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PAPIERS DE RECHERCHE DU CSI - CSI WORKING PAPERS SERIES N° 007 2007 Des objets aux interactions, et retour Lorenza Mondada ICAR Université Lumière Lyon 2 lorenza.mondada(a)univ-lyon2.fr Madeleine Akrich Centre de Sociologie de l’Innovation Ecole des Mines de Paris madeleine.akrich(a)ensmp.fr Antoine Hennion Centre de Sociologie de l’Innovation Ecole des Mines de Paris antoine.hennion(a)ensmp.fr et Vololona Rabeharisoa Centre de Sociologie de l’Innovation Ecole des Mines de Paris vololona.rabeharisoa(a)ensmp.fr Centre de Sociologie de l’Innovation Ecole des Mines de Paris 60 Boulevard Saint-Michel 75272 Paris cedex 06 FRANCE Copyright with the authors - Copyright des auteurs http://www.csi.ensmp.fr/ halshs-00137687, version 1 - 21 Mar 2007

AKRICH Madeleine - Ciencia Tecnologia

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  • PAPIERS DE RECHERCHE DU CSI - CSI WORKING PAPERS SERIES

    N 007

    2007

    Des objets aux interactions, et retour

    Lorenza Mondada ICAR

    Universit Lumire Lyon 2 lorenza.mondada(a)univ-lyon2.fr

    Madeleine Akrich Centre de Sociologie de lInnovation

    Ecole des Mines de Paris madeleine.akrich(a)ensmp.fr

    Antoine Hennion Centre de Sociologie de lInnovation

    Ecole des Mines de Paris antoine.hennion(a)ensmp.fr

    et

    Vololona Rabeharisoa Centre de Sociologie de lInnovation

    Ecole des Mines de Paris vololona.rabeharisoa(a)ensmp.fr

    Centre de Sociologie de lInnovation Ecole des Mines de Paris 60 Boulevard Saint-Michel

    75272 Paris cedex 06 FRANCE

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  • Texte paru en allemand dans L.Mondada & F. Schtze (ds). Social interaction and the making of science, numro spcial du ZBBS / Zeitschrift fr qualitative Bildungs- Beratungs- und Sozialforschung, 2/2004: 239-271. DES OBJETS AUX INTERACTIONS, ET RETOUR Une discussion avec Madeleine Akrich, Antoine Hennion, Vololona Rabeharisoa (Centre de Sociologie de lInnovation, Paris) propose et retranscrite par Lorenza Mondada Le Centre de Sociologie de lInnovation (CSI) de lcole des Mines de Paris est un haut lieu de la sociologie des sciences, o ont t labors les travaux de Bruno Latour et de Michel Callon qui ont provoqu une srie danalyses des pratiques scientifiques parfois regroupes - surtout dans la littrature anglo-saxonne - sous le label de Actor-theory network (ANT). Cet apport fondamental la sociologie des sciences se caractrise la fois par une attention accrue aux pratiques des chercheurs, la science en train de se faire , aux objets, artefacts, dispositifs techniques, ainsi quaux rseaux o circulent et sassocient humains et non humains. Dans le texte qui suit, un groupe de chercheurs du CSI, Madeleine Akrich1, Antoine Hennion2, Vololona Rabeharisoa3, a accept de discuter trs librement de la thmatique de ce numro spcial et de la faon dont ils se positionnent dans leurs terrains et leurs travaux vis--vis des questions souleves par la prise en compte des interactions sociales. Ce texte est le produit hybride de plusieurs interactions, en face--face et distance, par oral et par crit, entre les chercheurs qui y interviennent. Il nest pas une retranscription fidle de la discussion qui a eu lieu le 21 juillet 2003 dans le bureau de Madeleine Akrich - bien que la discussion ait t enregistre sur mini-disc puis transcrite par Lorenza Mondada, qui a immdiatement retravaill la version orale pour en faire une version crite. Celle-ci a ensuite donn lieu une rcriture de la part des chercheurs du CSI, des ajouts de notes et de bibliographie, des discussions parallles, des lectures par dautres membres, dont Bruno Latour. Tout en tant attribuable des nonciateurs particuliers, ce texte a t nonc dans une polyphonie qui dissout un certain nombre de spcificits de lcriture des auteurs. Si lon pense que la forme et le sens des objets de discours dpendent des rgimes nonciatifs au sein desquels ils ont t produits, on conviendra que le rsultat final est un positionnement indit des membres du CSI ayant accept de se prononcer sur les problmatiques abordes. 1 Akrich, M., Berg, M. (eds.), 2004, "Bodies on trial : Performances and Politics in Medecine and

    Biology", Body & Society, Special Issue on Bodies on Trial ; Akrich, M. Pasveer, B., 1996, Comment la naissance vient aux femmes. Les techniques de l'accouchement en France et aux Pays-Bas, Paris : Les Empcheurs de penser en rond ; Akrich, M. Dodier, N. (eds.), 1995, Les objets de la mdecine (numro spcial), Techniques & Culture, n 25-26, 346 p. ; Akrich, M., 1992, "The De-scription of Technical Objects", In Bijker, W.et Law, J., (ed.), Shaping Technology/Building Society. Studies in Sociotechnical Change, Cambridge Mass.: MIT Press, 205-224.

    2 Fauquet, J.-M., Hennion, A., 2000, La grandeur de Bach. Lamour de la musique en France au XIXe sicle, Paris, Fayard ; Hennion, A., Gomart, E., Maisonneuve, S., 2000, Figures de lamateur. Formes, objets et pratiques de lamour de la musique aujourdhui, Paris, La Documentation franaise ; Hennion, A., 1993, La passion musicale. Une sociologie de la mdiation, Paris, Mtaili.

    3 Rabeharisoa, V., Callon, M., 2004, "Patients and Scientists in French Muscular Dystrophy research", In Jasanoff, S., (ed.), States of Knowledge. The Coproduction of Science and Political Order, London, Routledge, 2004, pp.142-160 ; Callon, M., Madel, C., Rabeharisoa, V., 2000, Lconomie des qualits , Politix, 52, 211-239 ; Rabeharisoa, V., Callon, M., 1999, Le pouvoir des malades. L'Association franaise contre les myopathies et la Recherche, Paris : Presses de lcole des Mines ; Rabeharisoa, V., 1997, Science, politique et grand public. La mdiatisation du risque climatique , Sciences de la socit, 41, 19-39.

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    1. POSITIONNEMENTS INTERDISCIPLINAIRES ET THEORIQUES. SUR LE ROLE DE LINTERACTION ET LE ROLE DES OBJETS L.Mondada : On est frapp en lisant vos travaux de voir que dune part les pratiques interactionnelles des acteurs sont trs prsentes et prises en compte dans les analyses, mais que dautre part linteraction ne semble pas tre une notion ou une entre qui vous intresse vraiment - face dautres concepts davantage utiliss comme ceux de traduction , rseau , mdiation , attachement , etc. Si on devait essayer de situer lintrt pour linteraction de ce quil est aujourdhui convenu dappeler lANT ou, pour tre plus prcis, des chercheurs du CSI, que diriez-vous ? V.Rabeharisoa : Jappartiens plutt la seconde gnration des chercheurs CSI. Par exemple, je ne pense pas me saisir des travaux fondateurs en la sociologie des sciences comme d'un outil analytique mais plutt comme d'un regard port sur les choses, un point d'entre sur le terrain. Il y a en outre une sorte d'volution partage qui fait qu'on s'intresse de plus en plus la faon dont les individus, les sujets, les personnes sont constitus et c'est l o l'interaction rapparat de faon trs explicite sur des terrains que j'tudie. Par exemple je travaille actuellement sur des consultations en psychiatrie o il y a des psychiatres et des gnticiens qui regardent ensemble des dossiers d'enfants autistes : une des choses qui me dsaronne et en mme temps me fascine se joue dans les interactions durant les staffs, les runions, les consultations avec les familles, c'est--dire c'est vraiment dans l'interaction sociale entre guillemets, dans la faon dont les conflits s'expriment, dont les uns vont positionner les autres par rapport leur profession, leur service, leur discipline, que vont se manifester des choses problmatiques ou nouvelles. Quand je dis que a me dsaronne, c'est que malgr tout je suis prise entre la tentation de me lancer plus fond dans cette analyse interactionniste qui me parat extrmement fconde - comme lieu o mergent des catgories locales des acteurs - et le questionnement de ce que cela prsuppose du point de vue des hypothses que je me suis formules moi-mme en allant sur ce terrain. Parce que quand je suis arrive sur ce terrain, j'avoue que ce qui m'intressait tait la (re)constitution ventuelle de la catgorie autiste , donc finalement une srie de questions relativement standard vis--vis de l'ANT. M.Akrich : Pour moi il y a plusieurs niveaux de comprhension de ce qu'est l'interaction, et ces niveaux sont lis la place quoccupent les dispositifs techniques dans la problmatisation et lanalyse. Il y a un premier niveau trs gnral relativement loin de l'interactionnisme, qui consiste se dire que ce que l'on se donne dcrire dans la sociologie des sciences et des techniques c'est bien de l'interaction, mais pas dans le sens de Goffman. Quand on sintresse aux innovateurs ce qui a t le point de dpart de nos investigations sur les techniques et qu'on leur demande de dcrire ce qu'ils sont en train de faire ou pourquoi ils ont conu tel ou tel dispositif, ce dont ils parlent c'est bien d'un certain nombre d'interactions dont ils souhaiteraient qu'elles se ralisent, interactions entre les dispositifs techniques et leurs utilisateurs au sens large, entre les dispositifs et leur environnement, entre les diffrents acteurs impliqus. Lensemble de ces interactions doit tre rgl de manire assurer des conditions de vie sociale, technique, conomique appropries pour le dispositif. Une grande part du travail des concepteurs peut se dcrire comme une tentative de stabiliser par des choix techniques et organisationnels le droulement de ces interactions, en faisant un certain nombre dhypothses sur ce qui peut tre dlgu lenvironnement ou aux acteurs, parce quayant dj t stabilis par dautres dispositifs, ducation, conomie, droit, etc. Utiliser le vocabulaire de linteraction dans cette

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    perspective, cest essayer de rendre compte de ce double travail de constitution des dispositifs et des relations quils permettent et qui leur permettent dexister ; cest aussi insister sur la possible prcarit de ces agencements socio-techniques, sur la ncessit dune r-effectuation permanente et sur limportance dacteurs autres que les innovateurs, utilisateurs, techniciens etc. sur leur dfinition et leur maintien. Si lon sen tient lanalyse de linnovation, linteraction y est considre un peu l'envers de ce qui intresse les interactionnistes, ce n'est pas l'interaction relle inscrite dans l'hic et nunc, dans sa possible diversit : le problme de linnovateur est plutt de cadrer ces interactions relles, de manire ce quelles ne mettent pas en pril le montage socio-technique projet ; le problme du sociologue est celui de mettre en vidence les oprations production de connaissances sur le contexte , choix techniques par lesquelles il arrive plus ou moins ce cadrage. Mais rien nempche qu lintrieur de ce cadre se dploient toutes les formes dinventivit que lon voudra, que se manifeste une certaine diversit, du moment que ces manifestations restent prcisment cantonnes un ici et maintenant spcifier et ne dbordent pas du cadre prvu. Dans cette perspective, mme lorsque lon suit les dispositifs techniques et que l'on regarde ce qui se passe avec leurs utilisateurs, on privilgie un angle dobservation particulier, en suivant les liens qui ont t voulus par les innovateurs et qui sont mis lpreuve dans la confrontation avec le contexte dutilisation. Les interactions observes produisent une dfinition de ce quest le dispositif en situation et de son contexte, qui peut ou non converger avec la dfinition produite par les innovateurs. La question est alors de savoir si la description du monde telle que produite par les concepteurs arrive tre oprante, prendre corps, si, le long de rseaux technico-conomiques bien dlimits, elle peut constituer une description suffisante de la ralit. Sont essentiellement pertinentes pour lanalyse les interactions qui, un moment ou un autre, entrent en tension avec le scnario prvu par les concepteurs. A cet gard, je me souviens, sur mon premier terrain4 les nergies nouvelles en Afrique dun conflit opposant une anthropologue et des ingnieurs, tous deux impliqus dans limplantation de divers dispositifs photovoltaques. Cette anthropologue voyait dans linstallation dune pompe un objet autour duquel pouvait se rejouer le conflit suppos entre des Snoufos, sdentaires, et des Peuls, en partie nomades ; pour prendre la mesure de ce conflit, elle cherchait confronter entre autres choses les valuations que chacun des groupes faisait de son btail et de celui des autres, valuations quelle recueillait dans des entretiens raliss dans les lieux de vie des interviews. Les ingnieurs ricanaient de ces valuations et se contentaient, aprs avoir assur la maintenance de la pompe, de se poster toute une journe une faible distance de la pompe afin dobserver ce qui sy passait et de compter le passage effectif des btes venant sy abreuver. En un sens, le ou la sociologue de linnovation se cale en premire instance sur cette attitude : tant que napparaissent pas des interactions dans lesquelles pompe, Snoufos et Peuls seraient aux prises et qui dferaient le scnario prvu une pompe qui marche, des troupeaux qui sabreuvent, des ingnieurs qui font de la maintenance tous les six mois il ny a pas de raison daller plus loin dans lobservation et lanalyse : on ne sintressera pas a priori aux interactions entre Snoufos et Peuls sur le lieu dabreuvage, aux petites stratgies des uns et des autres pour rgler le problme des prsances, et encore moins ce qui se dit au village ou au campement de la pompe, des troupeaux, etc. en labsence dun vnement dtrioration de la pompe, mise sec du puits, prise parti des ingnieurs qui rende ces interactions pertinentes. Autrement dit, lobservateur constitue dans le mme mouvement linteraction et son contexte, sa localit dappartenance : parce que les interactions apparentes entre Snoufos et Peuls autour de la

    4 Akrich, M., 1986, Lintgration des technologies nergtiques dans les pays en voie de dveloppement,

    cole des Mines - AFME.

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    pompe napparaissent que faiblement lies la pompe elle-mme, simple prtexte, mais beaucoup fortement lis dautres espaces, elles disparaissent de la scne. Le deuxime niveau de comprhension concerne ce que disait Volo, et est plus proche de ce que font les interactionnistes : nous regardons en actes la production de connaissances, d'expriences, de relations o les dispositifs techniques ne sont plus tellement interrogs du point de vue de leur gnalogie et de leur transformation, mais sont inclus dans le tableau d'observation, dune manire plus prgnante que dans le tableau de beaucoup dinteractionnistes. Une fois que, grce aux analyses prcdentes, on a tabli une sorte de continuit entre dispositifs techniques et dispositifs sociaux, il devient vident que la liste des entits qui participent l'interaction est ouverte, elle inclut un certain nombre de dispositifs, non pas simplement en tant que supports, repres pour laction, mais comme participant de fait linteraction. Dans ce cadre, les questions que nous nous posons aujourdhui sont assez radicalement diffrentes de celles qui nous occupaient auparavant : le regard nest plus totalement centr sur les dispositifs mais sur des questions comme quelles sont les morales en acte constitues dans des consultations dchographie ? , comment rendre compte de lexprience subjective de laccouchement dans des configurations diverses ? . Dans le premier cas, on sapproche beaucoup du cadre interactionniste, dans le second, la rfrence serait sans doute plutt du ct de lethnomthodologie, mais on pourrait aussi dire du ct de la smiotique, car le matriau est constitu de rcits : lobjectif, cest bien de montrer comment au travers du rcit, se constituent des objets, des catgories, des actants sans rabattre immdiatement les entits prsentes dans le rcit sur des rfrents externes univoques. Entre ces deux faons denvisager linteraction dans lanalyse du rapport aux dispositifs techniques, il y a dautres courants qui se sont donns des objets dtude diffrents. Lorsque, comme Suchman, Conein, Dodier, Boullier5 et bien dautres, lon sintresse davantage laction dans laquelle sont engags des dispositifs techniques, linteraction se spcifie la fois sur le plan mthodologique et sur le plan thorique puisquil sagit bien de montrer comment cognition, intention, action sont distribues entre dispositifs techniques et acteurs humains, eux-mmes partiellement reconfigurs dans linteraction. On arrive l au croisement assum entre les approches sociologie des techniques et ethnomthodologie. Il y a encore une autre manire de sintresser aux dispositifs techniques pris dans des interactions qui correspond une certaine sociologie des usages. Les contours mthodologiques en sont plus flous que dans le cas prcdent, mais surtout ce qui intresse les analystes, cest la manire dont au travers de lutilisation de certains dispositifs vont se rengocier des rapports sociaux. Kaufman6 en est un bon exemple : il cherche lire les rapports de couple, les rapports de genre, les rapports familiaux par lintermdiaire des interactions des individus avec des machines domestiques ou des interactions entre individus au sujet de ces mmes machines. Si les dispositifs sont un peu des prtextes dans son analyse il ne sintresse pas tellement la manire dont ils sont qualifis, redfinis dans ces interactions il ne suppose cependant pas

    5 Boullier, D.; Charlier, C., 1997, chacun son Internet. Enqute sur des usagers ordinaires , Rseaux ,

    Vol. 86 , 159-181 ; Boullier, D.; Legrand, M., 1992, Les mots pour le faire. Conception des modes d'emploi , Paris , Ed. Descartes ; Joseph, I.; Boullier, D.; et alii, 1994, Gare du Nord, Mode d'emploi , Paris, Plan Urbain - RATP SNCF ; Conein, B., Jacopin, E., 1993. "La planification dans l'action, les objets dans l'espace", Les objets dans l'action, Raisons Pratiques, 4, pp. 59-84 ; Conein, B., 1997, Le travail comme activit situe ou les objets comme sources d'information , Filmer le travail : recherche et ralisation, Champs Visuels, Ed. de LHarmattan, 47-59 ; Dodier, N., 1995, Les hommes et les machines, Paris : Mtaili. Suchman, L., 1987, Plans and Situated Actions, Cambridge: Cambridge University Press.

    6 Kaufman, J.-C., 1997, Le cur louvrage. Thorie de laction mnagre. Paris : Editions Nathan ; Kaufman, J.-C., 1997, La trame conjugale. Analyse du couple par le linge. Paris : Editions Pocket.

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    lexistence dun ordre pr-tabli qui expliquerait les formes dusage, mais essaie de montrer comment se construisent les relations, entre reproduction et rinvention, avec son cortge de conflits potentiels. A.Hennion : Lexercice propos est un peu compliqu, parce quil nous amne nous interroger sur deux types de conformits, tout fait diffrents, et dont aucun ne va de soi : celle de l'ANT l'interactionnisme et celle de nous-mmes l'ANT. La premire relve de dbats thoriques, la seconde plus des questions d cole ou de secte, dun sentiment dappartenance ou non un courant. Les choses se compliquent du fait que les perspectives sur l'ANT ne sont pas les mmes dans le domaine anglo-saxon ou dans le domaine franais, ni auprs de la premire ou de la seconde gnration de chercheurs du CSI. En outre, il est important de distinguer entre interactionnisme et ethnomthodologie qui s'opposent de nombreux gards et que, par rapport nos propres travaux, nous ne plaons pas du tout dans la mme position. Il faut prendre au srieux la rupture radicale introduite en sociologie par lethnomthodologie. Une fois que la sociologie bascule dans la rflexivit, elle est radicalement autre. Par rapport cette question, au refus de la rupture pistmologique , la ncessit de passer par le compte rendu des acteurs eux-mmes, nous sommes clairement du ct de lethnomthodologie, en rupture avec les sociologies positivistes ou critiques qui continuent dcider elles-mmes du rpertoire des causes possibles de laction. Par rapport Goffman, c'est rigoureusement l'inverse, Goffman n'est pas tant intressant pour nous comme un modle thorique que plutt, mme sil reste largement un sociologue traditionnel, comme un type d'criture et un type d'attention - il est intressant en tant que sociologue en action (plus que de l'interaction), qui est capable de voir l'importance du croisement entre deux personnes dans la rue, d'un clin doeil, de la richesse des moindres vnements qui se passent dans l'espace public. Dans son article qui sinspire de la primatologie, Bruno Latour samuse caricaturer linteractionnisme comme un modle selon lequel il faut incessamment refaire le lien social7 - et c'est un peu le Goffman sociologue de laprs-Shoah, traumatis, qui pense que les humains ne se croisent que pour s'agresser, ce qui fait que l'on se guette constamment et qu'on met sur pied tout un systme de codages et de rituels pour essayer de garantir la paix - quil oppose un autre modle, selon lequel il y a des tas de dispositifs non-interactionnistes qui permettent d'viter le conflit : cest que prcisment, le monde tient parce quil n'est pas distribu uniquement dans les interactions mais avant tout dans des lieux, des objets, des dispositifs qui n'ont pas tre ractivs en permanence. L.Mondada : Un ethnomthodologue rpondrait cela en disant que la ngociation perptuelle du lien social est un aspect sur lequel on peut insister lorsqu'on analyse le travail catgoriel des acteurs dans son indexicalit et sa plasticit, par exemple en montrant la manire dont les autistes sont constamment redfinis dans la catgorisation instable qu'en produisent diverses professions ; en mme temps, les accomplissements pratiques et localement situs peuvent prcisment garantir la stabilit et le caractre vident des catgories, des situations et des objets, sur lequel Garfinkel a beaucoup insist en montrant que dans la gestion de leurs affaires quotidiennes les acteurs s'orientent vers un monde normal, stable et factuel. A.Hennion : Ctait une critique de Goffman plus que de Garfinkel. Si on va au-del de la conformit des thories et des modles, ce sont les questions qui font la diffrence. La vraie diffrence entre ces courants et les tudes sociales des sciences pratiques au CSI, ctait dabord les questions poses : elles interrogeaient le rle des objets eux-mmes, l'attribution de l'action 7 Strum, S.S., Latour, B., 1987, Redefining the social link : from baboons to humans, Social Science

    Information, 26/4, 783-802.

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    aux choses elles-mmes, la prise en compte de la manire dont les objets se prsentent nous, la manire dont les connaissances, les normes, les valeurs sont distribues dans des dispositifs techniques varis. De ce point de vue, il est normal qu'on se soit focalis au dbut sur la science et les techniques, plutt que sur le got ou la mdecine : s'il y a un endroit o on ne peut pas faire lconomie de la question des objets, c'est la science. Cest l que la sociologie des objets tait le plus difficile russir - dailleurs avant le CSI il ny avait pas de sociologie des sciences, il ny avait quune sociologie des institutions scientifiques - mais rciproquement, si on russissait l, on rglait la question pour des tas d'autres domaines aussi. La diffrence avec les divers courants anciens ou nouveaux de la sociologie ne se posait pas alors, tant la question pose tait radicale et originale. Elle redevient pertinente maintenant que nous nous intressons des objets communs, dont la sociologie sest dj occupe. Le paradoxe, cest aussi que Callon et Latour ont pratiquement cess de s'intresser aux sciences le jour o les anglo-saxons ont dcouvert l'ANT et ont associ leurs noms aux STS de manire presque exclusive. Il y a donc un dcalage dans la rception entre limage du CSI aux tats-Unis et en Angleterre, et la ralit de nos travaux actuels8. V.Rabeharisoa : C'est vrai qu'il y a eu ce dcalage entre l'interactionnisme et le rle central que nous avons donn aux objets. Mais en mme temps j'ai le sentiment que la deuxime gnration a pris trs au srieux la critique inverse qui a t de nous dire vous tes des associationnistes, c'est--dire vous travaillez sur des personnes sans qualit qui sont simplement prises dans des associations que les dispositifs techniques permettent de nouer. La prise en compte de cette critique a permis une volution, puisqu'on essaie maintenant de travailler sur la qualification des personnes en ayant considr comme acquis le fait que les objets jouent un rle central dans cette requalification. On a donc l'impression non pas de se rapprocher de l'interaction en tant qu'outil analytique ou en tant que cadre, mais d'un souci de mthode - la question tant, aprs avoir fait ce grand dtour trs constitutif par les objets, comment suivre srieusement la conversation difficile et tres riche entre un gnticien et un psychiatre quand ils discutent du dossier d'un enfant. Cette situation dit quelque chose sur la qualification des personnes que je ne pourrais pas voir autrement. Mais je ne vais pas dans les dtails de l'analyse des faons de parler dans l'interaction, parce que malgr tout c'est la constitution des maladies, leur histoire naturelle, la manire dont elles sont traites dans les services, dans des dispositifs, dans des banques de donnes de cas cliniques qui m'intresse. L.Mondada : En fait les deux proccupations ne sont pas contradictoires. En ethnomthodologie et en analyse conversationnelle, on essaie de montrer que le dtail de la parole en interaction permet de prcisment mieux comprendre la constitution des catgories, des patients, des maladies, des problmes et de la manire dont ils sont traits dans les services. Ceci est possible non seulement en analysant des fragments d'interactions dans les runions ou dans la vie ordinaires de l'hpital, mais aussi et peut-tre surtout dans la constitution de corpus d'interactions enregistrs dans la dure, o il est possible de voir l'uvre, dans leur mergence mme, les mouvements d'abord imperceptibles puis de plus en plus cristalliss par lesquels les catgories se dplacent ou se figent. A.Hennion : On peut voir la transformation du paysage thorique en insistant sur ce que la prise en compte des objets a en quelque sorte prim par rapport aux oppositions traditionnelles de la sociologie. Je me souviens du dbat entre les bourdivins et les interactionnistes, avec toutes leurs 8 Voir par exemple la discussion dans Law, J., Hassard, J. (eds), 1999, Actor Network Theory and After,

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    accusations mutuelles, de dterminisme des uns et de localisme des autres, et les dngations de part et d'autre que cela entranait. Nous nous situions plutt au milieu : on a dit quelque part qu'on faisait de l' habitus gnralis . Cela peut se comprendre, nous nous battons moins contre les dterminismes que nous ne les multiplions, simplement au lieu disoler un dterminisme social, au-dessus de la mle, hors datteinte des acteurs, comme Bourdieu, nous pensons quils sont partout, distribus, dans les humains et les non humains, et quils peuvent sans cesse relancer laction : do le mot attachement 9, qui dit mieux que dterminisme (trop causaliste ) ou rseau (trop homogne, et trop libre, passe-partout ) ce caractre la fois contraignant et producteur de ce qui nous tient . En somme, on porte dans nos corps, dans les objets, dans les dispositifs tout un pass sdiment, pas comme une cause externe, mais comme l'ensemble de ce qui nous attache, comprenant des choses qui ne sont pas livres ou remises en cause dans l'interaction, mais qui mergent et qui servent de point d'appui ou d'achoppement dans l'interaction tout en n'tant pas issues delle. L on souscrirait plutt l'argument de Bourdieu contre les interactionnistes. Du point de vue de la mthode, on est loin aussi du point de vue interactionniste au sens strict : tout en analysant la parole du mdecin, on a rajout les gnes, le cerveau des autistes, etc., cela change compltement la vision des choses, ce quoi lobservation se rend sensible, et on s'est retrouv trs loign d'une description qui guette le moindre clin d'il et les rectifications croises entre les uns et les autres, tout autant que du modle critique mobilisant un social surplombant ou cach, comme Bourdieu. Ce que je veux dire, cest que si isolment on peut reprendre tel ou tel argument Bourdieu ou Goffman, avec eux cest globalement que les questions poses et le rle des objets nous font penser quon est en quelque sorte de lautre ct de la barrire, quils sont rests dans la sociologie sociologiste. Alors que cest linverse avec lethnomthodologie, jai limpression que l, cause de la rflexivit, de la mise en forme de la ralit par les acteurs, etc., mme sil y a des divergences dintrt ici ou l, globalement nous sommes du mme ct de la barrire. Ces points communs avec l'ethnomthodologie, cela se voit bien dans un domaine comme celui du got, ils concernent les mmes points d'incomprhension absolue entre nous et les sociologues traditionnels , je veux dire nayant pas vir la cuti de lethnomthodologie - ces derniers expliquant le got en faisant intervenir le social, et en traitant le social comme un facteur explicatif prexistant. Les interactionnistes partagent cette perspective avec les sociologues traditionnels. Becker, par exemple, ne fait pas intervenir la musique dans les ressources explicatives, c'est le social qui est prexistant et explicatif de la musique. Il exclut ainsi les relations des musiciens la musique, et toutes les ressources professionnelles et techniques auxquelles recourent les acteurs eux-mmes pour se dfinir travers la musique, qui ne sont pas prises en compte parce que cela est vu comme sortant du domaine des comptences du sociologue. La mme chose vaut pour les bourdivins. Les objets sont rduits des tokens extrieurs. Alors que nous on essaie de faire une sociologie de l'attachement aux objets eux-mmes. L.Mondada : Chacun refait le paysage des disciplines et des coles sa manire, for all practical purposes.... Le problme est qu'il y a souvent dans la littrature de grosses confusions entre des contributions dauteurs et de courants trs diffrents, entre Goffman et Garfinkel, entre l'ethnomthodologie et l'interactionnisme symbolique voire le constructivisme social. Pour ma part, je soulignerais la contribution dun courant issu de l'ethnomthodologie et de l'analyse conversationnelle, auquel se sont rattaches les tudes des sciences menes par Lynch, 9 Gomart, ., Hennion, A., 1999, A Sociology of Attachment: Music Amateurs, Drug Users, in Actor

    Network Theory and After, J. Law, J. Hassard eds, Oxford, Blackwell: 220-247.

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    Livingston et Garfinkel10, et qui est le domaine des studies of work - dans lesquels sinscrivent par exemple le travail de C. Heath11 et de son quipe ou encore celui de L. Suchman dj cit. Dans ce cadre, ne sont pas uniquement considres les interactions en face face entre les acteurs, soient-ils des chercheurs ou d'autres experts ou des professionnels ordinaires, mais aussi les interactions o interviennent des environnements technologiques, une spatialit complexe, des interactions distance, des corps, des artefacts nombreux. Le rle des matrialits est ici pris compltement en compte. A.Hennion : Oui, nous aussi on a normment appris du travail de Norman, Hutchins, Suchman, ainsi que de l'ide de distribution issue des approches de l'action situe12. On retrouve l l'ide que la cognition est distribue autant dans des collectifs que dans des dispositifs matriels - proche de l'indistinction entre humains et non humains. M.Akrich : Par contre, dans de nombreux travaux interactionnistes sur l'hpital, les objets sont dfinis de manire relativement fige. Les objets font dsormais partie de ce dont il faut tenir compte, ct d'autres dimensions issues d'autres traditions, comme par exemple la sociologie des professions. Ces travaux montrent donc la manire dont les objets interviennent dans la coordination entre diffrents types de personnels, mais traitent ces objets comme tant dfinis une fois pour toutes, sans qu'ils soient reconfigurs dans les interactions. Il y a l un angle d'observation diffrent, qu'il vaudrait la peine de confronter d'autres. Parce que nous-mmes on rate finalement aussi un certain nombre de choses. A.Hennion : On est un peu lger par rapport l'analyse de conversation. M.Akrich : Mais on les rate mme par rapport aux questions qui nous intressent, c'est a le problme. Il y avait une sorte de mot dordre quon samuse dailleurs noncer parfois sur un ton ironique, ce qui permet de manifester une certaine distance sans pour autant interroger srieusement cette distance mot dordre dinspiration ethnomthodologique sans doute : suivre les acteurs ; en pratique, il me semble quon les suit, mais seulement dans des localits que nous avons choisies, pas seulement a priori certes, mais en partie dtermines dans le rapport au terrain. Cest un privilge de lanalyste quil ne sagit pas de remettre en cause, mais cela pose deux questions : celle de lexplicitation de ces choix qui nest pas toujours faite, et celle de leur pertinence par rapport mme aux questions que lon se pose. Il se cre peut-tre des routines de travail, en particulier au niveau des mthodes, qui nous rendent aveugles certaines dimensions de nouveaux terrains : cest en cela que ce serait intressant de confronter des approches diffrentes, de manire voir si dautres ne produisent pas des matriaux qui seraient pertinents par rapport nos questions, qui nous amneraient les reformuler un peu diffremment. A.Hennion : Le cas du vin est intressant : on voit bien que des sociologues qui ont pourtant beaucoup travaill sur les objets, comme les tenants de la pragmatique la Boltanski et

    10 Garfinkel, H. (Ed.) 1986, Ethnomethodological Studies of Work, New York: Routledge ; Garfinkel, H.,

    Lynch, M., Livingston, E., 1981, The work of a discovering science construed with materials from the optically discovered pulsar, Philosophy of the Social Sciences, 11, 131-158 ; Lynch, M., 1993, Scientific Practice and Ordinary Action,. Cambridge: Cambridge University Press.

    11 Heath, C., Luff, P., 2000, Technology in Action, Cambridge: Cambridge University Press. 12 Norman, D.A., 1988, The Psychology of Everyday Things, New York: Basic Books. Hutchins, E., 1995,

    Cognition in the Wild, Cambridge : MIT Press.

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    Thvenot13, n'ont pas ide que le vin lui-mme puisse faire quelque chose, tre un participant actif du got. Alors que le vin n'est pas une chose inerte, identique sa chimie, qu'il intervient dans l'acte de dgustation, ce que le common sense reconnat sans aucune difficult, quand on dit par exemple quil faut le laisser sexprimer. Les gens savent bien que le vin, a n'est pas l'tiquette, mme si l'tiquette compte. Le got du vin ne se dduit pas non plus simplement dun got personnel qu'on possderait ou non, il intervient dans une interaction au sens trs large : il se rveille, il se dploie, etc14. Ce que font les choses est central lorsqu'on analyse les pratiques scientifiques, il est central aussi dans d'autres domaines o les choses sont l, nous attachant par de multiples prises. Les choses agissent, rpondent, mais sont aussi impntrables, rsistent, ne se rduisent pas l'ensemble des approches qu'on en a. Ce type de position construit une cohrence des chercheurs du CSI, y compris par rapport des gens pourtant proches comme Boltanski et Thvenot. Il subsiste toujours chez eux une sorte dingalit de traitement (quils assument, dailleurs, nous accusant nous de traiter les choses comme des hommes et les hommes comme des choses), entre les sujets, les corps, les collectifs, qui vont tre compris de faon trs neuve, comme se produisant eux-mmes, et les objets et les dispositifs, qui eux restent instrumentaux, inertes. Les attachements, cest tout cela, les corps et les collectifs, les choses et les dispositifs, tous sont des mdiateurs, ils sont la fois dterminants et dtermins, ils portent des contraintes et font rebondir le cours des choses. V.Rabeharisoa : Dans la sociologie de la mdecine, il y a une forte tradition interactionniste (inspire de Strauss p.ex.) qui a fini par prendre en compte les objets. Mais les regards restent diffrents, y compris assez paradoxalement quand on parle du patient. Le fait que nous nous intressons aux gnes, aux techniques, etc., fait quon nous reproche de faire une sociologie rhabilitatrice des acteurs sociaux, c'est--dire de prter beaucoup d'attention et de comptences aux malades, de leur reconnatre des capacits reconfigurer le monde et reconfigurer leur maladie, mais - nous accuse-t-on - en oubliant les rapports sociaux et de pouvoir, les rapports asymtriques entre mdecin et malade, et les dtails de l'interaction qui montrent que les choses ne se passent pas comme a. Il y a donc incomprhension, pas tellement sur l'objet, mais sur ce qu'on attribue comme comptence et prrogative aux acteurs. C'est une autre forme de friction et de rapprochement avec les autres disciplines. Quand je vais une consultation en psychiatrie, je ne me dis pas qu'il y a des rapports de force constitus qui expliquent que malgr tout c'est le gnticiens qui vont diriger le staff et qui vont imposer le classement du malade ou du dossier dans une certaine catgorie. Donc ces dcrochages montrent que mme si on parle d'interaction comme les autres sociologues de la mdecine, il y a des moments o on sent vraiment qu'il n'y a pas de comprhension possible sur ce que l'on dit des acteurs. Je me suis souvent trouve dans la position d'tre suspecte de complaisance et de trop prter aux acteurs prcisment parce que jentre dans lanalyse des acteurs par des schmas diffrents. M.Akrich : On nous reproche de trop prter ou de pas assez prter. En gros on nous reproche d'avoir un modle uniforme des acteurs qui leur alloue a priori les mmes types de comptences, de libert et donc d'tre trop hic et nunc - au fond, de ne pas tenir compte de ce qui s'est constitu dans leurs histoires antrieures. A.Hennion : C'est en partie un malentendu 13 Boltanski, L., Thvenot, L., 1991, De la justification: les conomies de la grandeur, Paris : Gallimard. 14 Hennion, A., 2003, Ce que ne disent pas les chiffresVers une pragmatique du got , in Le(s)

    public(s) de la culture. Politiques publiques et quipements culturels, Donnat, O., Tolila, P. dir., Paris, Presses de Sciences Po: 287-304.

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    M.Akrich : Oui et non. Quelle est la part de la routine cre par la frquentation prolonge dacteurs particuliers, innovateurs, scientifiques, sans doute relativement homognes ? L.Mondada : Les objets ne suffisent donc plus dmarquer la ligne de partage, puisqu'ils interviennent maintenant dans les routines d'criture, dans linventaire des entits dont il est bien de tenir compte. La mme chose se passe avec l'ethnomthodologie ou l'analyse conversationnelle, qui n'ont jamais eu l'exclusivit de parler des pratiques interactionnelles mais qui sont souvent invoques dans des analyses qui se refusent pourtant en reprendre la mentalit analytique. Dans les deux cas, le point de partage semble tre li une radicalit de l'analyse et sa capacit de savoir rendre compte des effets reconfigurants des pratiques - de la notion d accomplissement pratique . Les objets rpondent ou rsistent, se dfinissent ou se redfinissent - tout comme les catgories - mais toujours au sein de pratiques localement situes. Si on n'est pas rflexif jusqu'au bout, on perd ce qui fait la diffrence entre les approches. A.Hennion : On comprend mieux a posteriori certaines positions de Bruno Latour : en sattaquant la science et en mettant en avant de faon provocatrice des thmes comme lindistinction entre humains et non humains, il soulignait bien la radicalit de la diffrence avec les paradigmes tablis, qui sera ensuite dcline sur d'autres thmes - mme si on se rend compte que cette non distinction est trop limite lorsqu'on essaie de dissminer notre dmarche dans d'autres domaines. Au-del des questions concernant les humains et des objets, la question du corps - qui n'est pas confondre avec celle de la personne - est apparue aussi comme tant fondamentale : les corps dans leur matrialit, en tant qu'ils se fondent dans les dispositifs et les espaces. Cest un nouveau thme dans lagenda STS ; de mon ct je parle de plus en plus de pragmatique pour indiquer cet ensemble de relations, parce que pratique continue faire la diffrence entre les pratiques et les choses sur lesquelles elles portent, alors que pragmatique renvoie la chose dans l'action, la chose en action galement. L.Mondada : Le corps est une nouvelle donne dans les studies of work et en analyse conversationnelle aussi15. Dune part, lorsquon analyse la manire dont il intervient dans la parole en interaction, de faon troitement coordonne avec elle : pas simplement pour laccompagner, au contraire souvent pour prfigurer une action qui ne sera publicise par la parole que plus tard. Par ailleurs, en analysant des oprations chirurgicales, jai pu observer comment le corps du patient tant constamment redfini, reconfigur, littralement, par lactivit des chirurgiens, par leur activit de dissection bien sr, mais aussi par leur activit interactionnelle, identifiant et dcrivant des repres anatomiques qui, tels quils avaient t formuls dans lhic et nunc de linteraction conditionnaient la suite de laction et les dcisions prendre. Dans ce sens, on peut dire que lanatomie est un accomplissement pratique de lquipe chirurgicale16. A.Hennion : Ceci montre bien qu'il ne faut pas confondre interactionnisme et ethnomthodologie. L'interactionnisme, c'est une srie dacquis trs importants et trs clairs, mais en mme temps un modle global qui est trs distant de ce que nous faisons. Alors que 15 Goodwin, C., 2000, Action and embodiment within situated human interaction, Journal of Pragmatics,

    32, 1489-1522. 16 Mondada, L., 2003, "Working with video: how surgeons produce video records of their actions", Visual

    Studies, 18, 1, 58-72.

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    l'ethnomthodologie est plus diverse, avec des questions trs proches des ntres, la question de la perspective des acteurs, de la rflexivit, de l'accomplissement constant de choses qui ne sont pas prdfinies. Mais du coup la relation l'ethnomthodologie est aussi beaucoup moins claire ; il y a eu chez plusieurs dentre nous une certaine allergie un certain moment, notamment lorsqu'il y a eu l'effervescence des magntophones, la rduction de lanalyse des points de mthode maniaques sur la relation de lobservateur la situation, mais c'taient des ractions un peu superficielles. Mais il n'y a pas eu de vritable rglement thorique de la question, de point explicite nous situant par rapport lethnomthodologie. 2. REFLEXIVITE ET REGIMES DESCRIPTIFS DE L'ACTION : ENJEUX METHODOLOGIQUES L.Mondada : Ce que tu disais, Volo, propos des staffs en psychiatrie me semble important : lenjeu est dexploiter tout ce qui peut sobserver dans l'hic et nunc des staffs, tout en larticulant avec les artefacts qui sont manipuls durant les staffs eux-mmes (les dossiers des patients, leurs analyses par exemple) et avec les activits qui prcdent et suivent les staffs dans une continuit dont il faut aussi rendre compte et qui a aussi des effets configurants sur les objets, les institutions et les personnes. Cest l une question la fois thorique et mthodologique. V.Rabeharisoa : C'est l o le regard que lon porte sur le terrain a des implications thoriques. Il suppose par la force des choses des slections, des intgrations et des exclusions dentits que lon retient ou non dans lanalyse. Face la complexit de mon terrain en psychiatrie, marqu par les rapports de pouvoir entre la profession des psychiatres - elle-mme trs complique, dote dune rflexivit trs forte, marque par une histoire tourmente, traverse par les mouvements de lanti-psychiatrie etc. - et la profession des gnticiens, qui a elle aussi une histoire complique, je minterroge parfois sur les aspects que j'exclus de mon approche - par exemple en me focalisant sur comment ils vont chercher des articles scientifiques ou des donnes dans une base pour discuter de l'unique cas qu'ils ont dcouvert - et qui sont pourtant trs pertinents. Je minterroge donc autant sur ce qui fait lefficacit dune entre sur le terrain par les objets, par les techniques et par les nouveaux savoirs, et sur ce que cela laisse dans lombre. Parmi les choix que nous faisons, il y a aussi celui, fondamental, des acteurs auxquels nous nous intressons. Lorsquon entre sur le terrain en se posant la question des objets, des techniques, des nouveaux savoirs, de leurs effets constitutifs et configurants sur un certain nombre de comptences sociales, cela va forcment slectionner des acteurs particuliers. La question se pose de manire rcurrente : par exemple, quand on tudie des associations comme l'AFM (Association franaise contre les myopathies)17 pour dcrire des formes d'action collective, on se penche sur des formes qui sont non seulement peu reprsentatives mais aussi extrmes. M.Akrich : Je pense effectivement quon est susceptible de s'intresser des cas radicalement diffrents du point de vue des rflexivits qui sy manifestent. Dans le cas de lAFM, on a affaire des acteurs hyper-rflexifs ; par contre quand on regarde des consultations d'chographie, la situation en elle-mme ne porte pas du tout les acteurs tre rflexifs de cette manire - du moins pas ce moment-l. la limite, le mdecin en situation va viter de produire explicitement une analyse de ce qui se passe. Du mme coup, cela donne des situations d'observation trs htrognes, et qui surtout ncessitent des mthodes trs diffrentes pour 17 Rabeharisoa, V., 2001, Un nouveau modle de relation entre les malades et la recherche mdicale. Le

    cas de lAssociation franaise contre les myopathies (AFM) , Nature, Sciences, Socits, 9, 4, 27-37.

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    rendre compte de ce qui se passe dans les deux cas. Il est en particulier trs important de dcrire ce qui se passe mme lorsque les processus luvre sont implicites, au sens de non verbaliss. Nous avons lhabitude de traiter des acteurs bavards, et aussi de crer des situations denqute qui rendent prolixes ces acteurs dj prpars par la confrontation dautres situations plus ou moins analogues. Nous savons moins bien analyser ce que donnent voir des attitudes, des gestes en interaction : faute de rflexion mthodologique et thorique, nous sommes parfois conduits les ignorer plutt que de tomber dans le pige de la projection. De ce point de vue, nous avons sans doute encore des choses apprendre des interactionnistes. A.Hennion : On a le mme problme dans le champ du got, quand on est confront au type qui tous les soirs en sortant du boulot prend le mme verre de vin la mme heure au mme bistrot. Comment observe-t-on a ? Le caractre routinier de son geste ne veut pas dire qu'il n'est pas attach son objet ; par contre la rflexivit au sens un peu superficiel du terme n'est ici d'aucune aide. L.Mondada : Cest important de prciser quil sagit de rflexivit au sens un peu superficiel du terme. Pour moi, cest la dfinition mme de la rflexivit qui est ici en jeu. Quand les ethnomthodologues parlent d'accountability, de descriptibilit, ils considrent qu'elle est imbrique dans les actions elles-mmes - il y a donc une forme de rflexivit, d'exhibition, de manifestation d'une logique, d'un ordre, d'un sens dans la forme de la conduite elle-mme. Sans quil soit ncessaire de passer par sa verbalisation pour la comprendre - la verbalisation ne faisant dailleurs que dplacer et reformuler ce dont il est question. Face au type qui boit tous les jours le mme verre de vin, cette perspective analytique consiste dire que cest dans lorganisation de sa conduite, dans sa manire de commander et de boire son verre, quil exhibe prcisment le caractre routinier de son geste - visible par exemple dans le fait quil n'aura mme pas besoin de demander ce qu'il veut parce qu'on le connat, dans sa manire d'entrer dans le bistrot, dans sa faon de s'asseoir, etc., qui montre qu'il s'agit dun client habituel. Ce sont les dtails de sa conduite qui vont prcisment exhiber rflexivement son intelligibilit et son caractre organis. Interroger le type en question sur sa pratique ne serait ici daucun secours, au contraire cela effacerait la manire spcifique dont il agit. A.Hennion : Le terme de rflexivit a plusieurs sens superposs, ce qui rend les choses un peu confuses. En allant du plus superficiel au plus radical, selon moi, on a dabord le sens qui nous intresse le moins , c'est effectivement la confusion de la rflexivit avec lide dune mise en discours explicite de ce quils font par les acteurs eux-mmes. Il y a un second sens courant, cest celui qui renvoie la facult tonnante des sciences sociales elles-mmes d'tre immdiatement rintgres comme ressource par les acteurs : donc rflexivit au sens o il y a reprise par les acteurs observs des thories faites sur eux, et que cela change lobservation elle-mme ; ce sens pose surtout problme vis--vis des grands modles critiques : par exemple plus Bourdieu se posait comme un analyste sans concession des aveuglements intresss des tenants de la culture sur le sens rel de leur pratique, plus donc il supposait quon opposerait son effort asctique de rvlation une rsistance sauvage, et plus au contraire, le lendemain matin, tout le monde dans les milieux culturels tait bourdivin ! Il y a encore un troisime sens un peu diffrent, que Bourdieu justement a beaucoup utilis, avec habilet, ce qui fait de lui un auteur rflexif aux tats-Unis alors que pour moi personne nest moins rflexif que lui, cest lide rciproque, que le sociologue doit sappliquer lui-mme lanalyse quil produit sur les autres. Mais tous ces sens ne bouleversent pas la thorie sociologique, ils sont tout fait compatibles avec les modles prcdents, quils sophistiquent seulement ici ou l. En revanche, le sens le

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    plus intressant, mme sil est plus compliqu et plus difficile saisir, de la rflexivit, cest bien celui dont vous parliez, celui qui concerne son lien avec l'activit elle-mme, qui ne peut tre dfinie hors des appuis, des supports, des cadres par lesquels elle se dfinit, comme on dit bien, de faon sympathiquement ambigu, pour ses participants et pour le sociologue. Par rapport cela, les activits du got sont significatives18 : tre amateur de vin cest boire du vin mais aussi et surtout rentrer dans une activit qui oblige des attentions, des entranements, des gestes qui font peu peu devenir amateur, et qui de faon indissociable font que le vin a un got auquel on devient sensible Rflexivit de part en part ! Pareil pour la musique, on naime pas la musique comme on rentrerait dans un mur, comme quelque chose qui vous tombe dessus ou quon constate, comme de lextrieur. Il faut se faire musicien pour ltre, et la musique nest rien sans lattention (personnelle, collective, historique, etc.) qui la rend telle. Tout cela passe bien sr souvent par la verbalisation, mais ne se rduit pas elle. M.Akrich : Mais c'est vrai que dans la manire dont nous avons travaill nous avons privilgi une dfinition de la rflexivit qui passe par le discours, par l'explicitation par les acteurs eux-mmes de leur action. Et en cela on rate peut-tre des choses : quand tu dis que c'est important de tenir compte de la manire dont le type entre dans le bistrot, dont il s'assied, etc., je suis daccord, mais du coup a pose de nouvelles questions. Par exemple, dans la consultation mdicale, la fois on comprend parfaitement ce qui se passe, par exemple on voit que le mdecin adopte une position d'autorit et le patient lui attribue cette position, mais en mme temps on n'a pas l'outillage qui permet d'aller plus loin dans la spcification de ces relations et de ces actions. Soit on nen parle pas parce qu'on ne sait pas comment le faire, soit on en parle et on court le risque de faire un peu le contraire de ce qu'on fait d'habitude, c'est--dire quon a lair de rapporter son action des causes externes figes. Peut-tre que ce qui est problmatique pour moi, cest la question du hic et nunc : il me semble quil y a pas danalyse possible sans que, de fait, le chercheur ne rapporte cet ici et maintenant dautres ici et maintenant et cest lensemble de ces associations qui dfinit le contenu de ce ici et maintenant , y compris dans les modalits de lobservation. Toute situation peut tre rapporte plusieurs types de localits ; lorsque certains chercheurs veulent rendre compte de ces agencements dans leur htrognit, ils peuvent tre tents de rapporter linterprtation dune des dimensions au corpus acadmique qui sen est fait la spcialit : la profession arrive dans le champ dobservation, on amne la sociologie du mme nom ; le genre dbarque, on amne les gender studies Cest exactement ce que nous ne voulons pas faire. Mais cela impose de spcifier la srie des lieux qui nous permettent de dfinir la perspective ; et cette perspective est celle du chercheur, pas forcment celle des acteurs, do le caractre un peu trompeur du suivons les acteurs . A.Hennion : Est-ce que c'est un problme de dfinition de la rflexivit ou est-ce que c'est un problme de mthode ? Est-ce que a concerne une dfinition trop discursive de la rflexivit ou est-ce que a concerne la focalisation de l'attention sur les acteurs les plus rflexifs dans le sens de ceux qui sont les plus bavards ? V.Rabeharisoa : Ce nest pas ncessairement les plus baratineurs, ce n'est pas ncessairement un problme de mise en discours. Si je prends le cas de l'AFM, elle est rflexive dans le sens o elle est constamment prise dans des actions anti-rflexives ; c'est--dire quon lui impose constamment de produire des dfinitions de ce qu'elle est par rapport aux autres. Cet exercice - je dis anti- mais ce n'est pas dans le sens du contraire - dpend de son articulation avec l'ensemble 18 Hennion, A., 2003, For a pragmatics of taste, in The Blackwell Companion to the Sociology of

    Culture, M. Jacobs, N. Hanrahan eds., Oxford UK/Malden MA, Blackwell.

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    des acteurs avec qui elle essaie de se mobiliser. C'est la suite de ce processus qu'elle se constitue progressivement comme un acteur rflexif, comme une entit qui ralise et matrialise explicitement dans l'action, dans les dispositifs exprimentaux qu'elle va soutenir et financer, sa propre dfinition - tout en sachant que celle-ci n'est pas prenne et quelle va constamment tre remise en cause et rengocie. Ce genre de situation rend pour ainsi dire la tche facile pour nous, mais nous fait aussi passer sous silence des tas d'autres choses, y compris les propres membres de l'AFM qui quittent lassociation parce qu'ils nentrent pas dans ces manires de faire. Entre cette situation o on a l'impression - fausse - que la mthode est vidente et qu'il n'y a qu' suivre les acteurs et leurs auto-dfinitions, et la situation que dcrit Madeleine et que je rencontre aussi dans la consultation sur l'autisme, il y a une sorte de clivage qui fait quon ne mobilise pas le mme regard dans les deux cas. L.Mondada : Est-ce que tu ne crois pas quune situation comme celle que tu viens de dcrire, marque par une intense activit dfinitionnelle explicite des membres, est en quelque sorte un pige pour votre propre dmarche, dans le sens o les acteurs produisent - comme le souligne souvent M. Lynch - une bien meilleure thorisation de ce qu'ils font que nous-mmes, ce qui nous renvoie la question de savoir ce qu'apporte de plus notre analyse. Le pige serait de prendre le discours des acteurs, surtout quand ils sont prolixes, comme une explication de ce qu'ils font et pas comme un discours parmi d'autres types de conduites par lesquels ils configurent activement la ralit dans laquelle ils agissent. Dans ce deuxime cadre, l'interprtation que l'on donne de ce caractre constamment auto-justificatif de leur action est trs diffrent. On va considrer que la manire dont la gyncologue dispose le corps de la patiente est adquate aux examens qu'elle va lui faire subir, et que c'est bien cela le discours quelle produit sur ce qu'elle fait, sauf quil est totalement incorpor dans la disposition des corps. C'est en insistant sur cette dimension incarne du sens de laction dans laction qu'on chappe une dmarche qui va attendre des acteurs quils nous expliquent ce qu'ils font. A.Hennion : C'est effectivement un garde-fou qu'on peut se donner. Mme lorsque les acteurs ne parlent pas de leur got, il est important de les traiter comme tant rflexifs. On a fait un montage exprimental intressant sur la rflexivit, cette fois au second degr de l'enquteur, lorsquon a constitu un trio avec le professeur de chant, le chanteur et la sociologue observante, qui on avait donn la consigne de noter tout ce quoi elle faisait attention. L'exprience relle ne portait pas sur les contenus qu'elle notait, mais sur elle-mme, sur les choix qu'elle faisait en notant. Au fil du temps, on a pu remarquer qu'elle passait de notations 100% sociales et 0% musicales des notations 100% musicales et 0% sociales. Au dbut, on fait de la sociologie parce qu'on ne connat rien l'objet, on note alors les signes, les gestes, les mots tronqus utiliss par le prof, les bruits, les raclements de gorge, les postures ridicules, et on n'entend rien, on ne comprend pas pourquoi les acteurs sont contents de ce qu'ils ont fait ou non. Puis, dix leons aprs, on ne parle plus que de qualit du son, d'chec ou de succs de tel essai, et on parvient la fin un compte rendu beaucoup plus proche de celui des acteurs. Il y a l un apprentissage dans le temps. On voit bien qu'une des rponses au caractre non discursif de l'action peut tre l'engagement de l'observateur et la rptition commune dans la dure. C'est pourquoi on parle d'attachement, c'est un trs beau mot qui casse l'opposition entre une srie de causes qui viendraient de l'extrieur et l'hic et nunc. L'enjeu est de rendre visibles ces attachements.

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    L.Mondada : On peut se demander ce que devient le social dans cette histoire, et rpondre qu'il y a une respcification du social - une redfinition du social, beaucoup plus intgr dans les dtails spcifiques des activits observes. A.Hennion : Oui, tout fait, cette exprience, limite, tait une critique de la sociologie classique, elle visait donc montrer les effets dun modle de description o au contraire on met le social l'extrieur, o il est le surplus non dit que le sociologue restitue, face des acteurs qui ne voient que leurs enjeux explicites. Le but tait de montrer qu'il n'y a rien de tel que ce social en tant que tel, comme si ctait un registre autonome matris par le sociologue. La sociologie critique transmuait dun coup de baguette magique en correction pistmologique linsensibilit du sociologue ce qui intresse les acteurs, son engagement dans les choses gotes faisant au contraire craindre comme la mort que le sociologue se fasse avoir par les acteurs ! V.Rabeharisoa : Ces enjeux sont trs diffrents selon les situations. Dans le cas de la sant, la capacit de rendre compte de cette descriptibilit dont tu parles et du fait qu'elle est constitutive de ce que font les acteurs, dpend du propre positionnement du chercheur sur le terrain lui-mme. Il y a des terrains o les acteurs nous mettent dans cette position d'explicitation collective avec eux, o ils nous disent on a besoin d'augmenter notre capacit dcrire ce qui se passe . Ils sentent qu'il se passe quelque chose de relativement iconoclaste par rapport au milieu de la psychiatrie et de la gntique, ils sentent qu'ils vont se faire taper sur les doigts, mais leur souci est qu'ils n'arrivent pas suffisamment dcrire ce qui est en jeu. Donc ils nous demandent de travailler cela avec eux. Dans ce cas, les observateurs augmentent la capacit descriptive des acteurs, capacit qu'ils ont dj - a aussi c'est un point de dcrochage avec une sociologie plus classique, mue par son idal de dtachement entre l'objet et l'observateur. Plus on prte de l'attention aux demandes des acteurs et plus on a ce type de demandes qui se nouent dans notre relation avec eux - que je n'avais pas quand j'tudiais l'environnement ou l'nergie. A.Hennion : Les Anglais ont fait le chemin exactement inverse du ntre dans leur dfinition de la rflexivit : ils en ont une dfinition extrmement politise (je pense Giddens, par exemple) ; pour eux, cela veut dire que le monde moderne est une machine s'interroger sur ce qu'il fait. Cette dfinition de la rflexivit nous a toujours un peu agacs, mme si finalement on se retrouve dans une position assez proche, en mdecine par exemple, o les gens se posent constamment la question de ce qu'ils font, de ce que a fait, de ce qui se passe ensemble, de comment en parler. La demande aux sociologues sest ajuste cela : les acteurs ne leur demandent pas de donner des rponses mais de travailler sur l'auto-descriptibilit des activits humaines. L.Mondada : Ceci fait que les rapports de pouvoir par exemple ne sont pas un thme qui les intresse au premier point : pas parce quils les ignoreraient, mais prcisment parce quils les connaissent trs bien et quen leur parlant de cela on ne leur apprend rien. V.Rabeharisoa : Oui, ils connaissent cela trs bien, mais leur demande peut concerner ces aspects-l aussi des moments spcifiques. Par exemple, lautre jour jai entendu un psychiatre me dire jusquici les choses taient diffrentes et l trs nettement il y a un rapport de pouvoir qui sest tendu . Quest-ce quon fait avec a ? Sil ne mavait pas interpelle de cette faon, jaurais peut-tre rat la question.

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    A.Hennion : a c'est un premier type de rponse. L'autre argument est plus thorique : on ne peut pas parler de pouvoir sans avec cela acheter la totalit de la thorie critique, avec ses notions et ses prsupposs. Le pouvoir alors n'est plus une question, c'est une rponse aux questions, la rponse toute faite et la seule question pertinente. Si on achte a, ce n'est plus la peine d'aller observer les acteurs sur le terrain. Il faudrait que nous parlions du pouvoir dans notre perspective, mais cest vrai quon ne l'a pas fait. Il faudrait le reprendre - comme on la fait avec la nature par exemple - comme une catgorie qui est prsente et qui prend sens en situation. Sur le got, on a le mme problme avec les ingalits culturelles et la domination symbolique , dans un cadre o Bourdieu a dcrt la mise en quivalence du got et de la diffrenciation sociale. Dans un concert de rockers, dans une discussion qui n'avait pas t dclenche par le sociologue, jai entendu l'un dire l'autre toi, tu naimes que ce que tu as t . C'est drle, en un sens cest l typiquement de la sociologie la Bourdieu, mais retravaille par les acteurs : ils ne se battent pas contre les dterminismes, parmi tous les dterminismes possibles ils en slectionnent un, ici l'histoire du got comme dfinition de soi-mme, repre par les autres comme une sorte de rptition trop fige, et de retour au rock des annes 60. Quoi de plus rflexif que cette rflexion : il y a la conscience que le got est dtermin par le pass, mais aussi la conscience qu partir de l, il peut tre travaill ou non, pris comme appui ou juste comme signe. Et si le type fait la rflexion son copain, cest quil pense aussi que les gots se ngocient dans lchange avec les autres. Cela fait beaucoup, pour des acteurs senss juste croire lobjet de leur got et tre aveugles ses dterminations sociales ! Les gens sont parfaitement en mesure de reprer ce genre de dterminismes, de le dsigner, de le renvoyer la personne concerne, et de le faire bouger L.Mondada : de faon endogne et toutes fins pratiques, dans un moment particulier de confrontation. Ce que font les acteurs ce nest pas une thorie sociologique gnrale ni du got ni de ses dterminations, mais cest une remarque sociologique incarne et situe qui prend son sens dans laction dans laquelle ils sont engags (couter un concert, siffler ou applaudir un morceau, se disputer sur les morceaux quils prfrent), tout en tant parfaitement capables, dautres fins pratiques, de confrer leur propos un caractre abstrait et gnralis. A.Hennion : Une fois qu'on s'est dbarrass de la tentation de dire que le pouvoir est une dimension cache qui dtermine tout, le fait que derrire n'importe quelle microaffirmation sur le got il y ait immdiatement des identifications sociales fait partie de la common knowledge trs riche des acteurs. Dans ce sens, ils matrisent tous les paramtres de la sociologie classique, qui deviennent une ressource dans leurs propres positionnements et interprtations de ce qui se passe. Mais ni dans une interaction hic et nunc qui par le discours rendrait tout visible, ni au contraire dans la mobilisation du type de celle du sociologue, de techniques trs externes. En somme, le pari fait cest que ces positionnements des acteurs finissent toujours par apparatre un jour ou lautre, dans la dure, sous une forme ou une autre, que si une contrainte ou un attachement existe, il viendra au devant de la scne un moment donn. L.Mondada : Et le problme est alors de savoir lire ces formes. A.Hennion : Et ce n'est pas toujours chez les plus bavards des acteurs qu'elles apparaissent le plus explicitement. M.Akrich : Parce que dans un cas comme les runions de psychiatrie tudies par Volo, o il y a huit ou dix personnes qui discutent, cest assez compliqu. Il faut tre capable d'entendre et de

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    reprer qu' un certain moment un des participants va dire vous et que par l il va dsigner de manire exclusive les gnticiens par opposition aux autres et donc construire une certaine structuration du groupe. A.Hennion : Cette question de capacit de reprer et dinterprter pose aussi la question des comptences avec lesquelles on sengage sur ces terrains. M.Akrich : Sauf que dans un certain nombre de cas, comme celui de Volo, il ny pas de dfinition totalement partage des conflits, des collectifs et des perspectives : cela demande une comptence qui non seulement interprte ce vous , mais qui tienne aussi compte que ce petit mot peut tre interprt par les participants de trs nombreuses manires. A.Hennion : Oui, la question du pouvoir marque toujours lide quil y a la fois du conflit et du collectif. V.Rabeharisoa : Quand on travaille sur les associations de malades c'est souvent un point de dbat : il y a ceux qui voient conflit et collectif aller parfaitement ensemble, et il y en a d'autres - p.ex. ceux qui tudient les implications des associations dans la recherche - qui voient plutt des alliances non naturelles entre des acteurs qui n'ont pas l'habitude de collaborer mais qui crent de nouveaux objets et des intrts nouveaux. D'une certaine manire, face ces questions, on voit bien quon revient, aprs des dtours, des questions de sociologie de base. Par rapport cela, les mthodes ne sont pas juste des techniques d'enqute, mais comportent des enjeux thoriques, qui permettront de bien (ou mal) effectuer ce retour. L.Mondada : Du coup ce retour transforme les objets initiaux. V.Rabeharisoa : Ce dplacement oui, pas ce retour. A.Hennion : Il faudrait proposer un sminaire sur des mthodes qui soient en mesure de rendre compte de manire systmatique dautres objets que les discours L.Mondada : Le problme est que le discours est trop souvent compris et interprt en sciences sociales dans une attention exclusive ses contenus. Si par contre on considre les discours comme des pratiques, qui mobilisent des ressources formelles aussi bien que des ressources gestuelles, corporelles et spatiales, galement analysables du point de vue de leur mise en forme, alors on peut se pencher sur les discours dans laction, en tant quaction, sans les rduire des discours sur laction, qui plus est, suscits par les enquteurs. A.Hennion : De ce point de vue, les historiens ou les archologues sont extrmement bien outills : toute leur discipline est une machine rflchir sur leurs sources, trs slectives, sur ce quon peut dire partir de sources slectionnes, et sur les biais systmatiques introduits par cette slection faite par le temps dans ce quils ont observer. Par contre nous on est beaucoup plus ouvert quand on suit les acteurs, on ne dfinit pas a priori ce quon va prendre et ce quon va laisser de ct. Mais du coup on ne sait pas toujours ce quon a laiss dans lombre. L.Mondada : De mon ct, je tente de me conformer ce que jappelle un principe de disponibilit , qui me force interroger ce que je laisse dans l'ombre et ce que, au contraire, je rends disponible pour l'analyse - par mon approche du terrain, par la manire dont je ralise mes

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    enregistrements vido, par la manire de dfinir mes prises de vue et de son, par mes choix de transcription, etc. Le principe de disponibilit me permet dinterroger ce sur quoi les donnes recueillies me permettent de parler, ce quelles me permettent de traiter comme un objet pour lanalyse - et corollairement, ce sur quoi je dois me taire, parce que je ne peux pas en rendre compte. V.Rabeharisoa : Cette disponibilit doit tre active ds le dbut dans la mthode elle-mme. a nous est arriv la Runion, o nous avons enregistr les interactions avec les acteurs, alors que d'habitude on ne le fait pas. Comme a se passait en partie en crole, on avait dcid d'enregistrer toutes les conversations qu'on avait avec eux. C'est ce qui nous a permis aprs coup de constater dans un entretien que la personne ne rpondait jamais aux questions qu'on lui posait - une manire dindiquer dautres pertinences que celles qui nous paraissaient essentielles. cette occasion, on a pu constater ct de quels phnomnes on passait, ainsi que les phnomnes qu'on n'aurait pas vus sans l'enregistrement. Sur place on avait simplement remarqu que la personne parlait peu et on s'tait dit quil aurait pu faire un effort pour dire plus que deux ou trois mots marmonns en crole. 3. FORMES DENGAGEMENT SUR LE TERRAIN A.Hennion : En guise dexercice, on pourrait prendre la relation mdecin-patient, en faire un premier compte rendu la Foucault, puis suspendre lobservation des relations de pouvoir et faire du Strauss, puis suspendre lobservation des relations dinteraction, pour se demander ce quun bon STS devrait y voir une fois mises entre parenthses ces deux dimensions. Lexercice obligerait se demander comment focaliser son attention sur les gnes, la maladie, le corps, la souffrance, les silences et quelles en seraient les consquences pour la description. L.Mondada : Si on consulte la littrature portant sur lanalyse des consultations mdicales, il est intressant de voir quau dbut on faisait surtout attention l'asymtrie entre le mdecin et le patient et sur la gestion de leur relation. Puis, au fil du temps, on a commenc sintresser la comptence du malade, la faon dont on dfinit la pathologie, la manire dont on dit qu'on a mal. Cest ce moment aussi quon est pass de l'observation des consultations chez des mdecins gnralistes, plus faciles suivre, A.Hennion : parce que plus sociales entre guillemets L.Mondada : des consultations dans des domaines particuliers, comme l'autisme, les maladies gntiques, l'pilepsie. Ce passage suppose toutefois que l'observateur ait un minimum d'intrt et de comptences dans le domaine observ. De ce point de vue, la sociologie des sciences a donn une grande leon aux ethnographies de la mdecine. On est loin de lide, qui avait encore valeur de mthode la fin des annes 70, daller regarder les gens dans les laboratoires comme une tribu inconnue dont il tait important de ne rien savoir pour prserver la curiosit ethnographique. A.Hennion : Ctait transformer l'ignorance technique en comptence sociologique : moins je m'y connais, moins je me fais avoir. Ce n'tait pas une bonne ide. L'volution est intressante. Elle explique que mme les autres disciplines et courants se soient fortement STS-iss - de mme que nous on s'est beaucoup ethnomthodologiss

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    La question des expertises et comptences ncessaires pour arpenter certains terrains montre que profiter de l'attachement diffrentiel des personnes - des personnes qui sont des chercheurs - ce qu'ils observent est une bonne mthode. C'est le cas de certaines pathologies, de certains domaines, de certains gots qui nous intressent davantage que d'autres et qui font qu'on peut s'y consacrer pendant vingt ans et donc construire une vraie expertise. Alors il faut comparer ces comptes rendus ceux de sociologues moins engags. V.Rabeharisoa : La question de la comptence se conjugue donc avec celle de la dure - tout en sachant quon fait de la quick and dirty ethnography. Faire ce travail dans la dure permet une permanence, un cumul dexpriences et un retour sur les acteurs avec qui on travaille. A.Hennion : En outre, il y a un problme de description. Dans le domaine de la science et des techniques, tout est consign dans des crits, des rapports, mais quand on va sur le terrain en mdecine, on rencontre de la souffrance qui nest (d)crite nulle part. L.Mondada : Bien quon puisse toujours dire que le compte rendu invisibilise les dtails des pratiques auxquelles il prtend renvoyer. A.Hennion : Oui, mais tant quon avait devant soi le compte rendu ainsi que la machine auquel il faisait rfrence, on n'avait pas peur de rater grand-chose. Alors que quand on est face un malade et sa souffrance, on ne sait pas trop comment sy prendre. V.Rabeharisoa : a ncessite une forme de prsence du sociologue sur le terrain qui est trs diffrente. L.Mondada : a repose le problme de savoir ce que tu ramnes du terrain quand tu retournes dans ton bureau. Comment ramener de la souffrance, comment y travailler dessus. A.Hennion : C'est aussi une affaire d'engagement personnel. Quand on regarde un ingnieur peaufiner sa machine, a ne nous empche pas de dormir la nuit. Face un patient dont on a vu dcider de la vie et de la mort, face aux drogus qua tudis milie Gomart19, on assiste une complexification des niveaux d'engagement, d'attachement, d'auto-analyse de ses ractions, d'analyse du jeu des autres. Dans le cas des drogus, milie tait une belle fille, un peu inconsciente et y allant tout droit. Pour aller la rencontre des drogus, c'tait l'idal ; elle a russi les faire parler je crois comme n'aurait jamais pu le faire ni un sociologue sr de sa thorie, ni un assistant social trop proche d'eux. L aussi on a observ un drle de mlange, de chimie, de drogue, de corps, de douleur, de problmes sociaux. L.Mondada : Est-ce qu'il y aurait des questions plus attachantes ? des questions qui paraissent plus nobles que dautres ? A.Hennion : Oui, je crois. un moment on s'tait intress au corps et donc la sexualit et je me souviens quon avait t amen cette conclusion, en discutant tous les deux avec Michel Callon sur ce qui faisait quon tudiait tel terrain, que tout n'tait pas galement intressant tudier, quil y a des choix faire, irrductibles de strictes hypothses thoriques. Il y a des choses que les humains peuvent faire ensemble qui sont intressantes, qui mritent d'tre

    19 Gomart, E., Surprised by Methadone. Paris : Ecole des Mines, 1999.

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    dcrites, et puis il y a d'autres choses, comme les pratiques sado-masochistes ou perverses sur lesquelles on sinterrogeait, qui prsentent sans doute des aspects sociaux dcrire, mais qui sont chiantes. Dans nos choix peuvent dailleurs intervenir des arguments autres que moraux. Largument ntait pas de les condamner, mais dans lautre sens de ne pas faire lhypothse classique de la neutralit axiologique , que tout se vaut, que tout mrite attention, indpendamment des implications du sociologue M.Akrich : En mme temps je me souviens que plus dun ici au CSI avait t particulirement fascin par la capacit des membres dun groupe sado-maso qui passait la tlvision produire un discours rationalis, complexe et riche sur leurs pratiques. A.Hennion : Oui, cest le cas des pervers aussi ; mais a peut donner des discours complexes sans quils soient pour autant intressants. Ce que je racontais tait justement une rflexion faite la suite de cette fascination, ctait sans doute un repentir : en y rflchissant, est-ce que a nous intresserait tant que cela daller les tudier ? L.Mondada : De toute faon, il y a une sorte de test qui se fait sur le terrain. Il faut tre suffisamment attach son objet pour pouvoir continuer y aller et le supporter. A.Hennion : Mais a dpasse la question de lintrt personnel. Il y a un intrt de lactivit elle-mme, de lobjet lui-mme. V.Rabeharisoa : Il y a la question de l'intrt personnel, mais il y a aussi le biais exerc par la reconnaissance du fait que les acteurs ont des comptences fortes et qu'ils vont tre capables de nous sduire avec ces comptences-l. Et c'est bien cause de cela qu'on nous dit souvent quon nest capables que de sintresser des acteurs rflexifs. Il y a une fascination pour ceux qui ont un discours rationalis et complexe. A.Hennion : Trop rflexif, ou plutt trop rationalis. Une rflexion sans rflexivit. On est tout le temps en train de faire des bribes de rationalisation, mais quand globalement a devient totalement cohrent, a devient aussi moins intressant. M.Akrich : Je trouve qu'il y a une ambigut dans notre approche qui est quon a tendance faire crdit aux acteurs. La question est de savoir de quoi on leur fait crdit. On leur fait crdit d'une rationalit neutre moralement. On ne suppose pas la mchancet, la bont, etc. mais une forme d'une rationalit plus ou moins bien exprime discursivement. En mme temps, je trouve que dans certaines situations on ne peut s'en sortir qu'en faisant l'hypothse inverse : il n'y a que des bribes, les gens ne sont pas cohrents, il n'y a que des morceaux de rationalit qui sont ancrs dans des situations particulires. Il y a un risque dans lattribution dune rationalit excessive aux acteurs : par exemple, on peut tudier le rle des professions dans les reprsentations que les gens se font des relations quils entretiennent dans leur groupe de travail ; partir du moment o on commence faire lhypothse dune cohrence globale, on risque de ne faire autre chose que dpouser les hypothses de la sociologie des professions o ces questions sont trs bien balises et dfinies. Alors que si on voulait aller jusqu'au bout de nos objectifs, il faudrait tre attentifs comment les gens utilisent les catgories professionnelles, de faon ajuste la situation et en redfinissant ces catgories au fil de runions interprofessionnelles par exemples, o se joue la manire dont chaque profession voit lautre et se voit elle-mme.

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    La mme chose vaut pour le genre. Les hollandaises nous disent qu'on est totalement aveugles aux relations de genre et je suis sensible cet argument, surtout sur certains terrains, comme les consultations en obsttrique. En mme temps ce qui me gne cest que les chercheurs qui sont sensibles ces problmes ont souvent a priori une forte ide de la manire dont ces relations de genre sexpriment, ce qui fait quils ne prtent plus attention ce que les acteurs font effectivement. Il faudrait arriver donner ces catgories une certaine fluidit, montrer ce en quoi elles sont la fois des ressources pour linteraction, et en mme temps constitues dans linteraction. A.Hennion : Le mme problme se posait pour les questions de pouvoir de tout l'heure. Au fond, les psychanalystes ont raison : un discours cohrent est dj un discours dlirant. Les acteurs sont rationnels, cela ne veut pas dire rationalisateurs. Lhypothse est quil y a un rapport profond entre les mots et ce qu'on fait, pas que lactivit se livre sous la forme dun grand discours rationnel. L.Mondada: Il ne faudrait jamais oublier lindexicalit de la parole, ou de laction, et de leur rationalit. La rationalit, comme les rationalisations, sont toutes fins pratiques, ajustes aux contingences de laction en cours - et cest ce qui fait leur efficacit. Si on ne tient pas compte de cette dimension indexicale, on risque de traiter les acteurs comme des judgmental dopes. Cela ouvre la porte au sociologue qui ne dnonce leur discours comme incohrent et irrationnel que pour mieux affirmer que lui seul sait ce qui se passe dans leur tte. Le rsultat est le discrdit de la parole des acteurs, qui permet ensuite de projeter des thories exognes sur leur action. M.Akrich : Je crois que nous avons t trop dans l'autre sens. Pour chapper cette ide du sociologue qui sait ce que les gens ont derrire la tte, on a sur-rhabilit l'acteur en lui prtant une grande rationalit et cohrence. Cest ce qui a conduit parfois et de faon extrme - chez certains chercheurs - dire que plus les acteurs sont capables de produire un discours rationnel articul et plus ils sont intressants. A.Hennion : La formule quel est le crdit que l'on fait aux acteurs ? est une bonne formule, l'hypothse qui est derrire est pr-morale : elle reconnat juste quil y a une capacit parler de ce qu'on fait - cela ne prsuppose pas du tout que ce soit si rationnel que a, mais ce n'est pas arbitraire. Il ne faut pas remplacer ce crdit-l par la formule plus ils causent et plus ils sont intressants : il y a des faons de ne pas parler ou mme de mentir qui sont tout fait intressantes. Par exemple lorsqu'on interroge les hommes politiques entrans ne pas dire ce qu'ils pensent, nos mthodes d'entretiens ne donnent rien. C'est ce que disait aussi Bruno Latour en tudiant le Conseil d'tat20 par exemple. Cest le cas des contextes o ce qui compte est la gestion publique du discours et des conduites. V.Rabeharisoa : Un autre biais consiste non seulement privilgier les acteurs qui ont une capacit aligner parole et posture morale, mais s'intresser ceux qui se posent les mmes questions que nous. Il y a une ambigut quant la nature du dcalage qu'on cherche, la surprise qu'on cherche sur le terrain. Dans mes expriences actuelles de terrain, les acteurs qui m'offrent des surprises heureuses, des dcalages qui font que je m'attache au terrain, ce sont les gens qui sont passionns et qui n'arrtent pas de se mettre en danger. Les psychiatres et les gnticiens que je vois par exemple ne sont pas forcment prolixes, mais ils sont constamment en danger -

    20 Latour, B., 2002, La fabrique du droit : ethnographie du Conseil dEtat, Paris : La Dcouverte.

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    du point de vue professionnel, du point de vue de leur savoir, ou vis--vis des familles des patients - et cela cre des vnements qui sont trs intressants pour la sociologue, qui se trouve elle-mme dans une situation de prcarit. A.Hennion : Dautre part, et pour prendre le contre-pied de ces constats, est-ce qu'on serait capable - est-ce que a vaudrait le coup, est-ce qu'on le ferait - d'analyser des acteurs dont on a l'impression qu'ils ne se posent pas les mmes questions que nous ? Et dabord, est-ce que a existe ? Parce qu'videmment, ce quil y a derrire, c'est un postulat sur les humains. M.Akrich : Quand on a travaill sur le conseil en conomie d'nergie, je ne sais pas si on pouvait dire qu'on se posait les mmes questions qu'eux Bien quon finisse effectivement par se poser les mmes questions que les acteurs, au fil du terrain, ou peut-tre plus justement aboutit-on une co-laboration de questions dans la rencontre entre les chercheurs et les acteurs, la mthode de lentretien tant particulirement propice ce type de processus. L.Mondada : On peut aussi considrer qu'il y a des questions qui surgissent du terrain, quon nimaginait pas et qu'on dcouvre sur le terrain - non pas de manire nave, mais en prenant au srieux les acteurs pour qu'ils nous montrent quels sont les problmes auxquels ils s'intressent et qui font sens pour eux. Et ceci justement peut tre produit dans le dcalage maximal entre tout ce qu'on sait, quon aime, qui nous intresse et ce qui se passe sur le terrain. Quand on fait du terrain et qu'on ne rencontre que des gens qui nous renvoient des questions qu'on se posait dj, c'est souvent mauvais signe A.Hennion : Dans ce sens, les surprises vcues sur le terrain sont une bonne mesure de notre capacit respecter les acteurs.

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