Alain Faure - Les grands quartiers de l'industrie à Paris. L'exemple de La Villette (1996)

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    LES GRANDS QUARTIERS DE LINDUSTRIE PARIS :L'EXEMPLE DE LA VILLETTE

    Cet article est paru dans l'ouvrage dirig par Jean-Marie Jenn, Le XIXearrondissement. Une cit nouvelle. Paris, Dlgation l'action artistique de la Ville de Paris etArchives de Paris, 1996, p. 91-112

    Il est paru sous le titre de "L'industrie Paris : La Villette". En effet, le titre original at cart, sans doute parce qu'il n'a pas t compris. Il faut en effet savoir qu'au 19e sicle,on ne parlait pas des "beaux quartiers", mais des "grands quartiers" ; si on l'ignore, laformule perd videmment son sens mtaphorique.

    Les illustrations qui accompagnaient l'article n'ayant pas t choisies par moi ne sontpas reproduites ici. Le plan de l'usine Flix Potin, qui ne fut pas retenu lors de lapublication, figure dans la prsente version en fin d'article.

    La pagination originale est donne en italiques entre crochets

    L'autorisation de rdition lectronique a t demande la Dlgation.

    Alain FAUREUniversit de Paris X-Nanterre

    [email protected]

    Paris demeure une grande ville industrielle jusque dans les annes 1950. Loubli quiaujourdhui entoure cette ralit encore si proche est tonnant. Il faut redonner toute saplace cette part de lhistoire de notre ville, et ne plus se contenter des gloses habituellessur les "tablissements industriels remarquables" du pass. Larchitecture nest jamaisquun dtail de la vie. Et pour ce faire, quel meilleur exemple que La Villette, cette

    commune de petite banlieue annexe Paris en 1860, englobe dans le 19e de sesarrondissements, trononne entre deux quartiers administratifs1 , mais conservant endpit de tout une personnalit due sa vocation industrielle prcoce.

    Ajoutons qu' il sera surtout parl dans ce texte de grandes entreprises, des gants dela fort industrielle. Nous nignorons point limportance, La Villette comme dans le restede Paris, du petit atelier install dans les fonds de cour ou en tage, mais sil existe unespcificit villettoise, cest du ct de lusine quil va nous falloir la chercher.

    Les voies de lindustrialisation

    A la veille de la Grande Guerre une tude bien connue la depuis longtemps tabli2, la partie villettoise du 19e arrondissement abrite la premire concentration usinire de

    lagglomration, avant Grenelle et Javel, avant le 13e, avant nimporte quelle banlieue.Quelles sont les causes de cette industrialisation massive ? Pour rpondre, remontons lenfance de ces quartiers, au temps de la commune de La Villette, car nest-ce pas cemoment que tout sest jou ? En annexant La Villette, Paris hritait en effet dun quartierdj minemment industriel, mme si son poids relatif dans lindustrie de la capitalelargie tait encore modeste : daprs les chiffres tablis par la Chambre de commercepour lanne 1860, les 13 000 salaris occups par les entreprises de lensemble du 19e

    1. A savoir les quartiers de La Villette et du Pont-de-Flandre, ainsi il est vrai quune petite fraction duquartier Amrique, englobant le secteur de lancienne commune qui touchait la barrire du Combat. Lereste du 19e si diffrent correspondait une partie de lancienne commune de Belleville. Voir ici mme

    larticle de Bernard Rouleau.2. Centre de documentation dhistoire des techniques (CDHT), volution de la gographie industrielle d eParis et de sa proche banlieue au XIXe sicle, Paris, CNAM, 1976, t. 2, p. 435-436 et t. 3, planche 33.

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    2arrondissement reprsentaient peine un peu plus de 3 % des effectifs ouvriers de la ville,alors que le 11e, par exemple, en totalisait 12,1%3. Cela nempchait pas La Villette davoircompt parmi les communes les plus industrialises de la banlieue annexe cette anne-l :y taient situes 18 des 118 grandes entreprises quune enqute officielle en 18404 avaitrpertories au sein du vaste arrondissement de Saint-Denis, toute la banlieue rive droite

    du dpartement de la Seine de lpoque. Et si la commune qui allait se montrer la plusfranchement hostile lannexion sera prcisment celle qui nous occupe, cest bien parceque les industriels y taient tout puissants. [91]

    Osmoses et cayennes

    A en croire ce qui scrit, cette prcoce floraison industrielle aurait eu deux racines :lexistence dune voie dapprovisionnement les canaux et le bassin , et le rejet en cettecommune de banlieue dactivits industrielles juges indsirables dans la capitale. Leschantiers de bois ou les magasins de charbon qui allaient rapidement sinstaller sur lesrives du bassin de La Villette, lui-mme mis en eau ds 1808, ne purent bien sr quattirerdes entreprises, des scieries mcaniques, comme celle de Lombard frres, quai de la Loire,dtruite par un gigantesque incendie qui, une nuit daot 1858, illumina tout Paris5 , des

    fabricants de parquets6

    , des distillateurs La veuve Erard, le clbre facteur de pianos,dcida en 1854 dinstaller ses ateliers rue de Flandre7 :

    "La Villette, par sa situation prs d'un canal, dont les mouvements de tonnage ne lecdent qu'au Havre et Marseille convenait parfaitement l'tablissement de Mme Erard; par cette voie, il recevait ses bois et ses charbons et il n'avait plus besoin de faire partirde Paris les expditions destines pour le continent et les pays d'outre mer."

    Certes, mais noublions pas que les nouvelles voies deau stimulrent en premier lieulindustrialisation des faubourgs intrieurs de Paris. Les abords du canal Saint-Martin,ouvert en 1825, se couvrirent rapidement d'ateliers et dusines, et nest-ce pas sur ses rivesque furent construits les premiers grands entrepts destins lapprovisionnementcommode du commerce et de lindustrie de la capitale8 ? La Villette fut longtemps une

    sorte dannexe des grands quartiers industriels de lintrieur, Popincourt, le faubourg duTemple, les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis9 Beaucoup des entreprises qui syinstallrent venaient en ralit de l. Le rle jou par la voie deau fut donc indirect,mdiatis par Paris ; lindustrialisation, si lon ose dire, remonta le courant, l'image desentrepts eux-mmes, rinstalls en grand autour du bassin de la Villette et du canal Saint-Denis par les soins de la Compagnie des Magasins gnraux partir de 186010 . En ville, au

    3. Chambre de commerce de Paris, Statistique de lindustrie Paris rsultant de lenqute faite par l aChambre de commerce pour lanne 1860, 1864, Tableau gnral. Rsultats par arrondissements.4. Statistique gnrale de la France, Industrie , t. 3, 1840, p. 236 et suiv. (Dpartement de la Seine). On saitque cette enqute visait ne recenser que les "tablissements qui occupent leurs travaux au moins une

    dizaine douvriers", les autres rentrant dans "la classe des arts et mtiers". (Introduction, t. 1, p. XVIII)5. Labdollire rappelle dans son livre intitul Le nouveau Paris (Paris, Gustave Barba, s.d., p. 293), quecet incendie fut "si considrable que les Parisiens crurent lapparition dune aurore borale".6. Un dentre eux, Prosper Lessure, dclare lors de lenqute conduite en 1859 sur le projet dannexion de l apetite banlieue Paris : "Jai tabli mon chantier La Villette cause de la proximit des arrivages et dela facilit des transports pour les rexpditions". Archives nationales (AN), F2II Seine 37, dossier LaVillette.7. AN, Ibidem.8. Voir larticle de Sara Von Saurma, "Les entrepts du canal Saint-Martin", in Les canaux de Paris Textesrunis par Batrice de Andia et Simon Texier, Paris, Dlgation artistique la ville de Paris, 1994, p.118et suiv.9. Ltude du CDHT (volution, op. cit., t. 1, p. 103-104) met parfaitement en valeur le dynamisme de ces

    faubourgs de lintrieur quelle appelle "quartiers intermdiaires".10 . Voir le chapitre consacr la question de lentrept sous le Second Empire par Jeanne Gaillard dans sathse, Paris, la Ville (1852-1870) , Atelier de reproduction des thses, Universit de Lille III et Librairie

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    3sicle dernier, les processus dindustrialisation ressemblent au processus de peuplemento souvent tout est affaire de glissement progressif et dosmose. La Villette ntait jamaisque la prolongation hors-les-murs du faubourg Saint-Martin, sa "suite naturelle" comme ledisait dj un document relatif aux oprations de bornage de 1728 et cit par LucienLambeau11. Son devenir industriel tint dabord une logique spatiale.

    La croissance industrielle villettoise eut aussi ses spcificits. Parmi celles-ci, aupremier rang, les tablissements insalubres. L'ide du transfert autoritaire, par voieadministrative, des entreprises particulirement puantes l'odeur, au 19 sicle, futlongtemps la mesure de linsalubrit nest pas une ide nouvelle. Elle est mme au curdu plaidoyer contre lannexion rdig par le Conseil municipal de La Villette en 185912 .Quest-ce qui pousse les industriels, le plus souvent, venir sinstaller en cette commune ?[92]

    [] la ncessit ; ce sont les tablissements insalubres, soumis des conditionsdautorisation qui ne peuvent slever l o il leur plat, et que ladministration, interprteet excuteur de la loi, exile hors de lenceinte des villes et loin des habitations ; ce sont lesgrandes industries, mme non classes parmi les tablissements incommodes ouinsalubres et que le gouvernement, en tant que sa volont a pu atteindre ce but, a toujours

    loign du centre de Paris."Et dajouter que, bien sr, en cas dannexion, "les industries sloigneront de nous,

    chasses tout la fois par les conditions conomiques nouvelles qui les craseront, et parla volont de Paris qui les rejettera de son sein". Cest la rglementation de 1810 sur les"tablissements dangereux et incommodes" nos tablissements classs qui est ici vise :par une application draconienne des textes, les autorits de Paris seraient parvenues endbarrasser la capitale, quitte empuantir les communes voisines, comme La Villette.Tout cela, en grande partie, est imaginaire : ladite rglementation avait bien plus pourobjet de protger lindustriel contre le voisinage que le contraire13 . Limplantation desindustries prives, cette poque, nest pas une affaire de contrainte administrative, fautede moyens juridiques, et souvent faute de volont unanime de la part des pouvoirs

    publics. Dailleurs, quand ils parlaient en personne, les industriels de La Villettenapparaissaient gure proccups par la perspective dune observation plus stricte destextes de 1810 une fois la commune devenue quartier part entire de Paris : leur grandsouci, c'tait lextension des droits doctroi, qui, les en croire, nallait leur laisser dautrechoix que le dpart ou la ruine14 . Le pril venait du fisc, et non de lhygine.

    Il nempche que des tablissements fort peu ragotants existaient La Villette, et ennombre considrable. Parmi les grands ateliers de la nomenclature tablie en 1840figuraient une usine dallumettes, trois savonneries et une fabrique de noir animal. Voilqui peut apparatre modeste, mais songeons quune liste des tablissements classs,dresse la date du 31 dcembre 1843, faisait tat de tout juste 100 ateliers ou dptsdistincts15 . En voici le rsum, approximativement ordonn : [93]

    Honor Champion, 1976, p. 486 et suiv.11 . Lucien Lambeau, La Villette, Paris, Ernest Leroux, 1926, p. 208 (Histoire des communes annexes Parisen 1859).12 Il sagit de la brochure intitule Note du Conseil municipal de la commune de la Villette sur le projetdextension de la Ville de Paris jusquaux fortifications, 1859, 18 p.13 . Sur ce point, voir Alain Corbin, "Lopinion et la politique face aux nuisances industrielles dans la villeprhaussmanienne", in Alain Corbin, Le temps, le dsir et l'horreur , Paris, Aubier, 1991 ; Alain Faure,"Autorits publiques et implantation industrielle en agglomration parisienne (1860-1914)", in DanileVoldman dir., Rgion parisienne. Approches dune notion (1860-1980) , Cahiers de lIHTP, n 12, octobre1989, p. 93-104.14 . Cela ressort lvidence des lettres figurant au dossier denqute sur lannexion : AN, F 2II Seine 37,

    dossier La Villette.15 . Ce document figure dans un dossier consacr la cration du dpotoir de la Villette (AN, F124941) Jeremercie Pierre-Franois Claustre de m'avoir communiqu ce document.

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    Nature desindustries incommodes ou insalubres

    Nombredtablis--

    sements

    Industries chimiques :Allumettes chimiques 7puration d'huiles 8Distillation 6Fabrique d'ammoniac 1Fabrique d'eau forte, "eau de Javelle" et bleu de Prusse 1Fabrique de vernis et toiles cires 1Fabrique de bitumes 2Fabrique de capsules et amorces fulminantes 2Fabrique de noir animal 2Fabrique de couleurs et vernis 3

    Stockage des ordures et dchets :Voirie boues 2Voirie vidanges 2Dpt de matriel de vidanges 11Traitement industriel des dchets :Boyauderie 3Savonnerie 5Divers :Fabrique de moutarde 1Fabrique de vinaigre 1Peaussier et teinturier en peaux 1Fabrique d'oignons brls 2Fculerie 2

    Le document numre galement outre le cimetire, trois tueriesparticulires et les sept raffineries , les activits suivantes classes autitre de leur insalubrit : une papeterie, une verrerie, une fabrique decaf-chicore, une briqueterie, une brasserie, un teinturier calandreur,deux vermicelleries et deux fonderies.

    Un rpertoire des entreprises villetoises publi en 1856 dans un annuaire16 , montreque tout le secteur chimique, gros consommateur de dchets animaux et de sous-produits,s'tait encore toff. Lhypothse nos yeux la plus vraisemblable pour expliquer ce typedimplantation reste celle du sacrifice de la main-duvre : si ces tablissements taientinsalubres, ctait d'abord pour leurs ouvriers. Ces entreprises taient des mouroirs, ouplutt lexpression tait usuelle des "cayennes" , des bagnes17 . Nous en verrons plusloin un exemple avec lusine des goudrons et ses vapeurs dltres, mais limportant est icide souligner le rle souvent et paradoxalement pionnier de ces entreprises. Dans cesofficines mal installes, fonctionnant sans aucun souci du voisin et encore moins de leurpersonnel, se sont labors des produits ou des techniques sans lesquels le dveloppementde telle ou telle industrie et t inconcevable. Prenons les raffineries, industrieminemment villettoise : Sommier sinstalle rue de Flandre ds 1824, Lebaudy en fait de16 . Al. Lefeuve , La Villette. Anne 1854. Paris, Chez Charpentier. Administration pour La Villette, 64

    rue de Flandre, 1854, 96 p.17 . Voir Alain Faure, "Paris, le peuple, la banlieue", in Les premiers banlieusards. Aux origines desbanlieues de Paris (1860-1914),Paris, Craphis, 1991, p. 78 et suiv.

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    5mme lanne suivante, et en 1840 on ne comptera pas moins de six raffineries LaVillette, sans parler d'une fabrique de sucre candi. Pourquoi ? Le canal ? la place libre ?labsence de droits sur les charbons ? Un peu de tout cela sans doute, mais aussi un peu voire beaucoup dune autre chose : le noir animal Lexistence en 1840 duntablissement important ayant cette spcialit lentreprise Foucher nest pas une

    preuve de lanciennet de cette fabrication La Villette, certes, mais si tel tait le cas, ontiendrait l une excellente raison de linstallation des raffineurs en ces parages. [94] Le noiranimal qui nest autre que le produit de la carbonisation des os frais en vase clos taiten effet utilis dans les raffineries pour dcolorer et dsodoriser les sirops ; ce fut mmeune innovation fondamentale dans lindustrie sucrire, qui permit Benjamin Delessertdobtenir en 1812 les premiers pains de sucre de betterave18 . Comment ne pas penser quelexistence dune ou plusieurs fabriques de ce produit essentiel nait pas exerc un effetattractif sur cette industrie concentre ses dbuts l'ouest de la capitale19 ?

    La part du feu

    Lindustrie appelle lindustrie. Cest bien ce qui inquitait un homme commeHaussmann, le grand prfet amnageur du Second Empire. On connat sa sainte mfiance

    vis--vis des grands tablissements : les usines avec leur turbulent personnel, avec leurssquelles de nuisances responsables de la dprciation des terrains, devraient quitter Parisou ne point venir sy installer. Des entrepts ou des ateliers de petite taille au service directde la population, daccord, mais "il nest pas essentiel pour Paris quil y ait, ses portes oudans son enceinte, des usines qui fabriquent, selon leur propre dclaration, des produits detoute espce pour le monde entier"20 . Et le prcautionneux prfet songeait aussi bien auParis central quau Paris priphrique, annex ou point encore annex Mais ctait seheurter de puissants intrts ou par trop ngliger les contraintes du moment. Do,chaque fois que la puissance publique avait le pouvoir dintervenir sur limplantation desindustries, une politique raliste, une sorte de part du feu dont La Villette est la parfaiteillustration. Ainsi le trait de juin 1860 qui liait la ville et lEntreprise gnrale des omnibus la future et trs puissante Compagnie gnrale des omnibus obligeait cette dernire "

    maintenir et entretenir dans lenceinte de Paris, les chevaux, les ateliers, les curies et lestablissements de toute nature qu'exige aujourdhui et que pourra exiger le service qui luiest concd"21 . Le bon fonctionnement des transports en cas de sige et lassurance dumeilleur rendement possible de loctroi, essentiel pour les finances de la ville, avaient,entre autres considrations, dict cette disposition, l'origine de ces grands dpts devoitures et de cavalerie rpartis dans la ville : trois pour notre quartier, les dpts Publa,Allemagne et La Villette, sis respectivement rue Secrtan, rue du Hainaut et rue delOurcq22 . Mais il fut de plus considrables affaires.

    18 . Voir, entre autres, Charles Laboulaye, Dictionnaire des arts et manufactures et de lagriculture , 1877, t.

    3, article Sucre.19 . A Chaillot et Passy, l o, en 1801, Benjamin Delessert ouvrit la premire usine de sucre. Voir CDHT,volution, op. cit. , t. 1, p. 69. Pour le dernier directeur de Lebaudy, M. Bertrand, interview il y aquelques annes par les animateurs de la Maison de La Vil lette lorsque cette originale institutionmritait vraiment son nom , c'est la proximit de l'ancien abattoir communal, fournisseur de la matirepremire des fabriques de noir ainsi que du sang de buf que les raffineries utilisaient aussi en abondance, qui expliquerait l'installation des raffineries Lebaudy et Sommier rue de Flandre. Notre tmoin setrompe, puisque labattoir en question labattoir communal, ne pas confondre avec labattoir gnralbien connu , ne fut ouvert quen 1850, mais il y a l une tradition dentreprise peut-tre faussement juste(Maison de La Villette, entretien A 114).20 . Rapport dHaussmann sur lannexion, publi in Commission dpartementale faisant fonction de Conseilgnral, Session extraordinaire de 1859 sur lannexion , p. 57.

    21 . Article 5 du trait du 18 juin 1860.22 . Voir le tableau des dpts publi annuellement in Compagnie gnrale des omnibus, Rapport au Conseildadministrationsur les comptes de lexercice(Collection la Bibliothque administrative).

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    6Ainsi, le gaz. Avant le trait de 1855 qui prvoyait la fusion des compagnies de gaz

    en une seule, jouissant du monopole de lclairage urbain, les usines de production taientrparties tout autour de la capitale, sauf trois installes intra muros , notamment avenueTrudaine et rue Poissonnire. Une des conditions du trait fut la fermeture des usines delintrieur et leur prompt remplacement par une nouvelle unit. Cest l lorigine de la

    grande usine gaz de La Villette, mise en service ds 1856-185723

    . Le choix tait fait en1855, puisque les compagnies avaient commenc ds avant cette date acheter desterrains dans la commune. Mais, encore une fois, pourquoi l, dans une zone que lonsavait devoir tre annexe quelque jour Paris ? [95] Les usines construites ensuite par laCompagnie du gaz Clichy en 1876 et plus tard, lusine du Landy ne furent-elles pointdifies hors Paris24 ? Attraction exerce par des terrains peu chers et surtout fort biendesservis la fois par la voie d'eau et par le tout neuf rseau ferroviaire, ou bien volontadministrative suprieure, guide l encore par les questions de scurit et de rentresfiscales ? ou bien encore rencontre entre ces deux soucis ? Pour le prfet, Paris valait bienune usine.

    Ensuite, et surtout, vint laffaire du march aux bestiaux et des abattoirs. Quand onessaye dtudier la gense de ce vaste complexe, le plus frappant sont les rticences de la

    haute administration le voir s'installer l. Le transfert "sous les murs de Paris" desmarchs de Sceaux et de Poissy, devenus obsoltes, ne souleva pas dans son principe desrieuses objections, mais lemplacement du nouveau march fut longtempsproblmatique. Une commission administrative runie par Haussmann en 1856 penchamme en faveur dune implantation sur la rive gauche25 :

    En donnant la prfrence la partie sud-est de Paris, ladministrationcontribuerait puissamment y amener le mouvement des affaires. D'ailleurs, la portionde la capitale situe au nord et au nord-ouest est destine [] a un avenir plus brillant, etil ne serait pas sage de lembarrasser aujourdhui d'un march qu'il faudrait un jourdplacer grands frais."

    Choisir La Villette, commune candidate pour l'emplacement mais il y en avaitdautres , ctait prendre le risque de placer le march "sur un point o la vie estexubrante et o les constructions se pressent". A en croire Lucien Lambeau, cest leministre de lAgriculture et du Commerce qui pesa en faveur du choix de La Villette26 .Restait la question de savoir o les btes allaient dsormais tre tues. Laisserait-onouverts les abattoirs existants au nombre de cinq dans le Paris intrieur et de trois dansles communes de petite banlieue27 , ou bien doublerait-on le march dun abattoirmoderne, et, en ce cas, quels abattoirs conviendrait-il de fermer ? Pour Haussmann, il taitclair quil fallait voir grand et aller jusqu "dbarrasser la ville" ctait son expression28 de tous les abattoirs qui lenlaidissaient. Une nouvelle commission fut forme qui rendit,aprs enqute, un rapport on ne plus oppos lavis du prfet29 . Un seul abattoir pour

    23 . Voir Jean-Pierre Williot, La Compagnie parisienne dclairage et de chauffage par le gaz (1855-1882),Mmoire de matrise, Universit de Paris IV, 1983, 345 p.24 . Cest ce qui fait crire Jean-Pierre Willot : "Il et mieux valu implanter tout de suite les usines au-del de cette limite" des fortifications (op. cit., p. 43).25 . Prfecture de la Seine. Procs-verbaux des dlibrations de la commission administrative charge d el'examen des questions relatives aux marchs aux bestiaux servant l'approvisionnement de Paris, Paris,de Mourgues, 1857, p. 35-37.26 . Lucien Lambeau, op. cit., p. 307-30827 . A savoir labattoir Montmartre (rue Rochechouart et avenue Trudaine), labattoir de Mnilmontant(rue Saint-Maur Popincourt et avenue Parmentier), labattoir de Villejuif (boulevard de l'Hpital),labattoir de Grenelle (prs de la barrire de Svres) et labattoir du Roule (rue de Miromesnil). En outretrois communes de petite banlieue Belleville, Les Batignolles et La Villette avaient ouvert leur propre

    abattoir des dates diverses.28 . Utilise par lui au sein de la commission administrative (op. cit. , p. 14).29 . Rapport de la Commission institue pour l'examen des questions rela tives l'tablissement d'un

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    7Paris, et La Villette, ctait non seulement une erreur commerciale parce que les

    bouchers en gros rgneraient dsormais sans partage sur le commerce de la viande et"pourraient tre entrans, peut-tre, exercer, soit l'gard des leveurs, soit l'garddes petits bouchers, qui s'en ddommageraient sur le public, une pression assez semblable un monopole de fait"30 . Ctait aussi faire courir un risque sanitaire norme aux

    Parisiens : "Cet entassement sur un seul point d'une aussi grande masse d'animaux, dontquelques-uns peuvent porter en eux des principes morbides et contagieux, ces amasnormes de chairs mortes, d'abats, d'entrailles, de dtritus organiques, de matiresputrescibles de toute nature, pourraient, par leur accumulation sans exemple ce jour,constituer un foyer d'insalubrit dont l'action ne peut tre prvue ni l'intensit mesured'une manire certaine",

    ctait enfin commettre une faute politique31 :

    "Spar du centre de la ville par des quartiers populeux et industriels, situ dans levoisinage de grandes usines, entour de tous cts d'une masse considrable depopulations ouvrires, l'abattoir unique qui serait fond La Villette se trouverait expos

    dans une journe de troubles, tre envahi et mme occup temporairement parl'insurrection. Le travail pourrait y tre, suivant l'intensit du dsordre et la dure de larsistance, suspendu ou ralenti ; les communications avec les autres parties de la villecompltement interceptes ou seulement rendues difficiles et incertaines [] Si le systmede la centralisation tait adopt, la prise de l'abattoir unique acquerrait une importanceconsidrable et pourrait, comme but atteindre, figurer dans le plan de campagne desennemis de l'ordre."

    [96]Bref, pour la commission, statu quo.Le prfet de la Seine ne pouvait pas ne pas tre sensible certains de ces arguments,

    mais il maintint son point de vue, qui finalement lemporta32. Le raisonnement

    dHaussmann fut sans doute de penser que puisquil tait impossible dloigner labattoirde Paris si on ramenait sous ses murs le march, ce n'tait pas pour expulser labattoir !, mieux valait entreprendre, pour en "dbarrasser la ville", une reconstruction en grand un seul exemplaire, quitte peut-tre prendre quelques risques. Il fallait bien nourrir leventre de Paris.

    La Villette reut donc le douteux honneur d'abriter une partie des services communsde la ville. Linstallation des Pompes funbres sur lemplacement de lancien abattoircommunal, ou, au bout de lavenue dAllemagne, la cration du dpotoir municipal quidevait proprement et promptement diriger la vidange parisienne vers la nouvelle voirie, abattoir unique sur les terrains de La Villette, la concession de cet abattoir et du march aux bestiaux et l'installation des facteurs dans les marchs en gros de Paris , S.l.n.d. (juillet 1861), 154 p. [BN : 4 Z Le

    Senne 2296]. Les citations qui suivent sont extraites des pages 30,45 et 41.30 . La commission exprime ici sa crainte de voir dfinitivement disparatre, en raison des distances, les bouchers "rguliers", cest--dire abattant eux-mmes, catgorie intermdiaire entre les petits bouchers,simples taliers, et les bouchers en gros les chevillards , tuant pour revendre aux taliers. Voir dans cetouvrage la contribution de Pierre Haddad.31 . Notons par curiosit les arguments avancs contre la commission, sur ce point du pril politique, par unecompagnie qui cherchait cette poque se voir confier lentreprise du march et des abattoirs, et ce surdes terrains quelle possdait Mnilmontant : on protge plus efficacement un seul point que plusieurs ;dans le cas dune insurrection, peu probable aujourdhui, la circulation des approvisionnements de Paris, sefait tant bien que mal [] par une sorte de trve tacite laquelle tout le monde se sent intress" ; enfin,nimporte comment, le terrain quelle propose est plac proximit des forts de Romainville, Vincennes etde plusieurs casernes Projet L. Girard relatif la cration dune factorer ie impria le,Paris,

    Wittensheim, 1862, p. 6-7.32 . A cette nuance prs que les deux abattoirs de la rive gauche, Villejuif et Grenelle, furent maintenus, enattendant la construction dun abattoir spcial pour cette rive.

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    8Bondy33 , tout cela allait dans le mme sens. Senchana aussi tout un dveloppementindustriel, que nous ntudierons pas ici et qui transforma rptons-le La Villette enple productif majeur. Ds 1872, les tablissements du 19e arrondissement possdaientdj le dixime des moteurs fonctionnant dans Paris, et, par la puissance installe, iltalonnait le 11e et dpassait le 10e34 . Le cadet tait sur le point de supplanter ses ans.

    Les nouvelles continuitsMais, sous l'effet de cette logique spatiale dont nous parlions plus haut, La Villette

    son tour essaima en banlieue. Les tablissements gigantesques installs la lisire duquartier 33 hectares pour la Compagnie du gaz, 54 pour le march aux bestiaux et lesabattoirs , comme arquebouts sur la ligne des fortifications entre les portes de Pantin etd'Aubervilliers, bornaient de faon trs frappante le dveloppement urbain, mais ilsn'empchrent jamais les contacts et les changes de tous ordres avec la banlieuelimitrophe. Cela nous avait dj frapp en tudiant autrefois la domiciliation ouvrire35 :laire de recrutement des entreprises villettoises, quand elle dbordait le quartier oularrondissement, savanait bien plus volontiers en direction de la banlieue essentiellement Pantin et Aubervilliers que vers les zones parisiennes limitrophes. Les

    changes avec Belleville taient rares, alors que nul obstacle majeur ne se dressait entre lesdeux parties du 19e arrondissement. La Villette ne manquait pas dtre prsente commeau total plus lie la banlieue qu'au reste de Paris. Ainsi en 1890, le Conseil d'hyginepublique de la Seine lorganisme savant charg de donner des avis sur toutes lesquestions relevant de la salubrit de la capitale , se dclara favorable un projet d'usinede traitement des dchets animaux l'intrieur des abattoirs, en dpit, expliqua lerapporteur, de lobjection qui vient spontanment lesprit36 :

    "Tout d'abord, on hsite admettre dans l'enceinte de Paris un tablissement decette importance, mais il suffit d'examiner un plan de Paris pour voir que La Villette estplus loigne du centre de Paris que le quartier de la Haie-Coq, o sont accumules lesusines qui manipulent les mmes matires."

    [97]En effet, ce coin dAubervilliers et il ntait pas le seul avait hrit dun nombreimpressionnant dentreprises mettant en uvre des produits ou des dchets organiques :en 1873, pas moins de 26 tablissements de premire classe les plus dangereux ou lesplus incommodes au regard de la rglementation taient tablis l, un kilomtre etmoins des portes de Paris37 : boyauderies, fabriques de colle, de vernis, fabriques de noiranimal aussi, au nombre de quatre Cest louverture des abattoirs, en 1867, qui entrana ou pour le moins stimula le dveloppement de cette annexe banlieusarde de lindustrieparisienne, annexe qui relve en bonne partie des activits nes de ce quon est convenudappeler le "cinquime quartier", c'est--dire le sang, les abats, la graisse, les pieds, toutce qui fait la diffrence entre le poids de viande nette et le poids de la bte sur pied, et estrevendu par le boucher aux entreprises spcialises. Ces importantes et lucratives

    33 . Le dpotoir de La Villette, cr par ordonnance en 1845, permit la fermeture tant rclame de la voiriede Montfaucon qui empestait les abords de la localit depuis des lustres. A vrai dire, plus gnante pour lequartier que le dpotoir fut la prsence de grandes compagnies de vidange, notamment Lesage, rue deMeaux.34 . Chambre de commerce de Paris, Enqute sur les conditions de travai l en France pendant lanne 1872..Dpartement de la Seine , Paris, A la Chambre de commerce, 1875, tableau 34, p. 160-161.35 . Voir A. Faure, "Nous travaillons 10 heures par jour, plus le chemin. Les dplacements de travail chezles ouvriers parisiens (1800-1914)", in Susanna Magri et Christian Topalov d., Villes ouvrires (1900-1914) , Paris, LHarmattan, 1989, p. 93-107.36 . Rapport gnral sur les travaux du Conseil dhygine et de salubrit du dpartement de la Seine depuis

    1890 jusqu 1894, Paris, Chaix, 1897, p. 445.37 . Archives du service des tablissements classs, Paris, quai de Gvres, dossier OG 116, rapport du 28 juin1873.

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    9industries ne s'installrent jamais dans l'enceinte mme de l'abattoir. Volont probable dela part de ladministration de ne pas encourager l'installation Paris d'industriesinsalubres, gnantes peut-tre dans un tablissement dont la fonction tait d'abord etavant tout de ravitailler la capitale. Alphand, le puissant directeur des Travaux, dclarait en1880 que les mauvaises odeurs des abattoirs "ne proviennent pas, comme on pourrait le

    croire, du coche , qui reoit les excrments et les intestins des animaux abattus [], maissont produites par la fonte des graisses, laquelle il faut procder immdiatement aprsl'abattage"38 . Encore ne sagissait-il que de la phase de ramassage des graisses :"pluches" puis mises dans des sacs, elles taient envoyes chez les fondeurs qui enfaisaient de la margarine et des suifs pour la parfumerie ou la chandellerie. "Tous avaientleurs usines de transformation dans la banlieue immdiate : Aubervilliers, Pantin, Saint-Gervais"39. Seule exception notable cette rgle d'exclusion, l'usine Artus, installe auxabattoirs depuis 1884 pour le travail des pieds et des ttes de moutons et de veaux40 . Il estvrai qugalement La Villette elle-mme avait son lot dentreprises relevant du cinquimequartier. Les tripes la mode de Caen et le gras-double, par exemple, taient fabriqusdans des tablissements situs tout prs ou gure loin des abattoirs : un atelier de la rue deCrime, en 1912, prparait chaque jour environ 50 kilos de tripes41 . Les abats rouges

    partaient destination des nombreuses triperies en gros installes dans le quartier. On ysignale aussi des dpts de cuir vert, une horreur quand ltablissement tait mal tenu42 .Mais lessentiel partait en banlieue pour y tre trait ou transform, que ce soit le sang43,la graisse, on vient de le voir, ou encore les dchets proprement dits : animaux morts,ftus, viandes saisies par le service vtrinaire

    On voit donc propos des industries de la viande combien forts taient les liensprogressivement tisss entre cette banlieue et ce faubourg. Rien d'tonnant ce que leSyndicat de la boucherie en gros ait t des plus attentifs ce qui se passait en banlieue etpouvait affecter les abattoirs : tel arrt intempestif du maire du Pr-Saint-Gervais quiavait cru bon de prendre des mesures contre les troupeaux de moutons destins labattoir et transitant par sa commune pour les chevillards, "l'intrt public" devait

    primer "l'administration locale" , ou encore lhostilit du maire de Nanterre l'extension38 . Procs-verbal de la sance du 1er oct. 1880 du Conseil dhygine, in Annales dhygine publique et demdecine lgale, 1880 , t. 2, p. 402.39 . Georges Beaugrand, "Un sicle dhistoire. Labattoir de La Villette de 1871 1939 ", f 54-55. Cemanuscrit est conserv au Centre de recherches dhistoire des mouvements sociaux et du syndicalisme(Universit Paris I) dans les papiers de cet ancien syndicaliste de la boucherie, dput et maire. Un autremanuscrit sintitule N la Belle poque. Biographie [] de 1900 1978", 242 f. Sur Beaugrand, voir l anotice rdige par Jacques Girault in J. Maitron dir., Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier

    franais, Ed. ouvrires, t. 18, 1982, p. 290 et suiv.40 . En 1888, la ville mit en adjudication la location des "btiments amnags dans labattoir" pour l acuisson des pieds de mouton et lchaudage des ttes et pieds de veaux. Artus cas unique de travail

    mcanis aux abattoirs louait un constructeur brevet les gratteuses de pieds de mouton quil utilisait.Lentreprise employait 150 salaris en 1895, dont une moiti de femmes. Voir Archives de Paris (APa),DP4448, 174 rue de Flandre, calepin Artus.41 . Prfecture de Police, Compte rendu des sances du Conseil dhygine publique et de salubrit dudpartement de la Seine , 1912, n 7, p. 130-131.42 . Dans un dpt de la rue du Maroc, les cuirs taient reus " peine sals et munis le plus souvent descornes, des queues, etc." ; une "saumure sanguinolente" stagnait sur le sol et des odeurs trs fortes, mmedans la saison froide, se rpandaient dans le voisinage. Rapport gnral sur les travaux du Conseildhygine et de salubrit du dpartement de la Seine depuis 1884 jusqu 1886 , Paris, Chaix, 1889, p. 791.43 . Le sang tait ramass par les ouvriers des rcuprateurs, stock quelque temps dans de grands tonneauxpuis envoy dans les usines de traitement Aubervilliers, mais aussi Nanterre voire Crteil pourfaire de l'engrais. A la fin du sicle, c'est la firme Bourgeois qui semble avoir un quasi monopole sur ce

    prcieux sous-produit ; installe l'abattoir depuis 1883 dans des btiments levs par le prcdentlocataire, elle employait l, ds cette date, 42 ouvriers sanguins (APa, DP4 448, calepin du 176 rue deFlandre).

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    10dune usine o, depuis vingt ans, taient travaills les boyaux de moutons et les menus deporcs44 . Dautres exemples d'osmose ou dessaimage pourraient tre retrouvs, commedans la construction mcanique avec le cas de Gargan, cet industriel install depuis 1854rue Curial [98] et qui quipa la grande usine gaz. Devenu propritaire de fort Livry en1859, Gargan y construisit une scierie destine approvisionner son usine de Paris en bois

    de wagons. Le chemin de fer quil construisit pour son usage la future ligne Bondy-Aulnay allait jouer un grand rle dans lurbanisation future de cette banlieue45 .Lindustrialisation d'un lieu est le produit dune dynamique complexe o interfrent

    la stratgie sociale du patronat, les calculs de ladministration et les logiques spatiales.Comme toujours dans lhistoire des villes, il faut dpasser le strict point de vue local pourcomprendre les ralits dun lieu Lemprise que pouvait reprsenter lindustrie la foisdans lespace et dans lexistence de ses habitants est aussi une donne gnrale dont le casvillettois va nous permettre une premire approche.

    Lemprise de lindustrie.

    Limage qui nous est donne de La Villette au moment de son plus fort

    dveloppement, est bien celle dun quartier entirement vou lindustrie, possd parelle. Fini le joli temps des patineurs sur le bassin gel, "les plantations qui formaientavenue autour du bassin ont t abattues pour faire place des magasins, des hangars, des entrepts"46 . Tout ici ntait plus que suie et sueur : "Parmi les vhicules, pas unevoiture de luxe, peine quelques fiacres, et, parmi les pitons, pas un promeneur, pas unoisif"47 , rien que des ouvriers aussi noirs que les murs de leur quartier, "travailleurs desquais, des gazomtres, des usines, du chemin de fer ; la poussire emplit leur bouche etcraque sous les dents"48 . A lire certaines descriptions, on pourrait mme croire que lesusines et les ateliers occupaient tout lespace, que le quartier ntait pas, proprementparler, habit49 ! Nous nentreprendrons pas ici ltude du rapport entre espace de travailet espace de rsidence, que ce soit au niveau du quartier entier, de la rue ou de la parcelle.Voici, plus modestement, quelques remarques sur la nature et lampleur de cette emprise.

    Les apptits de lentreprise

    Un quartier industriel, plus que tout autre sans doute, est un quartier fortementcloisonn. La grande entreprise bouche lespace, limite les issues. Faut-il encore voquer lamassive prsence du march et des abattoirs, ou encore celle de lusine gaz, plutt desusines du gaz La Villette ? Considrons, lil sur une carte, lallure de cet immenseensemble, en fait clat entre plusieurs units : l'usine gaz elle-mme, adosse auxfortifications, occupait 13 hectares avec, enclave dans son enceinte, l'usine exprimentalede distillation, et, de l'autre cot de la rue d'Aubervilliers, un vaste atelier pour letraitement des eaux ammoniacales. Ensuite, passe la ligne de Ceinture, on tombait sur lechantier des gazomtres, lui-mme spar par les voies de chemin de fer de l'Est dungrand chantier coke en face duquel se dployait la vaste usine des goudrons occupanttout l'lot, ou presque, form par la rue Curial, la rue de Cambrai et le passage44 . Procs-verbaux du Syndicat du commerce de la boucherie en gros de Paris, sances des 28 avril et 22 sept.1887. Je remercie trs vivement Pierre Haddad de mavoir donn communication de ces prcieux registres.45 . Sur Gargan, lindustriel, et la commune de Livry-Gargan, voir D. Midol, Gargan (Louis-Xavier) 1916-1886. La vie dun ouvrier. Publications de la Socit historique du Rainy, 1925, p. 14-15 ; A. Faure,"Villgiature populaire et peuplement des banlieues la fin du XIXe sicle. Lexemple de Montfermeil",in La terre et la cit. Mlanges offerts Philippe Vigier,Paris, Craphis, 1994, p. 167-194.46 . "La rue dAllemagne", in La Ville de Paris, 3 juil. 1881.47 . "La rue dAllemagne", in La Ville de Paris , 19 oct. 1883.48 . Eugne Dabit, Faubourgs de Paris , Paris, Gallimard, 1933, p. 140.

    49 . Le Conseil municipal de La Villette navait pas craint dcrire dans son libelle de 1859 : "Il nest paschez nous une maison, un terrain qui ne soient presquexclusivement occups par lindustrie." (Note duConseil municipal, op. cit., p. 3).

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    11Wattiaux50 . On dirait un gigantesque puzzle urbain dont les morceaux, cousus par unrseau particulier de voies de chemin de fer, embranches sur la Ceinture et sur lEst,mordaient sur des portions entires de rues, par ailleurs construites et habites.

    On pourrait dvelopper ce point des enclaves cres par les rseaux ferroviaires enville51, mais, La Villette, quoi de plus frappant que ltat de quasi partition du quartier d

    lexistence du bassin et du canal ? [99] Cette saigne dtermina dans la communelexistence dune rive droite et dune rive gauche : dsormais on habitait soit la GrandeVillette, droite du bassin, ct rue de Flandre, soit la Petite Villette, gauche, auxalentours de la rue de Meaux et de lavenue dAllemagne. Il se peut que cette distinctionft ancienne, antrieure la voie deau52 , mais elle se serait trouve comme refonde parle percement de cette ample coule voue aux entrepts et la lente circulation desmarchandises. Les quelques points de passage entre lune et lautre rives apparurent bientardivement : la passerelle de la Moselle, au-dessus du bassin, ne remonte qu lanne1878, la construction du pont de la rue de lOurcq stala sur prs de vingt ans53 , et, auconfluent du bassin et de la rue de Crime, les temps dinterruption de la circulationterrestre ne furent rduits quavec la construction dun nouveau pont levant celui quenous connaissons , en 188654 . Et que dire des projet inaboutis et des demandes rejetes !

    Les propritaires qui ouvrirent la rue Euryale Dehaynin en 1907, auraient voulu la relieravec la rue de Rouen par un pont jet au-dessus de leau. Toutes les autorits intressespar la circulation fluviale le Syndicat du bassin, la Chambre de commerce, les ingnieursdes canaux tombrent daccord pour repousser lide dune liaison supplmentaire entreles deux rives : ctait une "mutilation du port", et qui plus est une mutilation sans profitComme lcrit une historienne, "deux courants de circulation sopposaient"55 : les intrtsportuaires pesaient plus lourd que ceux du roulage et ceux des simples habitants.

    Il est rare quen ces quartiers, lusine soit sortie de terre toute arme. En gnral,lentreprise a grandi progressivement, elle a "pouss", comme un organisme vivant,sannexant les parcelles voisines jusqu occuper tout un lot, puis lorgner sur les terrainsdalentour. Ainsi le royaume du gaz dont on vient de parler a derrire lui toute une

    histoire foncire qu'il serait intressant de dtailler. Citons simplement ici le cas de l'usinedes goudrons, qui mit plus de trente ans atteindre sa taille dfinitive : en 1861, laCompagnie du gaz rachte lentreprise Knab, fonde pour le traitement des goudronsproduits par sa nouvelle usine toute proche, et c'est en 1885 seulement qu'elle achte ladernire parcelle libre de l'lot, soit au fil des annes pas moins de six acquisitionssuccessives56 . Lespace, pain de lindustrie.

    Les meilleurs exemples de grignotage que nous connaissons sont aussi les pluscompliqus. Prenons lusine Flix Potin, au 83-89 rue de lOurcq, l o taient fabriqus ouconditionns le chocolat, les conserves, les confitures, la moutarde, les vins et les huiles,

    50 . Le reste de llot tait occup, outre les maisons dhabitation du passage Wattiaux, par Barbier et

    Fenestre, fabricants de phares et de fanaux lenticulaires.51 . Selon Lambeau (op. cit. , p. 342), Louis Lazare aurait parl en 1852 dans un article de La Gazettemunicipale de la ncessit dtablir sept passages niveau pour viter que les lignes de chemin de fer encours de construction naboutissent compltement trononner le haut du quartier.52 . Aucun des ouvrages que nous avons lus Lambeau en tte ne fait allusion un tel usage pour la priodemoderne, ce qui nest pas une preuve, mais, dans les premires dcennies du 19e sicle, la distinction desdeux Villette tait banale. Les industriels, quand le cas chait, ne manquaient pas de prciser PetiteVillette sur leur papier de commerce (voir les lettres conserves in AN, F2II Seine 36- 37), et lordonnancede 1845 crant le dpotoir municipal parlait bien d'un tablissement ouvrir "la Petite Villette".53 . Voir encore Lambeau, op. cit., p. 306-307.54 . Yves Lefresne et Jean-Pierre Dubreuil, "Les travaux sur les canaux", in Les canaux de Paris, op. cit., p.146.

    55 . Emmanuelle Franois, Le XIXe du bassin de la Villette, Mmoire de matrise, Universit de Paris-VII,1987, p. 145-146.56 . Voir Archives EDF-GDF, Socit du Gaz de Paris (A. EDF), boite 696 006, affaire Barbier.

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    12tous les produits, ou presque, vendus par la marque et qui sortaient de lusine soit pourapprovisionner les magasins de dtail soit pour tre livrs au domicile des clients ayantpass commande par correspondance57 . Le plan sommaire que nous avons consult etreproduit in fine 58 montre, rpartie sur cette parcelle de 6 800 mtres, une srie de

    btiments parallles, relis par un systme compliqu de cours vitres et de ponts, o

    alternaient curies, magasins et ateliers de fabrications, en gnral de deux tages. Unbtiment spcial, surmont par une chemine de 30 mtres, abritait les machines vapeur.Devant la chocolaterie, deux pavillons dhabitation rservs au logement du personnel delexpdition les commis, pour la plupart de tout jeunes gens, taient en effet logs parPotin furent remanis et surlevs plusieurs reprises, jusqu cinq tages : en 1900, ontrouvait l concentrs sur tout le rez-de-chausse et au premier les services de lexpditionavec ses immenses comptoirs ; au deuxime taient les cuisines, le rfectoire et le dortoirdes bonnes; au troisime, on trouvait les bureaux 18 machines crire , et les deuxderniers niveaux taient entirement occups par les dortoirs rservs aux commishommes.

    Limpression que lon a est bien celle dune usine progressivement pousse, par ajoutprogressif de parcelles et additions de construction. Les documents cadastraux montrent

    aussi le grignotage des parcelles circonvoisines, attestant la volont permanente delentreprise la fois dtre moins ltroit pour travailler et dexpdier pluscommodment ses marchandises. En 1893, la fabrication des conserves de viande futtransfre au 95 de la rue de lOurcq, dans un btiment moderne en brique, dun seultage, mais avec en sous-sol deux niveaux de caves frigorifiques. Potin louait aussi proximit diverses parcelles ou btiments : au 90, une curie, au 66-68, en deuxime cour,un local qui lui servait de magasin pour ses caisses demballage, etc Mais lentreprisecherchait surtout stendre sur les terrains limitrophes celui du 83-85 de faon avoiraccs, en bout dlot, la rue de Flandre. En 1877 puis en 1889, Potin prit bail deuxgrandes parcelles dans le vaste terrain mitoyen du 123 rue de Flandre la proprit duncertain Troppe , et construisit sur ce sol lou le cas est frquent une srie de btiments

    bas, comprenant des vestiaires, un hangar pour le dpt des bouteilles vides et surtoutdeux grandes curies avec remises pour voitures. De l, on pouvait gagner la rue deFlandre soit par le 125, un terrain Troppe galement, soit par le 123, mais en empruntantun passage qui contournait la maison dhabitation situe en faade de rue Cest sansdoute de l que partaient, une fois remplies par le service de lexpdition, les vhicules delivraison de lentreprise 58 voitures deux chevaux, 6 fourgons et 19 camions ou flches, si connus alors des Parisiens. Un passage direct fut mnag qui, partant de la rue delOurcq, longeait les btiments de lusine et permettait de rattraper celui qui desservait le123. Lentreprise avait gagn en place et en dbouchs immdiats pour son charroi leditpassage avait aussi une branche qui aboutissait rue de Crime , mais au prix dun certainloignement entre les vhicules et le btiment o se prparaient les commandes,compliquant encore la circulation lintrieur de cette vaste parcelle toute enchevtre. Unmode chaotique dextension aboutissait au gaspillage de ce bien prcieux entre tous enville, lespace. [100]

    Autres gantes du lieu, les raffineries. Leur histoire foncire ressemble celle dePotin. Que fit Dominique Sommier, aussitt install rue de Flandre, au 145 ? "Des

    57 . Sur Potin, voir G. dAvenel, Le mcanisme de la vie moderne , Paris, Armand Colin, t.1, 1908, p. 193 etsuiv. ; Jean-Philippe Camborde, La maison Flix Potin (1844-1924) , Mmoire de matrise, Universit deParis VII, 1993, 2 vol., 262 p.+ annexes, passim.58 . APa, DP4833 (rue de lOurcq, rvision cadastrale de 1876). Daprs les notes jointes au calepin,travaillaient l prs dun millier douvriers et d'ouvrires, 855 prcisment pour la priode coule entreoctobre 1894 et octobre 1895, soit 499 hommes et 375 femmes rpartis entre 21 services La chocolaterie

    tait le service le plus important 76 hommes, 83 femmes , si lon met part le service des commandesemployant 253 hommes. Une note de 1897 attribue ce service 332 personnes, employs la comptabilit,manoeuvres et livreurs proprement dits, cochers et facteurs-livreurs, au nombre de plus de 100.

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    13acquisitions de terrains complmentaires pour l'agrandissement de l'usine"59 . La raffinerieQuerruel, au 95, apparat installe dans un ensemble htroclite de 18 btiments, quifurent transforms en une sorte de cit industrielle la cit des Flamands lorsquel'entreprise quitta Paris pour Saint-Ouen en 188660. Et tout seigneur tout honneur Lebaudy. La rvision cadastrale de 187661 nous montre les ultimes acquisitions faites par

    lentreprise pour agrandir encore son domaine qui, depuis le 19 de la rue de Flandre, allait jusqu la rue du Maroc et la rue de Tanger, pas moins dj de 22 360 mtres ! En 1886,Lebaudy acheta le 3 de la rue de Flandre et rasa les curies qui y existaient pour en runirle sol au btiment dessai de lusine ; en 1882, tel avait dj t le sort dune petite fabriquede chocolat, au 15 ; opration identique au 13 en 1890 ; le 21, une date indtermine, futachet pour tre amnag en bureaux, mme chose au 17, un btiment dhabitation dontles 2e et 3e tages furent mis en communication avec le 19 pour faire aussi des bureaux.Ajoutons enfin en 1888 une importante acquisition de lautre ct de la rue de Flandre, au16, une proprit trs profonde qui donnait sur le quai de Seine et assurait dsormais laraffinerie un accs particulier au bassin. Nest-ce pas l un bel exemple de ce que la rcentehistorienne dune entreprise banlieusarde elle aussi dvoreuse despace62 , appelait "lastratgie de laraigne"?

    Le quartier et lentreprise.

    Ce nest pas pour autant quil faille voir dans lindustrialisation galopante unappauvrissement urbanistique puisque, fort souvent, la grande entreprise faisait natre ses portes tout un ventail dactivits, lorigine dune vie locale riche et varie. Cest l unaspect, trs positif, de lemprise dont nous parlons. A La Villette, il ne fut jamais demeilleur exemple de ce foisonnement induit que les abattoirs et le march. Certes, la citde la viande eut toujours quelque chose dun monde part, impntrable au profane, uneville dans la ville nous dit-on parfois63 , ou bien, au dire dun de ses anciens notables, un"village"64, cest--dire un lieu o tout le monde se connaissait, mais tourn sur lui-mme.Pourtant, au moins jusquau premier conflit mondial, cette cit navait rien dune villeclose, hostile au quartier.

    Dabord ctait un march public, donc accessible aux professionnels de la viande,leveurs ou bouchers dtaillants. En fait, longtemps, on y circula librement, la seuleinterdiction portant sur la prsence des enfants. Significative exclusion La Villette futprobablement pour des gnrations de garons et de filles un formidable terraind'aventures. Ainsi, les chevillards ne cessaient de se plaindre de ces gamins qui frappentles animaux, dgradent les constructions et drobent tout ce qui se trouve leurporte65 . Mais ce gigantesque parc dj tait en mme temps un lieu o l'on pouvaitgagner quelques sous en aidant les placeurs les jours de grand march, par exemple 66 . "Ily a des enfants qui nont [sic] pas seulement douze ans et on endure cela au march aux59 . D'aprs une "Notice succincte sur l'origine de la raffinerie Sommier" tablie en 1961 et conserve par le

    Centre dtudes du sucre (Cedus), 30 rue de Lubeck, Paris.60 . APa, DP4446, rue de Flandre (rvision de 1876), calepin du n 95 (avec plans).61 . APa, DP4445. Lebaudy, qui employait 200 ouvriers en 1849, en comptait le double vers 1907 (daprsArchives de la prfecture de Police (APo), BA 1353, grve chez Say).62 . Nolle Grome, SNECMA. Les moteurs de la banlieue, Paris, Scanditions, 1992, p. 47.63 . Lexpression se retrouve aussi bien dans la bouche dun professionnel "La Villette, ctait une vi lledans la ville", dit un ancien garon boucher, in Maison de La Villette, entretien A 18, que sous la plumedun tmoin tranger au milieu : Les abattoirs, cest "une ville dans la ville" (Florence Littr , La petitechinetoque , Besanon, LAmiti par le livre, 1990, p. 89).64 . Lardereau, ancien prsident du Syndicat de la boucherie en gros, Maison de La Villette, entretien A 10,. Citons encore cette belle expression d'un garon boucher : La Villette , "c'tait un royaume pour nous"(Ibidem , entretien A 18).

    65 . P.-V. du Syndicat du commerce de la boucherie en gros de Paris, sances des 16 sept. 1886, 14 et 28 avril1887.66 . Voir, entre autres tmoignages sur ce point, Maurice Talmeyr, La cit du sang, 1901, p. 78-79.

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    14Bestiaux de la Villette", dclarait en 1891 un placeur de moutons67 , manifestement peufavorable l'emploi de gamins nayant pas toujours la force ou l'habilet ncessaires pourdiriger des btes effrayes ou rtives. En dpit de tous les interdits68, l'emploi occasionneldes enfants du voisinage persista longtemps69 . Mais quant au reste du public, aux jours demarch et aux heures de vente de la viande, rien nempchait sa libre circulation, au moins

    jusquen 1891, date laquelle une carte dentre fut impose aux abattoirs, prs de trenteans aprs leur ouverture70 Les professionnels avaient toujours mal support la prsencedes curieux et des promeneurs, gnant le travail, fauteurs potentiels d'accidents :"Labattoir, rappelaient souvent les chevillards, nest pas un lieu de promenade et il doittre interdit au public comme cela a lieu dans la plupart des villes de province71 . Et il nest

    jusquaux barrires garantissant les passants contre lchappe de btes affoles [102] quiauraient t mal conues ou insuffisantes. Quand la rue de Flandre commena connatrelaffluence des convois se dirigeant vers le cimetire de Pantin, les chevillards se direntaffols devant les consquences possibles : "Des existences humaines menaces dabord,des indemnits considrables donner aux victimes pour les indemniser. La mort pour lesuns, la ruine pour les autres"72 . Rien moins !

    Ltablissement dbordait aussi sur le quartier. Dabord sous la forme des

    commerces installs ses alentours immdiats. Ct avenue dAllemagne, face la grille,sgrenaient les vendeurs dtaux et dustensiles pour bouchers, ainsi que les marchandsde blouses et de vestes : pas moins de onze, entre les numros 160 et 206, daprs le Bottinde 1909. Au 192, par exemple, lenseigne de La Houlette, tait la maison Marchal ancienne maison Capillon qui offrait tout lhabillement indispensable aux marchands

    bouchers, les fameuses blouses plisses, en toile bleue le bleu Villette , sans oublier lessacoches et les portefeuilles spciaux servant ranger les billets de banque sans les plier73 .Les ouvriers "pour la tenue vestimentaire de ville et pour le travail", trouvaient aussi leur

    bonheur "dans les boutiques en face de labattoir"74 : blouses bleues galement ,pantalons ouverts dans le bas, haute casquette noire visire Derrire les boutiques, lescours des maisons dalentour servaient de remise aux voitures des taliers et surtout des

    meneurs de viande, ces entreprises leur service, spcialises dans le transport descarcasses. Rue de Flandre, au 170, tout un ensemble de remises couvertes, avec auges etrteliers, destines principalement MM. les bouchers, fut inaugur en 1898 : "Leurvoiture, dit le prospectus de ltablissement, sera conduite sils le dsirent lchaudoirquils auront pralablement indiqu et lheure qui leur conviendra le mieux pour ladure probable de leurs achats"75 . Il ny a l rien dtonnant car les abattoirs noffraient

    67 . AN, C 5531 B, dclaration du placeur Eugne Didier.68 . Lordonnance de police du 30 novembre 1867 disait que "nul ne sera admis comme ouvrier sur le marchsil nest g de 18 ans accomplis". Aux abattoirs, le travail des jeunes de moins de 16 ans fut interdit l asuite de la loi de 1892 sur le travail des femmes et des enfants.69

    . Do cette phrase tonnante dite par un tmoin voquant son enfance, dans les annes 1930 : "Les enfantsdu quartier, on travaillait tous La Villette" (Libermann, Maison de La Villette, entretien A 2).70 . Des listes de femmes autorises pntrer aux abattoirs notamment les ouvrires de chez Artus setrouvent aux APo, DA688. Ces cartes, valables un an, taient contresignes par le prsident du Syndicat ducommerce de la boucherie en gros. Fin dcembre 1891, il en avait t dlivr 1 252. Notons quen dpit de cescartes, les autorits en taient encore en 1906 discuter des moyens prendre pour que ne puissent continuer rentrer aux abattoirs certains individus trangers au commerce de la boucherie, qui sy introduisent journellement [] en prtextant des occupations la plupart du temps illusoires (APo, DA724, Lettre delofficier de paix du 19e arrondissement).71 . P.-V. du Syndicat du commerce de la boucherie en gros de Paris, sance du 11 aot 1887.72 . P.-V. du Syndicat du commerce de la boucherie en gros de Paris, sances des 11 aot 1887 et 12 janvier1888.

    73 . Daprs un prospectus conserv aux APa, VK3109, Fte alimentaire de La Villette en 1900.74 . G. Beaugrand, Un sicle dhistoire., manuscrit cit., f 31.75 . Ltablissement sappelait "Au pre Michel". Daprs APa, DP4448, calepin du 170 rue de Flandre.

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    15aucun abri couvert pour les voitures des acheteurs76 , si bien que lt, rester stationnerl tout le temps des achats, elles schauffaient rapidement et la viande au lieu dtreplace dansune voiture frache est transporte comme dans un gouffre de chaleur77 .Mieux valait labriter dans les cours ombreuses du quartier.

    Qui dit La Villette autrefois pense aux restaurants et aux cafs qui, face aux grilles du

    march et des abattoirs, offraient leur havre de repos et de liesse. "Chacun deux avait sarputation et sa clientle particulires", crit Georges Beaugrand, lancien syndicaliste untemps dput du 19e, et prcieux tmoin de lpoque. LAmiral, face labattoir, tait lelieu choisi de rendez-vous des gros chevillards et hauts personnages politiques; le cafChanut avait une clientle de petits patrons chevillards et douvriers amateurs de

    billards; le Veau dOr tait un restaurant pour patrons et employs78 . A lautre bout ducomplexe, ct march, Dagorno et le Cochon dOr avaient la clientle riche : "Le CochondOr, c'tait pas pour nous, ctait pour les commissionnaires, et les paysans quiarrivaient", dit un ancien moutonnier79 . [103]Quand Beaugrand stend sur les orgiesauxquelles les potentats de la viande se seraient livrs l vins capiteux, alcools,champagne gogos, [] prostitues et spectacles pornographiques , il nous faitcomprendre combien ces tablissements hupps, pourtant si proches, pouvaient sembler

    lointains aux gens ordinaires. Mais, au caf voisin, lHorloge, ils taient gentils pour lepersonnel du march80 . Bref, tous les cercles de la viande avaient leur succursale.Ces tablissements navaient pas quune fonction festive ou rcrative, ils taient le

    vritable prolongement du march. Ainsi, les commissionnaires avaient souvent leursbureaux dans les arrire-cours des htels ou des marchands de vins, quand ils ntaientpas carrment installs lintrieur des tablissements les plus vastes, dont les salles enenfilade abritaient, entre les banquettes ou derrire elles, "des ranges de cases en grillage,des guichets, des coffres-forts"81 . Au march comme aux abattoirs, il ny avait ni vestiaireni rfectoire. Les blouses des marchands taient entretenues et gardes par de petitsentrepreneurs installs eux aussi dans les tablissements dalentour, souvent ltage. A lafin du march, ngociants et acheteurs venaient l pour se dcrotter et reprendre leurs

    vtements avant de passer table. Pour les ouvriers, moins de laisser traner sesvtements dans un coin de lchaudoir, rien dautre pendant longtemps ne semble avoirexist que des placards dans les cafs voisins. Les gens qui travaillaient dans ce mtier, ditun chevillard qui se rappelle avoir t ouvrier, avaient lhabitude de descendre au caf, etl dans les sous-sols des cafs, il y avait des placards qui taient le truc familial"82 . Ctaitcrasseux et peu hyginique, car on sortait de labattoir mal dbarbouill point delavabos, de simples seaux d'eau et le tablier plein de sang, "mais ctait plus sympa []On se retrouvait au vestiaire, on prenait un coup, on mangeait un casse-crote, ctait unefaon de vivre."

    Pas de vestiaires, et pas non plus de rfectoires. Dans les chaudoirs, un casse-crote,comme sur les chantiers du btiment, coupait la longue matine entame 5 heures, maisvers midi, "une heure et mme 14 heures", les hommes se prcipitaient "en face labattoir,

    76.Mais il fallait acquitter la Ville un droit de stationnement, comme dans tous les marchs.77 P.-V. du Syndicat du commerce de la boucherie en gros de Paris, sance du 12 janv. 1888.78 . G. Beaugrand, Un sicle dhistoire., manuscrit cit., f 77-79.79 . Entretien Marcel Scheyder, Maison de la Villette, A 3-4.80 . Ibidem. Sur les cafs et restaurants frquents par les gens de la viande, point de passage oblig de toutetude sur La Villette, voir Georges Ponthieu et Elisabeth Philipp, La Villette, Paris, Ed. Atlas, 1987, p. 47et suiv., ainsi que le rapport dtude de Roselnye Goiran, Analyse de la c lient le des restaurants et de sbouchers, s.l. [Parc de La Villette], juil. 1983, 42 p., ill.81 . M. Talmeyr, op. cit. , p. 49-50.

    82 . Entretien Lardereau, Maison de La Villette, A 10. Voir aussi entretien Mme Labatut, Maison de l aVillette, A 27, et Nadine Loret, Les femmes au march aux bestiaux et aux abattoirs de la Vi ll et te,Mmoire de matrise, Universit de Paris VII, 1984, p. 67,73.

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    16[pour] gloutonnement avaler quelques aliments"83. Le dbut de la vente, 1 heure,rendait sa libert au personnel, qui prenait dassaut les comptoirs et les tables de tous lesdbits du quartier : "Quand on arrivait lheure du midi jusqu 3-4 heures, on ne pouvaitpas approcher les comptoirs. Les tueurs taient tous devant le bar do dailleurs ladimension extraordinaire des comptoirs84 . Une habitude ouvrire aurait t daller

    porter un morceau de viande chez un petit restaurateur ou un bistrot pour quil le cuisineen prvision du repas de midi : Dans le temps, ctait a. Le matin, les gars descendaientun plican [Les bistrots] travaillaient la cuisson le matin. Ils prenaient deux ou troisfrancs pour la cuisson. Les gars buvaient le coup, a faisait travailler. Ils faisaient 80 ou 100cuissons, le matin. Tout le monde venait"85 . Gageons que cette pratique tait pluttrserve aux jours creux , o lon avait plus de temps ; elle suppose aussi la perptuationdu don de viande par le patron, le "pot au feu"86 , coutume qui cessa probablement dtremonnaie courante aprs laffaire de la "petite viande" dont on va dire quelques mots.

    La solidarit entre la cit de la viande et le reste du quartier prenait aussi la forme detrafics qui soulageaient la misre ambiante, tout en permettant certains ou certainesdarrondir les fins de semaine. Ainsi pendant toute une poque, des "femmes desenvirons" sintroduisaient couramment dans le march ou dans les bouveries de labattoirpour traire les vaches laitires qui allaient tre vendues ou tues. Ce lait provenantsouvent danimaux puiss ou malades, donc extrmement suspect un rapport parlemme dun lait grumeleux, jauntre et verdtre, qui na de lait que le nom et dontlaspect et lodeur sont vraiment repoussants"87 , tait sans doute revendu des voisines,voire des laiteries du quartier ou de la banlieue proche. La prfecture de Police fermalongtemps les yeux sur cette traite sauvage minemment dangereuse pour les nourrissons: comme souvent, mieux valait ses yeux un dsordre allant dans le sens de la tranquillitdu quartier que la stricte application des rglements. Il est probable que la cration descartes dentre, en 1891, mit fin ce trafic ou le rendit plus difficile88 . De mme nature taitle commerce interlope de la "petite viande". Il sagissait des menus morceaux de chair,parfaitement consommables, que les ouvriers fondeurs ceux qui pluchaient la graisse

    des btes abattues rcupraient et vendaient lextrieur, coutumier supplment leursalaire. Mais on parlait aussi de trafic de viande avarie, de marchandises innommablesfourres dans des sacs malpropres et revendues des gargotiers sans scrupule dePantin et d'Aubervilliers89 . Un arrt de 1909, qui causa un beau toll aux abattoirs parmiles ouvriers, interdit la sortie et le colportage de la petite viande

    Tout un quilibre local naissait donc de la compntration de ltablissementindustriel et du quartier.

    Quartier industriel, quartier sacrifi

    Nous avons oubli, en France, ce que c'est que de vivre dans un quartier industriel.Vivre dans un concentr dindustries, ctait vivre au milieu du bruit et des trpidations,tre assailli continment par des odeurs, par des vapeurs, par des fumes, par des

    parasites Et cela, on ne shabituait jamais vraiment. On comprendra quil nest paspossible de traiter un tel sujet en quelques lignes. Voici une brve recension des nuisancesque les Villettois dautrefois avaient supporter.

    83 . G. Beaugrand, "N la Belle poque", manuscrit cit, f48.84 . Interview de Bernard Louyot in Le temps de la ville , Paris, Maison de La Villet te, 1989, nonpag.(catalogue de lexposition tenue la Maison de La Villette)85 . Entretien Loulou, Maison de La Villette, A 17. Le plican dont parle ce tmoin est un morceau donglet.86 . Lexpression est plusieurs fois employe dans les P.-V. du Syndicat du commerce de la boucherie en grosde Paris de 190987- Compte rendu des sances du Conseil dhygine publique et de salubrit du dpartement de la Seine,

    1899, p. 148.88- Sur ce trafic, voir N. Loret, Les femmes, op. cit., p. 26.89 . P.-V. du Syndicat du commerce de la boucherie en gros de Paris, sances du 27 oct. et 1er dc. 1909.

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    17Les eaux industrielles tout dabord. Les entreprises [104] ne se privaient pas de

    dverser lgout public les eaux provenant des gnrateurs, eaux chaudes qui rendaientprilleux le travail des goutiers et produisaient des vapeurs qui schappaient par les

    bouches et envahissaient la rue. Un arrt de 1881 limita 30 la temprature des eauxindustrielles verses lgout, mais tait-il obi ? En 1882, lgout de la rue de Flandre fut

    cit comme recevant quotidiennement de grandes quantits deaux trs chaudes90

    . Enmatire deau potable, les puits jourent longtemps un rle important dans le quartier. Or,les nappes taient rgulirement contamines par les infiltrations deaux rsiduaires.Laffaire qui fit probablement le plus de bruit mit en cause la Compagnie du gaz et sonusine des goudrons Dans l'usine Knab, le stockage sans prcaution des matires fut l'origine d'infiltrations qui infectrent les puits du voisinage. Attaque en justice par uneentreprise voisine, la compagnie qui, on l'a vu, avait repris laffaire, fut bel et biencondamne, en 1866 : elle dut indemniser ses voisins et entreprendre des travaux pourremdier ce qu'elle reconnaissait tre une "installation vicieuse"91 . Et quant au canal !Beaucoup dentreprises avaient t autorises y puiser de leau Lebaudy prlevait ainsi3 000 m3 par jour , de leau quelles rejetaient dans le canal aprsusage. Dautre part, lesdversements intempestifs faits par les entreprises de banlieue, en amont,venaient parfois

    polluer les rives villettoises de cet gout de fait : une raffinerie de ptrole Pantin donnaitrgulirement une teinte bleue au canal, sur lequel flottait alors une forte odeurnaphteuse92 . Mais songeons que cette eau continuait tre bue par les Parisiens. En 1874,les eaux de lOurcq reprsentaient encore 45,5 % des eaux distribues Paris, et en dpitdes investissements considrables raliss depuis un demi-sicle pour alimenter la capitaleen eaux de source, le vieux canal fournissait encore 16,8 % des eaux livres laconsommation prive en 189993 . Il est vrai que la prise deau, ds 1850, avait t reportedu bassin la gare circulaire : mais quelle diffrence ? La responsabilit de leau dans lamortalit parisienne reste cette poque suffisamment importante94 pour que ladsinvolture des industriels entre autres causes de pollution hydrique, soulignons-le soit nettement mise en cause.

    Il convient aussi d'voquer lempuantissement de la maison ou du voisinage par ledpt de matires organiques fraches, donc au plus haut point putrescibles. On a faitallusion plus haut aux dpts de cuirs verts provenant des abattoirs. Il pouvait y avoirpire, comme les dpts de ttes et viscres de hareng dont le service des tablissementsclasss, vers 1908, signalait la multiplication, quai de lOise et dans le quartier du Combat :"Lentrepreneur les reoit par sac quil empile sous un hangar. Les liquides qui suintentsont recueillis dans des tonneaux et se sparent en deux couches : la partie aqueuse estenvoye lgout, et les matires grasses sont expdies dans une usine dpuration Fcamp"95 . Dans un cas, ctait vingt tonnes de dchets par semaine que lentrepreneurexpdiait dans le port normand [105]. Autre plaie odorifrante du quartier, les dpts dechiffons et dos, quil sagisse des modestes tablissements tenus par les matres-chiffonniers auprs de qui les biffins revendaient le fruit de leur collecte, ou dj devritables usines montes par des ngociants qui rassemblaient tous les dchets et lesprparaient pour le recyclage industriel96 . Do une mission considrable de poussires90 . Prfecture de la Seine, Commission technique de lassainissement, Premire sous-commission, Sance du27 dcembre 1882, p. 2.91 . A. EDF, boite 696 006, affaire Barbier, rapport contentieux du 14 juin 1889.92 . Cit par E. Franois, Le XIXe du bassin de la Villette, op. cit., p. 81.93 . Daprs les chiffres tablis par Philippe Cebron de Lisle, L'eau Paris au XIXe sicle , Paris,Association gnrale des hyginistes et techniciens municipaux, 1991, p. 390, 601 et suiv.94 . Aprs 1880, la fivre typhode, par exemple, recule nettement, mais ne disparat point.95 .Ces dpts furent classs comme dpts dimmondices et plusieurs furent interdits. Daprs Prfecture de

    Police, Rapport sur les oprations du service dinspection des tablissements classs pendant lanne,1908, p. 58-59 et 1909, p. 6.96 . Voir Office du Travail, Lindustrie du chiffon Paris , Paris, Imprimerie nationale, 1903, 107 p., passim

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    18et surtout dodeurs dont lintensit variait en fonction des prcautions prises et de lanature des produits manipuls : peaux de lapin pour la chapellerie, os pour le noir animal,etc Et cela sans parler du va-et-vient des chiffonniers et des voitures97, trafic intense ethaut-en-odeur. En 1884, le quartier de La Villette seul comptait huit dpts autoriss surles 138 de la capitale, ctait avec Saint-Gervais, dans le 4e arrondissement, le quartier de

    Paris le plus "charg". En 1912, alors que le nombre total de dpts parisiens avait diminu passant de 138 89 dont deux seulement Saint-Gervais , La Villette caracolait en tteavec dix dpts98 Les plus grandes entreprises du secteur taient l, notamment "le roidu chiffon", Verdier Dufour, install au large rue de Crime99 .

    Beaucoup plus nocives et dangereuses que ces puanteurs taient les fumes et lesvapeurs industrielles. Quand Lebaudy en 1885 installa de nouveaux appareils pour extrairele sucre cristallisable de ses mlasses, le dgagement dacide sulfhydrique fut tel que toutle quartier tait infect" et que la production dut tre immdiatement arrte100. Maislexemple le plus dmonstratif que nous ayons rencontr reste encore cette fameuse usinedes goudrons de la rue Curial qui non seulement on sen rappelle avait pollu les puitsdu voisinage, mais encore enfumait le quartier de faon insupportable.

    Pendant toute une poque, les goudrons tait verss sans prcaution dans leschaudires, et le produit de la distillation, le brai, lch bouillant dans des fosses lairlibre. "Des fumes lourdes, abondantes, d'une couleur jauntre, analogues celles qui sedgagent pendant le travail des bitumiers dans les rues de Paris, se rpandaient au loin",reconnut plus tard la Compagnie du gaz101. Lors de l'enqute de commodoet incommodoentrane en 1869 par l'extension de l'usine, les protestations des voisins notables etindustriels en tte furent nombreuses, unanimes et probablement fondes102 : "La nuitcomme le jour, il n'est pas possible de vivre dans son habitation [] ; cette odeur prend la gorge et vous touffe ; une fume noircit les maisons et les meubles ; je suispropritaire, et chaque terme, je reois des congs pour cette cause", dclara unmarchand de vins de la rue de l'Ourcq. Un groupe de "ngociants" parmi lesquels FlixPotin et un reprsentant de Sommier se plaignait que principalement pendant la nuit, le

    matin et vers le soir, il se dgage, par-dessus les murs de l'usine, des vapeurs jaunes,bitumineuses, tellement lourdes et paisses qu'au lieu de slever dans l'atmosphre, ellesrasent le sol". Ces vapeurs "irrespirables et corrosives" sont si abondantes, continuaient-ils,que les murs voisins de l'usine "sont recouverts des produits goudronneux dus leurcondensation. Il est alors impossible de transvaser ou de manipuler des produitsalimentaires sans y introduire des miasmes aussi dsagrables au got que nuisibles lasant". Laffaire eut mme les honneurs de la presse puisquun article du National traitalonguement des nuisances dues lusine des goudrons, crivant notamment103 :

    "Les jardiniers de La Villette ont remarqu que les fleurs, moins heureuses encoreque la rose du pote, conservent une heure peine leur fracheur. On les voit en effet

    ; A. Faure, Classe malpropre, classe dangereuse ? Quelques remarques propos des chiffonniers parisiensau XIXe sicle et de leurs cits, in Recherches, n 29 , 1977, p. 79-102.97 . Rapport gnral sur les travaux du Conseil dhygine et de salubrit du dpartement de la Seine depuis1872 jusqu 1877, Paris, Chaix, 1880-1881, p. 942.98 . Archives du service des tablissements classs, Paris, quai de Gvres, dossier OG 22, statistique desdpts de chiffons.99 . Voir Joseph Durieu, Les Parisiens daujourdhui. t.1 : Les types sociaux de simple rcolte et d extraction,Paris, V. Giard et Brire, 1910,p. 201, qui attribue alors entre 400 et 500 ouvriers cette entreprise .100. On dut mme curer les gouts. Rapport gnral sur les travaux du Conseil dhygine et de salubrit dudpartement de la Seine depuis 1884 jusqu 1886 , op. cit ., p. 717. Lebaudy tenta dinstaller cettefabrication Aubervilliers, ce qui se solda galement par un fiasco ( Ibidem , p. 980-981).101. A. EDF, boite 708 901,mmoire de 1881 au Conseil dEtat pour la Compagnie du Gaz contre le prfet de

    police.102. A. EDF, boite 696 006, affaire Barbier, copie des oppositions.103. Docteur A. Bordier, "Hygine. Les bitumes", in Le National , 7 juillet 1869.

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    19fanes et couvertes dune quantit de petites taches brunes qui font disparatre souslodeur qui vous poursuit partout du goudron leur salutaire parfum. Les feuilles elles-mmes, brles, selon lexpression des jardiniers, sont couvertes dune pellicule irise quioblitre leurs stomates, autrement dit la bouche qui leur sert respirer."

    Tout cela nempcha pas lusine de recevoir son autorisation dextension, " la

    condition, prcisait malgr tout lordonnance du prfet de Police, de satisfaire toutes lesprescriptions qui pourraient lui tre imposes ultrieurement et notamment de couvrirconvenablement les bassins de dpts de brai dans le cas o l'exprience en dmontreraitla ncessit". Ce qui fut effectivement fait par la compagnie, probablement soucieusedamliorer ses relations avec ses puissants voisins. Navait-elle pas dj perdu un procsavec la question des puits ? Des travaux furent entrepris, tout un nouvel appareillage misau point qui permit dviter le contact des matires avec lair, donc de limiter lesmanations. Une nouvelle demande d'extension, en 1880, provoqua immdiatement unenouvelle leve de boucliers, mais cette fois limite aux propritaires et aux principauxlocataires du petit passage jouxtant lusine. Sommier stait simplement content de fairedes rserves pour le cas o des infiltrations deau goudronne se produiraient nouveau104. Il y aurait dans un quartier industriel comme La Villette un niveau denuisances en quelque sorte moyen, tolr, auquel en lespce la compagnie du gaz futcontrainte se conformer, sous peine de vivre en guerre permanente avec ses pairs.

    Un phnomne trs particulier complique quelque peu laffaire : la bonne rputationquavaient, chez les gens du peuple, les odeurs manant des usines gaz, des odeursconsidres parfois curatives. coutons cette enfant du quartier, ne en 1936105:

    "Je me souviens, quand jai fait ma coqueluche, le mdecin avait dit ma mre : ilfaut lemmener du ct des usines gaz parce que cest un endroit ar, du fait quil ny apas beaucoup de circulation, pas beaucoup de voitures Du fait quil y avait ces grossescuves des usines gaz, a faisait un espace peut-tre plus ar et ctait l quonmemmenait promener Ctait une faon comme une autre de changer dair [] Je nesais pas si a faisait beaucoup pour ma coqueluche, mais ma mre, obissante, mavait

    emmene du ct des usines."[106]Un autre tmoignage cite trs prcisment lusine des goudrons :"Lusine goudron

    rue de Cambrai, a sentait bon : le goudron, c'est bon respirer" 106.Nul tre humain ne saurait se complaire au milieu de vapeurs suffocantes et cest

    delles dont la compagnie avait dbarrass le quartier , mais il tait certaines odeursindustrielles attnues qui, dans le peuple mais aussi ailleurs, se retrouvaient paresdtonnantes vertus.

    Dans leur immense majorit, les nuisances restaient quant mme bel et bien desnuisances, des calamits, subies par la force des choses et la pression des autorits. Unedemande dextension prsente au dbut des annes 1870 par une raffinerie de la rue de

    Flandre nous ignorons laquelle reut le meilleur accueil de la part du Conseil dhyginepublique : lusine actuelle est dj fort bien tenue, et ses 50 turbines ne sont-elles disposesde telle faon que la trpidation et le bruit quelle produisent soient supportables pour levoisinage"?107 Autrement dit, que souhaiter de mieux pour un quartier industriel ? Auxyeux des autorits charges d'instruire ce genre de demandes, l'argument a toujours port

    104. A. EDF, boite 708 901, copie des oppositions. Le paradoxe est que cette fois la prfecture refusalautorisation dextension. La compagnie obtint sans peine lannulation de cette dcision par le ConseildEtat.105. Rcits denfance dans le nord-est parisien , Paris, Maison de La Villette, 1992, p. 29-30 (interview deDenise).

    106. Entretien Jeanne Grifel, Maison de la Villette, A 58.107. Rapport gnral sur les travaux du Conseil dhygine et de salubrit du dpartement de la Sei nedepuis 1872 jusqu 1877, Paris, Chaix, 1880-1881, p. 908

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    20: on ne saurait tre aussi exigeant La Villette que dans un quartier chic. Le mal tait fait,en quelque sorte, l'industrie et ses nuisances taient l : que les habitants en prennent leurpartie, ou aillent habiter ailleurs. Les industriels quand ils taient mis en cause nemanquaient pas d'voquer, comme une irrfragable excuse, la nature industrielle duquartier. Ainsi la Compagnie du gaz, en butte aux plaintes de l'entreprise mitoyenne de

    son usine des goudrons108

    :"Nous ferons remarquer que MM. Barbier et Cie sont venus s'installer dans unquartier industriel, o ils sont entours de toutes parts d'usines qui dgagent des fumes,vapeurs et odeurs beaucoup plus intenses et plus gnantes que celles qui proviennent delusine de la compagnie ; nous citerons comme exemples les Usines Potin et Sommier. Cesvapeurs et ces fumes, qui sont souvent trs fortes sont infiniment plus dommageablespour les voisins que celles de la compagnie qui sont presque nulles."

    Cela ne signifie pas que les industriels avaient toute libert pour faire n'importe quoi les menus dboires de la Compagnie du gaz le prouvent , mais qu'il existait dansl'opinion des quartiers vous aux mauvaises odeurs et aux fumes, des quartiers sacrifis,et ce pour le plus grand bonheur des autres. Le prestige ou l'opprobre attach un lieu

    pse toujours d'un grand poids dans l'histoire et le devenir de ce lieu. A Paris, il alongtemps dpendu, en partie, de la pesante prsence de l'industrie mcanique. [107]

    108.A.EDF, boite 696 006, affaire Barbier, rapport contentieux du 14 juin 1889.

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    Plan de l'usine Flix Potin (83-89 rue de l'Ourcq)annex au calepin de la proprit, rvis en 1876.

    (Source : APa, DP4 833)