35
LE CRÉDIT À LA CONSOMMATION DES CLASSES POPULAIRES À LA BELLE ÉPOQUE Invention, innovation ou reconfiguration ? Anaïs Albert Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2012/4 - 67e année pages 1049 à 1082 ISSN 0395-2649 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-annales-2012-4-page-1049.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Albert Anaïs, « Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle Époque » Invention, innovation ou reconfiguration ? , Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2012/4 67e année, p. 1049-1082. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S.. © Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - EM Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. © Editions de l'E.H.E.S.S. Document téléchargé depuis www.cairn.info - EM Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. © Editions de l'E.H.E.S.S.

Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

LE CRÉDIT À LA CONSOMMATION DES CLASSES POPULAIRES À LABELLE ÉPOQUEInvention, innovation ou reconfiguration ? Anaïs Albert Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2012/4 - 67e annéepages 1049 à 1082

ISSN 0395-2649

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-annales-2012-4-page-1049.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Albert Anaïs, « Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle Époque » Invention, innovation ou

reconfiguration ? ,

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2012/4 67e année, p. 1049-1082.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S..

© Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 2: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

Le crédit à la consommationdes classes populairesà la Belle ÉpoqueInvention, innovation ou reconfiguration ?*

Anaïs Albert

Le dimanche 1er juin 1902, un dénommé Montbel, receveur des établissementsDufayel, prospecte à la recherche de nouveaux clients dans le XIIIe arrondissementde Paris. Émile Martin, un employé, le reçoit chez lui, au 110 avenue d’Italie,et se laisse convaincre d’acheter à crédit cinquante francs de marchandises qu’ilrembourse par petites sommes chaque mois. Ces achats à crédit sont ensuite pério-diquement renouvelés pendant dix ans et ce client se procure au total pour650 francs de marchandises. Les rencontres régulières entre Martin et les receveursde chez Dufayel, qui ont été notées dans un carnet de crédit détenu par le débiteur,prennent fin en 1912, après qu’il a toujours remboursé ses dettes dans les temps 1.Si cela n’avait pas été le cas, le service du contentieux des Grands Magasins Dufayelaurait eu la possibilité de recourir à une procédure de routine permettant, en vertude la loi du 12 janvier 1895, de saisir une partie du salaire de Martin chez sonemployeur, par l’intermédiaire de la justice de paix. Le débiteur aurait alors eu

* Je remercie Christophe Charle, Anne-Marie Sohn, Claire Zalc, Claire Lemercier etMathilde Rossigneux-Méheust pour leurs relectures attentives et pour leurs conseils.1 - Ce livret de crédit m’a été montré par Pascal Ferlicot, un collectionneur de vieuxpapiers sur l’histoire du quartier de la Goutte d’Or où se situaient les établissementsDufayel. La conservation des archives privées des classes populaires étant particulière-ment rare et aléatoire, ce livret de crédit est une pièce unique et sa représentativité estdonc impossible à évaluer. Il permet, par contre, de mesurer des écarts entre le discoursdes grands magasins et la pratique d’une relation débiteur/créditeur. Pour un exempled’un carnet de crédit Dufayel vierge, consulter le site internet de P. Ferlicot : http://www.lagouttedor.net.

Annales HSS, octobre-décembre 2012, n° 4, p. 1049-1082.

1 0 4 9

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 3: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

affaire successivement à un huissier, puis au greffier du tribunal, pour être in fineconvoqué chez le juge de paix de son arrondissement avec la totalité de ses créan-ciers déclarés, mais sans jamais se retrouver dans cette procédure face à l’abonneurqui lui avait fait souscrire son premier crédit.

À partir d’un face-à-face entre un créditeur et un débiteur, se crée ainsi unerelation beaucoup plus complexe, qui multiplie les intermédiaires et les scènes(commerciale, professionnelle, judiciaire) sur lesquelles se joue le crédit dans laFrance de la Belle Époque. Ce réagencement du système du crédit à la consomma-tion tient une place centrale dans cette nouvelle phase du capitalisme qu’est ladeuxième révolution industrielle en France 2. À partir des années 1880, le dévelop-pement d’industries nouvelles (mécanique, électricité, chimie) est rendu possiblepar l’émergence d’un marché de masse, c’est-à-dire par l’accès d’une fraction pluslarge des classes populaires urbaines à de nouveaux biens de consommation 3. Dansle même temps, le monde du travail voit l’aboutissement de la massification dusalariat et le début de l’intervention de l’État pour protéger cette nouvelle catégorieprofessionnelle, rendue vulnérable par la libéralisation du marché du travail depuisla fin du XVIIIe siècle 4. Contribuant à la prospérité économique de la nation parl’expansion du marché intérieur, la consommation de masse est également perçuecomme un danger, provoquant un bouleversement des identités sociales et laissantplaner la menace des ravages de l’endettement chez les consommateurs les plusmodestes. Dans un contexte de redéfinition de la question sociale, les classespopulaires urbaines sont doublement au cœur de ce moment clé de réorganisationéconomique et sociale, à la fois producteurs, salariés dans les usines, et consom-mateurs novices dans les foyers ; prolétaires à protéger du nouveau capitalismeet acheteurs à attirer pour permettre son éternel renouvellement. Les travauxhistoriques sur les évolutions du crédit à la consommation en France lors de cetteépoque charnière sont cependant peu nombreux, à l’exception de l’étude pionnièrede Judith Coffin sur la vente de la machine à coudre 5, alors que cette question est

2 - François CARON, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel,[1995] 1997 ; Patrick VERLEY, Nouvelle histoire économique de la France contemporaine, vol. 2,L’industrialisation, 1830-1914, Paris, Éd. La Découverte, [1989] 2003.3 - Lisa TIERSTEN, Marianne in the Market: Envisioning Consumer Society in Fin-de-SiècleFrance, Berkeley, University of California Press, 2001 ; Leora AUSLANDER, Taste andPower: Furnishing Modern France, Berkeley, University of California Press, 1996 ; Marie-Emmanuelle CHESSEL, Histoire de la consommation, Paris, Éd. La Découverte, 2012.4 - Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris,Fayard, 1995.5 - Judith G. COFFIN, « Credit, Consumption, and Images of Women’s Desires: Sellingthe Sewing Machine in Nineteenth Century France », French Historical Studies, 18-3,1994, p. 749-783, et le chapitre 3 de son ouvrage The Politics of Women’s Work: TheParis Garment Trades, 1750-1915, Princeton, Princeton University Press, 1996, intitulé« Selling the Sewing Machine: Credit, Advertising, and Republican Modernity, 1870-1900 ». Pour une synthèse en français de ces deux textes, voir Id., « Naissance d’uneconsommation de masse en France, 1880-1914 », in L. BOURGERON (dir.), La révolutiondes aiguilles. Habiller les Français et les Américains, 19e-20e siècles, Paris, Éd. de l’EHESS,1996, p. 115-150.1 0 5 0

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 4: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

mieux connue pour les pays anglophones à la même époque 6, ou pour le secondXXe siècle français 7.

C’est certainement à Paris que le phénomène est apparu le plus précocement,et c’est dans cette ville que la Belle Époque a peut-être le mieux porté son nom 8.Les salaires réels des ouvriers parisiens augmentent suffisamment pour qu’unegrande partie d’entre eux puisse combler leurs besoins élémentaires (nourriture,logement, charbon) 9. Ils peuvent dès lors se mettre à rêver aux objets qu’ils voients’étaler partout sur les publicités murales et les affiches : meubles pour composerun intérieur confortable, machines à coudre, bicyclettes, etc. Si cette hausse durevenu ouvrier reste insuffisante pour un achat au comptant, elle devient cependantune garantie qui incite à leur faire crédit. J. Coffin conclut que « les besoins de laclasse ouvrière associés aux ambitions des gros distributeurs engendrèrent unenouvelle organisation de l’industrie du crédit à une grande échelle 10 ». Cependant,on peut s’interroger sur la nature de la rupture introduite par ce système de crédit,dit « moderne », que mettent en place les grands magasins populaires parisiens dansla lignée de Georges Dufayel. S’agit-il seulement d’une évolution quantitative,

6 - Quelques exemples pertinents pour notre étude, parmi la très nombreuse littératureanglaise et américaine sur le sujet : Martha L. OLNEY, Buy Now, Pay Later: Advertising,Credit, and Consumer Durables in the 1920s, Chapel Hill, The University of North CarolinaPress, 1991 ; Lendol Glen CALDER, Financing the American Dream: A Cultural History ofConsumer Credit, Princeton, Princeton University Press, 1999 ; Rowena OLEGARIO, ACulture of Credit: Embedding Trust and Transparency in American Business, Cambridge,Harvard University Press, 2006 ; Sean O’CONNELL, Credit and Community: Working-ClassDebt in the UK since 1880, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Josh LAUER, « TheGood Consumer: Credit Reporting and the Invention of Financial Identity in the UnitedStates, 1840-1940 », Enterprise & Society, 11-4, 2010, p. 686-694.7 - En histoire, voir notamment Gilles LAFERTÉ et al., « Le crédit direct des commerçantsaux consommateurs. Persistance et dépassement dans le textile à Lens (1920-1970) »,Genèses, 79-2, 2010, p. 26-47 ; Alain CHATRIOT, « Protéger le consommateur contre lui-même. La régulation du crédit à la consommation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 91,2006, p. 95-119 ; Sabine EFFOSSE (dir.), no spécial « Consommer à crédit en Europe auXXe siècle », Entreprises et histoire, 59-2, 2010. En sociologie, on peut signaler, notam-ment, l’article de François CUSIN, « Du Mont-de-Piété à la carte de crédit. Évolutiondu crédit à la consommation », Informations sociales, 64, 1997, p. 40-53 ; DanièleSALOMON, « La transformation du système bancaire français. L’exemple du segmentdu crédit à la consommation », thèse de doctorat, IEP de Paris/FNSP, 1995 ; dans uneperspective plus large, Jeanne LAZARUS, L’épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients,Paris, Calmann-Lévy, 2012. En économie, les recherches sur la construction socialede la confiance sont un point de départ important, notamment l’article de TimothyW. GUINNANE, « Les économistes, le crédit et la confiance », Genèses, 79-2, 2010, p. 6-25.On peut enfin signaler une synthèse publiée par des acteurs du crédit à la consommation,cadres chez Cetelem : Rosa-Maria GELPI et François JULIEN-LABRUYER, Histoire du crédità la consommation. Doctrines et pratiques, Paris, Éd. La Découverte, 1994.8 - François CARON, « L’embellie parisienne à la Belle Époque. L’invention d’un modèlede consommation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 47, 1995, p. 42-57.9 - Jacques ROUGERIE, « Remarques sur l’histoire des salaires à Paris au XIXe siècle »,Le Mouvement social, 63, 1968, p. 71-108.10 - J. G. COFFIN, « Naissance d’une consommation de masse en France, 1880-1914 »,art. cit., p. 123. 1 0 5 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 5: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

conséquence mécanique de l’augmentation du nombre de débiteurs issus desclasses populaires ? Ne se trouve-t-on pas plutôt face à un changement qualitatif,à une recomposition de l’ordre social du crédit, encadré par une nouvelle législa-tion ? Le réagencement du système de crédit à la consommation proposé aux classespopulaires parisiennes à la Belle Époque, souvent pensé sur le mode de la radicalenouveauté, paraît plutôt relever d’une réorganisation complexe qui porte à la foissur les processus d’identification économique et sur les procédés de sanction. Cetteperspective permet de nuancer l’idée selon laquelle le crédit moderne serait uneinvention de la Belle Époque, reposant sur l’opposition classique entre crédit deface-à-face consenti par les petits commerçants et crédit anonyme et distancié desgrands magasins. Le système de crédit qui se met en place à Paris à la BelleÉpoque, fortement indexé sur le développement du salariat et profondémentreconfiguré par le droit à travers la loi du 12 janvier 1895, se caractérise plutôt parune complexification du système et une transformation des rapports sociaux enga-gés par le crédit, qui ouvrent à la fois la possibilité de nouvelles médiations person-nelles et l’instauration de nouvelles formes de mises à distance.

Pour éclairer ces reconfigurations, nous allons suivre le fil de la relation decrédit à l’aide de deux dossiers documentaires en apparence assez différents, maisqui, de l’identification économique du futur débiteur à la potentielle sanctiondevant la justice de paix, dévoilent la pluralité des médiations et des niveauxd’interaction entre les différentes institutions qui organisent ce nouvel ordre social.Dans un premier temps, une étude de cas portant sur les Abonnements Dufayelpermettra de revenir sur la question de l’invention ou de l’innovation et de montrercomment la mise à distance est paradoxalement ancrée dans un rapport de face-à-face. Les relations de crédit nouées par les consommateurs populaires sont ainsiréinscrites au sein d’un ensemble complexe dans lequel les petits commerçantsgardent une place importante et où les concierges et les abonneurs jouent un rôlecentral. Par une étude conjointe de l’élaboration du texte de loi de 1895 et de laprocédure judiciaire qu’il crée, la seconde partie cherchera à mettre en évidencela complexification des processus de sanction à laquelle se heurtent les débiteurspopulaires. La loi de 1895 vient en effet réagencer le système de crédit en facilitantle recours à la justice pour garantir plus solidement les créanciers contre les risquesinhérents au peu de solvabilité des classes populaires. Ce faisant, le droit crée denouvelles mises à distance en renforçant le pouvoir du petit personnel judiciaire,mais initie également de nouvelles possibilités de médiations face au créancier endonnant un rôle central aux patrons et aux juges de paix, comme on le verra dansle cas du XVe arrondissement de Paris 11.

11 - Cet arrondissement a été choisi pour deux raisons. D’une part, il s’agit d’un arrondis-sement populaire, la majeure partie de sa population étant composée d’ouvriers. Celas’explique par la présence d’industries anciennes (avec, par exemple, l’usine de construc-tion métallique Cail) et par l’installation, à la Belle Époque, d’industries de pointe(mécanique avec les établissements Decauville, ou encore électricité avec les usinesMors). D’autre part, les archives de la saisie-arrêt ont été particulièrement bien conser-vées dans cette justice de paix, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’autres arrondisse-ments parisiens. Cette étude s’appuie sur les citations à comparaître, les minutes des1 0 5 2

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 6: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

Le face-à-face, genèse de la mise à distance :l’expérience Dufayel

En 1900, dans une thèse de droit portant sur les grands magasins, André Saint-Martin définit ainsi l’évolution de la relation de crédit dont il est témoin :

Le petit négociant vendait ses marchandises un prix très élevé, se contentait souvent d’unacompte et permettait au client de se libérer très longtemps après le jour de l’achat. [...]Ces prêts étaient des prêts personnels. La boutique était fréquentée par des gens du quartier,on se connaissait entre voisin et le petit commerçant, sans faire une enquête très approfondiesur la situation réelle de son client, consentait à lui faire un prêt tout personnel. [...]Dufayel est devenu un prêteur, mais un prêteur perfectionné. Il a substitué à des prêtsquelque fois peu prudents, des affaires reposant sur la notion moderne de crédit. L’admi-nistration Dufayel, devenue puissante et prospère, loue son crédit à toutes les personnesqui lui offrent des garanties suffisantes. Après une enquête minutieuse sur la situation deses clients, il les prévient qu’il se tient à leur disposition pour leur permettre de contracterleurs achats moyennant le paiement du premier versement 12.

Cet extrait illustre parfaitement la série d’oppositions terme à terme qui sert àpenser la relation de crédit à la fin du XIXe siècle : petit commerce/grand magasin,personnalisation/distance, interconnaissance/enquête, mémoire orale/mémoire écriteet, finalement, archaïsme/modernité. Mais les recherches récentes sur cette ques-tion offrent des typologies assez peu éloignées de ce découpage du réel élaborépar les contemporains et on peut s’interroger sur la transmission souterraine de cesconcepts, hérités des perceptions des acteurs de l’époque. Les historiens ont sou-vent présenté Dufayel comme l’« inventeur » de la vente à crédit « moderne »,qui aurait, le premier, formalisé la relation de crédit par une rationalisation del’information et un recours systématique à l’écrit. En somme, cette entrepriseincarnerait parfaitement le basculement de la fin du XIXe siècle entre les deuxidéaux-types de la relation de crédit, du face-à-face au crédit à distance, caractérisépar une identification économique bureaucratique et centralisée 13.

jugements, les pièces de procédures et quelques dossiers de débiteurs constitués lorsdes procédures de saisie-arrêt. En raison de leur caractère massif, les minutes des juge-ments et les citations ont fait l’objet de sondages tous les 10 ans (1893, 1903 et 1913).12 - André SAINT-MARTIN, Les grands magasins, Paris, A. Rousseau, 1900, p. 92-93.13 - Gilles LAFERTÉ, « De l’interconnaissance sociale à l’identification économique. Versune histoire et une sociologie comparées de la transaction à crédit », Genèses, 79-2, 2010,p. 135-149 ; Pierre-Cyrille HAUTCOEUR, « Les transformations du crédit en France auXIXe siècle », Romantisme, 151-1, 2011, p. 23-38. Pour les mentions de Dufayel, voirJ. G. COFFIN, « Credit, Consumption, and Images of Women’s Desires... », art. cit. ;Rosalind H. WILLIAMS, Dream Worlds: Mass Consumption in Late Nineteenth-Century France,Berkeley, University of California Press, 1982 ; Lenard R. BERLANSTEIN, The WorkingPeople of Paris (1871-1914), Baltimore, John Hopkins University Press, 1984. 1 0 5 3

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 7: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

La notion d’invention doit cependant être replacée dans le cadre de la rhéto-rique de la modernité développée par Dufayel lui-même. Ce commerçant spécia-lisé dans la vente de « nouveautés » (mot qui désigne, au XIXe siècle, des biensde consommation relativement durables : vêtements, linge de maison, meubles,machine à coudre, bicyclette, etc.) se présente, par extension, comme le promoteurde la nouveauté au sein de la société française, le chantre de la modernité commer-ciale. Il se rêve en démiurge, faisant fi à la fois du réel fondateur de l’entreprise,Jacques Crespin, et des inspirations pratiques de son système de crédit, qui reprendlargement des traditions du petit commerce. L’étude comparée de la vente à créditpratiquée par les petits commerces et par ce grand magasin prouve l’existence deformes mixtes, d’inspirations réciproques et de points de contact. La mise enlumière de ces reprises ne doit cependant pas faire sous-estimer la nouveauté decertaines formes de centralisation et de rationalisation mises en place par cetteentreprise : Dufayel présente comme moderne une organisation du crédit en faitlargement héritée, tout en dissimulant la réelle nouveauté – la mise à distance –par un discours publicitaire et paternaliste qui met au contraire l’accent sur laproximité avec les débiteurs.

Une visite au Palais de la Nouveauté

Comme beaucoup de grands magasins parisiens fondés à la fin du Second Empire,les Grands Magasins Dufayel s’appuient sur la légende des origines modestes deleur fondateur 14. Il s’agit de Crespin, né en 1824, à Vidouville dans la Manche, etfils de paysan, « qui se souciait peu de retourner au village natal pousser la charrueau côté de son père 15 ». Il s’installe à Paris, épouse une modiste dans la communedes Batignolles, exerce comme imprimeur, puis ouvre, en 1856, une boutique danslaquelle il prend des photographies à l’aide d’une invention récente, le daguerréo-type 16. En tant qu’ancien ouvrier, il connaît les pratiques d’achat à crédit de cegroupe social et a l’idée de vendre ainsi ses portraits : en payant un franc au comp-tant, les clients peuvent repartir avec vingt portraits qu’ils payent ensuite en dix-neuf traites d’un franc, échelonnées dans le temps 17. Le succès fulgurant de cettecombinaison lui permet d’acquérir un local plus grand, boulevard Barbès, toujoursau cœur du Paris populaire, et de diversifier les objets vendus. À sa mort, en 1888,il laisse à sa veuve et à son fils un patrimoine, en grande partie immobilier, de prèsde dix millions de francs, mais la propriété de l’entreprise revient à un de sesanciens commis, entré dans la maison en 1871, Dufayel 18. Ce dernier travaille à

14 - Comme Aristide Boucicaut, né dans l’Orne et ancien vendeur, fondateur du BonMarché en 1852, ou Jules Jaluzot qui crée le Printemps en 1865.15 - Georges d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne. Le prêt populaire, Monts-de-Piété, Bons Crespins, Crédit Mutuel », Revue des Deux Mondes, LXXIe année,5e période, t. 1, 1901, p. 167-196, citation p. 181. Cette affirmation s’avère exacte selonl’acte de naissance de Jacques Crespin : Archives départementales de la Manche,5 MI 1593.16 - Archives départementales de la Seine, V3E/M242, acte de mariage.17 - G. d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne... », art. cit., p. 182.18 - AD Seine, DQ 7 11109/11280/12201/12482/12724, déclarations de succession.1 0 5 4

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 8: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

effacer la mémoire du fondateur pour s’y substituer et connaît rapidement toutesles formes de la consécration économique et sociale : il est, dès 1902, officier de laLégion d’honneur, possède un hôtel particulier sur les Champs-Élysées et s’enor-gueillit d’être l’ami personnel de Pierre Waldeck-Rousseau 19. Cependant, il conti-nue à mettre en avant ses origines modestes, supposément normandes et rurales,déclarant ainsi au Cri de Paris, en 1905 :

J’ai rendu aux déshérités de la vie, le courage nécessaire, la confiance, la tranquillité. Onme reproche mon palais des Champs-Élysées. Mais de qui viennent ces reproches ? Desenvieux, des riches. Les humbles, au contraire, m’en savent gré. Ils y voient leur propreglorification. Ils se disent que j’ai connu, moi aussi, les dures conditions de l’existence etqu’ils peuvent tout comme moi et grâce à moi prétendre aux mêmes fins 20.

Cette légende des origines joue un rôle fondamental car elle établit une proximitéavec les clients et fait partie intégrante de la communication de l’entreprise. Onassiste à une personnalisation du lien de crédit, au moins dans le discours publici-taire. Ce lien personnel est d’ailleurs confirmé par le statut juridique de l’établisse-ment ; il s’agit d’une entreprise en nom propre, comme le précise la Revue populaired’économie sociale : « Tandis que le Louvre, le Bon Marché, les Galeries Lafayetteappartiennent à des sociétés, lui seul est propriétaire et maître [de l’] établisse-ment 21. » Les brochures du grand magasin insistent beaucoup sur ce statut, préci-sant que « M. Dufayel opérant avec ses propres ressources et n’ayant par conséquentà satisfaire ni actionnaires, ni obligataires, peut grâce à son chiffre considérable declients, se contenter d’un très petit bénéfice sur chacun d’eux 22. » Il est donc exact,juridiquement, que c’est Dufayel en personne qui prête de l’argent à ses clients, cequi se vérifie dans les prétoires de la justice de paix, lorsque les greffiers annoncent« Georges Dufayel contre... ». Cependant, la surface économique de l’établissementdémontre la fiction que constitue ce lien personnel.

L’absence d’archives de l’entreprise rend difficile l’évaluation de l’impor-tance réelle de ce commerce. Quelques chiffres permettent tout de même de s’enfaire une idée. En 1916, à la mort de Dufayel, sa fortune personnelle s’élève àtrente millions de francs, ce qui le place parmi les très grandes fortunes françaises 23.Décédé sans enfant, il décide, par testament, de créer une société anonyme pourcontinuer à gérer l’activité de son commerce, dont il confie majoritairement les

19 - Voir le dossier de la Légion d’honneur, Archives nationales LH/831/24.20 - « Un mécène », Cri de Paris, 24 sept. 1905.21 - A. ARTAUD, « Les employés et les grèves », Revue populaire d’économie sociale, 1,5e année, 1906, p. 3-12.22 - Collection Ferlicot, livret de crédit Dufayel.23 - En 1911, 0,1 % de Français et 1,1 % de Parisiens possèdent une fortune supérieureà un million de francs, selon les déclarations de succession. Voir Adeline DAUMARD

(dir.), Les fortunes françaises au XIXe siècle. Enquête sur la répartition et la composition descapitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Toulouse d’après l’enregistrement des déclara-tions de succession, Paris/La Haye, Mouton, 1973. 1 0 5 5

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 9: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

actions à ses employés les plus haut placés 24. Les statuts de cette société, déposésen 1917, font état d’un capital de vingt millions de francs. Or, en 1913-1914, parmiles entreprises françaises cotées, seulement quatre-vingt-onze affichent un capitalde vingt millions et plus, ce qui place les Grands Magasins Dufayel parmi lesplus importantes institutions économiques du pays 25. Selon Georges d’Avenel, lechiffre d’affaires du Palais de la Nouveauté passe de cinq millions de francs paran en 1880 à plus de soixante-dix millions en 1901 26. Dufayel, en plus des maga-sins parisiens, fonde de nombreuses succursales, notamment à Versailles, Creil,Fontainebleau, Juvisy, Meaux, ou encore Montmorency. Il va même jusqu’à créerune ville balnéaire à Sainte-Adresse, près du Havre, qu’il baptise le « Nice-Havrais », ce qui lui vaut une durable réputation de mégalomane 27. Enfin, dernièreévaluation possible, l’entreprise occupe, selon Saint-Martin, « 9 000 employés envi-ron, soit dans ses magasins, soit dans ses administrations, succursales ou ateliers »et aurait plus de deux millions de clients en France, dont 600 000 pour Paris etsa banlieue 28.

L’originalité de cette entreprise réside en fait dans son hétérogénéité. LePalais de la Nouveauté regroupe en son sein plusieurs activités économiquesd’ordinaire séparées : il s’agit à la fois d’un grand magasin classique, d’un organismede crédit indirect et d’une des premières agences de publicité. Cette diversité luipermet de rassembler des savoir-faire souvent disjoints et de faire circuler lesinformations pour accroître son efficacité économique. La branche purement com-merciale se nomme « Grands Magasins Dufayel » et possède toutes les caractéris-tiques d’un grand magasin classique, tels qu’ils se développent à Paris depuis leSecond Empire 29. Il s’agit bien d’une de ces « cathédrales de la consommation »,logée dans des bâtiments immenses (plus de 17 000 mètres carrés), avec un phareélectrique qui atteint presque la hauteur de la butte Montmartre et une entréemonumentale, rue de Clignancourt, ornée d’un fronton du sculpteur Jules Dalou,représentant « le Progrès entraînant le Commerce et l’Industrie sous le regard

24 - AD Seine, D31U3/1607, statuts de la société anonyme fondée en 1917.25 - Annuaire Desfossés, 1913.26 - G. d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne... », art. cit., p. 181.27 - « Je suis un homme dans le genre de Dieu, disait un jour M. Dufayel à feu Crespin,son associé, j’adore créer, créer des mondes, des mondes immenses. [...] Quel défiamusant à relever : acheter un grand terrain vague, et, en quelques mois, y installer toutce qui constitue la vie moderne : un Casino, dix mastroquets, trois pharmacies, un mont-de-piété, quatorze hôtels et un dentiste, sans compter un cent de maison », article signédu pseudonyme Bing, dans la revue humoristique Fantasio, collection Ferlicot, s. d.Sur le Nice-Havrais, voir l’album de photographies réalisé entre 1906 et 1913 parL. Poulain, numérisé par la Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84363565.28 - A. SAINT-MARTIN, Les grands magasins, op. cit., p. 37, et G. d’AVENEL, « Le méca-nisme de la vie moderne... », art. cit., p. 181.29 - Voir, notamment, Michael B. MILLER, Au Bon Marché, 1869-1920. Le consommateurapprivoisé, Paris, Armand Colin, 1987 ; R. H. WILLIAMS, Dream Worlds..., op. cit. ; GeoffreyCROSSICK et Serge JAUMAIN (dir.), Cathedrals of Consumption: The European DepartmentStore, 1850-1939, Aldershot/Brookfield, Ashgate, 1999.1 0 5 6

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 10: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

protecteur de la Science et de l’Art ». L’intérieur, un espace très aéré et brillam-ment illuminé, permet de déambuler entre les meubles proposés à l’achat, maisaussi de se faire photographier, d’aller au théâtre et surtout au cinéma, dès 1896,dans une salle de 250 places avec une entrée à cinquante centimes 30. La mêmeannée, la revue La Nature conclut qu’« une visite à ce Palais du Crédit suffit àmontrer que le propriétaire n’a rien négligé pour faire de son établissement un desplus beaux monuments de la capitale 31 ».

La réelle innovation ne se situe cependant pas dans la taille de ces magasins,mais dans l’instauration d’une branche dédiée au crédit indirect 32. Elle prend lenom d’« Administrations Dufayel » mais est appelée, de façon familière, le servicedes Abonnements, donnant lieu à la création des néologismes d’« abonnés » pourqualifier les débiteurs et d’« abonneurs » pour désigner les représentants commer-ciaux de Dufayel. Le mécanisme de ce crédit est simple et « il a peu varié depuisl’origine : Crespin délivrait à ses ‘abonnés’ – c’est le terme en usage – des ‘bons’de crédit d’une valeur cinq fois supérieure à la somme qui lui était versée enargent. Munis de ces titres, les porteurs faisaient immédiatement emplette de cequ’ils désiraient dans les magasins dont on leur remettait la liste et entre lesquelsils avaient le droit de choisir 33. » Ces titres permettent la « vente à tempérament »,c’est-à-dire la vente à crédit d’objets dans laquelle l’acheteur rembourse par verse-ments échelonnés et égaux. Il faut noter que, dans la pratique, ce crédit ne diffèrepas complètement de celui consenti par les petits commerçants. La différence estque les bons Dufayel portent sur des biens durables (ce crédit ne donne pasaccès à des denrées alimentaires) et que les modalités du remboursement sontfixées à l’avance.

À l’inverse d’une banque qui se limiterait à proposer du crédit à la consomma-tion, les Administrations Dufayel sont insérées dans une entreprise commercialeplus large, qui peut utiliser les informations recueillies par cette branche pour sonfonctionnement général. Le Palais de la Nouveauté teste ainsi les nouveaux pro-duits à proposer à la vente ou encore réunit des informations à des fins publicitaires.C’est précisément l’activité de la dernière branche de l’entreprise, dénomméel’« Affichage national », spécialisée dans l’achat ou la location d’espace de publicitémural (façades d’immeubles ou palissades). Elle propose également un « service spé-cial de distribution d’imprimés à domicile. De nombreux facteurs soigneusement

30 - Sur l’utilisation des Grands Magasins Dufayel comme salle de spectacle, voir Jean-Jacques MEUSY, Paris-Palaces ou le temps des cinémas, 1894-1918, Paris, CNRS Éditions,1995. C’est dans cette salle de cinéma que Jean Renoir, amené par sa gouvernante, avu ses premiers films.31 - La Nature, no 1184, 8 févr. 1896.32 - Sur les innovations commerciales et architecturales des grands magasins, non spéci-fiques à Dufayel, voir Susan PORTER BENSON, « Palace of Consumption and Machinefor Selling: The American Department Store, 1880-1940 », Radical History Review, 21,1979, p. 199-221 ; G. CROSSICK et S. JAUMAIN (dir.), Cathedrals of Consumption..., op. cit. ;Béatrice de ANDIA et Caroline FRANCOIS (dir.), Les cathédrales du commerce parisien, grandsmagasins et enseignes, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 2006.33 - G. d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne... », art. cit., p. 182. 1 0 5 7

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 11: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

recrutés, circulent dans les différents quartiers de Paris où ils distribuent aveccélérité les prospectus, journaux, publications, périodiques, etc. 34. » Créé en 1886,l’Affichage national est chargé, trois ans plus tard, de toute la publicité de l’Exposi-tion universelle de 1889, tâche récompensée par une médaille lors du concoursfinal. La circulation de l’information économique recueillie sur les abonnés estsoulignée par J. Coffin qui rappelle la publication, en 1893, par le journal éponyme,d’un sondage listant les 600 000 clients parisiens de Dufayel, classés par profes-sions, milieux ou situation 35.

Pourtant, si ce dernier exemple met l’accent sur la masse d’informationscentralisées par les Grands Magasins Dufayel et leur utilisation à des fins de déve-loppement commercial, la relation créditeur/débiteur reste fondée sur une proxi-mité géographique, qui a pour unité de base le quartier ou la rue, ainsi que sur lapériodicité des rencontres.

Concierges et abonneurs :l’identification économique dans les quartiers populaires

Les enquêteurs sociaux de la fin du XIXe siècle ont du mal à saisir le fonctionnementdu crédit dans les quartiers populaires, ou du moins sa rationalité. Les petits com-merçants sont souvent présentés comme des êtres naïfs qui font spontanémentconfiance à leurs clients. Charles Couture, un docteur en droit qui a consacré sathèse à la question du crédit à la consommation dans les classes populaires, expliqueainsi : « une autre particularité du crédit qui nous intéresse est son caractère person-nel. Plus que tout autre il repose sur la confiance ; la garantie la meilleure c’est labonne foi du client. Le commerçant compte sur la valeur personnelle, sur le courageau travail de l’acheteur, et néglige le plus souvent de faire sur lui la moindreenquête 36. » Cette notion de confiance largement utilisée jusqu’à nos jours enéconomie a été récemment critiquée 37. En effet, comme le précise Gilles Laferté,« l’interconnaissance n’est [pas] une magique confiance mais bien à la fois unsystème d’information [...] et une relation de contrôle pour les remboursements ».Ainsi, « le crédit de face-à-face est bien un système de collectes d’informations,informations à la fois économiques (la solvabilité, le patrimoine) et sociales (l’hono-rabilité, la moralité) » 38. Dans cette optique, les Abonnements Dufayel utilisentà leur profit les systèmes d’information économique des quartiers populaires,imitant en cela les pratiques des petits commerçants en les transposant à uneautre échelle.

34 - Collection Ferlicot, livret de crédit Dufayel.35 - J. G. COFFIN, « Credit, Consumption, and Images of Women’s Desires... », art.cit., p. 754.36 - Charles COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit dans leurs rapports avecla petite épargne, Paris, L. Larose, 1904, p. 10.37 - Eloi LAURENT, « Peut-on se fier à la confiance ? », Revue de l’OFCE, 108-1, 2009,p. 5-30 ; T. W. GUINNANE, « Les économistes, le crédit et la confiance », art. cit.38 - Gilles LAFERTÉ, « Théoriser le crédit de face-à-face. Un système d’information dansune économie de l’obligation », Entreprises et histoire, 59-2, 2010, p. 57-67, ici p. 58 et 67.1 0 5 8

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 12: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

Cette information qui porte, entre autres, sur l’endettement multiple de cer-tains ménages, est souvent résumée sous le vocable de « réputation » ou d’« estime »et circule d’abord entre les petits commerçants. Albert Simonin, fils d’un ouvrierfleuriste, né en 1905 à La Chapelle, décrit, dans un recueil de souvenirs, les infor-mations détenues par le tailleur du quartier : « ce commerçant avisé connaissantpresque mieux que les intéressés eux-mêmes les ressources, hauts et bas, de chaqueménage du quartier. La cote des Simonin, accrochés [endettés] chez le boulanger,le crémier et le louchébem [le boucher] se trouvait des plus discutées 39. » Maisl’information sur les possibilités de crédit est également partagée entre les clients,activant la concurrence entre commerçants. Émile Zola donne, dans Le ventre deParis, une version noire de ces échanges multiples d’informations économiques,souvent accompagnés d’allusion à des questions intimes :

Au milieu des piaillements intolérables de la marmaille et du roulement continu desvoitures, derrière, dans la rue Saint-Denis, c’étaient des cancans sans fin, des histoiressur les fournisseurs, les épiciers, les boulangers, les bouchers, toute une gazette du quartier,enfiélée par les refus de crédit et l’envie sourde du pauvre. [Mademoiselle Saget] apprenait,surtout, parmi ces malheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnislouches, ce qui sortait des loges noires des concierges, les saletés de la médisance, dont ellerelevait, comme d’une pointe de piment, ses appétits de curiosité 40.

Cet extrait met également l’accent sur un des groupes qui centralise l’informationdans les classes populaires : les concierges 41. Cette fonction d’informateur estconfirmée par les archives de la justice de paix. Ainsi, en 1893, les citations àcomparaître des procès pour dettes du XVe arrondissement de Paris sont, dans46 % des cas, remises par les huissiers aux concierges en l’absence du débiteur, cequi leur donne une connaissance réelle de la solvabilité des ménages logés dansleur immeuble 42. Simonin décrit la concierge comme un personnage puissant,« redoutable par ses confidences aux flics. Elle détenait un pouvoir occulte etsouvent tyrannique. Dans la pratique, elle donnait ou non accès aux cours desimmeubles aux chanteurs ambulants et aux marchands 43. » Or c’est précisémentà ce groupe, et à lui seul, que les agents des Abonnements Dufayel s’adressentavant d’ouvrir un nouveau compte. Ils demandent au souscripteur potentiel sonnom et son adresse, ainsi que l’adresse précédente s’il a déménagé depuis moinsde six mois. Ensuite, le service des renseignements diligente une enquête quiconsiste à demander au concierge si les quittances de loyer sont régulièrement

39 - Albert SIMONIN, Confessions d’un enfant de La Chapelle, Paris, Gallimard, 1977, p. 192.40 - Émile ZOLA, Le ventre de Paris, Paris, Gallimard, [1873] 1960, p. 819.41 - L’étude de cas d’Hélène Lemesle fournit de nombreux exemples précis des mul-tiples rôles joués par le concierge au sein d’un immeuble, notamment pour la perceptiondes loyers et la tenue des livres de compte. Voir Hélène LEMESLE, Vautours, singes etcloportes. Ledru-Rollin, ses locataires et ses concierges au XIXe siècle, Paris, Association pourle développement de l’histoire économique, 2003.42 - AD Seine, D15U1/179.43 - A. SIMONIN, Confessions d’un enfant de La Chapelle, op. cit, p. 28. 1 0 5 9

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 13: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

payées. Le choix de ces interlocuteurs est parfaitement justifié et dénote unebonne connaissance des relations sociales dans les milieux populaires. Le Palaisde la Nouveauté tisse des liens de dépendance avec les concierges pour augmenterla fiabilité de l’information obtenue, car, comme le précise Couture, « les conciergesde Paris sont donc un peu les auxiliaires de M. Dufayel, mais ils sont aussi souventses clients, leur sincérité et leur obligeance sont encouragées par des petites facili-tés qu’on leur accorde pour les paiements 44 ».

Une fois le crédit accordé, les débiteurs établissent des relations suivies avecles abonneurs Dufayel qui ont pour fonction de récolter l’argent à domicile, déve-loppant ainsi un crédit de face-à-face, loin du siège du grand magasin. Ces rece-veurs, au nombre de 800 pour la capitale en 1901, passent toutes les semaines,tous les quinze jours ou tous les mois et encaissent au minimum un franc. Le choixde la périodicité est laissé au client et montre une adaptation au rythme de la payedans les classes populaires : les ouvriers sont le plus souvent payés au jour ou à lasemaine, tandis que les employés sont mensualisés. Les abonneurs s’adaptentégalement à l’unité géographique pertinente pour les classes populaires, le quartier,voire la rue, car leurs tournées comprennent un territoire formé de deux ruesseulement 45. Cette pratique fait également écho à l’histoire longue des classespopulaires en rappelant le colportage avec un commerçant qui « s’est remis à sollici-ter le client jusqu’à son domicile comme aux temps lointains où le commercen’était pas encore sédentaire 46 ».

Les Abonnements Dufayel ont une connaissance fine des significationssociales du crédit, de l’endettement et de l’importance de la réputation. MichellePerrot a noté à quel point il est difficile pour la bourgeoisie d’acheter à crédit, car« la réprobation que suscite [l’endettement] marque une frontière sociale : en deçà,le bas de laine, la thésaurisation paysanne, au-delà, le monde petit bourgeois sou-cieux de ‘faire honneur à ses affaires’, d’économiser, pour lequel l’emprunt est lestigmate d’une condition infamante, et l’épargne, plus encore qu’une sécurité :une consécration 47 ». Le Palais de la Nouveauté s’adapte parfaitement aux exi-gences de ce groupe, expliquant que « par discrétion, les voitures de livraisons neportent aucun nom et ne se distinguent par aucun signe extérieur, il en est demême des cochers et des livreurs 48 ». Jules Depaquit, un artiste de la bohèmemontmartroise qui a reproché à un abonneur de porter atteinte à sa réputation,raconte que « peu après se présenta un monsieur très bien, en tube, jaquette, une

44 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 72.45 - G. d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne... », art. cit., p. 184.46 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 7 ; sur lecolportage et son rôle dans les sociétés modernes, voir Laurence FONTAINE, Histoiredu colportage en Europe (XVe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 1993.47 - Michelle PERROT, Les ouvriers en grève. France, 1871-1890, Paris/La Haye, Mouton,1973, p. 211 ; sur la petite bourgeoisie et son processus de distinction d’avec les classespopulaires, voir Geoffrey CROSSICK et Heinz-Gerhard HAUPT, The Petite Bourgeoisie inEurope, 1780-1914: Enterprise, Family, and Independence, Londres/New York, Routledge,1995.48 - Collection Ferlicot, livret de crédit d’Émile Martin.1 0 6 0

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 14: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

serviette sous le bras [...] ‘Je suis un employé de Dufayel, nous vous traitons,puisque vous le désirez, comme nos clients très riches dans les maisons bourgeoises,au lieu de vous envoyer un encaisseur en uniforme’ 49. » Les costumes des rece-veurs varient donc en fonction de la clientèle et de son statut social.

Le rôle des abonneurs est aussi d’entretenir la dette en proposant aux clientsde nouveaux produits une fois qu’ils ont presque soldé leur compte. On peutsupposer que ce réengagement perpétuel est une façon de lutter contre la concur-rence féroce à laquelle se livrent les différentes maisons de crédit 50. Lorsque ladette s’affaiblit, la relation de pouvoir bascule à l’avantage du débiteur, l’objectifdu vendeur est donc de renouveler la dette 51. Ce phénomène est très sensibledans le carnet de crédit de Martin : on voit, par exemple, qu’il se libère le29 novembre 1904 d’une dette de soixante-quinze francs, pour en contracter immé-diatement une autre de cinquante francs 52. Plus intéressant encore, l’année précé-dente, il finit de rembourser une dette le 1er décembre 1903. Il ne se réengage pasimmédiatement, mais l’abonneur continue de passer à son domicile chaque mois(le 2 février 1904, il encaisse un franc, le 8 mars, on trouve la notation « rien »). Cen’est que le 31 mars 1904 que Martin s’engage dans le crédit suivant : pendanttrois mois la relation entre ce client et ses abonneurs s’est donc maintenue alorsque plus aucune dette ne courrait, le lien d’endettement se transformant même,pour une somme certes minime, en épargne.

Parmi les techniques variées que les courtiers de Dufayel déploient poursusciter de nouveaux achats, ils peuvent s’attribuer un rôle d’expert de la consom-mation et de promoteur de nouvelles tendances. Ainsi la mère de Simonin, confron-tée aux critiques d’un patron sur la chemise de son fils, déplore « s’être rendueaux raisons du vendeur de chez Dufayel, insistant sur la tendance de la mode auxchemises de couleur, et sur le bleu drapeau, beaucoup moins salissant que leblanc 53 ». La relation de crédit semble être caractérisée par une tolérance typiquedes pratiques des petits commerçants qui tiennent compte des aléas classiques del’existence populaire. Chez Dufayel, « les rapports avec la clientèle sont empreintsd’une très grande complaisance. On accorde de longs délais de paiement aux clientsqui peuvent faire valoir des excuses sincères telles que maladie, femme en couches,chômage prolongé, etc., et jamais les poursuites n’ont lieu avant un délai de sixmois et plusieurs avertissements 54. » Les modalités de cette relation de crédit

49 - Pierre GIRIEUD, Souvenirs d’un vieux peintre, s. d., http://www.edartiguelongue.freesurf.fr/souvenir/girieud.php.50 - Même s’ils sont l’entreprise la plus importante, les Grands Magasins Dufayel nesont en effet pas les seuls à faire crédit aux classes populaires et de nombreuses maisonsleur font concurrence : Aux Classes Laborieuses, Aux Enfants de La Chapelle, les maga-sins du Louvre, le Petit Saint Thomas, Au pèlerin Saint-Jean, par exemple. Ainsi LouisAuger, employé de la mairie du VIIe arrondissement, est endetté, entre 1894 et 1914,auprès d’au moins vingt-deux maisons de nouveautés, dont deux engagements chezDufayel en 1897 et 1906 : AD Seine, D15U1/467.51 - Clifford GEERTZ, Peddlers and Princes: Social Change and Economic Modernization inTwo Indonesian Towns, Chicago, University of Chicago Press, 1963.52 - Collection Ferlicot, livret de crédit d’Émile Martin.53 - A. SIMONIN, Confessions d’un enfant de La Chapelle, op. cit., p. 116.54 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 76. 1 0 6 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 15: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

semblent pérennes et adaptées aux classes populaires, comme le prouve l’enquêtemenée à Lens à partir des archives d’une commerçante des années 1950 aux années1970, qui dépeint des interactions très similaires entre les mineurs et les ven-deurs à crédit 55.

On peut, pour finir, évoquer une initiative qui paraît démontrer l’existencede liens entre les clients et les abonneurs. En 1906, cette catégorie du personnelDufayel entame un mouvement de protestation et, « pour alimenter la caisse degrève, il fut décidé que les receveurs grévistes reprendraient leur tournée auprèsde la clientèle non plus pour solliciter l’argent dû à l’administration, mais pourrecueillir des fonds en faveur des grévistes [...] En outre, les musiciens qui compo-saient l’Harmonie Dufayel se divisèrent en plusieurs équipes qui allèrent dans lescours des grandes cités ouvrières quêter au profit de la grève 56. » Les sourcesmanquent pour évaluer les résultats de ce projet, mais l’important est que cettesolidarité soit apparue possible aux employés, ce qui révèle, pour une partie d’entreeux au moins, un sentiment de proximité.

L’empreinte de la dette : écrit, mémoire et preuve

Quel est le niveau de formalisation de la relation de crédit née de cette proximitéentre abonneurs et abonnés ? La ligne de fracture entre crédits formel et informel,même si elle est rarement définie précisément, semble souvent être l’existenced’une trace écrite de la transaction. Le crédit informel, caractéristique de l’écono-mie de face-à-face des petits commerçants, serait un crédit sans contrat, reposantuniquement sur une entente orale, alors que le crédit formalisé reposerait surdes documents écrits 57. L’approche de la relation de crédit par les pratiques descommerçants donne à voir une situation plus complexe. En effet, la question n’estpas tant celle de l’existence d’un écrit (très majoritaire au XIXe siècle) que celle desa validité devant la justice, de l’utilisation possible de documents pour faire valoirses droits. Il faut donc déplacer le regard vers la notion de preuve et interrogerl’efficacité des traces de la relation devant l’instance de sanction.

Devant la justice, la question n’est pas tant celle de l’écrit que celle ducontrat écrit, c’est-à-dire d’un écrit signé par les deux parties et qui ne soit pasaisément falsifiable. C’est à la lumière de cette exigence qu’il faut évaluer la forma-lisation des preuves dans le petit commerce. Le système de la taille (le débiteuret le créditeur ont chacun un bâton et le commerçant fait une encoche sur les deuxà chaque achat) a ainsi prouvé son efficacité juridique, puisque le Code civil assi-mile la taille à un écrit. Il s’agit d’une formalisation de la relation reconnue « car

55 - G. LAFERTÉ et al., « Le crédit direct des commerçants aux consommateurs... »,art. cit.56 - A. ARTAUD, « Les employés et les grèves », art. cit., p. 9.57 - Edith SPARKS, « Terms of Endearment: Informal Borrowing Networks among Nor-thern California Businesswomen, 1870-1920 », Business and Economic History On-Line,2, 2004, http://www.thebhc.org/publications/BEHonline/2004/Sparks.pdf ; LaurenceFONTAINE et Florence WEBER (dir.), Les paradoxes de l’économie informelle. À qui profitentles règles ?, Paris, Karthala, 2010.1 0 6 2

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 16: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

la facilité du contrôle est assurée par la simplicité même de l’opération que peutsurveiller l’acheteur le plus illettré 58 ». Cet exemple prouve que l’écrit n’est passeul probant devant la justice, même si cela reste la preuve idéale. En outre,certains boutiquiers ont recours, dès la Belle Époque, aux formes les plus reconnuespar la justice, notamment le billet à ordre, c’est-à-dire une reconnaissance de dettesignée par le débiteur et que l’on fait enregistrer par un huissier si la dette n’estpas remboursée à la date dite. Le billet à ordre est un document courant dans leséchanges entre commerçants, qui fait automatiquement preuve devant le jugede paix une fois qu’il a été enregistré. Cette forme est cependant rare entre lescommerçants et les consommateurs. Sur l’année 1893, parmi les cent affaires decrédit à la consommation qui passent devant le juge de paix du XVe arrondissement,quatorze créditeurs seulement fournissent comme preuve des billets à ordre. Parmieux, cinq sont des marchands de vin, six sont des grands magasins et trois ont faitsigner des billets à ordre dans le cadre d’un prêt d’argent personnel 59. Il est intéres-sant de noter qu’aucun commerce de bouche (épicier, boulanger) ou de vêtementn’utilise cette forme.

En effet, la pratique la plus fréquente dans ces commerces reste celle de la« vente au carnet » ou « au livret » qui se situe à mi-chemin de la preuve irréfutable :il s’agit bien d’un document écrit, mais non signé, ce qui lui enlève la caractéris-tique de contrat. Couture nous en donne une description détaillée :

À chaque client qui vient faire des achats dans le magasin, il est remis un livret individuel.Ce livret restera toujours entre ses mains, quand il vient acheter des marchandises on lesporte sur le livret qu’on lui remet aussitôt. Le commerçant a de son côté un livret decomptes courants où chaque client a sa page, ou bien il a des carnets semblables à ceuxdes clients et sur lesquels il inscrit ses ventes quotidiennes. Ce procédé implique généralementune convention verbale par laquelle le client s’engage à payer tous les huit jours ou tousles mois, quelquefois tous les trois mois ou même plus. Mais il importe de bien remarquerque cette convention n’est nullement écrite sur le carnet qui n’est même pas revêtu de lasignature du client. On se contente d’y marquer la date et en dessous les objets livrés.Quand un client paye on inscrit le mot payé au-dessous du dernier total et le compte setrouve arrêté à ce jour-là. En réalité les carnets sont des recueils de factures que l’onacquitte après paiement 60.

Quelle est la validité d’un tel document devant la justice ? Les pièces de procédureconservées pour certains mois de l’année 1913 par la justice de paix du XVe arron-dissement de Paris donnent des éléments de réponse 61. Ces documents sont ceux

58 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 20.59 - AD Seine, D15U1/16/179, conciliations pour dettes de la justice de paix duXVe arrondissement de Paris, 1893.60 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 26-27.61 - Ces pièces de procédures ont été conservées de manière aléatoire et incomplète.Les mois de janvier, février et mars 1913 ont été choisis en fonction de ces contraintes :AD Seine, D15U1/215. 1 0 6 3

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 17: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

qui doivent permettre au juge de se faire un avis sur la validité de la demande,ceux auxquels la justice reconnaît donc le statut de preuve. Or ce carton d’archivescomporte deux documents émanant de petits commerçants (un épicier et untailleur) qui portent plainte contre des débiteurs indélicats et qui sont de simplesfactures à en-tête de leur magasin, ne portant aucune signature. On voit qu’enl’absence d’autres preuves, ces factures sont considérées comme telles, même sielles ne sont qu’un élément parmi d’autres à propos desquels le juge garde sonlibre arbitre.

Cette pratique de la vente au carnet, la plus fréquente et donc la mieuxconnue des débiteurs des classes populaires, est exactement celle reprise par lesAbonnements Dufayel : en ouvrant un compte, le client achète le livret (qui luicoûte dix centimes) et, à chaque passage, l’abonneur inscrit les sommes rembour-sées 62. Le grand magasin introduit cependant deux modifications de taille quitransforment le carnet en quittance, c’est-à-dire en preuve irréfutable pour la jus-tice. D’une part, le client et le receveur qui conclut l’abonnement signent tous lesdeux sur la première page du carnet, ce qui transforme de facto le livret en contrat.D’autre part, à chaque prêt soldé, au lieu de la simple inscription « payé », l’abon-neur appose un timbre fiscal d’acquit qui prouve que le client est libéré de sadette 63. On assiste, encore une fois, à la reprise des pratiques du petit commerce,mais en y introduisant systématiquement des éléments (signature, timbre) qui entransforment la nature, en l’occurrence en en faisant une garantie juridique infaillible.

Abonneur/abonné : l’histoire d’une mise à distance

C’est à partir de cette relation entre abonneur et abonné, inspirée du crédit deface-à-face, que se développe pourtant une mise à distance à la fois sociale etadministrative, qui consiste à « mettre en fiche les débiteurs pour la constructionde marchés élargis, générant un travail bureaucratique de catégorisation des clientspar le recueil automatisé d’informations économiques 64 ».

Le premier écart avec la relation de face-à-face est l’alternance des abon-neurs : « les inspecteurs forment des groupes de trois : un brigadier et deux hommesqui passent alternativement chez les clients, ceux-ci sont donc toutes les troissemaines visités par le brigadier qui contrôle le travail de ses hommes 65 ». Cettedescription est confirmée par l’examen du livret de crédit de Martin. Entredécembre 1907 et juillet 1909, treize passages sont enregistrés, signés par quatrereceveurs différents. On remarque cependant que le dénommé M. Cleve est passécinq fois, M. Cuvelier quatre, alors que M. Louise et M. Maillet ont visité respecti-vement deux et une fois le client. Il semble donc bien qu’il y ait des interlocuteurs

62 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 72-73 ; A. SAINT-MARTIN, Les grands magasins, op. cit., p. 90 ; Pierre DU MAROUSSEM, La question ouvrière,vol. 2, Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, Paris, A. Rousseau, 1892, p. 149.63 - Collection Ferlicot, livret de crédit d’Émile Martin.64 - G. LAFERTÉ, « Théoriser le crédit de face-à-face... », art. cit., p. 58.65 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 74.1 0 6 4

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 18: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

privilégiés, qui entretiennent une relation plus pérenne avec le débiteur, etd’autres dont le passage est occasionnel. Mais cette première mise à distance estsuffisante pour briser les liens de dépendance réciproque qui peuvent exister dansle petit commerce. Ce turn-over a surtout pour effet de rendre obligatoire undocument de liaison qui est le cœur de la mise à distance pratiquée chez Dufayel :les fiches individuelles.

Les abonneurs ont en effet besoin de partager les informations qu’ils recueillentà chaque passage dans les foyers populaires, ce qui conduit à une rationalisationde la pratique de crédit et une objectivation de la relation. Selon Couture, « l’étudedétaillée des feuilles serait des plus intéressantes, car les inspecteurs s’y donnentsur les clients des renseignements parfois pittoresques : ici c’est la monnaie dontil faut suspecter la qualité mais là c’est le chien dont il faut craindre la mauvaisehumeur. Ce ne sont là que des renseignements superficiels, les renseignementssérieux concernant le crédit et la bonne foi du client sont sans cesse complétés,mais sont notés en signes convenus, car la discrétion la plus absolue est de règle 66. »Ces documents contiennent le suivi des remboursements et l’évaluation du volumede la dette, mais ils sont surtout la mémoire écrite d’une relation sociale, alors quecette mémoire reste essentiellement transmise oralement dans le petit commerce 67.Cette mise par écrit de la relation rend obligatoire la définition de critères dansl’évaluation du risque et contribue à une objectivation de la pratique du crédit.

Cette information pensée comme neutre est faite pour être transmise entreabonneurs, mais elle est surtout centralisée par le « Service des renseignements »,spécialisé dans l’identification économique, qui a pour rôle de valider les ouver-tures de comptes et les renouvellements de contrat. Quand les abonneurs fontsigner de nouveaux contrats, ils ne deviennent définitifs « qu’après approbationdu service des renseignements. Celui-ci consulte d’abord ses archives, où sontclassés, au nom de leurs titulaires, tous les livrets de bons émis depuis 25 ans 68. »On voit bien comment cette pratique limite les marges de manœuvre des receveurspour pallier les inconvénients des liens tissés dans le crédit de face-à-face 69. Cetteidentification économique de masse est d’ailleurs rapprochée de l’identification

66 - Ibid.67 - L’enquête menée dans les archives d’un petit commerce à Lens a toutefois montrél’adoption d’une mise en fiche partielle des clients : dans les années 1960, la commer-çante note dans un cahier l’état de la relation par la mention écrite des lettres de rappelenvoyées aux mauvais payeurs. En l’absence d’archives de ce type pour la Belle Époque,il est très difficile de comparer. Voir Martina AVANZA, Gilles LAFERTÉ et ÉtiennePENISSAT, « O crédito entre as classes populares francesas: o exemplo de uma loja emLens », Mana. Estudo de Antropologia Social, 12-1, 2006, p. 7-38 (texte disponible enfrançais, « Le crédit des classes populaires en France de la Libération aux années 70.Le face-à-face au commerçant, l’exemple d’une boutique à Lens », http://www2.dijon.inra.fr/esr/pagesperso/laferte/textemana4.pdf).68 - G. d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne... », art. cit., p. 185.69 - On retrouve le même contrôle de l’interaction entre les employés attribuant lecrédit et les débiteurs dans la banque contemporaine, contrôle amplifié par le passageà l’informatique qui rigidifie les critères pour accorder un crédit. Voir Jeanne LAZARUS,« L’épreuve du crédit », Sociétés contemporaines, 76-4, 2009, p. 17-39. 1 0 6 5

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 19: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

policière qui s’élabore à la même époque : les fiches individuelles sont qualifiéesde « précieux dossiers de police privée » par d’Avenel, et Couture note que « parsuite de circonstances particulièrement graves, la maison, dans un cas peut-êtreunique, a consenti à donner à la Préfecture de Police l’aide de ses innombrablesdossiers 70 ». Les Abonnements Dufayel mettent en place le classement et le sto-ckage des renseignements qui deviennent par là même une information relative-ment figée, sur laquelle le débiteur a de moins en moins de prise à mesure qu’elleremonte la chaîne de la centralisation administrative. Cette distanciation est cepen-dant progressive et quasiment imperceptible pour les débiteurs. Cela explique ledésarroi de ceux qui n’ont pas remboursé à temps lors de leur convocation devantle juge de paix : ils ne réalisent que tardivement qu’ils ont perdu tout moyen depression sur leur créditeur.

Ainsi, malgré la rhétorique de la radicale nouveauté développée par Dufayel,il semble que, loin d’être une création ex nihilo, son système de crédit s’inspirelargement des relations existantes entre petits commerçants et clients modestes.Il est donc plus juste de parler, à son propos, d’innovation plutôt que d’invention,c’est-à-dire d’un « exercice de recomposition des savoirs » et particulièrement dessavoirs tacites 71, qui place notamment le concierge, personnage-clé de l’informa-tion économique, au cœur d’un dispositif rationalisé et qui a changé d’échellegrâce à de nouvelles formes d’intermédiation. Les Abonnements Dufayel déve-loppent des relations de crédit mixtes, caractérisées à la fois par l’interconnaissanceentre abonneurs et abonnés et par une progressive mise à distance, via les fichesindividuelles sur chaque client et le service des renseignements. Il existe enfinune dernière étape dans la distanciation : l’établissement d’un « service du conten-tieux », spécialisé dans l’interaction avec la justice et les processus de sanction. Cedernier recours n’est utilisé que pour les mauvais payeurs, mais il signe la rupturedéfinitive avec le face-à-face. Il introduit les débiteurs indélicats dans le mondeoù se poursuit la reconfiguration des relations de crédit : la scène judiciaire. Lajustice de paix est, depuis son instauration sous la Révolution française, une institu-tion caractérisée par sa proximité avec les citoyens, qui, à Paris, a pour territoirel’arrondissement. Par son activité de conciliation, cette justice voit défiler lesaffaires opposant créanciers et débiteurs. La loi du 12 janvier 1895 sur la saisie-arrêt des salaires vient renforcer significativement son pouvoir en ce domaine enlui confiant la gestion exclusive de cette nouvelle procédure. Le tribunal de lajustice de paix est donc un observatoire privilégié de la recomposition provoquéepar cette loi.

70 - G. d’AVENEL, « Le mécanisme de la vie moderne... », art. cit., p. 185 ; C. COUTURE,Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 74.71 - François CARON, Les voies de l’innovation. Les leçons de l’histoire, Paris, Éd.Manucius, 2011.1 0 6 6

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 20: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

Saisir les salaires :vers une reconfiguration de la relation de crédit

Le 12 janvier 1895, après plusieurs années de débat et de navettes entre les deuxassemblées législatives, l’Assemblée nationale vote une loi sur la saisie-arrêt dessalaires ouvriers. Ce texte est immédiatement critiqué et un consensus émergerapidement sur la nécessité de réformer la loi. Mais deux camps s’affrontent : ceuxqui veulent modifier l’esprit du texte et ceux qui demandent une simple réformede la procédure. Les débats sur l’esprit de la loi placent au cœur de la discussion laquestion de la liberté de l’ouvrier. Ils nous permettent de saisir les représentationsantagonistes que les élites se font de la consommation des classes populaires.Cependant, ce débat sur le fond, qui s’étire pendant toute la Belle Époque, nedoit pas masquer la réelle nouveauté introduite par cette loi qui modifie la pratiquedu crédit dans les classes populaires : la mise en place d’une nouvelle procédurejudiciaire. La loi du 12 janvier 1895 instaure en effet une relation tripartite entrecréditeur, débiteur et patron du débiteur, tout en introduisant de nombreux inter-médiaires judiciaires (huissier, greffier) et en renforçant le rôle du juge de paixcomme médiateur potentiel. L’étude de l’intervention des patrons, via leur témoi-gnage dans l’enquête de l’Office du travail de 1899, et celle du fonctionnementd’un tribunal, via les archives de la justice de paix du XVe arrondissement de Paris,permettent de dessiner de nouveaux face-à-face et de nouvelles mises à distance.Le processus de sanction est donc le lieu d’une nouvelle complexification de larelation de crédit, qui a pour conséquence l’absence majoritaire des débiteurs àleur procès et leur incompréhension grandissante devant le maquis de la procédure.L’étude conjointe du texte voté le 12 janvier 1895 et de son application permetfinalement de questionner le rôle de la loi et de la justice dans la relation de crédit,entre sanction, garantie et médiation.

La saisie-arrêt des salaires ouvriers : une loi aux effets imprévus

La saisie-arrêt est une procédure judiciaire qui « met en présence trois personnes :un créancier (le saisissant), un débiteur (le saisi) et un débiteur de ce débiteur (letiers saisi) 72 ». Parmi toutes les formes de saisies-arrêts existantes, une seule retientici notre attention, car, comme le note Couture, « si en France nous n’avons aucuneloi visant directement la vente à crédit des objets mobiliers, il en est une qui ànotre avis exerce indirectement une action considérable sur ces sortes de trans-actions 73 », la loi du 12 janvier 1895. Son article 1 déclare que « les salaires desouvriers et gens de service ne sont saisissables que jusqu’à concurrence du dixième,quel que soit le montant de ces salaires. Les appointements ou traitements des

72 - Jacques POHIER, De la saisie-arrêt et de la loi du 12 janvier 1895 sur la saisie-arrêt dessalaires et petits traitements, Paris, A. Rousseau, 1902, p. 1.73 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 45. 1 0 6 7

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 21: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

employés ou commis et des fonctionnaires ne sont également saisissables quejusqu’à concurrence du dixième lorsqu’ils ne dépassent pas 2 000 francs par an 74. »En somme, cette loi permet au commerçant de s’entendre directement avec lepatron et de pratiquer une retenue à la source sur le salaire de son client pourle remboursement d’une dette. Ce texte s’applique à une catégorie sociale spéci-fique, les classes populaires, et à une catégorie professionnelle, les salariés. Eneffet, si, dans la saisie-arrêt en général, tout débiteur du débiteur peut être saisi,la loi de 1895 « ne fonctionne qu’autant que le tiers saisi est un patron ou un maître,et uniquement s’il est débiteur pour le salaire 75 ».

Il est tout d’abord éclairant de s’arrêter un instant sur la définition juridiquedes classes populaires que propose cette loi. Les ouvriers, c’est-à-dire les tra-vailleurs exerçant une activité manuelle, sont concernés par la loi quel que soitleur revenu, tandis que les employés et les fonctionnaires, désignés par l’exerciced’un travail intellectuel dans le privé ou pour le compte de l’État, ne sont protégésqu’en-dessous d’un certain niveau de salaire. Tandis que les travailleurs manuelssont en quelque sorte intrinsèquement fragiles, les employés et les fonctionnairesne sont vulnérables que s’ils sont pauvres. Cette hésitation juridique, entre cri-tère professionnel, économique ou culturel, pour définir les classes populaires seretrouve finalement dans les interrogations sociologiques contemporaines qui pei-nent à donner des contours précis à cette « catégorie classificatoire » décrivantpourtant une réalité sociale tangible 76. La loi de 1895 est ensuite pensée par leslégislateurs comme une mesure de protection du salaire qui vient s’inscrire dansl’ensemble des lois sociales de la IIIe République (loi sur les accidents du travailen 1898, sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910). Ce texte est donc l’undes marqueurs du passage de l’« état salarial », rapport de travail caractérisé par lagrande vulnérabilité des salariés héritée de la libéralisation du marché du travailau XVIIIe siècle, à la « condition salariale », c’est-à-dire la reconnaissance d’un statutauquel sont rattachés des garanties et des droits 77. Avant le vote de la loi, la procé-dure de saisie-arrêt définie par le Code civil de 1806 n’était en effet pas limitée àune portion du salaire : les revenus des classes populaires étaient saisissables dansleur intégralité et l’ouvrier « pouvait être privé du montant total de son salaire etréduit, avec sa famille, à la plus complète misère 78 ». La jurisprudence avait atténuécette rigueur, mais la procédure était longue et les frais judiciaires très élevés (fraisde timbre, enregistrement, honoraires d’huissier) finissaient le plus souvent parêtre à la charge du débiteur : une dette de vingt francs pouvait entraîner jusqu’à

74 - « Loi du 12 janvier 1895 relative à la saisie-arrêt des salaires des ouvriers et despetits traitements des employés », Journal officiel, 20 janv. 1895.75 - J. POHIER, De la saisie-arrêt et de la loi du 12 janvier 1895..., op. cit., p. 55.76 - Olivier SCHWARTZ, « La notion de ‘classes populaires’ », habilitation à diriger desrecherches, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998 ; Philippe ALONZO

et Cédric HUGRÉE, Sociologie des classes populaires. Domaines et approches, Paris, ArmandColin, 2010.77 - Il s’agit d’une des thèses de R. CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale...,op. cit.78 - J. POHIER, De la saisie-arrêt et de la loi du 12 janvier 1895..., op. cit., p. 6.1 0 6 8

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 22: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

quarante ou soixante francs de frais. Malgré cette situation problématique, il nes’écoule pas moins de dix ans entre les premiers débats et le vote : cinq propositionsde loi sont débattues à la Chambre, une enquête est demandée par le ministèredu Commerce et de l’Industrie qui aboutit à un projet de loi gouvernemental en1891, puis l’urgence est déclarée par son rapporteur en 1893, ce qui décide laChambre à adopter le projet le 27 juin. Il faut encore deux discussions au Sénatpour que l’adoption soit définitive et la loi proclamée le 12 janvier 1895 79. Ceslongs débats sont le reflet des conceptions antagonistes que les élus ont de la pro-tection de l’ouvrier 80. Ainsi, le 5 décembre 1889, Charles Thellier de Poncheville,avocat de Valenciennes, député du Nord, siégeant à droite et catholique fervent,dépose une proposition de loi qui consacre l’insaisissabilité du salaire des ouvriers,mesure de protection radicale qui enlève toute possibilité de recouvrer ses dettespour un créancier 81. La loi finalement adoptée consacre le principe de l’insaisissa-bilité partielle, ce qui est déjà considéré comme une avancée sociale : ce n’est plusla totalité du salaire des ouvriers et des petits employés qui peut être prélevée,mais seulement 10 %. Le principe de l’insaisissabilité totale a été repoussé car ilest perçu comme portant atteinte à la possibilité de crédit des ouvriers. La loi de1895 a donc été conçue comme un compromis acceptable entre les intérêts ducréditeur (qui peut se faire rembourser sur une partie du salaire) et la protectiondes débiteurs les plus fragiles.

Cependant, cette loi échappe très rapidement aux intentions qui ont présidéà son élaboration et « se retourne contre la volonté du législateur 82 ». En diminuantde 90 % la part du salaire saisissable, les députés escomptaient une baisse tangibledes procédures de saisie-arrêt. Or c’est tout à fait l’inverse qui se produit, car lecommerçant a désormais la certitude de récupérer son dû. Comme le précise ArthurFontaine devant le Conseil supérieur du travail en 1900 : « il n’y a pas lieu des’étonner que sous le régime de la loi de 1895, malgré certaines améliorationsapportées en faveur des ouvriers à l’état des choses antérieur, les saisies se soienttrouvées plus nombreuses : c’est parce que la procédure des saisies-arrêts est, pourainsi dire, devenue automatique et n’entraîne plus qu’un très faible risque pour lecréancier saisissant qu’elles ont augmenté 83 ». En effet, dans la procédure précé-dente, la totalité du salaire était en théorie saisissable, mais les nombreuses juris-prudences, potentiellement contradictoires, donnaient le dernier mot à l’« arbitraire

79 - Pour une présentation détaillée du processus législatif et des différentes proposi-tions de réformes, voir Paul-Louis DELASSAULT, La réforme de la loi du 12 janvier 1895sur la saisie-arrêt des salaires et petits traitements, Paris, L. Tenin, 1914.80 - Le vote est cependant moins problématique que pour la loi sur les accidents dutravail (dix-huit ans écoulés entre le premier projet et l’adoption en 1898) ou celleconcernant les retraites ouvrières et paysannes, sur le métier depuis vingt ans lorsqu’elleaboutit en 1910.81 - Proposition de loi sur la saisie-arrêt de Thellier de Poncheville, 5 déc. 1889, parueau Journal officiel, 5 mars 1890, documents parlementaires, no 143.82 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office dutravail, Saisie-arrêt sur les salaires, Paris, Impr. nat., 1899, p. 121.83 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Conseilsupérieur du travail, neuvième session (juin 1900), Paris, Impr. nat., 1900, p. 419. 1 0 6 9

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 23: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

du juge qui pouvait à son gré autoriser une saisie totale ou partielle ou l’inter-dire 84 ». Les créditeurs pouvaient donc difficilement anticiper l’efficacité de lasanction : porter plainte était une démarche hasardeuse qui pouvait, au terme d’unelongue procédure, n’aboutir à aucun résultat. Après la loi de 1895, la garantie ducrédit est donc plus forte, même si elle porte sur des sommes plus modestes.Couture va plus loin en précisant :

Avant la loi de 1895, le salaire de l’ouvrier était la garantie de ses dettes, mais c’étaitune garantie incertaine et d’une valeur indéterminée. Il n’en est plus de même maintenant ;le commerçant qui consent du crédit à un ouvrier ou à un employé peut se renseignersur le salaire et proportionner le crédit à la garantie éventuelle. C’est bien souvent le clientqui, lui-même, mettra cette garantie en avant pour vaincre la méfiance ou la prudencedu marchand. Le marchand a donc une garantie assurée et, de plus, il sait que pour êtrepayé sur cette garantie, la procédure ne sera pas compliquée, qu’il n’en résultera pas pourlui de grands dérangements, il est donc décidé à agir judiciairement au moindre retarddans les paiements ; nouveaux motifs qui ne font que l’engager à consentir du crédit 85.

Cet extrait souligne bien le rôle de la loi à la fois comme garantie et comme outild’anticipation pour les commerçants, par l’uniformisation et la simplification dela procédure.

Enfin, cette nouvelle donne a des implications dans l’identification écono-mique des débiteurs et le partage des données. Le crédit à la consommation estune pratique risquée à cause du fort taux d’impayés. Le partage d’informationsentre les créditeurs sur les clients est donc très important pour limiter les risques,notamment les informations minimales appelées black data : l’identification desmauvais payeurs 86. Or l’article 14 de la loi de 1895 stipule qu’un registre des saisies-arrêts doit être tenu au greffe de chaque justice de paix. Ce registre, librementconsultable, est un véritable « catalogue de débiteurs gênés et malheureux », clas-sés par ordre alphabétique, comparé « à un casier judiciaire de dettes » 87. En outre,ce texte autorise les saisies multiples, c’est-à-dire la réclamation par plusieurs crédi-teurs d’une partie du salaire du même débiteur et donc leur mise en relation,même si c’est a posteriori. On peut donc dire que cette loi institue un dépôt publicde black data et favorise la circulation de l’information économique, ce qui peutêtre une des raisons de l’absence de développement, en France, d’agences privéesde credit reporting 88. Ces établissements privés d’identification économique font

84 - J. POHIER, De la saisie-arrêt et de la loi du 12 janvier 1895..., op. cit., p. 45.85 - C. COUTURE, Des différentes combinaisons de ventes à crédit..., op. cit., p. 46-47.86 - J. Gunnar TRUMBULL, « Between Global and Local: The Invention of Data Privacyin the United States and France », in K. BRÜCKWEH (dir.), The Voice of the Citizen Consumer:A History of Market Research, Consumer Movements, and the Political Public Sphere, Oxford/Londres, Oxford University Press/German Historical Institute, 2011, p. 199-224.87 - Saisie-arrêt des salaires et petits traitements. Loi du 12 janvier 1895. Critique. Projetde réforme, Rouen, Léon Gy, 1906, p. 3. Il faut toutefois tenir compte des formalitésadministratives requises pour la consultation, qui rendent la procédure assez longue.88 - J. LAUER, « The Good Consumer... », art. cit.1 0 7 0

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 24: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

fortune aux États-Unis à la fin du XIXe siècle en raison de la grande mobilité desouvriers américains qui rend difficile le suivi des crédits et leur remboursement.La question du nomadisme des ouvriers français est souvent évoquée lors desdébats sur l’application de la loi de 1895 : est-ce que la force de la sanction et lesfaiblesses de l’identification n’engendreraient pas une fuite des débiteurs ? En fait,selon l’enquête menée par l’Office du travail en 1899, ce comportement est margi-nal et il est surtout le fait d’ouvriers isolés socialement, notamment ceux du bâti-ment « qui n’ont avec eux ni femmes, ni enfants, qui logent en garni [et qui] semoquent bien de la loi qui ne peut les saisir ». Un entrepreneur de l’Aude fait, lui,la différence entre « l’ouvrier étranger » et « l’ouvrier du pays » : le premier seraitprompt à fuir la sentence judiciaire, car il a peu d’attaches sociales dans la région,tandis que le second ne changerait de patrons que lorsque les sommes saisies sonttrop élevées. C’est finalement « l’ouvrier sérieux, c’est-à-dire celui qui a un inté-rieur à lui, [qui] subit les effets de la saisie » 89. Cette affirmation met en évidencela sédentarité grandissante de la population ouvrière qui est au cœur de la loi de1895. L’accès de ces ouvriers salariés à la consommation de masse par le recours aucrédit vient poser différemment la question sociale qui agite la sphère réformatricedepuis le début du XIXe siècle : la consommation peut-elle être un vecteur d’intégra-tion et de stabilisation de ces « classes dangereuses », en leur donnant le goût duconfort et de la propriété ? Ou bien aggrave-t-elle leurs conditions de vie en susci-tant des désirs qui les poussent vers le gouffre de la dette ?

Le crédit à la consommation : poison ou remède de la question sociale ?

Les historiens datent souvent de la seconde moitié du XXe siècle la constitution ducrédit à la consommation en problème politique. Deux étapes du travail législatifont été particulièrement étudiées : l’adoption de la réglementation de 1954 quicherche à développer ce crédit et le vote de la loi Neiertz à propos du surendette-ment en 1989 90. Ces deux textes ont comme point commun d’afficher de manièreplus ou moins explicite une volonté de moralisation de la vente à crédit. Or l’appli-cation de la loi de 1895 ouvre des débats d’une nature tout à fait similaire sur le boncrédit (crédit alimentaire, crédit productif) et le mauvais crédit (la vente d’alcool etles nouveautés), et sur la façon de favoriser l’un ou de pénaliser l’autre. Pourcomprendre les ramifications et les enjeux de ce débat, il est nécessaire de l’inscriredans une discussion bien plus vaste qui porte sur la « question sociale », c’est-à-dire sur les manières d’intégrer les ouvriers dans la société française et de moraliserleur mode de vie. Au-delà des décideurs politiques stricto sensu, ce thème mobiliseplus largement la « nébuleuse réformatrice », ce réseau mouvant d’acteurs etd’institutions qui tente, à la fin du XIXe siècle, de réformer la société, notamment

89 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office dutravail, Saisie-arrêt sur les salaires, op. cit., p. 19.90 - Voir A. CHATRIOT, « Protéger le consommateur contre lui-même... », art. cit. ; SabineEFFOSSE, « Pour ou contre le crédit à la consommation ? Développement et réglementa-tion du crédit à la consommation en France dans les années 1950 et 1960 », Entrepriseset histoire, 59-2, 2010, p. 68-79. 1 0 7 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 25: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

en combattant la pauvreté et en éduquant le peuple 91. Un certain nombre d’orga-nismes qui font partie de ce réseau sont sollicités pour réfléchir aux conséquencesde la loi sur la saisie-arrêt des salaires, en particulier l’Office du travail, le Conseilsupérieur du travail et l’Association pour la protection légale des travailleurs. Enfin,cette discussion trouve un large écho chez les juristes et de très nombreuses thèsesde droit sont consacrées à cette loi, étudiant à la fois la procédure et les proposi-tions de réforme 92.

La consommation des classes populaires est majoritairement pensée par lesélites, depuis la première révolution industrielle, comme une consommation desurvie où doivent être garantis les biens de première nécessité : l’alimentation, lelogement et le chauffage, éventuellement quelques vêtements. La loi du 12 janvier1895 repose largement sur cette conception et, lorsque les députés cherchent àassurer le crédit des classes populaires, ils songent seulement aux dettes jugéesindispensables, celles qui permettent de « se fournir les choses nécessaires à[l’]existence », majoritairement le crédit alimentaire consenti par les petits com-merçants : le boulanger, l’épicier, le boucher et, éventuellement, le marchand decharbon 93. Or l’application de la loi révèle le recours massif des classes populairesà la vente à crédit auprès des magasins de nouveautés. Dès 1898, les députés etles sénateurs commandent des enquêtes et cherchent à réformer cette loi qui, enl’état, encouragerait l’alcoolisme et ce qu’ils qualifient de « goût du luxe ». Cescraintes révèlent à quel point les désirs de consommation des classes populairessont perçus comme une menace par les élites, qui prédisent l’aggravation de laquestion sociale par l’endettement. La solution qui s’impose est celle du patronage,philanthropique ou patronal, et de la mise sous tutelle de ces consommateursimprévoyants. Cela explique que le débat parlementaire se cristallise autour de laquestion de l’insaisissabilité des salaires ouvriers, avec l’idée que cette mesureaurait pour effet de tarir le mauvais crédit, celui des marchands de vins et desgrands magasins, tout en préservant le bon crédit. Un représentant du ministèrede la Marine déclare ainsi en 1899 : « En général, les ouvriers économes et rangéstrouvent aisément le crédit dont ils ont besoin, et le trouveraient même, sans doute,aussi complet, si aucune saisie-arrêt n’était possible contre eux, parce qu’aux yeuxdes commerçants, l’opposition n’est qu’une mesure extrême, tandis que l’honnêtetéde leurs débiteurs est la meilleure des garanties 94. » Il est intéressant de noter

91 - Voir l’ouvrage de référence de Christian TOPALOV (dir.), Laboratoires du nouveausiècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éd. de l’EHESS,1999. Sur les conceptions développées en matière de consommation par ce réseau,Marie-Emmanuelle CHESSEL, Consommateurs engagés à la Belle Époque. La Ligue socialed’acheteurs, Paris, Les Presses de Science Po, 2012, et Anne LHUISSIER, Alimentationpopulaire et réforme sociale. Les consommations ouvrières dans le second XIXe siècle, Paris/Versailles, Éd. de la MSH/Éd. Quæ, 2007.92 - Entre 1895 et 1914, au moins vingt-neuf thèses de droit consacrées exclusivementà cette loi sont soutenues, corpus qui permet de faire une histoire précise des différentestentatives de réformes.93 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office dutravail, Saisie-arrêt sur les salaires, op. cit., p. 128.94 - Ibid.1 0 7 2

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 26: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

qu’on retrouve ici un argument qui porte sur la nature de la relation de crédit : le« bon crédit » est celui qui est consenti en face-à-face par les petits commerçants.Fondé sur l’interconnaissance, il serait plus apte à évaluer les qualités « morales »du client tout en comprenant davantage les aléas de la vie ouvrière. Plus adapté,il n’aurait finalement pas besoin de la loi comme garantie. La volonté de limiterle « mauvais crédit » est poussée à l’extrême par la proposition de loi que sou-met le député progressiste du Rhône, Laurent Bonnevay, en 1906 : il s’agit den’autoriser la saisie-arrêt que pour les dettes alimentaires, ce qui aurait pour effetde rendre impossible « les ventes à tempérament échelonnées sur de longuespériodes 95 ». C’est donc bien la vente de nouveautés qui est ici visée. C’est, ensomme, la liberté du consommateur ouvrier qui est mise en jeu, avec l’idée qu’ilest possible de « protéger le consommateur contre lui-même 96 ».

Face à cette demande de mise sous tutelle, on assiste à une conjonction àpremière vue étonnante entre les socialistes et les représentants des grands maga-sins, qui se rejoignent dans la défense de la liberté de choix de l’ouvrier. En 1906,la chambre syndicale de la vente à crédit réagit à la proposition Bonnevay enexposant les avantages de ce type de vente pour les classes populaires et conclutque la réforme « porte atteinte à la dignité de l’ouvrier et aussi à son crédit. C’estle traiter en homme imprévoyant, faible, indigne de la liberté, incapable de disposermême d’une partie de son salaire. » La suppression de la loi de 1895 « équivaudraà la mise en tutelle de l’ouvrier, il ne lui sera plus permis d’emprunter sur soncourage, son honnêteté, son désir de bien faire » 97. Les grands magasins ont biensûr un intérêt économique à défendre ce libre emploi du salaire ouvrier. Cepen-dant, Dufayel, bien que reconnaissant la rentabilité de son système de crédit à laconsommation, élabore un discours de défense plus complexe qui reprend précisé-ment le vocabulaire et les concepts des défenseurs du patronage, tout en se référantà une fraternité aux accents socialistes. Il définit ainsi les abonnements comme :

une manière généreuse de secourir les humbles et d’accroître leur bien-être. À ce commerce,président un esprit d’humanité, une pensée fraternelle qui l’ennoblissent pour ainsi direet en font une œuvre de solidarité sociale. Il ne faut pas regarder aux bénéfices, notablescertes, je ne le nie pas, que peut me valoir la vente par payements mensuels. Non, non, ilfaut regarder plus haut [...] Qu’est-ce que j’ai voulu ? Dispenser un peu de bonheur auxclasses laborieuses. Leur donner un foyer, un intérieur, où ils aient leurs meubles à eux,leurs ustensiles de ménage à eux, leur vaisselle à eux. Sans vaines paroles, sans promessesdans un avenir meilleur, j’ai résolu pour ma part et par mon seul effort la questionsociale 98.

95 - Cette proposition de loi est à nouveau soumise par Laurent Bonnevay à la Chambreen 1910 sous la forme d’un amendement.96 - A. CHATRIOT, « Protéger le consommateur contre lui-même... », art. cit.97 - Chambre syndicale de la vente à crédit, Rapport relatif au projet de loi tendant àl’insaisissabilité des salaires, Paris, A. Baudu, 1906, p. 4 et 17.98 - « Un mécène », Cri de Paris, 24 sept. 1905. La revue Fantasio se moque d’ailleursde ces prétentions sociales en raillant « M. Dufayel, socialiste admirable, [qui] a mis ladette à portée de toutes les bourses », Fantasio, collection Ferlicot, s. d. 1 0 7 3

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 27: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

Du côté socialiste, si, en 1900, Jean Jaurès accepte le principe de l’insaisissabilité,il déclare cependant qu’il ne s’y « résigne pas sans tristesse ni sans quelque humilia-tion ». Il ajoute :

Je trouve qu’il est très pénible de frapper toute une classe de salariés d’une sorte d’incapa-cité. [...] On veut appliquer cette mesure au prolétariat tout entier qu’on déclare par làmême incapable de dépenser avec sagesse ses salaires et de diriger avec clairvoyance sesachats. Je sais bien que nous demandons toujours des lois de protection pour la classeouvrière ; mais permettez-moi de signaler la différence qu’il y a entre les mesures deprotection destinées à défendre l’ouvrier contre des forces qui lui sont supérieures et cellesqui sont faites pour le protéger contre lui-même. [...] Voilà pourquoi, tout en voulantempêcher la mauvaise foi, je ne voudrais pas trop lier les mains des ouvriers pour entraverleur liberté d’achat 99.

En 1913, les opinions socialistes ont évolué et Alexandre Millerand refuse sansréserve la tutelle en déclarant que l’amendement Bonnevay porte atteinte à la« dignité de l’ouvrier. [...] Il est intéressant et important que l’ouvrier ait le moyend’user comme il veut de ce qu’il gagne 100. » C’est finalement au nom d’une visionlibérale, qui rassemble liberté des individus et liberté du commerce, que ces deuxgroupes défendent la saisissabilité partielle du salaire ouvrier. C’est ce point devue qui prévaut durant la Belle Époque et jusqu’à l’entre-deux-guerres, et lesdifférents projets visant à exclure de la saisie-arrêt certains types de commercesne sont jamais adoptés. La procédure seule est finalement réformée par un textevoté le 27 juillet 1921, et le débat est relancé avec la loi Malingre de 1934 qui viseà encadrer la vente à tempérament d’automobiles.

Si l’on s’en tient à l’esprit de la loi, on peut considérer que le texte du12 janvier 1895, tout en protégeant 90 % du salaire des classes populaires, consacrela liberté de choix de l’ouvrier consommateur. En effet, en laissant 10 % de cettesomme saisissables et 10 % cessibles, la loi ne prive pas ces travailleurs d’accès aucrédit. Cependant, ce texte ne se contente pas de consacrer un principe, il définitégalement une nouvelle procédure judiciaire pour la saisie-arrêt des salaires desouvriers, employés et petits fonctionnaires. L’examen attentif des modalités pra-tiques de cette procédure révèle qu’elle correspond à une vision paternaliste quiménage une place très importante à ceux que le texte définit comme les « patrons ».Dans cette nouvelle configuration, la relation de travail se mêle à la relation decrédit, laissant place à de nouvelles médiations, mais aussi à de possibles rapportsde pouvoir et de domination.

99 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Conseilsupérieur du travail, neuvième session (juin 1900), op. cit., p. 443-445.100 - Charles GUERNIER, La saisie-arrêt des salaires et traitements. Compte rendu des dis-cussions, Paris, Félix Alcan, 1913, p. 46, publié avec le concours de l’Association nationalefrançaise pour la protection légale des travailleurs. Sur cette association et son rôle ausein de la nébuleuse réformatrice, voir Rainer GREGAREK, « Une législation protectrice.Les Congrès des assurances sociales, l’Association pour la protection légale des tra-vailleurs et l’Association pour la lutte contre le chômage, 1889-1914 », in C. TOPALOV

(dir.), Laboratoires du nouveau siècle..., op. cit., p. 317-333.1 0 7 4

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 28: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

« Entre l’enclume et le marteau » :l’entrée des patrons sur la scène du crédit

En 1899, lors des premières tentatives de réforme de la loi de 1895, le Sénat, divisésur la question de l’insaisissabilité totale des salaires ouvriers, commande une étudeà l’Office du travail dont le rapport est rédigé par un collaborateur temporaire,historien de son état, Oscar Festy 101. De manière significative, cette enquête parquestionnaire est adressée très majoritairement aux industriels et leurs réponsesconstituent 90 % du matériau réuni. Les autres représentants des acteurs de larelation de crédit (les commerçants, les chambres de commerce et les syndicatsouvriers) sont très peu sollicités 102. Ce droit à la parole s’explique par le fait quela procédure de la saisie-arrêt introduit les patrons comme « tiers saisi », car ils sontles pourvoyeurs de salaire. Pour définir les « ouvriers salariés » visés par cette loi,le docteur en droit Jacques Pohier précise dans sa thèse que « l’idée que l’ouvriertravaille sous la direction d’un patron ou d’un maître évoque un lien de subordi-nation et de dépendance » 103. La loi de 1895 donne donc un rôle central dans larelation de crédit à des personnes ayant autorité sur les débiteurs. Dans ce jeu àtrois bandes, et malgré les contraintes, notamment administratives, que la saisie-arrêt fait peser sur eux, les patrons deviennent des acteurs puissants qui peuventdéséquilibrer ou rééquilibrer la relation de crédit.

Le premier effet de la loi de 1895 est de faire découvrir aux patrons l’impor-tance du phénomène de crédit : ils mesurent à la fois l’étendue des dettes de leursouvriers et les pratiques des commerçants 104. Le directeur d’une manufacture dechaussons explique : « Nous avons ainsi été amenés à étudier le détail des sommesréclamées et nous avons eu la surprise de constater que beaucoup de notes avaientété forcées. [...] Nous avons remarqué de façon générale que les petits détaillants

101 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office dutravail, Saisie-arrêt sur les salaires, op. cit. Sur cet organisme, voir l’ouvrage d’IsabelleLESPINET-MORET, L’Office du travail, 1891-1914. La République et la réforme sociale,Rennes, PUR, 2007.102 - Sur 817 questionnaires recueillis, 681 émanent d’industriels, quarante de commer-çants, vingt et un de professions non dénommées, neuf des chambres de commerceset consultatives des arts et manufactures, vingt des chambres syndicales patronales,trente-cinq d’organisations ouvrières et onze d’organisations diverses, d’après le minis-tère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office du travail,Saisie-arrêt sur les salaires, op. cit., p. XV.103 - J. POHIER, De la saisie-arrêt et de la loi du 12 janvier 1895..., op. cit., p. 32.104 - Le livret ouvrier, instauré en 1803 et supprimé en 1890, a pu servir à noter lesdettes des ouvriers envers les patrons, mais il s’agissait d’avance sur salaire, c’est-à-direde dettes contractées dans la relation de travail. En outre, cette pratique est très contes-tée et les annotations sont interdites en 1854. Voir Jean-Pierre LE CROM, « Le livretouvrier au XIXe siècle, entre assujettissement et reconnaissance de soi », in D. GAURIER,P.-Y. LEGAL et Y. LE GALL (dir.), Du droit du travail aux droits de l’humanité. Étudesoffertes à Philippe-Jean Hesse, Rennes, PUR, 2003, p. 91-100 ; Alain COTTEREAU, « Sensdu juste et usages du droit du travail. Une évolution contrastée entre la France et laGrande-Bretagne au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 33, 2006, p. 101-120. 1 0 7 5

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 29: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

auxquels s’adresse particulièrement la classe ouvrière vendent relativement trèscher et, à la faveur du crédit, entraînent leurs clients à des dépenses excessives 105. »D’autres expriment leur étonnement devant l’identité des créditeurs, la naturedes dettes ou le prix des objets, comme ce fabricant de caoutchouc de Paris quicondamne comme inutile et trop cher « l’achat d’une garniture de cheminée secomposant d’une pendule en zinc et d’une paire de candélabre même métal 106 ».

Face à ces pratiques, et selon qu’ils les approuvent ou les condamnent, lespatrons ont de réels moyens d’action. Ils peuvent choisir d’aider certains de leursouvriers en refusant la saisie-arrêt, ce qui enlève tout recours au commerçant. Ledirecteur d’une manufacture de tabac raconte qu’« ayant reçu une saisie-arrêt pourune dette qui venait d’être soldée, [il] ne [put] éviter les frais à l’ouvrière qu’enrefusant d’appliquer la saisie, et, renversant les rôles, en exigeant d’être person-nellement poursuivi 107 ». Un autre, entrepreneur dans la Marne, se rebelle et agitsolidairement avec ses ouvriers : « nous avons vu souvent de braves ouvriers saisispour des dettes contractées à tort ou à raison (un simple jugement par défautsuffisant à les établir) depuis des années. Pour sauver le poursuivi de la misère,nous avons souvent, à nos risques et périls, opposé à l’huissier poursuivant une finde non-recevoir, tirée de ce fait que nous payons nos ouvriers tous les jours, bienque cela ne fût pas exact complètement puisque nous délivrions journellementdes acomptes 108. » Ce patron joue sur le flou de la définition du salaire : il salarieses ouvriers et leur délivre tous les jours des avances, mais il ment à l’huissier endéclarant les payer à la journée, ce qui les exclut de la catégorie de « salariés » àlaquelle s’applique la loi. Ce dernier exemple met en lumière la manière dont lepatron peut utiliser sa connaissance du droit et de ses subtilités pour résister sansêtre dans la totale illégalité, ruse qui fait défaut à l’ouvrier faute de compréhensiondu système juridique. D’autres patrons, sans s’opposer aussi frontalement à lasaisie-arrêt, se posent en médiateurs entre les créditeurs et les débiteurs. EugèneMeyzonnier, directeur d’une usine de mégisserie à Annonay, déclare en 1900 :

Dans la pratique, je me suis trouvé fréquemment avoir en main des saisies contre lesouvriers. [...] J’ai eu souvent l’occasion de réunir leurs créanciers et de leur faire despropositions analogues à celle que fait un commerçant à ses créanciers : j’ai obtenu, dansbien des cas, la remise des deux tiers et même des trois quarts de ce qui été dû parl’ouvrier. [...] J’ai obtenu un règlement à l’amiable, avantageux pour tous, qui a permisà l’ouvrier de se libérer et de sortir de la misère 109.

Mais ce pouvoir discrétionnaire de l’employeur peut également être utilisé pourfaire pression à la fois sur les créditeurs et sur les ouvriers : c’est le cas des patrons

105 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office dutravail, Saisie-arrêt sur les salaires, op. cit., p. 26-27.106 - Ibid., p. 38.107 - Ibid., p. 25.108 - Ibid., p. 27.109 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Conseilsupérieur du travail, neuvième session (juin 1900), op. cit., p. 430-431.1 0 7 6

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 30: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

qui déclarent systématiquement menacer de renvoi les ouvriers saisis 110. Un fila-teur de Roubaix affirme par exemple :

Chaque fois qu’une saisie-arrêt a été faite entre mes mains, j’ai appelé l’ouvrier pour luidire que je le renverrai immédiatement s’il ne s’entendait pas avec son créancier ; et j’aiécrit au créancier que je renverrai immédiatement l’ouvrier s’il ne levait pas la saisie. Jene me souviens pas que cela ne m’ait pas réussi. En tout cas, je n’accepterai jamais de nepas payer à mes ouvriers l’intégralité de leur salaire, trouvant le principe de la saisie dusalaire barbare et inhumaine 111.

Le directeur d’une usine de produits chimiques du Rhône est encore plus clairsur la récupération du pouvoir de sanction du juge au profit du patron. Il expliqueque « par ce moyen [le renvoi], l’ouvrier est rendu plus prévoyant dans les achatsqu’il contracte, et d’autre part le créancier, sachant que pratiquement il ne retirerarien de son intervention, recourt le moins possible à la saisie-arrêt, sans toutefoisperdre vis-à-vis de l’ouvrier le moyen d’action que lui donne la crainte qu’éprouvecelui-ci d’être renvoyé 112 ». Le directeur d’une compagnie houillère de la Loirejustifie ce procédé par son efficacité : il pratique le renvoi à partir de 1897 et, surles 253 saisies-arrêts de l’année 1898, 209 se soldent par des arrangements et seule-ment quarante-quatre par des renvois. La relation de crédit a un impact sur larelation de travail : la menace de la sanction que constituait l’audience du juge depaix se déplace en amont, vers la menace de perdre son emploi.

Le rôle accordé aux patrons dans la relation de crédit ne va pas sans poserde nombreux problèmes, tant il leur donne de nouveaux instruments de pouvoir.Certains témoignages de patrons révèlent ainsi la sélection implicite des ouvriersque l’on choisit d’aider : les interventions se font pour sauver les « bons ouvriers »,ou les « ouvriers honnêtes », tandis que ceux qui sont jugés « peu intéressants »sont laissés à leur sort. L’honorabilité pour les patrons n’est certainement pas lamême que celle que demandent les commerçants, et on peut penser que la docilitéau travail, la consommation d’alcool ou l’aptitude à la rébellion sont des critèresfondamentaux. Ce pouvoir conféré aux maîtres est d’ailleurs la cause de vivestensions et de contestations de la part des ouvriers saisis, comme le rapporte ledirecteur d’une verrerie de l’Aisne :

L’ouvrier saisi vient dire au patron qu’il n’entend pas subir de retenue sur son salaire,qu’il est assez grand pour régler ses affaires lui-même, qu’il n’a pas besoin de l’inter-médiaire de son patron pour payer ses dettes ; en définitive il demande le règlement de soncompte et la liberté de partir, préférant tout, dit-il, plutôt qu’une retenue. Nous laissonsde côté, sans les relever, toutes les injures contre les créanciers poursuivants. Voilà doncle patron, malgré lui, placé entre l’enclume et le marteau 113.

110 - Cette pratique ne semble pas marginale, puisque l’enquête de 1899 regroupecinquante-trois établissements qui déclarent renvoyer systématiquement les ouvrierssaisis.111 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Conseilsupérieur du travail, neuvième session (juin 1900), op. cit., p. 45.112 - Ibid., p. 48.113 - Ibid., p. 21. 1 0 7 7

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 31: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

Ce refus de la tutelle et du paternalisme est révélateur de l’atteinte à la libredisposition du salaire que constitue le procédé de saisie-arrêt. L’ingérence dansune relation de crédit est ressentie plus largement comme une atteinte à la vieprivée, une brèche ouverte dans la séparation entre « eux » et « nous » qui régitl’appréhension du monde par les classes populaires 114. De la même manière, letribunal de la justice de paix est perçu par les débiteurs comme une instancelointaine, avec laquelle il est difficile d’interagir, même si quelques femmes s’yrisquent plus facilement que leurs maris.

Les débiteurs devant la justice de paix :entre incompréhension et appel à une médiation de proximité

Les minutes des audiences en conciliation devant la justice de paix du XVe arron-dissement donnent accès au fonctionnement quotidien du tribunal et permettentde saisir les interactions entre les différents acteurs judiciaires et les débiteurs,dans un quartier qui reste, à la Belle Époque, très fortement ouvrier. Ces audiencesont pour but d’entendre les récits des créanciers et des débiteurs et de statuer surla validité de la demande, dans un face-à-face médiatisé par la présence du juge.Les minutes de ces séances recensent la présence ou l’absence des débiteurs etdes créditeurs et le recours des uns et des autres à la représentation par un tiers,donnant ainsi un outil pour mesurer la mise à distance. Au mois de mars 1893, lejuge de paix initie trente-cinq audiences en conciliation pour des dettes de montantmodeste 115. Sur les trente-cinq débiteurs convoqués, vingt-sept sont absents, unest représenté et seulement sept sont présents en personne au tribunal. Les créan-ciers, eux, ne font jamais défaut ; ils sont présents en personne dans seize affaireset représentés pour les dix-neuf autres. Au final, sur ces trente-cinq audiences,seules trois se soldent par un face-à-face entre le créancier et le débiteur. Il estextrêmement rare que la relation de crédit donne lieu à un face-à-face judiciaireet la présence des débiteurs au tribunal est tout à fait minoritaire. Cette absenceest encore plus grande lorsqu’on ne prend que les procès qui opposent les clientsaux grands magasins. Sur l’année 1893, le tribunal du XVe arrondissement audi-tionne quarante-huit affaires de ce type, et seulement dix débiteurs sont présents,alors que trente-huit ne se déplacent pas jusqu’au tribunal et ne se font pas repré-senter. D’un autre côté, les grands magasins sont eux systématiquement représen-tés et les courriers adressés au tribunal sont envoyés par le « chef du contentieux »,qui n’a jamais eu de relation avec les clients. On constate ici l’aboutissement dela mise à distance avec la création d’un service spécialisé dans la sanction, qui brisecomplètement les possibilités habituelles de recours du débiteur dans le cadred’une relation de face-à-face.

114 - C’est le sociologue Richard HOGGART qui a, le premier, mis en évidence cetteclôture de l’univers populaire dans son ouvrage pionnier La culture du pauvre. Étude surle style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éd. de Minuit, [1957] 1970.115 - AD Seine, D15U1/16 et D15U1/179.1 0 7 8

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 32: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

L’absence, très majoritaire, des débiteurs au procès peut être expliquée pardes raisons économiques, comme l’impossibilité de perdre une journée de travail,et par la certitude d’être, de toute façon, condamné. Henri Capitant, influent pro-fesseur de droit à la faculté de Paris, explique ainsi cette défection : « il me paraîtprobable que l’ouvrier invité à se rendre à la tentative de conciliation ne se déran-gera pas. Qu’irait-il y faire ? Il n’a pas d’argent pour payer ses dettes, et il sait bienque ses promesses ne désarmeront pas le créancier qui s’est décidé à la saisie-arrêt.Je ne crois guère à une conciliation entre un créancier qui veut être payé, qui aépuisé tous les moyens amiables, et un débiteur qui n’a rien à lui donner 116. »L’enquête de l’Office du travail souligne également fréquemment l’ignorancede la procédure par les classes populaires. Le directeur de la Société généralemeulière, à La-Ferté-sous-Jouarre, en Seine-et-Marne, décrit l’attitude de l’ouvrierface à la justice :

Il a horreur de l’apparat de la justice, la peur du tribunal, du juge de paix. Une assigna-tion est pour lui de l’hébreu ; il la tourne, la retourne dans ses doigts en mâchonnant :« qu’est-ce qu’il me veut encore celui-là ? On le sait bien qu’on lui doit de l’argent ! Onle payera, ben quoi ! » Finalement il jette le papier ou le met dans sa poche ; c’est unenterrement de première classe ; il n’y pense plus. Il est condamné par défaut. La saisiearrive, royalement escortée de frais imposants 117.

Cette citation décrit bien l’incompréhension des classes populaires face au recoursà la justice et à la mise à distance qu’il symbolise. Or la loi de 1895, en multipliantle nombre de saisies-arrêts, augmente le nombre de débiteurs qui doivent seconfronter à ce monde judiciaire et à ces multiples intermédiaires, dont le rôlereste, pour eux, relativement opaque. En outre, en simplifiant la procédure, cetteloi développe les saisies pour de très petits montants pour lesquels, en proportion,les frais judiciaires restent extrêmement élevés. Le processus de saisie-arrêt com-mence ainsi par un exploit d’huissier, acte qui coûte environ huit francs 118. C’estensuite le greffier du tribunal qui intervient fréquemment, car il doit authentifiertous les actes de la procédure. Abel Boireau, dans sa thèse de droit, expliqueprécisément l’inflation des frais judiciaires par le fait que « les greffiers eux-mêmessemblent n’avoir pas toujours su résister à ces occasions qui leur étaient faites depercevoir une rémunération 119 ». Les subtilités de la procédure sont très mal per-çues par les ouvriers qui n’y voient qu’un prélèvement indu sur leurs ressources.Ainsi, le journaliste Théophile, dans le périodique Le Jaune, qualifie la loi de 1895de « fumisterie très dispendieuse et fort coûteuse pour l’ensemble du monde des

116 - C. GUERNIER, La saisie-arrêt des salaires et traitements..., op. cit., p. 39-40.117 - Ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, Office dutravail, Saisie-arrêt sur les salaires, op. cit., p. 125.118 - La communauté des huissiers de l’arrondissement de Rouen, se sentant menacéepar la proposition de loi de Laurent Bonnevay, publie un texte défensif qui expose bienson rôle dans le processus judiciaire, Saisie-arrêt des salaires et petits traitements. Loi du12 janvier 1895. Critique..., op. cit.119 - Abel BOIREAU, Saisie-arrêt et cession des petits salaires (loi du 27 juillet 1921), Bordeaux,D. Gomez et Cie, 1923, p. 14. 1 0 7 9

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 33: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

travailleurs ». Cet auteur, appartenant à la mouvance du syndicalisme de droite,dénonce de façon virulente l’enrichissement du personnel judiciaire et conclut :« Ah ! Ça ne m’étonne pas, parbleu, greffiers, huissiers, avoués, roulent carrosse ?Ils peuvent rouler carrosse, c’est le peuple qui paie ! Bigre... il y a déjà bien assezde gras-à-lard, de ventrus et de bouffis de la Sociale, qui roulent carrosse à nosdépens, sans que nous soyons obligés de graisser encore de nos sueurs, le vieuxchar vermoulu où grignotent les rats de la justice » 120 !

Ces violentes critiques à l’encontre des intermédiaires judiciaires épargnentpourtant la figure du juge de paix qui conserve, pour certains débiteurs, l’aurad’une autorité bienveillante à laquelle il reste possible de s’adresser pour corrigerles injustices de la procédure. Cette démarche est bien plus souvent le fait desfemmes : ainsi, au milieu des absences majoritaires, il est fréquent que les femmesmariées viennent à l’audience en conciliation à la place de leur époux. Malgré leurstatut de mineure et donc leur incapacité juridique, les juges de paix les écoutenten les définissant comme « témoin » et accèdent toujours à leurs demandes d’éche-lonnement du paiement des dettes. Cette participation féminine aux procès dansles cours locales en Grande-Bretagne a été étudiée de manière très fouillée parMargot Finn pour les XVIIIe et XIXe siècles : cette historienne anglaise a montrécomment leur minorité juridique pouvait paradoxalement être un recours contreleurs créanciers 121. Les pièces de procédures de la justice de paix du XVe arrondis-sement de Paris conservées pour les mois de janvier, février et mars de l’année1913 nous donnent accès de manière encore plus détaillée, même si très parcellaire,aux stratégies utilisées par ces femmes pour réclamer des aménagements auprèsdu juge de paix. Ces cartons d’archives comprennent quatre lettres adressées direc-tement au juge et qui sont toutes des réclamations dans une affaire qui opposentles ouvrières à des grands magasins de vente à crédit, pour des sommes comprisesentre 13,25 francs et 600 francs 122. Ces adresses au juge de paix qui implorent samansuétude relèvent parfaitement du genre défini par Didier Fassin comme celuide la supplique, c’est-à-dire « d’une forme ancienne et conventionnelle par laquelleun sujet interpelle une autorité lointaine pour en obtenir une faveur ou une grâce.[...] Elle a toujours pour fonction de construire un rapport individualisé entre despersonnes qui sollicitent et une personnalité qui octroie, destinées normalementà ne pas se rencontrer. Elle se présente ainsi comme un appel à une humanisationdes rapports de domination qui se traduit par un traitement personnalisé et discré-tionnaire du requérant 123. » Les débitrices jouent sur les stéréotypes de leurcondition ouvrière et féminine pour amadouer le juge, se présentant comme desouvrières honnêtes, ayant charge de famille avec des salaires de misère. L’uned’elle précise : « je suis seule avec une enfant à ma charge, malade depuis 3 mois

120 - THÉOPHILE, « À propos de la saisie-arrêt », Le Jaune, 18 sept. 1904, publié en bro-chure sous le titre Les Cahiers de l’ouvrier, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32735417h/date.121 - Margot C. FINN, The Character of Credit: Personal Debt in English Culture, 1740-1914,Cambridge, Cambridge University Press, 2003.122 - AD Seine, D15U1/215.123 - Didier FASSIN, « La supplique. Stratégies rhétoriques et constructions identitairesdans les demandes d’aide d’urgence », Annales HSS, 55-5, 2000, p. 955-981, ici p. 961.1 0 8 0

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 34: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

H I S T O I R E D U C R É D I T

n’ayant pour toutes ressources que mon salaire de lingère, je me trouve du fait dema maladie dans un dénuement complet », tandis qu’une autre raconte : « j’ai à macharge mon fils âgé de huit ans et mes vieux parents. Porteuse de pain chezMr Laubier boulanger 376 rue de Vaugirard depuis plusieurs années mon patronvous dira que je gagne deux francs 40c par jour et mon pain de deux livres, qu’ilest satisfait de mon travail et de ma conduite. » Cette porteuse de pain insisteégalement sur sa situation de femme délaissée, obligée de payer les dettes adul-tères de son mari alcoolique, qui a dépensé 600 francs en nouveautés pour « mettredans ses meubles une femme de mœurs » 124. La véracité de ces témoignages estinvérifiable, mais leur intérêt réside peut-être davantage dans la répétition d’unscript qui semble recevable par le juge de paix. Cela est confirmé par le fait queces lettres sont considérées comme des pièces de procédures, c’est-à-dire commedes documents qui permettent au juge de se forger une opinion, à l’égal desreconnaissances de dettes et des factures des petits commerçants.

Ces archives permettent enfin de mettre en lumière l’incompréhension desclasses populaires face à la distanciation instaurée par les grands magasins. Ainsi,Madeleine Raffin, lingère, écrit :

En réponse à votre convocation du 28 courant pour être entendue contradictoirementavec Monsieur Cassé du Louvre pour une note impayé s’élevant a la somme de 13 francs35 centimes, je vous prie, Monsieur de bien vouloir m’excuser [...]. Je suis malade et jene puis me rendre à cette convocation mais je vous envoie 2,25 F d’acomptes à donnerà Monsieur Cassé à qui je n’ai jamais refusé de payé cette modique somme de 13,25, aucontraire je lui ai écrit dernièrement en lui disant qu’il serait payé fin février 125.

On peut finalement interpréter ces lettres comme une tentative de réinstaurer unrapport personnel dans une relation qui n’avait pas été perçue comme à distance.Puisque la négociation avec l’abonneur est impossible, car il a déjà déféré le dossierau service du contentieux, la débitrice se tourne vers le juge de paix dans un appelà la médiation, en cherchant à établir une nouvelle relation de face-à-face 126.

L’étude conjointe du système de crédit mis en place par les Grands MagasinsDufayel et de la procédure judiciaire créée par la loi du 12 janvier 1895 met enlumière la reconfiguration des relations de crédit à Paris à la Belle Époque. La

124 - AD Seine, D15U1/215.125 - Ibid. L’orthographe d’origine est respectée.126 - Ce procédé fait écho aux appels à l’autorité de l’époque moderne, étudiés notam-ment par Edward P. Thompson ou Simona Cerutti. Cependant, ces historiens exami-nent des actions collectives. Après la Révolution française et l’instauration d’une justicelocale, c’est au contraire une demande individuelle, directe, entre la débitrice et le jugequi s’exprime. Voir Edward P. THOMPSON, « The Moral Economy of the English Crowdin the Eighteenth Century », Past and Present, 50-1, 1971, p. 76-136 ; Simona CERUTTI,« Travail, mobilité et légitimité. Suppliques au roi dans une société d’Ancien Régime(Turin, XVIIIe siècle) », Annales HSS, 65-3, 2010, p. 571-611. 1 0 8 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.

Page 35: Albert, Le crédit à la consommation des classes populaires à la Belle époque

A N A Ï S A L B E R T

seconde révolution industrielle s’appuie sur la mise en place d’un système deproduction de masse, qui place les ouvriers au cœur des interrogations à travers lethème de la question sociale. L’attention portée par les historiens à ce phénomènea souvent laissé dans l’ombre le fait que cette nouvelle phase du capitalisme estégalement celle de la construction d’une économie de la consommation de massepassant par l’accès massif au crédit de ces mêmes classes populaires. L’essor d’unmarché intérieur a provoqué un changement d’échelle des systèmes de créditprésenté comme profondément moderne par ses promoteurs, mais qui repose enfait davantage sur un ensemble d’innovations, entendues comme une formalisationdes savoirs tacites et des pratiques du petit commerce. Il existe bien une tensionentre les deux idéaux-types de la relation de crédit que sont le face-à-face et lamise à distance, mais, loin de se résumer à une opposition systématique, ces deuxmodes d’organisation se retrouvent plutôt dans un lien dialectique. La relationinterpersonnelle demeure la première étape indispensable de l’établissement d’unlien de crédit qui reste fondé, pour les classes populaires, sur les mécanismes dela confiance développés dans le face-à-face. La mise à distance intervient progressi-vement, par des glissements successifs qui ne deviennent évidents pour les débi-teurs qu’au moment d’une procédure judiciaire. Ce dernier élément met l’accentsur la réelle nouveauté de l’ordre social du crédit qui émerge à la Belle Époque :la démultiplication des scènes sur lesquelles se joue la dette – entre espacecommercial, tribunal et monde du travail – et la variété des médiations qui yprennent place.

Les débiteurs populaires sont désormais enserrés dans un ensemble de rela-tions de crédit, qui multiplie les interactions avec divers acteurs : concierges, abon-neurs, greffiers, huissiers, patrons et juges de paix. Tous ces intermédiaires peuventjouer un rôle, positif ou négatif, entre le moment de l’identification et celui de lasanction. Leur action sur le crédit, au sens social et économique, du consommateurouvrier n’est pas déterminée à l’avance et dépend de la nature de la relation inter-personnelle qu’ils ont nouée avec le débiteur : un concierge peut donner accès aucrédit ou disqualifier un ouvrier avant même qu’il ait pu faire ses preuves, unpatron peut protéger son salarié en refusant de donner suite à la procédure judiciaireou, au contraire, créer une sorte de double peine en congédiant un ouvrier dont lesalaire est saisi. Ces coulisses de la relation de crédit restent en partie dans l’ombre,mais rappellent que l’étude de la dette, en particulier en ce qui concerne les classespopulaires, groupe social caractérisé par la privation (de ressources économiques,sociales ou d’accès au pouvoir politique), doit toujours être réinscrite dans unsystème social global. Le crédit ne peut être compris de façon manichéenne– panacée ou prélude de la déchéance – et il faut garder en mémoire que la relationde crédit, enchâssée dans d’autres liens sociaux, peut être à la fois ciment du liensocial ou vecteur de domination.

Anaïs AlbertUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne

1 0 8 2

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

EM

Lyo

n -

- 1

93.4

8.13

6.6

- 28

/10/

2013

10h

12. ©

Edi

tions

de

l'E.H

.E.S

.S.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - E

M Lyon - - 193.48.136.6 - 28/10/2013 10h12. ©

Editions de l'E

.H.E

.S.S

.