Alain [Emile Chartier] - Preliminaire a l'Esthetique [1936]

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    Alain (mile Chartier) (1868-1951)

    (1939)

    Prliminaires lesthtique

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvoleProfesseure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

    et collaboratrice bnvoleCourriel: mailto:[email protected]

    Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Alain, Prliminaires lesthtique (1939) 2

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraie de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubeccourriel: mailto:[email protected] web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    partir de :

    Alain (mile Chartier) (1868-1951)

    Prliminaires lesthtique (1939)

    Une dition lectronique ralise partir du livre dAlain, PRLIMINAIRES

    LESTHTIQUE. Paris : ditions Gallimard, 1939, 306 pages. Collection nrf .

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001

    pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 23 juillet 2003 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matires

    Prliminaires lesthtiqueAvant-propos, avril 1939

    I. Cris chants, 26 octobre 1907II. Contagion au thtre, 25 novembre 1907III. Concours de violons, 5 fvrier 1909IV. Le chant de l'homme, 16 fvrier 1909

    V. La raison architecte, 4 mai 1909VI. Artistes sans gnie, 25 mai 1909VII. Concours de posie, 28 juin 1909VIII. Dessins d'enfants, 14 juillet 1909IX. Vraie et fausse culture, 18 juillet 1910X. L'ternel portrait, 21 novembre 1910XI. Bijoux et armures, 14 juillet 1911XII. Pense historienne, 11 aot 1911XIII. Sur le roman, 13 octobre 1911XIV. Contre la curiosit historienne, 8 janvier 1912XV. L'art militaire, 13 mars 1912XVI. La tradition dans les arts, 12 avril 1912XVII. Les cloches de piques, 16 janvier 1912

    XVIII. L'esprit des cloches, 13 septembre 1913XIX. Sculpture peinte, 5 octobre 1913XX. De la prose, 30 mars 1914XXI. La musique comme pense, 29 mars 1921XXII. L'imprim, 10 avril 1921XXIII. De l'art thtral, 23 avril 1921XXIV. Vertu du langage, 26 avril 1921XXV. L'art de l'cran, 6 mai 1921XXVI. Artisans et artistes, 21 mai 1921XXVII. L'cole du jugement, 27 mai 1921XXVIII. Lhomme sans tte, 28 mai 1921XXIX. Du langage propre chaque art, 3 juin 1921XXX. Contre l'excs d'expression dans la sculpture, 14 juin 1921

    XXXI. Art acadmique, 7 juillet 1921XXXII. Architecture, 27 juillet 1921XXXIII. L'homme au tambour, 17 aot 1921XXXIV. Matire et forme, 24 aot 1921XXXV. La soupe de cailloux, 28 aot 1921XXXVI. Des mots, 16 septembre 1921XXXVII. L'art du comdien, 2 novembre 1921XXXVIII. L'emphase dans la musique, 24 novembre 1921XXXIX. Ubu roi, 8 dcembre 1921

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    XL. Les jeux de la couleur, 12 dcembre 1921XLI. Le bruit dans la musique, 19 janvier 1922XLII. Le philtre et l'amour, 22 janvier 1922XLIII. Le pape, 29 janvier 1922XLIV. La grande comdie, 31 janvier 1922XLV. Le merveilleux dans les passions, 3 fvrier 1922XLVI. Visages, 23 fvrier 1922XLVII. L'loquence, 18 avril 1922XLVIII. L'art du dessin, 3 octobre 1922XLIX. Jeux de thtre, 5 octobre 1922L. Shakespeare, 30 dcembre 1922LI. L'immobile, 10 fvrier 1923LII. De la mtaphore, 24 fvrier 1923LIII. Profil grec, 26 fvrier 1923LIV. Dieux olympiens, 10 mars 1923LV. Le temple grec, 20 mars 1923LVI. Le potier, 14 avril 1923

    LVII. La musique mcanique, 3 juin 1923LVIII. Lutte entre la couleur et le dessin, 7 juillet 1923LIX. Le mtier et l'art, 8 aot 1923LX. Images sans relief, 14 aot 1923LXI. L'artiste, 1er octobre 1923LXII. Ornements, 2 novembre 1923LXIII. La rgle du maon, 19 novembre 1923LXIV. La tragdie, 24 novembre 1923LXV. La presse, 1er janvier 1924LXVI. Ambition de l'artiste, 17 janvier 1924LXVII. De la posie, 16 fvrier 1924LXVIII. Vertu du dessin, 13 mars 1924LXIX. L'homme complet, 18 avril 1924

    LXX. La comparaison, soutien des penses, 1er

    mai 1924LXXI. L'architecture, rgle suprme des arts, 28 mai 1924LXXII. Ne pas prtendre, 24 juillet 1924LXXIII. Les griffonnages, 28 juillet 1924LXXIV. L'orateur, 3 dcembre 1924LXXV. L'ornement et la matire, 15 mars 1925LXXVI. L'artiste et le mtier, 15 avril 1925LXXVII. Oeuvres, 20 aot 1926LXXVIII. Peinture moderne, 18 novembre 1926LXXIX. Rveillon, 24 dcembre 1926LXXX. Le chant et le cri, 8 juin 1927LXXXI. Dessin et peinture, 12 mars 1928LXXXII. Le cheval ail, 5 fvrier 1929

    LXXXIII. L'acteur sur l'cran, 7 fvrier 1929LXXXIV. La pythie, 28 fvrier 1929LXXXV. Cortges, 27 avril 1929LXXXVI. Clochers, 3 mai 1929LXXXVII. L'action sur l'cran, 28 octobre 1930LXXXVIII. Disques, 1er novembre 1930LXXXIX. Le commun langage, 2 avril 1932XC. La devise du pote, 27 octobre 1932XCI. Pour le vers rgulier, 1er octobre 1933

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    XCII. La politique de Hugo, 2 mars 1935XCIII. Le jeu du pote, 1er avril 1935XCIV. Les Djinns, 1er mai 1935XCV. Musique menace, 25 mai 1935XCVI. Le chur des enfants, 1er juin 1935XCVII. Le sublime quotidien, 18 juin 1935XCVIII. L'action, source du beau, 15 novembre 1935XCIX. Les leons du langage, 1er dcembre 1935C. Le tissu de Dickens, 1er mai 1936CI. La nymphe cho, 1er septembre 1936

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    Alain (mile Chartier)(1868-1951)

    PRLIMINAIRES LESTHTIQUE

    Paris : ditions Gallimard, 1939, 306 pp.

    Collection nrf.

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    Prliminaires lesthtique (1939)

    Avant-proposAvril 1939

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    Pendant longtemps je me heurtai la beaut comme un mur. La posieoffrait l'analyse une rsistance qui semblait invincible. L'architecture mon-trait un visage persuasif sans bienveillance. Il fallait, comme je connus parl'exprience, une navet gale celle de l'artiste, pour dcouvrir une doctrineesthtique. Aussi ne manque-t-il pas de Propos faibles sur ce difficile sujet. Jen'ai rien tent d'aussi hardi que le Systme des Beaux-Arts. Ici un artclairait l'autre, telle est la vertu du Systme.

    On a rassembl dans le prsent recueil des Propos d'Esthtique qui sont,les uns antrieurs au Systme et qui y conduisent, les autres postrieurs auSystme et qui le confirment sans s'y rattacher directement. Les difficults

    qu'on y trouvera ne barrent point la route, au contraire elles montrent souventplus d'un chemin ; et en effet il y a plus d'un chemin. Il ne faut pas se tromperau Systme ; ce qu'on y aperoit de vrai est un contact et une convenance dela prose avec les belles uvres. Ds qu'on s'approche familirement del'difice, de la statue ou du dessin, ds que les fires uvres ne repoussentplus l'ide, la rflexion a fait tout ce qu'elle pouvait. Le lecteur remarqueraaisment que la posie tait sous ce rapport le plus rsistant des arts, laposie, et par consquent la prose qui en est l'oppos. Tous les progrs de ladoctrine des Beaux-Arts m'avancrent du ct de la posie, qui fut ainsi le

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    juge de l'esthtique. Car la posie dfie le commentaire. C'est l'loquence quiconduit comprendre la posie ; la musique claire comme il faut ces deuxarts.

    Parmi les Propos de la premire poque (celle qui prcda les livres), ils'en est trouv qui peraient tout seuls jusqu'au voisinage des uvres. Onrencontrera dans ce qui suit tous les essais de ce genre. On sait que les lettresde Michel-Ange disaient fort peu de chose sur le beau, sur l'expression, surl'harmonie, et beaucoup sur le marbre et le travail des carriers. Il fallaitsuivre ces svres penses. J'ai conduit les miennes d'aprs cette srieuseleon du Grand Artiste et, par ces prparations, je me suis trouv capable deconcevoir et d'crire le Systme des Beaux-Arts. Ce fut pendant la guerre quede grands loisirs me permirent d'excuter ce projet trs ancien. Il s'agissait defaire la place du Beau dans l'Histoire des Hommes. Hegel m'y invitait par sasuccession admirable : l'Art, la Religion, la Philosophie. C'tait une partie dela doctrine de l'Esprit retrouv dans la nature. Je ne tentai pas de refaire ce

    travail, un peu trop mtaphysique pour mon got. Ce que je cherchais, c'taitexactement une physique des uvres d'art, c'est--dire un moyen de saisir labeaut de prs, et non pas comme signe d'autre chose, mais comme signed'elle-mme.

    Ceux qui s'intresseront cette longue recherche seront bien aise deconnatre des essais aveugles, c'est--dire qui cherchent le but ttons,

    Aveugle aux doigts ouverts vitant l'esprance !

    Avril 1939.

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    Prliminaires lesthtique (1939)

    I

    Cris chants26 octobre 1907

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    Au matin vous entendez dans la rue des cris chants, qui vous indiquentl'heure qu'il est, comme du mouron pour les p'tits oiseaux , ou harengsd'anuit , ou merlans frire, frire , ou qui veut des toiles, voil destoiles, voil des toiles laver . Si vous observez bien les sons qui vousarrivent, vous constaterez que vous n'entendez pas des mots, mais seulementune certaine chanson, que vous reconnaissez.

    On peut faire la mme remarque au sujet des commandements militaires.Deux choses y sont importantes : la voix qui monte ou descend, et aussi un

    certain rythme. Il y a mme des cas o un silence mesur est l'essentiel d'unbon commandement, comme lorsque l'officier dit : En joue... feu ! L estcertainement l'origine de la musique. Celui qui sait diriger, sans surprise etsans ambigut, les actions d'une troupe d'hommes, est ncessairement bonchanteur, et chante en mesure.

    Le langage distance est naturellement musical ; il emprunte sa mlodie l'accent du langage ordinaire ; mais il la purifie et la simplifie afin d'tre

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    mieux compris, et de plus loin. Toutefois, supposer qu'un homme a inventainsi la mlodie, c'est encore faire trop de part l'inspiration.

    la chasse, il est ncessaire que les chasseurs s'avertissent de loin ; ils ontcommenc sans doute par crier en arrondissant leurs mains autour de leurbouche ; puis ils ont fait des porte-voix en corce et en mtal ; et l-dedans ilsmugissaient en ne gardant de la voix ordinaire que l'aigu et le grave, joints un rythme. C'est alors que la physique a rgl et comme filtr ces cris-l ; carun tuyau ne renforce pas galement tous les sons, mais seulement ceux qu'onappelle harmoniques ; et, comme ceux-l s'entendaient mieux que les autres,on a appel bons crieurs et matres dans l'art de crier ceux qui poussaient cessons-l ; c'est ainsi que le porte-voix est devenu peu peu trompette, cor dechasse, clairon, en mme temps que l'art de crier devenait l'art de chanter ;toute notre musique est btie sur les notes que donne un clairon ou un cor dechasse. C'est dans ce qui nous entoure, dans la nature mme qu'il faut chercherl'origine des institutions, et non dans les vieux papiers.

    L'inspiration, si on tient ferme la physiologie, consiste plutt en unersonance de nos propres actions. Un chanteur dcouvre ainsi sa proprepuissance et les marches de sa grandeur. Au reste, le parler tout ordinaire, sion arrive l'entendre sans le comprendre, forme une sorte de mlodie quimonte, descend, s'lance et finit.

    26 octobre 1907.

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    II

    Contagion au thtre25 novembre 1907

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    J'ai rencontr un fin lettr, qui sortait d'un thtre o il avait vu une grossefarce. Et il admirait comme il faut peu d'invention pour faire rire une fouled'hommes. Vous n'imaginez pas cela, me dit-il. Dans la pice qu'on vient dejouer, un des personnages s'appelle Csar. Et cela permet un autre de dire enmontrant une maison : Csar en sort ; voil certes un plat calembour ; eh bien,la salle tout entire en a ri jusqu'aux sanglots ; et moi-mme, moi qui vousparle, j'ai ri aussi fort que les autres. Cela est inexplicable. Qu'est-ce donc quele thtre ?

    Cela m'a rappel beaucoup d'exemples du mme ordre. J'ai vu des gens

    pleurer au thtre ; et je sais pourtant qu'ils n'ont pas le cur tendre, ni la lar-me facile ; et assurment il est peu vraisemblable que des histoires imaginairespuissent par elles-mmes les mouvoir plus que ne le font les grands et mmeles mdiocres malheurs dont la vie relle est remplie. J'ai souvent, comme toutle monde, admir la puissance de ces motions thtrales. Maintenant, il mesemble que j'en comprends la cause.

    Ce qui agit au thtre, c'est la contagion des sentiments, qui n'est qu'un casde l'imitation. Si vous billez au thtre, vous observerez que ceux qui vous

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    font face, et qui ne vous ont mme pas remarqu billant, se mettent bientt biller, eux aussi ; et cela peut gagner toute la salle. Pourquoi ? Sans douteparce que nous sommes ports, par une habitude utile, faire toujours, dans ledoute, les mouvements que nous voyons faits par nos semblables. C'est ainsique le courage est contagieux, et la peur aussi. Le rire et les larmes se commu-niquent de la mme manire, et ainsi se multiplient au del de toute limite.Vous souriez. Votre sourire fait clore mille sourires et ces mille sourires, parcontagion, vous font rire c'est pourquoi la cause la plus faible agit alors trsnergiquement. Aussi l'auteur du drame ou de la comdie ne doit-il chercherqu'une chose : provoquer par des moyens aussi simples et aussi clairs qu'onvoudra une motion bien dtermine et sans mlange. Aussi les nuances desentiment produisent-elles peu d'effet au thtre, et les passages trop brusquesdu rire aux larmes sont-ils fort dangereux. J'ai vu souvent, dans le drameromantique ou la comdie bourgeoise, le tragique soulever des fous rires ; celavenait de ce que le rire provoqu l'instant d'avant par le bouffon courait encorele long des galeries.

    Et, j'y pense, les plaisanteries de cirque, qui ne sont pas remarquables parleur finesse, ne doivent-elles pas leur puissance ce simple fait que les spec-tateurs sont face face, et qu'ainsi la contagion du rire se produit entre euxplus aisment ?

    25 novembre 1907.

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    III

    Concours de violons5 fvrier 1909

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    Ils ont fait rcemment, Paris, une bonne exprience sur les violons. Onsait que les vieux violons, particulirement les italiens, sont trs recherchs cause du son trs parlant et en mme temps trs musical qu'on en peut tirer. Ilne s'agissait point de ruiner une aussi solide rputation, mais seulement devoir si le culte des vieux violons italiens n'allait pas jusqu' la superstition. Carnotre oreille est moutonnire aussi, et nous ne pouvons pas ne pas admirer lessons d'un Stradivarius qui a t pay vingt-cinq mille francs.

    On fit donc une exprience contre les prjugs. Deux violonistes firent

    entendre, dans l'obscurit, un lot de violons choisis, les uns jeunes et les autresvieux. Artistes et amateurs tendirent l'oreille et eurent choisir six violons surdix-huit. Toutes prcautions taient prises pour qu'on ne pt juger que sur leson. Il arriva que, parmi les six violons triomphateurs, il y eut, comme onpouvait s'y attendre, quatre illustres italiens d'un ge respectable, mais aussiun violon moderne qui n'avait pas cent ans et un autre qui n'avait pas un an.Ce rsultat, que je n'avais pas prvu, m'a fait faire d'utiles rflexions.

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    J'expliquais la supriorit des vieux italiens, comme tout le monde, ensupposant d'abord que les luthiers d'autrefois avaient un tour de main et un artde choisir les bois ; ensuite que les annes rendaient les violons meilleurs,parce que le bois devenait de plus en plus sec, et peut-tre mme assouplissaitses fibres la musique.

    L'exprience dont il s'agit m'a fait considrer ces choses d'un il plusfroid. Il ne faut pas croire que les arts aient beaucoup chang au cours del'histoire. Sans doute, autrefois comme aujourd'hui, les luthiers fabriquaient unbeau violon de temps en temps, parmi des centaines de violons mdiocres. Cebon violon, fils de l'industrie et du hasard, tait en ce temps-l peu prs cequ'il est aujourd'hui ; c'est pourquoi il avait plus de chances que les autres derester aux mains des artistes, d'tre mani avec respect, d'tre couch dans levelours, et ainsi de durer jusqu' notre temps. Les autres, violons mdiocres oumauvais, sont sans doute tombs aux mains des violoneux ; ils ont pri dansquelque saoulerie.

    Il ne faut pas juger le temps pass d'aprs ses uvres. On est tent decroire que les artisans d'autrefois avaient de prcieux secrets. Mais c'est peut-tre trop supposer. Ils ont fait, sans doute, dans tous les temps commeaujourd'hui, un peu de tout, du mdiocre, du passable, du beau aussi, parrencontre. Le Temps a choisi.

    5 fvrier 1909.

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    IV

    Le chant de l'homme16 fvrier 1909

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    Lorsque le poupon a bien dormi et bien mang, il chante. Ce n'est qu'ungazouillis d'oiseau. En mme temps il remue les bras et les jambes, tapant desa cuiller sur la table, heureux de ses mouvements, et du bruit qu'il fait dans lemonde. Tel est le premier jeu de l'enfant ; et l'essentiel de tous les arts estenferm dans le drame sans forme qu'il se joue lui-mme.

    Tout cela se disciplinera, car la ncessit est la mre de l'industrie. Cepoupon se changera en un bon petit garon qui rcitera des fables, et enfin enun bon citoyen qui rcitera des vrits. Il sera, je l'espre, utile aux autres etraisonnable avec luimme ; il fera convenablement son mtier, se promnera

    le dimanche, et dira quelque autre poupon dont il poussera la voiture : Soisdonc raisonnable. Le jour o il ne sera plus poupon du tout, il mourrad'ennui.

    Mais il ne mourra pas d'ennui. Vous le verrez, vers sa seizime anne,donner de grands coups de pied dans un ballon, et se donner beaucoup de malpour vaincre selon les rgles. Plus tard, le long des rues, vous l'entendrezchantonner tout seul. Vous le verrez au cirque, au thtre, sur le port, senourrissant de bruits nouveaux et d'images nouvelles. Si vous le chargez d'un

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    sac et d'un fusil, il partira pour la gloire, heureux de marcher, de crier, defrapper.

    Je suppose qu'il ait un mtier bien plat, comme de copier des circulairesadministratives. Il y mettra de la posie tout de mme, dclamant sur l'encre,sur la gomme effacer ou sur l'avancement ; il doublera sa pauvre existencepar des rcits sans fin sur le chef et le sous-chef. Il vous assommera, vous quil'coutez, mais il se plaira lui-mme. Tous les Homre n'ont pas rencontr unAchille et une prise de Troie.

    Il lira de f ades romans, peut-tre. Mais il s'y mettra, lui. Il vivra mille viessavoureuses. Il en inventera une au coin de chaque rue. Si l'on racontait unhomme toutes ses penses, il en serait cras ; mais il est tout entier son jeu ;il pense comme l'oiseau chante. Son journal lui fait faire le tour du monde. AuMaroc, au Japon, Messine, sur la mer, sur la montagne, dans la guerre, dansle crime, en une seconde il est victime, il est assassin, il est avocat, il est juge.L'instant d'aprs il s'arrte au milieu du pont ; le couchant se multiplie dans les

    vagues du fleuve ; les coteaux sont bleus une poussire dore s'lve ; unponton grince un grand bateau s'amarre au quai ; des bruits clairs flottent surl'eau. Notre pote en est saisi ; son pome coule pic, le voil peintre, etmieux que jamais peintre ne peindra. deux pas de l, il rencontre son chef,grand pote aussi. Tous deux se rveillent, et se disent des pauvrets. divinpoupon, comme tu es sage quand tu fais tant de bruit avec ta cuiller. Cela faitpasser la soupe.

    16 fvrier 1909.

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    Prliminaires lesthtique (1939)

    V

    La raison architecte4 mai 1909

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    Lart dgringole mesure que la raison avance. Cette ide, exprimeavec force dans une lettre de Georges Bizet, me revenait l'esprit comme jeconsidrais les mouvements de quelques fourmis humaines qui travaillaient dboulonner la Galerie des Machines. Cette grande carcasse de fer est une desplus belles choses que j'aie vues. Pourtant ceux qui l'ont construite n'taientpas brls de passions infernales ; ils ne vivaient point dans l'attente dequelque miracle, et leurs rveries n'taient pas peuples de dieux et de diables.Ils voulaient tout simplement construire un btiment assez vaste et assez levpour qu'on n'y ft point incommod par l'odeur et lachaleur des machines. Ilsne voulaient que faire grand et en mme temps solide, et je crois assez que

    c'est justement pour cela qu'ils ont rencontr le beau. Rien n'est moins orn,rien n'est plus svre ni plus monotone que cet immense difice, avec sesfermes toutes pareilles, massives, bien appuyes par terre, courbes selon leslois de la chaudronnerie et lourdement assembles par le haut. L'ensembletouche au sublime ; tous ceux que j'ai interrogs ce sujet pensent commemoi.

    Rappelez-vous ce que c'est qu'une Exposition Universelle. Imaginez tousces palais de pltre, toutes ces cariatides, toute cette symbolique dshabille,

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    ces Industries aux lourdes mamelles, ces Sciences en peignoir de bain, tenantleur compas, ces cotonnades de tous ordres, ces macarons, ces choux, cesrosaces, et toute cette cramique bleue et jaune. Tout cela tait fait pour plaire,et ctait laid faire hurler les chiens. La Galerie des Machines crasait tout celuxe barbare ; la logique tait cent fois plus belle que l'imagination.

    Nos cathdrales seraient bien laides si elles n'avaient pour nous plaire queles statues des saints et des rois, ou les monstres des gargouilles. Mais tous cesornements faits pour plaire sont heureusement perdus dans l'ensemble. Ce sontles lignes tout fait simples, svres et dnudes de la grande nef qui sauventtout. Moins une cathdrale est orne, plus elle est belle quand elle est belle. Orceux qui ont arrondi et entre-crois ces arceaux vingt mtres du pav nepensaient pas, je crois, la beaut ; ils pensaient la solidit ; ils ont rencontrle beau sans l'avoir cherch. La superstition fut le premier moteur, j'en con-viens ; mais c'est la raison qui fut l'architecte.

    Michel-Ange a trac de sublimes figures ; il tait croyant ; il avait peur de

    l'enfer ; c'est entendu. Mais ce ne sont point ces sentiments qui l'ont levjusqu' la beaut ; il le dessinait, cet enfer, souple, fort, vivant, et vrai, pourtout dire d'un mot. C'tait la folie qui payait, mais c'tait la sagesse quisculptait.

    4 mai 1909.

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    VI

    Artistes sans gnie25 mai 1909

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    Il y a trop d'artistes. On n'y peut rien, direz-vous. On peut toujours leconstater. Le premier venu, s'il essaie de peindre d'aprs nature, s'aperoitavec ravissement que ce n'est pas aussi difficile qu'il le croyait. Surtout s'il aun matre habile, et s'il ne craint pas d'imiter les nuages de l'un, les bruyresde l'autre et les ronds dans l'eau d'un troisime, il arrivera trs vite fairequelque chose de convenable. Quand l'encadreur y aura pass, cela arrtera leregard un instant, et l'on trouvera quelque chose louer. Je ne sais pascomment nous avons conduit notre ducation esthtique ; le fait est qu'ellenous a rendus trs indulgents.

    Bref, notre homme a la manie de peindre. Douce manie. On le voit au borddu fleuve, ou dans les bois, assis sur son pinchard, et brossant une tude. Jesouponne qu'il n'a plus le temps de regarder la nature tant il est occup lacopier. S'il n'en fait qu'un passe-temps, et s'il gagne sa vie quelque guichet,voil un homme heureux. Mais s'il veut vivre de peinture, le voil ridicule etmalheureux.

    Il y a une chose que l'on devrait dire, c'est que le commencement, dans lesbeaux-arts, n'est jamais difficile. On arrive trs vite au passable. On n'imagine

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    pas, si on ne l'a pas tent, quel point il est facile de composer un morceau demusique agrable entendre, ou quelque mlodie sur des vers de mirliton, siseulement on a appris les lments. Mais, dites-vous, j'ai l'oreille malaccorde. Bon ; achetez de la cire, de la terre glaise ou de la pte plastique, etmettez-vous modeler ; vous russirez ; dans la sculpture on russit tout desuite. Le grand et le profond est tout fait inaccessible ; mais le mdiocre est la porte de la main ; tout le monde a du talent pour modeler. Essayez, vousdis-je ; triomphez des premires difficults, ce qui est un jeu d'enfant, et vousmpriserez les sculpteurs.

    Pour crire, aussi, tout le monde a du talent. Il suffit d'avoir beaucoup lu,et de bien imiter. J'ai connu des faiseurs de vingt ans qui vous imitaient la perfection France, Renan, ou Barrs. Je suppose qu'ils gagnent maintenantleur vie quelque feuilleton ou quelque courrier des Thtres ; les plus habi-les rajeunissent de vieilles phrases ; les autres se contentent de les recopier.On publie tous les ans des milliers de romans qui se ressemblent pour le fondet la forme, et qui sont tous originaux de la mme manire.

    Toutes ces uvres d'art sont bien crites, bien peintes, bien sculptes ; etce n'est rien du tout. Encore peut-on bien tre indulgent pour ceux qui cri-vent, vaille que vaille. Car, que seraient les ides si elles n'taient crites ?Mais en vrit le plus plat paysage rel et le plus sot visage d'homme vivantsont des merveilles, si on les compare une tude ou un portrait, mmechoisis parmi les meilleurs.

    25 mai 1909.

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    VII

    Concours de posie28 juin 1909

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    La Conqute de l'Air , tel est le sujet du concours de posie pourl'anne qui vient. Ce n'est pas mal choisi. Les potes exploitent depuis dessicles les lieux communs, les mythes, et les faits de l'histoire ; ils se jouentdans un monde de rves ; ou bien, s'ils se mettent dcrire, ils tombenttoujours sur quelque rapport inattendu, comme il s'en prsente dans la rverieparesseuse. Je lisais rcemment un pome couronn, qui n'tait pas mpri-sable. Il s'agissait de l'arbre ; et voil un beau sujet. Ce n'tait pourtantqu'un prtexte. L'image de l'arbre voquait d'autres images, les enfants, lamaison. Les astres, vus travers les feuilles, taient des fruits d'or dans l'arbre.Cela n'est pas laid, mais cela n'est pas vrai. Dans son pome, il parlait de tout,

    except de ce que c'est rellement qu'un arbre. Je ne vois pas non plus ce quel'on ajoute aux toiles en disant que ce sont des fruits d'or, ou des clous d'or,ou les ornements d'un manteau royal. Les toiles, autant que nous savons, ontquelque chose de bien plus saisissant, ds qu'on y pense rellement, que tousces oripeaux de thtre, dont on les habille.

    Dans le Jules Csar de Shakespeare, il y a une conspiration, la nuit,dans un jardin, entre tous ces rpublicains maigres qui veulent tuer Csar.

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    Aprs de terribles serments, l'un d'eux dit qu'ils doivent maintenant sesparer, parce que le jour va venir ; et, levant son pe, il montre l'heure quemarquent les toiles. Ce geste si simple nous tire subitement des rveries del'histoire. Car pour nous aussi, toutes les nuits, les toiles tournent ; pour nousaussi, selon la saison, l'une ou l'autre toile annonce le soleil. Ces rapportsvrais, ces heures relles entrent tout d'un coup dans le drame. Je pense Csar, qui dort pendant que les toiles tournent et que son destin se rapprochede lui ; car les passions de ces hommes gravitent avec les toiles ; et cette peest un mtore aussi, une trajectoire compose avec d'autres. Mais Csarprtend moissonner l'heure qu'il a choisie, et remplir son gr les saisons, etc'est en vain qu'on lui crie : Csar, prends garde aux Ides de Mars. C'estainsi qu'une image vraie vivifie tout le reste, et fait marcher l'histoire d'un pasassur.

    Je ne sais pas comment les potes feront marcher leurs rimes avec l'hliceet le gouvernail de profondeur. Je crains seulement qu'ils ne mditent pas

    assez sur la chose mme, et sur les rapports vrais qui font que le planeurs'lve, tourne et redescend. Assurment, si vous mettez en vers une leon demcanique avec ses chevaux-vapeur et ses cosinus, cela sera plus plat et plusennuyeux encore qu'un pome sur les checs. L'abstraction n'est jamais belle.Mais si vous saisissez le rapport vrai dans la chose mme, ce regard pensantenlvera tout votre corps jusqu'aux nuages. Quand Boileau, plat rimeur,disait : Rien n'est beau que le vrai , il ne croyait pas si bien dire.

    28 juin 1909.

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    VIII

    Dessins d'enfants14 juillet 1909

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    Tout art tombe bientt dans la manire, s'il ne retourne pas aux sources. Etla source du beau est double ; il faut une chose, et il faut un homme. Quand unhomme, par pur jeu, saisit une fleur, ou une branche, ou un oiseau, ou n'im-porte quoi, d'un trait de crayon ou de pinceau, c'est toujours vivant ; c'estquelquefois beau. Pourquoi c'est beau, quand c'est beau, on n'en sait rien. Jecroirais assez que c'est un mouvement de joie, sain, libre, dcid, hardi, quifait le beau ; on dirait bien que c'est l'amiti d'un homme et d'une chose quifait le beau. L'essentiel c'est une perception ingnue d'un objet naturel.

    Tout ce qui est appris, tout ce qui est copi sur la perception d'un autre faitpiti. Ce sont des arrangements de rhteur, des maquillages, des flots derubans pour plaire aux autres, non pour se plaire soi. Ainsi, de copie encopie, on arrive ces misrables bouquets qui se rptent en diagonales surnos papiers peints : courbes concentriques, courbes symtriques, fleur l'en-droit, fleur l'envers, vrille qui n'a jamais rien saisi, rubans qui n'attachentrien. Lieux communs du dessin.

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    Je suivais ces rflexions, auxquelles m'avait conduit un papier fleurscouleur lie-de-vin, lorsque je rencontrai un homme ides, qui veut qu'onrespecte les nafs dessins des enfants. Il m'emmena chez lui, et me fit voir unecollection merveilleuse ; c'taient des dessins originaux, sans retouches, faitspar des artistes de neuf onze ans, gamins des coles rurales, qui n'ont aucunenotion des styles, et qui n'ont jamais vu ni la Vnus de Milo, ni la Joconde,mais seulement des champs, des btes, des hommes, et le ciel comme plafond.Ce sont des dessins d'imagination, comme la descente d'un ballon ; ou desdessins que j'appellerai de sentiment, comme le Printemps , l'Automne .C'est fruste, c'est maladroit, c'est surcharg de dtails et de personnages ; maisc'est franc, c'est riche, c'est fort comme les plus naves scnes de Shakes-peare ; tout y est entass, comme dans les tableaux des Primitifs. Ces petitssauvages recommencent l'histoire.

    Mais le plus beau, c'est quand ils composent des ornements d'aprs unefleur ou un papillon. Ils jouent alors avec des formes et ds couleurs ; et c'estpour faire honte aux hommes. Naturellement il m'a montr ce qu'il y avait de

    mieux. Cela dpasse tout ce que vous imaginerez. La ligne a t trace d'uncoup. Par quelle harmonie entre le regard et le geste ? Je ne sais. Les couleurss'talent en larges touches. Par quelle rsonance de leurs yeux jeunes ? Je nesais. Mais il est impossible de les vouloir autrement. Cela est affirm. C'estainsi qu'ils ont vu. Un, surtout, s'est fix pour toujours dans ma mmoire. Ilavait rpt sur une bande le mme papillon jaune et brun. Tout d'un coup, a-t-il vu le ciel derrire, ou son il a-t-il rpondu selon les affinits des cou-leurs ? Il a trac une large bande double, d'un bleu vif. Et c'est comme s'ilavait vers, d'un seul coup, toute sa joie sur le papier.

    14 juillet 1909.

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    IX

    Vraie et fausse culture18 juillet 1910

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    Comme je parlais, devant un Sorbonagre, d'un roman de Balzac qui meplat, le Sorbonagre me dit : Vous vous occupez spcialement de Balzac ? quoi je rpondis que je le lisais souvent, et avec plaisir. Mais, dit-il, n'enferez-vous point un livre ? Je comprends bien, lui dis-je, monsieur leSorbonagre, qu'un livre est essentiellement quelque chose sur quoi on crit unautre livre. Mais, je rougis de l'avouer, quand je lis un de mes auteurs prfrs,je n'ai point de penses si srieuses ; et je lis pour mon plaisir.

    Il faut, me dit-il, user au plus vite ce plaisir-l, du moins, si vous visez lahaute culture littraire, dont je vous crois digne. On rirait d'un homme qui

    reviendrait d'Italie et qui dirait : J'ai vu un tableau ainsi compos, de telspersonnages, l'un assis, l'autre agenouill, qui semblaient parler ou prier ; jene sais de quelle poque est ce tableau, ni de quelle cole, ni de quel pein-tre ; mais il m'a plu. Un tel homme passerait pour un barbare sans culture.Eh bien, Monsieur, il n'y a pas encore longtemps, on passait pour avoir deslettres ds que l'on avait lu et relu les grandes uvres. Et croyez bien que nousn'avons pas eu peu de peine changer tout cela. Mais c'est chose faite ; et laculture littraire est maintenant hautement scientifique.

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    Je suis, lui dis-je, un barbare avide de culture. Instruisez-moi.

    Voici. Avant tout, ayez une mthode pour lire. On perd un temps infini relire. Il f aut qu'une lecture vide compltement un livre. Ne lisez donc que laplume la main. Ayez devant vous un double rpertoire ; l'un selon l'ordrealphabtique, o vous noterez tous les mots d'importance, avec mention del'uvre, de la page, et de la ligne. L'autre selon les matires, qu'il sera bon declasser au pralable ; par exemple, au sujet de Balzac, vous aurez, je suppose,la psychologie de Balzac, la religion selon Balzac, la sociologie de Balzac, etd'autres chapitres dans ce genre-l, que vous remplirez peu peu de vosrenvois et de vos extraits. Quand vous arriverez la fin, vous pourrez dire :j'ai lu Balzac. Dans la suite vous n'aurez relire que vos fiches, o voustrouverez les ides et les sentiments, groups cette fois comme il faut. Aprscela, vous aborderez l'tude des sources, lisant les romanciers du mme tempset ceux qui ont immdiatement prcd ; puis les correspondances et lesmmoires. Vous viendrez ensuite aux manuscrits des bibliothques, toujoursprenant des notes, et les classant dans votre rpertoire. Ce travail fait, vous

    pourrez, en relisant vos papiers, comprendre enfin l'uvre et l'homme, ce quiest quelque chose, et surtout crire aprs cela un bon guide pour la culture desjeunes gens. Laissez passer encore dix ans, et l'on ne se moquera plus de lacritique littraire on saura Montaigne ou Balzac comme on sait maintenant laphysique.

    Ainsi parlait le Sorbonagre, en se balanant sur un pied. Hlas ! jem'chauffe encore en lisant Jean-Jacques. Quand sortirai-je de l'enfance ?Selon mon opinion, le bonheur d'admirer est ce qui claire une lecture et cequi enlve le lecteur. J'ai souvent conseill de lire les auteurs sans jamaisprendre de notes, et de les lire jusqu' ce qu'on les connaisse bien. Si vouscrivez sur ces lectures, rien n'empchera l'enthousiasme de passer dans votrepropre style, et votre essai sera digne de l'auteur.

    Rien n'est affligeant comme de plates remarques sur un merveilleuxroman. Je veux qu'au contraire vous imitiez cette belle criture et que vousempruntiez les couleurs de l'auteur pour colorer votre rsum. Outre que je neconnais pas d'autre mthode de se faire un style, il sera vrai aussi que vousarriverez au double rsultat de faire connatre les uvres et de donner envie deles lire. C'est par ce moyen que l'on mettra en marche le grand navire de lalittrature qui, prsentement, manque de mouvement. J'ai cru comprendre plusd'une fois que les littrateurs modernes repoussent cette mthode si naturelle.Il faudrait un peu de feu clans les ouvrages d'initiation.

    18 juillet 1910.

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    X

    L'ternel portrait21 novembre 1910

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    Je regardais hier le buste d'un philanthrope c'tait une tte moiti chauve,une barbe en pointe, et l'air d'un sous-chef son bureau. Peut-tre de sonvivant avait-il cet air-l ; car les hommes prennent souvent un air dplaisantds qu'ils pensent qu'on les regarde ; et le sculpteur avait copi toutes les rides,ce qui fit dire peut-tre, la famille et aux amis, que c'tait bien ressemblant.Tous ces tmoins sont morts, et il nous reste un vilain bonhomme de marbre.

    Puisque l'on lve des statues, je voudrais une cole o l'on enseigneraitles rgles de cet art, qu'il est facile de retrouver d'aprs les anciens. Lapremire rgle est d'embellir ; il faut ramener l'homme un ge moyen et ne

    laisser que les rides qui marquent des penses ; et encore, sans mouler nicopier car les rides sont en mouvement dans un visage ; le marbre, c'est tout fait autre chose. Si vous faites un coureur en marche, il sera toujours immo-bile ; ce serait une faute si l'on copiait un moment de la course, il fautexprimer toute la course par une seule attitude. De mme, il faut exprimer tousles mouvements d'un visage par des traits immobiles. On y arriverait peut-tresans le chercher par d'autres simplifications que je vais dire.

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    D'abord se dlivrer de la mode, qui nous cache l'homme ; le faire au sautdu lit ; donner ses cheveux le mouvement naturel ; et, pour cela, composerune des chevelures humaines. Il y a peut-tre dix mouvements naturels descheveux ; il faudrait les tudier, les travailler d'avance, en marbre et enbronze ; il y a les cheveux d'Homre, les cheveux de Cicron, les cheveux deSeptimeSvre.

    Autant dire pour les traits et pour la forme de la tte ; il y a un certainnombre de types. Des fillettes disaient, pour s'amuser : Moi je suis poire ; toitu es pomme. Il y a la figure de chvre, comme celle de Musset ; la figurechevaline, longue et osseuse ; la figure du bon Satyre, avec le nez relev et lefront en coupole. Quelque naturaliste, qui enseignerait dans cette cole desculpteurs, ferait voir comment les caractres d'une figure humaine rpondentles uns aux autres ; s'il expliquait pourquoi, en considrant l'attache desmchoires, le jeu des muscles, et l'quilibre mcanique du sourire, de la paro-le, de la mastication, cela n'en vaudrait que mieux. On crerait une dizaine demodles humains ; on retrouverait pour chacun le mouvement naturel de la

    barbe, les surfaces principales et l'attache du cou par derrire qui, lorsqu'elleest juste, donne la vie et le repos l'ensemble. On exposerait ces immortelssans nom, et chacun y choisirait son portrait.

    Ainsi on aurait la vraie ressemblance, et la vraie ternit d'un homme. Quereste-t-il d'un homme ? Une manire d'tre humain. De grandes choses, et nonpas de petites misres ; un portrait pour l'avenir, non pour les morts. Plus beauque l'homme ; plus homme que l'homme. C'est l'expression qui nous trompe ;on appelle expression l'air de chacun, qui le fait reconnatre ; mais cela c'estplutt l'impression que l'expression ; l'impression est belle chez le vivant ;dans le marbre, elle est hideuse. L'expression suppose un langage ; quelquechose de commun et d'ordinaire, qui ait pourtant de la beaut et de la puis-sance ; un beau vers dit une chose banale, avec les mots les plus simples ; la

    plus belle musique est une chanson de berger, ou de marin. De quel berger oude quel marin ? Que nous importe ? Laissons pourrir ce qui est mort. Maisl'histoire gte tout. Je propose ici un art des portraits ternels. Un bon visagetout simple a son ternit propre ; il la perd, par exemple, s'il mle un mouve-ment du nez avec un mouvement du menton qui ne s'y accorde pas ; chaquehomme, disait Gthe, est ternel sa place. Je dirais que chaque homme estternel dans ce qu'il exprime.

    21 novembre 1910.

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    Bijoux et armures14 juillet 1911

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    D'o vient cette mode, si ancienne, des bagues, bracelets et colliers ? Sil'on ne considrait que les colliers et les bracelets, on pourrait croire que cefurent des signes d'esclavage ; et il serait difficile de comprendre comment onarriva les porter volontairement et avec plaisir, comme signes de puissanceet de richesse. Et, du reste, cette interprtation n'explique pas les bagues, ni lesboucles d'oreilles.

    Mais si l'on prend tous ces ornements comme d'anciennes armures, touts'explique assez bien. La gorge est un des points vulnrables du corps, de lles colliers. Mais il y a sous l'oreille et au-dessus des colliers, un point encore

    vulnrable, o l'on sent battre les artres carotides ; et des plaques d'or ou demtal, pendues 'aux oreilles, pouvaient arrter ou dtourner une flche ou unesagaie. Enfin les coups de tranchant sur le poignet et sur les doigts mutilaientl'ennemi pour toujours, parce que les tendons coups se rtractent et qu'ainsi lacicatrisation ne les rpare point ; ce furent donc des blessures redoutes,contre lesquelles, bien avant le gantelet de fer, on trouva les bagues minces endessous, largies et allonges en dessus, comme on les fait encore, et lesbracelets, surtout plusieurs cercles, qui protgeaient sans paralyser. Cesarmures furent prcieuses et dsires, en mme temps qu'elles furent les signes

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    du courage et de la force, puisqu'elles taient portes par les guerriers. Cheznous l'paulette, qui fut d'abord une espce d'armure contre les coups de sabre,est encore un ornement et un insigne.

    Comment les faibles, et notamment les femmes, aimrent porter de telssignes, comment ce qui tait utile devint beau, comment l'armure devintornement, ce n'est pas, difficile comprendre. Les gravures et ciseluress'expliquent, de mille faons. D'abord, il y eut des bracelets glorieux, touttaillads et bossels dans les combats ; et puis on imita ces vnrables mod-les, et les bijoutiers de ce temps-l, qui taient armuriers, en tudiant ceslignes et ces formes, y dcouvrirent des figures rgulires, des feuilles, desfleurs, des animaux, des visages, auxquels on prta naturellement des vertusmystiques.

    Car je crois que le dessin fut invent par hasard, et se trouva fait sansqu'on l'et cherch. Par exemple, ce furent les nuds du bois, respectsd'abord cause de leur duret qui brchait l'outil, qui donnrent la premire

    ide de la sculpture ; ceux qui ont sculpt des cannes savent bien que c'est laforme de la racine qui suggre l'image d'un homme ou d'une bte. Ainsi l'objetd'art tonna l'artiste tout le premier, car il ne cherchait que l'utile ; et c'est avecravissement, sans doute, qu'il dcouvrit, dans ses propres uvres, une signifi-cation qui n'tait point dans sa volont. Et ce procd est encore aujourd'huicelui des potes, qui travaillent galiser leurs vers et les faire rimer, sansprvoir les rsultats quelquefois merveilleux de cette recherche ttonnante. Etces rflexions sont pour montrer, qu'un archologue trouverait occasion derflchir, si l'envie lui en venait.

    Ces exemples font voir o se trouve prcisment la beaut et o elle est, sije puis dire, niche. Ce qui est beau, c'est la rencontre de la nature et du sens,comme il est vident dans les bonnes rimes. Ce qui orne, ce n'est point de

    porter l'armure d'un brave, mais c'est d'y trouver son nom ou sa ressemblancedans les entailles faites par l'adversaire ; encore mieux si l'artiste imite cegenre de hasard ; c'est pourquoi, sans doute, il y a ce trait de la violence dansles gravures. On remarquera que tout contribue compliquer les problmesd'esthtique. Par exemple, de ce qu'une matire rare conserve mieux lesmarques, on pourrait conclure que cette matire est belle ; elle est belle parcequ'elle conserve une belle empreinte.

    14 juillet 1911

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    XII

    Pense historienne11 aot 1911

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    Je viens de lire une vie de Tolsto, crite par un homme de premirevaleur. Cela est bourr de textes, et insupportable lire. Quelle manie histo-rienne ! Les meilleurs esprits en sont touchs ; toutes leurs puissances en sontdiminues. Chose trange au premier moment, et qui s'explique si l'on veut ypenser. Voil un homme qui crira bien un roman de premire valeur, unebiographie imaginaire qui me saisit, qui me transporte ; il veut faire unebiographie vraie ; il n'y dit que des vrits ; et toutes ces vrits ensemble mefont sentir une erreur radicale. Pourquoi ?

    Voici pourquoi. Tolsto a vcu longtemps. D'abord tout ses passions ; etpuis tout sa famille ; et puis tout au bien public ; et puis tout l'vangile.

    Ces fleurs, ces fruits, ces moissons ont mri successivement pour notrenourriture ; et cette nourriture ne s'use point. Mais en lui tout cela s'usait et sedesschait tour tour, par le cours des annes. Le temps que rien ne prcipite,que rien ne ralentit, le temps qui conduit toutes les choses ensemble, le tempsachve enfin par degrs insensibles ces changements irrvocables ; et parl'oubli, justement. Qu'est-ce que dix ans dans le souvenir ? Ne les cherchezpas l ; ils sont cachs avec les autres annes dans le prsent, et mcon-naissables. Qu'est-ce qu'une ide que l'on avait, et que l'on n'a plus ? Le tempsefface ses propres pas.

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    Mais l'historien veut recommencer le temps ; il veut raccourcir le temps ;il veut renverser le temps. Il prvoit la Sonate Kreuzer, que l'auteur pourtantne prvoyait pas. Il rapproche des ides, des sentiments qui n'ont jamais tensemble, qui ne peuvent pas tre ensemble. La pense historienne revient deRsurrection Anna Karnine. Pauvre pense historienne, qui ne peut pas trehistorienne et qui ne veut pas tre pense ! Ombres errantes. Ombres du Styx.Ombres qu'on ne pse point ; qu'on ne touche point ; qui ne sont nulle part.Toute histoire est histoire des morts, et morte.

    Noble artiste, te voil croque-mort. Mais non. Pense en avant. Toute la viepossible est en avant. Tolsto est de ceux qui vivront toujours en avant. Sonuvre grandit maintenant et se dploie ; ce sont des avenues que j'y vois, etdes perspectives ; un avenir li toutes les choses et toutes les penses,d'instant en instant. Laisse-toi porter par l'uvre, et tu criras cette vie-l.

    Peut-tre importe-t-il, pour l'art de la biographie, que l'on s'exerce par-

    courir le temps en fixant son regard sur l'avenir, car c'est ainsi qu'on vit. Lavie, les ides, les amours, tout est en projet, tout est en avant. L'historien acoutume de regarder en arrire, c'est une chose qu'il faudra changer si l'onveut transporter l'histoire dans les Beaux-Arts.

    11 aot 1911.

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    Prliminaires lesthtique (1939)

    XIII

    Sur le roman13 octobre 1911

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    Quelqu'un me disait hier que le roman est peuttre un genre us, commesont l'pope et la tragdie. J'en vins chercher quelque forme d'crire qui ptremplacer le roman ; et je pensai aux faits divers, dont on est bien loin de tirertoute l'motion possible et toutes les penses possibles ; on laisse ce genre auxapprentis, ou bien aux barbouilleurs ; et j'ai mme remarquer que, dans lesjournaux qui photographient la vie quotidienne de la plante, les rcits et lescommentaires sont d'une niaiserie jusqu'ici sans exemple. Cette dcadence faitprvoir que le fait divers, ne pouvant se maintenir aussi bas, va remonterjusqu'aux sommets.

    Dj certains journaux veulent un ingnieur pour crire sur une explosion,

    et un romancier pour raconter quelque crime domestique ; mais ces spcia-listes passent sur le rcit proprement parler et se perdent en commentaires ;c'est peine si, de place en place, on aperoit quelque pointe ou quelque artedu fait rel, qui dchire leur commentaire ; et je ne vois point qu'un gnie denarrateur se soit encore essay aux faits rels, aux faits sans correction, sansornements ajouts, sans ces inventions qui rendent les romans vraisemblables.Il arrive au contraire, ainsi qu'on l'a assez souvent remarqu, que le genrelittraire qui est la mode, comme sont le thtre et le roman, dvore et digretout ce qui arrive, et en fait des rcits arrangs. C'est ainsi qu'avec des

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    incidents de grve on fait un drame ; et ce n'est que le vrai rendu vraisem-blable. Le rel tout seul est bien plus dramatique, bien plus symbolique, bienplus enseignant que n'importe quelle fiction, mais autrement. Non pas parl'enchanement, la prparation, l'histoire des individus, la reconstruction enfinque l'on admire dans Britannicus, modle du genre ; mais au contraire par lasurprise, par la rupture des ides, par les abmes d'ombre, par les rafales, par laprsence de l'univers sournois ; par la marche du temps aussi, qui est rgle,qui emporte d'un mme mouvement toutes les choses de ce monde, sans unretour, sans un arrt. L'vnement fait naufrage derrire nous, et l'eau reflted'autres spectacles. Cette explosion fut de la veille, et de l'avant-veille ; letemps la repousse un peu chaque moment ; il faut lui dire adieu ; il faut direadieu son malheur. Au lieu que, dans nos fictions, tout est en mme temps ;hier a la mme force qu'aujourd'hui. Le vrai historien, l'historien de l'histoirecontemporaine, se souviendrait comme on se souvient, et percevrait commeon peroit ; il reprsenterait non pas la route du temps, mais le temps lui-mme en marche ; et le lecteur ici inventerait les causes en subissant le fait ;tandis que, dans notre art d'crire, le lecteur subit les raisonnements et invente

    les faits, ce qui forme assez mal l'esprit public, peut-tre.

    13 octobre 1911.

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    XIV

    Contre la curiosit historienne8 janvier 1912

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    Un auteur n'est point tenu de se montrer. Car, si ses crits ne sont pas tout fait faibles, il y perdra. La conversation a des lois tyranniques ; si un auteurrflchissait en compagnie comme il fait la plume la main, il offenserait parun oubli radical de ceux qui l'entourent. Aussi par amiti il suivra ce qu'on dit,rpondra, contredira, s'en ira laventure dans les chemins des autres ; s'iln'est pas pdant, il sera tout fait ordinaire. Je suis mme assur qu'un espritgnreux et panier-perc se perd trop souvent en conversations. Une femmebien remarquable, et qui tint salon pendant des annes, me disait : Pourqu'une conversation vive, il faut que l'on se dvoue contrarier par jeu, et celafausse le jugement. Cela est plus vrai qu'on ne veut le croire ; mais peu de

    gens en conviendront, parce que les plaisirs de socit sont vifs.Stendhal, ce qu'on raconte, tait brillant en conversation, mais emport

    aussi et presque brutal. Aussi se cachait-il sous des pseudonymes changeants,sans doute afin de ne point jeter ses vraies ides dans les joutes de paroles. Ilest sr que les voltigeurs banderilles mnent le taureau o ils veulent. Aulieu que les ides poussent et fleurissent dans le recueillement ; et la patienceest sans doute la principale vertu de l'crivain ; il attend que les notionss'ordonnent aprs le premier tumulte, et qu'enfin les mots se dtachent en

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    grappes mres ; moment qu'il faut saisir au lieu de secouer l'arbre et de fairesa rcolte par terre.

    Je dis aussi que la curiosit historienne, l'gard d'un auteur, est uneespce d'injustice. Car on veut les connatre souvent afin de comparer ce qu'ilscrivent avec leur nature et avec leurs actions ; comme ceux qui fouillent dansles lettres intimes. Si l'auteur crivait sa pauvre petite histoire, il ferait demchants livres. Mais non ; il y met le meilleur de lui-mme, ce qu'il est aumeilleur moment, quand les passions et les besoins de l'animal sont couchs etdorment ; et cette sincrit tudie est la plus rare.

    Mais il n'y a rien aussi de plus attristant qu'un auteur en reprsentation, quiimite ses propres crits. C'est alors qu'il ment. Car la raison n'est qu'un clairfugitif presque toujours. Lumire fixe dans un mot ou dans un livre ; juge ettmoin incorruptible alors de toutes les passions et petitesses, et de celles del'crivain aussi. Bref la raison est au-dessus des faits ; elle les claire infati-gablement ; c'est sa manire propre d'agir dans le monde. Comme un phare,

    qui ne change ni le vent ni les vagues, ni le brouillard, mais qui luit seulementselon le nombre et la rgle.

    8 janvier 1912.

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    XV

    L'art militaire13 mars 1912

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    L'arme est belle par elle-mme. Hier comme le bleu du ciel tranaitjusque sur la terre et enveloppait toutes les choses d'une bue tide, j'ai vu unsous-officier de dragons en grande tenue arriver d'un trot mesur, seul, aumilieu d'une large avenue. Cette chose humaine, toute petite sous le ciel, maissi bien dessine, si bien dfinie, si bien gouverne, saisissait le regard despoti-quement. Cette forme d'homme, simplifie par l'uniforme, par le casque, par ladiscipline des mouvements imposs au cheval, exprimait la rsolution etl'indiffrence. La flamme de la lance, qui frissonnait au vent, rappelait seule lalibert de la nature. Tout exprimait une force raisonnable.

    L'anglais Carlyle, dans son Sartor Resartus, a esquiss une Philosophiedes Habits. Riche matire pour la plaisanterie anglaise. Et le voil qui nousreprsente ce que seraient des juges tout nus. De mauvais radis fourchus selon le mot froce de Shakespeare. Mais le satirique, ici, dpasse le but, etnous conduit une ide frappante. L'homme nu n'est qu'un animal. Cet tat neconvient qu' l'enfance ; autrement il nous fait rougir, et ce n'est pas sansraison. Car, sans le costume, qui est le lien de socit, l'homme ne se tientplus, l'homme est misrable, il pense s'enfuir ; autant dire qu'il ne pense

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    plus. Trs certainement, il ne peut plus tre juge ; il craint les choses, sessemblables, et lui-mme. Au contraire, l'uniforme lui donne scurit et digniten mme temps ; et tout costume est uniforme, plus ou moins.

    L'art militaire triomphe ici. Observez quelque crmonie. Les insignes desgouvernants, les robes mmes des magistrats et des savants laissent encoretrop la fantaisie. On saisit dans ces toques inclines droite ou gauche,dans ces rabats tortills, dans ces hermines rpes, dans ces rubans dteints,toute l'incertitude des ides. Cela sent l'invective, l'ironie, l'hrsie. Ces cort-ges un peu trop libres font penser au carnaval ; j'y vois du cynisme et dudbraill, souligns mme par le costume ; bref un tout petit peu de ce dsor-dre qui frappe dans un singe habill. Aussi l'art de penser est jeune, et n'apoint trouv ses formes. Tandis que l'art militaire a dfini les siennes. Il vousprend un paysan la charrue ; en six mois il en fait un dragon ou un cuirassier.Les voil maintenant en masse, ces sauvages enfants de la terre ; cette lignesombre hrisse de lances vient sur nous comme une mare d'quinoxe. Vousn'y reconnatrez ni un ami, ni un frre, ni un paresseux, ni un dbauch, ni un

    joueur. Les passions sont effaces ; c'est la vertu humaine toute pure. C'est laraison dcide, la dernire preuve en marche, l'action enfin.

    Ici le jugement le plus ferme est mis en droute, comme les livres auxgrandes manuvres. Car nous adorons ce qui existe. Mais lorsque ce quiexiste signifie sans ambigut la science, l'ordre et le courage, il faut bienqu'une espce de dlire potique soulve le spectateur, jusqu'aux cris et jus-qu'aux larmes. L'homme ainsi joint d'autres par l'uniforme et le cortge senten lui-mme toute sa force, soit pour conqurir, soit pour comprendre ; d'o ilprend cette bonne opinion de ses semblables, qui le remet sa premirejeunesse, tout croire, tout esprer. Tourner cet amour en haine, cette justiceen injustice, cette discipline en domination, c'est tout l'art du despote.

    D'o l'on voit qu'il n'est pas tellement facile d'tre un homme, et que l'onpeut perdre cette sorte de substance de soi-mme, par trop mpriser l'ordre. Icise place l'analyse sociologique qui a bien des principes nous faire entendre ;sans compter que l'on peut entendre un des plus beaux bpectacles qu'il y ait.

    13 mars 1912.

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    XVI

    La tradition dans les arts12 avril 1912

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    Ds que l'on s'entretient sur les beaux-arts entre gens qui n'ont rien vendre ni aucune raison de mentir, on retrouve une vrit d'importance, c'estque les uvres d'art sont filles de tradition. Tout ce qui est nouveau est laid.Les nouvelles formes de meubles sont toutes laides ; les vieilles commodessont presque toutes admirables ; il y a des proportions et des courbes quidonnent l'ide de la perfection ; tandis que je ne crois pas qu'il y ait un exem-ple de ligne courbe rcemment invente qui soit supportable. Cela ne veutpoint dire que les artistes d'autrefois valaient mieux. Il n'a t conserv que lemeilleur ; tout le reste est pourri et oubli. Et le meilleur, chaque poque, est

    toujours sorti de l'imitation des meilleures formes. Chacun inventait, enimitant ; et c'est sans doute encore ainsi, maintenant ; mais nous sommesencombrs d'inventions mdiocres, ce qui gte le got de beaucoup, et faitcrier les autres. Or je crois que ce fut ainsi toujours. Pendant que les fousinventaient, les sages copiaient ; et les plus vigoureux des copistes y mettaientleur nature, leur coup de pinceau, leur coup de ciseau, leur mordant, leuraccent. Shakespeare copiait ; ses pices sont faites comme les autres pices deson temps ; on trouve des Hamlet avant Hamlet, comme des Cid avant le Cid.

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    Seulement le copiste gnial y met sa griffe ; et ces coups de griffe serontcopis aussi.

    Lisez du Molire ; cela vient du fond des ges ; l'homme a seulementchoisi ses modles, et puis y a exprim sa force, peut-tre en simplifiant, ennettoyant ; ce comique est simple comme les beaux ornements ; une lignedcide, le trait renforc o il fallait ; voil le sans dot , ou le que diableallait-il faire dans cette galre ? . Si mme on regardait sans prjug, on ver-rait que ce qui est le plus imit est aussi le plus Molire, et le plus beau. Lesplus beaux vers de nos romantiques ont la forme classique ; il y a peut-trequelque exception, mais je la cherche encore.

    On a fait toutes les belles choses comme les bons violons. On dit qu'il n'ya de bons que les vieux violons ; mais parmi les copies des vieux violons, il ya sans doute quelques sujets un peu suprieurs encore leurs modles on lsgardera ; le travail du bois et les sons des grands artistes les auront achevsdans cent ans et dans cent ans comme maintenant on dira que l'art des luthiers

    est perdu. Ceux qui le font croire sont ceux qui ne savent pas copier.Un trait sublime est toujours tout fait ordinaire ; un air sublime, de

    mme. On sent que beaucoup d'auteurs l'ont cherch ; et celui qui le trouveenfin ne peut jamais dire ce qu'il doit au travail des autres. Stradivarius n'a pasinvent la forme du violon ; personne n'a invent la cathdrale gothique. Dequoi l'historien triomphe, disant qu'il faut retrouver toutes les esquisses man-ques ; mais non. Tout au contraire ; il faut copier maintenant le chef-d'uvre.La tradition agit par le mpris de l'histoire et par l'oubli des uvres manques.Il n'est pas vrai qu'une esquisse manque puisse instruire le luthier ; au con-traire, il n'a d'attention qu' la forme qui est maintenant la meilleure. On peutdire que ce sont les oreilles qui ont confirm la forme des violons. Mais quelrespect aussi des anciennes formes ! Quelle dfiance l'gard des nou-

    veauts ! bien regarder, il en est presque de mme pour le bon franais. Ilfaut copier et encore copier ; et inventer en copiant. Et ici se trouve cachel'invention artistique qui prend son lan imiter comme le musicien prend sonlan jouer ce que le grand Matre a crit. La musique est ce qui explique lemieux ce passage et qui montre le mieux qu'il n'y en a point d'autre.

    12 avril 1912.

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    XVII

    Les cloches de Pques16 janvier 1912

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    Comme j'coutais les cloches de Pques, qui jouaient un gai carillon, jeperus comme une bue sonore autour de la chanson ; cela faisait une autremusique ; cela faisait de la musique ; car le carillon n'tait qu'une chansonvulgaire ; et les coups de cloche rythms, prcipits, redoubls, ressemblaientplutt des bruits qu' des sons ; mais il en rsultait, si l'on y faisait attention,des sons maris, ariens, riches, chargs de dveloppements. Mine d'or pour lemusicien.

    La vritable musique s'engendre d'elle-mme, se produit d'elle-mme parla richesse de son commencement. Rien n'tonne, tout est attendu, mais

    pourtant non prvu ; ces sons qui se rejoignent, s'cartent, s'accordent, secontrarient point nomm ; ces sons que l'on perd et que l'on retrouve, commeles fils d'un tissu, ces chos obligs, ces compensations, ces chemins quis'ouvrent, ces places nettes o la mlodie vient se loger comme une sourcedans le creux du terrain, cette plnitude parfaite des sons, cette conservation,cette renaissance dans la fuite du temps, voil ce qui ravit. Sans aucunescience, ce que je crois, mais seulement par le gnie de l'couteur, qui dis-cerne et qui sauve ce qui est viable chaque instant, et teint tout le reste ; caril faut convenir que la belle musique fait des marges de silence autour d'elle ;

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    tout cequi vibre doit entrer en elle ou prir. Au lieu que lemauvais musicienfait des bavures de bruit et comme de la charpie pour les oreilles. Bref la vraiemusique se pose et existe par la ncessit ; la premire note, par les rsonan-ces, en appelle d'autres ; cela commence comme un beau voyage ; on part ; leshorizons glissent d'un mouvement assur. Mais le mauvais pilote accroche sagaffe, se prend dans ses cordes et dans sa toile, colle au rivage ; il y a ainsi desmusiques remous et clapotis ; la moins mauvaise se sauve par l'obstination,toujours est-il qu'elle ne vaut rien ; je lui donne un prix de vertu, non un prixde musique. Il s'agissait d'couter, et non de vouloir.

    Sur quoi l'excutant doit rgler aussi son gnie, s'il veut faire revivre unegrande chanson. Car l'auteur n'a pas prvu tout ce que peuvent donner lespremiers sons, selon l'instrument et l'difice ; et c'est l'excutant de penser ce qui va suivre, et d'en faire sortir une premire esquisse, partir du premieraccord ; le chanteur par la force du gosier, naturellement prpar pour ce quisuivra ; le violoniste par le trembl du doigt, qui choisit les sons accessoiresen contrariant la corde ; le pianiste enfin par la pdale, qui lche toutes les

    cordes propos et les arrte propos. Sans ces prcautions et ce recueille-ment, la plus belle musique sera souvent mdiocre entendre. Et il faut direque le plus difficile de tout c'est la premire note. Vous tes-vous demandcomment il se fait qu'un bel air soit beau ds son premier commencement ?

    16 avril 1912.

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    XVIII

    L'esprit des cloches13 septembre 1913

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    Il y a une beaut dans les cloches, qui laisse bien loin notre musique. Cesnappes de sons courent d'un bord l'autre, dans une belle valle, le long dufleuve, sur un beau lac, et font des vagues. Nul n'y rsiste ; mais on n'y reste-rait point ; c'est un passage ; et cela plat par souvenir, comme d'un courtvoyage. Sur quoi les potes s'garent en mille rveries ; mais l'ide mme dela cloche ressemble bien plus l'impression nave.

    Il y a deux musiques que la nature rgle encore. Le cor et tous les genresde trompette nous apprennent les intervalles justes ; car, en soufflant dans un

    tuyau, on ne produit que les sons harmoniques ; ds qu'on fit des trous, la mu-sique fut trop libre ; et, surtout maintenant, la musique n'est qu'un jeu presquesans rgle. Mais le son des cors et trompettes n'tait rgl que par l'intonation ;le rythme dpendait de la marche ou de la danse.

    Il n'y a point de cloches dans le monde antique, que je sache. Les sauvagestapent sur un gong ou sur des cymbales. Ici l'intonation est mal rgle ; et,dans la cloche mme, il y a des hasards et des sons trangers. Mais la clochesuspendue a son rythme propre, qui dpend de la pesanteur ; en tirant sur la

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    corde, on ne prcipite point les sons ; ils mesurent le temps, par loi physique.L'ge des cloches marque ainsi la dcouverte d'un rythme tranger nospassions. Dans la sonnerie toute vole, chaque cloche se balance suivant sagrandeur, et le battant de mme ; de l des entrelacements de rythmes que lefondeur n'a pas prvus, et que le sonneur ne peut changer. Tantt alterns etlargissant leur ronde, tantt prcipits les uns sur les autres, nous et bienttdnous, les sons ne reviennent qu' de longs intervalles aux mmes groupes.En quoi nous reconnaissons quelque chose d'humain, mais sans projet, et parl'effet des forces. Si nous tapions sur les cloches comme sur des gongs, nousn'aurions pas de ces saisissements et de ces surprises ; mais un dlire despassions seulement, et quelque convulsion ngre.

    Les cloches sont plus loquentes lorsque le sonneur les abandonne. Ellesreviennent alors tout fait la nature, par des battements imprvisibles,presque gauches ; toutefois l'oscillation libre s'y fait sentir ; on se souvient, onattend, on espre ; mais la ncessit nous comble ; elle nous surprend et noussatisfait. Ainsi l'esprit des cloches nous apporte toujours l'inaction et l'atten-

    tion mles, tat qui ne peut durer. Les sentiments chrtiens sont certainementlis aux cloches ; et cette ducation a fait plus, sans doute, que la doctrine etles sermons. Mais, non plus, on n'y pouvait rester. La cloche annonait un artnouveau qui surmonterait ces rythmes de nature, et les combinerait avecl'ancien rythme des pas, de la danse et du discours. Peut-tre faut-il dire que lamusique des anciens ignore ce rythme lent, qui ne ressemble rien d'humain,qui reprsente plutt la nature, et qui est triste sans tragdie ; tel est l'esprit del'Adagio romantique. Et l'on n'y peut rester. Aussitt le paganisme revient, parle Scherzando qui est danse, ou par la marche hroque. Gthe serait doncclassique, puisqu'il hassait les cloches, le tabac et le christianisme, disait-il. Etcomme on dit de lui qu'il aimait la musique, et aussi qu'il ne l'aimait pas, jesais quel genre de musique il aimait ; je le sais par les cloches. Ce qu'il y ad'original dans les cloches, c'est la pesanteur et les lois de balancement qui

    servent alors de rythme et de mesure. Il n'y a point d'autre musique qui semeuve ainsi par le poids ; je ne pense point aux carillons qui font entendre unemlodie trangre, je pense la mlodie propre des cloches balances qui estbien plus loquente ; qui ne cherche point dire une chose, mais qui les dit enmasse et presque en cortge. D'o la vole des cloches signifie une sorted'indiffrence non sans apprt. Rien n'exprime mieux la fte que ce rappelsans fin des harmonies qui importent surtout quand les cloches semblent sefatiguer et languir dans l'oubli de la fte. Les hommes entendent toutes sortesde cloches, et l'Anglus est, parmi ces mouvements, le plus remarquable ; caron entend le sonneur et ses trois coups ; cela n'est pas naturel. La nature le tire la vole, nous l'attendons ; ce dsir nous revient de loin comme une prirecoute.

    13 septembre 1913.

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    XIX

    Sculpture peinte5 octobre 1913

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    On s'est demand pourquoi la mode de la sculpture peinte ne s'tablissaitpoint. Peut-tre cela vient-il de ce que ces deux arts se repoussent par leurnotion essentielle. Que veut le peintre ? Fixer une impression entre mille ; celane veut pas dire qu'il sera comme un photographe de couleurs qui choisiraitson moment ; ce n'est pas si simple. Il faut du style ici comme dans tout art,c'est--dire l'expression resserre, plus frappante que la chose mme. Maisenfin, quand l'uvre est faite, c'est une impression d'un moment qui est main-tenant durable, que le spectateur retrouvera toujours, sur laquelle il pourra,rflchir. La fameuse Joconde offre toujours le mme sourire. Un paysageprsente toujours la mme saison et la mme heure. Lorsque l'amateur changede place, ou modifie l'clairage, ce n'est point pour donner au tableau une

    signification nouvelle ; mais c'est pour le voir tel qu'il est ; c'est pour recevoirl'impression unique, constante et forte ; pour n'en rien perdre. Un tableau n'aqu'un aspect.

    Une statue a mille et mille aspects ; un difice, de mme. Faites un pasdans une cathdrale, vous changez tout. C'est bien la chose qui est devantvous, non une impression fixe de la chose. Une peinture peut reprsenterl'intrieur d'une cathdrale, avec les arcs qui s'entrecoupent ; mais si vousmarchez en regardant le tableau, les piliers ne marchent pas avec vous ; la

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    vote n'a point cette mobilit si saisissante ; car, chose digne de remarque,l'architecture est changeante, la peinture est fixe. Une statue vous donnera desmilliers de vues, toutes diffrentes, et lies entre elles, selon votre mouve-ment, ou selon l'heure. La cathdrale est un tableau que le soleil colore demille faons. L'aurore, le midi, le couchant, la saison s'y reprsentent. Oncomprend que l'uniformit de couleur soit ici la rgle ; il faut que l'ornementcolor soit l'exception. C'est l'heure qui peint la statue. C'est pourquoi ces artsrepoussent d'eux-mmes, et naturellement, tout ce qui fixe l'impression, parexemple une distribution de couleurs une fois pour toutes.

    La musique, la danse, la posie, l'loquence forment un troisime groupeoppos aux deux autres. Ici l'objet et l'impression s'enfuient ensemble. Il nedpend point de l'auditeur ni de l'excutant de s'arrter, de recommencer,d'acclrer, de retarder. Chaque impression ne dure qu'autant que l'auteur leveut. L'ensemble n'existe aucun moment. Ce n'est pas comme la peinture, ol'impression vous attend, et se laisse goter et approfondir. Ce n'est pas com-me l'architecture et la sculpture, o l'objet subsiste pendant que vous en tirez

    autant d'impressions qu'il

    vous plat.

    5 octobre 1913.

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    XX

    De la prose30 mars 1914

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    J'ai quelquefois parl assez durement des potes ; je n'aime pas beaucoupplus les orateurs, je dis excellents. Un homme de profonde culture mequerellait l-dessus, disant que tout discours parti du cur prenait de lui-mme le mouvement et le rythme de l'loquence, plus sensible et mieux rglseulement dans la belle posie. Il citait de mmoire, et choisissait bien. Je nesus pas dfendre la prose comme il fallait. Il me semble que la voix d'un lec-teur la gte toujours, et que les yeux la saisissent mieux. Elle est sans com-plaisance elle trompe l'oreille ; elle ne veut point chanter nulle convulsionSibylline. Nulle sauvagerie. Nulle religion. C'est l'humain tout dpouill. Letrait mord comme un outil.

    Napolon, pendant la campagne de France, aprs que Soissons fut rendudeux jours trop tt, resta un moment silencieux, et dit : Ce n'est qu'un acci-dent ; mais en ce moment j'avais besoin de bonheur. C'est d'un homme qui,en d'autres temps, faisait aussi le destin. Voil un coup d'aile. Les dclama-teurs ne font qu'essayer ; celui-l fait. Chose digne de remarque, c'est dansStendhal, homme du mme temps et de la mme action, que j'irais chercherd'autres exemples de cet art sans retouches. Il voyait ses pieds vingt lieuesde pays. Quelque pervier parti des grandes roches au-dessus de sa tte tait

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    aperu par lui, de temps autre, dcrivant en silence ses cercles immenses.L'il de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tran-quilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.C'tait la destine de Napolon ; serait-ce un jour la sienne ?

    Je n'y vois point trace de cette imitation que l'on appelle rhtorique ; cetteprose sans comdie est d'un temps o l'art officiel dclamait. La volont s'ymontre, plutt que le dsir. L'action dvore le sentiment ; de mme cette prosedvore des volumes de vers, comme la terre boit l'eau. Les images n'y sont pascomme un dcor d'opra ; elles sont mouvement, clair, ombre d'oiseau. Il estbeau que le mot dcrire ait deux sens, en sorte que dcrire un mouvement cesoit le faire. Aussi l'un compare, mais l'autre symbolise. Je ne suis pas prs desavoir ce qu'est la prose, ni ce qu'elle peut, ni ce qu'elle doit. J'ai souventadmir les critiques d'art qui crivent quelque chose sur la peinture ; car lapeinture est encore plus cache que la prose. Aujourd'hui j'aperois une oppo-sition entre la posie et la prose ; la posie tale et grandit des images derencontre ; une certaine prose coule fond ce genre d'ornements. Il faudra

    pourtant bien que l'on apprenne jouer de la prose comme jouer du violon.Dans Stendhal, je trouve un art qui rabat trop l'ornement ; alors que Chteau-briand est, si l'on peut dire, pote en prose sans difficult ; toutefois, je saisqu'il n'est pas sans danger d'imiter Chateaubriand. Au rebours, Stendhaldesschera plus d'un jeune gnie.

    Stendhal est aussi loin que possible de l'orateur. Un sermon est redondant.Il faut accorder cela l'oreille, la frapper plus d'une fois et la ramener.Prparer, annoncer ; c'est l'attente de toute faon, qui fait la puissance del'orateur et du lyrique, attente de rime, attente de csure, attente de chute. Unepriode est comme un drame qui se prpare, se noue et se dnoue. C'est unorage vu par la fentre. L'autre artiste est dans le creux mme des choses ; onentend l'cho de ses pas ; non pas deux fois ; une seule fois. Il suspend l'outil,

    il lve les yeux ; toute la posie passe, comme un bruit de coteau coteau. Lamagie de ce style nu, c'est qu'au lieu d'attendre, comme l'enfant la comdie,on regarde derrire soi. On relit par un vol des yeux, on reprend l'image. Cetrait arrt vous fait courir ; au lieu que l'autre court pour nous, qui sommesassis. C'est pourquoi l'un veut tre dclam, et l'autre veut tre grav. Prose,messager de bronze, toujours sur un pied.

    30 mars 1914.

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    La musique comme pense29 mars 1921

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    La guerre tait finie peine qu'ils coururent la musique. Je les voisencore au Trocadro, visages marqus et ravags. Ils venaient l pourapprendre de nouveau vivre ; et moi de mme. Ce que fut la vie intrieure,pendant ces annes tragiques, nul ne le saura assez. Les motions taient tropfortes, et, sans doute, se succdaient d'aprs la loi de fatigue, qui veut descompensations. Mais chacun, qu'il se livrt l'anxit, la terreur, la haine, l'enthousiasme, la svrit, chacun s'y jetait tout, sans prcaution et sansaucune pudeur l'gard de soi. De faon qu'aucune pense n'tant avouable, ilrgnait sur les visages une uniformit triste.

    J'ai observ aux armes ce rebondissement et ces penses sans mesure,hagardes, folles. On les voyait mieux l, je le suppose, parce que l'actionmilitaire ne reoit pas l'hypocrisie ; et toujours est-il que, dans le cercle deshommes de troupe, l o je fumais ma pipe, les penses taient improvises,violentes, informes, selon les secousses et les ressources du corps humain. Qu'on en finisse, et soyons tous Allemands, je m'en moque ; un peu aprs : Qu'on y retourne seulement, en Allemagne ; le revolver au poing, et toutesles filles y passeront. Ou bien, plus triste encore : Si j'tais tu, sais-tu,

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    mes parents seraient fiers. Puis des imprcations contre l'officier, contre lecivil. Des projets d'avenir, bien dignes de ce beau prsent : Passe pour cetteguerre ; j'y suis j'y reste ; mais pour la prochaine ils ne me prendront pas. Oubien, retour d'nergie : Si l'on attaquait partout la fois, droit devant soi, onles enfoncerait, qu'est-ce qu'on attend ? Le mme homme disait et pensaitces choses, et bien d'autres. Les pensait-il ? Une convulsion n'a jamais t unepense. Deux convulsions opposes n'ont jamais fait la plus petite vrit.Violence partout. Dans le misrable corps humain, vis et menac en toutesses parties, violence. Les mmes rgiments on les a vus, violents contrel'ennemi, violents contre leurs chefs. Je ne juge pas autrement d'un pauvrehomme qui suivait la guerre dans son fauteuil. Violence contenue et lente, tou-jours sans mesure. Et moi aussi bien, quoique plus dfiant, quoique conomede gestes en ce temps-l ; accusant trop, louant trop sans mesure aussi.

    Ce qu'ils venaient chercher la musique de Beethoven ou de Wagner, ilsle trouvrent. Une rgle extrieure pour sentir une rgle inflexible. La colre,l'amour, le pardon l'action et le repos ; le nud et la solution ; le tremblement,

    les larmes, le repos ; l'adieu, l'absence et le retour. Mais tout cela mesur etrgl par le gnie, selon l'humanit en quilibre et rconcilie ; selon les forceset selon le courage et selon la faiblesse. De ces mouvements composs unepense peut natre ; plus d'un pleura enfin et se reconnut. J'ai lu que Beethoventait le plus grand penseur de son temps. Ce jour-l je le compris.

    Je m'aperois qu'il ne suffit pas de dire que la musique exprime lessentiments. Il faudrait dire qu'elle fait les sentiments. Il est trs difficiled'prouver sans tumulte ; et en particulier les souvenirs du combattant nepeuvent se produire dans la srnit ; ils s'cartent de la ligne belle et vraieque l'amour suit grand'peine. On comprend bien que les douces larmes nesont pas donnes sans le secours du pote. Ici le pote, ce fut le musicien. Cefut donc l'artiste qui sauva l'homme ; l'homme put sentir en homme ; ce jour-

    l, un Allemand pouvait y venir ; il tait homme et cela suffisait. Malheureu-sement, ces merveilleux moments n'ont point dur. Autrement, quoi de plussimple que de faire la paix avec le plus musicien des peuples peut-tre ?

    29 mars 1921.

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    Limprim10 avril 1921

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    L'imprim est l'instrument moderne de l'analyse. Les anciens usaient dudialogue, et Platon a laiss le modle achev de ces discours rompus. Nosimprovisations ne s'enchanent que trop, et la passion oratoire sait bien crerdes apparences persuasives, surtout lorsque l'on parle soi. Chacun, en cestemps difficiles, s'est harangu lui-mme plus d'une fois, toujours violent etemport, souvent logique, car les deux se tiennent. De tels discours ressem-blent des actions, et sont soumis, dans le fond, aux lois de l'action commune,d'aprs lesquelles ce qui est dj fait engage et mme prcipite. Commel'avalanche, qui grossit mesure qu'elle roule. Ces signes imptueux, dsqu'ils sont jets au dehors, font groupe, glise, parti, mais, par la mme fureurde s'accorder avec soi, dissidences, divisions, hrsies. Ce genre d'activit, qui

    faisait toute la vie publique des anciens, domine encore dans la ntre. Autemps o j'essayais d'agir par discours publics, un auditeur ami me dit, parlantd'une preuve laquelle les oreilles n'taient pas accoutumes : Je ne croispas que cet argument portera ; ce mot me fit rflchir ; car il ne se deman-dait pas si l'argument tait bon.

    Il faut toujours penser en compagnie ; l'homme qui pense pour lui seul estun fou. Mais il me semble que penser avec les grands Anciens, comme fitMontaigne, et avec Montaigne, Pascal, Rousseau, Voltaire et tant d'autres

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    silencieux dont la foule s'accrot de sicle en sicle, est une autre manire depenser en compagnie, qui diffre de n'importe quel troupeau pensant comme,dans l'cole, l'universel diffre du gnral, et la comprhension de l'extension.Pardonnez ces mots barbares ; quelques-uns peut-tre en seront rveills, quine sont pas les pires. Bref il y a manire d'crire pour soi, qui est pour tous ; etune manire d'tre d'accord, qui est de ne point chercher du tout s'accorder.Je devais donc penser devant moi, en quelque sorte, sans me soucier d'autrechose, et rgler ce qui reste faire sur ce qui est fait et le travail sur l'esquisse,comme font le sculpteur et le peintre. Et l'exprience m'a fait voir que l'uvreimprime est bien plus uvre ou bien plus objet que l'uvre crite ; car ainsila pense est claire galement et en toutes ses parties ; celui qui imprimetous les jours ressemble celui qui sculpte le marbre ou la pierre ; il apprendla prudence.

    10 avril 1921.

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    XXIII

    De l'art thtral23 avril 1921

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    L'art cinmatographique est encore enfant. Chacun parmi les ambitieux etbesogneux le tire soi, pour en faire beaut, gloire ou profit. Avec cela il estclair que nul ne sait encore ce que c'est. Il est trs plaisant penser qu'un artqui s'offre, qui se jette aux yeux, qui accroche le promeneur chaque tournant,ne soit pourtant pas capable de montrer ce qu'il est. ceux qui cherchent parl je dirais volontiers : Comparez par les diffrences, et poussez jusqu'auxoppositions ; les ressemblances ne mnent rien.

    Voici la fte de Shakespeare. Belle occasion dimaginer Hamlet ou

    Othello sur l'cran, et de comprendre ce que ces drames y perdraient. Je croisqu'ils perdraient tout. Car l'action et le mouvement ne sont presque rien authtre ; on peut en faire voir une partie ; on peut les simplifier jusqu' repr-senter une grande bataille, par trois ou quatre personnages, et dans un dcor toute fin. Shakespeare est peut-tre l'homme qui a os le plus contre ce genrede vraisemblance qui concerne le mcanisme de l'action. Homme de mtierd'abord, ayant touch en quelque sorte le tragique dans le moment o il estrenvoy de la salle la scne, et redoubl par cet change, il a suivi et saisil'objet vritable, qui est le dveloppement des sentiments et des penses par

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    les signes. Tant que le signe exprime le sentiment et la pense, ce n'est pointthtre. Un homme qui me fait comprendre qu'il est jaloux, ce n'est pointthtre ; mais un homme qui devient jaloux par le signe, un homme qui semarque lui-mme par le signe, et qui ne peut effacer la marque, voil lethtre. J'ai vu autrefois que l'acteur Got, qui tait un rus bonhomme, tirait degrands effets de ce stratagme qui consiste lancer le geste avant l'ide, et rflchir en quelque faon sur son propre geste, comme s'il y cherchait sapense. En cette ruse de comdien est enferme, peut-tre, la formule del'emportement vritable, qui n'est pas dans un mouvement prcipit, maisplutt dans ce rapport singulier qui subordonne la pense au signe ; retenue ounon, prudence ou non, il faut qu'elle