se soulèventl'un l'autre. Ils se prennent à la tête, au cou, à laceinture. Ils tombent à genoux, ils se relèvent.Ils sautent sur leurs jambes et se remettent enposition. L'attaque recommence, plus vive, pluspressante. Les corps en sueur se tordent, se mas-sent sous les étreintes. Ce sont des feintes, desparades, des fausses chutes, des reprises. Bibitient Marc-Antoine sous lui, par les épaules.Marc-Antoinese retourne et Bibi le repince. Lachair glisse, luit, se ramasse, s'étale, se tend.

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Bibi recule jusque la galerie. Puis il fait reculerTriceps. Grands cris Bibi tient Marc-Antoine àla renverse, la tête et les jambes pendantes, lapoitrine saillante, sur son genou. Il n'a qu'à re-tirer le genou, et Triceps est vaincu. Mais il abeau essayer, il ne peut, et Triceps lui glisseentre les bras, comme une couleuvre, Oh! ils ymettent de l'acharnement, à présent. Ils sontplus las, plus lourds, mais plus terribles. Hardi,Triceps! Bravo, Bibi! Hip! hop! Triceps est surle sable.

Tumulte effroyable, clameurs universelles:« Il a touché il a touché! ? »

Bibi se rhabille en deux temps, touche, lui,ses dix francs de mise ou de pari, et file victo-rieusement.Avale quelquechose de chaud, Bibi!lTu l'as bien mérité.

La lutte est finie; le dénié de la sortie com-mence on monte de l'intérieur sur les planchesdes tréteaux, et on redescend à l'extérieur lesmarches de bois glissantes.

III

Où aller maintenant? Regardons. Les troisfillesAngotse font concurrence.Toute la troupe

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s'exMbe sur le balcon de chacun des trois théâ-tres. Ange Pitou, en pèlerine et en bottes à re-vers, pose pour le torse et le jabot, à côté d'unJocrisse soufflantdans un petit fifre noir aux sif-flements suraigus, qui vous piquent le tympancomme des coups d'aiguille. Les Muscadins encravate haute, en frac vert-pomme à longuesbasques tombantes et cnUées, s'avancent, lagrosse canne torse au poing, le grand chapeauen arcade sur les yeux, et des cheveux plein levisage. Près d'eux caracolent, sans monture, leshussards d'Augereau,coiffés sur l'oreillede leurpetit tonneau. Chœur des conspirateurs, valse àl'orchestre. Passons. Entre les trois filles Angot,mon cœur balance. Je ne veux pas faire dejalouses.

Musée d'anatomie! Passons encore. Jen'aime pas les squelettes; vive la crémation!1

Cosmorama historique! 0 Joseph H, ôHenri IV, ô tzar Alexandre! Je vous connaistrop bien. Pas d'histoire! des histoires, s'il vousplaît.Aplaît.

Èkonoscope moderne! Fi donc, monsieur l'é-konoscope Pourquoi n'avez-vousqu'un seul K?Faites-voussi peu de cas de vous-même?Vous etvos vues à travers un carreau rond, vous avez l'airtrop sages; je cours aux Bayadères d'en face.

Bon! c'est encore une fille Angot. Encore desincroyables et des hussards à tresses et à petit

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tonneau. Une fille rousse, environnée d'une toi.son de gaxes blanches, chiffonnées, déchiréespar-ci par-là, voltige sur la galerie. Elle fait desronds de jambe, des pointes, tourne, tourbil-lonne, et se livre à une fouled'exercicesgracieuxavec une visible satisfaction. En avant, la mu-sique Le tambour bat, le fifre pique, la trom-pette sonne; une autre déesse, brune celle-ci, en,jupe très courte et très évasée, son maillot rosedessinant une jambe bien cambrée et une cuissebien arrondie, agite gravement, à toute volée,une cloche aux clairs tintements, et, ce faisant,mord de tout son clavierdentaire dans un largemorceaude flan. Je vous envoieun baiser,déesse.

Pénétrons-nous dans la grande ménagerielozériennc, oh règne et gouverne « l'illustre etintrépide dompteur ? ? Il est un peu tard. Allonsplus loin.

Mais qu'est-ce qui sifHe comme ça? Sur lesplanches se lit en grosses lettres cette inscrip-tion « Histoire des bagnes. » Une machine àvapeur est installée sur les tréteaux. Un hommeà larges côtelettes noires surveillela vapeur et lafoule. La foule regarde et admire. La machinemarche, siffle, sifHe, sime, et met en mouvementtoute la boutique l'orgue qui joue la Marchedes Contrebandiersde Carmen, les petits forçatsvêtus de rouge qui se courbent et se redressententre les roues gigantesques, tels que des singes

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travestis, et l'homme à côtelettes noires, sévèrecomme le gouvernement. La vue du bagne mo-ralise les populations. On l'espère du moins. Degrands tableaux représentent des évasions mari-times, des condamnés suspendus à des échellesde corde, ramant dans une barque, nageant ausein des nots, et des soldats les traquant, les te-nant en joue, les exterminant. Aimables visions,poétiques idées!1

tV

Voilà qui est bien plus joli. Ce n'était que lebagne, c'est l'enfer maintenant. Oh! le beauDiable à sceptre en fourche, à couronne dentée,à large manteau de pourpre brodé de noirl Et

comme il porte au front majestueusement, maisavec amabilité, ses petites cornes dorées! Lamusique des parades tait rage; le tumulte de lacohue augmente. Le Diable ne peut plus se faireentendre. Il se penche, rouge comme une forge,bouche énorme,voix enrouée,sur le public incré-dule, étend le bras, ouvre sa main toute grande,replie le pouce dans la paume, et montrant, se-couant, promenant en tous sens ses quatre grosdoigts velus, avertit les passants que l'entrée en

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enfer ne coûte que quatre sous, quatre sous,quatre sous, quatre sous!

Après l'enfer, le ciel. Voici la grotte deLourdes, transformée en tir aux macarons.Quand on tape dans le noir, la boîte du fonds'ouvre, et une petite fille en costume pastoralapparaît. Au fond de la cabane est inscrite cettelégende, dont les lettres forment un gracieuxarc-cn-paradis

« Ouvrez-moi la porte des macarons, desfleurs et des mirlitons; la bergère vous les ap-porte. »

Des mirlitons au ciel! je croyais qu'on y étaitcondamné à la harpe à perpétuité.

Mais il plcut de plus en plus fort, comme chezNicolet! Nous voilà tous trempés. Entrons boire,au premier g!tc venu, un bon verre de punch,entre ce Lusignantout flambant, descendu d'unependule dorée pour jouer Zaïre, et ce pauvrePierrot tout blême, qui exprime d'une façon siexpressive sa soifimmense.

Allons, mes petits enfants, laissez-moi passer.Quittez, jeunes baladins en sevrage, quittez lejoli ruisseau où vous vous êtes assis sans façonsur votre derrière pailleté. Voici un sou pouracheterde la consolation.Et dirigeons-nous versl'odeur du dîner.

Adieu, filles Angot, iorçats, héros, femmesrousses quifaites des pointes, femmes brunes qui

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sonnez la cloche en croquant du nan! Adieu,Hoche; adieu, ékonoscope humanitaire adieu,c!pl et enter! J'ai hâte de suspendre mon paletotruisselant à la patère familiale.

Mais vous êtes pittoresques, même et surtoutsous la pluie, dans la boue; et je vous aime, usaltimbanques du boulevard, ô les plus natfs etles meilleurs des saltimbanques!1

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La Messe des Anges

Qui de nous n'y a assisté une fois au moins?Quand on est jeune, on y vient d'un cœur dis-trait on pense à bien autre chose, en vérité. Ons'étonne de ces cérémonies,de ces douleurs, deces pleurs, de ces sanglots. Tout cela pour unpetit être, né d'hier, qui savait à peine parler, etdont le chétif cadavre tient dans une bière àpeine plus large qu'une boîte à violon!

Quand on a soi-même un enfant,l'impressionest toute différente.

A ~tfcMf des c~H~M se dit, comme onle sait, devant le cercueil des petitsenfants.

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Voici. On rentre chez soi, on trouve une lettrebordée de noir, on lit ces mots si étrangementdouloureux a Vous êtes prié d'assister auxConvoi, Service et Enterrementde mademoiselleBlanche-Marie, décédéedans sa troisième année,chez ses parents. Z.<!t<~M, pueri, DomMum/N Et

ces simples lignes vous émeuvent jusqu'au fonddu cœur. Subitement assombri, vous embrassezla chère et tendre fillette qui vous reste, a vous,qui vous sourit, un peu gênée par votre tristesse,

et que la mort peut aussi, tout d'un coup, sansmotif, irréparablement, arracher de vos bras.

Puis, vous allez à la <P!~M~ des e4ngM.

II

Au milieu du choeur apparaît le cercueil, toutpetit sur de larges supports, et drapé de blanc.La flamme pâle des grands cierges tremble auxquatre coins.

A l'autel, le prêtre va'et vient, se tourne et seretourne, joint les mains et s'agenouille, psal-modie un latin nasal et se recueille en des si-lences mesurés.

Sous les cierges, sept ou huit enfants dechœur, la calotte rouge sur le sommet de la tête,

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les cheveux plaqués au front, chantent, en fai-sant chacun leur mouvement machinal, autourd'un grand jeune homme barbu qui marque lestemps en levant et en abaissant la main, et quigourmande ses élèves à voix basse. Des diacreset des sous-diacres, enchâssés dans de grandssacs dorés d'étoffe droite et métallique, suiventde l'oeil et copient les mouvements du prêtre.

Un ténor à figure ronde et rasée enfle sabouche d'harmonie; les deux autres musiciens,près de lui, regardent avec la plus parfaite in-dinérence, tantôt les notes noires et blanchesperchées ça et là dans les cinq fils des cahiers àmusique, tantôt les statues de marbre jauni oules fresques un peu passées, que semble animerun rayon de soleil irisé par les vitraux.

Dans les stalles de bois luisant, qui encadrentle choeur de leurs deux rangées symétriques,s'échelonnent les proches parents de ce petitcercueil. Là, point de dames; deux doublesrangs d'habits noirs. Les dames sont dans la nef,un côté leur en est réservé; elles sont en granddeuil, courbent la tête, et quelques-unes pleu-rent. De l'autre côté sont les amis.

Par moment, du fond de l'église, une ombretriste et lente vient se joindre à l'assistance. Lesnouveaux venus serrent silencieusementla maindes premiers arrivés.

On se murmure un mot à l'oreille

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« De quoi est-elle donc morte?

– Oh ne m'en partez pas. Les médecinsn'ont rien pu faire; la maladie a été subite,cruelle.Un coup de vent qui souffle une flamme.Il y a huit jours, j'ai vu la chère petite en par-faite santé. Et comme elle était mignonne dans

sa robe blanche brodée, avec ses fins cheveuxblonds noués d'un ruban bleu Sa gaité rieuse

et chantante était pleine d'aurore. Elle disait les

mots avec un accent si simple et une si fraîcheintensité d'expression, qu'il semblait qu'on lesentendît pour la première fois. Les phrases lesplus banales, les plus fanées, avaient l'air derefleurir sur ses lèvres; et quand on jasait avecelle, on se sentait au printemps.

C'était un charme. Quel bon naturel Ladernière fois que je l'ai embrassée, elle m'a ditMonsieur, vous avez un petit garçon. Amenez-le,je l'aimerai bien et nous jouerons ensemble! Jeserai sa maman 1

– Regardezle père 1 Il a l'air brisé! ?»

III

Le père! il est là, voyez-vous, dans la pre-mière stalle du choeur, pâle, les yeux rouges, lafigure gonflée. Oui, il a réellement l'air acca-

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blé, brisé. Le chapeau à la main, correctementvêtu de noir, se levant et s'asseyant comme lesautres au bruit que fait en tombant sur les dallesla hallebarde du suisse, sa douleur est d'autantplus poignantequ'elle est plus correcte et pluséteinte.

Le regard vague, il est tout absorbé par desvisions intérieures; il suit un souvenir, un rêve;brusquement éveillé, il tressaille, il se demandesi la funèbre réalité qui le ressaisit n'est pas unsonge également,s'il est bien là pour son proprecompte aujourd'hui,si c'est le deuil de son en-fant qu'il mène, et s'il n'est pas venu, commecela lui est d~ja plusieurs fois arrivé, en ami, enétranger, pour un père autre que lui-même,pourun autre enfant que sa petite Marie.

Pendantune semaine,ô la terrible, la longue etlugubresemaine!il a suivi les progrès incessantsde l'implacable maladie. Il a vu, jour par jour,l'âme frêle s'enfuir, insaisissable,du pauvre petitcorps martyrisé. Il a vu les médecins pencherleurs cheveux blancs sur le berceau, et se re-tourner silencieusement vers lui en hochant latête. Il a guetté,des nuits entières,un signe d'es-poir et de renouveau, un regard plus clair, unsourire moins souffrant. Rien! L'enfant ne seplaignait seulement pas; elle avait l'expressionmystérieusement résignée des innocents qui sesentent emportés du monde et de la vie. En la

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retrouvant toujours plus faible, toujours plusémaciée, il regardait alors autour de lui, il écou-tait, il cherchait qui pouvait maltraiter ainsi safille, et ne voyant personne, n'entendant per-sonne, dans le morne apaisement que l'on faitautour des malades, il se sentait frappé de stu-peur, il restait là, sur une chaise, au chevet del'enfant, sans parole, sans mouvement, la têtelourde, les yeux fixes.

Puis, un matin, tandis que le jour blafard, seglissant à travers volets et rideaux, isolait etatténuait la lueur jaune des lampes, sans unbruit, sans un mouvement, sans un signe, sansun adieu, elle avait expiré.

De tant d'amour et de bonheur, de tant d'es-pérance, il n'était resté qu'un petit corps froid,inerte, un visage fermé, où le suprême sourires'était ngé, s'était glacé en des pâleurs d'ivoire.Une fleur flétrie, un parfum envolé! Et plus de

traces de cette frêle existence, saufdans la dou-leur, dans le désespoir,hélas d'un père et d'unemère.

IV

Toutes ces choses reviennent maintenant,pendant cette< des o4ng~ à l'esprit de cet

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homme en noir, que vous voyez, le chapeau à lamain, debout, dans la première stalle du chœur.Elles reviennent en leurs moindres détails,avec une netteté déchirante, cuisante. Il entendle son d'une voix faible, les sanglots convulsifsdes crises, le bruit des pas du médecin qui serapprochent, le son argentin et mouillé d'unecuiller dans un verre de tisane. Et pourtant,c'est à peine s'il peut admettre que tout cela sesoit passé ainsi, que sa fille ait été malade etqu'elle soit morte. Hier, les gens des pompesfunèbres sont venus; hier, on a pris mesure dumince cadavre de Marie; hier, on l'a habillée etparée pour la tombe; hier, on l'a déposée dansle cercueil. Mais il doute encore.

Il a dû les commander, les lettres noires1 il adû en donner la rédaction, chercheret compléterla liste de ses parents, de ses amis, des personnesconnues par lui; il ne voulait pas faire d'impoli-tesses. Il a dû conférer avec un homme d'affairespour le cimetière, avec un prêtre pour le servicemortuaire. Mais il doute toujours.

En vain le cercueil est là, devant lui, drapé deblanc, au milieu du chœur; en vain les ciergesbrûlent, tandis que la musique sourde et pleu-rante l'enveloppe,le pénètre; vainement l'assis-tance en deuil, convoquée par lui, le regardeavec une sympathique tristesse, et vainement ilse sent lui-même brisé de douleur il se refuse

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toujours, toujours, à concevoir que sa fille soitmorte, morte pour ne plus revenir.

C'est qu'aussi les bons moments, qui ontprécède cette semaine sinistre, cette semainefatale, le reprennent tout d'un coup avec tantde caresse! Son mariage, les premières entre-vues, la robe blanche de la mariée au jour desnoces, les chants et les fleurs de l'église, alorsparée et rayonnante, le repas du soir autour dela grande table longue, le rubis des vins vieuxqui tremble dans le fin cristal aux doigts malassurés des vieux parents, et la première valse,et les premiers abandons, tout cela revit, réel,distinct, clair, sur le fond sombre de son déses-poir. Puis c'est la jeune femme qui se sent de-venir mère; ce sont les soins, les attentionsdontchacun l'entoure, l'anxiété et les cris aigus del'enfantement, le regard apaisé, triomphal, dela faible accouchée sur la chère petite créaturequi vient de sortir d'elle, qui, aveugle encore etpresque sans organes, déjà pourtant souffre etvagit, et que l'on consolera, et que l'on auratant de bonheur à consoler,à rendre heureuse etdigne d'amour!t

Ensuite passent trois années de contente-ment, de félicité. Elle voit, elle parle, la chèreenfant! Elle apprend à jaser, à sourire,à aimer. 0les belles toilettes mignonnes, depuis la longuepelisse blanche des premiers jours jusqu'à la

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fine jupe écossaise, très élégante, qu'elle por-tait le mois dernier! 0 les beaux petits sou-liers bleus, les beaux petits bonnets à ruches!IEt les premiers joujoux, le mouton qui bêle,le lapin qui joue du tambour, le chemin defer minuscule où monte et descend la file deswagons de métal léger, aux étroites fenêtres etaux caisses peintes en vert! Et l'avènement de lapoupée, et les joyeux ébats sur le tapis barioléde la chambre à coucher, et les dînettes sur lachaise haute, à table, entre père et mère Etles baisers à la ronde, et les recommandationsd'être bien sage et de s'endormirbien tranquil-lement, à neufheures, avec la poupée rose1

Tout ce bonheur-là n'a-t-il été qu'un rêve,une illusion fugitive?

Le rêve, n'est-ce pas plutôt cet affreux cau-chemarde huit jours et cette funèbre cérémoniequi se poursuit, qui s'achève?ia

V

Elle s'achève, hélas et le doute n'est pas pos-sible. La réalité, c'est la mort, c'est le désespoir.On conduit le père au catafalque, on lui donnele goupillon, et ses jambes fléchissent quand iljette l'eau bénite sur le coffre étroit où gît ina-

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nimé ce qu'il aimait le plus au monde. Le défilécommence; chacun vient serrer la main à l'in-fortuné qui voudrait être seul. C'est intermi-nable et les larmes lui montent aux yeux,quand il voit les femmes, l'une après l'autre, leregarderen pleurant.

On emporte la bière. La voilà hissée sur lavoiture, il n'a pas fallu grand effort; et voilà cethomme, il y a huit jours le plus heureux deshommes, qui chemine, tête nue sous le ciel gris,le long des rues boueuses,derrière le lent cor-billard, dans la pleine consciencede son irrémé-diable malheur.

La mère est restée a la maison, affaissée, im-mobile. Elle pleure, elle prie. On lui parle, maiselle n'écoute pas. Elle a les mains jointes etregarde fixement devant elle. On a peur qu'ellene meure de cette mort, qu'elle ne suive l'enfantparti. Toutefois, elle se consolera peut-être plusvite et mieux que le père. Elle a la religion.Elle croit à une éternicé où l'on retrouve tout cequ'on a perdu.

Mais lui, lui n'est pas un être de sentiment; ilest un être de raison, il sait. Il a compris dèslongtempsque toutes nos visions d'immortaliténe sont que de frêleshypothèses, sinon de pureschimères. Il ne croit plus aux mirages. Allezdonc lui dire que madame la Vierge attend là-haut, dans une étoile, les petites filles mortes, et

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les fait jouer avec l'enfant Jésus en blouse d'ortIl sourira tristement. Pour lui, cela n'est pas, celane peut pas être.

Sa tête se perd. Le cerveau vide, les yeux va-gues, il monte le long chemin pavé qui mène aucimetière. Il se rappelle soudain, dans des lueursintenses de mémoire, des coïncidences, des ré-flexions faites jadis; il se rappelle le pressenti-ment qui lui serra le coeur, un jour, en voyantun pauvre homme,humblementvêtu, suivre toutseul, à pied, un tout petit, tout petit cercueil,que portaient, en se dandinant sous le poids,deux croque-morts à uni&rme noir usé et à cha-peau luisant, dont le premier mangeait, cheminfaisant, une pomme rouge; un tout petit,tout petit cercueil blanc, sur lequel il y avaitdeux bouquetsde violettes d'un sou. Il s'était de-mandé, alors, ce qu'éprouvait le pauvre hommequi marchait derrière et le pauvre homme, au-jourd'hui, c'est lui-même. Hélas le cortège pié-tine, bourdonne Il sa suite, et les passants sedécouvrent et s'arrêtent pour voir, comme luijadis, ce deuil et cette douleur.

Et pourtant il n'arrivera que trop tôt au cime-tière. Pauvre père1 qui donc vous consoleramaintenant des amers soucis de la vie ingratequ'on mène en notre âpre siècle, des luttesacharnées, des fausses amitiés, des calomnies,des vols, des ingratitudes et des banalités écœu-

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Mûtes? A quoi bon travailler, a quoi bon gagnerde l'argent ou de la gloire, maintenant?N'êtes-vous pas ruiné, ruiné dans l'âme?

Il cherche pour quelle fin le destin veut queces petits enfants, qui nous sont si chers et quisont si innocents, souffrent et meurent. Et puis,malgré tout, lentement, irrésistiblement, il seprend à penser que pas une parcelle d'amour nedoit se perdre ici-bas, qu'il vaut mieux avoiraimé et avoirvu fuir ce qu'on aimait, que n'avoirpas aimé du tout, et que la loi universelle,quellesque soient les apparences contraires,doitêtre justice, bonté, bonheur.

Autrement,pourquoil'univers,pourquoi l'exis-tence ?

La ~cMwaHfeartistique<;< Mh'MtM. aa mars t8y}.

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Les

Derniers Jours de Pécuchet

Avril 188).

de Gustave Flaubert.Et vous savez, n'est-il pas vrai, que le grand

romancier normand n'a pas fini l'histoire de cesmodernes émules d'Oreste et Pylade, par labonne, ou plutôt par la mauvaise raison, qu'ila rendu le dernier soupir avant d'avoirpu com-pléter son manuscrit.

euss connaissez tous Pécuchet,l'illustrePécuchet, l'inséparable ami du nonmoins illustre Bouvard, le Pécuchet

1

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Mais ce que vous ne savex peut-être point,c'est que, Flaubert tût-il toujours de ce monde,l'histoire de Pécuchet ne pourrait, aujourd'huimême, être terminée.

Ce que vous ne savez peut-être point, c'estqu'en t88~ Pécuchet vit encore.

« Pécuchet!dites-vous avec une hilarité scep-tique. Pécuchet! reprenez-vous en goguenar-dant. Mais si nous savons que Pécuchet n'estpas mort. Pécuchet n'est-il pas immortel? »

Immortel, il se peut que notre homme le soit,moralement parlant. Mais il ne s'agit pas decela. Il ne s'agit ni de vie spirituelle ni d'éter-nité littéraire. Ce que je veux dire, c'est quevraiment,réellement,authentiquement, Pécuchetn'a pas cessé d'exister; c'est que Pécuchet res-pire c'est que Pécuchet va, vient, sent, entend,voit, boit, mange, digère, se mouche, se couche,

se lève, et copie, copie toujours, comme toujoursil copia, car le bonhomme n'est guère autrechose, vous vous en souvenez assurément,qu'unevivante machine à copier.

Oui, Pécuchet subsiste en chair, en os et enesprit. C'est un fait. C'est une source non tariede documents humains.

Ahl vous dressez l'oreille. D'incrédule vousdevenez curieux. Ça vous intrigue. Il faut vousraconter ça.

Je ne demande pas mieux.

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Le hasard me conduisit, il y a quelques jours,vers les déclivitésde la Montagne Sainte-Gene-viève, en ce point où le Paris provincial d'outre-Seine a été récemment évcntré par l'ouverturede larges voies nouvelles.

Tout dépaysé, j'errais à l'aventure;et je cons-tatais, avec un étonnement triste, l'aspect vio-lemment transformé des choses et des lieux.Dans les temps déjà si lointains de notre insou-cieuse jeunesse, à la place de ce boulevard videet béant, il y avait là un fouillis inextricablede ruelles antiques, de maisons noires et ridées,à pignons et à tourelles.

Chaque façade avait alors son individualité,son caractère. La vétusté même de ces mursplusieursfois, centenairesoffrait un charme mys-térieux ils semblaient imprégnés d'humanitévive, d'humanité pensive, d'humanité militanteet souffrante. Ils avaient été dorés et brunis partant de soleils disparus, par tant d'ombres en-volées! Le flux et le reflux des jours et des anss'y étaient traînés tant de fois! On y évoquaittant de choses et tant de pensées1

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A travers la poussière du plâtre et les éclatsde pierre des chantiers, j'avançais à pas lents,peinéde voir la froide et rude banalité remplacerpartout les libres manifestations de la vie on-doyante et diverse. 0 les grandes maisons car-rées, massives, anonymes, uniformes, alignéessous le paratonnerre comme des Prussiens sousle casque à pointe, vastes et plates comme laPoméranie, bêtes comme les cadavres échouésdes moutons de Panurge, roides comme desabstractions géométriques,sans grâce, sans élan,sans vie, sans âme, avec leurs balconsà écriteauxet leurs carreaux barbouillés par les peintres,avec leurs cafés bleus, leurs traiteurs rouges,leurs muséesde monstruosités médicaleset leursfemmes géantes à jambes éléphantesques,hono-rées sur le tableau-affiche de la visite de plusieurstêtes couronnées!0 la tristesse accablante desgrandes maisons neuves,de ces grandes maisonsfunèbres comme des caveaux, nues et glacéescomme la mort1

Navré, je baissai les yeux pour ne plus rienvoir de ce désolant spectacle. Pendant quelquesminutes, je suivis machinalement la chaussée,livré tout entieraux réflexionsamères et aux tur-bulents souvenirs, qui se disputaient dans unebrume mélancolique les cellules sans phospho-rescence de mon cerveau désenchanté 1 Maisbientôt, cette bataille intime ne me réjouissant

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guère, je relevai le nez pour chercher au dehorsquelque diversion.

III

La rue montante tournait brusquement, for-mant un coude. Ce coude était accentué, d'uncôté, par le mur d'un petit jardin plein d'aca-cias maigres, puis par une palissade fermant unterrain vague; de l'autre côté, par deux hautesbâtisses à porte cochère. Sur la première portecochère, on lisait en lettres d'or InstitutionTafM; sur la seconde, en lettres noires jfn~tfM-non ~tMM~e.

A l'endroit où la palissade joignait le murdu petit jardin, en face des portes cochères,s'élevait, établie et calée je ne sais comment,une mince échoppeen planches de diversescou-leurs également décolorées. L'échoppe étaitpercée d'une porte basseet d'une fenêtre étroite.Quand je relevai la tête, je me trouvais justedevant la croisée, si bien que l'inscription,colléeen dedans, au carreau supérieur, m'entra toutdroit dans les yeux et dans le cerveau.

Cette inscriptionoffrait, en capitales manus-crites, ces deux mots

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~c~'u~j~c jcrUne seconde inscription, tout à coté, à l'autre

carreau, en capitales identiques,portait

~C~'Uc4/~(. PUBLIC

Une autre, en plus petits caractères

LBTT'~M T~TJT!. DE 0 Fr. 50

Une autre, en caractèresplus petits encore

L'écrivain ne fait pas de lettres anonymes.

Une dernière (c'était la bonne, c'était le bou-quet !) présentait ces trois lignes étonnantes,ces trois lignes mémorables, ces trois lignes sanspareilles

PENSUMS GRECS,

LATINSET FRANÇAISS

Les rêves, les pensées, les spéculations, lesdélires, que ces lignes magiques éveillèrent enmoi, vous les devinez.

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Je restai cloué sur place, la bouche bée, lesyeux ronds.

P~MH~Mgrecs, latins et françaisJe ne pouvaisdétacher mes regards de ce nouveau (SMane~

Thecel, Pharès. J'étais en extase.Puis la réaction se fit. Ma lèvre inférieure

devint dédaigneuse.Pourquoice pt ~ntieux écri-vain avait-il oublié les pensums hébreux? Pour-quoi les pensums anglais, russes, chinois, alle-mands, italiens, hongrois, espagnols, japonais,arabes, algonquins, nègres, patagons,et tous lesautres pensums en langues mortes, vivantes, ouà naître, ne figuraient-ils pas sur l'écriteau?

Écriteau vraiment dérisoire.Et pourquoi pas, en outre, la langue des oi-

seaux, la langue des chiens et la langue des gre-nouilles, dont il est parlé en de vieux livres delégendes?

Trois fois dérisoireécriteau 1

Un instant de rénexion me rendit tout entierà mon premier enthousiasme; et je me sentis,pour tout de bon, repincé par le pensum latin,contrepincé par le pensum grec.

Un point d'interrogation,un nouveau pointd'interrogation, surgit des profondeurs de mapensée « Quel peut être ce triple entrepreneurde classiques pensums, ce bachelier public àtrois becs de plume, cette trinité en échoppe?D'ou sort ce pauvre et savant servitet'~ des écu-

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liers paresseux et bavards? Après quel inénar-rable naufrage est-il venu s'échouer au bord dece trottoir? Quel cataclysme a réduit cet êtrebien élevé à prendrel'état de pensummier?

Mystère! je rêvai, rêvai, rêvai. L'inventeur del'écriteau n'avait-il pas autant d'imagination qued'instruction, autant d'audace que d'imagina-tion ? Afncher une entreprise de pensums fran-çais à cinquante pas de la Sorbonne, à la barbeou au menton rasé de tout un monde de provi-seurs, recteurs, inspecteurs, protesseurs, répéti-teurs et pions, c'était déjà joli. Mais y joindre lepensum latin, n'était-ce pas superbe? Et y ajou-ter le pensum grec, n'était-ce pas majestueux,sublime, beau comme l'antique?

Ce savant inspiré et hardi, ce génie originalet serviable,je brûlai du désir immodéré de levoir, de le connaître, de le pénétrer. Il me le fal-lait. J'ouvris avidement la porte de l'échoppe;et le cœur battant comme à un premier rendez-vous d'amour, j'entrai.

IV v

C'était tout petit, mais fort bien aménagé.Ordre et propreté. Des planches, des casiers,deux chaises, une table. Sur la table, tout ce

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qu'il fautpour tout écrire et effacer tout. Devantla table, un vieux fauteuil en cuir. Dans les brasdu fauteuil,un homme, non! un monsieur,grave,bien assis, jeune encore quoique très vieux,armé de lunettes miroitantes, et coiffé d'unecalotte noire qui laissait descendre sur chaquetempe une mèche plate de cheveuxpoivre et sel.

Je le contemplai. D'un geste affable et digne,il m'offrit une des deux chaises. Je la pris, sanscesser de le contempler. Il se sentit vaguementgêne. Muet, je le contemplai toujours. Il rougit.Je le contemplai impitoyablement. Il toussa.Je maintins ma contemplation. Il ôta sa calotte,il semblait avoir envie de pleurer. Mon regardne le lâchait pas.

Mais, tandis que mes yeux restaient fixés surlui, mon imagination allait, trottait, courait, ga-lopait, prenait le mors aux dents, m'emportaiten pleine fantaisie.

Cet homme transcendant, cet inventeur àcalotte noire et à mèchesplates, cet être sublimeet timide, me disais-je tout bas, à quelle espèceappartient-il?

0 Hommes-Athéniens, ô Peuple et Sénat deRome, ô Quirites, ô Pères-Conscrits,rëvélez-moison passé, ouvrez-moison coeurl1

Serait-ce le Juif-Errant, après une commuta-tion de peine? Non! non! car il ferait aussi despensums juifs et chaldéens.

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Serait-ce un espion borusse? Ils savent toutesles langues, ces Allemands. Non 1 il aurait affi-ché des pensums sanscrits.Son érudition l'auraittrahi.

Qu'est-ce donc enfin que cet homme ?Un fou? !1 n'en a pas l'air. Et puis, sa femme,

sa fille, son gendre ou sa belle-mère l'aurait déjàfait enfermer dans un asile.

Est-ce un lord anglais qui tient un pari?Sort-il d'un conte d'Hoffmannou d'une nou-

velle d'Edgar Poe ?Existe-t-ilréellement ?èOu n'est-il qu'un fantôme, une erreur des

sens, un mirage, un spectre, une hallucination?J'avais la tête en feu. Je ne pus me contenir

plus longtemps. Pour voir si l'homme existaiten réalité, je lui pris le bras brusquement.

Il jeta un cri.Je ne m'étais pas trompé, il vivait.Je reconquis sur-le-champ toute ma placidité.

J'avançai ma chaise. Il s'était reculé; il me con-sidérait avec défiance, et même avec un peud'effarement. Je lui fis un sourire. Il fallait lecalmer.

Or, j'allais, à cet effet, lui adresser onctueu-sement la parole, quand, tout d'un coup, unéclair me traversa l'esprit.

<: Pécuchet! ? m'écnai-je.De stupéfaction, il laissa tomber sur sa cuisse,

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et de sa cuisse à terre, sa majestueuse plumed'oie.

« D'où. d'où. d'où me connaissez-vous ?os'écria-t-il.

C'était bien la voix forte, caverneuse, dontparle Flaubert.C'étaitbien notrehomme.C'étaitPécuchet.

Tel vous l'avez vu dans le roman, tel il se te-nait là, devant moi, sous mes yeux, dans l'é-choppe, entre la table à tout écrire et la fenêtreportant l'annonce des pensums classiques etl'annoncedes lettres non anonymes.

« Non anonymes pensai-je. Honnête Pécu-chet, je te reconnais-la. N

Et rénéchissant, je lui dis

« Comment faites-vous pour savoir si les let-tres sont anonymes ou ne le sont pas ? Le pre-mier venu ne peut-il point vous faire mouler unfaux nom au bas de la missive. En ce cas, c'estcomme s'il n'y avait aucune signature; c'estl'anonymat avec circonstancesaggravantes.

Je fais mon devoir, répondit héroïque-ment Pécuchet. Que les autres fassent le leur r

Advienne que pourra!– Et rédigez-vous toutes les lettres signées,

même celles dont pourraient s'alarmer la pu-deur, le bongoût et la morale?

La morale, le bon goût et la pudeurn'ontjamais eu à se plaindrede moi, monsieur!1

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– Et comment discernex-vous, par exemple,les lettres écrites pour le bon motif des lettresécrites pour un motit différent ?

On voit cela à la figure des gens. On estun peu philosophe. On laisse le reste auxdieux. »

V

Vive Pécuchet Décidément c'était lui, corpset âme. Je reconnus sur sa table et sur ses ta-blettes l'J?Hcyc/ope<fM~r<T, le ~Manu~ ~Ma-gH<MMM~ le Fénelon, les deux noix de coco. Ilavait sur le dos sa vieille camisole en indienne.Ses jambes, prises comme autrefois en destuyaux de lasting noir, manquaient,comme au-trefois, de proportion avec le buste. Il semblaittoujours porter perruque, tant ses mèches tom-baient plates de son crâne élevé 1 Son nez des-cendaitplus bas que jamais. 11 avait conservé,revu et augmenté,cet air sérieux qui, dès le pre-mier abord, frappa, conquit Bouvard.

a: Au fait, qu'est-il devenu, Bouvard?Car vousvoilà seul.

Hélasne m'en parlez pas. Pauvre ami 1

Eh quoi?

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– Je suis veufde lui a»Pécuchet eut une larme.« Cela a dû être bien triste pour vous. Com-

ment a-t-il succombe? ?»Pécuchet eut un sanglot.« !1 était de la Commune. H a été fusillé au

Luxembourg. ?1)

A mon tour, je fus sunoqué par l'étonncmcnt.Bouvard fëdéré, Bouvard fusillé! Le bon, le gai,le rond Bouvard, Bouvard le rabelaisien 1

Ce n'était que trop vrai. L'optimisme de Bou-vard avait tourné à l'aigre. Affolé par le siège deParis, par Ducrot et Trochu, par les trois Jules,par Champigny et Buzenval, par la viande decheval et le pain de son, par la poudre et la fa-mine, par l'armistice et la capitulation, Bouvard,réfugié avec Pécuchetdans la capitale, Bouvardéta<t devenu enragé.

Il avait été élu à je ne sais quel grade, à jene sais quelle fonction.

Il était entré, comme les autres, à riHôtel-dc-Ville.

Il avait, comme les autres, fait des discours,des motions.

Comme les autres, il avait été mis en prison.Puis, il avait été mis en liberté.Il avait été fait général.Il s'était battu.Il avait désespère.

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Il avait voulu mourir.M était tombé, blessé à l'épaule, derrière une

barricade.On l'avait relevé, pour le juger et le fusiller.

On lui avait tiré le coup de grâce dans l'oreillegauche.

Et il avait rendu l'âme, en criant « C'est lafin de tout r

Pécuchet me raconta mélancoliquement ceschoses mélancoliques.

« Bouvard, vous le voyez, a renié au dernier

jour l'idéal de sa vie entière, fit-il en termi-

nant. Bouvard est mort, la Révolution dans le

cœur. Il avait brusquement répudié ses idées

pour adopter les miennes. N'est-ce pas étrange?Etrange1Et comment expliquerez-vous qu'en même

temps, moi, Pécuchet, j'ai répudié mes idées

pour adopter les siennes? J'ai été subitementenvahi par ses convictions comme par un dé-luge. L'homme antérieur est resté noyé sous leflot torrentiel; il en est sorti un Pécuchet toutnouveau, un Pécuchet AoHvar~ et bouvardant. Jecroyais à l'imminente invasion de l'industria-lisme américain, au règne prochain du pignou-jlisme universel. Et maintenant j'ai foi dans leprogrès indéfini, dans l'harmonie des mondes.L'âme de Bouvard a émigré en moi, comme enlui émigra mon âme. Bouvard m'apparaît tous

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les jours après déjeuner. Je fève de lui troisnuits sur quatre. J'ai des convictions philanthro-piques. Je théorise suavement, je suis tendre-ment illuminé. L'avenirne se dresse plus devantmoi comme une vaste ribote d'ouvriers. Je mesens devenir dieu, le dieu Pécuchet, s

Cette divinité imprévue me dérida.<[ En attendant l'apothéose,reprit l'excellent

homme, je fais des pensums. Je copie.Sans cela,la solitude m'aurait tué. Oh! je n'ai pas oséretournerseul en Normandie. A Paris, on se tiretoujours d'aitaire. Je copie du français, du grec,du latin.Ça me rajeunit. Et, en copiant, je rendsservice à de pauvres petits diables d'enfants, jemets en fureur d'affreux cuistres; c'est toujoursautant de gagné. Je suis aussi heureux que je lepuis être. On m'a proposé une place dans lesbureauxde la ville. On m'a offert le ruban vio.let d'otlicier d'Académie. J'ai refusé.

C'est beau.Je n'aime pas le violet. Couleur épisco-

pale Je ne désire plus qu'une chose devenirmembre de la Société des Gens de lettres.

–Ah!1Oui, pour ne pas crever à l'hôpital et

pour avoir un discours sur ma tombe. Je vaispublier un volume composé des lettres d'amourque le public des deux sexes m'a dictées depuisque je suis venu m'établir ici. tl sera curieux, ce

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recueil. Je vous l'offrirai, avec une belle dédi-cace en ronde. Vous verrez 1 »

V!1

/OMÏW J~OJ.

J'attends encore les Lettres d'amour rédigéespar un écrivain public.

Pécucheta déménage, sans laisserson adresse.Est-il allé rejoindre Bouvard dans l'éternité?

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ESQUISSES AMÉRICAINES

D'APRES MARK TWAIN

III

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Préface de t88ti

Les Esquisses américaines de <9M<!r~ TtMtH ont

ére lues par fOMf le monde aux j~MM-M M en c4n-

g/ff~n~. Elles <)~M~ /<: plus curieux spécimen de

/cw yankee, ayanr cours acruellement enrre~(~M'-Tc~ ff San-Francisco.

Le traducteur en a choisi les pages les plus pi-

quantes, les plus Mracf~Mf~HM; pour faire

passer dans norre langue l'idée et le style de l'auteur

sans leur OMF' la saveur originelle, il a ~r~~ une

libre etfidèle interprétation à une translation étroi-

tement littérale.

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Histoiredu

Méchant petit Garçonqui ne fut jamais puni

presque toujours Paul ou Jules dans les livresd'images; celui-ci s'appelait Guigui. C'est ex-traordinaire, mais c'est comme je vous le dis.

La plupart des vilains petits garçons, dans leslivres d'images, ont une mère pieuse et poitri-naire, qui volontiers irait faire son lit dans la

y avait une lois un méchant petitgarçon qui s'appelait Guigui. Lesméchants petits garçons s'appellent

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tombe, si elle n'aimait tant son fils ingrat. Ilsont presque tous, vous l'avez certainement re-marqué, une pauvre mère, malade entre toutesles mères, qui berce son méchant enfant de sesdouces paroles plaintives, l'endort dans un bai-ser, s'agenouille à son chevet, et pleure, pleure,pleure. Il en éta?t différemment pour notre gail-lard. Il ne s'appelait ni Paul, ni Jules; il s'appe-lait Guigui, et sa mère n'avait pas la moindreaffection de poitrine. Elle était plutôt robusteque svelte, et n'était point pieuse. D'ailleurs,elle ne se faisait point de bile sur le comptede Guigui, et disait que, s'il se cassait le cou, cene serait pas une grande perte. Elle le fouettaittoujours pour le faire dormir, et ne l'endormaitjamais dans un baiser. Elle lui tirait régulière-ment les oreilles avant de le quitter.

Un jour, ce vilain petit garçon déroba la clédu bunet et s'offrit une pleine potée de confi-tures. Mais un terrible remords ne lui vint passoudain, et aucune voix ne lui murmura c Est-ilséant de désobéir à sa mère? Ou vont-ils, les vi-lains petits garçons qui absorbent en cachetteles confitures de leur pauvre maman malade? »Il ne jura pas qu'il ne le ferait plus, il n'alla pasdemander bien vite pardon à sa maman; elle neput donc le bénir avec des pleurs d'orgueil etdes trémolosd'émotion,comme cela se pratiqueinévitablement dans les livres susmentionnés.

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Ne trouvez-vous pas que c'est bizarre? Guiguimangea les conntures; il se dit, dans son gros-sier et vicieux langage, que c'était rudementbon; puis il éclata de rire et remarqua que lavieille ferait un fameux nez, si elle s'apercevaitde l'opération. Quand de l'opération la vieillese fut aperçue, il soutint que ce n'était pas lui.Elle le fouetta sérieusement, et ce fur lui quipleura. Tout ce qui arrivait à cet enfant-là étaitvraiment curieux; il ne lui arrivait rien, mais riendu tout, comme aux autres méchants petits gar-çons des livres d'alphabet.

Un autre jour, il vola des pommes. Chosemerveilleuse!il ne se brisa aucun membre. Non,je vous assure, il ne tomba pas et ne fut pas dé-voré par le gros chien. Il ne resta pas au lit unequantité de semaines,il ne se repentitpas, et nedevint pas meilleur. Il vola autant de pommesqu'il voulut, les mangea et n'eut pas de re-mords. Il n'eut même pas de coliques. C'esttout à fait particulier. Le monde ne se comportepas ainsi dans les suaves petits volumes à cou-verture enluminée, où l'on voit de suaves petitsbonshommes en pantalon cerise, et de suavespetites bonnes femmes dont les joues sont de lamême couleur que les culottes des garçons.

Une fois,Guigui subtilisale canifde son pion.Mais il craignit d'être découvert et mis au pi-quet. Il glissa l'objet dans la casquette de

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Prosper, le fils de la pauvre veuve, l'entant mo-dèle, qui obéissait toujours à sa maman,ne men-tait jamais, savait invariablement ses leçons etrevenait fastidieusement à l'école le dimanche.Quand le canif tomba de la casquette, Prosperbaissa la tête et rougit, comme oppressé par laconscience du crime. Le pion sauta sur lui ens'écriant a Ah! tu me le payeras, petit tartufe àpension réduite! N Mais, à ce moment solennel,

aucun vieillard inattendu ne fit intervenir sescheveux, blancs comme la queue d'un blancpercheron, ni sa voix, onctueuse comme l'or-

gane d'un bon prêtre apostolique et romain.

Non, aucun aïeul onctueux et incolore ne dit aumaître d'école en suspens Cf.Laissez ce nobleenfant! voici le détestable criminel. Je passais

sans être vu, j'ai été témoin du vol. a Cela n'est-il

pas de plus en plus particulier? Guigui ne futréellement pas une seule minute inquiet. Le

vieillard ordinaire des suaves petits livres neprit pas le bon Prosper par la main, ne dit pasqu'un tel enfant méritait les meilleursencourage-ments, et ne lui proposa pas, en aspirant uneprise de tabac, d'entrer dans sa maison pour ba-layer son bureau, allumer son feu, faire ses com-missions,fendre son bois, étudier le droit, aider

sa femme à faire le ménage, jouer tout le restedu temps, gagner cinquante sous par mois etêtre parfaitement heureux. Ces choses-là se-

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raient arrivées dans un livre d'images; maiscettefois-ci il en advint autrement. L'enfant modèlefut battu,vilipendé,et Guiguise frotta les mains;

car, voyez-vous,Guigui haïssait les enfants mo-dèles. Il disait qu'il les avait dans le nez, cesbébés en sucre, ces sainte-nitouche, ces agneaux àtondre, ces petits bedouillards. De telles expres-sions sont attristantes;mais cet enfant mal élevén'en employait pas d'autres.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'un di-manche, pendant que ses parents le cherchaient

pour l'emmener à la messe, il se sauva, alla enbateau et ne se noya pas; puis pêcha à la ligne

et ne fut pas frappé de la foudre. Infaillible-

ment, dans ces volumes exquis dont vous faites

vos délices, les enfants qui, au lieu d'aller à la

messe, vont en bateau le dimanche, sont en-traînés par un tourbillon et se noient; s'ils veu-lent ensuite pêcher à la ligne, ils sont foudroyésinfailliblement. Comment se fait-il donc que ceGuigui ait échappéà tant d'inéluctables périls ?

Je vous le demande.Ce Guigui devait avoir un talisman; on ne

peut expliquerautrementson inrroyablechance.Rien ne tournaitmal pour lui. Il offrait toujoursdu tabac à l'éléphant du Jardin des Plantes, etjamais l'éléphant ne lui tordait le cou avec satrompe. Il rôdait toujours autour de l'anisette

et jamais n'avalait par errejr de l'eau-forte. Il

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déroba le iusil de son père, alla à la chasse, etn'eut pas trois doigts de la main droite em-portés. Il dessina et coloria la caricature de sonparrain et celle de sa marraine (infâmes cro-quis 1), et ne s'empoisonna pas avec les couleurs.Il donna à sa petite sœur un coup de poing surle nez dans un accès de colère sa petite sœurne resta pas malade pendant les longs joursd'un été, et ne mourut pas avec de douces pa-roles de pardon sur les lèvres. Non! elle luirendit son coup de poing et ne fut pas indis-poséedu tout.Finalement,notregaillardse sauvadu logis paternel et s'embarqua;mais il ne re-vint pas et ne se sentit pas triste et isolé devantla tombe de ses parents chéris, devant les ruinesdu toit qui avait abrité son enfance. Oh! pointdu tout; il se grisa comme vingt chantres, fit les

cent coups, et ne s'en voulut aucunement.Il prit des années et une femme, une très belle

femme, ma foi! à laquelle il fit beaucoup d'en-fants. Par une nuit noire, avec une hache, il crutdevoir couper sa famille tout entière en petits

morceaux.N'ayantplus cette charge, il réussit às'enrichir T*dr plusieurs crimes et une foule d'in-délicatesses. Il constitue aujourd'hui le plus in-fernal gredin de son pays. Il est universellementrespecté et siège à la Chambre haute. S'il y aune révolution, à coup sûr il deviendra empe-reur Guigui F"! 1

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Ah! ce n'est pas dans les suaves petits livresd'éducation que les choses marchent ainsi. Maisil faut s'attendre à tout et à pis encore dans levrai monde.

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La

Célèbre Grenouille sauteusede Calaveras

du poêle, dans un coin de la taverne, à l'anciencampement des mineurs d'Angel.

C'étaitun bonhomme gras et chauve,dont laphysionomie vous gagnait tout de suite par sonaimable et naïve placidité. Tout le temps qu'ilparla, il ne lui arriva pas une seule fois de sou-rire, ni de froncer le sourcil, ni d'altérer la flui-dité initiale de sa parole, ni de laisser percer lemoindre soup~un d'enthousiasme. Mais, dansson interminable bavardage,il y avait un accent

0!Ct ce que me raconta ce vieux ba-vard de Simon Wheeler, quand ilm'eut bloqué avec sa chaise auprès

< < <*

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de sérieuse sincérité, prouvant, à n'en pas dou-ter, que, loin de rien voir de ridicule et de bur-lesque dans son histoire, il la regardait commeétant de la plus haute importance et en tenaitles héros pour des êtres d'une exquise finesse etd'un génie transcendant.

K 11 y avait donc ici, me dit-il, un camarade,du nom de Jim Smiley. C'était dans l'hiverde ~9, ou peut-être bien au printemps de So,je ne me rappelle pas exactement;mais je penseque c'était vers cette époque, parce que, j'ensuis sûr, la grande tranchée n'était pas finielorsqu'il arriva au campement. En tout cas,c'était bien le plus singulier des individus. Ilpassait sa vie à parier. Il pariait sur tout. Il pa-riait à propos de rien. Il n'avait de cesse, qu'iln'eût trouvé quelqu'un pour tenir pari avec lui.S'il ne trouvait pas à parier pour, il pariaitcontre. Tout ce qu'on voulait, il l'acceptait;pourvu qu'on tînt son pari, il était content. Aveccela, il avait une chance du diable; il gagnaitpresque toujours.

A chaque course de chevaux, vous étiez sûrde le trouver au bon endroit.Batailles de chiens,duels de chats, combats de coqs, il ne laissaitrien passer. Voyait-il deux oiseaux sur la haie, ilgageait tout de suite que celui-ci, ou, si l'onaimait mieux, que celui-là s'envolerait le pre-mier. De but en blanc, afin de suivre une ga-

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geure, il aurait été jusqu'à Mexico. Tous lesgaminsdel'endroit le connaissaientet pourraientvous raconter un tas de choses sur lui. Une fois,la femme du ministre Walker était gravementmalade;on n'espéraitplus guère la sauver. Mais

un matin, Walker arrive; et Smiley lui deman-dant des nouvelles de sa femme, il lui répondque, grâce a la toute miséricordieuseProvidence,elle va beaucoup mieux, qu'elle ne peut man-quer de se relever très vite. « Eh bien reprendaussitôt Smiley, d'instinct, sans songer à mal,eh biensi vous voulez, je parie tout de mêmequelque chose avec vous qu'elle n'en reviendrapas. »

A cette époque-là, Smiley avait une jumentque les gamins appelaient « la Tortue ?. Aveccette satanée bête, il gagnait un argent fou.Elle avait toujours quelque chose c'était unasthme ou une blessute; ou bien elle boitait, ouelle tombait de faiblesse. Dans une course, onlui donnait toujours deux ou trois cents mètresd'avance. On comptaitla rattraper vite et la dé-passer largement. Mais toujours, à la fin, elleavait un accès désespéré. Elle se dressait, se se-couait, se démanchait, se disloquait, ruait, gam-badait, piaffait, écartait fantastiquement lesjambes, lançait, je ne sais comment, ses quatrefers en l'air, rebondissait d'un côté, puis del'autre, s'emballait de droite à gauche et de

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gauche à droite, s'écorchait aux haies, éternuait,toussait, hennissait, faisait un tapage infernal,soulevaitune poussière ridicule, et toujours, tou-jours, arrivait première, tout juste, aussi justeque la justice,d'une longueur de cou.

Il avait aussi un pt ~it bouledogue. A voir cetavorton, vous n'en auriez pas donné un sou,vous auriez cru qu'il n'était propre à rien qu'àvoler un os par-ci par-là. Mais, sitôt qu'il y avaitde l'argent en jeu, transformation subite. Sa mâ-choireinférieurecommençait à se dressercommel'avant d'un bateau à vapeur; il montrait lesdents, et sa gueule flambait comme le fourneaude la chaudière. Et l'on pouvait lâcher sur lui unautre chien, et l'autre chien pouvait l'attaquer,le mordre, le tirailler, le déchirer, le jeter deux ettrois fois par-dessus son épaule; André Jackson,c'était le nom de la bête, André Jackson s'enfichait pas mal et allait toujours son petit bon-homme de chemin, jusqu'à ce que le bon mo-ment fût arrivé. Alors, c'est-à-dire quand lesparis contre lui s'étaient élevés si haut que lesparieurs ne pouvaient pas y ajouter un centime,alors il vous pinçait l'autre bête juste à l'articu-lation de la patte de derrière et ne bougeaitplus. Oh il ne gesticulait pas; non, pas si bête 1

Il restait là, ferme, bien agrippé, un vrai cram-pon, jusqu'à la clôture. Il y serait resté toutel'année,l'éternité au besoin. Smiley gagnait tou-

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jours avec cet animal. André Jackson n'eut ledessous qu'une seule fois, et encore parce qu'ileut affaire à un chien qui n'avait pas de pattesde derrière, toutes les deux lui ayant été ratis-sées par une scie circulaire qui ne lui avait pascrié gare.

Ce jour-là, quand la chose fut cuite à point,quand tout l'argent de l'assistance fut sorti, An-dré Jackson prit son élan pour happer l'autreanimal à sa façon. Mais, en un clin d'oeil, ils'aperçut qu'on s'était joué de lui et qu'il n'yavait plus à tortiller avec un tel adversaire. Ilparut d'abord tout surpris, puis tout découragé.On vit qu'il renonçait dès lors à la victoire; ilfut battu après avoir reçu de déplorables atouts.Alors il leva les yeux vers Smiley, comme pourlui dire qu'il avait le cœur brisé, mais que cen'était pas sa faute; qu'il n'y avait pas moyendepincer par ses pattes de derrière un chien quin'en avait pas; et immédiatement il tombacomme un plomb et rendit l'âme. C'était unebrave petite bête, c'en étaitune, ce pauvreAndréJackson; et il se serait fait un nom s'il avait vécu,car il avait de l'étoffe, il avaitvraiment du génie.Ça me fait toujours de la peine quand je penseà sa dernière bataille et à la triste issue qu'elleeut pour lui.

BonA cette époque, Smiley entretenaitaussides chiens ratiers, des coqs de combat et toutes

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sortes de bêtes, si bien qu'il n'y avait pas moyende ne pas parier quelque chose avec lui. Unjour il attrapa une grenouille, l'emmena aulogis et dit qu'il allait lui donner de l'éducation.Et de fait, il lâcha tout pendant trois mois pourrester constamment dans sa cour de derrière, oùil lui apprenait toute la journée a sauter.

Vous auriez gagé, parbleu 1 qu'il n'en seraitjamais venu à bout. Eh bien, si! 1Il lui donnait unpetit coup sur le derrière, et la minute d'aprèsvous voyiez cette grenouille sauter en l'aircomme une fusée, faire une culbute, deux cul-butes même, si elle avait bien pris son élan;puis elle retombaitpar terre sur ses quatre pattes,comme un chat. Il lui apprit aussi à attraper lesmouches, et l'exerça si bien, qu'à première vueet du premier coup elle n'en ratait pas une.Smiley disait qu'avec un peu d'éducation, unegrenouille était bonne à tout faire; et vraimentje n'en doute pas. Dame vous comprenez, jel'ai vu poser Daniel Webster sur ce parquet(elle s'appelait Daniel Webster, la grenouille)et chanter ceci « Vole, vole, mon agile Daniel ?»Et, en un clin d'oeil, la bête s'était élancée, avaitgobé une mouche sur le comptoir, là, et, revenueà son poste, aussi solide qu'une motte de terre,se grattait la tête de sa patte postérieure, avecautant d'indifférenceque si elle n'avait fait autrechose que ce que font tous les jours toutes les

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autres grenouilles. Vous n'avez jamais vu unegrenouille aussi modeste et aussi raisonnablequ'elle, car en tout elle excellait. Mais c'estquand il s'agissait de sauterbel et bien, de sautercrânement sur un terrain plat,qu'il fallait la voir1Elle allait plus loin d'un bond qu'aucun autreanimalde son espèce. Sauter sur un terrain plat,c'était son fort, vous entendez; et, chaque foisqu'on en venait là, Smiley aurait mis sur elle sondernier dollar. Il était énormément fier de sagrenouille, et il avait bien raison; des gens quiavaient voyagé partout, qui avaient tout vu etconnu, avouaient que Daniel Webster laissaitbien loin, bien loin en arrière toutes les gre-nouilles du monde.

Bon! Smiley nourrissait la bête dans une pe-tite boîte à claire-voie, et il l'apportait souvent àla ville pour engager des paris sur elle. Une fois,un individu .(il était étranger au campement)vint à lui, comme il portait la bête, et lui dit

« Que, diable 1 pouvez-vous bien avoir là-dedans ?

–Peut-être bien un perroquet,peut-être bienun canari, n'est-ce pas? répondit Smiley avecune parfaite indifférence. Eh bien 1 non, mon-sieur. Ce n'est justementqu'une grenouille. a

L'individu lui demanda la boîte, regarda at-tentivement au fond, s'écarquilla les yeux, latourna et retourna dans tous les sens, et finit par

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dire « Oui, c'est vrai. Mais ennn, à quoi voussert cette bête-là?

– Oh! fit Smiley, sans avoir l'air d'y tou-cher, elle a au moins ceci de bon, à mon humbleavis, qu'elle peut sauter plus loin que n'importequelle autre grenouille du pays de Calaveras. s

L'individu reprit la boîte, y regarda de nou-veau, longuement, avec attention, la rendit àSmiley, et ajouta d'un ton dégage « Ma foi, jene vois dans cette grenouille aucune apparencequ'elle l'emporte sur les autres grenouilles.

Possible que vous n'en voyiez aucune! ré-pliqua Smiley; possible que vous sachiez ce quec'est qu'une grenouille, et possible que vousn'en sachiez rien! Quoi qu'il en soit, j'ai monopinion, et je parierais bien vingt dollars quecette bête dépassera n'importe quelle grenouillede Calaveras.»

L'individu réfléchitun moment, et reprit alorsd'un ton plus doux et comme à regret « MonDieu1 je ne suis qu'un étranger ici, et je n'ai pasde grenouille; mais si j'en avais une, je tiendraisla gageure. s

Et alors Smiley dit « Très bien, trè. bien J

Voulez-vous me garder la boîte une minute?J'irai vous attraper une autre grenouille. »

Et ainsil'individu reçut la boîte,paria quarantedollars avec Smiley, et s'assit en attendant qu'ilrevînt.

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L'individu resta là un bon bout de temps,pensant et pensant en lui-même; et alors il pritla grenouille, lui ouvrit la gueule toute grande,et avec une petite cuiller y entonna du petitplomb, l'en bourra presque jusqu'au menton;puis il remit la boite en place, comme si de rienn'était. Quand à Smiley, il était allé à un étangvoisin; après avoir longtemps pataugé dans lavase, il trouva enfin une grenouille, la rapportaet la donna a l'individu.

« Maintenant, dit-il, êtes-vous prêt? Bon 1Mettez votre bête à côté de Daniel, leurs pattesde devant bien alignées. Y êtes-vous? je donnele signal. »

L'alignement établi, il cria « Un, deux, trois 1Sautez! »

Et chacun d'eux pressa au même instant sagrenouille par derrière. La nouvelle grenouillesauta. Daniel voulut sauter aussi, Daniel fit uneffort, haussa les épaules, tenez 1 comme ça, à lafrançaise. Mais, bah 1 Daniel ne pouvait plusbouger1 La pauvre bête semblait plantée là aussisolidement qu'une enclume. On eût dit qu'elleétait ancrée sur place. Smiley n'en fut pas mé-diocrement écœuré.Mais il n'eut pas la moindreidée de ce qui s'était passé en son absence. Na-turellement 1

Le camarade prit l'argent des enjeux et fila.Quand il fut à quelques pas, il retournala tête à

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demi, et, désignant Daniel du pouce par-dessusl'épaule, il répéta d'un ton fort délibéré « Ehbien! ma foi, non, je ne vois rien dans cette gre-

nouille qui la classe au-dessus des autres gre-nouilles. »

Smiley resta tout interloqué, se gratta la tête,

et regarda longuement Daniel gisant par terreà ses pieds. « Ce que je ne comprends pas, sedit-il à la fin, c'est pourquoi cette sotte gre-nouille n'a pas bougé. Je ne sais pas ce qu'elle

a; on dirait qu'elle est chargée comme un âne. »Il se pencha, saisit Daniel par la peau du cou,et souleva la bête « Que le diable m'emporte,grogna-t-il aussitôt, si elle ne pèse pas plus decinq livres 1 » Alors il lui mit la tête en bas, etelle rendit immédiatement deux pleines cuille-rées de petit plomb. Il se frappa le front avecdésespoir. Enfin il comprenait tout. Il eut unaccès de rage folle. Il rejeta Daniel. I~se mit àcourir avec frénésie. Il voulait rattraperle cama-rade. Mais le camarade était déjà loin. Naturel-lement Et Jim ne revit jamais ses talons.

Bon quelque temps après,Jim se procura. »A ce point de son récit, Simon Wheeler s'en-

tendit appeler dehors par son nom.« Restez tranquillement ici, me dit-il; je vais

voir ce qu'on me veut, je reviens dans une se-conde, »

Mais, avec votre permission, j'étais suffisam-

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ment édifié sur le compte dè Jim. Je pris aussi lechemin de la porte. Sur le seuil, je rencontraiSimon qui rentrait bien vite. Il m'arrêta par unbouton de mon paletot, et reprit avec placiditéson histoire

« Eh bien, voyez-vous, ce brave Smiley seprocura une autre fois une vache borgne et dé-nuée de toute espèce de queue.– Que Smiley, sa vache borgne et toute sa

ménagerie aillent se faire pendre ailleurs 1 »m'écriai-je avec toute la bénignité dont je fuscapable.

Sur ce, je souhaitai le bonsoir à mon vieuxbavard et je m'esquivai rapidement.

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Le Journalismedans !9 Tennessee

collaboration fut acquise au journal La Gloire dumatin et le Cri de guerre du comte' de ~yAn~n.Quandje vins me mettre à la besogne, je trouvaile rédacteur en chefassis sur une chaise boiteuseet renversée en arrière; ses pieds reposaient enl'air sur une table de bois blanc. Il y avaitdans lasalle une autre table de bois blanc et une autrechaise invalide, toutes deux à moitié ensevelies

sous des journaux, des feuilles de papier et desfragments de manuscrits. On y voyait, en outre,

E médecin me persuada qu'un climatplus doux me ferait du bien. Je partisdonc pour le Tennessee,et bientôt ma

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un crachoir à base de sable, rempli de bouts decigare et de jus de chique, et un poêle dont la

porte pendait par le gond supérieur. Le rédac-

teuren chef portaitun habit noir à longuequeueet un pantalon de toile blanche. Ses bottes

étaient petites et soigneusement cirées. Il avait

une chemise à manchettes, une large bague àcachet, un col droit d'un modèle démodé etun mouchoir à carreaux dont le bout pendait.Date du costume vers 1848. H était en train defumer un cigare et de chercher des purases. En

se passant la main dans les cheveux, il avaitnotablementdérangé l'harmoniede sa coiffure.Il avait l'air épouvantablement renfrogné; jejugeai qu'il s'était mis à confectionner un articled'une espèce particulièrement noueuse. Il medit de prendre les journaux reçus à titre d'é-change, de les parcourir, et de condenser sous larubrique « Esprit de la presse du Tennessee»tout ce que j'y trouverais d'intéressant.

J'écrivis ce qui suit

ESPRIT DE LA PRESSE DU TENNESSEE

« Les rédacteurs du journalLe Tremblement de

Terre semi-hebdomadaire travaillent évidemment

sous l'empire d'une grande erreur en ce qui

concerne le chemin de fer de Rosseteigne. LaCompagnie n'a jamais eu l'intention de négli-

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ger Sotteville. Au contraire, elle considère cetendroit comme un des points les plus impor-tants de la ligne, et conséquemment n'a aucundésir de le dédaigner. Les honorables rédacteursdu Tremblement de Terre seront naturellementheureux de faire la rectification.

« John W. Blossom, le très intelligent di-recteur du journal Le Coup de Foudre et le Cri debataille de la Liberté, de Richebourg, est arrivéhier dans nos murs. Il est descendu à la maisonVan Buren.

« Nous remarquons que notre confrère dujournal Le Hurlement matinal, de Puits-de-Boue,

a commis une inexactitude en supposant quel'élection de Van Werther n'était pas un faitétabli; mais il aura reconnu qu'il s'est trompé,avant que ces lignes lui parviennent point dedoute!1 a été évidemment abusé parun compterendu incompletdes élections.

« Nous sommes heureux d'annoncer que lacité de Triplemont tâche de faire un marché avecquelques honorables personnages de New-York

pour paver, selon le système Nicholson, ses ruespresque impraticables. Mais il n'est pas facileà une ville de se passer une pareille fantaisie,depuis que Memphis a~fait faire un travail de

cette espèce par une compagnie de New-Yorketa refusé de rien payer pour cela. Toutefois LeHourra quotidien recommande toujours cette me-

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sure, en presse la réalisation, et semble sûr dusuccès final.

« Nous regrettons d'apprendre que le colonelBascom, rédacteur en chef du Cri de mort pour laLiberté, est tombéle soir dans la rue, il y a quel-ques jours, et s'est cassé la jambe. Il était atteintd'anémie; cette affection provenait d'un travailexcessifet de graves inquiétudes sur ses parentsmalades; on suppose qu'il aura marché troplongtemps au soleil, c'est ce qui l'aura faitchcir. )~

Je tendis le manuscrit au rédacteur en chetpour qu'il décidât de son sort, l'acceptât,le cor-rigeât ou le détruisit. Il le regarda, et sa figure

se couvrir de nuages. Il parcourut les pages dehaut en bas, et sa figure devint inquiétante. Ilétait aisé de voir que ça ne lui allait pas commeun gant. Soudain, il sauta sur sa chaise et dit

« Eclairs et tonnerre croyez-vous que jeveuille parler ainsi de ces bestiaux-là? Croyez-

vous que mes abonnés se contentent d'une pa-reille bouillie? Donnez-moila plume! »

Jamais je ne vis uneplume égratigneret écor-cher le papier à droite et à gauche sur sa routeavec autant de vice, ni labourer aussi implaca-blement les verbes et.les adjectifs d'autrui.

Comme il était à moitié chemin, quelqu'unpassa dans la rue, devant la fenêtre ouverte, ettira sur lui un coup de pistolet; le coup fit un

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léger accroc à la symétrie de son oreille gauche.« Ah dit-il, c'est cet animal de Smith, du

'Uo~Cttu de morale. Il a eu son compte hier. »Et il tira de sa ceinture un revolverde marine.

Il fit feu. Smith tomba, atteint à la cuisse. Smith

se préparait à tirer un second coup. La directionde son arme fut faussée et le coup blessa untiers. Le tiers, c'était moi. Un simple doigt en-levé.

Le rédacteuren chefpoursuivit ses ratures etcorrections. Comme il finissait, une bombe por-tative tomba parle tuyau du poêle et l'explosionbrisa ce petit monument en mille morceaux.Cela n'occasionna, du reste, aucun autre acci-dent, si ce n'est qu'un éclat vagabond m'em-porta deux dents.

a Ce poêle est tout à fait démoli, » dit le ré-dacteur en chef.

Je répondis que je pensais qu'il l'était.« Bien, n'en parlons plus. Nous n'avons pas

besoin de poêle par ce temps-ci. Je sais quia fait le coup. Je le rattraperai. Maintenant,tenez, voici comment il faut rédiger vos ma-chines. 1)

Je repris le manuscrit.Il était criblé de ratures et de surcharges, à ce

point qu'une mère ne l'aurait pas reconnu, s'ilavait pu avoir une mère. Voici commentil s'ex-primait maintenant

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ESPRIT DE LA PRESSE DU TENNESSEE

« Les invétérés faussaires du journal Le Trem-blement de Terre ~mt-AfMcma~atresont évidem-

ment en train de faire avaler par quelque noble

et chevaleresque imagination une autre de leursviles et brutales fourberies par rapport à cettesuperbe conception, une des plus glorieuses du

Xtx" siècle, le chemin de fer de Rosseteigne.L'idée que Sottevilledevait être laissée de côté

est sortie de leur propre cerveau,de leurcerveauobscène et stupide, ou plutôt des couches fécalesqu'ils considèrent comme leur cerveau. Quantà leur dégoûtantecarcasse de reptile, elle mérite

une correction exemplaire.

« Blossom, cet âne du journal Le Coup deTonnerre et le Cri de bataille de la Liberté, est re-venu braire ici, chez Van Buren.

« Nous remarquerons que ces damnées ca-nailles du Hurlement matinal, de Puits-de-Boue,

ont soutenu, avec leur impudeurhabituelle, queVan Werther n'avaitpas été élu. La céleste mis-sion du journalisme est de répandre la vérité,d'affiner les mœurs et les manières, de rendre

tous les hommes plus polis, plus vertueux, pluscharitables,et en tous pointsmeilleurs,plus purs,plus heureux; pourtant ces goujats au coeur

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d'encre dégradent leur grand sacerdoce avec

une infâme persistance, en répandant la médi-

sance, le mensonge, la calomnie et les grossiè-

retés les plus ignobles.

« Triplemont a besoin d'un pavage Nichol-

son. Triplemonta besoin aussi d'une prison etd'un asile. La belle idée de paver une ville quipossède en tout un seul cheval, deux fabriquesde genièvre, une serrurerie et un cataplasme dejournal appelé Le Hourra quotidien On feraitbien par là d'aller prendre des leçons à Mem-

phis, ou l'article est pour rien. Ce rampantinsecte, Buckner,qui édite Le HoM~ s'est mis

à croasserà ce propos avec son ineptie accoutu-mée, et s'imagine qu'il parle sérieusement. Une

telle sottise nous épouvante pour l'avenir du

genre humain. »

« Voilà comment il faut écrire,s'écriale rédac-

teur en chef. Poivre et vinaigre1 Et faire revenir

à point. Le journalisme à la crème me donnela nausée. ?»

A ce moment, une brique vint, à travers lacroisée, me fracasser considérablement le dos.

Je me mis à l'écart; je commençais a me sentirexposé.

Le chef dit « C'est le colonel, probable-

ment. Je l'attends depuis deux jours. Il va venir

tout droit maintenant, »

Il ne se trompait pas. Le colonel apparut à la

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porte un momentaprès,un revolverde cavalerieà la main.

Il dit « Monsieur,est-ce au poltron qui éditecette feuille galeuse que j'ai l'honneur deparler?

A lui-même. Asseyez-vous, monsieur.Faites attention à la chaise; elle a perdu une deses jambes. Je pense que j'ai l'honneur de m'a-dresser à ce beuglantRobertMacaire,qui se faitappeler le colonel BlatherskiteTecumseh.

Oui, c'est moi. J'ai un petit compte àrégler avec vous. Si vous en avez le loisir, nousallons commencer.

J'ai un article à finir sur les encoura-geants progrèsde la morale et le développementintellectuel en Amérique. Mais ce n'est paspressé. Commençons.

})Immédiatement, deux coups de pistolet par-

tirent à la fois. Mon rédacteur en chefperdit lebout de son mouchoir, après quoi la balle finitsa carrière dans la partie charnue de ma cuisse.L'épaule du colonel fut éraflée. Ils firent feu denouveau.Cette fois ils se manquèrent tous deux;mais, par compensation, je fus atteint au bras.A la troisième attaque, les deux combattantsfurent blessés légèrement, moi, j'eus le jarretendommagé. Je me hasardai alors à dire que jepensais devoir sortir et faire une petite prome-nade, car, l'entrevue de ces messieurs ayant un

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caractère absolument intime, j'avais quelquescrupule à y participer plus longtemps. Mais

ces deux messieurs me prièrent de me rasseoir,

en m'assurant que j'étais hors de portée. J'avaispensé le contraire jusqu'alors.

Ils parlèrent un instant des élections et desrécoltes, et je me mis à bander mes blessures.Mais, sans prévenir, ils recommencèrent le feu

avec beaucoup d'entrain, et chaque coup porta;or, je dois remarquer que, cinq fois sur six,

c'est vers moi que se dirigèrent les balles. Le

sixième coup blessa mortellement le colonel,qui observa, avec bellehumeur,qu'il avait main-tenant a nous souhaiter le bonsoir, une affaire

urgente l'appelant en ville. Puis il demandal'adresse des Pompes-Funèbres, le chemin poury aller, et sortit.

Mon rédacteur en chefse tourna vers moi etdit « J'attends de la compagnie à dîner il faut

que je fasse un brin de toilette. Je vous serai fortobligé de lire les épreuves et de recevoir lesclients. )}

Je regimbai quelque peu à l'idée de recevoirla pratique, mais j'étais trop abasourdi par lafusillade, qui me résonnait encore dans lesoreilles, pour penser à répliquer la moindreparole.

Il ajouta <( Joncs sera ici à trois heures, –assummez-le! Gillespie viendra un peu plus tôt,

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peut-être; jetez-le parla fenêtre! Fergussonvous rendra visite sur les quatre heures, tuez-le C'est tout pour aujourd'hui, je crois. S'il

vous reste quelques minutes, vous pourrez écrireun grand article sur la police et arrangercommeil faut l'inspecteur en chef. Il y a des nerfs deboeufet des cannes plombées sous la table;des armes dans le tiroir; des munitions, là,dans le coin de la charpie et des bandesdans ces trous à pigeon. En cas d'accident, allezvoir Lancet,le docteur, à l'étage supérieur.Nouslui faisons des réclames, visites comprises. ?»

Et le voilà parti. Trois heures plus rard, j'avaistraversé de si terribles catastrophes, que j'avaisà jamais perdu toute ma sérénité, tout mon cou-rage. Gillespie était venu, et c'est moi qu'il avaitjeté par la fenêtre. Jones l'avait promptementsuivi, et c'est moi qu'il avait roué de coups. Unétranger imprévu, qui n'était pas dans le pro-gramme, était entré et m'avait scalpé. Un autreétranger, un M. Thompson, n'avait laissé de moique des ruines lamentables, qu'un informe tasde loques sanglantes. A la fin, je me trouvaidans un coin, aux abois, en proie à une meutefurieuse d'éditeurs, de rédacteurs, d'aventurierset d<: coquins, qui extravaguaient, juraient, etbrandissaient leurs armes sur ma tête. L'air sem-blait plein d'aveuglants reflets d'acier. Je merésignais à donner ma démission, quand mon

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rédacteur en chef rentra, suivi d'une cohorted'amis enthousiastes. Il s'ensuivit une scène depillage et de carnage que nulle plume humaine,nulle plume de fer, d'oie ou même de canard,

ne pourrait décrire. Il y eut des gens blessés,lardés, mutilés, écartelés, désarticulés, hachés,exterminés,anéantis. Il y eut une courte éjacu-lation de sombres blasphèmes, avec une danseguerrière, aussi confuse que frénétique, et toutfut dit. Cinq minutes après, le silence régnait àla rédaction mon chefsanguinaire et moi,nousrestions seuls, assis sur des chaises doublementboiteuses,et regardant les horribles débris quijonchaientle sol autour de nous.

Il me dit « Vous vous plairez ici, quand vousaurez un peu l'habitude.

Pardonnez-moi, répondis-je. Je pourraisécrire comme vous le désirez. J'apprendraisvitevotre langage; j'en suis sûr, je l'apprendraisvite.Mais, pour vous parler franchement, je trouveque cette énergie d'expressions a ses inconvé-nients, et qu'elle nous expose à des interrup-tions peu agréables. Vous le voyez, vous-même.La littérature énergique est calculée pour éleverle niveau de l'esprit public, nul doute; mais jesuis peu désireux d'attirer sur moi l'attentionqu'elle commande. Je ne puis écrire posément,quand je suis interrompu comme je l'ai été au-jourd'hui. J'aimerais assez la situation que j'ai

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ici, mais je n'aime pas du tout qu'on me laisserecevoir seul les visites. L'expérience est nou-velle pour moi, et jusqu'à un certain point inté-

ressante, si l'on veut; mais je trouve que lesrôles ne sont pas équitablement distribués. Unmonsieur vous vise par la croisée, et me blesse,moi une bombe portative est lancée par letuyau du poêle dans ma tête, à met; un amientre pour échanger des compliments avec vous,et c'est moi qu'il crible de balles, jusqu'à ce quema peau ne puisse plus retenir mes principes.Vous allez dîner; et Jones m'éreince, Gillespieme flanque par la fenêtre,Thompson me meten lambeaux. Puis un étranger absolument im-prévu me scalpe avec la libre familiarité d'unevieille connaissance. En moins de cinq minutes,toute la canaille du pays se donne rendez-vous àla rédaction ces coquins arrivent dans un épou-vantable attirail de guerre et se disposent à met-tre à mort le peu qui reste de moi à coups de jene sais quels tomahawks.Prenez-le comme vousvoudrez, mais jamais de ma vie je n'ai eu unjour aussi accidenté que celui-ci. Voyez-vous, jevous admire, et j'admire ~otre manière implaca-blement calme d'expliquer les choses aux visi-

teurs mais vous comprenez que je ne pourraism'y faire. Non, non je ne saurais. Les cœurs duMidi sont trop expansifs, l'hospitalité méridio-nale est trop prodigue pour un étranger. Les ali-

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néas que j'ai écrits aujourd'hui, et dans lesfroides phrases desquels votre main magistrale

a infusé le fervent esprit du journalisme tennes-séen, éveilleron: un autre nid de guêpes. Tous

ces brigands de journalistes viendront; et ilsviendront en tureur, et ils voudront dévorerquelqu'un pour leur déjeuner. Je n'ai plus qu'àvous dire adieu. Je renonce à assister à ces so-lennités. Je suis venu dans le Midi pour masanté; je m'en retourne pour le même r~oti~, ettout de suite. Le journalisme du Tennessee esttrop nerveuxpour moi.

Cela dit, nous nous quittâmes avec de mu-tuels regret:, et je pris le lit à l'hôpital.

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La « Petite Femme vive »

du Juge

napan d'Espagnol, à mauvaise figure, accuséd'avoir assassiné le mari d'une charmante petiteMexicaine. C'était un jour d'été plein d'indo-lence, un jour horriblement long, et les témoinsétaient assommants. Personne ne prenait lemoindre intérêt aux débats, excepté cette ner-veuse et inquiètepetite diablesse de Mexicaine;

vous savez comment elles aiment et haïs-sent au Mexique, et celle-ci avait aimé sonmari de toutes ses forces, et maintenant elleavait fait bouillir et tourner topt son amour enhaine. Elle se tenait là, crachant par les yeux

siégeais ici, dit le Juge, à ce vieuxpupitre, tenant Cour ouverte. Nousétions en train de juger un gros che-

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toute cette haine sur cet Espagnol; parais, jevous l'avoue, elle me remuait mot-même avecses regarda pleins d'orage.

Bien J'avais oté ma redingoteet mis mes ta-lons à la hauteurde mes yeux, suant et tirantlalangue, et tumant un de ces cigares de touillesde chou que les gens de San-Francisco jugeaientassez bons pour nous en ce temps-la. Les jurésavaient également ôté leur redingote,suaient etfumaient; les témoins de même, le prisonniercomme les témoins.

Bien 1 Le fait est qu'alors un meurtre ne pré-sentait aucune espèce d'intérêt, parce que l'ac-cusé était toujours renvoyé avec un verdictd'acquittement, les jurés espérant qu'il le leurrendrait un jour. Aussi, quoiqu'il y eût descharges accablantes, écrasantes,contre cet Espa-gnol, nous savions qu'il nous serait impossiblede le condamnersans paraître avoir la dent biendure, et sans inquiéter par ricochet tous les grospersonnages du pays; car, nul ne pouvant seprocurervoiture et livrée, le seul genre possibleétaitde s'offrir son petit cimetière particulier.

Mais cette femme semblait avoir décidé dansson cœur qu'on pendrait l'Espagnol. Il fallaitvoir comme elle le regardait, et comme elle meregardait ensuite d'ute manière suppliante, etpuis comme elle examinait pendant cinq mi-nutes la figure des jurés, et comme alors elle

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mettait sa tête dans ses mains un tout petit ins-tant, d'un air las,et comme enfin elle la relevait,plus vive et plus anxieuse que jamais. Mais lors.que le verdict du jury eut été proclame s Noncoupable! et que j'eus dit au prisonnier qu'ilétait acquitté et libre de s'en aller, cette femmese dressa d'une telle façon qu'elle parut aussigrande et aussi haute qu'un vaisseaude soixante-dix canons et elle dit

« Juge, dois-je entendre que vous avez pro-clame non coupable cet homme qui a tue monmari sans motif, sous mes propres yeux, à côtéde mon petit enfant? Est-ce la tout ce que peu-vent contre lui la justice ~t la loi ?

– Vous l'avez dit, » répondis-je.Que pensez-vous qu'elle fit alors? Eh bient

elle se tourna comme un chat sauvage vers cemauvais drôle d'Espagnol, sortit un pistolet desa poche et lui brûla la cervelle en pleine Cour.

C'étaitvif, il faut l'admettre.N'est-ce pas, c'était vif? répéta le juge

avec admiration. Je ne voudrais, pour rien aumonde, avoir perdu le coup d'oeil. J'ajournai laCour sur-le-champ;chacun remit sa redingoteets'en alla. On fit une collecte pour la veuve etl'enfant, et on les renvoya à leurs amis par delàles montagnes. Ahquelle petite femme vive 1

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Comment

Je devins une fois Directeur

d'une Feuille rurale

madaire. S'irnagine-t-on qu'un simple pékin,n'ayant pas le pied marin, recevrait sans appré-hension le commandement d'un vaisseau? Maisje me trouvais en des circonstances qui me for-çaient à chercher un salaire. Le directeur dujournal s'offrait des vacances, pour se rendre àje ne sais quelle cérémonie; j'acceptai les pro-positions qu'on me fit, et je pris sa place.

J'éprouvai délicieusement la sensation d'être

n'est pas sans appréhension que jeme chargeai provisoirement de ladirection d'une feuille rurale hebdo-

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au travail de, nouveau, et je travaillai tout~ la,semaine avec un plaisir sans mélange. On mitenfin sous presse. J'attendis toute la journéeavec une certaine anxiété,pourvoir si mes effortsallaient attirer quelque peu l'attention. Commeje quittais le bureau, vers le coucher du soleil,un groupe d'hommes et d'enfants, qui s'étaitformé au pied de l'escalier, se remua tout d'uncoup à ma vue, m'ouvrit un passage, et plusieursvoix chuchoteront <t C'est luic'est lui! ?Je tus tout naturellement satisfait de cet inci-dent. Le lendemain matin, je rencontrai ungroupe semblable au pied de l'escalier et j'aper-çus des gens qui se tenaient un par un, ou deuxpar deux, ç~ et là dans la rue, sur mon chemin,m'examinant avec un intérêt particulier. Le ras-semblement s'ouvrit devant moi, et j'entendisquelqu'unqui disait: « Regardezdonc ses yeux ))Je feignis de ne pas remarquer l'attention quej'excitais, mais au fond du cœur j'en fus ravi etje me proposai d'écrire tout cela à ma famille.Je montaiquelques marches; je perçus des voixjovialeset un éclat de rire, au moment d'ouvrirla porte. En l'ouvrant, je vis du premier coupd'œil deux jeunes gens d'apparence campa-gnarde, dont la figure pâlit et s'allongea à monapparition.Puis tous deux sautèrentpar la fenêtreavec grand bruit. Je fus étonné.

A peu près une demi-heure plus tard, un vieux

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moN~eur,~ î~ barbe de neuve, a la physionomiedistinguée et quelque peu austère, entra, et, surmon invitation, prit un siège. Il semblait préoc-cupe. !1 ôta son chapeau, le posa sur le plancher,en tira un foulard rouge et un exemplaire dujournal.

Il mit la feuille sur ses genoux,puis,nettoyantses lunettes avec son foulard, il me dit « ~tcs-

vous le nouveau rédacteuren chef? uJe répondis que je l'étais.« Avez-vous jamais dirigé un autre journal

d'agricultureauparavant?-Non, c'est mon début.–Trèsvraisemblablement! Avcx-vousquelque

expériencepratiqueen matière d'agriculture?Non, je ne pense pas.Quelque chose me le disait a, fit le vieux

monsieur, mettant ses lunettes à cheval sur sonnez, et me regardant par-dessus ses lunettesavec quelque rudesse, tandis qu'il dépliait sonjournal. « Voulez-vous que je vous lise ce quim'a donné cette idée? Voici l'article. Écoutez-le,et voyez si c'est bien vous qui l'avez écrit. ?»

Et il lut

« Il ne faut jamais arracher les navets, ça leurfait du mal. Mieux vaut faire grimperquelqu'unet le laisser secouer l'arbre. »

Et il me regarda de nouveau par-dessus seslunettes.

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« Eh bien!qu'en pensez-vous? reprit-il; carpoMKvcment je présume que c'est vous qui avezécrit cela.

– Ce que je pense? Mais je pense que c'estbien. Je pense que c'est juste Je suis sûr quechaque année des milliers et des millions denavets sont gâtes dans te pays, parce qu'on lesarrache à moitié mûrs, tandis que si l'on faisaitgrimper un jeune homme pour secouer l'arbre.– C'est votre cervelle qu'il faut secouer!t

Est-ceque les navetspoussent sur les arbres?

– Oh non, non, n'est-ce pas? Mais qu'est-cequi vous a dit qu'ils poussaient sur les arbres?L'article est métaphorique, purement métapho-rique. Quiconque a de l'idée, aura compris toutde suiteque c'est le prunier que le jeune hommedoit secouer. »

Le vieux monsieur sauta sur sa chaise,déchirale journal en petits morceaux, foula ces petits

morceaux sous ses boites, cassa plusieurs objetsmobiliers avec sa canne,et dit que je n'en savais

pas plus qu'une vache. Alors il s'en alla, fracassales portes, bref, se conduisit de façon & me fairecroire que quelque chose lui avait déplu. Mais,

ne sachantpas quoi, je ne pus rien y faire.Un instant après, une longue créature cadavé-

reuse, avec des mèches flasques qui descen-daient sur ses épaules et un chaume d'une sé-maine planté droit dans les vallées et sur les

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collinesde son visage, avançadans le curca~,et soudain fit halte, immobile, un doigt sur leslèvres, la tête et le corps penchés dans l'attitudede quelqu'un qui écoute.Aucun son ne se faisaitentendre. L'étrange individu écoutait toujours.Rien encore Alors il tourna la clé dans la ser-rure et vint avec précaution vers moi, sur lapointe des pieds. A quelques pas, il s'arrêta; ilscruta un moment ma figure avec un intérêtintense, tira de son sein un exemplaire plié denotre journal, et dit

<! Voyons, vous avez écrit cela? Lisez-moicela, vite, vite, vite 1 Soulagez-moi. Je sounre. ? »

Je lui lus ce qui suit; et tandis que les phrasestombaientde mes lèvres, je pouvaisvoir le sou-lagementlui venir, je pouvais voir ses musclescontractés se détendre, l'anxiété quitter son vi-sage, et la sérénité revenir doucement sur sestraits, comme un suave clair de lune sur un pay-sage désolé.

Voici ce que je lus

« LE GUANO. C'est un bel oiseau, mais ilfaut beaucoupde soins pour l'élever. Il ne doitpas être importé plus tôt qu'en juin,ni plus tardqu'en septembre. L'hiver, il faut le laisser dansun endroitchaud, où il puisse couver ses petits.

« SUR LA CITROUILLE.– Ce fruit est en fa-veur chez les natifs de l'intérieurde la Nouvelle-Angleterre, lesquels le préfèrent aux groseillesà

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maquer~au'poupfaire tes tartes, et pareillementlui donnent la préférence sur les framboisespour alimenter les veaux, comme plus nourris-sant et tout aussi satisfaisant. La citrouille est leseul comestible de la famille des oranges quipuisse vraiment réussir dans le Ncrd, avec lacourge et une ou deux variétés du melon. Maisl'habitudequ'on avait de la planter sur le devantdes jardins est en train de s'en aller très vite, caril est aujourd'hui généralement reconnu que lacitrouille, comme ombrage, ne fait pas bien.

« En ce moment, les chaleurs approchent etles dindons commencent a frayer.»

Mon auditeur ne put y tenir; il bondit versmoi, me serra les mains et dit

« C'est bon Merci, monsieur.Je sais mainte-nant que je n'ai rien, car vous avez lu cet articlejuste comme moi, mot pour mot. Mais, jeuneétranger, quand je l'ai lu ce matin pour la pre-mière fois, je me suis dit « Jamais, jamais je nel'avais cru jusqu'àprésent, mais je le crois main-tenant, je suis fou, fou )) Et avec cela j'aipoussé un hurlement que vous auriez pu en-tendre d'une lieue; puis je me suis sauvé pourtuer quelqu'un, car, vous savez, je sentais quej'en viendrais là un jour ou l'autre, et je pensaisqu'il valait mieux en avoir le coeur net tout desuite. J'ai relu un de ces paragraphesd'un boutà l'autre,afin d'être bien convaincu de ma folie;

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vite j'ai brûlé ma maison de la cave au grenieret je suis parti. J'ai estropié plusieurspersonnes,et j'ai mis quelqu'un à l'ombre, dans un endroitou je suis sûr de le retrouver si j'ai besoin delui. Puis, en passant devant le bureau, j'ai penseà monter ici pour tirer dénnitivemer~ la choseau clair; et maintenant ça y est, et je vous ré-ponds que c'est bienheureuxpour le bonhommequi est à l'ombre. Je l'aurais tué, pour sûr, enrevenant. Merci, monsieur, merci! Vous m'avezôté de l'esprit un grand poids. Ma raison a sou-tenu le choc d'un de vos articles d'agriculture,et je sais que rien ne pourra l'altérer mainte-nant. Dieu vous garde ?»

Je ne me sentis pas tout à fait à mon aise, enpensant & l'incendie et aux crimes que s'étaitpermis cet individu, car je ne pouvais m'empê-cher de me sentir un peu son complice mais cesidées s'évanouirentvite,quand le véritabledirec-teur du journal nt son entrée.

Le directeur paraissait triste,perplexe,abattu.ïl considéra les ruines que le vieux monsieur

et les deux jeunes fermiers avaient faites, et dit

« Voilà une mauvaise affaire, une très mauvaiseaffaire. La bouteille à la colle est en pièces; il ya six carreauxde cassés, plus une patère et deuxchandeliers. Mais là n'est pas le pis. La réputa-tion du journal est perdue, et irrévocablement,j'en ai peur. Jamais, à la vérité, je n'avais vu

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–––~–––––––~––––;–;––~–_pareille foule le demander; jamais on n'en avendu tant d'exemplaires jamaisil ne s'est élevéà une telle célébrité. Mais quelle célébrité quecelle qu'on doit à sa folie Et quelle fortune quecelle qu'on doit à ses infirmitésMon ami, aussivrai que je suis un honnête homme, la rue, là,dehors, est pleine de gens qui vous attendent,qui veulent voir comment vous êtes fait, parcequ'ils pensent que vous êtes fou. Ils vous guet-tent, il y en a de perchés partout. Et celase com-prend, après la lecture de vos articles. C'estune honte pour le journalisme. Qui, diable!Jpeut vous avoir mis dans la tête que vous étiezcapable de diriger une feuille de cette espèce?Vous semblezne pas connaître les premiers rudi-ments de l'agriculture. Vous parlez d'un boyauet d'un hoyau comme si c'était la même chose.Vous parlez d'une saison de la mue pour lesvaches. Vous recommandezl'apprivoisement duputois, pour sa folâtrerie et ses qualités supé-rieures de ratier. Votre remarque que les coli-

maçons restent tranquilles si on leur joue de lamusique est superflue, entièrement superflue.Rien ne trouble les colimaçons. Les colimaçonsrestent toujours tranquilles, les colimaçons sefichentpas mal de la musique.Ah! terre et deux!1mon ami,si vousaviez fait de l'ignorance l'étudede votre vie entière, vous ne pourriez pas enavoir acquis une plus forte dose. Je n'ai jamais

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=-vu rien de pareil. Votre observation – que lesmarrons d'Inde, comme article de commerce,sont de plus en plus en faveur– est tout sim-plement calculée pour détruire le journal. Jeviens vous prier d'abandonnervotre place et departir. Je ne veux plus prendre de vacances, jene pourrais pas en jouir si j'en prenais. Non,certainement, je ne le pourrais pas, vous sentantici. J'aurais continuellement peur de vos pro-chaines recommandations. Je perds patiencechaque fois que je songe à cette dissertation surles bancs d'huîtres, que vous avez intitulée y<dinage paysagiste. Je vous somme de vous enaller. Rien sur terre ne pourra m'induire am'octroyer un nouveau congé. Ah! pourquoinem'avez-vous pas dit que vous ne connaissiez rienM'agriculture?

Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que j'avaisà vous dire, à vous, brin d'avoine, à vous, navet,à vous, nls de chou-fleur? C'est la première foisqu'on me tient un langage aussi singulier. J'aifait quatorzeans de journalisme,sachez-le bien;et c'est la première fois que j'entends dire qu'ilfaille connaître quoi que ce soit pour rédiger unjournal. Triple panais! Quels sont doncles bons-hommesqui écrivent la critiquedramatiquedansles grands journaux ? Desécoliersambitieux,dessavetiers sans ouvrage ou des apothicaires dé-classés, qui s'entendent juste autant au théâtre

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que moi à l'agriculture, pas un iota de plus.Quels sont les bonshommes qui y font la revuedes livres? Des garnements qui n'en ont jamaispublié un seul. Et ceux qui composent les fortsarticles de finance? Des va-nu-pieds qui n'ontpas la moindre expérience en pareille matière.Et les littérateurs qui critiquent les campagnesde nos officiers contre les Peaux-Rouges? Desmessieurs qui ne sauraient distinguer une tentede guerre d'un wigwam et n'ont jamais vu untomahawk.

« Quels sont aussi ceux qui, sur le papier,préconisent la tempérance et pérorent contreles débordements de l'orgie? Parbleu! les plusjoyeux compères et les plus grands amateurs defranches-Iippées, gens qui ne commencerontqu'au tombeau l'apprentissagede la sobriété. Etquels êtres dirigent donc les feuilles rurales, s'ilvous plaît, farceur que vous êtes? Les individusqui, règle générale, ont échoué dans la carrièrepoétique, dans la carrière des romans à couver-ture jaune, dans la carrière des drames à sensa-tion, dans la carrière des feuilles urbaines, etqui, finalement, retombent dans l'agriculturecomme dans un asile provisoire contre la mendi-cité et l'hôpital. Vous voulez m'apprendre, àmoi,quelque chose en fait de journalisme Mon-sieur, j'ai traversé le journalisme de part enpart, de fond en comble, d'alpha à oméga, et

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je vous affirme que moins un journalisteen sait,plus il fait de bruit et d'argent. 0 mon Dieu 1 sij'avais eu le bonheur d'être ignorant au lieud'être cultivé, d'être impudent au lieu d'êtremodeste, j'aurais certainement pu me faire unnom a moi dans ce monde égoïste et vain. Jeprends congé de vous, monsieur; puisque j'aiété traité d'une façon si rid'cule, je ne désirerien tant que m'en aller. Mais j'ai la conscienced'avoir fait mon devoir. J'ai rempli mon en-gagementaussi bien qu'il a été en mon pouvoirde le remplir. Je vous avais dit que je pouvaisrendre votre feuille intéressante pour toutes lesclasses de la société, et je l'ai fait. Je vous avaisdit que je pourrais élever votre vente à vingtmille exemplaires, et si vous m'aviez seulementlaissé libre une quinzaine, je l'aurais fait. Je vousai donné la meilleure catégorie de lecteurs quepuisse jamais avoir une feuille rurale celle ou ilne se trouve pas un seul cultivateur, pas un seulvalet de ferme, pas une seule bourrique cham-pêtre, mais rien que des individus qui, mêmepour sauver leur vie, ne sauraient dire quelledittérence il y a entre un melon d'eau et unepêche de vigne. C'est vous, n'en doutez pas,vous seul qui perdez à notre rupture, vous,espèce de chinois pour bocal. Adieu. »

Et je sortis.

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Avis aux bonnes petites filles

circonstancesd'une importance particulière.Si une bonne petite fille n'a qu'une mé-

chante poupée en haillons, simplement bourréede son, tandis qu'une de ses heureuses compa-gnes de jeu possède une magnifique poupéearticulée, la première doit néanmoins montrer àla seconde la plus cordiale amitié; elle ne doittenter aucun échangeforcéavec celle-ci,à moinsqu'elle ne se sente assez vigoureuse pour réussirdans une pareille opération, et qu'elle n'ait uneconscience assez aimable pour l'en absoudrecomplaisamment.

~E bonne petite fille ne doit pas fairela grimace à sa maînessc & tout pro-pos; elle doit réserver cela pour les

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Une bonne petite Mie ne doit jamais arracherde force les joujoux des mains de son petit frère.Mieux vaut le séduire par la promesse de la pre-mière pièce de sept francs cinquante centimesqu'on trouvera ftottant au fil de l'eau sur unepierre meulière. Avec la simplicité inhérenteson jeune âge, il croira conclure une affaire ma-gnifique. A tous les âges, d'ailleurs, de sembla-bles et non moinsdouces illusions ne conduisent-elles pas les esprits ingénus très loin, très loin àtravers le monde?

Si une bonne petite fille veut corriger sonpetit frèrc, elle ne doit pas lui jeter de poussièreau visage non 1 Mieux vaut lui jeter sur la têteune bonne bouilloire d'eau chaude, qui le dé-barbouillerabien et lui enlèvera toute espèce desaleté de la peau, voire même un peu la peaupar-ci par-là.

Si la maman d'une bonne petite fille lui ditde faire quelque chose, il est vilain de répliquer

« Je ne le ferai pas ? »Il est meilleur et plusconvenable de répondre qu'on le fera, sauf àagir par la suite selon ses propres lumières.

Une bonne petite fille ne doit jamais oublier

que c'est à ses bons parents qu'elle doit sonpain, son doux lit et ses beaux habits, et le'pri-vilège de rester à la maison et de ne pas aller àl'école quand elle dit qu'elle est malade. Elledoit donc respecter les petits travers et suppor-

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ter les petites taquineries de ses bons parents,jusqu'à ce que ça devienne réellement insuppor-table.

Une bonne petite fille doit toujours témoi-gner une déférence marquée aux vieilles gens.Elle ne doit jamais tracasser lcs aïeux, a moinsqu'ils ne la tracassent eux-mêmes les premiers.

Une bonne petite fille ne doit jamais, si samaman l'a mise au pain sec, se venger de samaman en lui cachant ses souliers de bal dansla fameusecachette ott une dame de la cour neput jamais retrouver les siens, une fois, à Com-piègne. Non 1 il vaut mieux tout simplement lesdonnerà un pauvre aveugle, dans la rue.

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Concernant

les Femmes de Chambre

maiecuctïon de célibataire.Parce queElles mettent toujours les oreillers juste du

côté du lit oh n'est pas la table de nuit; de tellesorte que, quand vous lisez et fumez avant devous endormir (c'est l'ancienneet honorée cou-tume des célibataires), il vous &ut tenir votrelivre ou votre journalen l'air, dans une positionfatigante.

Vous vous décidez à changer les oreillers deplace, à la fin, naturellement.

ONTRE toutes les femmes de chambre,quels que soient leur âge et la cou-leur de leurs cheveux, je décharnéma

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Mais quand,le lendemain matin, elles trouventles oreillers de l'autre côté du lit, la leçon neleur profitepas. Elles vous en veulent. Glorieusesde leur pouvoir absolu, sans pitié pour votre fai-blesse et votre abandon, elles refont le lit stric-

tement comme la veille, et se réjouissent en se-cret des angoisses que vous cause leur tyrannie.

Et toujours, et toujours, et dans les siècles dessiècles, elles remettent les oreillers où il ne faut

pas. Elles ont, avec cela, un air de défi. Elles

saturent d'amertume la vie que Dieu vous adonnée.

Au besoin, pour vous faire enrageret vousmettre mal à l'aise, elles installent votre lit dans

un courant d'air.Si vous posez ingénieusement votre malle à

cinquante centimètresdu mur, pourne pas heur-

ter le couvercle en l'ouvrant et le faire tenirdroit une fois ouvert, elles poussent toujoursvotre malle tout contre la muraille; elles guet-tent votre malle pour exécuter cela; elles le fontexprès.

Si vous avez besoin du crachoir ici ou là, ellesl'emportent toujours ailleurs, à l'autre extrémitéde la chambre.

Elles vous logent toujours vos chaussures endes lieux inaccessibles.Elles se plaisent surtoutà les glisser aussi loin que possible sous votrelit.

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Pourquoi ça? pour que ça vous force à vousmettre à quatre pattes, à tâtonner dans le noiret dans la poussière, et a jurer épouvantable-ment.

Il n'y a pas de danger que vous trouviez ja-mais les allumettes Il leur place.Elles leur inven-tent tous les jours une nouvelle cachette;et ellesleur substituent une bouteille ou un verre, ouun bibelot plus fragile encore, s'il est possible,afin que la nuit, en vous éveillant,vous cassiez lebibelot au lieu de trouverde la lumière.

Elles changentcontinuellement tous les meu-bles de position. Quand vous rentrez dans l'obs-curité, vous avez beau faire, vous vous cogneztoujours à quelque chose. C'est dégoûtant. Ellesaimentça.

Qu'est-ce que ça leur fait, que vous teniez àce que telle chose soit à tel endroit? Pourtantelles ne laissent rien en repos. Non, vous pouvezen être sûr. Elles vous déménageront tout avecdes complications toujours nouvelles. C'est leurnature. Elles mourraient plutôt que de s'enpriver.

Elles ont toujours soin de ramasser scrupuleu-sement tous les rebuts, et de les remettre enévidence sur votre table. En revanche, elles allu-ment le feu avec vos plus précieux manuscrits.

S'il y a quoi que ce soit dont vous vouliezplus particulièrement vous débarrasser, il vous

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sera parfaitement inutile de faire les plus grandsefforts pour arriver à votre but; elles retrouve-ront toujours l'objet partout ou vous le jetterez,partout ou vous le lancerez; et s'il est en pièces,elles vous en rapporteront jusqu'au moindre

morceau. Elles se trouveront mieux, cela fait.Et elles vous usent plus de pommade qu'une

demi-douzaine de laquais. Si vous les accusezd'en voler, elles mentent, elles jettent les hautscris. Croyez-vous qu'elles aient souci d'un avenirquelconque? En aucune façon. Croyez-vousqu'elles pensent à une autre vie, a un autremonde? Vous voulez rire.

Si vous laissez une minute votre clé sur votreporte,quandvous revenez prendrequelque chose

que vous avez oublié en sortant, elles vous en-ferment et descendent la clé au concierge. Ellesagissent ainsi sous le futile prétexte de protégervotre bien contre les voleur? mais, en réalité,

pour vous faire crier par la fenêtre, ameuter lapopulation, et manquer des rendez-vous.

Elles viennent toujours, pour faire votre lit,avant que vous ne soyez levé, détruisant ainsi

votre repos et vous infligeant une fièvre perpé-tuelle. Mais une fois que vous êtes levé, elles nereviennent plus de la journée.

Elles font tout le mal possible, avec toute lamesquinerie possible, et cela par simple perver-sité, pas autrement.

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Les femmes de chambre sont dénuéesde toutinstinct généreux; elles ignorent tout sentimenthumain.

Je les ai maudites, pour le soulagement descélibataires outragés. Elles le méritent. Je veuxconsacrer le reste de mes jours à faire voter, parnotre Corps législatif, une belle et bonne loiabolissant les femmes de chambre, les abolissantà jamais. Voilà1

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L'Infortuné Jeune Homme

d'Aurélie

de San-José. Cette jeune personne m'est pariat-tement inconnue, et signe simplement <~tn~-c~H~/M. Ce peut être un pseudonyme; maisn'importe 1 la pauvre fille a le cœur brisé par lesnombreux malheursqu'elle a subis; en outre, lesavis contradictoires d'une foule d'amis plus oumoins bien inspirés et d'ennemis plus ou moinsinsidieux, l'ont jetée dans une telle confusiond'esprit, qu'elle ne sait plus comment faire poursortir des inextricables dinicuités où elle setrouve engagée presque sans espoir. Dans cet

~ES faits que je relate, jc les ai trouvésdans une lettre venant d'une jeunepersonnequi habite la magninque cité

<~ <

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embarras, elle se tourne vers moi et me suppliede venir à son aide, et elle a une éloquence quitoucherait le cœurd'une statue. Écoutezdonc sonhistoire.

Vers sa seizième année,elle se prit à aimer, de

toute la puissance d'une nature expansive, unjeune homme de New-Jersey, nommé WilliamBreckinridgeCaruthers.quiavait cinqansdeplusqu'elle. Ils se fiancèrent avec l'assentiment deleurs parents et amis, et tout d'abord il semblaque leur carrière fut destinée a être caractériséepar une absence de chagrins, habituellementinconnue à la majeure partie de l'humanité.Mais bientôt la fortune tourna. Le jeune Caru-thcrs fut pris d'une petite vérole des plus atrocesquand il se releva, sa figure était trouée commeune écumoire et sa beauté à jamais perdue. Quefit Aurélie? Son premier mouvement fut naturel-ment de rompre avec lui. Mais la pitié lui vintpour son pauvre adorateur, et elle demanda seu-lement un peu de temps afin de se faire à cettenouvelle perspective. Le mariage fut remis àtrois mois.

La veille même du jour nxé pour la célébra-tion, Breekinridge,en regardant passer un bal-lon, tomba dans un puits et se cassa une jambe.On dut lui couper cette jambe au-dessus dugenou. Que fit Aurélie? Naturellement, elle eutde nouveau l'idée de rompre; mais de nouveau

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son amour généreux triompha; on se contentade remettre encore le mariage, pour donner aufiancé le temps de se refaire.

Et, de nouveau, le malheur s'abattit aur lepauvre garçon. Il perdit son bras droit dans uneexplosion de gaz; et trois mois après, une ma-chine à scier les arbres lui enleva le bras gauche.Le cœur d'Aurélie fut accablé par ces dernièrescalamités.Elle ne put s'empêcher d'être profon-dément aMigée, quand elle vit son fiancé s'enaller ainsi morceau par morceau.

Elle sentait bien qu'avec ce désastreux sys-tème de réduction, il ne pourrait durer long-temps elle ne voyait, du reste, aucun moyen del'arrêter sur la pente qu'il descendait. Déses-pérée, les yeux pleins de larmes, elle regrettaitpresquede ne pas l'avoir pris toutd'abord, avantqu'il n'eût subi tant d'alarmantes dépréciations;elle se lamentait comme un courtier qui, aprèsavoir refusé un prix raisonnable de sa marchan-dise, voit dégringoler les onres et augmenter saperte. Mais son brave coeur l'emporta encoreune fois, et elle résolut de se résigner derechefà l'éparpillement peu naturel de son jeunehomme.

Encore une fois le jour de la noce approcha,et une fois encore Aurélie fut désappointée. Ca-ruthers attrapa un érysipèle et perdit complète-ment l'usage d'un de ses yeux. Les amis et

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parents de la fiancée, considérant qu'elle avaiteu déjà plus de longanimité qu'on n'ea pouvaitattendre d'elle raisonnablement, intervinrentalors et insistèrent pour que tout fût définitive-mcntrompu. Mais après quelquesinstants d'hési-tation, Aurélie, s'inspirant d'une louable géné-rosité, dit qu'elle avait rénéchi gravement à toutcela, et que dans tout cela elle ne voyait pas queBreckinridgeeût encouru le moindre blâme.

Et elle attendit encore, et il se cassa l'autrejambe.

Ce fut un triste jour pour la pauvre fille,quand elle vit le chirurgien emporteravec com-ponction le sac à chair humaine dont elle n'avaitque trop appris l'usage. Elle sentit, ô cruelleréalité! qu'on lui dérobait quelque chose deplus de son futur. Elle ne put se dissimuler quele champ de son affection se rétrécissait singu-lièrement. Mais, cette fois encore, elle résistaaux représentations de sa famille et tint bon.

Enfin, tout était prêt pour les unir. Mais nonr

Encore un désastre. 11 n'y eut qu'un hommescalpé par les Peaux-Rouges l'an dernier, et cethomme fut William Breekinridge Caruthers,deNew-Jersey; il rentrait d'un petit voyage, la joieau cœur, quand il perdit pour toujours son cuirchevelu; à cette heure de suprême amertume, ilmaudit le destin qui ne prenait pas le crâne avecle cuir.

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Maintenant, Aurélie se trouve dans une sé-rieuse perplexité. Que faire? Elle aime encoreson Brcckinridge elle aime encore, m'écrit'elleavec une vraie délicatesse féminine, ce qui restede son Breckinridge. Mais la famille s'opposeabsolument a leur union, vu qu'il n'a pas defortune et qu'il a perdu tout moyen de fairevivre le ménage par son travail. Que faire? de-mande-t-elledonc avec une pénible et anxieusesollicitude.

La question est délicate. Il s'agit du bonheurde toute la vie d'une femme et de toute la vie deprès des trois quarts d'un homme. A mon sens,on assumerait une trop grande part de respon-sabilité en ne se bornant pas dans sa réponse àde simples suggestions.Et d'abord, ne faudrait-ilpas remettre ce jeune homme au complet? SiAurélie peut en supporter les trais,qu'elledonneà son amant mutilé des bras et des jambes debois, un oeil de verre, une perruque et tout cequi lui fait défaut. Ensuite, qu'elle lui accorde unnouveau délai de trois mois, qui sera le derniersans rémission; et si, dans ce délai, il ne se cassepas le cou, s'il ne perd aucun morceau indis-pensable de sa personne, qu'elle l'épouse a touthasard.

De la sorte, vous ne courrez pas grand risque,Aurélie. S'il suit son fatal penchant à s'endom-mager chaque fois qu'il en trouve l'occasion, ce

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sera fait de lui à la prochaine épreuve, et alorsplus de difficultés. Les jambes de bois et autresmembres artificiels reviennent à la veuve. Vous

ne perdrez rien qu'un dernier fragment d'unépoux chéri, mais infortuné, qui eut l'honnêteintentionde bien faire, mais ne put résister à sesinstincts extraordinaires. Essayez donc, Marie-Aurélie, essayezOui, j'y ai mûrement réné-chi vous n'avez que ce moyen de vous tirer delà. Caruthers aurait certes mieux fait de se cas-ser le cou d'emblée mais on ne peut lui repro-cher enfin d'avoir duré plus longtemps,d'avoirmieux aimé s'en aller en détail que partir enbloc. Il faut tirer le meilleur profit possible descirconstances et ne point en vouloir aux gens.Soyez assez bonne pour ne pas oublier de m'en-voyer une lettre de faire part, quoi qu'il arrive.

Mais, ma pauvre Aurélie, j'y pense si vousalliez avoir une ribambelle d'enfants amigésdes mêmes tendances que leur père! Ça mériterénexion.

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Le Cas de Johnny Greer

cercueil, semblait vivement ému du sort de cepauvre enfant noir.

Sur la silencieuse assemblées'éleva la voix dupasteur; et les assistants de tout âge écoutèrentavec intérêt les nombreux et enviables compli-ments qu'il prodigua au bon, au noble et au-dacieux Johnny Greer. Voyant le cadavre dunoyé emporté par le courantau plus profond dela rivière, d'ou les parents éplorés n'auraientjamais pu le retirer, Johnny s'était élancé vail-lamment dans le fleuve, et avait, au péril de savie, poussé le cadavre à bord.

'<!cusE était remplie d'une &uîc com-pacte, en ce beau dimanche d'été; et

chacun, les yeux tournés vers le petit

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Un gamin en haillons se tourna vers Johnnyet, l'œil vif~ le ton rude, lui dit tout bas

« Tu as fait ça?Oui.

– Poussé la carcasse à bord, sauvé la car-casse toi-même?

–Oui.–Et qu'est-ce qu'Us t'ont donné pour la

peine?– Rien.– Malheur! Sais-tu ce que j'aurais fait Il ta

place? J'aurais ancré la carcasse au beau milieude l'eau, et j'aurais crié Cinq dollars, mes-dames et messieurs1 ou vous n'aurez pas votrenégrillon! ? »

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Réponse d'un Rédacteur en chef

à un Jeune Journaliste

4cervelle. Mais ce qu'ilvous

faudrait personnelle-ment en manger, je ne saurais vous le dire aujuste avec certitude.

Pourtant, si le manuscrit que vous venez d'ap-porter est un fidèle spécimen de ce que vousfaites d'ordinaire, je me crois autorisé à vousrépondre que, peut-être, une paire de baleines

)U!, mon ami, les médecins recom-mandent aux écrivains de mangerdu

poisson, parce que ça donne de la

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de moyenne grandeur serait tout ce qu'il vousfaudrait chaque jour.

Pas de première grandeur; de moyenne gran-deur simplement!

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Pour guérir un Rhume

d'écnre pour son instruction, son profit, son bé-néfice actuel et palpable. C'est l'unique objetde cet article. S'il a quelque efEcacité pour rap-peler à la santé un seul de mes semblables,pourrallumer une fois de plus la flamme de l'espoiret de la joie en ses yeux, pour rendre à son cœurdésolé les vifs et généreuxbattements des beauxjours, je serai amplement récompensé de montravail; mon âme pourra connaître alors lessaintesdélices qu'éprouveun vrai chrétien quandil a fait avec courage une action bonne et désin-téressée.

~t. est bon, peut-être, d'écrire pour l'a-musement du public mais il est infi-nimenc plus relevé et plus noble

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Dans l'incendiede la Maison-Blanche, jeperdismon intérieur,ma félicité,ma santé et ma malle.La perte des deux premiers objets n'était pas degrande conséquence.On se ratait aisément unintérieur, lorsque dans l'intérieur perdu il n'yavait ni mère, ni sœur, ni parente à un degréquelconque, pour vous rappeler,en rangeantvosbottes et votre linge sale, que quelqu'un aumonde pensait à vous. Quant à la perte de mafélicité,ça m'était fort égal, par cette raison que,n'étant pas poète, la mélancolie ne pouvait long-temps cohabiter avec moi.

Mais perdre une bonne santé et une excel-lente malle, c'était infiniment plus sérieux.

Le jour même de l'incendie, ma santé suc-comba sous l'influence d'un rhume cruel, quej'attrapai en faisant des efforts surhumainspourrecouvrer ma présence d'esprit. Du reste, ça neme servit absolument à rien; le plan que je com-binai alors pour éteindre le feu, était trop com-pliqué je ne pus le terminer avant la fin de lasemaine suivante.

La première fois qu'il m'arriva d'éternuer, unami me conseillade prendre un bain de piedsbouillant et de me mettre au lit. Ce qui fut fait.Peu après, un autre ami me conseilla de melever et de prendre une douche froide. Ce quifut fait également. Bientôt, un troisième amim'assura qu'il fallait toujours, suivant le dicton,

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« nourrir un rhume et affamer une fièvreRhume et fièvre, j'avaisles deux.Aussi pensai-jefaire pour le mieux en m'emplissant d'abordl'estomac pour nourrir le rhume, et en allantsubséquemment affamer la fièvre à l'écart.

En pareil cas, rarement je fais les choses àmoitié. Je résolus donc d'être vorace. Je me mis& table chez un étranger qui venait d'ouvrir unrestaurant à prix fixe le matin même. Il attenditprès de moi, dans un respectueux silence, quej'eusse fini de nourrir mon rhume, et alors medemanda si l'on était très sujet aux rhumes enVirginie. Je répondis affirmativement. Il sortit,ôta son enseigne et ferma boutique.

Je me rendis à mes anaires. Chemin faisant,je rencontrai un quatrième ami intime; il medit qu'il n'y avait rien au mondepour guérir unrhume comme un verre d'eau salée bien chaude.J'avais peur de n'avoir plus la moindre place va-cante dans mon estomac.A tout hasard, j'essayaid'avaler. Le résultat fut merveilleux.Je crus quej'allais rendre mon âme immortelle.

Je n'écris ce détail que pour le profit de ceuxqui sont amigés d'un malaise pareil au mien;qu'ils se gardent de l'eau salée chaude. Ce peutêtre un bon traitement,mais c'est un traitementde chien. Si j'attrapais un autre rhume de cer-veau, et qu'il me fallût absolument, pour m'endébarrasser, choisir entre un tremblement de

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terre et un verre d'eau salée chaude, ma foi jecrois que je préférerais avaler tout le tremble-ment.

Quand l'orage suscité dans mes entrailles sefut calmé, aucun autre bon Samaritain ne seprésenta pour me donner aucun autre bon con-seil j'allai, empruntant partout des mouchoirsde poche et les mettant en bouillie, tout à fait

comme au début de mon rhume. Survint unevieille dame, qui arrivait justement de par delàles plaines. Elle habitait, paraît-il, un pays oùgénéralement les médecins brillaient par leurabsence. Elle s'était donc trouvée dans la néces-sité d'acquérirune habileté considérablepour laguérison des petites indispositions courantes. Jecompris qu'elle devait avoir beaucoup d'expé-rience, car elle semblait avoir cent cinquantean?.

Elle me fit une décoction de tabac, de bis-muth, de valériane et autres drogues amalga-mées, et me prescrivit d'en prendre un petitverre tous les quarts d'heure. Le premier quartd'heure fut suffisant. A peine le breuvage ab-sorbé, je me sentis entraîné hors de tous mesgonds, dans les bas-fonds les plus horribles de lanature humaine. Sous sa maligne influence, moncerveau conçut des miracles de perversité, quemes mainsfurent heureusement trop faibles pourréaliser. J'avais épuisé toutes mes forces à expé-

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rimenter les divers remèdes qui devaient infail-liblement guérir mon rhume; sans cela j'auraisété, je crois, jusqu'à déterrer, oui, jusqu'à dé-terrer les morts dans les cimetières.

Comme beaucoup de gens, j'ai parfois despensées peu avouables, suivies d'actions peulouables. Mais jamais je ne m'étais reconnu unetelle dépravation, une dépravation aussi mons-trueusement surnaturelle. J'en fus fier.

Au bout de dix jours, j'étais en état d'essayerd'un autre traitement. Je pris encore quelquesremèdes infaillibles, et, finalement, je fis re-tomber mon rhume de cerveau sur la poitrine.

Je ne cessai de tousser. Ma voix descendit au-dessous de zéro. Chacun des mots que je pro-nonçais roulait comme un tonnerre, à deux oc-taves plus bas que mon diapason ordinaire. Jene pouvais régulièrement m'assurer quelquesheures de sommeil, la nuit, qu'en toussant jus-qu'à complète extinction de mes forces. Et en-core, si j'avais le malheur de rêver et de parleren rêve, le son fêlé de ma voix discordante meréveillaiten sursaut.

Mon état s'aggravait chaque jour. On me re-commandale gin pur. J'en pris. Puis le g~n à lamélasse. J'en pris également. Puis le gin aux oi-gnons. J'ajoutai les oignons, et je pris les troisbreuvages mêlés. Je ne constatai aucun résultatappréciable. Ahpardon, mon haleine com-

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mcnça à battre la cloche et à bourdonner terri-blement.

Je découvris qu'il fallait voyager pour me ré-tablir. Je partis pour le lac Bigler, avec mon ca-marade, le reporter Wilson. Je suis heureux de

me souvenir que nous voyagions dans le plushaut style. Mon ami avait pour bagages deux ex-cellents foulards de soie et une photographiede

sa grand'mère. Tout le jour, nous chassions,

nous péchions, nous canotions, nous dansions

et je soignais mon rhume toute. la nuit. Par ceprocédé, je réussis à obtenir un certain répit,un certain soulagement. Mais le mal continuait

tout de même à empirer. C'est singulier, c'estincompréhensible.

Un bain-au-drap me fut recommandé. Je n'a-vais encore reculé devant aucun remède; il mesembla honteux, ridicule et stupide, de com-mencer le recul devant celui-ci. Donc, je résolusde prendre un bain-au-drap, quoique je n'eusse

pas la moindre idée de ce que cela pouvait bienêtre.

Le bain me tut administré a minuit. Il faisaitfroid.J'avais la poitrineet ledos nus. Onenroula

autour de moi un drap trempédans l'eau glacée.Mauditdrap1 ilsemblait qu'ily en eût cinq centsmètres.On l'enroula,on l'enroulajusqu'aubout,jusqu'àce que je fusse devenu parfaitement sem-blable à un énorme paquet de torchons.

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Vrai!c'est un cruel expédient.Quand le lingeglacé touche votre peau tiède, ça vous fait bon-dir violemment; ça vous fait ouvrir la bouchecomme un four, comme s'il vous fallait avalerun obélisque, comme si l'on allait perdre la res-piration, Il l'instar des agonisants.Ça me gela lamoelle des os; ça m'arrêta les battements ducoeur. Je crus mon heure venue.

Ne prenez jamais un bain-au-dra,p, jamais r

Après la rencontre d'une connaissancefémininequi, pour des raisons connues d'elle seule, nevous voit pas quand elle vous regarde et ne vousreconnaît pas quand elle vous voit, il n'y a pasde chose plus désagréable au monde.

Mais continuons. Le bain-au-drap ne m'ayantfait aucun bien(au contraire!), une dame de mesamies me recommanda l'application d'un em-plâtre de graine de moutarde sur la poitrine. Jepense que, pour le coup, j'aurais été radicale-ment guéri sans le jeune Wilson. Quand je fuspour me mettre au lit, je posai l'emplâtre, unsuperbe emplâtre de dix-huit pouces carrés, surla table de nuit, à ma portée. Mais le jeune Wil-son se réveilla avec une fringale diabolique etdévora l'emplâtre, tout l'emplâtre. Jamais jen'ai vu personne avoir un pareil appétit. Je suissûr que cet animal-làm'aurait dévorémoi-même,si j'avais été bien portant.

Après un séjour d'une semaine au lac Bigler,

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je me rendis a Steamboat-Springs, et, outre les~ains de vapeur, je pris un tas de médecines lesplus horrifiques qu'on ait jamais concoction-nées. On m'aurait bien guéri a la fin, on en étaitsûr; mais j'étais obligé de revenir en Virginie.Je revins, et, malgré une série très panachée de

nouveaux traitements, j'aggravai encore monmalaise par toutes sortes d'imprudences.

LeEnfin, je résolus de visiter San-Francisco. Le

premier jour que j'y passai,une dame me dit deboire, toutes les vingt-quatre heures, un quartde whisky, et un citoyen de New-York me re-commanda la même absorption. Chacun meconseillant de boire un quart, ça me faisait donc

un demi-gallon a avaler. J'avalai. Je vis encore.Miracle 1

C'estdans les meilleuresintentionsdu monde,

je le répète, que je soumets ici, aux personnesplus ou moins atteintes du même mal, la listebizarre des traitements que j'ai suivis. Elles

peuvent en t&ter, si ça leur fait plaisir. Au casou elles n'en guériraient pas, lej~ qui puisseleur arriver, c'est d'en mourir~ ).:

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Table

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TABLE

– CUOf TZ~'M.T ~a<OU'!{.Lucile FraisierLeManaged'Octave. 6;La Demoiselle duMoulin. 77Par une Nuit deNeige. 89La Strettina 97La Vieitieau Chiennoir. 109La Désespérée '17yUnevraieFrançaise. 12;

Il. CO~TB.! *DB fT~T~CELejeuneAtexis. 149Nouvellemanière de coller les Timbres-Poste. 16:La Veillée 169Ernest, coiffeur 17!S

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LePèche. !8;UnFantaisiste. ~tSoeur Sainte-Ursule !<~La Foire de Meni!mon<ant. 20;LaMessedesAnges. 2t7Les derniers jours dePécuchet. a~

Ht. B~QU/~J~ ~a~~C~~T~C~0'APRÈS MARK TWA!N

Histoiredu méchantpetitgardon qui ne fut jamais puni. 247La célèbre Grenouille sauteuse de Qttaveras. a;!Le Journalismedans !e Tennessee. 267La « Petite Femme v'veduJuge. 281Comment je devins une fois Directeur d'une Feuille

rurale 28;Avis aux bonnes petitesnHes. 297Concernant les Femmes de Chambre. )0)[L'infortuné jeune homme d'Aurélie ;07LecasdcJohnnyGreer JRéponsed'un rédacteur en chefun jeune journaliste.tPour guérir unrhume. )!7

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c~A~ J'imprimer

le tKMc et un mats mil aeuf cent trois

PAR

ALPHONSE LEMERRE

6, RUE DBS BBROERS, 6T~