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Les souvenirs de Claude SICSIC – SONIGO Chez mes Grands-Parents Melki • • • Constantine « Kar Chara », le quartier juif, années 40-50.

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Les souvenirs de Claude SICSIC SONIGO

Chez mes Grands-Parents Melki

Constantine Kar Chara , le quartier juif, annes 40-50.

A Constantine, la Jrusalem de lEst , lautre tant Tlemcen, les Juifs, vacus de la place Sidi El-kitani, par souci durbanisme, avaient t rassembls et parqus, au XVIIIme sicle, dans un espace qui venait buter contre le ravin sur la rive gauche du Rhumel par ordre du bey Salah (1771-1792) : le quartier au bord du gouffre dit Kar Chara le bas ou le cul de la ville. Dans les annes 1940-1950, les Juifs vivaient encore en trs grand nombre Kar Chara . Tous ont quitt la ville pour un exode dfinitif. Dans la boucle du Rhumel entre le Pont de Sidi Rached et le Pont de Sidi MCid, vivaient trois communauts distinctes, les Juifs, les Arabes, et les Europens. Mais les frontires ntaient ni nettes, ni tanches au XXme sicle. Du quartier Juif on entendait les Cloches de la Cathdrale, les appels la prire des muezzins sur leurs minarets blancs, le canon du Ramadan et mme les cigognes qui claquettaient sur les toits aux tuiles rouges des maisons du quartier arabe. Ds les annes 1920, la population europenne et une large frange de la population juive quittaient la vieille ville sur son piton rocheux enserr, sur trois cts, dans une boucle du Rhumel pour essaimer vers les faubourgs qui se dvelopprent : au sud-ouest, la butte du Koudiat-aty arase, le quartier St Jean, plus louest Bellevue, au nord El Kantara, au nord-est, le faubourg Lamy et deux quartiers de Sidi Mabrouk vers le plateau du Mansourah. La vieille ville juive formait un enchevtrement de petites rues troites avec des maisons encorbellements qui rtrcissaient et assombrissaient encore lespace, et de places : Place des Galettes Place Ngrier .. Les rues Vieux et Grand, aux noms dune graphie ancienne au charme dsuet, taient au centre du quartier juif dorigine. La rue Vieux semble en avoir t lartre principale avant davoir t en partie dbaptise. Elle apparat sur les plans de 1888, 1895 etc. et pas encore la rue Grand.Le quartier fut agrandi, au dbut du XXme sicle. Des maisons dhabitation de type occidental, avec plusieurs tages et fentres ouvertes sur des balcons aux garde-fous en fer forg, furent construites rue Thiers, sur les contreforts du Rhumel, et rue de France. Nous habitions dans la partie trs pentue de la rue Thiers qui surplombait le Rhumel et les gorges, sous des arcades, au 4e tage du 44 rue Thiers qui communiqua avec le 2me tage du 36 rue Thiers, une fois des cloisons abattues, aprs la guerre.La rue de France menait la ville europenne par la rue Caraman et la Place de la Brche.En 1941, aprs labrogation du dcret Crmieux, les Juifs nappartenant plus la Nation Franaise , les zls antismites et anglophobes sectateurs de la Rvolution Nationale de Vichy poussrent leur mesquinerie haineuse jusqu dbaptiser la rue de France qui devint pour un temps rue dAngleterre , ce pays tant, bien entendu, lennemi de Mers-el-Kebir et le refuge de lAnti- France aprs lappel du 18 juin 1940. Mais, peut-tre, le sens du ridicule retrouv outre quil existait dj un boulevard dAngleterre et que tout cela tait bien confus- le consensus se fit sur rue du Lyce moins connot comme on aime dire aujourdhui. Pour les habitants, la rue resta de France , du pays France dont on voulait les exclure, mais le vent de lHistoire faisant tourner la grande roue du temps plus vite quune girouette, la rue sappelle maintenant rue du 19 juin 1965 (coup dEtat de Boumediene) aprs avoir t appele, un temps aussi, rue du Sergent Atlan, soldat juif mort pour la France . Mais le vent de lHistoire... ! Depuis des sicles, selon le caprice du Prince et la veulerie des hommes, les juifs vivaient dans une paix toujours bien relative ou taient mpriss, spolis, humilis, pourchasss et perscuts comme lors du Pogrom du 5 aout 1934 qui outre les saccages et pillages, fit 25 victimes juives dont 6 femmes et 5 enfants, ou lors des campagnes antismites haineuses des Max Rgis, Morinaud (maire de Constantine partir de 1901, pendant laffaire Dreyfus) et consorts qui dfilaient dans le quartier juif durant les lections en hurlant : mort aux juifs ! ou voter Bourceret , cest voter juif ! candidat reprsent sur les affiches avec une chchia rouge sur la tte.Ma tante Yolande, ne le 1er mai 1919 se souvient, enfant, avoir t terrorise par leurs cris, stre recroqueville dans un coin du balcon au 3e tage, 2 rue Thiers, agrippe au garde-fou, le regard fix sur la porte du Lyce, apeure, sre de voir arriver la mort (sic) par l. Ma mre est ne le 8 Mars 1913 au 79 rue Vieux, en plein quartier juif. La rue Vieux qui traversait cette poque-l tout le quartier, tait une rue troite et sombre, mais moins que dautres ruelles en rseaux, un vrai coupe gorge, la nuit, sans clairage dans les annes 1900-1910 Grand-pre racontait comment, un soir, alors quil revenait dune runion dtudes talmudiques, pris de panique, dans une obscurit dencre, il a tir en lair. Il sortait donc arm dun rvolver. Son pre, Ha Melki, tait sergent de police, rcompens dune mdaille de bronze pour son dvouement lors dune pidmie de typhus en 1893. Actes de courage et de dvouement dit le Livre dor du dvouement. (Jen dtiens une photocopie).

La vie, outre lextrme pauvret, la promiscuit, linsalubrit et la situation sanitaire, ne devait pas tre sereine dans ces misrables venelles, au dbut du sicle. Le jeune couple partageait la vie des parents de mon grand-pre, selon lusage de lpoque, et mon grand-pre empruntait, peut-tre, un pistolet son pre lors de ses sorties nocturnes. Au 79 rue Vieux naquirent aussi mes oncles Maurice le 14.2.1915, et Eugne le 2.6.1918 lanne de la mort du grand pre Ha. Puis la famille sinstalla, avec la grandmre, ne Radia Toubiana, au 2 rue Thiers, au 3e tage, dans un appartement o sont ns Yolande le 1.5.1919, puis Georges le 10.5.1921, Mireille 28.9.1922 et Juliette 23.12.1923 qui dcdera le 31 mai 1928 aprs quelques jours de fivre inexplique. A la naissance de Paul, le 11.10.1928 cet appartement fut cd, avec tous ses meubles, la jeune sur de grand pre Bellara, pouse de Simon Zemmour, quand la famille acheta une petite villa Les Glycines au 2 avenue Guynemer, au faubourg dEl Kantara o habitait dj un frre de ma grand-mre : Abraham Sultan. Deux grands pas dans la promotion sociale : de la maison mauresque des vieux quartiers un appartement ar et salubre de style europen puis la villa hors de Ka Chara. Hlas ! La crise de 1929 mit un terme provisoire cette prosprit. La famille quitta Constantine pour Tlemcen, et ne revint quen 1935.

Les juifs ntaient plus depuis 1870 des Judo-arabes Youd al Arab , les juifs des arabes, jadis dhimmis, mais des citoyens franais libres et ils en taient fiers. Beaucoup renoncrent aux prnoms arabes et adoptrent des prnoms Second Empire. Ma grandmre, Clara Valentine, ne en 1890, avait le Certificat dEtudes et abandonnait ds 1919 la tenue traditionnelle des juives de Constantine. Le dsir dassimilation des juifs tait parfois pouss jusqu labsurde. Ils ne disaient pas Brit mila ni mme Circoncision mais Baptme ( !), la Bar-mitsva littralement Fils de la loi qui consacre la majorit religieuse 13 ans devenait Communion !

Kar Chara tait, quand je lai connu, dans les annes 1940, compte tenu des carts de fortune et de condition chez les Juifs, un quartier de petites gens, souvent trs pauvres. Beaucoup vivaient dans le dnuement surtout aprs la Promulgation du Statut des juifs, sous Ptain. Des familles entires dans une ou deux pices comme celle du malheureux Joseph, lemploy du magasin de tissus de mon grand-pre. On trouvait encore, dans les vieilles ruelles, des maisons mauresques presque aveugles, ouvertes sur des patios . La cour intrieure tait parfois, chez les plus pauvres, un lieu de vie collective. Des hangars avec chevaux subsistaient au milieu des habitations. A ct de notre immeuble au 44 rue Thiers un grand hangar blanc avec une carriole pour transporter des marchandises, mais aussi en face du 21 rue Grand une curie avec une calche 2 places. Do la carte postale que jai retenue pour ce texte avec charrette et foin pour les chevaux. Ctait encore parfois la ralit et pas une image darchives. Souvent des hommes tranaient leur misre et dsuvrement sur les trottoirs devant les cafs de la rue de France. Il y avait, rue de France, 28 dbits de boisson sur 127 Constantine !Les petits trafics ne soulageaient pas la misre mais contribuaient en envoyer certains sous les verrous comme, peut-tre, laimable boiteux quon voyait reparaitre son poste, appuy au mur devant un caf de la rue de France.A la belle saison, sur le pas des maisons, de vieilles femmes en costume traditionnel, assises sur des chaises basses, sur des tabourets paills, ou accroupies sur leurs talons, triaient des lentilles, des pois chiches, faisaient des kawas , un tamis sur les genoux, bavardaient dans un arabe maill de mots franais- ou linverse ou coutaient passer le temps en balanant nonchalamment leurs ventails multicolores en goum. Elles se relevaient pniblement en tapotant les plis de leurs longs jupons et gandouras pour les remettre en ordre, elles rajustaient leurs koufias et en tranant leurs babouches, de leur pesante dmarche chaloupe, elles regagnaient leurs rchauds et kanouns. Lt, elles ressortaient aprs dner pour fuir la touffeur insupportable des appartements exigus, avec toute la jeunesse juive trs europanise et ne parlant que franais qui rejoignait Caraman et La Brche . Dun mme geste machinal, elles pongeaient sans cesse leur visage encombr de quelques mches rougies au henn avec un mouchoir largement dploy quelles tiraient du creux de leurs seins lourds. Beaucoup dhommes taient au chmage ou vivaient dartisanat et de petit commerce. Dans les vieilles rues troites, les locaux taient parfois si petits et chargs de sacs, bocaux, botes etc que le commerant recevait le chaland devant sa boutique. Comme, rue Grand, lnorme vendeur dpices Shlomo surnomm Bof qui partageait sa vie avec sa vieille mre Radia et son chien. Assis califourchon sur sa chaise paille, sur le trottoir, il vous accueillait indiffremment dun bonjour ou El Kher (matin de bonheur !) puis enveloppait sa marchandise dont il connaissait surtout les noms arabes dans des cornets en papier journal : melh : le sel, gasbour : la coriandre, kerwija : le carvi, kemmoun : cumin, djeldjlne : ssame, hbag : basilic etc. Le marchand arabe de petit lait lben et de beurre sal fondu smen , avait install sa baratte devant sa porte et il lactivait sous nos yeux. Les clients attendaient la fin de lopration, leur pot lait en aluminium ou leurs bouteilles capsule de porcelaine la main. Encore un peu plus loin, on pntrait compltement dans le quartier arabe.Chez les bouchers, des mouches bleues obstines bourdonnaient autour des yeux des ttes de moutons alignes sur les tals, des trteaux en bois en plein air, et sur les quartiers dagneaux suspendus des esses sous lauvent. Partout une odeur cre de sang sch et de caniveaux mal drains.On nosait pas trop saventurer, seules, par l-bas, avec ma tante Yolande, surtout aprs les massacres de 1934 Constantine et de 1945 Stif. Je my suis rendue, quelques rares fois, avec elle, pour acheter du petit lait et, dans la foule, linsu de grand pre et en infraction avec les rgles de la Cacherout , dexcellentes petites ctelettes dagneau. (Hallal !)

Les rues, bruyantes, grouillaient de vie, sauf aux heures de grande chaleur, lt, ou lhiver, quand le froid trs vif boursouflait dengelures nos doigts gourds et rougis. La population du quartier tait essentiellement juive mais les Arabes nombreux y tenaient boutique, marchands de beignets, de zlabias , de calentica , le prpos au four banal, le vendeur et loueur de livres doccasion au sous-sol dun immeuble, rue de France, presque tous les vendeurs de lgumes aux marchs, les employs de magasins et aussi les mauresques en hak noir, les jeunes filles kabyles, une serviette sur la tte tenue entre les dents, les petits cireurs, porteurs ou coursiers, les yaouleds effronts.Le commerce, comme la vie dans le quartier, suivait le calendrier des ftes juives. Les marchands arabes arrivaient avec des grenades, jujubes dors et pommettes pour Roch Hachana, des poulets pour Kippour, des palmes, des roseaux, des cdrats, des branches de saule et de myrte pour le loulav et la cabane de Soukkot et, pour Pessah, des moutons sur pieds et des salades romaines dont les feuilles jonchaient les rues au petit matin. Considre avec le cleri, persil etc. comme une herbe amre symbole de la misre des juifs en Egypte avant lexode, la romaine tait distribue par lofficiant aux convives avec un morceau dHarosset - dlicieuse pte de fruits, parfume la fleur doranger, constitue de dattes ou figues et fruits secs, symbole pourtant du mortier des carrires de pierre et des briqueteries de la souffrance et quelques feuilles de romaine taient balances par la fentre au moment de la lecture de la Haggadah, Le Rcit , geste symbolique de libert. Sous nos fentres, toute lanne, dambulaient marchands la crie, rmouleurs et rtameurs, (on rparait alors les casseroles troues !), marchands de friperie, avec leur paquet de vieilles hardes sur lpaule, psalmodiant chan dbi , un i suraigu prolong en point dorgue mourait en chos dans les gorges du Rhumel. Ils achetaient et revendaient. Jai vu, une fois, grandmre, dans ces annes de guerre, de gne et de pnurie, marchander avec lun dentre eux et vendre des costumes. Des paysans arrivaient de leurs douars avec des ufs et des poulets attachs par les pattes, la tte en bas, le bec ouvert, lil rond et laile dcourage. Les pauvres btes pendaient au bout dune corde par deux ou trois sur chaque paule du marchand. Grandmre, de son il trs myope, mirait les ufs que lhomme, en soulevant les pans de son burnous de laine rche, sortait un un, comme un prestidigitateur. Parfois, la couvaison tait entame et nous avons mme, un jour, trouv dans un uf sur le point dclore, un poussin. Grand-mre soupesait, ttait, palpait les volailles courrouces et bouriffes pour vrifier quelles ntaient ni malades, ni blesses, selon les prceptes du Lvitique. Puis commenait le marchandage, Joseph emportait ensuite les btes chez le Shohet rabbi Sion Choukroun, le rabbin sacrificateur pour labattage rituel. Le plumage, fait la maison, sec, librait plumes et poux de poulet dans toute la cuisine.

A Kar Chara beaucoup denfants dpenaills, la casquette ou le bret enfonc jusquaux yeux, frquentaient le Talmud Torah dans les locaux de lAlliance Isralite Universelle au rez-de-chausse du 36 et 44 rue Thiers o nous habitions. On entendait, sous les arcades, les petits chanter tue-tte leurs parachot . Braillements plus que Cantillation ! Ils prfraient, plutt qunonner Aleph Beth etc. faire Talmud Torah buissonnire , jouer aux billes, aux noyaux, aux osselets, la toupie, au sou follet le sfollet sur les trottoirs, dvaler la rue Thiers pentue, sous les arcades, sur leurs planches roulettes bricoles ou sgayer sur les pentes du ravin, une fois franchis les parapets. Mais le rabbin veillait et leur infligeait la Falaka coups de baguette sur la plante des pieds, en cas dabsences rptes et peu justifies. Le Jeudi et le Dimanche, jours o les enfants nallaient pas lEcole Publique obligatoire sauf quand un dcret les en a chasss pendant 2 ans- des Scouts Juifs leur distribuaient un plat chaud unique de lentilles ou de haricots aux merguez cuisin par des bnvoles et un morceau de pain et du chocolat quand ils rentraient chez eux laprs-midi.Pour Pourim des grappes denfants dguiss, les petites filles fardes comme Esther, la favorite du harem du roi perse Assurus, allaient et venaient les bras chargs de ptisseries aux couleurs de sucre et de miel que les familles changeaient. Ils glanaient ainsi quelques petits sous avec lesquels ils jouaient aux ds, le jeu traditionnel de Pourim. Le mot Pourim sorts fait allusion aux ds lancs par Aman, le ministre du roi perse Assurus, pour dterminer le jour du massacre, quil avait programm, du peuple juif dispers dans les cent vingt-sept provinces de lempire perse, lors de lexil de Babylone. Je ne peux mempcher de rappeler la phrase prte Hitler : Les juifs ne connatront pas un second Pourim ! . Cest le sort ou Dieu qui en a dcid ! Pour Kippour, les enfants paradaient dans tout le quartier, dans leurs vtements neufs, avec, la main, un coing piqu de clous de girofle ou un petit pain rond avec un uf ou une noix retenus dessus par un croisillon de pte. Dans un mange incessant, ils faisaient le tour des synagogues, o, toute la longue journe de 25 heures de jene, priaient leurs pres, en bas, pendant qu ltage les femmes papotaient un peu en attendant le chofar et la bndiction finale. Ctait alors une joyeuse bousculade. Tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, se retrouvaient sous le taleth, le chle de prire, du chef de famille dploy comme une aile protectrice au-dessus des ttes. Puis un silence recueilli, solennel, rompu par le son de cor rpt du Chofar , la corne de blier, comme, venu du fond des ges, un appel cod Dieu. Et, nouveau, brouhaha des prires avant les embrassades gnrales et la dispersion des fidles. Une fois les portes de la grce ouvertes , lavs de tous leurs pchs, lme en paix, ils taient prts enfin boire et manger. Toute la vie du quartier sorganisait au rythme des ftes juives et autour de trois ples : le four banal, le bain maure, et la synagogue. En outre, les jeunes juifs rejoignaient toute la jeunesse mle, juifs et non juifs, pour faire Caraman et lt, manger des crponns sur la Place de la Brche, ou sinstaller la terrasse des cafs ou du Casino, surtout aprs la guerre. Le rejet, lexclusion, depuis tant de sicles, avaient gnr un puissant sentiment communautaire fait de solidarit, dhospitalit, de charit, renforc par les mariages endogames : on tait tous plus ou moins cousins et mme dans la gne on se devait de pratiquer les mitsvot . Jai racont comment grand pre avait, sans hsiter, renonc largent du vlo de course de Georges quil venait de vendre, pour aider au mariage de deux jeunes filles ncessiteuses.Une vieille femme aveugle, Ma Hnina, trs dvote, seule dans une pice trs sombre de rez-dechausse dune maison mauresque tait aide par des bonnes mes de limmeuble voisin, 21 rue Grand. Henriette, la femme de Paul, se souvient avoir nettoy, son tour, sur injonction de sa mre, la chambre de la malheureuse, pave de grosses pierres irrgulires, claire la seule bougie, et encombre de veilleuses huile pour le culte de ses morts. Tous les vendredis, un pauvre homme venait chercher, avec un grand sac de jute sur le dos, du pain de maison prpar par grand-mre et cuit au four banal, du pain juif disions-nous, et quelques pices de monnaie. Il faisait ainsi sa tourne du quartier. Enfants, nous nous prcipitions pour accomplir cette mitsva (acte charitable) : lun donnait les pices, lautre le pain, tour de rle.Pour les ftes, lhomme recevait, en outre, de la farine, du sucre et de lhuile, pour lui, pour les pauvres, et pour les porte- veilleuses en argent de la synagogue. Pour Kippour, un poulet, pour la Pque un paquet de galettes sucres, des pains azymes et une bouteille de vin. Et partout dans les commerces, de petits troncs pour nous inciter laumne et aux dons.

Aujourdhui plus aucune trace de vie juive dans cette ville que mes coreligionnaires ont commenc quitter ds le milieu des annes 1950 pour la France ou Isral cest le cas de ma famille Melki, Sultan, Sarbib, Assoun aprs des millnaires de prsence au Maghreb. Les bombes du 20 Aot 1955, rue Caraman, au cinma A.B.C. et la mort du neveu de Ferhat Abbas dans sa pharmacie, les grenades du 2 Mai 1957 ont convaincu beaucoup de juifs qui navaient pas oubli les pogroms de 1934 et les massacres de 1945, de la ncessit dun dpart. Lassassinat de Cheikh Raymond , le musicien aim et respect de tous, le 22 juin 1961, dclencha lexode. Aprs les Accords dEvian du 19 Mars 1962, la communaut juive dcida, le 27 Mai 1962, de quitter la ville. En 1967, aprs la Guerre des Six Jours , ceux qui restaient encore sont partis. La gnration des vieilles juives, qui avaient d renoncer leurs vtements traditionnels en traversant la Mditerrane sest teinte. Le cimetire Juif Constantine est surveill pour viter les profanations mais dsert, les synagogues sont fermes ou ont chang daffectation, et la synagogue de mon enfance le Temple Algrois , Place Ngrier, o chantait mon grand-pre qui avait une si belle voix, a disparu. Elle a t dmolie, rase pour laisser place un parking. Ctait pourtant la plus moderne, avec son chemache bicorne, les jours de grande crmonie, ses vitres colores et, extrait des textes des prophtes (Isae 56,7), son message cumnique desprance, de paix et de tolrance inscrit sur son fronton : Car ma maison sera loratoire de tous les peuples .

L'appartement du 44 rue Thiers

Retour de la famille Constantine : Au 44 rue Thiers * : 1935-1957

Aujourdhui, sur un plan rcent de Constantine, je suis comme un voyageur gar, sans boussole et sans soleil pour laider. Toutes les rues ont chang de nom et je ne retrouve souvent mme pas leur trac.Mais ce 44 rue Thiers, en dpit de la guerre et de la misre autour de nous dont, enfants, nous tions inconscients, est de tous les lieux de passage de mon enfance et de mon adolescence, celui dont jai gard le plus vif souvenir. ..Les tres dont jai partag la vie et qui ne sont plus. Les bruits, les odeurs, latmosphre patriarcale, le judasme messianique mais ouvert et tolrant, le rve sioniste aussi.Et les paysages superbes dune beaut crasante ( al Dhama : lcrasante en Arabe) du rocher de Constantine fendu par les gorges du RhumelEt la fort des pins ! Et 12 km lest de Constantine les trois petits lacs de Djebel- Ouach o nous emmenait en auto, toute une marmaille, Zidane le chauffeur du magasin de grand-pre! Et la rivire o avec mes oncles Georges, Eugne ou Maurice qui, patiemment, se chargeaient daccrocher des vers nos hameons et de dbrouiller nos lignes, nous allions pcher des poissons pleins dartes ! Les gorges du Rhumel traversent toute la ville et Constantine,-lantique Cirta-perche sur un rocher abrupt, demi penche nest accessible de trois cts que par quatre ponts lancs au-dessus de lOued Rhumel dont les gorges pic sont infranchissables.Des fentres du 4e tage o nous habitions, au 44 rue Thiers, nous avions vraiment une vue unique. Certaines photos, prises par mon pre en 1936, du Pont Suspendu construit juste avant la 1re guerre mondiale et inaugur le 19 avril 1912, le sont de la fentre de la salle manger, comme la photo que jai prise moi-mme le dimanche 4 septembre 1949, lors dune intervention de pompiers pour un feu de broussailles sur les pentes du Rhumel. (Voir photo). On surplombait les gorges dont les pentes, la fin du Printemps, se couvraient de coquelicots phmres. Ils ont ensuite disparu. Comme ont aussi disparu ces petites fleurs rouges courtes tiges, les adonis, dont on ornait la table, dans une coupe deau Pque, et quon appelait gouttes de sang . Malgr les fleurs, les gorges taient sombres, dangereuses, mystrieuses, inquitantes. La toponymie rend compte dimpressions mles dadmiration, de vertige, de malaise aussi : Pont Suspendu , Pont du Diable , Boulevard de labme , et en Arabe : al- Dhama :lcrasante, Bled El Haoua : la cit du vide.On entendait crailler les corneilles qui nichaient dans les trous des rochers pic, les stridulations des criquets entrecoups de brusques silences lt et le frlement des chauves-souris occupes leur chasse nocturne. Souvent aussi, le grondement du Rhumel, quand, lautomne, les eaux coulaient en torrent. Les orages, avec les phnomnes dcho dans les gorges, taient dune somptuosit apocalyptique.Et le silence de la neige frique !Lors des violents tremblements de terre en 1946-1948 qui avaient chass de Constantine une partie de la famille rfugie Philippeville, puis Alger, les sourds grondements des entrailles de la terre couvraient le cliquetis cristallin des verres qui, pendant dinterminables secondes, dansaient dans le haut vitr de la desserte de la salle manger. Mais nous, enfants, inconscients du danger, excits par ce phnomne insolite, nous navions pas peur, malgr la rue des habitants affols vers les squares.Lors de la violente secousse qui nous a rveills en Juillet 1996 au chteau de Faverges, en Savoie, jai tout de suite reconnu ce bruit singulier, 50 ans aprs, et je me suis rendormie aussitt rassure : cest un tremblement de terre ! me suis-je dit Je mtais familiarise, enfant, avec ces phnomnes Constantine et joubliais la menace de la tour moyengeuse du Chteau de Faverges, les humeurs imprvisibles de la nature et la vulnrabilit humaine.

Nous avions cependant apprivois ce paysage sauvage impressionnant et ce dcor familier perdait pour nous parfois de sa posie et de son pouvoir de fascination quand on voyait des paysans arabes en burnous enjamber le parapet et saccroupir sur le terre-plein en dessous (visible sur la carte postale ci-dessus). Les musulmans jamais debout, dit-on, par gard pour Allah !Sans parler de ceux- cest arriv plusieurs fois qui se couchaient sur le parapet, sendormaient et dont il fallait aller rcuprer les corps disloqus sur les pentes des gorges. Ces accidents font partie de mes cauchemars denfant.Jprouve maintenant un malaise vertigineux en haut des gorges et claustrophobe au fond des gorges. Ce ntait pas le cas Constantine, mme sur le Pont Suspendu qui rsonnait sous nos pas, oscillait au passage des vhicules 175 mtres daltitude et que nous empruntions pour aller au cimetire ou lhpital. Nous faisions de longues promenades sur le pont de Sidi Rached, viaduc de 27 arches, long de 447m, qui reliait le centre-ville au quartier de la gare. Nous traversions le pont dEl Kantara, pour aller la gare ou rendre visite la famille dun frre de ma grandmre, dans le faubourg du mme nom (el kantara signifie le pont en arabe, cest le premier pont construit, la voie daccs principale de Constantine)Jamais le vide ne nous effrayait alors. Mais la randonne dans les gorges du Verdon et surtout le Grand Canyon, dans le Colorado, en Amrique mont plonge dans une angoisse paralysante.Par contre, jai ador, en Crte, la randonne au fond des gorges de Samaria, en 1979, largement ouvertes avec des parfums de figuiers tides de soleil, tout le long de la quinzaine de km et au bout, la mer magnifique et la lumire comme une gifle Souvenir de la Route de la Corniche, des figuiers sauvages et des cascades de Sidi MCid ?

Lappartement

Au 4me tage, sans ascenseur, deux appartements de trois pices souvraient sur un petit palier et un troit et sombre escalier en bois, refuge souvent des amoureux.Dans lun, deux familles chrtiennes, trs modestes, lune italienne, lautre espagnole. Dans lautre, la famille Melki, ma famille. La famille italienne Bel Antonio avec trois enfants occupait deux pices et la cuisine. Une femme espagnole sans ge vivait dans une seule pice avec son fils, un jeune adulte dsuvr qui la brutalisait. Lil morne, la joue flasque malgr sa minceur, le cheveu gras trs raide, il portait en permanence un costume noir avec une chemise blanche et cravate noire comme, jadis, les Espagnols sur leurs photos de mariage ou le Dimanche lglise, mais le costume tait lustr et la chemise dfrachie.Les appartements partags : collocations et sous-locations taient trs frquentes cause de la guerre, de la pnurie de logement et de la pauvret. Cette femme, toujours en noir, petite, efface, venait rgulirement repasser chez mes grands-parents. La misre a une odeur ! Pendant la guerre, lappartement de mes grands-parents se composait dun hall dentre, dune salle manger, de deux grandes chambres, dune cuisine, dun dbarras, au fond dun petit couloir, et dun W.C. (Oui ! ma petite Clara ! nous avions des W.C. !) Plus tard, la fin de la guerre et au retour des jeunes hommes, la famille a lou lappartement contigu qui stait libr dans un autre bloc dimmeuble. On a abattu des cloisons et curieusement ce deuxime appartement souvrait de lautre ct de la rue Thiers trs pentue, au 2me tage du 36 rue Thiers. Dans lappartement agrandi, deux entres, on pouvait accder dun ct, le 44, par 4 tages dun escalier en bois troit et sombre, et de lautre, par 2 tages de larges escaliers au 36.

La suicidaire

Le 2me appartement avait t occup, avant nous, par un couple relativement jeune de mtropolitains ports sur la boisson, et, un jour, la femme, qui stait prcipite par la fentre du 4me tage , a t miraculeusement stoppe dans sa chute ltage infrieur o elle tait reste accroche au garde-fou du balcon, happe au passage par le pre ou un des 2 fils de la famille du 3me tage, Charley ou Guy K. Elle sen est tire, peut-tre dessaoule, avec quelques contusions pendant que son mari criait dune voix pteuse : O est ma femme ? O est ma femme ? Pench la fentre au-dessus du vide.Il faut dire que les gorges du Rhumel exeraient une fascination fatale sur tous les suicidaires.

Trajectoire de la suicidaire dune fentre un balcon. 44 rue Thiers.

La salle de bains tait devenue un luxe ncessaire en 1944. Jusque-l nous utilisions un tub dans la cuisine et de leau chauffe sur la cuisinire au gaz de ville. Nous allions aussi trs rgulirement au bain maure. Mais je lavais en horreur.

Le Hammam

Le hammam ntait frquent que par des femmes arabes la majorit et juives.Dans ma petite enfance, javais le bain maure en horreur. Celui que jai connu ne correspond absolument pas du tout limage idalise, esthtisante, rotisante, aseptise mais fictive et occidentalise quen donnent les peintres dits orientalistes .Une fois pousse lnorme porte en chne avec un anneau mtallique, poisseuse dhumidit, on tait pris de suffocation dans une vapeur opaque, trop chaude.La vapeur deau bouillante slevait dune immense cuve sans cesse alimente par des ngresses * avec des baquets deau froide puise dans une autre cuve.Les hautes votes sombres renvoyaient en cho un brouhaha continu. Des trous dans la longue vote en berceau laissaient filtrer un jour avare et, en entrant, on distinguait peine les groupes de femmes assises sur des tabourets bas qui mergeaient peu peu du brouillard. Dans la lumire blafarde, des ombres de femmes nues parfois couvertes dun simple pagne, foutah souvent rouge bandes noires, circulaient fantomatiques.Un cercle de lenfer de Dante !Des femmes noires sans ge, nergiques, trs maigres, aux membres noueux, nous frottaient le corps avec de lalfa et du savon et la tte avec du ghassoul , cette argile minrale naturelle, saponifre, extraite des montagnes de lAtlas marocain, devenue aujourdhui la mode, ou du savon de Marseille puis rinage leau vinaigre. Elles nous briquaient, leurs mamelles sches pendantes oscillant chaque secousse.Des femmes spilaient avec une pte verdtre, soufre, malodorante dont elles senduisaient tout le corps.Les chevelures taient recouvertes dune pte de henn qui coulait en tranes rouges sur les fronts et les cous dgoulinant de sueur.On glissait sur un sol gras et mouill qui charriait en permanence de leau savonneuse et des touffes de cheveux. Lhumidit rongeait tout. Des odeurs de soufre et dgout flottaient partout.Mais japprhendais surtout le rinage final et leau puise dans un baquet de bois fumant dverse sur ma tte avec une tassa en cuivre. Javais du savon et de leau plein les yeux et le nez. Je pleurais, je me dbattais, mais la femme me tenait en tau entre ses genoux.Plus tard, adolescente et adulte, jai aim le bain maure et la sensation dtre lave de tout, purifie, ressource aprs une sance dintense transpiration et de rinages abondants rpts. Je me suis mme prte parfois aux massages de ces femmes, malheureuses esclaves venues de lAfrique subsaharienne, qui pratiquaient aussi les massages, mme le sol, aprs avoir balanc, dun geste ample, un plein seau deau, pour faire place nette.Je ne ralise quaujourdhui la dure condition de ces femmes, contraintes daccepter ce gagne-misre qui desschait leurs chairs et momifiait leur peau noire.Aprs la guerre, de petits bassins de pierre individuels, parfois avec robinetterie, avaient remplac les baquets de bois cercls de mon enfance. Lespace avait t un peu compartiment et, me semble-t-il, lhygine mieux respecte.

Note :* Ngresse : ce vocable ne doit pas choquer dans ce contexte. Le vocabulaire volue comme les ralits et les mentalits. Martin Luther king lui-mme est pass du terme negro celui de black (avec le black power ) et pourtant en latin niger ne signifie que noir , mais ngre est rest connot esclavage et trafic triangulaire .

Les soires en famille de 1940 mi-1942

La salle manger Henri II (style convenu lpoque et dcri par les esthtes, mais que je trouve trs beau nanmoins) en chne massif toujours luisant de cire, se composait dun grand buffet aux portes sculptes en profond relief danimaux fabuleux et de personnages sur lesquels je minventais des histoires. Leur accoutrement mintriguait Encore aujourdhui, je ne saurais dire sil tait moyengeux ou folklorique de provinces franaises si lointaines pour nous. A une desserte du mme style, reste attach pour moi le souvenir de dlicieux camemberts la douce pte fruite que nous dcouvrions aprs la guerre et tant de pnurie.Les chaises taient recouvertes dun cuir brun de Cordoue gaufr, avec petits motifs de rinceaux styliss, retenu par de gros clous de laiton. Le pitement central de la table formait un grand carr ferm lintrieur duquel nous adorions nous cacher sous la nappe toujours blanche du vendredi soir. Deux mystrieux placards muraux se trouvaient lemplacement de fausses fentres visibles sur la faade extrieure de limmeuble. Limpt sur les portes et fentres, responsable de la multiplication des fausses fentres, ne sera supprim quen 1926, aprs la construction de limmeuble. Un des placards, dissimul derrire la desserte, contenait une bibliothque acquise par Maurice de livres prcieusement relis en cuir pleine peau de littrature franaise et de traductions latines que jai, en vain, plus tard, essay dexploiter pour mes versions de Tacite. Et lautre, bien visible, mais interdit daccs, les rserves de conserves et confitures lusage exclusif de la semaine de Pque.Je noublie pas le vieux piano Pleyel que mon grand-pre avait offert ma mre en 1928 pour son anniversaire, miraculeusement rescap, sauv en 1957, par Yolande alors quil tait abandonn sur le palier, aprs lexode de toute la famille pour la France ou Isral. Genevive le conserve toujours chez elle. Ses touches livoire jauni et craquel ont subi bien des doigts malhabiles. Aprs ma mre, jy ai fait mes gammes et, accompagne de Josiane au violon, jou la marche nuptiale de Mendelssohn lors du mariage dEugne avec Elonore. Je revois aussi, interprtant une valse de Chopin, la malheureuse X., si belle et si doue qui a sombr dans la folie, peine sortie de ladolescence, ds le dbut de ses tudes suprieures Alger.

LhiverDans cette salle manger, pendant la guerre, nous passions les soires dhiver autour du Mirus , le pole en faence lie de vin, aliment au bois, les lourds rideaux de velours rouge tirs sur le froid extrieur. Grandmre somnolait sur sa chaise basse ou faisait des petites ptes, les kaouas . Elle avait lair teinte mais ses doigts continuaient avec une agilit et rapidit extraordinaires donner forme ces petites ptes un peu safranes qui tombaient comme une pluie dor dans un rcipient en osier tress recouvert dune serviette, pos sur ses genoux.Grand-pre, rest assis table, chantait doucement des psaumes et des pomes liturgiques. Aprs le repas, une main pose plat sur la nappe blanche, main quil soulevait parfois comme pour marquer le tempo et lautre tenant sa tabatire, il chantait. A intervalles rguliers, il sarrtait pour porter son nez une prise de tabac que dune pince de ses deux doigts jaunis, il puisait en fourrageant mticuleusement dans sa tabatire en or finement cisele. Il aspirait la poudre, narine aprs narine, dans un reniflement sonore deux temps, ensuite, avec son grand mouchoir rayures violettes largement dploy, il se mouchait bruyamment galement narine aprs narine.Puis le chant reprenait.Pendant ce temps, Mireille soccupait de nos engelures. Paul bricolait je ne sais quoi ou lisait ses bandes dessines : Bicot, Les Pieds NickelsJosiane et moi attendions Mireille. Surtout lhiver, nous avions peur de rejoindre notre chambre commune noire et glace. Parfois nous nous endormions table, au chaud, la tte pose sur nos bras croiss. Les lits taient froids et humides malgr les bouillottes, nos doigts et orteils bouffis et rouges dengelures. Seule la salle manger tait chauffe avec le pole bois. Nous y tions tous runis.Aprs la guerre seulement, le chauffage central aliment avec des boules de coke entreposes la cave, fut install dans toutlappartement agrandi.

LtLt, les fentres enfin grandes ouvertes sur le ciel immense pour capter le moindre souffle frais de la nuit, nous occupions nos dbuts de soire manger des amandes fraches que nous cassions au pilon de cuivre sur le bord de la fentre. Nous en avions des couffins pleins, directement cueillies de larbre. Parfois, nous mangions des abricots, au-del du raisonnable, juste pour rcuprer les noyaux avec lesquels nous jouions. Nous lisions aussi : outre Bicot et les Pieds Nickels, des Contes de fes, Hector Malot : En Famille et Sans Famille, A. Daudet : Le Petit Chose, J. Renard : Poil de Carotte etc... Soir aprs soir, ensuite, nous recherchions la petite Ourse et la grande Ourse au milieu des toiles.La radio- une grosse T.S.F. en bois- ntait allume que pour les informations et Radio-Londres, la BBC, dont lindicatif sonore, les 4 notes de la 5me Symphonie de Beethoven dite hroque (en morse 3 brves, 1 longue : le V de victoire) rsonne encore mes oreilles. Le reste, pour linstant, dpassait mon entendement.

Aprs 1944A notre retour Constantine en 1944, aprs presque deux ans passs Oran o nous avons vcu, chez nos parents, le dbarquement amricain, le rtablissement du dcret Crmieux et le retour lcole,- pisode important de mon enfance que jai aussi racont- les soires taient moins sereines. Mes trois oncles Maurice, Eugne et Georges et mon pre avaient t remobiliss. Nous attendions dans langoisse des nouvelles du Front. Nous commencions souponner lindicible. Jentendais associer le nom dHitler celui dAman. Campagne dItalie, dbarquement en Provence, Campagne dAllemagne ! Grand-pre gardait loreille colle au poste et priait. Grandmre scrutait les rares photos envoyes par ses fils et y dcouvrait des motifs dinquitude. Georges, affect au service de sant, a t gravement bless deux fois en allant chercher des blesss sous les balles et elle seule la senti ou compris en regardant une photo. Et il en sera ainsi jusqu leur retour. La France a t reconnaissante Georges : croix de guerre avec 3 citations, mdaille militaire, Lgion dhonneur titre militaire dcerne dans la Cour dhonneur des Invalides Paris.Cest Constantine que nous avons clbr sobrement la victoire, si cher paye, entache par les tueries de Stif le 8 Mai 1945 et la terrible rpression de Stif, Guelma et Kherrata qui fit dire au gnral Duval : Je vous donne la paix pour 10ans, vous de vous en servir pour rconcilier les deux communauts ! . Neuf ans aprs, la Toussaint 1954 et la guerre nouveau !

Joseph et Hocine . Annes de guerre.

Un ou deux ans aprs notre arrive Constantine, Hocine a rejoint le cercle de famille autour du feu, sans perdre pour autant tout fait son statut subalterne.Il avait 14ans environ, aidait un peu au mnage mais surtout aux courses et petites corves : le four banal, les petits achats, monter de la cave les bches ou les boules de coke lhiver, la glace pour la petite glacire lt, les marchs tous les jours.

JosephMais cette dernire charge revenait surtout Joseph, employ aussi au magasin de mon grand-pre, un pauvre Juif, pre de famille nombreuse, alcoolique, qui dcoupait de larges trous dans ses godasses de cuir informes parce quil avait des cors.Il tait malodorant, transpirait, tremblait, semptrait dans les comptes quil rendait grandmre qui se disputait continuellement avec lui. Sans cesse, il soulevait sa casquette crasseuse pour sponger le front. Son pantalon de rcupration trou au genou, trop grand pour lui, tait retenu la taille par une ficelle.Je revois ce malheureux Joseph, courb sous un norme bloc de glace quil portait sur lpaule, un sac de jute pos en capuchon sur sa tte, dgoulinant de sueur et de glace fondue aprs avoir mont pniblement les 4 tages. Parfois il avait attendu des heures depuis laurore pour en obtenir.On conservait la glace dans une petite glacire, et aussi, enveloppe dans de vieilles couvertures, dans de grandes bassines en zinc. La matire plastique nous tait inconnue. On dbitait la glace au couteau et au marteau. Pour conserver leau frache, on utilisait aussi des gargoulettes , cruches poreuses en argile, ou des rcipients en verre, entours de linges mouills : souvent des bouteilles dans des chaussettes de laine.Joseph tait aussi charg de remplir, la cave, les bouteilles du vin blanc et ros cacher tir de gros tonneaux que grand-pre commandait chez Kanoui Alger. L il sattardait beaucoup et remontait lil trouble et le pas chancelant. Pourquoi aussi tenter le diable ?Pauvre Joseph ! Quest devenu ce malheureux aprs 1962 sil avait survcu ?

HocinePour en revenir Hocine, son frre an, g denviron 15 ou 16 ans, qui travaillait dans la famille S., lavait conduit, un jour, loqueteux et pouilleux, de son douar chez mes grands-parents. La misre tait grande chez les Arabes et beaucoup de Juifs aussi, surtout pendant la guerre.Ma grandmre a donn ladolescent de largent et du linge propre, pas tout fait ses mesures, et la envoy directement au bain maure, sans mme le faire entrer dans lappartement, en lui recommandant de se faire raser la tte et de jeter toutes ses hardes la poubelle. Les poux et le typhus taient un terrible flau. En 1941, Pierre Cohen-Solal, le jeune oncle de 27 ans de mon mari est mort du typhus Constantine. Et aussi la mme anne, au collge de Stif o il tait pensionnaire, un jeune Bougiote de ses amis, Paul Courand, g de 17 ans. Et toujours en 1941, une pidmie de typhode frappa, entre autres, mon oncle Maurice. Les enfants de la famille furent recueillis par Suzette jusqu la gurison. Poux, puces, punaises, blattes prolifraient partout. Pnurie de savon, de produits dsinfectants et de mdicaments ! Raret de leau ! Pauvret et promiscuit ! Impuissance de la mdecine ! Jusqu larrive des Amricains, de la D.D.T. du savon et de la pnicilline inconnue jusque-l! Hocine, donc, est revenu du hammam et sest attach la famille. Il souffrait de malaria et ses crises, malgr la quinine, taient frquentes. Il tait secou alors de violents tremblements et suait sur sa literie qui sentait lurine et quil repliait le matin. Grandmre et Mireille le soignaient comme lun des enfants. Bien plus tard, dans les annes 50, il avait t promu employ du magasin de tissus. Josiane et moi tions en vacances Constantine et nous lavons rencontr par hasard rue Nationale, mtamorphos, correctement vtu et si heureux de nous voir : Claudette ! Josiane ! . Il nous aurait bien embrasses mais. ..Certes, au quotidien, nous vivions dans une relative harmonie avec les Arabes, depuis des sicles, nous les Juifs, mais chaque communaut dans son quartier et avec les siens : Le quartier juif : Kar Chara, le quartier arabe, et, avec la colonisation, le quartier dit : europen . Seule lcole fut un lieu extraordinaire de brassage et dassimilation, mais les enfants arabes taient minoritaires lcole de Jules Ferry.

Les massacres du 5 aot 1934 Ce jour-l la France tait absente .Nous vitions les quartiers arabes et depuis les pillages et massacres du 5 aot 1934 qui avaient endeuill la communaut juive de Constantine et fait 25 victimes dont 6 femmes et 4 enfants, nous vivions dans la mfiance et la sourde crainte dun nouveau pogrom , encourag par lantismitisme dEtat et ambiant. Le pogrom de 1934 eut lieu Constantine mais aussi Ain Beida, Stif et divers villages de lEst. Le climat sapaisa un temps, aprs la guerre, la dfaite nazie et la dcouverte des camps, le peuple juif pensait avoir recouvr sa dignit et trouv, enfin, sa normalit, mais la bte immonde que nous croyions abattue, lhydre aux multiples ttes dont lune immortelle de lantismitisme, ne faisait que somnoler !

La trappe sous le toit

Chez mes grands-parents, pendant la guerre, au fond dun court et troit couloir sombre qui menait la chambre des enfants et se terminait en cul de sac, une chelle permettait daccder une trappe sous le toit.Grandmre nous disait : Si des meutiers arrivent, vous vous cachez l-haut et vous ne parlez pas, vous ne bougez pas ! . Le traumatisme du 5 aot 1934 tait encore vivace dans les annes 1940 ! Cet endroit me remplissait dautant plus deffroi quil avait t transform en vritable caverne dAli Baba.Dans lombre, sentassaient de gros sacs de jute boursoufls, difformes, remplis de lgumes secs, farine, semoule, caf vert en grain et aussi de trs gros pains de sucre coniques, dnormes jarres dolives vertes et noires, de miel pais et dhuile dolive lodeur puissante qui figeait lhiver et quon puisait difficilement la louche. Une insolite picerie aux odeurs mles derrire un simple rideau.Mais, dans lensemble, Constantine, enfants, ma sur et moi avons vcu ces annes chez mes grands-parents, malgr la guerre, les lois de Vichy et notre renvoi de lcole en octobre 1941 (cause de notre prsence Constantine) dans une rassurante srnit, protges par laffection des adultes, en vase clos .Notre vie tait bien rgle et scurisante pour deux petites filles trs ballottes jusque-l. Ma petite tante Mireille, seulement de dix ans mon ane, nous entourait daffection, soccupait de nos jeux quelle partageait parfois, de notre travail scolaire. Elle illustrait de dessins nos cahiers de posie . Elle tait gaie et chantait. Nous laimions. Grandmre, dvoue et bienveillante, rgnait sur ses fourneaux et sur Joseph et nous houspillait mollement. Nous respections grand-pre, son autorit affectueuse, sa culture et sa foi. Nous nous disputions avec Paul qui Mireille donnait toujours tort puisquil tait lan. Chacun tait sa place. Le monde tait en ordre.

Grand-pre Alfred, Fredj, Melkin Constantine le 10 fvrier 1890 - mort en Isral le 6 mars 1984

Constantine 1941-1948

De 1941 1943, priode de tourmente, nous avons fait, ma petite soeur Josiane et moi, de frquents sjours Constantine, chez mes grands- parents maternels.A partir de 1944 et jusquen 1948, nous y avons vcu durant quatre annes scolaires. Nous suivions De Gaulle qui affirmait le 26 Juin 1940 Londres, la B.B.C. nous referons la France pendant que la France de Ptain prparait sa Rvolution Nationale en sattaquant LAnti-France . Une des premires mesures pour la restauration morale de la France fut de rendre la France aux Franais et nous, notre statut dindignes en Algrie. Mon pre fut licenci de la fonction publique. Peu aprs, Paul et moi fumes renvoys de lcole publique, Josiane (4 ans) du jardin denfants payant du Lyce Laveran (sa jeune institutrice pleurait en lui rendant son petit tablier et le panier dosier brod de fils de laine multicolores dans lequel elle transportait dordinaire son goter) et Georges de la Facult de Mdecine. Mes parents, obligs de quitter Oujda, rduits Oran une vie de parias, contraints de vivre lhtel, nous confirent, ma sur et moi, nos grands-parents, Constantine o les privations se faisaient moins sentir et surtout o, entoures, protges, nous pouvions continuer vivre normalement.

Un rgime patriarcal

La famille reste Constantine cette poque : grand-pre, grandmre, Mireille, Paul, Josiane et moi, toute la maisonne vivait sous un rgime patriarcal.Ma grandmre Clara, Valentine, ne Sultan, cardiaque, alourdie par les maternits et trs myope, vivait dans lombre et au service de son poux.Grand mre debout ds le point du jour, servait son poux un caf parfum la fleur doranger quil sirotait bruyamment aprs la premire prire matinale avec taleth et phylactres. Toute la matine la cuisine, elle lui faisait servir caf au lait, citron press etc dans son lit o il demeurait souvent assis prier ou tudier, cal dans des coussins, avec sa tabatire en or sa porte. Pendant la guerre, un client lui offrait un tabac priser de qualit dans de grandes bouteilles en verre fermes par des capsules de porcelaine.Ma petite tante Mireille, seule jeune fille de la maison, prenait le relais de grandmre pour aider son pre shabiller. Yolande qui tait institutrice Biskra, stait marie le 21 Dcembre 1941, juste aprs avoir perdu, elle aussi, son emploi ainsi que son mari Armand, jeune avocat dbutant.En 1940, grand-pre navait que 50 ans mais, avec ses cheveux et sa barbe blanchis prmaturment, il stait install dans une vieillesse studieuse et respecte. Il tait le patriarche. Tout naturellement chacun le respectait et le servait et il lui tait naturel dtre servi.Fils unique avec deux surs dans un milieu o, chaque matin, on remercie Dieu de ntre pas une femme (voir la prire du matin), il tait marqu par la mentalit judo-arabe de son milieu cette poque. Bien que dorigine livournaise par son pre, grand-pre faisait partie de cette gnration tournante selon lexpression de Chouraqui, avec une enfance judo-arabe et un ge adulte franais. Il matrisait parfaitement le franais crit y compris lorthographe, et oral, mais il roulait les r comme ceux qui pratiquent couramment larabe.Parfois, avec grandmre, les changes se faisaient en arabe. En 1913, la naissance de ma mre Hlne, son premier enfant, il tait si du davoir une fille quil a refus de la voir pendant 8 jours. Son excuse ? Les prjugs de son milieu et sa jeunesse imptueuse : 22ans !Ensuite, la sagesse venant avec lge, et son esprit ouvert et tolrant prenant le dessus, son affection pour ses filles et petites filles ne sest jamais dmentie. Grandmre, table, lui prparait une assiette de fruits pels et dcoups quil mangeait la fourchette, cause de ses doigts jaunis par le tabac priser. Il mangeait lentement, religieusement, avec maintes prires pour remercier Dieu.Par sobrit ou pour obir je ne sais quel prcepte talmudique, il ne consommait que la moiti des assiettes quon prparait pour lui, aprs en avoir soigneusement partag le contenu. Parfois, par convivialit et esprit de partage, la mode africaine, grandmre et lui mangeaient dans la mme assiette..Grand-pre tait plutt petit, un peu bedonnant sans tre gros, il avait une noble et belle tte blanche, une abondante chevelure trs raide et brillante, des sourcils pais, un peu broussailleux, une barbiche impeccablement taille et de grands yeux clairs, plutt verts par temps calme et gris quand il tait en colre. Il avait de trs belles mains, trs soignes, aristocratiques. Il avait d tre beau comme Eugne.

La barbe de deuil : la rvolte du Sage.

Tous les ans, pendant 33 jours, du 1er jour de Pque soit 1er soir de Omer jusquau Lag Baomer soit 34me soir de Omer, grand-pre laissait pousser une barbe de deuil pour commmorer la mort de 24000 disciples de Rabbi Ha kiva dcims pendant 33 jours par une pidmie de peste.Mais quand grandmre mourut le Samedi 8 avril 1949 du Shabbat Agadol qui prcde Pque, il entra en rbellion contre son Dieu qui lui infligeait ainsi en mme temps un double deuil et il mit fin cette pratique rituelle. Son perptuel dialogue avec le dieu de ses pres fut srement houleux ce jour-l, digne certainement des rvoltes des grands prophtes bibliques ou des potes romantiques : Pourquoi ma place est-elle douloureuse ? Serais-tu pour moi comme une source trompeuse ? Jr 15-18 Oh Dieu ! Ne te drobe pas : jerre et l dans mon chagrin... Ps 55.1.3La puret, mme physique, tant une exigence de sa foi, il apportait un soin extrme sa tenue et tait dune propret mticuleuse. Il faisait mme cirer la semelle de ses chaussures.En Isral, chez Mireille o il sjournait, il exigea une douchette dans les W.C.Chaque jour, on repassait avec pattemouille les plis de ses pantalons pralablement dpoussirs et dtachs avec une brosse et une dcoction de sapindus , ces petites boules de couleur marron, provenant du savonnier, qui moussaient et quon achetait chez le droguiste.Avant de sortir, il se pliait au rituel de la brosse habits avant celui de la Mezouza. En franchissant le seuil dans un sens ou dans lautre, grand-pre prononait une prire, la main pose sur la mezouza.

Son costume.

Grand- pre a toujours adopt le costume europen, contrairement beaucoup de vieux Constantinois de sa gnration, comme Sidi Fredj, le Grand Rabbin du dpartement par exemple, qui parfois, promenait sa longue silhouette drape dans un burnous.Grand-pre portait, lhiver, un chapeau melon, la mode du dbut du sicle, comme un Lord anglais. Lt, un panama de paille. Et toujours un costume cravate de bon faiseur (ses tailleurs taient Drai et Ghenassia, rue Nationale ct du Lyce Laveran) avec un gilet lhiver et sa montre en or gousset dont la chane pendait sur le gilet.A son retour au foyer, en 1919, aprs la guerre, il fit renoncer grand mre au costume traditionnel des Juives de Constantine.

Grand-pre et les enfants

Grand-pre qui avait t un trs jeune pre dur avec ses 3 premiers enfants : Hlne, ma mre, Maurice et Eugne et usait peut-tre du nerf de buf, selon une conception de lducation qui relevait du dressage animal, avait, quand nous vivions avec lui, abandonn, depuis longtemps, les chtiments corporels. Yolande ne le 1er mai 1919 ne se souvient pas avoir reu une seule gifle de son pre.Il lui savait gr de lavoir libr du service arm. Il tait rserviste Biskra en 1919 et la naissance dun 4me enfant lautorisait rentrer dans ses foyers- ce quil fit aussitt, sans avertir personne, fort de son bon droit. Il avait 29 ans !Yolande suscitait une violente jalousie chez son frre Eugne qui se plaignait du traitement de faveur injuste dont elle jouissait. Il faut croire que Eugne, esprit rebelle, colreux, soupe au lait , mais tendre, affectueux, et charmeur aussi, a d souffrir, enfant, de rudes corrections, car quand grand mre est morte en 1949, il sest agenouill auprs delle, refusant quon lui couvre le visage et pleurant : Qui va me protger maintenant ? Il avait 33ans et revenait de la guerre !Longtemps, longtemps aprs, Yolande, toujours reste trs proche de ses frres et surs, a rconfort et accompagn Eugne dans ses dernires annes de solitude Cannes alors quil affrontait dans une maison de retraite sa maladie, un cancer de la gorge (Il avait tant fum !) puis gnralis, et sa ccit. Et lors de son dcs, en Janvier 1998, elle lui tenait la main, accompagne seulement dune des filles dEugne, Colette, dite Rachel juste arrive de ltranger, lAustralie, je crois, o elle levait des moutons.Donc, au dbut des annes 40, le nerf de buf dsaffect toujours bien visible, suspendu un clou, ne servait qu nos jeux. Nous jouions avoir peur.Grand-pre avec nous tait tolrant et dune grande sagesse. Il navait pas besoin de svir. Il nous inspirait le respect et nous obissions. Le piano se taisait ds quil entrait dans la salle manger. La Lettre Elise tournait court. A table, nous devions nous taire et ne pas nous lever avant la fin du repas.Si, pendant une prire, nous nous mettions chuchoter, il ponctuait sous forme de grognement une syllabe de son chant et le calme revenait. Les Vendredi soir sans parler de Pque, nous finissions par nous endormir table, la tte reposant sur nos bras croiss. Les prires taient interminables. Grand pre qui avait une belle voix, vocalisait, chantait en modulant des airs judo-andalous. Il se livrait toute sorte darabesques sonores. Il chantait en priant avant, pendant, et surtout aprs le repas, des psaumes en hbreu et des hazarot posies mdivales sur les 613 commandements de la Torah.Pendant lanne 1944-1945, aprs notre rintgration lEcole Publique, je prparais lcole Ampre, les examens de la Bourse et du Certificat dEtudes pour entrer en 6me au Lyce Laveran et je travaillais avec beaucoup de srieux. Grand-pre suivait de trs prs nos rsultats scolaires et avec une fiert empreinte de solennit, il apposait sur mes carnets de notes une signature calligraphie, claire, lgante : A. F. Melki. (Alfred, Fredj, Melki)En 6me jtudiais le latin et lAnglais, en 4me le Grec ancien et je nai jamais reu mme une initiation dHbreu ou dArabe. Je le regrette.Certes, nous connaissions par cur les prires du Vendredi soir parce quelles taient chantes. Adultes et enfants, en chur, nous rendions grce Dieu dans lallgresse dune soire familiale heureuse. Et jusqu aujourdhui, ces prires sont indissociables pour moi de lair dont mon grand-pre accompagnait les paroles quil comprenait littralement, lui, avec quelques autres initis de la famille.Ailleurs qu Constantine et chantes autrement, je ne reconnais plus ces prires et suis peine capable de suivre lofficiant.Quant larabe, parl partout autour de nous, jignorais cette langue dont je ne comprenais et parlais que des bribes.

Mon grand-pre : un "homme d'tude"

Limage que je garde de mon grand-pre que tout le monde appelait Rbi Haiem est celle dun homme dtude. Je le revois toujours lisant, les lunettes sur le nez ou la loupe la main pour dchiffrer les caractres hbraques de ses vieux livres jaunis et souvent corns. Des centaines couvraient le mur de sa chambre dans une trs grande bibliothque.Il tait un rudit, grammairien et philologue, il matrisait lhbreu ancien et moderne et tudiait laramen et larabe. En Isral, il acquit un dictionnaire de la langue hbraque en 25 volumes. Il tudiait aussi le Nouveau Testament, le Coran et la Kabbale. Il consacrait lessentiel de son temps, surtout quand ses fils ont pris en charge le commerce de tissus, la prire liturgique, ltude du Talmud et de la Bible. A partir de 1970, quand il perdit la vue, un rabbin venait tous les matins de 10 heures midi pour lire et tudier avec lui les lois dIsral (613 !). Jamais, table, je ne lai vu avec un livre pour rciter les innombrables prires de toutes les ftes quil connaissait par cur, sans parler des psaumes et pomes liturgiques.Et cest srement son immense culture qui le rendait si tolrant. Il respectait les rites alimentaires, mais sans rigidit et sans hypocrisie. Tout ce qui vient de Dieu est bon , disait-il.Par contre, un jour de shabbat, sur le chemin de la synagogue, il trouva, ses pieds, un sequin dor. Ce qui na rien dtonnant puisque toutes les femmes juives qui portaient encore le costume traditionnel, en avaient, cousus sur la jugulaire ou la ceinture de leur tenue dapparat du Samedi. Grand-pre comprit que son Dieu le mettait lpreuve et il renona le ramasser. Cela aurait t Hram pch.Arriv la synagogue, il envoya un malheureux le ramasser mais celui-ci ne trouva rien lendroit indiqu. Dans lintervalle, le sequin avait fait un autre heureux, moins scrupuleux dobserver la loi du shabbat.

Le linceul et le cognac. La mort ne surprend point le sage . La Fontaine.

Grand-pre nonagnaire attendait la mort sereinement. Il tenait prt, dans son armoire, un linceul de lin blanc.Un jour, pris de malaise, il dit Paul, en montrant du doigt une tagre de sa bibliothque charge de livres :Grand-pre : Tu vois ! Maimonide, cet minent mdecin, dans le 8me livre gauche, chapitre tant, dcrit exactement ce que je ressens comme signes annonciateurs de la mort ! Cest a ! Le ventre, cest la fin ! .Paul : Eh bien ! Rcite le Chma ! .Grand-pre : quest-ce que tu cherches ? Paul : Ton linceul ! Pour tenterrer ! .La raction de Paul tait due sa nature effronte et frondeuse autant qu son refus denvisager la mort de son pre.Grand-pre : Bon ! Je crois que a va mieux, apporte- moi un petit cognac ! .Jai souri au rcit que ma fait Paul de cette scne, et comment ne pas penser La Fontaine ! Grand-pre n le 10 Fvrier 1890 vcut 4 ans encore et mourut le 2 Adar Beth 5744 soit le 6 Mars 1984 dune crise cardiaque Nchika Elohim , le Baiser de Dieu . Mais, ce jour l, il ntait pas prt. Mme le linceul resta introuvable. Cest Gaston Drai, un homme pieux qui offrit le linceul. Ce nest rien ! Une indigestion ! dit-il Cest le th que jai pris avec le biscuit que ma apport Mireille . Il navait pas prvu de mourir. Il voulait tre prsent la Brit Mila, la circoncision du bb de ses infirmiers dont il aurait t le parrain, le lendemain.Cet aprs-midi-l, il attendait la chaise de Rabbi Eliaou Anabe (le prophte Elie) qui reste la synagogue et que lon apporte dans les maisons pour le rituel de la Circoncision.Quand, enfin, elle arriva, heureux, il bnit tous les prsents et 8 heures du soir, il mourut dans lambulance qui le transportait, contre son gr, lhpital.Il fut enterr, trs rapidement, le lendemain matin 12 heures, selon le rituel juif, dans la terre de ses anctres.

Le sionisme de grand-pre.

Grand-pre et ses deux surs sont morts, aprs leur dpart dAlgrie, un ge trs avanc pour cette poque. Grand-pre 94 ans en Isral, et ses surs dans le midi de la France. Grand-pre a ralis son rve de toujours : vivre, mourir, tre enterr en Isral.je lai toujours entendu faire des rfrences constantes lhistoire juive et au retour espr en Terre Sainte. Lan prochain Jrusalem ntait pas quun vu pieux pour lui.Il sest toujours impliqu totalement dans la vie juive. A Constantine, il fut ministre officiant et administrateur du temple algrois , ras aprs lindpendance.En 1927, il faisait venir de Jrusalem le champagne pour la Bar Mitsva de Maurice. Chacun rapportait du sable de la Terre Promise .Ds 1950, peu aprs son veuvage et moins de deux ans aprs la cration de lEtat dIsral, il est parti vivre 6 mois de lanne Jrusalem, tout seul dans un htel, labri, croyait-il, dsormais des pogroms et de tous les fascismes. Il voyait un signe dans son 2me prnom Fredj qui signifie dlivrance en hbreu. Une nouvelle sortie dEgypte, en quelque sorte !Ensuite, il fut hberg Jrusalem par un jeune couple David et Judith Sina, israliens dorigine ymnite, quil avait connus Constantine.Paul se souvient les avoir conduits en 203 un congrs Alger en 1950. Le congrs dura trois jours que Paul, peu impliqu, mit profit pour se promener et se distraire.En Isral, grand-pre fut nomm Grand Rabbin (Grand Matre) par le Sanhdrin de Jrusalem. Il recevait des Rabbins venus solliciter ses conseils pour leurs discours. Philologue, membre de lAcadmie Hbraque de Jrusalem, il apporta sa contribution la cration de la langue hbraque moderne (do lacquisition du Dictionnaire de lHbreu en 25 volumes !).

La famille de grand-pre.

Alfred, Fredj, Melki, mon grand-pre, est n Constantine, le 10 fvrier 1890. Il est mort le 6 mars 1984 Natanya, en Isral.Son pre : Ha Melki est mort en1916. Melki signifie propritaire en arabe. Sa famille serait originaire de Livourne.Sa mre : Radia Toubiana.Toubiana serait le nom dune tribu de Nefoussa, dans le sud tunisien. Le Djebel Nfoussa est une rgion berbre. Racines judo-berbres ?.Un grand portrait du grand-pre Ha trnait dans la salle manger du 44 rue Thiers, avec un turban la mode turque. Il est n, trs probablement, avant 1870 et la naturalisation franaise des Juifs de lAlgrie, ottomane jusquen 1830.Il tait sergent de police et avait reu une mdaille de bronze pour ses actes de courage et de dvouement accomplis en 1893 lors dune pidmie de typhus. Je ne peux pas mempcher dvoquer nouveau lattitude hroque de son petit- fils Georges qui fut bless deux fois en allant chercher les blesss et victimes sous les balles, lors de la 2me guerre mondiale. Incorpor dans le service de sant au 3me bataillon mdical, il fit la Campagne dItalie, le dbarquement en Provence et la Campagne dAllemagne. Il fut dcor de la croix de guerre avec 3 citations et de la Mdaille Militaire et reut le titre de Chevalier de la Lgion dHonneur titre militaire, dans la grande Cour des Invalides, le Jeudi 21 Mai 1970Un poignard avec une croix gamme, trophe de guerre de Georges, avait t accroch symboliquement ct du portrait du grand-pre Ha. Ils staient tous deux, le grand-pre et le petit-fils, dvous pour la Vie, lun contre un flau de la nature et lautre contre la peste brune. (Ha signifie Vie en hbreu)

Le rapport du sergent de police Ha Melki

Eugne

Le plaisant rapport en sabir franco- arabe aux allitrations comiques que la lgende familiale prte au sergent de police Ha Melki et que son petit-fils Eugne se plaisait rpter : assara Arabes tombs dans le r, a me regarde pas ! .En arabe, assara signifie dix, et r , cuvette, ravin, trou. Ce rapport a- t-il exist et correspond-il un accident rel ? Il signifierait que dans les annes 1890-1910, le statut du sergent de police juif, limitait ses attributions et interventions ses seuls coreligionnaires ?

Ha est mort en tenant la main de sa belle-fille, ma grandmre Clara, enceinte dEugne, donc en 1916.Radia, son pouse, ne Toubiana vcut et mourut ensuite chez son fils et elle adorait Eugne qui ressemblait son dfunt mari.Un frre de Radia eut deux fils qui firent de brillantes tudes : Marcel Toubiana, professeur agrg de Lettres Classiques au Lyce dAlger dans les annes 30 et son frre Directeur de lEcole de Garons de la rue Danrmont Constantine.Leur mancipation et assimilation la culture franaise avaient t fulgurantes ds le dbut du 20me sicle.

Les deux surs de grand-pre.

Grand-pre avait deux surs que jai bien connues. Elles portaient des prnoms arabes : Benina et Bellara et le costume traditionnel des juives constantinoises avec le petit cne sur la tte.Le dcret Crmieux date de 1870 et jusquen 1830 lAlgrie faisait partie de lempire Ottoman. On y parlait arabe.Lane Benina, plus brune que sa sur, me semblait froide et sche. Elle avait pous Yacov A , un troubadour oriental, un tourab addour un chanteur de maison , un fort bel homme aux yeux bleus qui se produisait avec une chchia rouge, des bottes de janissaire comme un Turc, et des culottes et un gilet grco-turcs.Sur la photo de son groupe de musiciens bien moustachus, il joue de lOud, le luth oriental constantinois avec 4 paires de cordes, apparu en 500 ap J. C. Probablement chantait-il le Maalouf : fidle la tradition , amour courtois et lan vers Dieu. On peut noter sur cette photo la prsence dun porteur de bret , comme on devait appeler les rfugis espagnols de 1492 Megourashim , par opposition aux juifs autochtones en turban ou chchia Toshabim . Son instrument de musique est diffrent mais je ne suis pas spcialiste. Et les cigarettes des deux autres,probablement chanteurs, prsents sur cette photo tronque, me remplissent de perplexit amuse. Signe de virilit ? De promotion sociale ? Mode ? Pour la beaut de la pose ?Le couple de ma grand tante vivait dans une certaine aisance.Jai entendu, une fois, cette sur ane autoritaire interpeler mon grand-pre. Jai ressenti cet incident comme un crime de lse majest.Lautre sur, Bellara, plus jeune que grand-pre, la peau laiteuse et aux yeux trs clairs, toute en rondeur et douceur, toujours souriante, nous accueillait avec chaleur.Elle avait pous un brave reprsentant de commerce : Simon Z. Elle hbergeait une sur de son mari, une pauvre vieille fille simplette, Un Cur Simple , Rachelou , toujours en tablier souill la cuisine. Bellara lappelait la rescousse pour partager sa joie de nous voir et son admiration pour de si mignonnes petites filles.Rachelou avait une voix perante et des baisers trs mouills dont je nai jamais russi me protger.Au retour la maison, nous avions droit la tourne de sel de grandmre, contre lil .

Epilogue

En 1999, soit 15ans aprs la mort de grand-pre, jaccompagnais ma tante Yolande en Isral. La famille ftait la Bar Mitsva de Ami-Ha, un petit fils de Mireille.Lors de la crmonie religieuse, lofficiant lut des textes en hbreu que grand-pre avait composs.Et, hommage mouvant, lentre de la salle des ftes, un immense portrait de grand-pre sur un chevalet avait t install. Autour de lui, tous les descendants prsents (dont moi) se sont rassembls pour la photo de famille souvenir.

Grand-mre Clarane et morte Constantine (26 avril 1890 - 19 avril 1949)

Le costume hispano-judo-arabe de ma grand'mre Clara.

Sur une photo de 1917, destine grand-pre mobilis Biskra, grand' mre apparat vtue de la tenue traditionnelle des juives constantinoises avec, sur la tte, le petit cne caractristique sur son foulard franges noires : un hennin en miniature peut-tre import d'Espagne au Moyen Age : la "sarma" ou "kouffia". Ds 1919, la demande de grand-pre, elle renona cette tenue.Grand'mre porte une fine chemise blanche aux manches amples retenues derrire sous une longue robe sans manches (la djubba en arabe dont jupe est lavatar francis en passant par la Sicile daprs le Robert) en tissus broch, lam, au cou des louis d'or cousus sur un lien noir et, pour fermer le dcollet, une fibule (khlilettes) en or filigran avec de petites perles baroques. On devine des bracelets presque jusqu'au coude sur le bras droit visible. Une assez riche parure en somme selon le got oriental. Autour d'elle, en contraste, signe de volont dassimilation, ses trois premiers enfants, habills l'europenne : sa gauche, ma mre Hlne, impressionne, l'air fig, un peu dur et les lvres pinces, avec des bracelets aux deux poignes. Mon oncle Maurice, sa droite, boudin dans le costume marin mis la mode en Europe par la reine Victoria en hommage la Royal Navy et inaugur par Edouard VII enfant, et Eugne sur les genoux de grandmre, trs mignon dans sa longue robe festonne qui cachait le "molleton" dans lequel on "enfagotait" les bbs. Les nourrissons taient momifis avec deux bandes: une fine pour le nombril et une paisse pour retenir le molleton sous la poitrine. Cette pratique svissait toujours dans les annes 1950...Grand'mre tait encore trs mince, mais peut-tre pas trs jolie.Aprs sa "mue" en 1919, elle a offert toute son ancienne garde-robe traditionnelle sa jeune belle- sur Bellara que j'ai toujours vue habille en judo- arabe (sur une photo de famille date 1947, Bellara est au centre). Grand'mre conserva jusqu'en 1942 deux somptueuses robes en velours pourpre brodes de fil d'or qu'elle avait reues pour son mariage. Comment grand' mre se dfit des deux prcieuses robes pourpres lourdes de broderies dor qu'elle conservait depuis son mariage, depuis plus de trente ans, de son ancienne garde-robe judo- arabe.C'tait en 1942, sous le rgime de Vichy. Outre la pnurie, le magasin de tissus indignes en gros du 4 rue Casanova avait t mis sous administration aryenne. Un administrateur aryen impos, la gne s'installait dans la famille. Une veille de fte, Pque ou kippour, grand- pre vendit le vlo de course de Georges (celui qui avait servi transporter lagneau) pour pouvoir clbrer dignement cette obligation religieuse.L-dessus, arrive au magasin, en dlgation avec deux autres rabbins, le Prsident du Consistoire qui faisait sa tourne pour quter l'argent ncessaire au mariage de deux jeunes filles ncessiteuses.Grand-pre rouvre le tiroir peine referm sur l'argent du vlo et en remet le contenu. On ne refuse pas une mitsva! Paul, 14 ans, priv d'cole par les lois de Vichy tait prsent : Tout? Tu as tout donn? Et la fte?.Grand- pre :Dieu pourvoira, mon fils!Le mme jour, se prsente au magasin un riche client arabe, la recherche de deux robes brodes d'or pour le mariage de sa fille. C'tait une spcialit de grand-pre avant la crise de 1929.Grand-pre hsite un peu, puis actionne la manivelle du tlphone qui reliait le magasin la maison : Clara! Qu'as-tu fait des deux robes de velours pourpre brodes dor que tu avais reues pour ton mariage? Acceptes-tu de t'en dfaire?Grand'mre avait vcu bien d'autres renoncements!L'acheteur combl, invit donner son prix, fut d'une grande gnrosit.Grand-pre s'adressant alors Paul Tu vois? Mon fils, Dieu ne laisse jamais toutes les portes fermes!Et c'est ainsi que disparut compltement la garde-robe judo-arabe de grand'mre.

La journe rose

La distillation de l'eau de fleur d'oranger et de l'eau de rose tait un rituel que nous clbrions, au printemps, comme une fte paenne, dans la joie, la maison inonde de parfums.Les Arabes, au march, vendaient d'normes sacs de dlicates fleurs blanches ou rose ple d'oranger bigaradier et de ptales de roses.Jeune, grand'mre, vraie prtresse de Flore, s'habillait de rose, pour l'occasion, avec un foulard rose sur la tte. Plus tard, elle se contentait de nouer un ruban rose sur l'alambic en zinc que l'on remontait de la cave une fois par an. A mme le sol, sous l'alambic, un kanoun au charbon.Au fur et mesure que grand'mre recueillait l'extrait, elle tiquetait les flacons pour en indiquer la concentration: premire bouteille, deuxime bouteille etc...Et elle suivait un "seder", un ordre rituel immuable: elle commenait toujours par l'eau de fleur d'oranger.Une montagne de ptales et fleurs odorants sur un drap blanc au milieu de la cuisine, un alambic enrubann de rose, la vapeur qui se condensait en gouttelettes qui roulaient dans le serpentin et, le soir, des flacons remplis d'une eau parfume, c'tait, pour nous, enfants, un enchantement, une journe magique: "la journe rose".L'eau de fleur d'oranger al maa zhar , leau de chance servait adoucir le caf, parfumer les ptisseries et les grenades de Roch Hachana, et certains rituels religieux.Le m'reuch l'aspersoir en argent massif cisel et repouss tait en permanence sur le buffet rempli d'eau de fleur d'oranger pour le caf. On en aspergeait les convives et les fidles pendant les festivits et la sortie de la synagogue. Lquivalent en quelque sorte du goupillon et de l'eau bnite, chez les chrtiens. Pour les Bar Mitsva (littralement fils de la loi) et pour Simhat Torah (la joie de la Torah) fte qui clt la lecture annuelle du Pentateuque, marque par des chants et des danses, les femmes, depuis le balcon o elles taient tenues spares des hommes la synagogue, jetaient des drages et aspergeaient les fidles d'eau de fleur d'oranger.Le Chemache, le bedeau, gardien de la synagogue, en versait aussi sur la main des fidles, la sortie.Tous ces rites confraient un caractre sacr la fabrication de l'eau de fleur d'oranger.Je possde un trs beau m'reuch en argent massif, hrit de mes beaux-parents S, mais je ne lui ai pas trouv dusage. Il est dsaffect. Aujourd'hui, en Isral, mon oncle Paul dit qu'on utilise de l'eau de Cologne la synagogue. C'est banal et le rituel est vid du symbolisme potique de la fleur d'oranger.Quant l'eau de rose, al maa ward , que Saladin fit transporter Jrusalem reprise aux Croiss en 1187 par une caravane de 500 chameaux pour purifier la mosque dOmar et avec laquelle Mehmed II, en 1453, purifia lEglise byzantine de Constantinople avant de la convertir en mosque, nous la rservions modestement l'hygine et la toilette. On lui accordait des vertus adoucissantes pour les fesses rougies des bbs, les yeux congestionns et toute sorte de petites misres de l'piderme. Elle tait le complment de l'huile d'amande douce et servait aussi de dmaquillant pour les nez poudrs de la volatile poudre de riz rose qui se rpandait en nuages mme sur les cils et sourcils. Le poudrier avec sa petite glace et sa houppette de cygne tait l'accessoire de maquillage indispensable et l'objet de toutes les convoitises pour les petites filles. On offrait un poudrier comme on offrait un bijou. Il y en avait de trs prcieux. Mais quand je suis arrive l'ge adulte, la poudre de riz et son pompon taient passs de mode.Et notre alambic et ses ptales parfums remiss dans le Muse de nos souvenirs.

La cuisine de grand'mre.

La cuisine tait sommaire. Sous une immense hotte, noircie lintrieur du conduit, borde dun volant festonn de rouge, un vier, un rchaud gaz de ville, et, sur un plan de travail blanc carrel que nous appelions potager , un ou deux kanouns au charbon dont on attisait les braises avec un ventail en goum le mrahoua et, en cas de besoin, un petit rchaud ptrole en cuivre dont on activait la pompe pour faire jaillir la couronne dune flamme bleue. Lorifice du rchaud tait souvent bouch et on utilisait une aiguille rchaud.Contre un mur, une table en bois brut et, pour les marmites, un placard mural derrire un rideau, lieu de prdilection des blattes, normes Constantine o elles prolifraient, avec toutes sortes de nuisibles, avant larrive des Amricains et de la DDT ! Par manque de place, la grande kesra en bois dolivier o on roulait le couscous et ptrissait la pte, tait range, aprs usage, sous un lit de la chambre denfant. Grandmre, de petite taille, installait, pour ptrir, sa kesra sur un lit. On mettait aussi sur les lits recouverts de linges blancs, les pains et gteaux, en attente de four banal. Et cest ainsi que grandmre, distraite, sassit un jour sur un plateau de gteaux de Pourim avant cuisson ! Leau coulait par intermittence au robinet. Elle tait rationne et, lt, coupe certaines heures.Quand, ltage infrieur, la jeune Mme T.. qui chantait tout le temps et navait que des filles, laissait couler leau trop longtemps dans sa courette, on entendait des borborygmes dans les tuyaux et ma grandmre, excde, crier devant son robinet qui crachait des bulles dair : Fermez leau ! en dtachant chaque syllabe dun ton sans rplique.On faisait presque tout la maison : les conserves, les confitures, le pain, les ptes, les gteaux lexception de la pice monte commande la ptisserie pour le dernier soir de la semaine de Pque. Echange familial rituel pour Pque avec la tante Bellara, la jeune sur de grand- pre : elle offrait le plat de rsistance : un couscous au mouton, on lui offrait le dessert : de la pice monte la nougatine.Lt, toute sorte de ptes entirement faites la main avec seulement des couteaux et un rouleau ptisserie schaient sur des draps blancs tals sur les lits de la chambre des enfants : des rechtas , des kaouas , des dremettes etcOn torrfiait aussi le grain vert de caf, la maison, avec un torrfacteur au charbon, manivelle. La corve quotidienne du moulage, avec un moulin caf Peugeot en bois et mtal vert coinc entre les genoux, revenait le plus souvent aux enfants. A la belle saison, tous les Vendredi, un paysan arabe livrait des fruits et lgumes frais de la plaine du Hamma o la famille de grandmre, les S, possdaient deux jardins . Loncle Lazare D soccupait de la rpartition entre les trois surs : Clara, ma grandmre, Eugnie et Augustine : des petits navets dor, de minuscules courgettes velues avec leurs fleurs, des guirlandes de gombos, des herbes odorantes, des tomates gorges de soleil, des poivrons, des pastques, des melons. Paul se souvient des pastques et melons entasss sous le potager o grandmre les entreposait aprs les avoir tris selon leur degr de maturit. On allait, en outre, tous les jours, sapprovisionner au march. Pour quelques sous des porteurs surtout trs jeunes, transportaient sur leur tte les couffins pleins jusqu lappartement. Bien entendu, nous ne connaissions pas les caddies . Comme nous ne mangions que les fruits et lgumes de saison, lhiver, nous entamions enfin les bocaux si convoits. Lhiver, grandmre faisait avec des lgumes secs, du bl, du mas, de lorge perl, des fvettes et toute sorte de crales, des soupes que je boudais, parce quelle les parfumait abondamment avec des pices auxquelles je ntais pas habitue. Jaimais les petites couronnes mais je trouvais les autres ptisseries trop grasses et trop sucres : makrouds , cigares etc. je naimais pas beaucoup manger et jtais difficile. Je ne voulais pas de poulet parce quil avait des veines ! . Pas de tfinas, surtout celle aux gombos. Jaimais le pain et le beurre mais Pas ce beurre- l ! . Ctait du beurre arabe, non trait, jaune ocr, rance et on le laissait nager, tout huileux, dans leau pour le conserver. Pendant la guerre il ny en avait pas dautre.Ma grand mre aurait eu srement de bonnes raisons de ne pas maimer puisque je napprciais pas toujours sa cuisine, que je tranais les pieds pour aller au four (pourtant je ne reculais pas devant les petites tches mnagres : mettre le couvert, moudre le caf, laver les lavabos avec de lalfa et du savon) mais je me sauvais pour ne pas lui laver les pieds et, parfois, je donnais raison ce malheureux Joseph, bredouillant de crainte et dalcool, quand elle me demandait de vrifier des comptes quelle lui contestait. Peut-tre, en voulait-elle la guerre de cette situation et de cette charge quon lui imposait.Laprs-midi, grandmre sendormait sur sa chaise basse, aprs avoir parcouru de ses yeux trs myopes les premires et dernires pages de romans dune petite collection populaire que Mireille empruntait chez un libraire arabe qui louait et vendait des livres doccasion dans un troit sous-sol sans fentres, rue de France. Grand-pre la taquinait : Alors ? Clara ! Lamant est sorti par la porte ou par la fentre ? . Il se moquait ainsi des comdies de boulevard quil avait d subir pour faire plaisir sa femme, au magnifique thtre de Constantine. Mais ils avaient t aussi amateurs dopras dont grand-pre fredonnait parfois un air au milieu de mille chants liturgiques.En fin daprs-midi, grand-mre retournait la cuisine.Ctait l toute sa vie.Je naimais pas toujours les plats qui sortait de cette cuisine mais jadorais lodeur et latmosphre de cette maison, surtout le Vendredi soir : odeurs mles de pain chaud, de la graine de couscous que la vapeur faisait gonfler dans le kess-kess -le panier conique en alfa- odeurs dherbes aromatiques fraches menthe et coriandre- de ptisseries aux parfums de vanille , de citron, de cannelle, de fleur doranger, une odeur gnreuse, chaleureuse de fte et dharmonie familiale.La table tait belle avec la nappe blanche, grandmre avait troqu son tablier graillonn de cuisine contre une frache robe de cretonne souvent fleurie lt. Mireille chantait, faisait des vocalises sur les prires en apportant les plats fumants. Grand-pre remerciait Dieu en hbreu. Nous cessions de nous disputer avec Paul. La meshama yetera :lme supplmentaire qui nous visite le shabbat se rjouissait certainement.Plus tard, adolescente, je suis devenue friande de tous les plats de la cuisine juive traditionnelle dAfrique du Nord, que je suis heureuse de pouvoir confectionner loccasion. Mais grandmre ntait plus l.

Le sorbet dit "Crponn", les olives, les abricots, les oranges confites.

Lt, llaboration de sorbets au citron nous occupait, dans les rires et la joie, une grande partie de la journe. Grandmre prparait le sirop de sucre avec du jus de citron press quelle versait dans la cuve de la sorbetire, une vieille sorbetire manuelle en bois cercl. Puis, autour de la cuve, nous remplissions la sorbetire de glace casse au couteau et marteau dans un gros bloc, puis pile grossirement Nous ajoutions du gros sel et nous tournions, nous tournions la manivelle, tour de rle, un temps indfini, jusqu ce que le liquide sucr au citron se transforme en un mousseux mais pas aussi neigeux sorbet que le crponn de la place de la Brche. Il nous semblait dlicieux. Nous lavions bien mrit.Mais je me demande aujourdhui, si ce que nous obtenions, par manque de persvrance et de patience, ntait pas, le plus souvent, une agua limon mixture entre le sorbet et la citronnade glace. Mais nous tions toujours si heureux du rsultat !

A la fin de lt, les olives frachement cueillies arrivaient par sacs entiers, tellement belles, brillantes ou pruines, avec leur dgrad de couleurs, vert, ros clair, violet, noir violac ou noir mais tellement amres. Chacun svertuait pour aider grandmre casser dlicatement les olives vertes, sans craser la pulpe ni entamer le noyau, avec les manches des pilons de cuivre, avant de les mettre la saumure dans de grandes jarres de grs. Les olives noires, les plus mres et les plus charges en huile, taient suspendues dans des sacs de jute avec du gros sel, la fentre, pour les laisser dgorger. Mais il fallait beaucoup attendre avant de les consommer.

Nous nous rgalions des confitures dabricots, si parfums jadis, parsemes de quelques amandes amres que lon retirait des noyaux et des juteuses oranges grosse peau, coupes en deux et confites, spcialement prpares pour la semaine de Pque. Et quels parfums se dgageaient alors des grandes bassines confitures en cuivre ! Des bocaux de conserves et confitures pour lhiver saccumulaient dans tous les placards : tomates et poivrons schs lhuile, ttes dartichauts, citrons, variantes au vinaigre, concombres colors la betterave crue et mme de petits piments trs piquants rouges dans des bouteilles de bire capsules de porcelaine, do il ntait pas facile de les extirper.Je regardais, fascine, ma grandmre plucher, nettoyer et dbiter les oignons, les lgumes, les fruits, en quartiers, en tranches ou en ds, une vitesse prodigieuse, avec des gestes de prestidigitateur. Le corps tait presque impotent mais les mains et les doigts dune dextrit et dune agilit surprenantes.Ma grandmre, cardiaque, trs myope, use et alourdie par 9 ou 11 maternits et les preuves, passait lessentiel de son temps dans son troite cuisine ou dans la salle manger, sur sa chaise basse paille o elle lisait ou sendormait. Elle ne sortait pratiquement plus et si elle devait sortir, on descendait du 4me tage une chaise sur laquelle elle sasseyait pour reprendre son souffle chaque palier, en remontant.Elle sactivait toute la matine la cuisine, et elle y retournait pour prparer le repas du soir.

Le four banalConstantine. Annes 1940...

Pendant la guerre, on ne dlivrait de pain dans les boulangeries que contre des tickets de rationnement. Aussi, nous mangions, tous les jours, du pain de maison longuement ptri dans la grande kesra en bois dolivier, confectionn avec de la semoule fine et non de la farine et un levain que grand'mre prparait elle-mme en laissant fermenter un morceau de pte trs molle prlev dun ptrissage prcdent.Le pain du Vendredi soir et Samedi, du shabbat, tait badigeonn au jaune d'uf pour lui donner un air de fte.Les pains, les gteaux, les gratins taient cuits au four banal tenu par un Arabe au coin de la rue Thiers trs pentue, en haut d'une srie d'escaliers, en sous-sol, face la grande synagogue de Sidi Fredj, le grand rabbin du dpartement de Constantine.Au-dessus du four, un bordel public frquent par des fantassins du troisime zouave qui faisaient le pied de grue, en face, attendant leur tour, sur le signal, travers une petite lucarne, dune portire maquerelle. Rencontre improbable, sur le mme trottoir, des fidles de la Maison de Dieu et de ceux de la maison de tolrance . Mais les desseins de la Providence sont impntrables! Au four donc, on apportait de longs plateaux de tle noire chargs de pains ou de gteaux, le plus souvent sur la tte, des gratins aussi et je me rebiffais contre cette corve.Les veilles de ftes et de Shabbat, des thories d'enfants souvent trs modestes, attendaient leur tour, leur plateau sur la tte, rsigns.Parfois, des femmes, savates aux pieds, arrivaient au four en continuant battre la fourchette ou au fouet leur biscuit de Savoie pour empcher la pte de retomber.Au four banal, en contrebas de la rue, l'homme, un Arabe plutt jeune, glabre, l'allure nonchalante, l'air un peu hautain ou dtach, forme que prend parfois la patience, pieds nus sur de grandes nattes de crin qu'il nous tait interdit de fouler, alimentait le feu avec des fagots de lentisque odorant. On entendait ronfler le brasier dans le four quand il ouvrait la lucarne. Il maniait en expert une pelle en bois d'olivier plate avec un trs long manche. Il enfournait ou dplaait sans cesse, sur la sole du four, plus ou moins prs du foyer, les pains et plateaux de petits gteaux pour une cuisson parfaite. Il les dposait ensuite, toujours avec sa pelle, en les faisant glisser par petites secousses horizontales, brlants, dors point, directement sur les nattes pour les laisser refroidir. Le fournier ne se trompait jamais sur les propritaires de tout ce qu'on lui confiait cuire.Il y avait des pains de toutes les formes mais pas de pains tresss, cette coutume de la halah tresse pour le shabbat ne semble pas tre parvenue jusqu nous Constantine, cette poque-l. Assurment, nous ignorions que Dieu avait par de tresses la chevelure dEve avant de la prsenter Adam. Certaines familles marquaient les pains de leur sceau : des incisions sur la pte, des trous de fourchette, des empreintes de doigts, des dessins linaires, des fleurs, des toiles de pte sculpte, des graines de ssame, danis ou de pavot. Grandmre faisait pour nous de petits pains en forme de poissons et souvent de petits pains ronds au chocolat ou aux noix.Au retour du four, on transportait le pain cuit dans des serviettes attaches aux quatre coins. Les plateaux, emprunts au four, avaient t restitus.L'odeur mle de bois brl, de pain chaud l'anis et de ptisseries parfumes nous raccompagnait jusqu la maison.Nous remontions, chargs, les quatre tages bruyamment, en lchant parfois le chocolat fondu qui avait coul la surface de nos petits pains. Grandmre, qui guettait, nous attendait en haut des escaliers, impatiente.

Paul : notre enfance

Mon oncle Paul, le plus jeune frre de ma mre, mon an de 5 ans, nous a toujours considres, Josiane et moi, comme ses petites surs. Dans ces annes de guerre, nous avons vcu sous le mme toit, et beaucoup partag de notre enfance, chez mes grands-parents, Constantine.Il tait un garnement joueur, farceur, frondeur, indisciplin, petit dernier , chouchout par sa mre, mais rieur, affectueux et gnreux. Il usait ses culottes courtes et ses genoux sur une planche roulettes de sa fabrication, une carriole avec laquelle il dvalait, en bas de limmeuble, sous les arcades, le trottoir pentu de la rue Thiers. Je me souviens de ce costume culottes courtes en flanelle moutarde, confectionn pour sa Bar-mitsva, quil sest entt porter les jours suivants, sur sa planche, et, son retour, des rcriminations de Mireille, en priode de pnurie o il nous fallait tout pargner. Nous avions un cycle de jeux communs: tentative dlevage de vers soie dans des botes en carto