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Monsieur Djibril Agne Le démon de Socrate. Un masque de liberté In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 19 N°1, 1993. pp. 275-285. Citer ce document / Cite this document : Agne Djibril. Le démon de Socrate. Un masque de liberté. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 19 N°1, 1993. pp. 275-285. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1993_num_19_1_2087

AGNE, Djibril. Le Démon de Socrate. Un Masque de Liberté

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O demonio de Socrates - artigo em francês

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Monsieur Djibril Agne

Le démon de Socrate. Un masque de libertéIn: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 19 N°1, 1993. pp. 275-285.

Citer ce document / Cite this document :

Agne Djibril. Le démon de Socrate. Un masque de liberté. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 19 N°1, 1993. pp. 275-285.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1993_num_19_1_2087

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DHA 19,1 1993 275-285

LE DÉMON DE SOCRATE i. UN MASQUE DE LIBERTE

Djibril AGNE Université Cheikh Anta Diop - Dakar

Parmi les ouvrages et les articles qui traitent de la question, nous pouvons citer des textes anciens tels que : Plutarque, Flepî rov Ecůxpárovc Saifiovfov (Le démon de Socrate), texte et trad. André Corlu, Paris, Klincksieck, 1970 ; Cicéron, De divinatione, I, trad. Charles Appuhn, Paris, Garnier, 1937 : chap. LVI, p. 104-109 ; Apulée, De deo Socratis (ouvrage que nous n'avons pu consulter) ; Maxime de Tyr, Philosophumena edidit H. Hobein, Lipsiae, MCMX (1910) : ilepi той ZuxpaTovç Saifiovťov (Dueb. XV vulg. 27B 12K9, p. 56), p. 199-210 ; Proclus Diadochus, Commentary on the First Alcibiades of Plato, Amsterdam, 1954 ; Sur le Premier Alcibiade de Platon, I, texte et trad. A. Ph. Segonds, Paris, Belles lettres, 1985 ; Olympiodore, In Primům Alcibiade (ouvrage que nous n'avons pu consulter).. Des commentaires plus ou moins généraux : A. WILLING, "De Socratis daemonio quae antiquis temporibus fuerint opiniones" in Comm. philol. Jenens, VIII, 2, Leipzig, 1909, p. 125-183 ; Fr. SCHLEIERMACHER, Platons Werke, Uber setzung und Einleitung, I, 2, Berlin, 1804-1810, p. 226-316 ; ZELLER, "Philosophie der Griechen", in Ihver geschichtlichen Entwicklung, II, 1, 1889 (= 1922), p. 74 sq. ; Th. GOMPERZ, Griechichen, Denker, II, Leipzig, 1912, p. 70 sq. ; A. FOUILLÉE, La philosophie de Socrate, II, Paris, 1874, p. 226-316 ; J. BUCKER, Historia philosophiae, I, Leipzig (sans date), p. 543 sq. ; P. KLOSSOWSKI, Les méditations bibliques de Hermann, Paris, 1948, p. 225-226 ; GIGON, Sokrates, Bern, 1947, p. 110-112 ; 163-178.

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INTRODUCTION Les relations de Socrate avec les citoyens athéniens 2 et les

hommes illustres 3 de son époque ont été décrites, souvent jusque dans leur intimité, par Platon et Xénophon 4. Peut-être le dernier fut-il plus réaliste que le premier, mais leurs témoignages à tous deux ont permis à la postérité de connaître la vie philosophique, religieuse, sociale et politique de Socrate. C'est par les mêmes occasions qu'ils révèlent, avec un respect complice, l'existence du démon qui a tissé une relation intime avec leur vieux maître, et cela dès sa plus jeune enfance 5. Cette intimité, seul Socrate la vivait, bien qu'il rendît souvent compte à ses interlocuteurs des visites et des conseils de son daimonion.

La question de savoir s'il a suivi les instructions du démon pour se décider à taire ou à dire son opinion, à agir ou à ne pas agir selon sa volonté (alternatives différemment appréciées par Platon et Xénophon) ne saurait rester sans soulever diverses interrogations sur sa personnalité. Autrement dit, le vieux maître a-t-il été, lors de leur contact, une "marionnette" du démon, ou utilisait-il cet alibi pour mieux asseoir sa liberté de pensée et d'action 6, dans une société dont le poids se faisait encore ressentir au sein des institutions de l'Etat ? En tous cas, face à certaines situations, il a fait croire à ses interlocuteurs que ses prises de position lui étaient dictées par son daimonion.

2. Xénophon montre (Mem. I, 1, § 10) en une phrase que Socrate rencontre quotidiennement ses concitoyens et qu'il ne faisait pas de distinctions dans ses relations. Tout sujet était bon à débattre, pourvu qu'à la fin on en tirât une leçon.

3. Le séjour à Athènes des hommes illustres, tels les sophistes, a été très souvent des occasions de discussion pour Socrate. En témoignent les dialogues de Platon qui relatent très largement des débats opposant Socrate à des savants étrangers défenseurs d'une méthode ou d'une pensée philosophique.

4. Nous avons circonscrit notre étude autour de Platon et Xénophon pour la simple raison qu'ils furent des témoins directs - en tant que disciples du maître - de la vie de Socrate.

5. Platon, Apol., 31d. 6. L'allusion est faite dans Le Démon de Socrate, 589 E D de Plutarque.

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I. DEUX THÈSES DIFFÉRENTES SUR LE DAIMONION

I. 1. Thèse socratique

Le problème du démon de Socrate a suscité déjà du vivant du philosophe différentes interprétations. Dans le cercle socratique lui- même, l'idée du démon n'était pas définitivement admise. Ce qui a entraîné souvent le refus de certains des compagnons de Socrate de suivre les conseils émanant du daimonion 7. Cette hésitation ne se manifestait qu'au cours des situations dangereuses où le réflexe de conservation prédominait sur tout raisonnement. Il y a là ceux qui obéissent et ceux qui s'y refusent, bien qu'ils soient disciples du maître. Il est ainsi plus juste de dire qu'ils ne sont pas convaincus par ses conseils que d'affirmer qu'ils nient l'existence du démon ; d'ailleurs ils écoutent religieusement le maître à ce sujet. Socrate avait, après tout, réussi à faire connaître son "dieu" ami et il pouvait ainsi se flatter d'être conseillé par un être supérieur.

I. 2. Thèse contraire

Hors du cercle socratique ses ennemis ont vu en son compagnon une nouvelle divinité que Socrate cherche à imposer à la société athénienne. En effet le problème du daimonion est l'un des principaux griefs d'accusation dans le procès qui condamna Socrate à boire la ciguë. Cette opposition eut un double caractère politique et idéologique.

Ses détracteurs, dont Mélètos et Anytos 8, ont considéré son "dieu" comme une nouvelle divinité que Socrate cherchait à imposer

à la société athénienne. Le verdict du tribunal populaire montre que l'Etat athénien était très jaloux de sa "philosophie" religieuse, de son idéologie ; en effet tout dérapage susceptible d'entraîner des conséquences fâcheuses dans l'équilibre spirituel de la cité ne peut et ne doit pas être toléré. Ainsi, lors du procès, Mélètos et ses amis possédaient-ils un atout majeur par rapport à leur célèbre adversaire.

L'aspect politique du problème réside en la volonté de ses détracteurs d'éliminer physiquement Socrate qui avait réussi à réunir autour de lui des jeunes aristocrates appelés à gouverner

7. Cf. Plutarque, ibidem, 580 DE. 8. Platon, Eutyphon, 3 a-e.

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l'Etat. Mais il professsait que la politique, dans son état présent, contribuait fortement à la corruption des moeurs ; et que l'attitude correcte serait de rester soi-même 9, c'est-à-dire ne pas se mêler des affaires publiques. Cette philosophie a paru à ses accusateurs nuisible à la cité et à ses institutions. Par référence à l'Etat, la liberté de pensée que prône Socrate est désapprouvée et condamnée d'avance.

Au demeurant Mélètos et ses amis ont surtout défendu une nouvelle thèse qui diffère de celle de socrate, thèse dont Platon et Xénophon sont les intarissables interprètes. La seule fausse note dans ce débat d'idées a été l'élimination physique de Socrate.

Dans son plaidoyer le philosophe laisse voir que son objectif principal a été de refuser l'incompréhension voire une fausse interprétation de l'idée qu'il a de son démon. Paradoxalement il est facile de remarquer qu'il a eu lui-même des difficultés à définir la nature et les fonctions du daimonion. En etttestent les divers termes qu'il utilise pour en parler (exposé et analyse infra).

IL L'ÉTAT DE LA QUESTION APRÈS - 399

Socrate disparu, ses disciples et ses proches vont hériter du problème. Les interprétations et les commentaires vont porter alors sur la nature du démon et ses manifestations. Plutarque livre dans son Démon de Socrate les différentes interprétations qui allaient bon train après la mort du philosophe. Qui est-il ? Comment se manifeste-t-il ? Telles sont en général les questions que se posent les personnages réunis chez Simmias 10. A vrai dire Plutarque suit la tradition (qui s'est elle-même imposée aux commentateurs anciens), à savoir se limiter aux exposés des disciples de Socrate et en particulier à ceux de Platon et de Xénophon. Ces derniers n'ont rapporté à ce sujet, dans leurs écrits et au cours de certains enseignements oraux de Platon, que les récits de Socrate.

Les termes Geoç et Saijióviov reviennent fréquemment pour dénommer le démon et ot)\leïov, атщ-aívEiv, (jxovi'i, ^avxixťí H pour

9. Platon, Apoll., 31 с-ЗЗа. 10. Cf. Plutarque, Démon de Socrate, 580 С D. 11. Pour Ôeoç, cf. Platon (ApoL, 31d 1, 40b ; Aie, 105d 6, e7 : Rép., 382e) ;

Xénophon (Mem., IV, 8, 6-1 ; ApoL, Section 12, 2 ; pour oTifieïov et minaťvEiv, cf. Platon (ApoL, 40b ; Phdr., 242b ; Théag., 128d, 129e 2, e 8 ; 131a 2 ; Euthydème, 272e ; Rép., 496c 4) ; Xénophon (Mem., I, 1, 2-5 ; I, 1, 4-4 ;npoç-, I, 1, 4-6 ; ApoL, Section 12, 2) ; pour фшу^ cf. Platon (Théag.,

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décrire ses manifestations. 0eoç / Saifióviov comme отщеюу / <j>g>vtí attestent que le maître et ses disciples ont eu des difficultés pour circonscrire la nature et les fonctions du démon. Les substantifs Geoç et Sai^óviov ont-ils eu le même sens dans tous les passages où il est question du démon ? Ce dernier se révélait-il à Socrate sous forme de signe (oTjfjLEÎov) ou d'une voix interne (фшут^) ? Le philosophe avait-il le pouvoir de communiquer avec un dieu ou avec un démon ? Les réponses apportées à ces questions n'avaient pas pour but d'éclairer pourquoi le philosophe évoquait si souvent les conseils de son "divin compagnon". En effet les commentateurs ne s'interrogeaient que sur le sens et la portée de ces mots. Pour répondre à cette question il paraît important d'apprécier la personnalité et l'expérience de Socrate.

III. L'EXPÉRIENCE DE SOCRATE

Le rayonnement de la cité athénienne aux VIe-Ve siècles a fait d'elle le point de convergence de tous les courants littéraires et philosophiques, religieux et politiques de cette période. Socrate a eu le privilège de les vivre en tant que libre penseur, ce qui lui permit d'être à la hauteur de toutes discussions relevant des domaines suscités. Il n'atteindra sa maturité intellectuelle qu'à travers des rencontres et conversations avec des étrangers et ses concitoyens. Les dialogues dits socratiques (de Platon et de Xénophon) montrent que son expérience lui permettait de cerner et de comprendre facilement les idées de ses interlocuteurs. Il pouvait ainsi, s'il ne les conduisait pas, prévoir et fixer en mémoire les moments forts et faibles de leurs discours. Certes sa qualité de philosophe a souvent occulté celle du citoyen ; mais dans ses actes il n'a jamais dissocié les deux jusqu'à sa mort. La marque commune de ces titres a été d'obéir aux lois 12 régissant la cité athénienne ; le même idéal le conduit à s'occuper de

128d ; 128e 5 ; 129b 8) ; Xénophon (ApoL, 12, 2) ; pour 5mn<Sviov cf. Platon (Théét., 151a ; Phdr., 242b ; Ale, 103a (ti Saijióvtov évavrúiijia) ; Théag., 128e 5 ; 129a 3 ; 129e 2, e 8 ; 131a 2 ; Euthydème, 272e 4 ; Rép., 382e ; 496a 4; Lois, 877a) ; Xénophon (Mem., IV, 1, 2-5 ; 1, 1, 4-4 ; I, 4-6 ; 1, 1, 9-2 ; I, 4, 2-2 ; I, 4, 10-2 ; IV, 3, 15-1 ; IV, 8-1 ; IV, 8, 6-1 ; Banquet, 8, 5-3 ; pour \iavriicfi, cf. Platon, ApoL, 40a ; cf. W.K.C. Guthrie, Sokrates, Cambridge, Univ. Press, 1971, 1971, p. 82-85.

12. Cf. Platon, Criton, 52b-54d ; Xénophon, Ment., IV, 4, 12-18.

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l'éveil moral de ses concitoyens 13, de l'éducation des jeunes gens 14, de la défense de la cité-mère 15. Il ne sortit d'Athènes qu'à de rares occasions ; il passa toute sa vie à la sillonner de long en large, n'hésitant jamais à s'arrêter dans les lieux privés ou publics où s'animaient des débats sur des sujets divers. Il s'adaptait à toutes les situations qui se présentaient à lui dans ces moments précis, il discutait avec toutes les catégories d'âge, avec les pauvres ou avec les riches, avec des gens de métiers ou des aristocrates. C'est pourquoi il était informé de tout et il était parmi les premiers à s'imprégner des nouvelles de l'étranger. Car il adorait, premier, retrouver les savants itinérants chez leur hôte. Au demeurant Socrate était un homme d'expérience. Bénéficiant de tout cela, il arrivait à étudier facilement tous les cas, il répondait à toute interrogation et il imposait le cours et le rythme d'éventuelles discussions. Toutefois dans certaines situations il introduisait son daimonion avant d'engager un débat ou de prendre une décision. La question est de savoir pourquoi il le faisait intervenir dans telle situation et non pas dans telle autre. C'est à cette question que nous essayons d'apporter une réponse fondée principalement sur l'analyse des textes de Platon et de Xénophon.

IV. SOCRATE ET LE DÉMON : UNE RELATION PERMANENTE

Socrate fait remonter ses relations avec le démon dès son enfance : tout* éoriv êx naiSoç 16. Par ce rappel, le philosophe rehausse la fiabilité de ses arguments auprès de son auditoire. Certes la tradition reconnaît ce genre de relations, entre démons et êtres humains, mais cela se passait dans des circonstances peu ordinaires

13. Socrate, moraliste, passait son plus grand temps à converser avec des gens pous les amener à se comporter décemment, à avoir un mode de vie conforme à celui de l'homme de bien.

14. Ce fut l'un des griefs d'accusation de Mélètos et de ses amis pour conduire Socrate à la mort.

15. Socrate a participé à des campagnes militaires pour la défense de la patrie. Sa véritable contribution a toujours été de refuser toute corruption ou collaboration allant dans le sens de la déstabilisation d'Athènes (exemple des Trente) ; cf. Platon, Lach., 181b ; Banquet, 220d-22lc;Apol.,28e.

16. Platon, Apol.,31d.

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pour ne pas dire légendaires 17. L'emploi fréquent de eíg>6óc 18 devant otim-eïov marque davantage la fidélité du démon et son attachement sans faille à la personne de Socrate. Dans leurs rapports le philosophe présente son compagnon comme un guide spirituel dont la puissance (Suvaju'v) 19 réside dans la justesse de ses interventions. Il est évident que pour asseoir l'idée de la présence d'un être supérieur à son côté, le philosophe était obligé de situer cette relation dès son enfance, d'évoquer leur familiarité assortie d'une confiance permanente. Socrate réussit fort bien à répandre cette idée de daimonion, au point qu'il se fit des ennemis qui ne manquèrent pas de l'accuser d'imposture vis-à-vis de la religion nationale. Ce n'est là qu'une conséquence fâcheuse qui montre combien il avait réussi à imposer à tout le monde son daimonion. Peut-être était-il sûr de percevoir intérieurement les "paroles" de son "divin compagnon" qu'il appelle dans ses discours tantôt 9eïov tantôt Saifioviov ; mais les textes où sont évoquées les manifestations du daimonion montrent que le maître se sert de son "dieu" pour donner poids à son argumentation philosophique ou pour élargir sa liberté d'action. Les véritables raisons de l'évocation du daimonion sont toujours soigneusement et indirectement émises dans les propositions qui suivent ; mieux, c'est toujours le "je" de Socrate qui jaillit pour poser la question à résoudre. Ce qui lui laisse toute liberté dans son discours et dans son action.

V. LES RETRAITES DE SOCRATE

II arrive que Socrate s'isole volontairement refusant toute communication avec autrui ou qu'il se retrouve seul par hasard 20. Ainsi, il s'isole lorsqu'il est contraint de réfléchir davantage sur un sujet susceptible d'être posé par ses interlocuteurs du jour. A ces instants, il fait souvent intervenir le daimonion pour couvrir sa retraite. Il faut noter qu'il n'agit ainsi que lorsqu'il est pris à

17. L'Iliade en est la source principale. 18. Platon, Apol, 40b 1 ; Phdr., 242b 9 ; Théag., 129b 8 ; Euthydème, 272e 4.

Xénophon : l'adjectif euoGoç n'apparaît pas chez cet auteur pour la simple raison qu'il n'emploie pas le substantif атщсТоу, mais le verbe отща{уЕ1У et ses composants (cf. Mem., I, 1, 2-5 ; I, 1, 4-4 ; IV, 8, 1, 1-4 ; Apol., section 12, ligne 2, section 13-6).

19. Cf. Platon, Théag., 129e 2 ; 129e 8. Xénophon exprime indirectement cette force par l'emploi du verbe èvavTiouaGai et ses composants (Mem., IV, 8, 6, ligne 1).

20. Platon, Euthydème, 272e.

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l'improviste ou qu'il va participer à une discussion de niveau élevé. Ainsi s'autorise-t-on à penser qu'il s'isole pour mûrir ses idées et ses arguments afin de mieux défendre sa position face à celle défendue par ses adversaires. Les recours au daimonion couvriraient ainsi ses moments de réflexion intense.

Le deuxième aspect de ses retraites est justifié par un manque d'interlocuteurs. Ces moments de méditation ne sont troublés par rien ; le philosophe peut rester longtemps seul et debout à la même place dans le but de mûrir ses idées 21. A ces "instants" de concentration il ne fait attention à aucun appel humain (ка\юЪ xaXoGvxoç oûx èeéXei eîaiévai). Platon semble vouloir montrer dans Euthydème que seul le daimonion est capable de faire changer le maître d'avis et d'idées à ces moments précis. En effet, se trouvant seul dans le vestiaire, Socrate s'apprêtait à quitter les lieux quand le démon se manifesta pour lui "dire" de continuer sa méditation. Il est évident qu'ici encore l'intervention du daimonion est annoncée pour justifier la discussion qui va s'engager entre le philosophe d'une part et Euthydème et Dionysodore d'autre part. Dès lors c'est sous la persuasion et la protection du démon qu'il va avancer ses arguments. Là aussi le démon sert de couverture à Socrate pour justifier à la fois la durée et la portée de la discussion. Il se contente seulement de dire à Criton qu'il s'est rassis, et qu'il est resté là (après s'être levé pour partir), sous le signe de son "divin compagnon". De la sorte il se donne liberté de penser durant les débats.

VI. LES INTERVENTIONS DU DÉMON

Platon et Xénophon reconnaissent ensemble que le daimonion retient parfois Socrate, mais ils se contredisent quant à l'engagement du maître dans d'autres situations sous l'ordre de son "divin compagnon". Xénophon affirme, contrairement à Platon, que le démon pousse le philosophe à agir. Dans les deux cas Socrate perdrait toute initiative, ce que semble refuser Platon ; ainsi laisse- t-il une parcelle d'indépendance à son maître vis-à-vis du démon. Il n'y a pas d'exemples, ni chez Platon ni chez Xénophon, qui montrent le démon en train d'engager le philosophe en une quelconque action. L'affirmation de Xénophon ne peut être qu'un abus de langage destiné à rendre sa description complète. Par ailleurs dans le langage

21. Cf. Platon, Banquet, 175ab ; 220cd.

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militaire, obéir aux conseils du démon signifierait pour l'auteur des Mémorables les exécuter aveuglément.

L'empêchement ou la permission du démon ne viennent respectivement qu'au début ou a la fin d'une réflexion approfondie du philosophe. Ainsi son astuce aura-t-elle toujours été de s'offrir la liberté de décision sous le couvert de son "divin compagnon".

VI. 1. Intervention dans les relations amicales de Socrate

Les relations amicales du philosophe ne sont pas épargnées par son daimonion. Socrate dit à Alcibiade, dans le dialogue qui porte le même nom, que ce qui l'empêchait de lui parler n'était pas une raison humaine, "то ařriov oùx àvGpùmEiov", mais un empêchement divin, "àXXa xi Saifióviov ëvavxiw^a " 22. Pour expliquer à son jeune ami pourquoi il est resté tant d'années sans lui adresser la parole, il avance les indjonctions de son daimonion. Il fait "reposer" sur le démon la justification de sa longue absence auprès d'Alcibiade. Socrate se trahit en donnant une autre version, la vraie, de son silence prolongé, à savoir que "tant que tu étais trop jeune et que ces espérances ne t'emplissaient pas encore le coeur, le dieu ne m'autorisait pas à te parler 23. Ainsi la raison de son silence était qu'Alcibiade, étant jeune, n'avait pas accumulé assez de rêves nuisibles et qu'il n'était pas en mesure de comprendre ses propres égarements. Il lui manquait le raisonnement. Socrate semble lier sa liberté de décision à la volonté du daimonion, mais les projets d'Alcibiade à la sienne. Il est manifeste que le vieux maître qui n'a jamais cessé d'observer de près son disciple 24 avance l'argument du démon pour donner une justification divine à la liberté qu'il s'est donnée dans ce cas.

VI. 2. Intervention dans le choix politique de Socrate

Le philosophe explique son absence de la scène politique athénienne par l'interdiction du daimonion 25. Mais Socrate donne la véritable explication en affirmant plus loin que "si je m'étais adonné, il y a longtemps, à la politique, je serais mort depuis

22. Platon, Aie, 103a 5. 23. Platon, ibidem, 105e. 24. Platon, ibidem, 105a. 25. Platon, Apol.,31d.

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longtemps, et ainsi je n'aurais été utile ni à vous, ni à moi-même" 26. Il fait allusion ici à une société athénienne "jalouse" des bonnes volontés et qui est prête à faire disparaître les hommes qui lui sont utiles. La critique socratique se vérifie à travers les péripéties qui ont secoué la vie politique athénienne au temps du philosophe. Il ne manque d'ailleurs pas de le rappeler 27, et de conclure que "si quelqu'un entend vraiment combattre pour la justice, et si l'on veut néanmoins qu'il conserve la vie un peu de temps, il est nécessaire qu'il reste simple particulier, qu'il ne soit pas homme public" 28. Au demeurant Socrate avait pris sa décision au regard des situations politiques dans Athènes. Comme il est difficile à un homme de son envergure d'expliquer son absence de la scène politique, il met en avant le daimonion pour se justifier devant les nombreuses interrogations à ce sujet. Cependant, à y regarder de près, il est facile de comprendre que le vieil Athénien s'est donné lui-même, après analyse des événements vécus, la liberté de quitter la scène politique. Ici le recours à l'interdiction divine n'est qu'un alibi destiné à étoffer son explication.

VIL LE JEU LOGIQUE DE SOCRATE

La logique socratique dans ces circonstances est calquée sur sa propre croyance et sur sa familiarité avec son auditoire. L'idée du démon lui est propre et cette défense lui revient si souvent qu'il est obligé de placer le démon au début et à la fin de ses propres décisions. Exhiber à tout moment et devant toute situation l'intervention de son daimonion revient certes à célébrer ce dernier, mais aussi et surtout à rendre fiables ses propres arguments. Car il s'adressait à un auditoire appelé à diffuser ses idées dans d'autres cercles et en d'autres circonstances. L'adhésion de ses disciples à ses différentes allusions au démon était, à la lecture de Platon et de Xénophon, sans réticence. C'est ce qui explique que la première et véritable contestation vis-à-vis du démon soit venu hors du cercle socratique. Socrate pouvait ainsi s'offrir la liberté d'expliquer toutes ses pensées et ses actions sous le couvert de son "divin compagnon".

Fort de cette assise religieuse et de cette confiance presque aveugle de ses disciples, le philosophe a su gérer sa liberté de pensée et d'action de façon digne d'un philosophe de son rang. Son subterfuge

26. Platon, ibidem, 31e. 27. Platon, ibidem, 32b sq. 28. Platon, ibidem, 32a.

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a toujours été de placer après renonciation des conseils du démon les vraies raisons qui le font penser ou agir en tel ou tel sens.

Ses décisions restent tributaires de son sens aigu de l'observation et de son expérience intellectuelle, qualités qui lui dictent sa conduite. Il se fie en vérité à son propre raisonnement et à son appréciation des siutuations.

CONCLUSION Sa volonté de conquérir sa liberté de pensée et d'action, dans

une société où tout est régi par le vouloir des politiques, trouvait sa seconde force dans le daimonion sans pour autant perdre sa nature première. Socrate n'a jamais voulu se plier aux ordres sans raison. Ainsi son désir de liberté a fait que le philosophe a pensé et agi selon des principes qu'il s'était lui-même fixés. Loin d'être asocial cependant ; seulement tout guide a besoin d'éclairer sa voie avec sa propre lanterne avec le privilège d'augmenter ou de diminuer l'intensité de la lumière. Il est certain qu'en dehors de sa croyance au démon, Socrate a utilisé ce dernier pour faire valoir sa liberté de pensée et d'action.

Djibril AGNE