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Alain Badiou La Relation Enigmatique Entre Philosophie Et Politique

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  • COLLECTION CERCLE DE PHILOSOPHIE

  • La relation nigmatique entre philosophie et politique

  • Alain Badiou

    La relation nigmatique entre philosophie

    et politique

    GGermina

  • La relation nigmatique entre philosophie et politique

  • Avant d'en venir la relation paradoxale entre philosophie et politique, je voudrais m'interroger assez simplement sur l'avenir de la philosophie elle- mme.

    Je commencerai par une rfrence l'un de mes matres, Louis Althusser. Pour Althusser, la naissance du marxisme n'est pas simple. Elle dpend de deux rvolutions, de deux vnements intellectuels majeurs. Tout d'abord un vnement scientifique, savoir la cration par Marx d'une science de l'histoire dont le nom est matrialisme historique . Le second vnement est de nature philosophique, c'est la cration, par Marx et par d'autres, d'un nouveau courant, dont le nom est matrialisme dialectique . Nous pouvons dire qu'une philosophie nouvelle est requise pour clarifier et aider la naissance d'une nouvelle science. C'est ainsi que la philosophie de Platon a t requise par le commencement des mathmatiques, ou la philosophie de

  • Kant par la physique de Newton. Rien de particulirement difficile cela Dans ce cadre il devient possible de dire quelques petites choses sur l'avenir de la philosophie.

    On peut commencer par considrer que cet avenir ne dpend pas principalement de la philosophie et de son histoire, mais de faits nouveaux dans certains domaines, qui ne sont pas immdiatement de nature philosophique. En particulier, de faits appartenant au domaine de la science. Ainsi les mathmatiques pour Platon, Descartes ou Leibniz, la physique pour Kant, Whitehead ou Popper, lhistoire pour Hegel ou Marx, la biologie pour Nietzsche, Bergson ou Deleuze.

    En ce qui me concerne, je suis parfaitement d'accord pour dire que la philosophie dpend de certains domaines non philosophiques, et j'ai appel ces domaines les conditions de la philosophie. Je voudrais simplement rappeler que je ne limite pas les conditions de la philosophie au devenir de la science. Je propose un ensemble bien plus vaste de conditions, relevant de quatre types diffrents : la science, mais galement la politique, l'art et l'amour. Ainsi mon oeuvre dpend, par exemple, d'un nouveau concept de l'infini, mais galement des nouvelles formes de la politique rvolutionnaire, des grands pomes de Mallarm, de Rimbaud, de Pessoa, de

  • Mandelstam ou de Wallace Stevens, de la prose de Samuel Beckett, et des nouvelles formes d'amour qui ont merg dans le contexte de la psychanalyse, ainsi que de la complte transformation de toutes les questions concernant la sexuation et le gender .

    On pourrait alors dire que l'avenir de la philosophie dpend de sa capacit d'adaptation progressive au changement de ces conditions. Et on pourrait dire : dans ce cas la philosophie vient toujours dans un second temps, elle vient dans l'aprs-coup de nouveauts non philosophiques.

    Certes, telle est bien la conclusion de Hegel. Pour lui la philosophie est l'oiseau de la sagesse, et l'oiseau de la sagesse est la chouette. Mais la chouette ne s'envole qu'une fois le jour termin. La philosophie est la discipline qui vient aprs le jour de la connaissance, des expriences, de la vie relle, au dbut de la nuit. Apparemment notre problme, celui de l'avenir de la philosophie est ainsi rsolu. On a deux cas. Premier cas : Une nouvelle aube d'expriences cratrices en matire de science, de politique, d'art ou d'amour est sur le point de se lever et nous aurons un nouveau soir pour la philosophie. Deuxime cas : Notre civilisation est puise, et l'avenir que nous pouvons imaginer est sombre, un avenir de perptuelle obscurit. L'avenir de la philosophie sera ainsi sa mort lente, sa mort

  • lente dans la nuit La philosophie sera rduite ce que nous lisons au dbut du splendide texte de Samuel Beckett, Compagnie : Une voix parvient quelqu'un dans le noir. Une voix qui n'a ni signification, ni destination.

    Et de fait, de Hegel et Auguste Comte, jusqu' Nietzsche, Heidegger ou Derrida, sans oublier Wittgenstein et Camap, nous retrouvons l'ide philosophique d'une probable mort de la philosophie, en tout cas sous sa forme classique, mtaphysique. Vais-je ici, en tant que contempteur bien identifi de la forme dominante de notre temps, de critique rsolu du capitalo-parlementarisme, prcher la fin et l'outre- passement oblig de la philosophie ? Vous savez que telle nest pas ma position. Bien au contraire, je mattache ce que la philosophie, comme je le dis dj dans mon premier Manifeste pour la philosophie, fasse un pas de plus .

    Cest que la thse trs rpandue de la mort de la mtaphysique, la thse postmodeme d'un outrepassement du philosophique par des intellectualits neuves plus mlanges, plus mtisses, moins dogmatiques, cette thse est aux prises avec de nombreuses difficults.

    La premire, qui a peut-tre quelque chose de trop formel, est la suivante : depuis longtemps l'ide de la fin de la philosophie est typiquement une ide

  • philosophique. En outre, c'est souvent une ide positive. Pour Hegel, la philosophie est parvenue sa fin parce que la philosophie est capable de comprendre ce qu'est la connaissance absolue. Pour Marx, la philosophie, en tant qu'interprtation du monde, peut tre remplace par une transformation concrte de ce mme monde. Pour Nietzsche, l'abstraction ngative que reprsente la vieille philosophie doit tre dtruite pour librer la vraie affirmation vitale, le grand Oui ! tout ce qui existe. Et pour le courant analytique, les phrases mtaphysiques, lesquelles sont de purs non-sens, doivent tre dconstruites en faveur de propositions et d'arguments clairs, sous le paradigme de la logique moderne.

    Dans tous ces cas nous voyons que les grandes dclarations concernant la mort de la philosophie en gnral, de la mtaphysique en particulier, sont trs probablement le moyen rhtorique d'introduire une nouvelle voie, un nouvel objectif, dans la philosophie elle-mme. Le meilleur moyen de dire je suis un philosophe nouveau est probablement de dire avec emphase : La philosophie est finie, la philosophie est morte ! Donc je propose que commence avec moi quelque chose d'entirement nouveau. Non pas la philosophie, mais la pense ! Non pas la philosophie, mais la puissance vitale ! Non pas la philosophie mais un nouveau langage rationnel !

  • En fait, non pas la vieille philosophie, mais la nouvelle philosophie, qui, par un hasard remarquable, se trouve tre la mienne.

    Il n'est donc pas impossible que l'avenir de la philosophie soit toujours dans la forme de la rsurrection. La vieille philosophie, comme le vieil homme, est morte, mais cette mort est en fait la naissance du nouvel homme, du nouveau philosophe.

    Cependant, il existe une troite relation entre la rsurrection et l'immortalit, entre le plus grand changement imaginable, le passage de la mort la vie, et la plus complte absence de changement imaginable, quand nous nous situons dans la joie du salut.

    Peut-tre la rptition du motif de la fin de la philosophie avec le motif rptitif conjoint d'un nouveau commencement de la pense est-il le signe d'une immobilit fondamentale de la philosophie en tant que telle. Il se peut que la philosophie ait placer sa continuit, sa nature rptitive sous le signe du couple dramatique de la naissance et de la mort.

    Parvenus ce point, nous pouvons en revenir l'uvre d'Althusser. Car Althusser, qui maintient que la philosophie dpend de la science, maintient en mme temps quelque chose de trs trange, savoir que la philosophie n'a pas d'histoire du tout,

  • que la philosophie c'est toujours la mme chose. Dans ce cas, le problme de lavenir de la philosophie est simple : l'avenir de la philosophie est son pass.

    On croit rver : voil Althusser, le grand marxiste, devenu le dernier dfenseur de la vieille conception scolastique d'une philosophia perennis, d'une philosophie comme pure rptition du mme, d'une philosophie dans le style nietzschen comme temel retour du mme.

    Mais que reprsente ce mme ? Qu'est-ce que cette mmet du mme qui quivaut au destin anhistorique de la philosophie ? Cette question nous ramne videmment la vieille discussion sur la vraie nature de la philosophie. On connat en gros deux tendances. Pour la premire, la philosophie est essentiellement une connaissance rflexive. La connaissance de la vrit dans le domaine thorique, la connaissance des valeurs dans le domaine pratique. Et nous avons organiser l'apprentissage et la transmission de ces deux formes fondamentales de la connaissance. Ds lors, la forme approprie la philosophie est celle de l'cole. Le philosophe est un professeur, comme Kant, Hegel, Husserl, Heidegger et tant d'autres, y compris moi- mme. Il organise la transmission et la discussion raisonnes des questions relatives la vrit et aux

  • valeurs. C'est en effet la philosophie qui a invent depuis les Grecs la forme de l'cole.

    La seconde possibilit est que la philosophie ne soit pas rellement une connaissance, ni thorique, ni pratique. Elle consiste dans la transformation directe d'un sujet, c'est une sorte de conversion radicale, un bouleversement complet de l'existence. Et, en consquence, c'est trs proche de la religion, bien que les moyens soient exclusivement rationnels ; c'est trs proche de l'amour, mais sans l'appui violent du dsir ; trs proche de l'engagement politique, mais sans la contrainte d'une organisation centralise ; trs proche de la cration artistique, mais sans les moyens sensibles de l'art ; trs proche de la connaissance scientifique, mais sans le formalisme des mathmatiques ou les moyens empiriques et techniques de la physique. Pour cette seconde tendance, la philosophie n'est pas ncessairement une matire relevant de l'cole, de l'apprentissage, de la transmission et des professeurs. C'est une adresse libre de quelqu'un quelqu'un d'autre. Comme Socrate parlant aux jeunes gens dans les rues d'Athnes, comme Descartes crivant des lettres la princesse Elizabeth, comme Jean-Jacques Rousseau crivant ses Confessions ; ou comme les pomes de Nietzsche, les romans et les pices de Jean-Paul Sartre, comme, si vous me permettez cette touche

  • narcissique, mes propres oeuvres thtrales ou romanesques, tout comme le style affirmatif et combattant qui irrigue, je crois, mes crits philosophiques, mme les plus complexes.

    Autrement dit : on peut concevoir la philosophie, pour parler comme Lacan, comme une forme du discours de lUniversit, une affaire de professeurs et dlves dans des institutions raisonnables. Cest la vision intemporellement scolastique dAristote. Ou bien on peut la concevoir comme la forme la plus radicale du discours du Matre, une affaire d'engagement personnel, o l'affirmation combattante est premire (notamment contre les sophistes et contre le doute savant dont shonore lUniversit).

    Dans cette deuxime vision des choses, la philosophie n'est pas plus connaissance que connaissance de la connaissance. C'est une action. On pourrait dire que ce qui identifie la philosophie ce ne sont pas les rgles d'un discours, mais la singularit d'un acte. C'est cet acte que les ennemis de Socrate ont dsign comme la corruption de la jeunesse . Et c'est cause de cela, comme vous le savez, que Socrate fut condamn mort. Corrompre la jeunesse est somme toute un nom trs convenable pour dsigner l'acte philosophique. condition de bien comprendre le sens de corrompre . Corrompre signifie ici enseigner la possibilit de refuser toute soumission

  • aveugle aux opinions tablies. Corrompre, cest donner la jeunesse certains moyens de changer d'opinion propos des normes sociales, de substituer la discussion et la critique rationnelle l'imitation et l'approbation et mme, si la question est une question de principe, de substituer la rvolte l'obissance. Mais cette rvolte n'est ni spontane ni agressive, dans la mesure o elle est la consquence de principes et d'une critique proposs la discussion de tous.

    Dans les pomes de Rimbaud nous trouvons l'trange expression de rvoltes logiques . C'est probablement une bonne dfinition de l'acte philosophique. Ce n'est pas par hasard si mon vieil ami- ennemi, le remarquable anti-philosophe Jacques Rancire, a cr dans les annes soixante-dix une trs importante revue dont le titre tait prcisment Les rvoltes logiques.

    Mais si la vritable essence de la philosophie est d'tre un acte, nous comprendrons mieux la raison pour laquelle, aux yeux de Louis Althusser, il n'existe pas de relle histoire de la philosophie. Dans son uvre propre Althusser propose de dire que la fonction agissante de la philosophie est dintroduire une division parmi les opinions. Et plus prcisment dans les opinions sur la connaissance scientifique, ou, plus gnralement, dans les activits thoriques.

  • Quelle espce de division ? C'est finalement la division entre matrialisme et idalisme. En tant que marxiste, Althusser pensait que le matrialisme est le cadre rvolutionnaire pour les activits thoriques et que l'idalisme est le cadre conservateur. Sa dfinition finale tait donc : la philosophie est comme une lutte politique dans le champ thorique.

    Mais indpendamment de cette conclusion marxiste nous pouvons faire deux remarques.

    1) L'acte philosophique est toujours dans la forme d'une dcision, d'une sparation, d'une claire distinction. Entre connaissance et opinion, entre opinions correctes et opinions fausses, entre vrit et fausset, entre Dieu et le Mal, entre sagesse et folie, entre position affirmative et position purement critique, etc.

    2) L'acte philosophique a toujours une dimension normative. La division est galement une hirarchie. Dans le cas du marxisme, le bon terme est le matrialisme et le mauvais, l'idalisme. Mais, plus gnralement, on s'aperoit que la division introduite dans les concepts ou dans les expriences est en fait toujours une manire d'imposer, spcialement la jeunesse, une nouvelle hirarchie. Et, d'un point de vue ngatif, le rsultat est le renversement intellectuel d'un ordre tabli et d'une vieille hirarchie.

  • Nous avons donc dans la philosophie quelque chose d'invariant, quelque chose comme une compulsion de rptition, ou comme le retour temel du mme. Mais cette invariance est de l'ordre de l'acte, et non de l'ordre du connatre. C'est une subjectivit, pour laquelle le savoir sous toutes ses formes est un moyen parmi dautres.

    La philosophie est l'acte de rorganisation de toutes les expriences thoriques et pratiques par la proposition d'une nouvelle grande division normative, qui renverse un ordre intellectuel tabli, et promeut de nouvelles valeurs au-del des valeurs communes. La forme de tout cela est une adresse plus ou moins libre chacun, mais tout d'abord la jeunesse ; parce qu'un philosophe sait parfaitement que les jeunes gens ont dcider de leur vie et qu'ils sont souvent plus disposs accepter les risques d'une rvolte logique.

    Tout ceci explique pourquoi la philosophie est dans une certaine mesure toujours la mme chose. Bien entendu, tout philosophe pense que son uvre est compltement nouvelle. C'est humain. Bien des historiens de la philosophie ont introduit des ruptures absolues. Par exemple, aprs Descartes, il est vident que la mtaphysique doit avoir la science moderne comme paradigme de sa construction rationnelle. Aprs Kant, on dclare

  • que la mtaphysique classique est devenue impossible. Ou, aprs Wittgenstein, on interdit d'oublier que l'tude du langage est le cur de la philosophie. Nous avons ainsi un tournant rationaliste, un tournant critique, un tournant langagier Mais en fait, rien dans la philosophie n'est irrversible. Il n'y a pas de tournant absolu. Bien des philosophes peuvent trouver aujourd'hui chez Platon ou Leibniz des points bien plus intressants, plus stimulants que des points d'intensit apparemment similaire chez Heidegger ou chez Wittgenstein. C'est parce que leur propre matrice est largement identique celle de Platon ou de Leibniz. Seul le fait que la philosophie est une rptition de son acte claire les affinits immanentes qui existent entre philosophes. Deleuze avec Leibniz et Spinoza ; Sartre avec Descartes et Hegel ; Merleau-Ponty avec Bergson et Aristote ; moi-mme avec Platon et Hegel ; Slavoj izek avec Kant et Schelling. Et, possiblement, pendant prs de trois mille ans, tout le monde avec tout le monde.

    Mais si lacte philosophique est formellement le mme, et le retour du mme, il va falloir rendre compte du changement du contexte historique. Car lacte prend place sous certaines conditions. Quand un philosophe propose une nouvelle division et une nouvelle hirarchie pour les expriences de son temps, c'est parce qu'une nouvelle

  • cration intellectuelle, une nouvelle vrit vient de faire son apparition. C'est en fait parce que, ses yeux, nous avons assumer les consquences d'un nouvel vnement dans les conditions relles de la philosophie.

    Quelques exemples. Platon a propos une division entre sensible et intelligible dans les conditions de la gomtrie d'Eudoxe et dun concept post-pytha- goricien du nombre et de la mesure. Hegel a introduit lhistoire et le devenir dans lide absolue, en raison de la frappante nouveaut de la Rvolution franaise. Nietzsche a dvelopp une relation dialectique entre la tragdie grecque et la naissance de la philosophie dans le contexte des sentiments tumultueux provoqus en lui par la dcouverte du drame musical de Wagner. Et Derrida a transform l'approche classique des oppositions mtaphysiques rigides en grande partie en raison de l'importance croissante et irrductible, dans nos expriences, de leur dimension fminine.

    C'est pourquoi nous pouvons finalement parler de rptition cratrice. Il y a quelque chose d'invariant dans la forme d'un geste, un geste de division. Et il y a, sous la pression de certains vnements et de leurs consquences, la ncessit de transformer certains aspects du geste philosophique. Nous avons donc une forme, et nous avons la forme variable de

  • la forme unique. C'est pourquoi nous reconnaissons clairement la philosophie et les philosophes, en dpit de leurs normes diffrences et de leurs violents conflits. Kant a dit de l'histoire de la philosophie que c'tait un champ de bataille. Il avait parfaitement raison. Mais cest aussi la rptition de la mme bataille, dans le mme champ. Une image musicale peut nous servir ici. Le devenir de la philosophie est dans la forme classique du thme et des variations. La rptition, c'est le thme, et la nouveaut constante, les variations.

    Et tout cela prend place aprs certains vnements de la politique, de l'art, de la science, de l'amour, vnements qui ont fourni la ncessit d'une nouvelle variation sur le mme thme. Ainsi, il y a une vrit de l'nonc hglien. Il est bien vrai que nous, philosophes, travaillons pendant la nuit, aprs le jour du vritable devenir d'une nouvelle vrit. Je repense ici un splendide pome de Wallace Stevens, dont le titre, Homme portant la chose , ressemble celui d'une peinture, et o Stevens crit : Nous avons endurer nos penses pendant toute la nuit. Hlas, telle est la destine des philosophes et de la philosophie. Et Stevens poursuit : Jusqu'au moment o l'vidence clatante se dresse immobile dans le froid. Oui, nous esprons, nous croyons quun jour vidence clatante se dressera immobile,

  • dans le froid stellaire de sa forme ultime. Ce sera le dernier stade de la philosophie, l'ide absolue, la rvlation complte. Mais cela n'arrive pas. Au contraire, quand quelque chose se produit dans le jour des vrits vivantes, nous avons rpter l'acte philosophique et crer une nouvelle variation.

    Ainsi lavenir de la philosophie est, comme son pass, une rptition cratrice. C'est jamais que nous devrons endurer nos penses pendant toute la dure de la nuit.

    Parmi ces penses nocturnes, nulle sans doute ne nous soucie davantage, aujourdhui, que celle qui fait nud avec la condition politique. Et ce pour une raison simple : la politique elle-mme est largement dans une sorte de nuit de la pense. Mais le philosophe, qui ne peut se rsigner ce que sa propre position nocturne soit le rsultat d'une nuit des vrits concrtes, le philosophe tente de discerner au plus loin, vers lhorizon, des lueurs annonciatrices. Il est cette fois plutt comme le veilleur au tout dbut de YAgamemnon d'Eschyle. Vous connaissez ce passage insurpassable :

    Veillant sur cette couche pntre de rose, sans rpit, comme un chien, j'ai appris connatre l'assemble des toiles et des astres qui font don aux hommes de l'hiver et de lt. De ces princes

  • lumineux des feux de l'ther, j'ai maintenant la science des aurores comme des dclins.

    Le philosophe est le Sujet de ce genre de science, il est dans la nuit le chien fidle du Dehors. Mais sa joie est faite de lannonce du matin. Encore Eschyle :

    Ah ! Puisse luire ds aujourd'hui la fin des mes tourments, puisse le feu de joie illuminer les tnbres !

    Ces dernires semaines, justement, dans notre pays, il est une fois encore prouv qu'il existe une disposition populaire pour inventer dans la nuit quelques formes neuves du matin. Du possible feu de joie, nous avons peut-tre au moins les flammches. Le philosophe, naturellement, sur sa couche trempe de rose, ouvre un il. Il dnombre les clarts.

    Vous savez quil existe dans la population quatre grands ensembles dont, s'en tenir aux vingt dernires annes, nous savons pouvoir attendre quils chappent aux mornes disciplines de l'tat des choses. Nous le savons, puisque chacun de ces collectifs, dans la forme encore politiquement limite mais historiquement certaine du mouvement de

  • masse, a donn la preuve d'une forme d'existence irrductible aux jeux de l'conomie et de l'tat.

    Nommons la jeunesse tudiante et lycenne, soucieuse dexistence et davenir, qui a, il n y a pas si longtemps, remport la victoire sur la question du CPE. Mouvement vif et assur, victoire coup sr quivoque, mais subjectivit prometteuse.

    Nommons la jeunesse populaire, harcele par la police et la stigmatisation, dont les meutes enflamment priodiquement cortges et cits, et dont l'obscure obstination rebelle, venue du fond des temps, et gouverne par le seul impratif on a raison de se rvolter , a au moins le mrite de faire trembler de peur les gens installs.

    Nommons la masse des salaris ordinaires, capables sur le seul mot dordre ensemble, tous ensemble de tenir en plein hiver, pendant des jours, dimmenses rassemblements, mobilisant dans certaines petites villes de province jusquau tiers de la population totale.

    Nommons enfin les proltaires nouveaux venus, africains, asiatiques, venus de lEst, situs comme toujours, et depuis le dix-neuvime sicle, au centre stratgique des vraies politiques possibles, sans papiers ou avec, sachant sorganiser, marcher, occuper, dans la longue guerre de rsistance pour leurs droits.

  • Nous savons que la moindre liaison entre ces ensembles, tout ce qui peut produire leur insparation, ouvrira une nouvelle squence de l'invention politique. L'tat n'a pas d'autre tche capitale que d'interdire, par tous les moyens, y compris violents, toute connexion, mme limite, entre la jeunesse populaire dite des cits et les tudiants, entre les tudiants et la masse des salaris ordinaires, entre ces derniers et les proltaires nouveaux venus, et mme, pourtant dapparence naturelle, toute connexion entre la jeunesse populaire et les proltaires nouveaux venus, entre les fils et les pres ; c'est d'ailleurs quoi a servi l'idologie touche pas mon pote , faite de jeunisme et de mpris pour cette condition ouvrire laquelle les pres avaient t assigns et o ils avaient su, dans quelques grandes grves des annes soixante-dix et des premires annes quatre-vingt, montrer leur force.

    La seule connexion qui a russi parfois durer rassemble des intellectuels militants et des proltaires nouveaux venus. L s'exprimentent, dans la forme d'une action restreinte, les ressources dune longue marche politique qui ne devrait rien la duperie parlementaire et syndicale.

    La lueur la plus rcente que peroit lil du philosophe est que des connexions de ce genre, des connexions que sacharne proscrire le front uni

  • de l'tat, des directions syndicales et des partis, gauche en tte, sont ces derniers jours tentes, exprimentes. Des groupes composites se forment et se donnent eux-mmes des tches prcises : occuper ceci ou cela, raliser une banderole vengeresse, animer le mollasson cortge syndical... Alors, peut-tre aujourd'hui, demain...

    Saluons en tout cas ce qui se passe, cette sorte de tnacit pour en finir avec l'emblme de la corruption tatique, celui dont on me rendra au moins cette justice que c'est trs tt que j'ai dit quel point il pouvait nous nuire, et de quoi, ce titre, il tait le nom.

    Au vu de tout cela, je songe neuf l'trange connexion, exprimente par moi au plus profond, entre politique et philosophie.

    Je commencerai par une contradiction frappante. D'un ct, la philosophie est clairement, et ncessairement, une activit dmocratique. J'expliquerai pourquoi.

    De l'autre, les conceptions politiques de la majorit des philosophes, de Platon moi-mme, y compris Hegel, Nietzsche, Wittgenstein, Heidegger ou Deleuze, n'ont rien de dmocratique au sens habituel du mot. Autrement dit : les philosophes ne reconnaissent en gnral pas les bienfaits unanimement clbrs de l'tat parlementaire et de la libert d'opinion.

  • Nous avons donc une contradiction entre la vraie nature de la philosophie, qui est assurment une conception dmocratique de la discussion intellectuelle argumente et de la pense libre, et les conceptions explicites de la philosophie dans le champ politique, lesquelles acceptent bien souvent l'existence d'un cadre autoritaire pour la destine collective de l'humanit, et en tout cas n'prouvent aucune espce de fascination pour le type de rgime politique qui domine le monde occidental.

    Il y a quelque chose comme une relation paradoxale entre les trois termes : dmocratie, politique, philosophie. Nous avons passer de dmocratie philosophie. En fait, telle est la voie de la cration de la philosophie par les anciens Grecs. La naissance de la philosophie est manifestement dpendante de l'invention par les Grecs de la premire forme d'un pouvoir dmocratique. Mais nous avons galement passer de la philosophie la politique. En fait, la politique a certainement t toujours l'une des proccupations principales des philosophes pendant toute l'histoire du devenir de la philosophie. Mais, tandis que la politique est pour la philosophie un objet de rflexion, il est en gnral trs difficile de passer de cette sorte de politique la dmocratie.

    Si vous voulez, la dmocratie est une ncessit en amont de la philosophie et une difficult en aval.

  • Notre question est donc : qu'est-ce qui, dans la politique, est modifi par l'action philosophique de telle sorte que la dmocratie commence par tre une ncessit, pour devenir en second lieu quelque chose dimpossible ou dobscur ?

    Notre rponse sera que la difficult se situe dans la relation entre la notion dmocratique de libert et le concept philosophique de vrit. En un mot, si quelque chose comme une vrit politique existe, cette vrit est une obligation pour tout esprit rationnel. Du coup, la libert est absolument limite. linverse, sil ny a pas de limitation de cet ordre, il n'y a pas de vrit politique. Mais dans ce cas il ny a pas de relation positive entre philosophie et politique.

    Les trois termes, politique, dmocratie et philosophie sont finalement lis par la question de la vrit. Le nud obscur est en fait dtermin par l'obscurit propre la catgorie de vrit. Le problme devient alors : qu'est-ce qu'une conception dmocratique de la vrit ? Qu'est-ce, face au relativisme et au scepticisme, que l'universalit dmocratique ? Qu'est-ce qu'une rgle politique qui s'applique tous, mais sans la contrainte d'une transcendance ?

    Mais commenons par le commencement, par les deux points suivants :

  • 1) Pourquoi la dmocratie est-elle une condition de l'existence de la philosophie ?

    2) Pourquoi la philosophie est-elle souvent si inapproprie une vision dmocratique de la politique ?

    La philosophie a deux caractristiques fondamentales.

    Dune part, c'est un discours indpendant de la place occupe par celui qui parle. Si vous prfrez : la philosophie n'est ni le discours d'un roi, ni celui d'un prtre, ni celui d'un prophte ou d'un dieu. Il n'y a aucune garantie du discours philosophique du ct de la transcendance, du pouvoir ou d'une fonction sacre. La philosophie assume que la recherche de la vrit est ouverte tous. Le philosophe peut tre n'importe qui. Ce qu'il dit est valid ou invalid non par sa position mais uniquement par son contenu. Ou, plus techniquement, l'valuation philosophique ne se soucie pas de l'nonciation subjective, mais uniquement de l'nonc objectif. La philosophie est un discours qui ne tient sa lgitimit que de lui-mme.

    C'est l une caractristique clairement dmocratique.

    La philosophie est compltement indiffrente la position sociale, culturelle ou religieuse de celui qui

  • parle ou pense. Elle accepte de venir de n'importe qui. Et la philosophie est expose l'approbation ou la critique sans slection prliminaire de qui approuve ou objecte. Elle accepte d'tre pour n'importe qui.

    Nous pouvons donc conclure qu'il est dans l'essence de la philosophie d'tre dmocratique.

    Mais il ne faut pas oublier que la philosophie, qui accepte d'tre totalement universelle dans son origine aussi bien que dans son adresse, ne saurait accepter d'tre dmocratique au mme sens dans ses objectifs, dans sa destination. N'importe qui peut tre philosophe, ou l'interlocuteur d'un philosophe. Mais il n'est pas vrai que toute opinion quivaut toute autre opinion. L'axiome de l'galit des esprits est loin d'tre un axiome de l'galit des opinions. Depuis le dbut de la philosophie, nous devons, avec Platon, distinguer premirement entre les opinions correctes et les opinions errones, et deuximement entre la vrit et l'opinion. Dans la mesure o l'objectif ultime de la philosophie est de clarifier compltement la distinction entre vrit et opinion, il ne saurait manifestement y avoir aucune acceptation relle par la philosophie du grand principe dmocratique de la libert des opinions. La philosophie oppose l'unit et l'universalit de la vrit la pluralit et la relativit des opinions.

  • Il y a une autre raison qui limite la tendance dmocratique de la philosophie. La philosophie est certes expose au jugement critique. Mais cette exposition implique l'acceptation d'une rgle commune pour la discussion. Nous devons reconnatre la validit des arguments. Et finalement nous devons accepter l'existence d'une logique universelle en tant que condition formelle de l'axiome de l'galit des esprits. Mtaphoriquement parlant, c'est la dimension mathmatique de la philosophie : il y a une libert de l'adresse, mais galement la ncessit d'une rgle stricte pour la discussion.

    Exactement comme la mathmatique, la philosophie vaut de tous et pour tous et n'a pas de langage spcifique. Mais il y a une rgle stricte des consquences.

    Ainsi, quand la philosophie examine la politique elle ne peut pas le faire selon la ligne d'une pure libert, et certainement pas d'une libert des opinions ; elle traite de la question de ce que peut tre une vrit politique. Ou encore : qu'est-ce que la politique quand elle obit aux deux principes suivants :

    - Compatibilit avec le principe philosophique de l'galit des esprits.

  • - Compatibilit avec le principe philosophique de la subordination de la varit des opinions l'universalit de la vrit.

    On peut dire simplement qugalit et universalit sont les caractristiques d'une politique valide dans le champ de la philosophie. Le nom classique pour cela est justice. La justice revient examiner toute situation du point de vue dune norme gali- taire revendique comme universelle.

    On notera que dans lide de justice, l'galit est bien plus importante que la libert. Et l'universalit est bien plus importante que la particularit, l'identit ou l'individualit. C'est pourquoi il y a un problme dans la dfinition courante de la dmocratie comme reprsentant les liberts individuelles.

    Richard Rorty a dclar : La dmocratie est plus importante que la philosophie. Avec ce principe politique, Rorty prpare en ralit la dissolution de la philosophie dans le relativisme culturel. Mais Platon, au dbut de la philosophie, dit exactement le contraire : la philosophie est bien plus importante que la dmocratie. Et si justice est le nom philosophique de la politique en tant que vrit du collectif, la justice est plus importante que la libert.

    La grande critique de la politique dmocratique qu'on trouve chez Platon est lgrement ambigu.

  • D'un ct, c'est assurment une position aristocratique personnelle. Mais d'un autre ct, c'est un vrai problme, celui d'une sorte de contradiction, qui peut devenir antagonique, entre justice et libert.

    Lisons pour nous instruire sur ce point les dlibrations des rvolutionnaires franais entre 1792 et 1794. La notion si impressionnante de Terreur intervient exactement au point o l'universalit quon suppose la vrit politique entre en conflit violent avec la particularit des intrts. Subjectivement, les grands rvolutionnaires de l'poque traduisent ce conflit en disant que l o la vertu dfaille, la terreur est invitable. Mais qu'est-ce que la vertu ? C'est la volont politique, ou ce que Saint-Just appelle la conscience publique , laquelle met inflexiblement lgalit au-dessus de la libert purement individuelle, et l'universalit des principes au-dessus de l'intrt des particuliers.

    Ce dbat n'est aucunement inactuel. Quelle est en effet notre situation aujourd'hui, je veux dire la situation des gens installs, ceux qui se nomment eux- mmes les Occidentaux ? Le prix payer pour notre chre libert, ici, dans le monde occidental, est celui d'une monstrueuse ingalit, d'abord l'intrieur de nos pays, mais surtout l'extrieur. D'un point de vue philosophique, il n'existe aucune justice dans le monde contemporain. Nous ne sommes,

  • de ce point de vue, aucunement vertueux au sens que donnaient ce mot nos grands anctres jacobins. Mais nous nous flattons de ntre pas non plus terroristes. Seulement, Saint-Just, encore lui, demandait : Que veulent ceux qui ne veulent ni la vertu, ni la terreur ? Et la rponse cette question tait : ils veulent la corruption. Cest bien ce dans quoi, la corruption, on dsire que nous nous vautrions sans regarder plus loin. Jappelle ici corruption non pas tant les trafics honteux, les changes entre banditisme et bonne socit , les malversations en tout genre dont nous savons que lconomie capitaliste est le support. Par corruption j'entends surtout cette corruption mentale qui fait quun monde, aussi videmment tranger tout principe, se prsente et est assum par la majorit de ceux qui en bnficient comme s'il tait le meilleur des mondes, au point de tolrer qu'on fasse en son nom la guerre ceux qui contestent ce dgotant contentement de soi, et qu'on perscute l'intrieur, comme mal intgrs , ceux qui, venus d'ailleurs, ne professent pas inconditionnellement la supriorit autoproclame du capitalo-parlementarisme.

    lev dans un monde dont la pense est corrompue et o l'injustice est comme un principe aussi secret que sacr, se dressant avec les moyens du bord contre cette corruption, le philosophe ne saurait

  • s'tonner d'avoir vivre dans une situation paradoxale. La dmocratie est une condition de la philosophie, mais la dmocratie n'a pas de relation directe avec la justice, laquelle il arrive de se prsenter, au plus loin des dlices dmocratiques et corrompus de la libert individuelle, comme l'alliance circonstancielle de la vertu et de la terreur. Or, la justice est le nom philosophique de la vrit dans le champ politique. Ainsi, le nud des trois termes, philosophie, dmocratie et politique, demeure obscur.

    Nous allons maintenant faire un dtour, dtour classique, par les mathmatiques. Les mathmatiques sont probablement le meilleur paradigme de la justice qu'on puisse trouver, ainsi que Platon l'a montr trs tt. En mathmatique nous avons d'abord une sorte de libert primitive qui est la libert du choix des axiomes. Mais aprs cela, nous avons une dtermination totale, fonde sur des rgles logiques. Nous devons donc accepter totalement les consquences de notre premier choix. Et cette acceptation n'est pas une libert, c'est une contrainte, une ncessit : c'est un travail intellectuel trs dur que de trouver la preuve correcte. la fin, tout cela est strictement une galit universelle en un sens prcis : une preuve est une preuve pour qui que ce soit sans exception qui accepte le choix primitif et les rgles

  • logiques. Ainsi nous avons choix, consquences, galit, universalit.

    En fait nous avons ici le paradigme de la politique rvolutionnaire classique, dont l'objectif est la justice. Il faut commencer par accepter un choix fondamental. Dans la squence historique qui va des grands jacobins de 1792, excuts en masse en 1794 aprs le 9 Thermidor, aux derniers feux de la Rvolution culturelle en Chine et du gauchisme partout dans le monde, soit la fin des annes soixante-dix du dernier sicle, le choix se situe entre ce que les rvolutionnaires chinois nomment les deux voies ou les deux classes : la voie rvolutionnaire et la voie conservatrice. La classe ouvrire ou la bourgeoisie. La vie prive ou laction collective. Ensuite, il faut accepter les consquences du choix qu'on a fait, savoir l'organisation, les luttes trs dures, les sacrifices, pas de libert des opinions et des styles de vie, mais discipline, long travail pour trouver les moyens stratgiques de la victoire. Et le rsultat n'est pas un tat dmocratique au sens courant du terme, mais la dictature du proltariat, visant annihiler la rsistance de l'ennemi. Et dans le mme temps, tout cela est prsent comme totalement universel, parce que l'objectif n'est pas le pouvoir d'une classe ou d'un groupe particulier, mais la fin de toutes les classes et des ingalits, et ultimement, la fin de l'tat en tant que tel.

  • Dans cette conception, la dmocratie est en fait le nom de deux choses compltement diffrentes. C'est d'abord, comme l'a dit Lnine, le nom d'une forme d'tat, l'tat dmocratique avec ses lections, ses dputs, son gouvernement constitutionnel, etc. Et deuximement, c'est une forme d'action de masse : c'est une dmocratie populaire ou active, avec de grands meetings, des manifestations, des meutes, des insurrections, etc. Dans le premier sens, la dmocratie n'a aucune relation directe la politique rvolutionnaire ou la justice. Dans le second sens, la dmocratie n'est ni une norme ni un objectif. C'est un moyen, un moyen de promouvoir la prsence populaire active dans le champ politique. La dmocratie n'est pas la vrit politique, mais l'un des moyens de trouver la vrit politique.

    Mais la philosophie est galement dmocratie, comme nous l'avons vu, elle est condition d'un nouvel apprentissage, d'un nouveau statut du discours ; un statut qui n'a aucune place sacre, aucun livre sacr, qui n'a ni roi, ni prtre, prophte ou dieu comme garantie de sa lgitimit.

    Nous pouvons donc proposer une nouvelle hypothse pour comprendre compltement ce nud obscur. Du point de vue de la philosophie, dmocratie n'est ni une norme, ni une loi, ni un objectif.

  • Dmocratie est seulement l'un des moyens possibles de l'mancipation populaire. Exactement comme les contraintes mathmatiques sont galement une condition de la philosophie.

    C'est pourquoi nous ne pouvons passer avec vidence de la philosophie la dmocratie, et pourtant la dmocratie est une condition de la philosophie.

    Cela signifie coup sr que le mot dmocratie prend deux sens diffrents, en amont ou en aval de la philosophie. En amont, comme condition formelle, il dsigne en fait la soumission de toute validation dnonc un libre protocole dargumentation, indpendant de la position de celui qui parle, et acceptant d'tre discut par n'importe qui. En aval, comme mouvement dmocratique rel, il dsigne un des moyens de la politique populaire dmancipation.

    Je propose dappeler communisme , comme mot de la philosophie, lexistence subjective de lunit de ces deux sens, le formel et le rel. savoir : l'hypothse d'un lieu de pense o la condition formelle de la philosophie serait elle-mme soutenue par la condition relle de l'existence d'une politique dmocratique entirement diffrente de l'tat dmocratique actuel. Soit l'hypothse d'un lieu o le rgne de la soumission un libre protocole d'argumentation discutable par n'importe qui

  • aurait sa source dans lexistence relle de la politique d'mancipation. Communisme serait l'tat subjectif o la projection libratrice de l'action collective serait en quelque sorte indiscernable des protocoles de pense qu'exige la philosophie.

    Bien entendu, vous reconnatrez l un dsir de Platon, toutefois largi de l'aristocratie des gardiens la collectivit populaire en son entier. Ce vu pourrait se dire : partout o une collectivit humaine travaille dans la direction galitaire, les conditions sont runies pour que tout le monde soit philosophe. Cest bien pourquoi il y a eu au XIXe sicle tant d'ouvriers philosophes, dont Rancire a si bien dcrit l'existence et la volont. C'est bien pourquoi durant la Rvolution culturelle en Chine, on a vu apparatre dans les usines des cercles ouvriers de philosophie dialectique. Citons encore Brecht, pour qui le thtre tait un lieu possible, si mme phmre, de l'mancipation, et qui entendait crer une socit des amis de la dialectique.

    La clef du nud obscur entre politique, dmocratie et philosophie est donc que lindpendance de la politique cre le lieu o se mtamorphose la condition dmocratique de la philosophie. En ce sens, toute politique dmancipation contient pour la philosophie, visible ou invisible, le mot dordre qui en accomplit dans le rel luniversalit, et qui se dit :

  • puisque tous ensemble, alors, tous communistes ! Et puisque tous communistes, tous philosophes !

    Comme vous le savez, lintuition fondamentale de Platon sur ce point n'est alle qu' confier une aristocratie de philosophes, vivant de faon gali- taire, sobre, vertueuse, communiste, la direction des affaires. Cest ce quon pourrait appeler, mtaphore emprunte Einstein, un communisme restreint. Il sagit de passer en philosophie au communisme gnralis. Notre Cit, si ce nom convient encore au lieu politique constitu par la pense-pra- tique d'une politique de notre temps, ignorera la diffrenciation sociale que Platon croyait prcisment invitable, tout comme nos dmocrates, au nom du ralisme , et terroriss par l'ide de Terreur, considrent comme invitables la proprit, l'hritage, la concentration des richesses, la division du travail, le banditisme financier, les guerres no-coloniales, la perscution des pauvres et la corruption. Et du coup, cette Cit ignorera aussi la distinction, quant l'universalit de la philosophie, entre la source et ladresse. Venue de tous aussi bien que destine tous, ainsi se dfinira l'existence de la philosophie, ds lors que, sous condition de la politique, elle sera dmocratique, au sens communiste du terme, aussi bien en amont quen aval de son existence effective.

  • La figure du soldat1

    1. Confrence prononce en anglais l'Universit de Californie en mai 2006, traduite par Isabelle Vodoz.

  • Quelle que soit l'poque, quelle que soit la squence historique, il importe que nous maintenions un lien avec ce qui excde nos possibilits, avec ce qui, en tant qu'ide, existe par-del les besoins naturels de l'animal humain. Dans le cadre d'expriences cruciales comme la construction amoureuse, la cration artistique, les dcouvertes scientifiques, les squences politiques, la possibilit nous est offerte d'excder les limites de nos dterminations vitales et sociales. Nous avons nous confronter, dans le cadre de notre humanit propre, avec l'lment obscur et violent, en mme temps que lumineux et pacifique, de l'inhumanit inhrente l'humain. C'est la raison pour laquelle Jean- Franois Lyotard a pu crire que les fameux droits de l'homme taient en fait les droits de l'infini . Car l'humanit n'est pas rductible l'animalit, dans la mesure o l'inhumain est une part cratrice de l'humain. C'est dans l'lment de l'inhumain que la cration humaine fait apparatre cette partie de la

  • nature humaine qui n'existe pas encore, mais qui doit devenir. L'humanit comme totalit naturelle n'existe pas, car l'humanit est identique aux victoires localises qu'elle remporte sur son lment d'inhumanit immanent.

    Pour accepter, pour soutenir cette exprience de l'lment d'inhumanit en nous-mmes nous devons tous, animaux humains que nous sommes, avoir recours certains moyens immatriels. Nous devons crer une reprsentation symbolique de cette humanit qui existe au-del d'elle-mme, dans le redoutable et fertile lment de l'inhumain. J'appelle ce genre de reprsentation une figure hroque. Une figure parce que le type d'action qui est ici en jeu est essentiellement une forme reconnaissable. Hroque , parce que l'hrosme, c'est proprement l'infini l'uvre dans les actions humaines. L'hrosme, c'est l'apparition lumineuse, dans une situation concrte, de quelque chose qui assume son humanit par-del les limites naturelles de l'animal humain.

    Je crois profondment que le moment historique qui est le ntre est dsorient. Le sicle dernier tait essentiellement celui des orientations hroques ngatives. Il se dfinissait par une terrible volont de soutenir, au nom de l'humanit en devenir, toutes les formes de l'inhumanit immanente. L'ide tait

  • de crer, quel que soit le prix payer, un nouveau monde et un nouvel homme. Les figures hroques, parfois de sombres et effrayantes figures, taient partout convoques. Le mot rvolution synthtisait cette exprience destructrice. Rvolution communiste, destruction artistique de tous les arts, rvolution scientifique et technologique, rvolution sexuelle La figure de la fin des vieilles traditions tait l'hrosme de la destruction et la cration ex nihilo d'un nouveau rel. Le nouveau Dieu tait l'humanit elle-mme.

    Aujourd'hui l'ensemble de ce dispositif est en crise. L'un des symptmes de cette crise est le retour des vieilles traditions et l'apparence de rsurrection d'anciens dieux morts. Toutes les figures hroques sont anciennes galement, comme par exemple le sacrifice religieux et le fanatisme sanguinaire. Dans la guise de telles figures rien de nouveau ne peut advenir. Elles relvent d'une disjonction entre l'humain et l'inhumain, et non pas d'une intgration de l'inhumain dans une nouvelle squence de l'existence historique de l'humanit. Cependant, l'absence de toute figure hroque ne vaut assurment pas mieux que l'ancien sacrifice. Car ce que nous avons la place est la stricte inhumanit du meurtre technologique et la surveillance bureaucratique de tous les aspects de la vie. Nous avons des guerres,

  • sanglantes ou tout le moins policires, y compris des tats contre leur propre peuple, guerres qui n'entranent pas la moindre forme de conviction ou de foi. En ralit, en l'absence d'une figure active comportant un lment de valeur cratrice symbolique, nous n'avons qu'un informe conflit entre l'ancien sacrifice religieux et la volont aveugle du contrle capitaliste. Et cette guerre dsoriente partout les esprits, faisant en particulier de fractions importantes de la jeunesse populaire le lieu d'un nihilisme livr au pire et d'un dsespoir sans ide.

    La dsorientation nous impose de rflchir au destin des figures hroques. Notre problme peut tre formalis dans des termes nouveaux, qui comme toujours sont ceux d'un dilemme apparent. Dans des temps dsorients, nous ne pouvons pas accepter le retour de la vieille et mortifre figure du sacrifice religieux, mais nous ne pouvons pas non plus accepter l'absence totale de toute figure et la disparition radicale de toute ide d'hrosme. Car ces deux hypothses ont pour consquence la fin de toute relation dialectique entre l'humanit et son lment d'inhumanit, et par consquent la dissolution de toute dimension cratrice dans l'univers atone et violent de la gestion de ce qui est. Dans les deux cas, le rsultat ne peut tre que le triste succs de ce que Nietzsche appelait le dernier homme .

  • Le dernier homme , c'est la figure exsangue de l'homme dpourvu de toute figure. C'est l'image nihiliste de la nature fige de l'animal humain, auquel fait dfaut toute possibilit d'outrepassement.

    Notre tche est d'inventer une nouvelle figure hroque, qui ne soit ni le retour de l'ancienne figure du sacrifice religieux ou national, ni la figure nihiliste du dernier homme. Y a-t-il place, dans un monde dsorient, pour un nouveau style d'hrosme ?

    Mais commenons par le commencement. Il nous faut analyser les principaux traits des figures durant la dernire squence historique. On peut en proposer l'numration suivante :

    Le paradigme du site de l'hrosme a t la guerre.

    Le paradigme de toutes les figures hroques durant la squence rvolutionnaire, de 1789 (dbut de la Rvolution franaise) 1976 (fin de la Rvolution culturelle en Chine), a t le soldat

    Cette figure du soldat est une cration des deux sicles qui nous prcdent. Car dans les guerres antrieures, la figure hroque n'tait pas le soldat, mais le guerrier.

    La valeur cratrice de la figure du guerrier est illustre par l'pope, celle de la figure du soldat par la posie lyrique romantique et post-romantique.

  • Dans les images contemporaines (cinma, tlvision, etc.) on peut remarquer une nostalgie du guerrier, ce qui est un signe de la dcomposition de la figure du soldat sous la pression de l'individualisme nihiliste.

    Le grand problme est de crer un paradigme de l'hrosme par-del la guerre, une figure qui ne soit ni celle du guerrier ni celle du soldat, sans pour autant revenir au pacifisme chrtien, qui n'est que la forme passive du sacrifice.

    La vieille figure de l'hrosme, avant la grande Rvolution franaise a t la figure du guerrier individuel. C'tait la figure centrale de tous les pomes piques de tous les pays, et c'tait encore celle qui soutenait la conception nobiliaire et monarchique de l'action d'clat, au rgime de la gloire personnelle. Cette figure ne formalise pas une discipline en relation avec une ide. C'est une figure de l'affirmation de soi, la promotion d'une supriorit visible. Ce n'est pas une figure de libert cratrice, puisque le hros classique, sous la forme du guerrier, assume une destine, ou fait valoir une condition hrditaire. La figure du guerrier combine victoire et destin, supriorit et obissance. Le guerrier est fort, mais il n'a pas vritablement le choix en ce qui concerne l'usage de sa force. Bien souvent

  • sa mort est atroce et dpourvue de toute signification claire. La figure du guerrier se situe certes au- del de l'humanit, mais parce qu'elle se situe entre l'animal humain et les dieux. Ce n'est pas vraiment une cration, c'est plutt une sorte de place, rsultant dun caprice supra-terrestre. Cest une figure aristocratique.

    La Rvolution franaise a remplac la figure individuelle et aristocratique du guerrier par la figure dmocratique et collective du soldat. C'tait l un nouvel imaginaire pour la relation entre humain et inhumain. La notion fondamentale tait celle de leve en masse , la mobilisation de tous les rvolutionnaires du peuple, sans gard leur condition, contre l'ennemi commun. La dimension collective de cette figure tait essentielle.

    Le soldat est sans nom propre. Il est une partie consciente d'une grande discipline sous le pouvoir de l'ide. Finalement, il est anonyme. Vous savez qu' Paris, sous l'Arc de Triomphe, brle perptuellement une flamme qui clbre le Soldat inconnu. Et en effet, l'essence vritable de la figure symbolique du soldat est d'tre inconnu. Sa dimension fondamentale est l'unit dialectique entre mort courageuse et immortalit, sans la moindre rfrence ni une me personnelle ni un Dieu. Telle est la gloire dmocratique, laquelle cre quelque

  • chose d'immortel avec le courage collectif et anonyme. Nous pouvons parler ici d'une immortalit immanente.

    Certes, c'est l une ide potique. Le romantisme nous a rendu familire l'ide de quelque chose d'ternel interne l'exprience potique de notre monde et non d'un autre monde sacr. Ainsi, de nombreux potes, de Victor Hugo Wallace Stevens, en passant par Hopkins ou Charles Pguy, ont chant le soldat comme figure anonyme et glorieuse.

    Cette transformation artistique de la figure du soldat est importante car, en ralit, il s'agit galement d'un geste politique. La figure du soldat a, de toute vidence, t paradigmatique durant toute la squence rvolutionnaire de la politique. tre un soldat de la rvolution tait une conviction partage. Comme souvent, la posie anticipe et claire la subjectivit politique. C'est pourquoi je vais ici prendre appui sur elle.

    J'ai retenu pour vous deux pomes : un pome anglais crit par Gerard Manley Hopkins en 1888, et un pome amricain crit par Wallace Stevens en 1944. Ce que les deux pomes ont en commun, c'est l'ide d'une sorte de rciprocit entre l'hrosme du soldat et une victoire sur la mort, anonyme et non religieuse, mme si Hopkins potise directement des motifs chrtiens.

  • Voici d'abord le pome de Hopkins dans la traduction (un peu retouche) de Jean Mambrino, parue aux ditions Nous :

    Oui. Pourquoi tous, en voyant un soldat, le bnir ? Bnir Nos garances, nos cols bleus. La plupart dentre eux n'tant Que frle argile, et mme quargile vile. La rponse : notre

    curPuisque, fier, il nomme courageux ce mtier, quil devine, Espre, se convainc que les hommes ne le sont pas moins ; Il se figure, feint, prise, apprcie lartiste daprs son art ; Ravi daviser tout de bon aloi, puisque tout a tant dallure, Et que la tunique rouge exprime lesprit mme de la guerre. Voyez Christ notre Roi. Il connat la guerre, a servi la

    traverse combattante.Nul ne tire mieux une vergue. Et il attend, dans la joie Quand il voit quelque part quelque homme faire tout ce que

    peut un homme,Sincline avec amour, se jette son cou, lembrasse,Et crie : O action faite-Christ ! Ainsi fait Dieu-fait-chair ; Si je revenais , crie Christ, je le ferais .

    Trois commentaires seulement :1) En ce qui concerne Hopkins, la question est

    nettement la question d'une figure, d'un paradigme. Chacun bnit le soldat, chacun bnit sa pure apparence extrieure : nos garances, nos cols bleus .

  • C'est parce que cette apparence est l'esprit mme de la guerre . Le soldat relve du voir, de la reprsentation symbolique immdiate, ou sensible. Il est la visibilit formelle de l'esprit de la guerre.

    2) Pourquoi cet esprit de la guerre est-il si important ? C'est parce qu'il est l'expression des capacits humaines, par-del le danger, par-del la mort. C'est une situation dans laquelle l'tre humain est aussi parfait et victorieux que Dieu lui-mme l'a t sous le nom de Christ . Comme le Christ incarne Dieu dans sa fonction salvatrice, et donc au-del de l'identit simple de Dieu, le soldat anonyme, dans lequel nous voyons quelque homme faire tout ce que peut un homme , incarne l'humanit qui devient, au-del de sa prcarit animale, au-del de son tremblement devant la mort. Pour cette raison, comme la vritable essence de Dieu est atteinte dans la guise du Christ, la vritable essence de l'humanit est dlivre par la figure du soldat.

    3) Mais cette essence de l'humanit va au-del d'un simple accomplissement. Elle est plus existentielle qu'essentielle. Le soldat est une figure qui trans-figure l'humanit. C'est que, dans l'action du soldat, nous avons quelque chose d'temel, exactement comme dans la mort du Christ nous avons la Rsurrection, la vie nouvelle. En tmoigne le cri de Dieu lui-mme la vue du soldat : O action faite-Christ !

  • Finalement, nous pouvons dire que le soldat est une mtaphore qui contient trois traits fondamentaux de l'tre humain lorsque celui-ci est saisi par une vrit. D'abord, c'est un exemple pour chacun, une adresse universelle ; ensuite, c'est le type mme de ce qui peut tre accompli par quelqu'un alors qu'on pensait que rien n'tait possible, c'est la cration d'une nouvelle possibilit ; enfin, c'est un exemple de ce qu'il y a d'immortel, ou d'temel, dans une action au service d'une ide vraie. C'est la cration d'une immortalit immanente.

    Nous retrouvons tout cela chez Stevens, mais dans une tonalit plus mlancolique. mon sens, Wallace Stevens est le plus grand pote amricain du XXe sicle. Il est n en 1879, ce qui fait qu'il tait un jeune homme pendant la Premire Guerre mondiale. Et il est mort en 1955, ce qui fait qu'il a galement connu les atroces massacres de la Seconde Guerre mondiale. Il est contemporain de la culmination, mais galement de la fin, de l'universalit de la figure du soldat. Cela se voit dans les titres de Stevens durant cette priode. En 1943 il publie un recueil qui a pour titre Partie d'un monde, et ce titre enveloppe l'ide de la fin du monde en tant que totalit parfaite. Dans ce recueil on rencontre explicitement la question du hros : Un grand pome y

  • est consacr au hros en temps de guerre, pome dont la conclusion, concernant la puissance ou la valeur de la figure, est incertaine. Le pome que j'ai choisi fait partie du recueil suivant, Transport vers l't. Chez Stevens, l't est toujours le nom de l'affirmation, exactement comme le soleil est le nom de ce point o tre et apparatre sont indiscernables. Pour Stevens, la guerre a cess d'tre le site naturel de l'hrosme nouveau. Car la guerre est la fin de l'vidence du soleil et de l't purement affirmatif. La question devient alors : comment, aprs de telles guerres o le matriau humain est dilapid sans compter, un transport vers l't peut-il encore tre conu ? Pouvons-nous esprer, une fois encore, aprs la mort du soldat paradigmatique, rencontrer quelque chose comme le vritable apparatre de l'tre et de la pense affirmative ? Le soldat, pour Stevens, est le hros au seuil incertain de sa ncessaire relve par une autre figure, dont le pome est le chiffre secret.

    Le titre du pome est un titre franais : Esthtique du Mal . C'est une citation de Baudelaire. Il nous indique prcisment, ce titre, que le pome se situe entre l'esthtique et le mal, entre la beaut figurale subsistante et sa mlancolique disparition. La figure du soldat apparat dans la septime stance du pome. Voici cette stance,

  • dans la traduction (un peu retouche) de Christian Calliyannis :

    Quelle est rouge la rose qui est la blessure du soldat,Les blessures de nombreux soldats, les blessures de tous Les soldats qui sont tombs, rouges en sang,Le soldat du temps agrandi au format de l immortel.

    Une montagne do laisance est jamais bannie,Sauf si lindiffrence une mort plus profondeEst aisance, se dresse dans lobscur, une colline dombreO le soldat du temps trouve un immortel repos.

    Des cercles dombres concentriques, en eux-mmes Immobiles, mais se dplaant sur le vent,Forment des circonvolutions mystiques dans le sommeil Temporel du soldat rouge immortel sur son lit.

    Les ombres de ses camarades le retournent Dans la haute nuit, lt exhale pour eux Son parfum, une lourde somnolence, et pour lui,Pour le soldat du temps, il exhale un sommeil estival,

    O sa blessure est bonne parce que la vie ltait.Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort.Une femme se lisse le front de sa mainEt le soldat du temps gt tranquille sous cette caresse.

  • Une fois encore, trois commentaires :1) Le soldat n'est pas reprsent ici, comme

    chez Hopkins, par son apparence extrieure ou son action. Il est reprsent par les blessures et la mort. La couleur est la couleur du sang. Et pourtant nous avons une transfiguration positive, ds lors que c'est la rose qui formalise la blessure ( Qu'elle est rouge la rose qui est la blessure du soldat ). Et la blessure elle-mme, comme la rose, est le symbole de la grce de la vie : la blessure est bonne parce que la vie l'tait . Ainsi le soldat est une mdiation affirmative entre la vie et la mort.

    2) Le soldat est fait de temps. Tout soldat est un soldat du temps . Pourquoi ? Parce que la guerre, la guerre moderne, ne consiste pas en clatantes batailles avec guerriers superbes endurant un destin personnel. La guerre moderne est une longue priode de souffrance pour des millions de soldats anonymes, une priode obscure d'exposition la mort, dans la boue et les ruines. Et pourtant, ce temps cre quelque chose au-del du temps, cette mort cre quelque chose au-del de la mort. Tout le pome tablit une relation opaque, mais potiquement essentielle, entre temps et immortalit. La formule en est que Le soldat du temps trouve un immortel repos . Telle est la force ultime de la figure du soldat au moment de son engloutissement

  • dans la barbarie des tats. Il y a quelque chose de grand dans le soldat, parce qu'il cre malgr tout, anonymement, un lien sans Dieu entre le temps et l'immortalit.

    3) Finalement nous pouvons dire que le soldat est une nouvelle forme de l'vidence du soleil, du pouvoir crateur de l't. L't est prsent dans la nuit de la mort : Dans la haute nuit, l't exhale pour eux / Son parfum, une lourde somnolence, et pour lui, / Pour le soldat du temps, il exhale un sommeil estival . En ce sens, touch par l'vidence de l't, le soldat mourant demeure intouch par la mort. Tel est le sens de la splendide et nigmatique formule : Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort. Quoique rsume par le corps mortel et la blessure sanglante, la figure du soldat ne se confond aucunement avec les diverses formes du sacrifice religieux. Mort, le soldat reste la vie mme, la rose, l'immortalit de l't dans la nuit.

    Que pouvons-nous conclure de tout cela ? Le soldat a t le symbole moderne de deux traits trs importants de la capacit des animaux humains crer quelque chose au-del de leurs propres limites, et donc participer la cration de quelques vrits temelles. Premirement, dans la figure du soldat, nous savons que cette cration peut tre collective et immanente

  • sans dpendre de la foi religieuse. Deuximement, nous savons que cette cration est temelle dans le temps lui-mme, et non pas aprs le temps.

    Mais la limite de la figure se manifeste clairement dans les deux pomes. Chez Hopkins nous voyons que la mtaphore ncessaire de la gloire figurale du soldat demeure dans l'lment du christianisme. Le soldat rpte l'acte de la mort et de la rsurrection. On peut quivaloir notre Dieu, dit Hopkins. Mais que se passe-t-il si Dieu est mort, ainsi que Nietzsche nous l'enseigne tous ? Chez Stevens nous avons la survie mlancolique de l't et du soleil, exprime par une transfiguration potique des blessures et de la mort. Mais que se passe-t-il si la guerre, comme de nos jours, est entirement devenue une obscure boucherie ?

    La transfiguration potique du soldat est galement le splendide commencement de la fin de cette figure. Nous savons alors que notre tche est une tche prcise. La priode du guerrier aristocratique, comme celle du soldat dmocratique, sont derrire nous, cela est certain. Mais nous ne sommes pas arrivs pour autant la fin paisible de l'Histoire. Bien au contraire, nous vivons dans la confusion, dans la violence et l'injustice. Nous devons donc crer de nouvelles formes symboliques pour notre action collective. Nous ne pouvons le faire dans un contexte

  • de ngation globale et de lutte finale , comme ce fut le cas durant la majeure partie du XXe sicle. Nous sommes astreints soutenir les nouvelles vrits dans leur affirmation locale qu'enserre un rseau de conflits interminables. Nous devons trouver un nouveau soleil, en d'autres termes, un nouveau paysage mental. Peu importe pour l'instant l'chelle de notre invention, car comme le dit Stevens : Le soleil est le paysage o qu'il soit.

  • La politique : une dialectique non expressive1

    1. Confrence prononce en anglais le 26 novembre 2005 au Birkbeck Institute for Humanities de lUniversit de Londres, traduite par Isabelle Vodoz.

  • Je pense que nous pouvons parler aujourd'hui, propos du sicle dernier, d'une politique rvolutionnaire classique. Et ma thse est que nous sommes au-del de cette politique rvolutionnaire classique, dont la caractristique la plus importante est ce que j'appelle la dialectique expressive. Il est certain que - pas plus que dans la conception classique - les luttes politiques, les insurrections, les rvolutions ne sont des effets structuraux, ce sont des moments, et c'est nous de saisir le moment, de nommer les circonstances, etc. Mais le moment, les luttes politiques expriment et concentrent les contradictions sociales. C'est pourquoi une insurrection peut tre purement singulire et en mme temps universelle. Purement singulire, parce qu'elle est un moment, le pur moment, et universelle, parce que finalement ce moment est l'expression de contradictions fondamentales gnrales.

    De la mme faon - et cest un autre aspect de la dialectique expressive - le parti rvolutionnaire,

  • l'organisation rvolutionnaire, reprsente la classe ouvrire. Nous retrouvons ainsi la phrase fameuse de Lnine propos de ce qui constitue le cur vritable du marxisme : Les masses sont divises en classes, les classes sont reprsentes ou exprimes par des partis, et les partis sont dirigs par des chefs , ce qui fait que, en fin de compte, nous avons quelque chose qui va de l'action historique des masses quelques noms propres. Le nom d'un grand dirigeant est l'expression symbolique de la totalit du devenir du processus politique. Techniquement, on pourrait dire que, pour passer du moment de la crativit des masses la vritable considration de la contradiction de classes, nous avons nous situer sous le pouvoir de noms propres comme lninisme, stalinisme, trotskisme, castrisme, maosme. Et c'est galement pourquoi la question de la direction, la question de la place des noms propres dans le champ politique, est aujourd'hui trs importante. Car cette conception des masses, des classes et des noms propres - qui est en mme temps la conception de la relation entre singularit et universalit, la singularit du nom propre face l'universalit absolue de laction des masses - est une conception trs forte. Hlas, elle est trs probablement sature, termine. Mon propos est donc aujourdhui simplement d'ouvrir la voie une conception non

  • expressive de la dialectique politique, une conception qui interdise ce type de passage au nom propre de l'action des masses. Dans cette nouvelle conception, la politique rvolutionnaire n'est plus l'expression de la concentration des contradictions sociales, c'est une nouvelle manire d'agir et de penser l'action collective.

    Ainsi, le processus politique n'est pas l'expression singulire de la ralit objective, il est en un certain sens spar de cette ralit. C'est un processus non pas d'expression, mais de sparation. Exactement comme, dans la vision platonicienne de la dialectique, une vrit est spare des opinions ; ou encore, comme dans la conception lacanienne, o la vrit est spare de la connaissance. Ce n'est donc ni une contradiction, ni une ngation, c'est une sparation.

    Comme vous le voyez, je parle d'une politique de la vrit parce que je parle de la possibilit - possibilit relle et logique - d'une politique de la sparation. Dans le champ politique actuel, qui est en quelque sorte dvast, qui est un champ de bataille sans armes, il est frquent d'opposer une politique ractionnaire - disons le libralisme - dont le concept de base est celui de loi et d'ordre, lesquels protgent le pouvoir et la richesse, une politique rvolutionnaire, dont le concept de base serait le dsir collectif, dsir d'un nouveau monde de paix et de justice.

  • Eh bien, la dialectique expressive daujourdhui, c'est la relation entre la dimension conservatrice de la loi et la dimension cratrice du dsir. Je voudrais montrer que, dans le domaine de la dialectique non expressive, une vrit politique relle se situe au- del de l'opposition entre loi et dsir.

    Je partirai d'un point trs loign. En fait, je partirai d'une plaisanterie logique. Supposons que vous ayez une coupe ordinairement remplie de fruits dlicieux, des pommes, des poires, des fraises, des prunes... Comme vous pouvez le voir, ce type de coupe constitue l'amorce d'un dsir rel ! Mais un jour, personne ne sait pourquoi, le contenu de la coupe est compltement boulevers : ct des pommes, des poires, des fraises ou des prunes, nous trouvons un sinistre mlange de cailloux, d'escargots, de mottes de boue, de grenouilles mortes et de chardons. Comme vous le savez, c'est l l'amorce d'une demande de mise en ordre : il s'agit de sparer sans attendre ce qui est bon de ce qui est dgotant. Le problme est ici un problme de classification. Voici maintenant le vritable dbut de ma plaisanterie logique. Quelles sont exactement les parties correctes du contenu de cette coupe aprs la mtamorphose en question ?

    Considrons ce contenu comme un pur ensemble. Les lments de cet ensemble, ceux du contenu

  • de la coupe, sont manifestement les pommes, les fraises, les chardons, les mottes de boue et les grenouilles mortes. Incontestablement. Mais quelles sont les parties de la coupe - ou, si vous prfrez, les sous-ensembles - de cet ensemble constitu par le contenu de la coupe ? D'une part nous trouvons des parties qui ont un nom dfini. Prenons par exemple la partie comprenant toutes les fraises : c'est une partie de la coupe, une partie vidente. Vous pouvez galement choisir comme partie toutes les grenouilles mortes. C'est une partie dgotante, mais ce n'en est pas moins une partie, une partie qui porte un nom dfini. Vous pouvez galement avoir une partie plus grande, plus gnrale, par exemple, celle qui comprend tous les fruits. C'est aussi une partie avec un nom dfini. On peut dire que ce genre de partie est associ dans le langage un prdicat clair, c'est, si l'on veut, une partie prdica- tive. Mais, d'autre part, vous avez des multiplicits bien tranges. Que dire d'une partie compose de deux pommes, de trois chardons et de trois mottes de boue sche ? C'est certainement une partie du contenu de la coupe. Mais, tout aussi certainement, c'est une partie sans nom, sans nom dfini. Vous pouvez faire une liste des lments de ce genre de partie, de sous-ensemble, vous pouvez dire il y a a, et a, et a. Mais vous ne pouvez pas avoir de nom

  • synthtique, vous ne pouvez avoir qu'une numration. Or, en gnral, une loi - ce quon appelle une loi - est la prescription d'un ordre raisonnable dans ce type de situation, lorsque vous avez affaire une coupe de ce genre. Une loi c'est la dcision d'accepter comme rellement existantes certaines des parties de la coupe de la vie collective. Bien sr, la solution la plus simple est d'accepter uniquement les parties possdant un nom dfini, fraises, poires, fruits, chardons, boue, et d'interdire les parties qui n'ont aucun nom, comme le mlange de pommes, de chardons et de grenouilles mortes. Ainsi la loi dtermine toujours, non seulement ce qui est permis et ce qui est dfendu, mais en fait ce qui existe sous un nom dfini, qui est normal, et ce qui est innommable et donc n'existe pas rellement, c'est--dire ce qui est une partie anormale de la totalit pratique. Il est trs important de noter qu'une loi est en fin de compte toujours une dcision d'existence.

    Le problme vient du fait qu'une certaine partie de la totalit collective n'existe pratiquement pas dans le cadre de la conception lgale. La question de la loi est finalement, non seulement une question juridique et classique, mais galement une question ontologique : une question d'existence. Et, en dernier ressort, c'est une question de relation de la langue et des choses avec l'existence, qui est construite

  • partir de la relation entre les mots et les choses, pour parler comme Foucault. En fin de compte, dans le domaine de la loi n'existe que ce qui rpond une description claire. Le problme se pose maintenant du ct du dsir. Car nous pouvons sans hsiter dire que le dsir est toujours dsir de quelque chose qui en un sens, au regard de la loi, n'existe pas. Le dsir est la qute de quelque chose qui se situe au-del de la normalit de la loi. L'objet rel du dsir vritable est toujours quelque chose comme une pomme qui est en mme temps un chardon, le dsir d'un monstre. Et pourquoi cela ? Parce que le dsir est l'affirmation de la pure singularit travers et par-del la normalit.

    Il existe un exemple mathmatique trs simple de cette relation entre dsir et loi, entre des formes d'existence diffrentes. Situons-nous dans le cadre de la thorie des ensembles - nous avons donc une thorie de la pure multiplicit - et considrons un ensemble, peu importe lequel, une multiplicit absolument quelconque. Le point intressant est que, avec quelques moyens techniques, nous pouvons formaliser l'ide d'un sous-ensemble de cet ensemble qui possde un nom dfini. La question de la relation entre existence et nom dfini possde une formalisation possible dans le cadre de la thorie mathmatique des ensembles. Plus prcisment, avoir un

  • nom dfini signifie tre dfini par une formule claire. C'est l une invention du plus grand logicien du XXe sicle, Kurt Gdel. Il a appel ce genre de sous- ensemble un sous-ensemble constructible . Un sous-ensemble constructible est un sous-ensemble d'un ensemble qui rpond une description claire. D'ordinaire on appelle ensemble constructible un ensemble qui est un sous-ensemble constructible d'un autre ensemble.

    S'offre ainsi nous la possibilit de ce que j'appellerais une grande loi. Une grande loi est une loi de loi, ou, si vous prfrez, la loi de ce que reprsente rellement la possibilit d'une loi. Et nous avons une espce d'exemple mathmatique de ce genre de loi, qui n'est pas seulement une loi portant sur les choses ou les sujets, mais une loi pour les lois. La grande loi se prsente sous la forme d'un axiome trs simple, dont le nom est axiome de construc- tibilit , qui dit que tout ensemble est constructible. C'est l une dcision d'existence : vous dcidez que les seuls ensembles qui existent sont constructibles et vous avez, en tant que simple formule, une simple dcision sur l'existence. Tous les ensembles sont constructibles, telle est la loi des lois. Et c'est l une vritable possibilit. Vous pouvez dcider que tous les ensembles sont constructibles. Pourquoi cela ? Parce que tous les thormes mathmatiques

  • qui peuvent tre dmontrs dans le cadre de la thorie gnrale des ensembles peuvent galement tre dmontrs propos des ensembles constructibles. Donc tout ce qui est vrai dans l'univers des ensembles en gnral est vrai pour l'univers compos des seuls ensembles constructibles. Ainsi - et c'est trs important pour la question gnrale de la loi - nous sommes en mesure de dcider que tous les ensembles sont constructibles ou encore que toute multiplicit est rgie par la loi, et, ce faisant, nous ne perdons rien : tout ce qui est vrai en gnral est galement vrai si on restreint son application aux ensembles constructibles. Si nous ne perdons rien, si le champ de la vrit est le mme sous l'axiome de constructibilit, alors nous pouvons en conclure quelque chose comme : la loi n'est pas une restriction de la vie et de la pense ; dans le cadre de la loi, la libert de vivre et de penser est la mme. Le modle mathmatique de cela est que nous ne perdons rien quand nous affirmons que tous les ensembles sont constructibles, c'est--dire que toutes les parties d'un ensemble sont constructibles, c'est-- dire que toutes les parties possdent une dfinition claire. Nous avons ainsi une classification gnrale des parties, une classification rationnelle - en quelque sorte une classification de la socit - sans rien perdre de la vrit.

  • Il importe ici de signaler un fait trs intressant, un pur fait, savoir que, pratiquement, aucun mathmaticien n'admet l'axiome de constructibilit. C'est un ordre splendide, un monde splendide : tout y est constructible. Mais cet ordre splendide ne stimule pas le dsir du mathmaticien, si conservateur qu'il soit. Parce que le dsir du mathmaticien est d'aller au-del de l'ordre clair de la nomination et de la constructibilit. Le dsir du mathmaticien, c'est le dsir d'un monstre mathmatique. Certes il dsire une loi - il est difficile de faire de la mathmatique sans loi - mais le dsir de trouver un nouveau monstre mathmatique se situe au-del de cette loi.

    Sur ce point les mathmatiques modernes rejoignent la thologie classique. Vous connaissez sans doute le fameux texte de saint Paul dans Yptre aux Romains. La corrlation directe entre loi et dsir y apparat sous le nom de pch : Je n'ai connu le pch que par la loi. Car je n'aurais pas connu la convoitise, si la loi n'et dit : Tu ne convoiteras point. Le pch est cette dimension du dsir qui trouve son objet par-del et aprs la prescription par la loi. Cela revient finalement trouver l'objet qui n'a pas de nom.

    L'exemple mathmatique est particulirement frappant. Aprs Gdel, aprs la dfinition des ensembles constructibles et le refus de l'axiome de

  • constructibilit par la majorit des mathmaticiens, la question du dsir du mathmaticien est devenue : comment trouver un ensemble non constructible ? Vous voyez tout de suite la difficult, dont les consquences politiques sont normes. La difficult, c'est : comment trouver un objet mathmatique sans description claire, sans nom, sans place dans la classification, comment trouver un objet qui a pour caractristique de ne pas avoir de nom et de ne pas tre constructible ? Dans les annes soixante du sicle dernier Paul Cohen a trouv une solution complexe et lgante pour nommer, pour identifier un ensemble qui n'est pas constructible, qui n'a ni nom, ni place dans la grande classification des prdicats, un ensemble sans prdicat spcifique. C'tait une grande victoire du dsir sur la loi, dans le champ mme de la loi, le champ mathmatique. Et, comme bien des choses, bien des victoires de ce genre, cela s'est pass dans les annes soixante. Cohen a donn aux ensembles non constructibles le nom magnifique densembles gnriques . Cette invention prend place dans les actions rvolutionnaires des annes soixante.

    On sait que Marx appelle humanit gnrique l'humanit dans le mouvement de sa propre mancipation, et que proltariat , le nom proltariat , est le nom de la possibilit de l'humanit gnrique

  • sous sa forme affirmative. Gnrique nomme pour Marx le devenir de l'universalit de l'tre humain, et la fonction historique du proltariat est de nous livrer la forme gnrique de l'tre humain. Ainsi, la vrit politique de Marx se situe du ct de la gnricit, jamais du ct de la particularit. Formellement, il s'agit d'une question de dsir, de cration ou d'invention, nullement d'une affaire de loi, de ncessit ou de conservation. Pour Cohen - comme dailleurs pour Marx - la pure universalit de la multiplicit, des ensembles, n'est pas chercher du ct de la dfinition correcte ou de la description claire, mais du ct de la non-constructibi- lit. La vrit des ensembles est gnrique.

    Parlons maintenant des consquences de tout cela sur le plan politique. Le champ de la politique se prsente toujours dans les situations concrtes comme le domaine dialectique de la loi et de la constructibilit, d'une part, et comme celui du dsir et de la gnricit d'autre part. Mais il ne s'agit nullement d'une division politique. Nulle part il n'y a des gens qui se dclareraient en faveur du dsir face des gens qui seraient en faveur de la loi. La lutte politique n'est pas directement la lutte entre gnricit et constructibilit. Cette vision est purement formelle. En fait, nous avons des compositions complexes mlant loi, ordre, dsir, gnricit,

  • constructibilit. Le fascisme, par exemple, n'est pas entirement du ct de la loi. Comme des tudes empiriques le montrent, le fascisme est la totale destruction de la loi en faveur d'une conception spciale du dsir pour un objet entirement particulier. Cet objet, qui est national, racial, n'est ni constructible, ni gnrique. Il est seulement la ngation de certains autres objets, leur destruction. Finalement, il existe dans le fascisme le dsir mythique d'un objet dont l'essence vritable est la mort. Et le rel du fascisme est quelque chose comme une loi de mort, qui rsulte d'une composition particulire de gnricit et de constructibilit. Il est significatif que, dans la conception classique, la vision rvolutionnaire ne se situe pas du tout du ct du pur dsir, parce que le contenu du dsir rvolutionnaire est la ralisation de l'humanit gnrique, qui reprsente la fin de la relation spare entre loi et dsir. Dans ce cas, le but recherch est quelque chose comme la fusion de la loi et du dsir, pour aboutir quelque chose qui serait comme l'affirmation cratrice de l'humanit en tant que telle. Nous pourrions dire que ce genre de vision est une loi de vie. Ainsi, la contradiction classique entre fascisme et conception rvolutionnaire nous propose deux compositions diffrentes de gnricit et de constructibilit, avec d'un ct la loi de mort et de l'autre la loi de vie.

  • Pour dcrire notre situation actuelle, il faut en fait avoir recours deux grands paradigmes de la relation dialectique entre loi et dsir. Le premier paradigme, c'est l'ide de l'unit de la loi et du dsir, par la stricte limitation de la lgalit du dsir en tant que tel, par la dlimitation du dsir correct. Cela correspond en fait l'axiome de constructibilit. Nous sommes aujourd'hui sous la coupe de l'axiome de constructibilit, savoir la restriction des dsirs existants la claire nomination des dsirs normaux. La conception ractionnaire est la conception ractionnaire du dsir lui-mme, ce n'est pas du tout la pure opposition, l'opposition pesante de la loi et du dsir. Le concept-cl n'est pas celui de la loi contre le dsir. C'est au contraire la dictature des dsirs normaux - avec une conception du normal trs ouverte certes, mais pas aussi large qu'on se l'imagine parfois. Vous pouvez supposer, par exemple, que la dmocratie reprsentative est le dsir normal de tous les peuples de la terre. C'est l, stricto sensu, une conception constructible du dsir politique : un seul type de figure politique est admis comme sous-ensemble constructible de toutes les possibilits politiques. Et vous pouvez vous embarquer dans une guerre terrible pour imposer cette forme d'tat dans le monde entier. Comme vous pouvez le constater, cela n'a rien voir avec la loi. En effet, cela provoque de

  • grands dsordres. En Irak, ce n'tait pas une affaire de loi et d'ordre, c'tait une question de sang et de dsordre total. Mais c'est un choix constructible. Ce qui est vis, c'est de parvenir imposer partout la construction d'un nom politique suppos compltement clair.

    Telle est la premire position. La seconde position est l'ide du dsir comme recherche au-del de la loi de quelque chose d'illgal mais de gnrique. C'est l'ide que l'universalit politique est toujours le dveloppement d'une nouvelle conception, d'une nouvelle composition de la ralit sociale - cest, si l'on veut, le changement complet du contenu de la coupe. Cette nouvelle composition est vritablement le but du changement politique entre Blancs et Noirs, hommes et femmes, nationalits diffrentes, riches et pauvres, etc. Tout cela peut s'effectuer par-del les noms dfinis et les sparations claires. C'est un processus pratique, un processus politique qui cre quelque chose de gnrique. Dans la seconde conception, un processus politique est toujours la cration locale de quelque chose de gnrique. Il s'agit, comme pour Cohen, de trouver ou de crer une partie de la totalit de la vie qui soit gnrique. Dans ce cas il y a toujours quelque chose comme une dictature, qui est ce que Rousseau appelait le despotisme de la libert, mais qui, de

  • nos jours, est bien plutt le despotisme de l'galit. Contre l'ide des dsirs normaux nous devons soutenir l'ide militante d'un dsir qui affirme en permanence l'existence de ce qui n'a pas de nom. Dans la mesure o c'est la partie commune de notre existence historique, nous devons affirmer l'existence de ce qui est sans nom comme la partie gnrique de cette existence historique : telle est probablement la conception rvolutionnaire de notre temps, avec la possibilit que cette sorte de transformation soit locale et non pas forcment gnrale ou totale. Ce nest donc pas du tout le dsir contre la loi. Je suis compltement daccord avec Slavoj Zizek quand il considre que la question de la volont gnrale est aujourdhui la question centrale de la politique. Je proposerais simplement de changer ladjectif et d'opposer aux dsirs normaux non pas la volont gnrale, mais la volont gnrique.

    Ainsi, ma conclusion ne sera pas compltement politique. Comme souvent quand je me trouve dans le champ de la pure possibilit, ma conclusion est potique et je ferai appel ici au grand pote amricain, Wallace Stevens. Simon Critchley a crit rcemment un livre magnifique propos de Wallace Stevens, dont le titre est Les choses sont simplement ce quelles sont. C'est l une affirmation typiquement potique et non politique. Parce que, dans le

  • monde politique, les choses ne sont pas simplement ce qu'elles sont , elles ne sont pas du tout. Dans un des pomes de Wallace Stevens nous trouvons la phrase : La croyance ultime doit tre la croyance en une fiction. Et de fait, je crois que le problme le plus difficile de notre temps est le problme d'une nouvelle fiction. Il nous faut distinguer entre fiction et idologie. Parce que, en rgle gnrale, l'idologie est oppose la science, la vrit ou la ralit. Mais, comme nous le savons depuis Lacan, la vrit elle-mme est dans une structure de fiction. Le processus de vrit est galement le processus d'une nouvelle fiction. Ainsi, trouver la nouvelle grande fiction est la possibilit d'avoir une croyance politique ultime.

    En fait, quand le monde est sombre et confus, comme il l'est aujourd'hui, nous avons soutenir notre croyance ultime par une fiction splendide. Le problme des jeunes des cits est le problme de l'absence d'une fiction. Cela n'a rien voir avec un problme social. Le problme est l'absence d'une grande fiction comme support d'une grande croyance. Ainsi la croyance ultime dans les vrits gnriques, la possibilit ultime d'opposer la volont gnrique aux dsirs normaux, ce type de possibilit et la croyance dans cette sorte de possibilit, dans des vrits gnriques, voil quelle doit tre notre

  • nouvelle fiction. La difficult est sans doute que nous avons trouver une grande fiction sans en possder le nom propre. Telle est ma conviction, mme si je ne peux pas vraiment en faire la dmonstration. Au sicle dernier, toutes les grandes dispositions fictionnelles du champ politique avaient leur nom propre. Pour moi notre problme aujourd'hui est non pas dabandonner la fiction - parce que sans grande fiction nous navons pas de croyance ultime et pas de grande politique - mais probablement d'avoir une fiction sans nom propre. Il s'agit d'avoir une autre disposition entre masses, classes, partis, une autre composition du champ politique, parce qu'une grande fiction est toujours quelque chose comme le nom d'une recomposition du champ politique lui-mme. La grande fiction du communisme, qui va des masses aux noms propres par la mdiation des luttes de classes, est la forme de la composition rvolutionnaire classique du champ politique. Nous avons trouver une nouvelle fiction, trouver notre croyance ultime en une possibilit locale de trouver quelque chose de gnrique.

    Dans le mme pome, Wallace Stevens crit galement propos de la fiction, propos de la croyance ultime qui est une fiction : C'est possible, possible, possible, ce doit tre possible. C'est bien notre problme aujourd'hui. Ce doit tre possible.

  • Se pose sans doute la question d'une nouvelle forme de courage. Nous avons assurment crer la possibilit relle de notre fiction, qui est une fiction gnrique sous une forme nouvelle. La nouvelle localisation est sans doute la question d'un nouveau courage politique. Trouver la fiction est une question de justice et d'espoir. Mais la question de la possibilit d'une fiction est une question de courage. Le courage est le nom de quelque chose qui n'est rductible ni la loi ni au dsir. C'est le nom d'une subjectivit irrductible la dialectique de la loi et du dsir sous sa forme ordinaire. Or aujourd'hui, le lieu de laction politique - non pas celui de la thorie, de la conception ou de la reprsentation politique, mais de l'action politique en tant que telle - est prcisment quelque chose qui, irrductible la loi et au dsir, cre la place, la place locale de quelque chose de gnrique, de quelque chose comme la volont gnrique. Et de cette place, disons, comme Stevens, c'est possible, possible, possible, ce doit tre possible. Peut-tre. Nous esprons, nous devons esprer qu'il sera possible de trouver la possibilit de notre nouvelle fiction.

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