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Droit Déontologie & Soin 14 (2014) 1–2 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Éditorial Affaire Lambert: les principes malmenés et des perspectives funestes L’ordonnance rendue par le Conseil d’État le 14 février 2014 dans l’affaire Lambert (n 375081, 375090, 375091) a vite bénéficié d’un large consensus, et de louanges. Pour ma part, je regrette profondément cette décision de justice, qui remet en cause des pans entiers du droit médical, et qui ouvre des perspectives funestes pour la pratique des soins. Pourquoi s’emporter, alors que cette décision se limite à ordonner une expertise, et fait une application attendue de la loi Leonetti sur la notion de soins déraisonnables? Pourquoi? Parce qu’elle tourne le dos à des principes constitutifs du droit, et qu’elle nous fait basculer dans un nouveau modèle médical, dont je ne veux pas. . . Cette décision, qui institue une révolution de concepts, résulte d’une procédure créée par le Conseil d’État, à des années lumières du texte de l’article L. 521–2 CJA sur le référé-liberté. Or, c’est au Parlement d’adopter les lois. Une procédure inventée. . . et qui ne s’applique qu’aux établissements publics, la Cour de cassation ignorant cette approche. Aucun parlementaire pour protester contre ce droit prétorien et hémiplégique, alors que le Parlement travaille sur la fin de vie, c’est assez sidérant. Le médecin n’est un praticien exerc ¸ant en fonction de données scientifiques, hors droit: la liberté médicale est encadrée, et bornée par la responsabilité. Pour toute décision, le médecin engage sa responsabilité pénale, civile et disciplinaire. Avec la décision Lambert, on passe d’un système à un autre: le droit n’intervient plus au niveau de la responsabilité mais de la légalité, par un contrôle a priori. Agissant à la demande de la famille, une juridiction a suspendu une décision médicale: mesurez le pas qui est franchi. . . Quelle est la compétence des juges pour prendre une décision médicale, qui impacte à l’instant le sort du malade, et dessaisit le médecin? La médecine centrée sur le patient? est le patient dans cette affaire? Il est juridiquement absent de la procédure ! La procédure oppose les clans familiaux, et le patient le premier intéressé, non? n’est pas partie au procès, ne peut défendre ses droits et se trouve privé de droit de recours. Il perd la qualité de sujet de la relation pour devenir l’objet des soins. Une impensable régression. La déontologie a toujours admis que le médecin pouvait confier des informations adaptées aux proches du patient. Mais aucun texte n’autorise la famille à accéder aux informations médicales du patient, de son vivant ! et quand le patient a-t-il accepté que son dossier médical soit transmis à la famille et remis aux experts? et quand le patient a-t-il accepté d’être examiné par ces experts? Ainsi, on ne pourrait défendre son intimité corporelle et les confidences du secret que http://dx.doi.org/10.1016/j.ddes.2014.03.001 1629-6583/© 2014 Publié par Elsevier Masson SAS.

Affaire Lambert: les principes malmenés et des perspectives funestes

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Page 1: Affaire Lambert: les principes malmenés et des perspectives funestes

Droit Déontologie & Soin 14 (2014) 1–2

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Éditorial

Affaire Lambert: les principes malmenés et desperspectives funestes

L’ordonnance rendue par le Conseil d’État le 14 février 2014 dans l’affaire Lambert (n◦ 375081,375090, 375091) a vite bénéficié d’un large consensus, et de louanges. Pour ma part, je regretteprofondément cette décision de justice, qui remet en cause des pans entiers du droit médical, etqui ouvre des perspectives funestes pour la pratique des soins.

Pourquoi s’emporter, alors que cette décision se limite à ordonner une expertise, et fait uneapplication attendue de la loi Leonetti sur la notion de soins déraisonnables? Pourquoi? Parcequ’elle tourne le dos à des principes constitutifs du droit, et qu’elle nous fait basculer dans unnouveau modèle médical, dont je ne veux pas. . .

Cette décision, qui institue une révolution de concepts, résulte d’une procédure créée par leConseil d’État, à des années lumières du texte de l’article L. 521–2 CJA sur le référé-liberté. Or,c’est au Parlement d’adopter les lois. Une procédure inventée. . . et qui ne s’applique qu’auxétablissements publics, la Cour de cassation ignorant cette approche. Aucun parlementaire pourprotester contre ce droit prétorien et hémiplégique, alors que le Parlement travaille sur la fin devie, c’est assez sidérant.

Le médecin n’est un praticien exercant en fonction de données scientifiques, hors droit: laliberté médicale est encadrée, et bornée par la responsabilité. Pour toute décision, le médecinengage sa responsabilité pénale, civile et disciplinaire. Avec la décision Lambert, on passe d’unsystème à un autre: le droit n’intervient plus au niveau de la responsabilité mais de la légalité, parun contrôle a priori. Agissant à la demande de la famille, une juridiction a suspendu une décisionmédicale: mesurez le pas qui est franchi. . . Quelle est la compétence des juges pour prendre unedécision médicale, qui impacte à l’instant le sort du malade, et dessaisit le médecin?

La médecine centrée sur le patient? Où est le patient dans cette affaire? Il est juridiquementabsent de la procédure ! La procédure oppose les clans familiaux, et le patient – le premier intéressé,non? – n’est pas partie au procès, ne peut défendre ses droits et se trouve privé de droit de recours.Il perd la qualité de sujet de la relation pour devenir l’objet des soins. Une impensable régression.

La déontologie a toujours admis que le médecin pouvait confier des informations adaptées auxproches du patient. Mais aucun texte n’autorise la famille à accéder aux informations médicales dupatient, de son vivant ! Où et quand le patient a-t-il accepté que son dossier médical soit transmisà la famille et remis aux experts? Où et quand le patient a-t-il accepté d’être examiné par cesexperts? Ainsi, on ne pourrait défendre son intimité corporelle et les confidences du secret que

http://dx.doi.org/10.1016/j.ddes.2014.03.0011629-6583/© 2014 Publié par Elsevier Masson SAS.

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2 Éditorial / Droit Déontologie & Soin 14 (2014) 1–2

si l’on est en bonne santé? Non, un examen médical et une expertise ne peuvent être pratiquésqu’avec le consentement du malade, le fait que ces mesures soient ordonnées par un tribunal nechange rien1.

Après ce jugement, le patient reste sous la responsabilité fonctionnelle du service et donc dupraticien hospitalier. Mais sur le plan juridique, ce patient échappe désormais à la responsabilitédu praticien et de l’établissement, qui ne sauraient répondre, ni l’un ni l’autre, d’une décision prisepar le tribunal. Si la suspension de la prescription est fautive, notamment parce qu’elle expose lepatient à des soins déraisonnables, c’est une faute du tribunal qui engage sa responsabilité de l’Étatselon les règles de la responsabilité juridictionnelle. . . Les médecins envisagent-ils d’exercer soustutelle et dans l’irresponsabilité?

L’engrenage est inéluctable, car cette procédure va fonctionner comme un appel d’air, et lecontentieux va gagner d’autres domaines, où coexistent un risque vital et un cadre juridique:consentement, règles du code de déontologie médicale, références médicales opposables. . . Oncommencera avec les désaccords entre parents. . .

Les problèmes juridiques posés sont considérables, et DDS y reviendra dans son prochainnuméro. Mais au-delà de ces analyses, se pose une question simple: souhaitez-vous un systèmeoù un juge peut, à la demande de votre famille, suspendre les prescriptions de votre médecin?

Pour ma part, je me suis empressé de rédiger des directives anticipées demandant, si je devaisêtre victime d’un accident grave, d’être dirigé vers un établissement de droit privé, où j’ai lagarantie d’être soigné par des médecins libres et responsables.

Gilles Devers22, rue Constantine, 69001 Lyon, France

Adresse e-mail : [email protected]

1 Civ. 1◦, 25 novembre 2010, no 09-69721, Publié ; Civ. 1◦, 26 septembre 2006, no 05-11906, Publié ; Civ. 1◦ 7 décembre2004, no 02-12539, Publié.