Alain Faure - Formation et renouvellement du peuple de Paris (1999)

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    FORMATION ET RENOUVELLEMENTDU PEUPLE DE PARIS:

    ASPECTS DU PEUPLEMENT DE PARIS

    DE LA COMMUNE LA GRANDE GUERRE1.

    Article extrait de la revue Recherches contemporaines, n 5, 1998-1999

    Alain FAURE

    La ville et son pass sont vus par beaucoup d'historiens franais, aujourd'hui,comme un domaine part entire de la recherche. Certains parlent mme"d'histoire urbaine" comme d'un secteur en soi, au mme titre que l'histoireconomique ou l'histoire sociale On peut mettre quelque doute sur laspcificit relle de l'objet en question : il faut souvent sortir de la ville pourmieux la comprendre2. Songeons par exemple l'influence de la conjoncture,qu'elle soit politique ou conomique. Par exemple encore, on peut tudier lacriminalit en ville, la criminalit urbaine, si l'on veut, mais en quoi le systmejudiciaire ou mme le systme carcral chargs de la rprimer sont-ils urbains ? Ilest bien rare que ce got pour les "nouvelles approches", si prononc chez nous,corresponde de rels progrs dans les mthodes et les faons de pense. Enralit, nous vivons le temps des savoirs partiels, et il est inutile d'ajouter encore

    un nouveau dcoupage aux dcoupages acadmiques existants. Il faut1. Cet article est le texte remani d'une confrence faite l'Universit Meiji, Tokyo, en dcembre1998. Il a t publi en japonais dans les "Guest lecture series" (n 10) de l'Universit Meiji(International Exchange Programs). La traduction a t faite par Kenichi Kinoshita.2. A proprement parler, les "tudes urbaines" n'existent pas, il n'y a que des tudes sociales,conomiques, politiques, littraires ou de tout cela un peu qui ont une ville ou un quelconqueespace urbain pour objet. Nous vivons une poque historiographique faussement brillante, poqued'enfermement disciplinaire et d'hyper-spcialisation de la recherche. La tche n'est pas de"structurer le milieu", mais bien de l'ouvrir au monde et aux sciences surs ou cousines. Malgrtout, il va de soi que des initiatives socitaires fondes sur la spcialit peuvent tre l'occasion derencontres fructueuses. Signalons ainsi la parution rcente d'une trs utile bibliographie, recensantnotamment les articles : L'histoire urbaine en France (Moyen-Age - XXe sicle). Guide bibliographique1968-1996. dition prpare par Isabelle Backouche, Paris, L'Harmattan, 1998, 189 p.

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    144 Alain Faurecependant reconnatre l'historiographie urbaine de ces dix ou quinze derniresannes un acquis de valeur insigne : avoir compris que la ville, c'est d'abord unespace, et un espace diffrenci, et non un simple dcor devant lequel s'agitentles acteurs. La dette des historiens, sur ce point, comme sur bien d'autres, estconsidrable vis--vis des sociologues1. Il est vrai que la clbrit de certainspisodes de l'histoire ouvrire, mis en valeur depuis longtemps par l'histoiresociale, a jou dans le mme sens en montrant comment les conflits de classe"s'inscrivent" dans l'espace urbain : on peut citer l'insurrection des canuts denovembre 1831 Lyon avec la descente des ouvriers de la Croix-Rousse sur lecentre de la ville2, et bien sr la Commune de Paris, en 1871, o l'on a voulu voirune "reconqute" du centre de la capitale par les ouvriers chasss de cesquartiers la suite des grands travaux raliss sous la houlette du baronHaussmann3. L'espace urbain est charg de sens.

    Mais la force de "l'histoire urbaine" tient au fait que son objet, la ville, nonseulement constitue le cadre de vie de fort loin le plus rpandu dans les pays dehaut niveau de vie mais que la grande ville, ou plutt la trs grande ville, estdevenue un phnomne envahissant, et cela aussi bien dans les pays dveloppsque dans les pays pauvres. Souvent le pouvoir politique et c'est bien le cas enFrance depuis la crise conomique ne dans les annes 1970 aime dire que lesproblmes sociaux sont d'abord des problmes urbains, ide du domaine del'action qui est finalement trs proche, remarquons-le au passage, de celle d'une

    histoire urbaine dans le domaine de la connaissance. En gnral, aujourd'hui, laville, par le gigantisme et le rythme de la croissance qui la caractrise souvent,inquite les tats : ingouvernable, dangereuse, fragile, la mgalopole ne seraitqu'une sorte de monstre, un beau monstre, mais un monstre quand mme. Bref,trop de ville tuerait la ville. Cet environnement politique et idologique apportevidemment la recherche sur le pass des villes un stimulant considrable.Mais cette recherche n'a pas flatter ou fonder cette inquitudecontemporaine, elle n'a pas se donner pour tche de mettre jour les causeshistoriques de cette prtendue maladie que serait le gigantisme urbain.

    Ce que je voudrais essayer de comprendre avec vous ici, c'est commentdans le pass rcent la croissance urbaine, considre essentiellement sous

    l'angle du nombre des hommes, a pu s'oprer, avec quels types de migrants, etcomment, jusqu' quel point, cette croissance a t "digre" par la sociturbaine. Ceci appelle naturellement des analyses prcises. Mes propos seront

    1. Citons, parmi les tudes les plus stimulantes, ce classique de la sociologie urbaine : Henri Coing,Rnovation urbaine et changement social : l'lot n 4, Paris 13 , Paris, ditions ouvrires, 1966, 296 p. (2ed., 1976, 303 p.).2. Rappelons l'tude de Fernand Rude, L'insurrection lyonnaise de novembre 1831, Paris, Anthropos,1969, 783 p. (2e d.).3. Ide exprime par Henri Lefebvre dans La proclamation de la Commune (Paris, Gallimard, 1965) etreprise par Jacques Rougerie dans Paris libre 1871,Paris, Le Seuil, 1971.

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    limits Paris, et, pour l'essentiel, la priode sur laquelle j'ai le plus travaill,c'est--dire celle qui part des lendemains de la Commune et s'achve en 1914,avec la Grande Guerre. Pourquoi ces coupures ? Elles visent circonscrirecommodment une priode au cours de laquelle la ville, l'intrieur de sesnouvelles frontires spatiales fixes en 1860 et qui ne bougeront plus, atteignit l'poque contemporaine son maximum de peuplement ouvrier et son maximumde dveloppement industriel, tout en restant une ville minemmentadministrative, culturelle et commerante. Il est probable qu'au sein de cetteville la varit des activits et des fonctions, la diversit du peuplement, lescontrastes de tous ordres entre les quartiers, notamment entre le centre et lesfaubourgs, ne furent jamais plus nets, plus prononcs, plus considrables quevers 1890 ou 1900. C'est aussi au cours de ces annes que Paris atteignitpratiquement son maximum de population, savoir prs de 2,9 millionsd'habitants en 1911 : c'est dire l'importance des migrations d'origine provincialedont la capitale tait le point d'aboutissement, mais aussi des migrations venuesdes pays voisins, puisqu' la mme date, Paris connat un premier sommet depopulation trangre : 190.000 personnes. Mais toute poque contient en germesa suivante. Le plus frappant est ici le surgissement de la banlieue, qui dans lesannes 1880 commence rellement son essor dmographique et industriel. A laveille de 1914, il faut parler d'une vritable agglomration urbaine au sein delaquelle les rapports sont aussi troits que complexes. On peut ajouter aussi que

    ds cette poque un certain reflux de la population ouvrire de Paris, vers cettebanlieue prcisment, avait commenc de se manifester.

    Mais ce n'est pas seulement de pure dmographie dont nous allons parler,les faits de population vont nous conduire du ct de l'histoire sociale etouvrire, ou bien conomique mais qu'importe les bannires scientifiques etles dcoupages prtablis. Mon propos d'aujourd'hui sera d'aborder lesproblmes de formation et de renouvellement des populations dans ce milieuparisien si divers, et cela en mettant rsolument l'accentsur les classespopulaires, les ouvriers en premier lieu. Cela nous servira de vaste introduction la question de l'intgration de ces populations la socit urbaine.

    Les sources

    Un mot d'abord sur les sources , plus spcialement les sourcesdmographiques puisqu'elles sont le point de dpart de toutes ces analyses. EnFrance, l'historien des populations, et tout particulirement de Paris, esthandicap : les sources imprimes dont il dispose le laissent souvent sur sa faimet, de plus, il doit faire face un dficit en sources manuscrites adaptes laconnaissance de l'origine et des mouvements de la population.

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    146 Alain FaureCertes, le nombre des mariages, des dcs et des naissances ce que les

    dmographes appellent le "mouvement naturel" nous est parfaitement connu.Mais quant aux origines mmes de la population prsente ? D'o viennent lesmigrants ? O taient-ils ns ? Les recensements quinquennaux de la population rguliers en France depuis le dbut du 19e sicle ne contiennent des donnesintressantes que depuis 18911 et encore il ne s'agit que du chiffre brut deshabitants de Paris ns dans chacun des dpartements franais, ou bien l'tranger. On ne peut gure aller plus loin avec les recensements, par exemplechercher croiser la diversit des origines avec le sexe, l'ge, la situation sociale,le mtier. Certes, chaque recensement, il tait tabli dans chaque communeune liste nominative de la population, mais encore faut-il que ces listessubsistent, ce qui n'est pas le cas pour Paris avant 1926

    L'historien doit aussi avoir pour ambition d'aller au-del de cesreprsentations ponctuelles, figes de la population. Il doit s'efforcer dereconstituer le mouvement mme de la population : savoir qui arrive en ville,qui en part, qui s'y dplace, et vers quel quartier C'est l o les vraiesdifficults commencent, car Paris pas plus qu'ailleurs en France, il n'existe,comme c'est le cas en Allemagne ou en Belgique, de registres municipaux oubien de fichiers o est tenue de figurer toute personne qui s'installe en ville, ybouge ou bien la quitte2. Il est donc seulement permis par les sources de faire ladiffrence entre d'une part la croissance constate entre deux recensements

    quinquennaux et d'autre part le mouvement naturel de la population, savoir ladiffrence entre les naissances et les dcs. On peut en dduire alorsl'importance de l'immigration, sa place dans la croissance. Mais ce chiffre n'est jamais lui-mme qu'un solde, c'est--dire la diffrence entre les entres dans laville et les sorties de la ville, mais nous ignorons tout de l'importance de ce va-et-vient. Si la ville a gagn 1 habitant net, est-ce que cela veut dire qu'il y a eu 3entres pour 2 sorties, ou bien 10 entres pour 9 sorties, ou bien encore 100entres pour 99 sorties3 ? Le rsultat est le mme, certes, mais le phnomne esttout diffrent Il est extrmement regrettable que l'on ne puisse connatrel'amplitude exacte des migrations, car tout indique qu'elle est considrable : cesont des foules qui viennent en ville, mais ce sont aussi des foules qui en

    repartent.

    1. C'est seulement partir de cette date, en effet, que les recensements imprims donne "larpartition par dpartement d'origine des Franais recenss dans un dpartement" (Statistique de laFrance, Rsultats statistiques du dnombrement de 1891 , Paris, 1894, p. 129 et tableau p. 483 etsuivantes). Ce sont ces tableaux double entre qui ont jusqu'ici fourni aux historiens dmographesla base statistique de l'analyse des migrations intrieures.2. A trs rares exceptions prs, comme celle de la ville de Versailles ; voir les travaux de ClaireLvy-Vroelant, notamment son article, Un espace ouvert : usages sociaux du logement en villeentre 1830 et 1880, in Recherches contemporaines, n 3, 1995-1996, p. 63-90.3. Voir sur ce point les remarques de Jean-Luc Pinol, Le monde des villes au 19e sicle, Paris, Hachette,1991, p. 154.

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    Il reste possible, la fois pour la connaissance des origines et desdplacements de la population vers et dans Paris, de recourir des sources desubstitution. La plus connue de ces sources sont les listes lectorales, aprsl'instauration du suffrage universel masculin en 1848. Mais ces listes nerassemblent que des hommes, majeurs, Franais et inscrits volontairement, cequi fait beaucoup de restrictions L'tat-civil peut tre utilis pour reconstituerdes itinraires individuels et familiaux, c'est notamment la base d'une vasteenqute de dmographie historique l'enqute dite des "3000 familles", conuepar Jacques Dupquier , enqute non encore aboutie1. Mais d'autres mthodessont possibles, d'autres sources existent. J'en donnerai plus loin un exemple,fond sur une recherche, plus modeste, rcemment termine.

    Faisons d'abord le bilan critique de cette phase de l'histoire de lapopulation parisienne.

    Un bref bilan

    Dans l'historiographie, la croissance dmographique de Paris, au 19esicle, c'est avant tout une affaire d'immigration. L'uvre ancienne, maistoujours lue ou cite, de Louis Chevalier met essentiellement l'accent sur cettenotion. Son ouvrage le plus clbre, Classes laborieuses et classes dangereuses,publi en 19582, est l'analyse des effets jugs par lui catastrophiques d'une phase les annes 1830 et 1840 juge galement par lui excessive de croissancedmographique. Les pidmies qui dciment la population et le crime quisubmergerait alors la ville auraient pour seule et unique cause l'affolement desmouvements migratoires en direction de la capitale, une sorte de draisondmographique. Les innombrables travaux de dtail conduits depuis trente anssur l'histoire sociale et dmographique de Paris, souvent de trs grand intrt,ont continu parler, pour l'essentiel, des migrants, provinciaux ou trangers,mais sans remettre en cause cette reprsentation.

    Voyons cela de plus prs pour la priode qui nous occupe. La ville deParis gagne, entre la Commune et la Grande Guerre entre 1872 et 1911 , un

    1. Allusion l'enqute dite des 3000 familles, dirige par Jacques Dupquier o la chasse aupatronyme commenant par "TRA" dans "la fort immense de l'tat civil" doit aboutir lareconstitution d'un chantillon reprsentatif de "gnalogies descendantes". Voir J. Dupquier etDenis Kessler dir., La socit franaise au 19e sicle, Paris, Fayard, 1992 Les donnes de cette enqutesont rgulirement utilises par les chercheurs du Centre de dmographie historique de l'cole deshautes tudes.2. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses Paris pendant la premire moiti du XIXesicle. Paris, Plon, 1969, XXVIII-556 p. (1er d. : 1958). L'uvre de Chevalier fait l'objet depuisquelques annes de rvisions critiques. Citons : Barrie M. Radcliffe, "Classes laborieuses et classesdangereuses Paris pendant la premire moiti du XIXe sicle : The Chevalier Thesis Reexamined",in French Historical Studies , 1991, n 2, p. 542-574 ; Christine Piette et Barrie M. Radcliffe, lesmigrants et la ville : un nouveau regard sur le Paris de la premire moiti du XIXe sicle", in Annalesde dmographie historique, 1993, p. 253-302.

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    148 Alain Fauremillion d'habitants, ce qui est un gain trs important. C'est au cours de cettepriode que se place la plus forte vague migratoire du sicle, au dbut desannes 1880 en l'occurrence. Mais globalement, pour l'ensemble de ces annes, lesolde naturel reprsente quand mme 24 % de la croissance dmographique, etdonc le solde migratoire "seulement", si j'ose dire, 76 %. Il est donc fauxd'affirmer que Paris doit sa croissance exclusivement l'immigration. Iln'empche que dj, l'poque mme, le bilan naturel positif de la capitale asouvent t qualifi de trompe-l'il : la forte natalit ne serait qu'une apparenceet la mortalit serait sous-estime. N'importe comment, ajoutaient encore lesmdecins, la mortalit touchait de faon tout fait anormale, excessive lesmigrants venus vivre en ville.

    Mais reprenons point par point les arguments avancs.Tout d'abord, le chiffre important des naissances Paris aurait t en

    quelque sorte artificiellement gonfl par le phnomne mme de l'immigration,amenant en ville un grand nombre de femmes en ge d'avoir des enfants1. Etencore ces femmes auraient finalement t peu fcondes, pratiquant un fortcontrle des naissances. Certes, mais on doit se demander une chose : est-ce queces femmes auraient eu plus d'enfants si elles taient restes sagement dans leurprovince ? La migration n'implique-t-elle pas un changement d'esprit qui lui-mme induit ce contrle ? D'autre part, les moyennes gnrales de natalit et defcondit sont trompeuses : le contrle des naissances reste l'poque encore

    socialement trs ingalement pratiqu. En ville, en tout cas Paris, ce sont dansles familles ouvrires que les enfants sont les plus nombreux, de mme que, biensouvent au 19e sicle en France, les villes ont une fcondit suprieure cellesde bien des rgions rurales On assiste, il est vrai, vers 1885-1890, uneffondrement de la natalit ouvrire Paris, comme dans d'autres villesd'ailleurs, des dates diverses2. Il s'agit surtout d'une homognisation descomportements malthusiens, le pauvre se conduisant dsormais comme le riche,et la ville se mettant l'unisson de la campagne. De tout ceci, il faut retenir unechose : dans le pass, l'urbanisation n'impliquait en aucune faon la dnatalit.

    Ensuite, il y aurait sous-estimation de la mortalit, pour la mme raison : beaucoup de migrants, donc relativement beaucoup d'adultes, mais peu

    d'enfants et peu de vieillards, c'est--dire les catgories d'ge les plus exposes la mort. C'est donc toujours l'argument de "l'artifice dmographique". Onvoquait aussi une pratique parisienne importante : l'envoi en nourrice desenfants en bas-ge, dans la banlieue ou bien encore en province 28 % desnaissances Paris dans les annes 1880. Un nombre considrable de ces petits

    1. Voir notamment l'introduction dmographique l'Annuaire statistique de la ville de Paris del'anne 1880, rdige par Bertillon pre, p. 132 et suiv.2. Voir notamment Francis Ronsin, Lagrve des ventres, Paris, Aubier, 1980, 254 p., ainsi que JacquesDupquier dir., Histoire de la population franaise , T. 3 : De 1789 1914. Paris, P.U.F., 1988, 554 p.(notamment contribution de J.-P. Bardet).

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    Parisiens mouraient, et ces dcs n'taient effectivement pas compts parmi lesdcs de Paris1. On peut remarquer d'abord que si la mortalit de ces petitsenfants tait forte, c'est prcisment parce qu'ils taient envoys en nourrice, enraison des conditions dplorables de prise en charge par les nourrices. Mais sion voulait rajouter la mortalit parisienne les enfants morts au loin ennourrice, il faudrait ce moment-l tenir compte aussi d'autres faits jouant ensens inverse, par exemple la prsence d'importants hospices de vieillards dontles dcs taient, eux, compts parmi les dcs parisiens.

    Cette critique du bilan naturel de Paris tait prolonge en quelque sortepar une reprsentation souvent tout fait dramatique de l'immigration. Aufond, le 19e sicle a fait sien ce que disait Jean-Jacques Rousseau, le philosophedes Lumires dans son mile, le clbre trait sur l'ducation de 1762 :

    Les hommes ne sont point faits pour tre entasss en fourmilires [] Les villes sontle gouffre de lespce humaine. Au bout de quelques gnrations, les races prissent oudgnrent, il faut les renouveler et cest toujours la campagne qui fournit cerenouvellement.

    Autrement dit, les villes sont des mouroirs, et pour continuer sedvelopper, elles ont besoin d'un apport incessant de gens venus de lacampagne, de paysans. L'habitude se prit la fin du 19e sicle d'appeler "exoderural" ce mouvement de la campagne vers les villes, un mouvement dcrit l'poque soit comme une calamit soit, au mieux, comme la ranon du progrs2.L'ide dominante l'poque, tait que la misre, la misre matrielle doublesouvent d'une misre morale, poussait les paysans en ville. On voit ainsi fleurir la fin du sicle tout un discours mdical affirmant, chiffres l'appui, que lesvilles et plus particulirement Paris attiraient elles "les meilleurs" desruraux, c'est--dire les plus robustes, et que ces paysans, transplants sanstransition dans un milieu malsain, dprissaient rapidement3. C'est donc bienl'ide d'une surmortalit urbaine, au dtriment en particulier des migrants.

    On le sent bien, toutes ces analyses taient animes par un espritd'hostilit ou d'inquitude vis--vis de la grande ville la croissance acclre.Celle-ci constituerait un milieu "artificiel", mettant mal ceux qui venaient s'yrfugier. Il est extrmement dlicat de mesurer la diffusion et l'influence exactes

    de ces reprsentations Disons qu'elles taient partages par toute unenbuleuse d'individus et de courants : des mdecins hyginistes, descriminologues, des gographes, mais aussi des hommes politiques de couleur

    1. Voir les travaux de Catherine Rollet (notamment La politique l'gard de la petite enfance sous la IIIeRpublique , Paris, INED, 1990, 595 p.) et l'article d'tienne Van de Wales et Samuel Preston, Lamortalit de lenfance au XIXe sicle Paris et dans le dpartement de la Seine, in Population, janv. -fv. 1974, p. 89-107.2. C'est sans doute l'ouvrage du socialiste belge mile Vandervelde, intitul Lexode rural et le retouraux champs, et paru en 1903 Paris chez Flix Alcan, qui a consacr l'expression.3. Ce point tait un vrai lieu commun de l'poque, dvelopp dans de nombreux crits mdicaux,articles de revue ou thses.

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    150 Alain Fauretrs varie, conservateurs ou rformateurs, voire socialistes, et dfendant desintrts galement trs divers : la province contre Paris, les intrts agricolescontre les intrts urbains, les intrts de la bourgeoisie urbaine contre le prilsocial et sanitaire constitu par les quartiers pauvres, voire l'intrt des ouvrierseux-mmes en prnant l'talement de la ville en banlieue ou en d'agrestes cits- jardins Mais ce qu'il importe surtout de comprendre, c'est que ces ides ontfinalement travers le temps puisqu'elle clairent mon sens l'uvre deChevalier le mal, c'est non pas la condition ouvrire ou une industrialisationde la ville sans frein ni rgle, mais une croissance dmographique non contrle,"excessive" , ainsi que toute une partie de la dmographie historique franaise.Ne pourrait-on qualifier en effet celle-ci de "rousseauiste", lorsqu'avec JacquesDupquier1 , elle dfend la fois l'ide de la non reproduction naturelle desvilles dans le pass et celle de leur surmortalit ?

    Nous venons de voir, dans le cas de Paris, les nuances, dj, apporter de tels schmas. Mais il convient maintenant de pousser plus loin l'analyse.

    Avant de voir de prs ces migrants, voyons d'abord les oublis del'histoire dmographique de Paris, c'est--dire les natifs de la ville.

    Les natifs

    Les oublis, en raison prcisment de la force de l'ide selon laquellel'immigration serait le seul mode de croissance dmographique de Paris. Oncommence comprendre qu' l'chelon de tout le 19e sicle, le dosage entrenatifs et immigrs est rest peu constant, de l'ordre, globalement, d'un tiers denatifs pour deux tiers de migrants. La stabilit de ce rapport ne signifie pas dutout que la migration ait t un phnomne uniformment rparti dans le temps.Cette stabilit cache en fait une succession de priodes de gonflementconsidrable de l'immigration suivies de priodes de reflux, d'migration. Il y acomme une respiration de la ville, en troite liaison avec la conjonctureconomique et aussi politique, qui fonde la permanence de ce rapport natifs-migrants.

    Entre natifs et migrants, existent plusieurs disparits. Une des plusimportantes, au fond assez vidente porte sur l'ge. Plus les individus sont jeunes, plus grande est la proportion de ceux qui sont ns sur place. Nous nedisposons pas de chiffres absolument certains croisant les ges et les originesavant 19012. A cette date, si on prend les jeunes entre 0 et 14 ans, la proportiondes natifs dpasse 80 %, et ce n'est qu'aprs cet ge que la proportion de natifsrecule, et encore jusqu' 19 ans reste-t-ellemajoritaire. L'effondrement de leur1. Voir, entre autres rfrences, son article intitul La surmortalit urbaine", in Annales dedmographie historique, 1990, p. 7-11.2. Statistique gnrale de la France, Rsultats statistiques du recensement de 1901, t. 1, p. 312-313.

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    proportion ne se produit qu' 20 ans et au-del. Il n'est pas trop tmraire depenser qu'il s'agit l d'un phnomne constant dans l'histoire dmographique deParis. Et la rsonance de ce phnomne est grande.

    Tout d'abord, il influe sur les rsultats que l'on peut obtenir en tudiant, tel ou tel propos, des chantillons de population : selon que l'chantilloncomprendra plus ou moins de jeunes, on aura plus ou moins de natifs, etl'interprtation du fait social que l'on tudie ne sera plus la mme. L'effet d'gereprsente un biais dont il faut prendre extrmement garde. L'exemple auquel jesonge est une intressante statistique, tablie par des tudiants, et qui porte surle lieu de naissance des dlinquants passs par un des commissariats de policedu 13e arrondissement de Paris un arrondissement usinier, trs ouvrier en1895-18961. La proportion de Parisiens de naissance est trs leve, prs de lamoiti. On pourrait en dduire que dans cet arrondissement, o les migrantstaient pourtant particulirement nombreux, ils taient moins dlinquants,moins turbulents que les gens ns sur place. Cela est loin d'tre infonde, certes,mais cette statistique est quand mme bel et bien fausse parce qu'une partieimportante de cette dlinquance primaire tait une dlinquance juvnile, desenfants ou des adolescents arrts pour de petits vols, des fugues, etc. Or, tousces petits dlinquants taient ns sur place, Paris. Donc, la forte prsence desnatifs dans cet chantillon est surtout une consquence logique de la structurepar ge de la population.

    D'autre part et surtout, une proportion aussi considrable d'enfants nesur place signifie que les migrants taient pour l'essentiel des adultes, jeunessans doute, mais surtout des clibataires. Si le migrant doit avoir des enfants,c'est Paris qu'il les aura, condition videmment qu'il se fixe dans la ville.Autrement dit, la migration en famille les parents et les enfants existe biensr, mais elle est rare. Il ne faut donc pas imaginer la migration comme l'effet dudracinement de familles entires, chasses de leur terre par exemple. Lemigrant est d'abord un jeune actif les sources parlent en effet d'une fourchetted'entre 15 et 30 ans , donc quelqu'un qui a la vie devant soi, notamment sur leplan domestique, familial. Cette situation a de profondes rpercussions dans ledomaine du logement, mais aussi sur la socit urbaine elle-mme en favorisant

    les rencontres, donc les brassages de population.Une deuxime disparit existe entre natifs et migrants. Ces enfants qui

    naissent Paris grandissent. Pas tous vrai dire, loin de l, puisque jusque dansle dernier tiers du 19e sicle, svit une trs forte mortalit infantile. Vers 1880, Paris, quatre enfants sur 10 mouraient avant l'ge d'un an. Mais la fconditpopulaire reste forte, on l'a vu, les familles sont grandes. Or, que deviennent

    1. Il s'agit du travail de Laurent Katz et Didier Spiller, tude dun cas de misre urbaine : le XIIIearrondissement de Paris la fin du XIXe sicle , mmoire de matrise, Universit de Paris-VII, 1978,241p.

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    152 Alain Faureceux qui grandissent Paris ? Trs souvent des ouvriers. Les natifs ont en effeten partage cette caractristique sociale. Les chantillons de population que l'onpeut tudier, comme les registres de mariage ou de dcs ou encore les listeslectorales tout en prenant soin d'viter le pige de l'effet d'ge , montrenttoujours qu'une corrlation existe entre la naissance Paris et l'appartenance laclasse ouvrire. Attention : je ne veux pas dire que la majorit des ouvrierstravaillant Paris y soient ns, bien videmment, mais qu'une proportionimportante, vrai dire non valuable, mais importante, des natifs de Parisparvenus l'ge adulte taient des ouvriers.

    Il y a sans doute plusieurs raisons cette situation. Une d'entre elles estque les familles ouvrires taient finalement plus enracines dans Paris que lesautres : les ouvriers faisaient plus volontiers souche dans la ville. C'est parexemple un des rsultats d'une recherche que j'ai conduite avec un autrehistorien, Jean-Claude Farcy1. Nous avons constitu un chantillon de conscritsparisiens et provinciaux, tous de la mme "classe", celle de 1880, donc deshommes ns la mme anne, en 1860. Il se trouve que sur les registres matriculestenus par l'arme c'est une de ces sources de substitution dont je parlais plushaut , figurent tous les dplacements, tous les changements d'adresses effectuspar ces individus entre l'ge de la conscription, 20 ans, et l'ge de 45 ans. On voittrs bien que chez les conscrits parisiens, les ouvriers, tout en bougeant beaucoup plus au cours leur vie, en dmnageant plus souvent restaient plus

    confins l'intrieur de Paris que les autres catgories sociales, employs oucatgories suprieures. Cette fidlit la ville tient elle-mme probablementd'abord la varit et la solidit de l'industrie parisienne, en particulier aumaintien d'un certain type d'organisation industrielle qui favorise elle-mmeune certaine indpendance ouvrire, par le faonnage ou le travail domicilemasculin, et qui me semble, tort ou raison, plus particulirement li l'existence de cette classe ouvrire autochtone2.

    Quoiqu'il en soit, il existe donc bien dans les classes populairesparisiennes, plus que dans le reste de la population sans doute, une fractionenracine. Mais cette fraction reste malgr tout minoritaire, en raison ducaractre massif de l'immigration.

    Tournons-nous donc enfin vers les migrants.

    Les migrants

    1. J.-C. Farcy et A. Faure, Une gnration de Franais l'preuve de la mobilit. Vers et dans Paris,PIR-Villes et Universit de Paris X-Nanterre /Centre d'histoire de la France contemporaine, 1998, 2 vol.,388 +186 p. La publication de ce rapport sera assure par l'INED.2. Les allusions cette structure de l'industrie parisienne sont frquentes dans les travauxhistoriques ; voir notre article, un peu ancien, intitul "Petit atelier et modernisme conomique : laproduction en miettes au XIXe sicle", in conomie et Socit, 1986, n 4, p. 531-557.

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    La premire question que je voudrais poser leur propos est celui dumilieu d'origine. La faon classique de traiter cette question, du moins pour lesmigrants de l'intrieur du pays, les Franais, consiste tudier leurs originesdpartementales ou rgionales, combien de gens du Nord, combiend'Auvergnats, quel moment arrivent les Bretons, etc Il est indispensable desavoir tout cela nous y viendrons mais je crois plus pertinent de poserd'abord la question plus globale, plus essentielle peut-tre, du degr de ruralitdes migrants. C'est l en quelque sorte une donne de dpart des processusd'intgration ou de rejet des populations migrantes. On peut en effet penserqu'un homme ou une femme de la campagne sera plus dmuni en ville que toutautre migrant, se sentira aussi en quelque sorte dplac et risque aussi d'treperu, dans son nouveau milieu, avec un sentiment d'tranget.

    La question de la ruralit

    La notion d'exode rural repose sur l'ide que les migrants venant peuplerles villes au 19e sicle taient pour l'essentiel des paysans. On sait bien,aujourd'hui, que cette reprsentation constitue, au moins dans le cas de Paris,une distorsion de la ralit. Premire remarque, souvent faite par les historiensruralistes, paysan et rural ne sont pas des termes parfaitement synonymes, letravail de la terre n'a jamais occup toute la population campagnarde : en

    gnral, les villages comptaient aussi de nombreux petits artisans travaillant enfamille, libres ou dpendants, d'infimes boutiquiers, et bien sr des journaliersagricoles. Or le dpeuplement des villages s'est d'abord opr par le dpart deces catgories-l qui, les journaliers tant mis part, n'taient pas forcment lesplus pauvres et, dans le cas des artisans, n'taient pas forcment sansqualification monnayable en ville1. Mais il y a plus. En effet, chaque fois quel'on se penche sur le lieu de naissance prcis soit d'actifs d'origine franaise, jele prcise vivant Paris dans un quartier populaire soit carrment d'ouvrierstravaillant dans des entreprises parisiennes pour lesquels subsistent des listes dupersonnel, que constate-t-on ? Chez les provinciaux de naissance, uneproportion variable, mais toujours importante d'urbains d'origine.

    Il faut naturellement s'entendre sur le sens exact d'urbain. Les historiensse rfrent peu prs toujours la dfinition officielle, en vigueur dans lastatistique et dans la loi depuis 1846 : est considre comme urbaine toutecommune comptant au moins 2000 habitants agglomrs, c'est--dire vivantdans un tissu bti continu. Passons sur les intentions politiques et fiscales d'unetelle dfinition, pour reconnatre simplement que cette dfinition sanctionne, aufond, l'existence et le maintien en France d'un rseau de petites et de moyennes

    1. Cette distinction entre les paysans part entire, purs, et les autres au sein des campagnes estbien connue dans lhistoriographie rurale de ces 20 ou 25 dernires annes.

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    154 Alain Faurevilles o la campagne n'est jamais bien loin mais qui se distinguent quand mmedu plat pays par leurs fonctions et peut-tre, rappelons-le par leur fcondit.Remarquons au passage que c'est la solidit de ce rseau qui explique lemoindre dveloppement en France des grandes villes les villes de plus de100.000 habitants au 19e sicle et non pas la concurrence dmographique deParis, comme cela est parfois trop vite dit. L'attraction de la capitale sur le restede la France n'a jamais t uniforme, bien loin de l, mme si elle a eu tendance s'tendre avec le temps, gagnant par exemple la Bretagne dans les derniresannes du 19e sicle. Quoiqu'il en soit sur ce point, il est sr que Paris aconstamment puis une partie de ses migrants dans ce rseau de villes, ainsiqu'au sein des grandes villes. Et cela n'est en rien l'apanage des migrants qui parleur origine sociale ou le capital dont ils disposent taient plutt promis s'intgrer dans la bourgeoisie parisienne, mais aussi aux autres, qui nousintressent directement ici, ceux qui taient appels travailler dans les atelierset les usines. Arrtons-nous sur ce point.

    Un historien de Paris, Grard Jacquemet, avait dj prouv l'importancedu courant urbain en tudiant un des grands faubourgs populaires de Paris,Belleville1, prcisment pour l'poque qui nous occupe ici : ct d'un nombreimportant de natifs, de gens ns Paris mme ne les oublions pas ! , lapopulation bellevilloise adulte, et d'origine franaise, comptait chez ceux quiavaient vu le jour en province une proportion d'urbains oscillant, selon les

    sources, entre 40 et 50 %. D'autres recherches et d'autres calculs aboutissent des rsultats trs proches, parfois suprieurs, mais peut-tre est-il plusintressant d'insister sur l'enseignement des registres du personnel ouvrier desentreprises. Les exemples auxquels nous songeons sont au nombre de trois : une briqueterie du quartier de la Villette, une imprimerie l'entreprise Chaix,clbre pour ses indicateurs des chemins de fer et une usine d'automobiles, lafirme De Dion-Bouton Puteaux, la priode couverte variant d'un cas l'autre,allant de 1880 19102. Au sein du personnel n en province, quelle va tre lapart des ruraux ? 65 % chez les briquetiers, 47 % chez les ouvriers de De Dion et26 % chez Chaix. Ces carts importants refltent grosso modo les diffrences dequalification professionnelle : la fabrication des briques exige de moindres

    acquis professionnels que la plupart des mtiers du Livre ; la part des rurauxdans l'usine d'automobile n'a rien d'tonnant quand on sait qu'ellesn'employaient pas en fait les mcaniciens les plus qualifis. Mais la qualificationn'est pas forcment le seul lien qui relie le milieu de naissance et la professionexerce. Jouent galement l'histoire et la gographie du mtier en question, par

    1. Grard Jacquemet, Belleville au XIXe sicle : du faubourg la ville. Paris, ditions de lcolepratique des hautes tudes et J. Touzot, 1984, 452 p.2. Sources : Archives lectricit - Gaz de France (archives de la Compagnie du Gaz de Paris) ;registres d'embauche de Chaix conservs aux archives municipales de Saint-Ouen ; liste nominativede la commune de Puteaux pour 1911 (archives de Paris).

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    le biais notamment de l'implantation des entreprises. L'imprimerie reste unefabrication concentre dans les villes, et il n'y rien d'tonnant ce que, Paris,elle recrute essentiellement des urbains. Au sein mme de la briqueterie de laVillette, il existait malgr tout des diffrences de qualification entre ouvriers,avec d'un ct les journaliers et de l'autre les mouleurs, mais la proportion desruraux restait constamment la mme. N'tait-ce pas d'abord parce que la briqueterie tait une fabrication trs rpandue dans les campagnes ?L'automobile par contre tait une branche neuve, qui tait la recherche pourtoute une partie de sa production et une partie grandissante avec le travail ensrie et le taylorisme d'une main d'uvre rapidement forme. Comme de plusles salaires taient bons, on comprend l'attirance qu'elle exerait sur les migrantsvenus des campagnes.

    Restent beaucoup de questions. Les exemples que nous venons de voirintressent quasi exclusivement des hommes. Les migrations fminines ont-elles, au point de vue qui nous occupe ici, une spcificit ? La question estd'importance parce que les femmes taient trs prsentes dans les migrationsprovinciales vers Paris. Il y aurait beaucoup dire sur l'ide dfendue parChevalier et d'autres auteurs de la domination de l'lment masculin dans lamigration, leur yeux une anomalie dmographique de plus, avec desconsquences dramatiques en ville. A la fin du sicle, en tout cas, les migrantesquilibrent en nombre les migrants, et au 20e sicle, elles les dpasseront 1. Les

    trangers aussi restent dans l'ombre. Les nationalits les plus nombreuses Paris en 1911 taient au nombre de quatre, les Italiens, les Allemands, les Russeset les Belges. La qualification de beaucoup d'ouvriers allemands plaideraitenfaveur d'une origine urbaine frquente, au contraire des Italiens, bien que laplupart venaient d'Italie du Nord, c'est--dire une Italie en voie d'urbanisation 2.Un mot sur les Russes. Par Russes, il faut comprendre essentiellement juifs. Parisest en effet une ville o les juifs d'Europe centrale et orientale viennent et sefixent en grand nombre depuis le dbut des perscutions dans l'Empire russe, en1881. Ils taient peut-tre 35.000 la veille de la guerre, Russes, Polonais ouRoumains d'origine3. Mais d'o venaient prcisment tous ces migrs ? Desgrands ghettos urbains, ou bien des communauts rurales de la campagne

    polonaise ou russe ? Pour ma part je l'ignore, mais la rponse n'est pasindiffrente si on s'interroge sur les processus d'intgration de cette populationjuive, souvent si pauvre, qui venait chercher travail et asile Paris.

    1. Recherches personnelles ; pour le 20e sicle, voir sur ce point : Guy Pourcher, Le peuplement deParis. Origine rgionale. Composition sociale. Attitudes et motivations. Paris, P.U.F, 1964, 310 p.2. Voir surtout la rcente thse de Marie-Claude Blanc-Chalard, Les Italiens dans l'Est parisien desannes 1880 aux annes 1960. Une histoire d'intgration , Institut d'tudes politiques de Paris, 1995, 2vol., 781 p.3 Rsultats des recensements ; voir aussi les travaux de Nancy L. Green, notamment son ouvrageintitul Les travailleurs immigrs juifs la Belle poque. Le Pletzl de Paris. Paris, Fayard, 1985, 360 p.

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    156 Alain FaureUne autre dimension humaine essentielle de la migration, aprs la

    ruralit, est celle de sa "qualit". Mais qu'entendre par l ?

    La question de la "qualit"

    Pour le comprendre, partons des attitudes patronales en matire derecrutement du personnel. L'ouvrier de Paris avait, en rgle gnrale, trsmauvaise presse auprs des patrons. Il tait rput tre une "forte tte", quittantl'atelier pour un oui ou pour un non, la fois d'esprit trs corporatif et rvantd'mancipation universelle. Un patron mcanicien, Denis Poulot, a fait leportrait bien connu des "sublimes" du mtier, c'est--dire les meneurs de larsistance anti-patronale1. Les ouvriers de ce genre ont toujours t protgs parleur qualification professionnelle. Ds lors, on comprend que lorsqu'il taitpossible de se passer d'eux, la prfrence soit toujours donne aux ouvriers nonautochtones. Il se peut que si certains mtiers parisiens n'admettaient pasd'apprenti, c'tait dans le souci d'viter de former des ouvriers qui, le milieuparisien aidant, risquaient terme de devenir des sublimes. En tout cas, lespreuves abondent que dans certaines branches, comme le btiment ou encore lepetit commerce alimentaire ou non alimentaire qui emploie cette poque Paris une arme de jeunes commis, les patrons parisiens cherchaient de faonsystmatique attirer des ouvriers de province, et surtout de la campagne. Ils

    s'y prenaient de diverses faons, soit en recourant des bureaux de placementinstalls Paris et qui se chargeaient de recruter de bons lments en province,soit en utilisant le rseau de certaines socits d'originaires qui leur fournissaientune main-d'uvre trie sur le volet, soit en s'adressant des "marchandsd'hommes" qui prospectaient pour eux les marchs d'ouvriers agricoles et yembauchaient des ouvriers pour Paris C'est ce qu'un syndicaliste de l'poqueappelait "l'organisation de la plthore"2. D'o, comme on peut s'en douter, defortes tensions dans le monde ouvrier cette poque entre natifs et migrants, ouplus prcisment comme le montre l'examen attentif des trop rares documentssur ces questions, entre ouvriers sdentaires, installs depuis longtemps Paris mais pas forcment natifs de Paris , la plupart du temps maris, et ouvriers

    nouveaux venus, plus jeunes, en gnral clibataires et, qui plus est, souvent dessaisonniers, bien dcids rentrer au pays aprs une ou plusieurs saisons detravail.

    Certes, il se peut qu'une partie des migrants viennent Paris allchs parles promesses d'un agent recruteur quelconque, mais est-ce que cela changeait

    1. Denis Poulot, Le sublime ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu'il peut tre . Introductiond'Alain Cottereau. Paris, Franois Maspero, 1980, 413 p. (1er d. : 1870).2. La formule est dArmand Moreau, secrtaire gnral de la Fdration ouvrire des Transports, inConseil suprieur du travail, 12e session , nov. 1903, p. 119.

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    beaucoup les choses ? Non seulement ces migrants taient des volontaires, maisn'taient-ils dj dcids venir Paris ? Est-ce qu'ils n'y seraient pas venusn'importe comment, un jour ou l'autre ? Autrement dit, et c'est au fond la grandequestion : qui part et pourquoi ?

    La guerre civile ou trangre n'a rien voir ici, l'exception cependant ducas des Alsaciens-Lorrains : 110.000 d'entre eux quittrent les provincesannexes par l'Allemagne en 1871 dont un grand nombre pour aller Paris,d'ailleurs , et c'est l une consquence de la guerre de 1870 perdue par laFrance1. Mais pour la masse des autres, faut-il parler immanquablement demisre, de conditions de vie insupportables, notamment dans les campagnes ?On parle d'une sorte de "surcharge" dmographique des rgions ruralesfranaises au milieu du 19e sicle, suivie d'une "dcongestion" au dbut duSecond Empire ; avec les annes 1880 dbute une grande dpression agricolecause par la chute des prix mondiaux, l'origine, nous dit-on, d'un nouvelbranlement dans les campagnes. Tout cela est certain, mais, trs souvent,lorsque l'historien se penche directement sur le terrain pour observer les effetslocaux de ces conjonctures nfastes, l'image se brouille et un lien direct, patententre misre et migration est rarement mis nu. Notre travail sur la classe 1880auquel je faisais allusion tout l'heure l'a constat une nouvelle fois : dans lesmigrations issues des dpartements tudis par nous, la grande dpression ne selit pas ou gure2. La paysannerie, rappelons-le, est au 19e sicle en France la

    fraction de la socit la plus pargne relativement par l'exode rural, mme sibien sr les paysans restaient suffisamment nombreux dans les migrations pourdissimuler la prsence des autres aux yeux des contemporains, n'importecomment persuads que tout tait une affaire de dracinement de gens nepouvant plus vivre sur leur terre. C'est d'ailleurs une des raisons de l'importanceet de la prcocit de l'immigration trangre en France, et tout particulirementdans les villes, Paris en premier lieu. On pourrait dire, presque sans boutade,que les Italiens sont venus dans la rgion parisienne remplacer sur les chantiersou dans les usines les paysans franais qui ne voulaient pas y venir Etn'oublions, tout au moins dans le cas de Paris, la prsence du courant urbain,globalement si important parmi les migrants ouvriers !

    Dans ces conditions, ne sommes-nous renvoys une dimensionindividuelle de la migration ? Je veux dire que, quelle que soit la pression dumilieu local, c'est l'individu qui dcide et dispose. Puis-je rappeler encore que cesont des gens seuls que nous voyons arriver Paris, et non pas ou fort peu des familles entires ? La migration hormis les situations de famine ou deguerre , c'est d'abord une dcision de la personne, ce n'est pas seulement une

    1. Voir surtout Alfred Walh, Loption et lmigration des Alsaciens-Lorrains (1871-1872),Paris, Oprhys,1974, 276 p.2. J.-C. Farcy et A. Faure, Une gnration de Franais l'preuve de la mobilit, op. cit .

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    158 Alain Faureaffaire de prix du quintal de bl. Tous ceux qui se laissaient sduire par les bellespromesses des marchands d'hommes taient des gens convaincus d'avance, je lerpte. Accepter le dracinement, mme avec en tte l'ide rassurante du retour,c'est tmoigner d'une vigueur personnelle, d'une force d'me sans laquelle ladcision du dpart n'aurait pas t prise. En ce sens, la migration est slective, etd'abord auto-slective. Si on veut bien partager ce point de vue, on gagne unevision rsolument non misrabiliste de l'exode dit rural ou de la migrationouvrire. On passe de la reprsentation d'une migration de misre o ledracinement est une misre de plus, une migration de conqute o la villeest une chance qui s'offre.

    On peut, dans une certaine mesure, mettre cette ide l'preuve enreprenant les termes du dbat sur la dmographie de la capitale, plusspcialement sur la question de la surmortalit. Il a t maintes fois dit et redit depuis Rousseau que les migrants venant s'installer en ville y dprissaientrapidement, victimes de la duret des conditions de vie et de travail. Nousretrouvons donc l'image de la ville-gouffre. A la lumire de ce que nous venonsde dire, et l'aide naturellement des statistiques dmographiques que l'on peutrassembler sur ce point, que peut-on dire de la ralit du phnomne ?

    La chronologie ici est essentielle, mais un fait demeure. Si surmortalit il yavait, elle affectait d'abord les natifs de la ville. La dmarche consiste comparerla mortalit ou plus prcisment l'ge au dcs des originaires de Paris et des

    originaires de province, et, autant que faire se peut, en tenant compte de lacatgorie sociale. Une recherche difficile et hrisse de piges... Si on fait cescalculs partir, par exemple, des dcs enregistrs dans le 13e arrondissementen 19111 , on constate que, dfalcation faite des enfants, cela va de soi, lesouvriers hommes ou femmes meurent plus jeunes que les bourgeois del'arrondissement, 50 ans en moyenne contre 57 ans, ce qui n'a rien desurprenant. Mais ce qui est peut-tre moins attendu, c'est de constater qu'l'intrieur de chaque catgorie sociale, il apparat aussi une diffrence dans l'geau dcs selon le lieu de naissance. Les ouvriers, par exemple, meurent 42 anss'ils sont ns Paris et 52 s'ils sont ns en province. Il y aurait donc dans lamortalit de cet arrondissement la fois un effet de classe et un effet d'origine,

    qui se cumulent. Notre tude des conscrits de 1880 ne permet pas, au point devue qui nous occupe ici, de tenir compte de la catgorie sociale, fortmalheureusement. On constate en tout cas une diffrence dans la proportion desurvivants l'ge de 45 ans chez les hommes ns Paris et chez les migrantsvenus s'y installer, entre la quinzime et la vingt-cinquime anne. Et cettediffrence est bien en dfaveur des premiers, les natifs. Prenons enfin les causesde mort. A l'poque, la premire des maladies qui touchent la population adulte,

    1. Recherche fait sur l'tat-civil de l'arrondissement (greffe du Palais de justice de Paris).

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    c'est la tuberculose : un dcs sur cinq Paris, tous ges confondus. La mdecinede l'poque considrait la tuberculose comme la maladie typique du migrantpauvre, venu attraper la mort Paris en essayant d'y gagner sa vie1. Or, leschiffres publis par la statistique municipale montrent bien, si on les considreattentivement, que, dans la population active, ce sont bien les natifs qui sontplus souvent atteints par cette maladie de l'puisement physique et en meurentplus souvent que les actifs venus de province, l'exception peut-tre des Bretonsd'origine, une migration trs proltaire.

    Sans doute conviendrait-il de rassembler encore d'autres donnes pourmieux approfondir ce phnomne de la mortalit diffrentielle, mais les chosesapparaissent assez claires. Reste les expliquer. La surmortalit des natifs est mettre sur le compte des conditions de vie dans la petite enfance, puis dansl'enfance, courte par la mise au travail prcoce. C'est de l que le Parisien tientcette fragilit physique qui est la sienne, fragilit qui empche certains de fournirla somme de travail ncessaire dans les ateliers pour vivre peu prsdcemment et qui, en dernire analyse, expliquerait ce fait assez tonnant d'unesur-reprsentation des Parisiens faible ou forte, c'est selon dans les formes lesplus dgrades d'habitat, dans les asiles de nuit, et mme dans les chiffres duvagabondage. Les migrants, eux, galit de situation sociale bien sr,reprsentent une population auto-slectionne, et les "qualits" requises pour lamigration valent aussi sur le plan physique. Que les uns se distinguent des

    autres sur le plan de la mortalit et de la rsistance aux maladies n'a finalementrien que de logique. La migration, c'tait bien pour la capitale ce qu'unehistorienne du Paris d'Haussmann, Jeanne Gaillard, avait excellemment appelun "sang neuf", une rgnration2. Il faudrait donc reconnatre une certaineralit au schma rousseauiste du renouvellement permanent des populationsurbaines par les migrations, un renouvellement dans le cas de Paris surtoutqualitatif. On a l sans doute un mode de croissance dmographiquecaractristique d'un certain pauprisme urbain, c'est vrai.

    Mais destin disparatre. Je sais bien que les historiens ont tendance apercevoir au fil de leur priode favorite des volutions de fond, des passagesd'un ge un autre ge, mais il faut bien reconnatre que dans les annes 1880,

    Paris, prennent place des vnements dmographiques tout fait remarquables.Le premier d'entre eux est la baisse plus que nette de la mortalit infantile : endix ans, de 1881 1891, le nombre des dcs de nouveaux-ns, jusqu' un an,passe de 42 30 %, d'o un recul considrable de la mortalit gnrale3. Parmiles adultes, s'amorce mme le recul de la mortalit par maladies infectieuses,

    1. Voir surtout une remarquable thse de mdecine de l'poque : Georges Bourgeois, Exode rural ettuberculose. Paris, Flix Alcan, 1905, 122 p., ill.2. Jeanne Gaillard, Paris, la Ville (1852-1870). dition prpare par Florence Bourillon et Jean-LucPinol, Paris, L'Harmattan, 1998, 528 p. (1er d. : 1976).3. D'aprs les chiffres publis par l'Annuairestatistique de la ville de Paris de ces annes.

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    160 Alain Fauretuberculose excepte. Dans le mme temps, surgit un autre fait, auquel je faisaisallusion tout l'heure, et qui ne peut ne pas tre en rapport avec les prcdents :l'effondrement de la natalit populaire. L'enfant devenait la fois plus rare etchappait plus souvent la mort. Ces vnements sont en fait une nigme.Comment les expliquer ? On songe videmment l'amlioration de la qualit del'eau potable, au meilleur contrle des aliments notamment le lait , audveloppement d'une mdecine prventive et bien sr aux effets desdcouvertes de Pasteur. Tout cela a eu lieu, c'est entendu, mais aprs ledmarrage de ces vnements dmographiques. Est-ce que tous ces progrsdans les quipements et les connaissances sont suffisants pour expliquer parexemple que les natifs de Paris de la classe 1900 auront gagn en moyenne 2 cmen taille par rapport aux natifs de la classe 1880 ? J'en doute, mais les faits sontl, qui commencent donner tort Rousseau, mme si la mortalit diffrentiellesemble se maintenir encore quelque temps. On serait effectivement pass unmode de croissance dmographique caractristique d'un nouvel ge urbain. Jene sais pas si la ville, pour reprendre la vieille expression allemande, rend pluslibre, en tout cas, partir d'une certaine poque, elle rend plus sain.