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Alain Robbe-Grillet (1922-2008) Courte biographie Alain Robbe-Grillet est né à Brest le 18 août 1922 dans ce qu’il est convenu d’appeler une famille modeste, bien que la modestie n’ait guère appartenu au quant-à-soi de parents trop marqués par l’esprit de clan, libres-penseurs, insoumis, anarcho-monarchistes, portant une même condamnation sans appel contre l’armée, la religion et la démocratie parlementaire. Après les études classiques des humanités gréco-latines, il fait des spécialisations dans les mathématiques et la biologie, pour entrer à l’Institut national agronomique dont il est diplômé en 1945. Il occupe alors pendant sept ans diverses fonctions au sein d’organismes officiels de recherche, dans les domaines, entre autres, de la prévision statistique et de la pathologie végétale. Sans s’inquiéter du refus de ce premier roman (Un régicide) par plusieurs éditeurs parisiens, il abandonne bientôt tout à fait la voie confortable d’une carrière pour se consacrer à la lente écriture de livres qui, assure Gaston Gallimard, ne correspondent à aucune espèce de public. Son second roman paraît cependant aux éditions de Minuit, maison clandestine fondée sous l’Occupation, dont Jérôme Lindon entend maintenir l’idéal de résistance aux idées reçues. Mais c’est seulement deux années plus tard que la parution du Voyeur (1955) rompt le silence prudent et consterné de la critique au pouvoir. Robbe-Grillet devient conseiller 1

Alain Robbe Grillet

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Alain Robbe-Grillet (1922-2008)

Courte biographie

Alain Robbe-Grillet est né à Brest le 18 août 1922 dans ce qu’il

est convenu d’appeler une famille modeste, bien que la modestie n’ait

guère appartenu au quant-à-soi de parents trop marqués par l’esprit de

clan, libres-penseurs, insoumis, anarcho-monarchistes, portant une même

condamnation sans appel contre l’armée, la religion et la démocratie

parlementaire.

Après les études classiques des humanités gréco-latines, il fait des

spécialisations dans les mathématiques et la biologie, pour entrer à

l’Institut national agronomique dont il est diplômé en 1945. Il occupe

alors pendant sept ans diverses fonctions au sein d’organismes officiels

de recherche, dans les domaines, entre autres, de la prévision statistique

et de la pathologie végétale.

Sans s’inquiéter du refus de ce premier roman (Un régicide) par

plusieurs éditeurs parisiens, il abandonne bientôt tout à fait la voie

confortable d’une carrière pour se consacrer à la lente écriture de livres

qui, assure Gaston Gallimard, ne correspondent à aucune espèce de

public. Son second roman paraît cependant aux éditions de Minuit,

maison clandestine fondée sous l’Occupation, dont Jérôme Lindon entend

maintenir l’idéal de résistance aux idées reçues.

Mais c’est seulement deux années plus tard que la parution du

Voyeur (1955) rompt le silence prudent et consterné de la critique au

pouvoir. Robbe-Grillet devient conseiller littéraire des éditions de Minuit

et le restera pendant vingt-cinq ans.

Avec Lindon, il y réunit sous l’étoile bleue quelques romancières et

romanciers dont il se sent frère, imposant ainsi l’idée d’un mouvement

littéraire : le Nouveau Roman. Comme il publie en même temps dans la

presse de brefs articles sur la littérature, qui crient au scandale, on lui

attribuera même, à tort sans aucun doute, les titres plus ou moins

malveillants de chef d’école et de pape.

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La Jalousie (1957) est un remarquable échec commercial, qui

n’empêchera d’ailleurs pas ce livre d’être bientôt traduit en une trentaine

de langues. Célèbre dans le monde entier, mais, en fait, très peu connue,

l’œuvre va donner lieu dès lors à un discours critique considérable, soit

vivement hostile, soit enthousiaste, soit sereinement universitaire, qui la

couvrira d’interprétations variées et antinomiques.

Datent en particulier de cette époque un certain nombre de

contresens tenaces, parmi lesquels il faut citer le mythe de l’objectivité

(alors que Robbe-Grillet revendique depuis le début une subjectivité

totale) et la primauté absolue du regard (alors que la vue est sans cesse

chez lui mise en question par l’oreille). Du milieu des années ‘60 à la fin

des années ‘70 (depuis La Maison de rendez-vous de 1965 jusqu’aux

Souvenirs du Triangle d’Or de 1978), ce monde instable va exploser en

des configurations mobiles encore plus déroutantes, aggravées d’une

provocation sexuelle fort peu nobélisable. Mais l’énergie du texte, sa

force poétique, son humour, y seront beaucoup mieux perçus et un

véritable public se constituera peu à peu. La petite dizaine de films que

Robbe-Grillet a réalisés durant cette période y ont sans doute aussi

contribué.

Il travaille également pour le cinéma, notamment sur le scénario de

L’Année dernière à Marienbad, réalisé par Alain Resnais en 1961. Les

films qu’il a réalisés oscillent alors entre érotisme et sado-masochisme. Il

était connu pour être un adepte du sado-masochisme, comme sa femme

Catherine Robbe-Grillet.

Peu à peu, ses romans se sont tournés vers l’érotisme, et vers

l’« autobiographie fantasmatique », romans qui ont parfois été plus

appréciés à l’étranger (notamment aux États-Unis) qu’en France, au

moins du point de vue des universitaires.

Les années ‘80 voient ce public encore accru par des expériences

nouvelles, avec Djinn (1981) et les Romanesques, où l’auteur mêle son

univers de fantasmes à transformations, de labyrinthes sans issue, à des

éléments ouvertement donnés comme autobiographiques.

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Les dernières vingt années, préférant développer son activité

théorique par la voie plus souple du discours oral et du dialogue, Robbe-

Grillet a donné d’une façon régulière à des étudiants avancés de plusieurs

universités américaines (principalement New York University à New York

et Washington University à Saint Louis, Missouri) des cours sur le

Nouveau Roman et ses antécédents littéraires. En mars 2004, Alain

Robbe-Grillet est élu à l’Académie française, au fauteuil de Maurice

Rheims. Il meurt en février 2008.

Constantes de l’univers romanesque

Théoricien du Nouveau Roman (1956, Une voie pour le roman

futur), Alain Robbe-Grillet l’expérimente dans son oeuvre romanesque.

Mais, à partir de 1961, il découvre les possibilités du cinéma.

L’expérimentation littéraire, de portée limitée, touche à son terme. De sa

fonction d’ingénieur agronome, il garde des habitudes de géomètre et

d’arpenteur : dans ses romans, il décrit, il situe, il mesure. Ses

personnages sont dépourvus de texture psychologique. Il leur préfère la

description des objets et des lieux.

C’est par Les Gommes (1953) que Robbe-Grillet se fait brillamment

connaître. Dans cette parodie du roman policier, l’enquêteur tue un

homme dont il est probablement le fils. Mais l’approche des faits est si

complexe que le lecteur s’y perd. Les éléments caractéristiques de

l’oeuvre de Robbe-Grillet sont exposées : description maniaque des lieux,

importance primordiale donnée aux objets, annulation de la perspective

temporelle. Passe, présent, futur se confondent.

Ces éléments sont à nouveau réunis dans Le Voyeur (1955), La

Jalousie (1957) se déroulant de part et d’autre des lames d’une

« jalousie », un marie voyeur épie sa femme qu’il soupçonne, d’où

l’ambiguïté du titre. Mais l’espion devient peu à peu l’espionné. Voir et

être vu, c’est dans l’échange des regards que réside l’intérêt. Jour et

contre-jour, champ et contre-champ, ces techniques sont celles du

cinéma.

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Scénariste de L’Année dernière à Marienbad (1961), que filme Alain

Resnais, Robbe-Grillet reprend ces thèmes de l’espace clos (un palace

baroque, un parc géométrique), de l’intemporel (époques confondues,

réel et imaginaires indivisibles), du doute (un homme affirme avoir

rencontré une femme l’année dernière).

Dans Djin (1981) il raconte les aventures de Simon Lecœur, un

jeune homme nouvellement recruté par une organisation clandestine qui

combat l’emprise de la machine sur le monde, se développe en quatre

épisodes ou en quatre séquences narratives de longueur décroissante qui

reprennent, à leur manière, les mêmes événements.

Le roman fut écrit pour une université américaine sous le titre Le

rendez-vous (le futur Djin), qui avait demandé à l’auteur de composer un

roman qui servirait de support pédagogique pour initier les étudiants aux

problèmes que pose la langue française, chaque chapitre du roman

aborde un problème particulier de la langue dont le degré de difficulté

progresse avec l’évolution du récit.

La Reprise (2001) se déroule en 1949, dans les ruines d’un Berlin

qui fut jadis l’une des plus grandes villes intellectuelles d’Europe. H.R.,

alias Asher, agent subalterne des services de renseignements français,

est envoyé à Berlin pour une mission de routine, croise son double à

plusieurs reprises avant de succomber aux charmes conjugués de la belle

Jo Kast et de la jeune Gigi non sans être accusé d’avoir commis quelques

meurtres. C’est un roman dans lequel Alain Robbe-Grillet reprend les

thèmes de la tragédie antique tels que l’inceste, la gémellité,

l’aveuglement.

Etabli sur une perspective double, le schéma de Dans le labyrinthe

est explicite : un narrateur anonyme décrit sa chambre et, surtout, un

certain tableau qui est pend au mur ; mais, en même temps, s’inspirant

de ce tableau il invente l’histoire d’un soldat perdu dans une ville

enneigée. Les deux perspectives s’emboîtent : celle du narrateur qui

commande tout le roman puisqu’il est en train de l’écrire, mais qui

dévoile directement surtout la chambre et le tableau ; et celle du soldat

qui commande et dévoile tout ce qui lui arrive à lui : ses pérégrinations,

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ses rencontres, bref la ville qu’il découvre en étranger comme Revel

Bleston, Lassale la région d’Imlil etc.

Une œuvre originale : La Jalousie

La Jalousie est le quatrième roman d’Alain Robbe-Grillet, publié en

1957 aux Editions de Minuit. Il bénéficia d’emblée d’un accueil favorable,

contrairement à ses œuvres précédentes, qui appartenaient toutes aussi

au mouvement du Nouveau roman.

Le schéma du livre pourrait être celui, classique, du triangle

amoureux : une femme, A..., un homme, Franck, qui pourrait être son

amant, et un narrateur au point de vue insaisissable, apparemment

objectif et comme dépourvu d’affects, dont l’absence est perpétuellement

présente dans toutes les scènes du livre. Ce narrateur qu’on peut, au vu

du titre, imaginer être le mari, détaille de façon scrupuleuse et

obsessionnelle, en empruntant à la langue de la géométrie et de la

physique, les gestes et échanges des deux personnages ainsi que leur

environnement, une maison coloniale sur une plantation de bananiers. Le

récit, divisé en neuf sections non numérotées, n’est pas chronologique

mais fonctionne sur le mode de la reprise, conformément à cette

évocation à signification manifestement méta-poétique d’un « air

indigène » qu’on trouve au centre du livre :

« Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si parfois les

thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu

de chose près identiques. Cependant ces répétitions, ces infimes

variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des

modifications - bien qu’à peine sensibles - entraînant à la longue fort loin

du point de départ. » (p. 101)

L’intrigue et le choix narratif

Dans La Jalousie, Robbe-Grillet revisite le topos du triangle

amoureux. A la lecture du titre, le lecteur, rompu à la lecture de romans

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traditionnels, s’attend à être plongé dans une intrigue passionnelle pleine

d’effusions et de grands sentiments. Le titre justifie une attente qui va

être déçue. En effet, Robbe-Grillet s’attaque dans La Jalousie comme dans

ses romans précédents à l’analyse psychologique qui fonde le roman

traditionnel et la littérature bourgeoise. Nous n’aurons pas ici

d’explications sur les motifs, les intentions, les sentiments, le ressenti des

personnages. Mais ce qui fait la nouveauté de La Jalousie, ce qui en fait

un roman littérairement révolutionnaire, c’est le choix narratif.

Contrairement à ses romans antérieurs, dans lesquels subsistait un

univers objectif, Robbe-Grillet fait le choix dans La Jalousie du point de

vue interne. Tout ici est raconté du point de vue d’un narrateur jaloux qui

épie sa femme A... qu’il soupçonne de vouloir le quitter pour Franck,

l’autre personnage masculin du roman. Mais le narrateur bien qu’il soit

apparemment absent, bien qu’il ne se nomme jamais dans le texte est en

fait hyper présent.

Le roman est la transcription de sa conscience. Nous sommes donc

prisonniers d’une vision partiale et partielle de la réalité. Partielle parce

que nous ne pouvons nous fonder que sur le point de vue du narrateur.

Partiale parce que celui-ci est prisonnier d’une jalousie pathologique qui

modifie son regard sur les objets et les êtres qui l’entourent. Il serait

donc vain de dégager du roman une chronologie linéaire tant nous

sommes empêtrés dans la conscience et dans le temps intérieurement

vécu du narrateur. Néanmoins, il est possible de dégager une structure

ternaire qui correspond au déroulement des évènements. L’intrigue se

divise alors en trois temps: le temps qui précède le voyage en ville de

Franck et de A. Le temps qui correspond au voyage lui même et le temps

qui s’écoule du retour de A à la clôture du roman :

Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si

parfois les thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard,

affermis, à peu de choses près identiques. Cependant ces

répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en

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arrière, peuvent donner lieu à des modifications - bien qu’à peine

sensibles - entraînant à la longue fort loin du point de départ. 1

Les personnages2

Le narrateur: Il n’est jamais mentionné dans le texte et il ne se nomme

jamais. Pourtant, nous savons dès les premières pages du roman que ce

que nous lisons, que les évènements ici racontés le sont à travers le point

de vue d’un narrateur jaloux qui épie sa femme A...Mais ce regard est un

regard malade qui porte sur les choses et les êtres qui l’entourent une

attention obsessionnelle signe d’une pathologie.

Pourtant, jamais le narrateur ne s’interroge sur lui-même (ce qui est

un signe du caractère maladif de la jalousie qui l’affecte, puisque n’étant

pas conscient de sa jalousie, il ne s’analyse pas. Sa jalousie ne s’exprime

pas intérieurement mais extérieurement, dans le regard qu’il porte sur

les choses). Jamais non plus l’auteur n’intervient pour nous donner des

explications, pour esquisser une analyse. Tout ce que nous pouvons dire

du narrateur et de sa psychologie, nous le déduisons de ses faits et gestes

relativement limités et surtout de ses regards. S’il renonce à l’analyse

psychologique, Robbe-Grillet ne renonce donc pas à la psychologie.

Au contraire de ce qu’on a pu dire, La Jalousie est un roman hyper-

psychologique et hyper-humain. Ce constat balaye d’emblée toute analyse

qui verrait dans la Jalousie un roman objectal ou qui ferait du regard du

narrateur un regard objectif alors que ce regard est complètement

distordu par la jalousie qui l’affecte. D’autre part, le narrateur n’agit pas.

Ses seuls gestes se limitent à se déplacer dans la maison, à changer de

pièces et à observer sa femme, observation qui s’effectue souvent à

travers les jalousies des fenêtres. Il ne parle presque pas. Il assiste

impuissant à ce qu’il croit être le début d’une relation adultère. Cela a

amené certains critiques à voir dans ce narrateur une sorte de monstre

muet. Cette interprétation ne semble pas convaincante. En effet, s’il agit

peu, le narrateur n’est pas moins constamment présent par son regard et

1 Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Editions de Minuit, 1957, p. 101.2 http://fr.wikipedia.org.

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sa pensée dont le texte constitue la transcription mais aussi par sa

présence physique qui si elle n’est pas explicitement mentionnée est

soulignée à travers un certain nombre de détails, comme le troisième

fauteuil disposé sur la terrasse qui est celui du narrateur.

D’autre part, il arrive que le narrateur parle comme c’est le cas au

début du roman lorsqu’il s’oppose à Franck au sujet du camion et de la

nécessité ou pas d’en changer. Loin d’être un monstre, loin d’être une

sorte de cas purement littéraire qui ne serait pas concevable dans la

réalité, ce narrateur est réel et sa psychologie obéit à un mécanisme

pathologique. Le narrateur est un malade. Il souffre probablement d’une

névrose obsessionnelle et est certainement atteint d’une timidité extrême

d’ou son impuissance psychologique. Il est possible aussi qu’il soit atteint

d’impuissance sexuelle. Tout au long du roman il cherche à distinguer

dans les moindres paroles, dans les moindres détails des signes qui

viendraient étayer ses soupçons.

La jalousie dont il souffre ne correspond pas à une réalité objective

mais à une construction mentale subjective. Dans tout le roman il va

chercher à objectiver sa vision jalouse des évènements. C’est ainsi que la

lettre que A... écrit, les propos assurés de Franck, ou les alliances

similaires que portent A et Franck passeront à ses yeux pour des signes

de connivence entre les deux et justifieront sa jalousie. C’est ainsi que la

vision obsessionnelle qu’a le narrateur de l’écrasement du mille-pattes

sera l’objectivation de sa jalousie et la symbolisation du coït adultérin. La

violence du narrateur ne pouvant pas s’exprimer verbalement est

complètement refoulée et c’est ce refoulement qui entraîne une distorsion

du regard. Ce roman est donc l’histoire d’une conscience pathologique et

distordu. Cet homme-narrateur souffre et nous souffrons avec lui.

Franck: Il est impossible de fournir une analyse véridique de la

psychologie des autres personnages du récit puisqu’ils sont vus à travers

le regard d’un malade. Ce qui importe est justement la vision que le

narrateur se fait des autres personnages et de Franck en particulier. Ce

personnage dans la vision qu’en a le narrateur est une sorte de double

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inversé. Franck est une sorte d’anti-narrateur. Bien entendu, cette

dichotomie est renforcée par la jalousie qu’éprouve le narrateur à son

égard. On sent tout de suite l’inimitié qu’éprouve le narrateur à son

égard. Mais cette inimitié reste purement intérieure. Elle n’est jamais

exprimée si ce n’est à travers des visions comme c’est le cas lorsque le

narrateur imagine la voiture de Franck dévoré par des flammes. Si le

narrateur n’agit pas et ne cherche pas à s’opposer à Franck c’est parce

qu’il a peur en agissant de précipiter le départ de sa femme. D’autre part,

il apparaît que Franck a le dessus. Contrairement au narrateur, Franck

parle beaucoup dans le roman et cherche à s’attirer les faveurs de A...

Les rares descriptions physiques que fait le narrateur nous le montre

comme quelqu’un de robuste, de fort. Il est entreprenant. Il a confiance

en lui. C’est lui qui écrase le mille-pattes. Franck est tout ce que le

narrateur n’est pas. Il symbolise la puissance, la force, la séduction.

Néanmoins, cette image sera écornée à la fin à la satisfaction du

narrateur, lorsque A... dira à propos de Franck et suite au voyage en ville

qu’ils ont effectué ensemble:"Dommage que vous soyez un si mauvais

mécanicien" allusion assez clair à une relation adultère entre les deux qui

aurait déçue A... à cause de l’impuissance sexuelle de Franck. Franck est

donc l’objet de la jalousie du narrateur. Mais il est aussi le double inversé

de celui-ci.

A...: Une lettre. Pas de prénom. Pas de nom. Pas d’âge. Nous savons peu

de chose d’A...Elle parle peu lors des repas. Nous la voyons s’habiller,

nous la voyons écrire à son bureau, nous la voyons à la vitre de la voiture

de Franck. Le désir qu’éprouve le mari-narrateur pour sa femme A... est

manifeste. Il se cristallise particulièrement sur une partie du corps de

A...: sa chevelure noire décrite avec une très grande minutie. Le

narrateur cherche dans les gestes de A... la preuve de ce qu’il soupçonne.

Il craint par dessus tout que A... le quitte. Cette crainte parait en partie

fondée si l’on observe certains gestes de A... qui témoignent d’un certain

bovarysme et d’un certain ennui quand elle se retrouve seule avec le

narrateur en l’absence de Franck. Il est aussi évident que le narrateur ne

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Page 10: Alain Robbe Grillet

veut pas être surpris par A lorsqu’il la regarde. C’est pour cela que

lorsque celle-ci tourne la tête vers lui il s’empresse de changer la

direction de son regard pour le fixer sur un élément matériel comme un

pilier de la maison ou la bananeraie qui entoure la maison. A... pourtant

est loin d’être timide ou renfermée puisqu’elle participe aux

conversations avec Franck et puisqu’elle affiche sa liberté notamment

quand elle affirme à Franck que cela ne la choque pas qu’une femme

couche avec des nègres. A... est donc objet de désir pour le narrateur,

désir qui s’exprime à travers le voyeurisme de celui-ci mais aussi objet de

soupçons puisque le narrateur la soupçonne de céder à la séduction de

Franck et même peut être de chercher à séduire celui-ci.

Pour faire le point sur l’importance de ce roman, il convient de citer

Alain Robbe-Grillet lui-même qui livre de mûres réflexions relatives à sa

poétique romanesque et à La Jalousie :

Comment un roman [...] qui met en scène un homme et s’attache de

page en page à chacun de ses pas, ne décrivant que ce qu’il fait, ce qu’il

voit et ce qu’il imagine, pourrait-il être accusé de se détourner de

l’homme ?3 

Non seulement c’est un homme qui, dans mes romans par exemple,

décrit toute chose, mais c’est le moins neutre, le moins impartial des

hommes : engagé au contraire toujours dans une aventure passionnelle

des plus obsédantes, au point de déformer souvent sa vision et de

produire chez lui des imaginations proches du délire4. 

Quand j’ai commencé à écrire, on a peu vu les spectres et les fantômes

dans mon écriture. On a plutôt voulu y voir du rationalisme. Un livre

comme La Jalousie est passé pour le plus bel exemple de rigueur austère

et les critiques ont appelé çà une "une écriture de géomètre", ce qui était

l’injure suprême: un géomètre! C’était peut être une écriture de géomètre

mais alors il s’agissait d’une géométrie non euclidienne comme on aurait

dû s’en apercevoir assez rapidement.5

Il [le narrateur de La Jalousie] est d’ailleurs absent du roman, il ne dit

jamais ni "je" ni "il" mais parle du monde extérieur. Sa conscience est

3 Nouvelle Revue Française, 1958.4 Pour un nouveau roman, p.118, 1961.5 Préface à une vie d’écrivain, p.71, 2005.

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Page 11: Alain Robbe Grillet

entièrement tournée vers l’extérieur et il n’observe jamais son

intériorité6. 

A la limite, pour se moquer de La Jalousie, on pourrait dire qu’il ne s’y

passe rien du tout, que ce sont des gens qui prennent toujours le même

apéritif sur la terrasse, de l’eau de Perrier avec du cognac. [...]Trois

personnes prenant l’apéritif et c’est toujours la même scène à tel point

que le brave critique Emile Henriot écrivait dans son article du Monde

qu’il avait l’impression d’avoir reçu un exemplaire défectueux. [...] À ses

yeux, c’était toujours la même scène qui se déroulait avec quelques

variantes et sans que l’intrigue avance. En réalité, elle avançait mais il ne

s’en rendait pas compte7.

Le Voyeur se compose de trois parties. Dans la première, Mathias,

un voyageur de commerce, arrive un mardi matin dans une petite île,

celle de son enfance, détermine à y effectuer des ventes de montres. Pour

y arriver, il loue une bicyclette au propriétaire du café-tabac. C’est au

hasard d’une visite qu’il apprend qu’une gamine de treize ans, Jacqueline

Leduc, est en train de garder seule, des moutons sur la falaise.

Après une tentative de vente qui se solde par un échec, Mathias se

retrouve au tournant de la borne des trois kilomètres. On peut supposer

qu’au lieu de poursuivre sa tournée de prospection comme prévu,

Mathias se serait plutôt rendu sur la falaise pour y rencontrer la jeune

fille, la violenter, l’assassiner et débarrasser d’elle en la jetant à la mer,

après quoi il aurait repris sa tournée avec la même assurance qu’au

départ, comme étranger au crime qu’il venait de commettre.

La deuxième partie du roman débute au moment où Mathias arrive

au hameau des Roches Noires après avoir vraisemblablement commis son

crime une heure auparavant. Au café-épicerie où il boit un absinthe,

Mathias s’efforce de saisir quelques bribes de la conversation de deux

ouvriers attablés dans un coin : il croit comprendre qu’une des sœurs de

la victime, Maria, recherche la jeune bergère qu’il vient de tuer. Le

mardi après-midi, Mathias déjeune en compagnie du pêcheur, un ancien

camarade, et une jeune fille qui semble vivre avec celui-ci. Seul un

6 Ibidem, p.82.7 Ibidem, p. 88

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Page 12: Alain Robbe Grillet

problème de dérailleur, au dernier moment, lui fera manquer de peu son

bateau. C’est ainsi que Mathias devra rester sur l’île jusqu’au vendredi.

La troisième partie débute le mercredi matin lorsque Mathias, au

café A l’Espérance, apprend la découverte du corps de la jeune Jacqueline

par trois pêcheurs de crabes. C’est à ce moment qu’il tente de retrouver

les trois mégots de cigarettes qui lui ont servi à martyriser sa jeune

victime. Au cours de sa recherche, il rencontre la jeune femme dont il a

fait la connaissance la veille, à l’occasion du déjeuner chez le pêcheur. Le

mercredi après-midi, Mathias sera surpris par Julien sur les lieux du

crime au moment même où il découvre le paletot de laine de Jacqueline.

L’attitude de Julien ne permet plus à Mathias de douter que celui-ci a été

le témoin muet du meurtre de la jeune bergère. Au cours de la matinée

du jeudi, le voyageur détruit trois indices compromettants qu’il a

ramassés sur les lieux du crime : une coupure de journal, les trois mégots

de cigarettes et le sachet de bonbons. C’est le vendredi, à seize heures

quinze, que Mathias, impuni, quitte l’île avec sérénité d’âme que celle qui

le caractérisait lors de son arrivée, trois jours auparavant.

Les Gommes est souvent présenté comme l’archétype même du

roman robbe-grilletien. Ce roman mais aussi l’ensemble de ses œuvres

peuvent se concevoir tel le cheminement d’un protagoniste menant sa vie

selon une trajectoire circulaire, le ramenant en apparence à son point de

départ. Pourtant, malgré la ressemblance des situations initiale et finale,

le destin se trouve inéluctablement modifié par cette trajectoire.

Les Gommes, roman policier ou conte métaphysique, comme aime à

s’y interroger Bernard Dort dans la revue Les Temps Modernes en 1953 ?

Il est incontestable que l’univers ici décrit n’est plus celui d’un

Chateaubriand ou d’un Lamartine. On entre dans une autre dimension :

les personnages sont entourés d’un halo flottant, leur existence semble

aberrante, leur raison d’être à un temps et espace donnés semble

obstinément injustifiable. Dans un article publié dans L’Observateur,

Roland Barthes écrit ceci :

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Page 13: Alain Robbe Grillet

« Robbe-Grillet travaille à introduire dans le récit un mixte nouveau

d’espace et de temps, ce que l’on pourrait appeler une dimension

einsteinienne de l’objet. Ceci est d’autant plus important que

littéralement, nous vivons encore dans une vision purement newtonienne

de l’univers. »

C’est bien là que l’on trouve la touche artistique bien spécifique à

Robbe-Grillet : il fait exploser la lisibilité du monde selon un axe linéaire ;

la cohérence devient une circulaire. On en sort avec une impression de

vertige, de tourbillon. Virtuosité verbale, habileté et maîtrise de

l’intrigue, angoisse et froideur de l’atmosphère, volontaires glissements

narratifs, font de la plume de cet écrivain un art expérimental.

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