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1 H I S T O I R E D’ U N E F A S C I N A T I O N L EST DE MON CORPS TCHERNOOUTSAN IRÈNE 2013

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HISTOIRE

D’UNE

FASCINATION

L’EST DE MON CORPSÀ

TCHERNOOUTSAN IRèNE2013

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Irène Tchernooutsan

À l’Est de mon corpsHistoire d’une fascination

2013H.E.A.R

Atelier scénographieTuteur de mémoire:

Bruno Tackels

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Introduction

Ce mémoire est un travail de recherche autour des mécanismes de la fasci-nation.Pour développer et mieux comprendre cette notion, je me suis appuyée sur des ré-cits d’espace écrits au cours de ces dernières années. Ces récits concernent deux lieux en particulier : l’église et le centre commercial.Intuitivement, j’ai lié ces deux lieux et le travail de ce mé-moire, mené comme une en-quête, fut de comprendre ce qui les rapprochait.Ces deux endroits susci-taient chez moi un état de fascination. Autrement dit, à l’intérieur de ces lieux clos, se jouait une sorte d’envoû-tement.Dans l’un et l’autre, se res-sent la possibilité d’un pas-sage vers un ailleurs, un au-delà. Pour nourrir l’imaginaire de ces visions, il faut

qu’il y ait image, fiction. La première partie, « Le très proche » s’articule autour de la question de l’image, et en particulier au-tour de l’icône.Comment représenter ce qui n’est pas représentable ? Comment certains peintres ou moines copistes ont-ils fait pour nous faire passer du visible à l’invisible ? Que se passe-t-il pour nous face à ces images ?Par quelles techniques de représentation fait-on appa-raître le divin dans l’image ?Nous parlerons ici de la perspective inversée utilisée dans les icônes, et qui au contraire de la perspective place le point de fuite hors de l’image à la place du spectateur. Mais aussi, com-ment l’architecture de l’église est influencée et pensée en fonction de l’espace repré-senté dans l’icône.

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La deuxième partie « L’inatteignable lointain » concerne aussi les images, mais cette fois-ci celles de la Renaissance. Ces images, réutilisant la perspective, mettent-en-scène un lointain en plaçant le sacré au ni-veau du point de fuite. Le point de fuite est inattei-gnable et figure la nature même du divin. Il s’agit de susciter le désir de voir ce divin sans jamais l’assouvir. Nous verrons com-ment les centres commer-ciaux, grâce à l’image et à la publicité, mettent aussi en scène le désir sans jamais l’assouvir et comment des glissements s’opèrent entre incarnation et incorporation à partir des écrits de Marie-José Mondzain.

Enfin, la troisième partie intitulée « Une mise à l’échelle »: il s’agit de com-prendre l’emprise que l’image a sur notre

imaginaire dans ces deux empires que sont l’église et le centre. Si l’image en soi n’est pas dangereuse, sa média-tion peut l’être dépendant de la volonté de celui qui la montre. Nous verrons comment le culte de la per-sonnalité reprend la compo-sition des images de culte pour mieux se légitimer.Enfin, je tenterai, de mieux cerner ma propre fascina-tion. Que je vis sous fasci-nation, comme on vit sous envoûtement.Que dans mon histoire per-sonnelle, dans ma mytholo-gie familiale, la question de la fascination est récurrente.

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Première partie : le très proche

-Une icône- « Le Christ de Borja devient une icône célèbre »-La lumière de l’icône-La perspective inversée-La chapelle du Rosaire de Vence.-La Laure des Catacombes-L’église russe-conclusion : Être soi/Être pour

Deuxième partie : l’inatteignable lointain

-Entre-deux-L’inatteignable lointain-Des p’tits trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous…-Le dormeur du Mall.-Les passages-Les ondes spectrales-Le lointain est un grand tapis de course-Conclusion : désir de croire/manipulation du désir

Troisième partie : Une mise à l’échelle

-La fascination: de l’icône à l’affiche-La communauté.

-Conclusion : une responsabilité. Épilogue : Un pèlerinage.

SOMMAIRE

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le très proche

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Au commencement, il n’y avait qu’une seule image. Elle était dans l’entrée de l’appartement parisien ou je vivais avec ma mère et mon frère. L’icône, qui vient du grec eikon, l’image, était sus-pendue à un mur face à la porte d’entrée.Vieille, brunie, nous coincions dans son dos deux branches de rameaux d’oliviers que nous achetions à Pâques. Vifs et luisants les premiers jours, ils atteignaient peu à peu un état de sécheresse.Au fil des semaines ils s’apla-tissaient, devenaient secs et ternes. À leur tour, ils deve-naient image et accueillaient les visiteurs.Là et absente à la fois, cette icône m’entourait. Ain-si en est-il des autres qui ont trouvé refuge dans nos chambres.

A 15 ans, pleine de doutes sur l’institution de l’Église, et dans un processus de mise à distance, je décide de faire table rase de toutes mes icônes et de les jeter. Non. Je n’ai pas pu. Je les ai regroupées dans un sac en plastique que j’ai rangé dans un tiroir hors de ma vue. Au fond je craignais une vengeance.

Selon Alfredo Tradigo, dans Icônes et saints d’Orient « l’icône est un signe de la présence de Dieu et la concrétisation la plus simple et la plus immédiate de la conception de l’Église que se font les peuples byzantins et slaves ; devant l’icône, chaque fidèle peut dire : « Voici ma foi, ce en quoi je crois, les personnes divines

Une icône

1 Tradigo Alfredo, Icônes et saints d’Orient, éd Hazan, collection Guide des arts, 2009, 384 pages, p 6

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et les saints rendus visibles par des formes et des cou-leurs. » 1

Je ne pouvais pas jeter mes icônes car, si je reje-tais l’Église, son pouvoir, et son autorité, je ne pouvais, ne voulais pas jeter l’objet en soi, l’image qui me faisait passer vers quelque chose de plus grand, de plus uni-versel.L’icône pèse plus lourd qu’une autre image. Pas seu-lement parce qu’elle est en bois.

Elle pèse lourd parce que mon regard sur elle est exi-geant. Je lui en demande beaucoup, je lui demande de se dématérialiser.À travers elle, je veux pouvoir passer dans une autre dimension, vers l’au-delà. Je veux pouvoir passer du matériel au spirituel.

Ce passage vers l’invisible est peut-être le propre d’une icône. Une icône est une sorte d’articulation entre ce qui est visible et ce qui est invisible, matériel et spirituel.Car elle rend matériel et visible ce qui ne peut pas l’être : la figure de Dieu.Marie-José Mondzain2 dans L’image peut elle tuer ? dit « L’histoire de l’incarnation est la légende de l’image elle-même »Incarner, c’est donner chair, c’est-à-dire carnation et visi-bilité à une absence. L’incar-nation est le devenir image de l’infigurable.

« Tel fut le sens de l’incar-nation qui donnait chair et corps à une image tout en lui attribuant le pouvoir de conduire à l’invisibilité de son modèle divin ».2

2 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 p 31

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Ainsi, avec l’incarnation, un nouveau statut de l’image est apparu dans la société gréco-latine. « Un monde commun s’est construit qui a défini sa culture comme une gestion articulée et simultanée de l’invisible au visible » 3.

La passion de mon regard sur les icônes est l’héritage de la passion du Christ représentée dans les icônes.

L’icône est une porte d’en-trée. Elle propose une transe par effleurement.

En la jetant, je fermais donc la porte à la possibilité d’un passage. Aujourd’hui, en rouvrant ce sac, je cherche à comprendre comment les icônes permettent ce passage.

3 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer?,éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. p 15

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Dans la ville de Borja, en Espagne, une octogénaire du nom de Cecilia Jimenez, s’est lancée dans la rénovation d’un tableau représentant le Christ. Ce tableau appartient à l’église et elle a agi avec la permission du prêtre.Son travail a été qualifié de « pire restauration artistique de tous les temps »

Cette image du Christ de Borja par Cecilia Jimenez me fait rire.

Elle me fait rire à chaque fois que je la regarde et encore plus rire quand je repense à l’histoire. C’est un rire étrange, piquant, incisif.Ce n’est pas qu’une caricature de plus, une farce faite à l’autorité de l’Église, un détournement de la pensée établie, car Cecilia Jimenez ne voulait que rénover le tableau, lui redonner de

l’éclat.La différence entre ça et la caricature est dans l’inten-tion de l’auteur. Les moines copistes agissaient selon un certain rituel et elle ne le possédait pas. C’est précisément ce qui lui a été reproché par le conseiller municipal de la ville : « Parce que quelle que soit la valeur du travail, le fait qu’une personne ai agi

« Le Christ de Borja devient une icône célèbre »

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une représentation codée du visage de Dieu, une invitation à passer du visible à l’invisible. Non, elle devient un portrait représentant le Christ par Jimenez. C’est une conception de Jimenez.

L’artiste acquiert une certaine autonomie face au sujet représenté. D’ailleurs, des pétitions circulent sur internet pour garder ce

de son propre chef, c’est une insulte à l’héritage ar-tistique »1. Cette femme n’a pas agi avec prétention. Elle voulait aider et pallier les problèmes financiers de son église. Elle voulait « retoucher » et par touches successives, elle a effacé, recouvert l’image première.

Pour comprendre mon rire, ce en quoi cette situation me décontenance, j’émets deux hypothèses.

La première est que lorsque je regarde ce Christ, je ressens le geste malhabile. Au lieu de me plonger dans une icône, je regarde la main de l’artiste. Il y a ici le sujet représenté et la façon dont Cécilia Jiménez l’a représenté. Ces deux éléments s’entrechoquent dans la peinture. L’image n’est plus une adoration,1 Propos retranscrits dans L’écho des Savanes paru en septembre/octobre 2012

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théologique.Les premiers sujets repré-sentés dans la peinture sont bibliques. Ainsi, l’artiste au geste vir-tuose, a ce don, cette grâce, qui lui permet de trans-mettre aux autres, d’élever les âmes. Armes infaillibles pour l’église, l’image tient son pouvoir des artistes que l’Église légitime.« En effet la révolution chré-tienne est la première et la seule doctrine monothéiste à avoir fait de l’image l’em-blème de son pouvoir et l’instrument de sa conquête. Elle a convaincu tous les pouvoirs d’Est en Ouest que celui qui s’empare des visibi-lités est maître du Royaume et organise la police des re- gards».Quadrature du cercle, le don est par lui et pour lui. La grâce dont manque Jimenez malgré toute son intention.

Christ en l’état. Certains affirment qu’il est beaucoup plus connu qu’avant, et qu’il vaut mieux un Christ à l’apparence bestiale qu’un Christ oublié. D’autres disent que c’est de l’art brut, que c’est une œuvre d’art en soi. Mais cet argument de l’art brut, qui confirmerait l’hypothèse d’une autonomie de l’artiste par rapport au sujet représenté, se doit d’être rectifié car Cecilia Jimenez n’a jamais dit qu’elle était artiste. Sa volonté n’était pas de s’éloigner de l’œuvre mais de la restituer.Aujourd’hui, je la contrains un peu à prendre une posture d’artiste pour défendre son geste or ce n’est pas son intention.Alors, voici ma deuxième hy-pothèse. Elle est influencée par les valeurs judéo-chré-tiennes.Le geste manque de grâce.La grâce a un fondement2 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages.

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Et c’est cela qui me fait rire. Parce que je vois l’écart entre l’intention et le résultat, je ris. J’ai pitié, je trouve cela pitoyable.

Je ris parce qu’elle s’est attaquée non pas à n’importe quelle scène, non, elle a choisi le Christ, le visage de la toute première image. Elle a œuvré dans un champ rempli de mines, et son geste la trahit.

Je ris parce qu’elle fait partie de cette église vieillissante, et que c’est d’elle que germe le scandale. Elle préfigure un déclin, celui de l’église minée par les affaires.Elle a rendu risible une image, et à travers elle c’est toute l’institution de l’Église qui est dénigrée. Une instititution qui avait fondé son pouvoir en s’appuyant sur les images.

Et c’est peut-être enfin pour cela, que j’aime son travail. On nous la présente comme une vielle femme de 80 ans, pauvre, sans défense, chamboulée par la pression médiatique. On ne peut pas l’attaquer. Elle ne défend rien, aucune posture, elle n’affiche aucune prétention. C’est tout le message judéo-chrétien sur la pitié qui est pris au piège. Ils ne l’attaqueront pas car on ne tire pas sur une ambulance. Et mon rire de s’arrêter la.

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La lumière nous en-toure. Elle est partout, une et indivisible.Quand le soleil éclaire un ob-jet, on peut en voir toutes les facettes bien que certaines faces ne soient pas éclairées avec autant d’intensité que d’autres. Certaines sont plus sombres. Pourtant, il n’y a pas de rupture entre elles. C’est la même lumière qui recouvre ce carré, la même lumière, de l’unique soleil. Elle est indivisible et continue. Elle éclaire la ma-tière, et cette matière ne la laisse pas passer. Elle la ren-voie. Nous partons d’abord de l’expérience sensible, sen-sorielle, nous partons de nos perceptions pour rejoindre un monde symbolique.Car ici, nous ne sommes pas seulement dans le monde physique, nous sommes aus-si dans la métaphysique.

Nous sommes dans le pas-sage du sensoriel au supra sensoriel et cela rien qu’en prononçant les mots « lu-mière » ou « matière ».

Ainsi, dans la formule « Dieu est lumière », on l’entend comme « Dieu est Un, Indivi-sible et continu ».Le soleil éclaire, mais la ma-tière dont nous sommes en-tourés se laisse éclairer.L’icône n’est pas en elle-même la lumière de la divi-nité, elle n’est pas la Divinité en personne, elle n’est pas non plus l’énergie brute de la matière, elle n’est pas que sa « grossière imperméabilité à la lumière » 1.L’icône doit se trouver à la frontière idéale entre l’éner-gie divine et la passivité du crée. Elle est à un égal degré dieu et non-Dieu, créature et non-créature. Elle passe de l’un à l’autre monde.

La lumière de l’icône

1 et 2 Florensky Père Paul La perspective inversée, éd L’AGE D’HOMME, 1 992 - 218 pages p 65

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Si la lumière est l’ac-tivité de Dieu, alors l’icône est la première densification de son activité, sa première œuvre, dans laquelle on peut ressentir « le souffle de Dieu » 2.

Selon Marie-José Mondzain, les images sont à la fois choses et non choses.« Il faut admettre qu’elles se tiennent à mi-chemin des choses et des songes, dans un entre-monde, un quasi-monde où se jouent peut-être nos servitudes et nos libertés. Paradoxe de son insignifiance et de son pou-voir. » 3

Car une icône n’existe que parce que nous la regar-dons. C’est le regard porté sur elle qui active ou non son pouvoir.La valeur d’une image incarnée, c’est de porter trois instances indissociables que sont le visible, l’invisible

et le regard qui les met en relation. « L’image appartient à une étrange logique du tiers inclus » 4.En tant que telle, l’icône nous propose ou non ce passage. Elle laisse sa liberté à celui qui regarde car il peut choi-sir de voir ou de ne pas voir l’absence des choses qu’on lui donne à contempler.L’image ne produit aucune évidence. Elle attend sa visi-bilité des regards.C’est un appel à la construc-tion du regard.

3. et 4 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ?éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. 3: p 13-14 et 4: p. 31

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- « L’esprit est-il ce que la main corporelle ne peut toucher ? » Kandisky.

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- « Il est donc possible de forger, pour désigner les êtres célestes, des figures qui ne soient point sans harmonie avec eux en partant des parties mêmes les plus viles de la matière, puisque la matière elle aussi, ayant reçu l’existence de celui qui est réellement beau, conserve dans toute sa disposition matérielle, certains échos de la splendeur intelligente, et qu’on peut s’élever grâce à eux vers les archétypes immatériels, à condition comme on l’a dit de prendre les simulacres sur le mode de la dissemblance et de ne point les définir univoquement mais en les adaptant plutôt et en les appropriant aux caractères respectifs des êtres intelligents et des êtres sensibles.

Réponse apportée par Denis l’aéropagite.

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Regardons à l’inté-rieur d’une icône.La position des éléments, la représentation des saints personnages me posait nombre de problèmes étant petite.Nous commencions déjà au CM1 à apprendre les règles de la perspective. Mon inca-pacité à représenter « hon-nêtement » les objets qui m’entouraient me sidérait. Mes aplats colorés étaient forts appréciés mais je n’y voyais que niaiseries.Je glanais ça et là, en copiant sur mes copains, certaines façons de représenter les cheveux, la maison ou la voiture.À la maison, les icônes russes appartenaient au passé, elles faisaient partie d’un tempspour moi révolu et la naïveté du dessin me semblait faire preuve d’un grand retard culturel.

Aujourd’hui, j’ai un autre re-gard sur elles.

J’ai appris quoi que de fa-çon malhabile à faire des perspectives. Je m’en sers pour les plans de théâtre. Et en les utilisant, j’ai pu mettre la perspective à distance.

J’ai compris avec peine que ce n’était qu’une façon par-mi d’autres de représenter.Père Paul Florensky, dans « La perspective inversée » écrit que la perspective n’ap-paraît pas dans l’art « pur » et que sa fonction n’est « ab-solument pas d’exprimer une perception artistique vivante de la réalité, au contraire, elle est inventée dans le do-maine de l’art appliqué, plus précisément dans le domaine de la technique théâtrale qui se sert de la peinture et la soumet à ses propres objec-tifs » 1.

La perspective inversée

1 et 2 Florensky Père Paul La perspective inversée, éd L’AGE D’HOMME, 1992 - 218 pages

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La perspective, selon Père Paul Florensky est caracté-ristique du subjectivisme et de l’illusionnisme.En regardant une icône byzantine, on voit tous les côtés d’un carré représentés. Bien avant les cubistes, le nez de tel ou tel personnage était représenté par son centre, son aile gauche et sa droite. Des contorsions impossibles à réaliser physiquement sont dessinées. Les lignes fusent et chaque élément a son propre centre de perspective.L’icône est sans éloignement parce que sans perspective. Elle réalise le proche absolu. C’est l’espace qui nous en-toure, nous enveloppe. Dans cet espace crée, il n’y a au-cune distinction entre l’ici ou le là.Henri Maldiney, dans « Corps, regards, espace » explique qu’une image byzantine ex-clue toutes possibilités de

prendre un point de vue sur elles. « Une image byzan-tine n’est pas un point de vue sur une chose ou sur un être, car elle n’est pas représentative d’objet. Elle n’est pas référentielle » 2.

Dans les tableaux conven-tionnels, la perspective est orientée vers un point de fuite situé à l'intérieur de la composition picturale. Dans

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l’icône religieuse, la perspective inversée fait que c’est le spectateur qui sert de point de fuite : c’est lui qui reçoit le message sur l’importance du sacré et de son mystère. Chaque objet à son propre point de vue. C’est le polycentrisme.Ces lignes forment le schéma de reconstitution de l’objet contemplé dans sa conscience.

R e p r é s e n t a t i o n iconographique du XIVème siècle d'Ohrid, la vérité théologique de l'Annonciation rayonne vers le fidèle

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qu’il tient jusqu’à l’expiration totale. D’autres le rejoignent. Des hommes principalement. Puis des femmes élèvent leurs voix. Il y a quelque chose de céleste dans leurs chants. Les vitraux aux teintes jaunes et bleutées entourent les voix et il me semble que tout n’est que vibration. Les soeurs ne disent rien. Moi je me tais et pourtant j’aimerais participer. Chan-ter, danser, me lever. Mais j’écoute. Je suis touchée dans mon âme.

La Chapelle du Rosaire de Vence 2 juillet 2008

Après de longues heures passées à l’étroit dans un car, nous arrivons enfin à Vence. Le chauffeur nous dépose devant une petite église. On se dirige vers l’entrée où les sœurs nous attendent. L’une d’entre elle nous avertit : « Ne vous dispersez pas, vous êtes nombreux ». Nous sommes une vingtaine. Le groupe est constitué de chanteurs et musiciens de Tunis, de Leipzig et de Lyon. Nous sommes tous réunis dans le sud de la France pour faire un workshop. C’est le ramadan. Les Tunisiens l’observent. Il fait chaud. Ils sont fatigués. Une fois dans la chapelle, ils s’assoient sur les bancs. Je les rejoins. Nous ne parlonspas.Un bourdonnement se fait entendre. Attaf, un des musiciens tunisiens gronde une note basse, profonde,

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Kandinsky, dans « Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier » traite de l’influence des couleurs sur nos perceptions. Ainsi parle-t-il du rôle de certaines couleurs. Par exemple, le jaune et le bleu qui sont des opposés. Quand l’un a un mouvement vers l’extérieur l’autre est plus concentrique.On peut même, si on suit Philippe Sers, parler d’une scénographie. À propos du jaune et du bleu, il dira : « Chaleur et froideur sont la tendance vers le jaune ou vers le bleu. Ce sont des éléments dynamiques. Il s’agit avant tout d’un mouvement. C’est la tendance que la couleur a, tout en conservant sa résonance de base, vers le matériel et l’immatériel. « C’est un mouvement horizontal, le chaud sur ce

plan horizontal allant vers le spectateur, tendant vers lui, alors que le froid s’en éloigne. » 1

À Vence, ces couleurs jaunes et bleues ont eu une in-fluence directe sur mon âme.Je rejoins en ce sens une des conceptions de Kan-dinsky sur ce qu’il nomme « la nécessité intérieure » 2. « L’harmonie des couleurs doit reposer sur le principe de l’entrée en contact effi-cace avec l’âme humaine. Mon expérience est le fruit de la rencontre entre cou-leur et musique.

1 et 2 kandinsky Wassily, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, éd. Denoël-Gonthier, 1969, 1979, 1 989 ; éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1 989 préface de Philippe Sers, mars 1988 p. 30, et 2: p 118

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Le bleu a une valeur d’élévation. Le jaune garde un aspect terrestre. J’associe le jaune au crépuscule, au soir qui se meurt, à certains tableaux de Turner, et aux centres commerciaux. Aux marbres, au brillant, à la chaleur et au brouhaha. Le bleu reste la couleur qui nous ramène de la nuit, un bleu opaque, qui passera de l’outremer à l’aube blanche.Dans les icônes byzantines, les couleurs ont ce même rôle. Elles ont le pouvoir d’organi-ser l’espace.Les quatre principales sont le vert, le bleu, l’or (jaune-orange) et le rouge. Chacune correspond à un état d’être.

Le vert par exemple, à l’op-posé du rouge contient en lui l’idée d’un repos, d’une sorte de satisfaction réelle

ou l’on ne veut rien « ou l’on ne peut rien vouloir de plus ». C’est aussi une conception de Kandinsky, qui voyait le vert comme une couleur plate, « c’est la couleur de l’herbe et c’est la rumination des vaches ». Le bleu produit l’im-pression d’une sorte de néant attirant, un abîme qui nous assaille et nous attire à lui.Le jaune-orange ou l’or nous pénètre de joie et nous en-toure de chaleur. L’or peut avoir plusieurs teintes, les tessères d’or peuvent être tantôt brunes tantôt vertes, dépendant de son effet dra-matique, de l’état que l’on veut provoquer chez le spec-tateur. Enfin, le rouge pro-cure une satisfaction idéale contrairement au vert, si bien que « le vrai rouge n’est jamais atteint » 3.

3 Kandinsky, dans « Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier » p. 163.

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« La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent, c’est pourquoi elle apparaît toute dramatique. Elle est dramatique parce qu’elle est rencontre, comme l’est le phénomène. Tout phénomène, qu’il soit cosmique ou pictural, est un événement : rencontre de deux couleurs, de deux lumières, de deux ombres, d’une lumière et d’une ombre. » Maldiney Henri, Corps, regards, espace

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Ce récit d’espace dé-crivant un voyage à la cha-pelle de Vence permet de faire un lien entre l’icône et son lieu d’exposition : l’église.Ces deux éléments sont liés car l’icône et l’architecture qui l’englobe sont pensées dans le même temps. L’ar-chitecture rejoue l’espace représenté dans l’icône. Il s’agit de prolonger son mou-vement d’enveloppement. Dans les églises russes, les niches et les voûtes sont rondes et accueillantes. C’est un espace utérin qui déve-loppe chez le visiteur ou le pratiquant un sentiment de communauté.

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étroit. Je suis prise entre deux personnes. Je ne vois pas l’espace en entier. A droite, une première salle. Des fidèles embrassent une image. Pareil sur la gauche. Quand je pénètre dans l’une des salles,je me sens en po-sition de voyeur. Je reste en retrait, un peu étouffée par la pesanteur de ce lieu. Je regagne le corridor central et m’approche doucement d’une sorte de cercueil en verre. Des femmes et des hommes embrassent la vitre. Quand vient mon tour, je suis assez près du cercueil pour distinguer une momie enveloppée d’un habit vert brodé d’or. Une toute petite main prostrée dépasse de la manche. Je ne m’agenouille pas, ni ne baise la main, ci bien que je suis poussée par ceux qui attendent derrière moi. Tout le monde semble affairé, tête baissée, concen-tré. Moi, je suis perdue.

La Laure des Catacombes 21 juillet 2012

À Kiev se trouve un monastère appelé « la Laure des catacombes ». Il est en retrait de la ville et se trouve fortifié d’enceintes. Un long chemin en pente traversant les jardins nous conduit à la première église, puis à la seconde et ainsi de suite. Arrivés au sommet, on dé-couvre une église blanche. Un pope psalmodie par un haut-parleur installé sur le toit des versets que des vieilles femmes assises sur les bancs écoutent avec vé-nération.Pour rentrer à l’intérieur de l’église, il faut se couvrir la tête et porter une jupe lon-gue.Je loue une jupe dans un kiosque voisin.À l’inté-rieur de l’église, une femme m’interpelle pour m’indiquer le chemin à suivre. Il faut descendre des marches en pierres grises. On me tend un cierge, et je m’engouffre dans une cave. Les voûtes sont basses, et l’espace

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La Laure des Catacombes 21 juillet 2012

Photo d’une mosaique prise dans l’église Sainte Sophie, KB ,;;,,;C,;CXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX;;V;;;;CX,,,,NBVBVS,NSC,NSC,N,SK,N,NSSNCCNSKSSKJJSJKSSSSS,SSSSS,NNK,,,,,,,,,,,,,,,,,,SSSSSSSSSS,K,S,S,N,SKN,,SN,CN,SKS,S,SKSSCSC,SCCCCCC,CC,C,C,,,,C,,,C,,,,,,C,SC,,NS,CSCi

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Ici, le chemin est scé-nographie.Un long parcours, une sorte de procession se doit d’être suivi pour accéder aux images. Pour le non-connais-seur cela peut paraître rude ou oppressant. Ce fut mon cas. Mais c’est une exception comparée aux autres églises dans lesquelles j’ai eu le loi-sir de flâner. Il y a une cer-taine liberté qui se dégage de ces lieux.Par exemple, il n’y a pas, contrairement aux églises catholiques de bancs. La foule reste debout, dans la nef, entourée d’images qui viennent à nous. Il n’y a pas non plus d’éclairage géné-rale, seuls quelques cierges éclairent ça et là des niches qui recueillent les soupirs de ceux qui viennent prier.Dieu est une affaire person-nelle et chacun se confie à lui sous l’étoffe des voiles.

Quand les chœurs chantent, ils se trouvent dans les ailes si bien que la source de la nappe sonore qui nous en-veloppe reste cachée. Il y a d’un côté la nef avec l’as-semblée des fidèles, et de l’autre le sanctuaire réservé aux popes.L’iconostase, cette porte « Sainte » recouverte de personnages saints, sépare l‘église en deux. Trois portes sont dissimulées dans ce panneau et c’est par elles que les popes entrent et sor-tent du sanctuaire. C’est une sorte de cérémonie théâtrale à laquelle j’assiste.Une cérémonie du sacré. Les popes « apparaissent » et « disparaissent » derrière la porte et reviennent avec toujours plus d’encens.

L’église russe

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D’autres jeux sont ainsi organisés. À pâques, si vous décidez de venir vous baladez près de Saint Serge à Jurés, Paris, vous trouverez une foule de pratiquants assemblés devant les marches de l’église. Ils tiennent un cierge à la main ; le jeu consiste à protéger la flamme du ventprintanier.Le pope descend et d’un geste large, balance l’encensoir d’avant en arrière en répétant trois fois : « Le Christ est ressuscité » ; Ce à quoi il faut répondre « En vérité, Il est ressuscité ».Si votre cierge s’éteint, ce n’est pas grave, profitez-en pour faire connaissance avec votre voisin et demandez-lui du feu. Prenez garde de ne pas brûler les fourrures et autres lainages qui vous en-tourent.Quand vous sentez que la

Le mot iconostase vient du mot grec eikon : image et histemi : placer, se tenir. L’iconostase est une cloison d’icônes qui sépare le sanctuaire, (où se célèbre l’Eucharistie qui est le monde divin), de la nef, où se tiennent les fidèles (qui représente le monde humain). Elle est le symbole de l’Église Orthodoxe.On entretient une sorte de jeu : il s’agit de croire que derrière se cache le divin, même si l’on sait qu’il n’y est pas. Le regard ne verra jamais ce qu’il désire : Dieu. Ainsi, on continue d’espérer.

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Photos de l’intérieur de l’église Saint Serge à Paris avec vue de l’iconostase.

foule se met en mouvement, suivez-la. Elle fera trois fois le tour de l’église. Certains jouent le jeu : ils regardent à droite et à gauche pour être sûr de ne pas le voir. Qui ? Jésus. Puisque l’on vous a dit qu’il est ressuscité.Vous ne le trouverez pas. En-fin, pas physiquement. Mais c’est bien d’avoir essayé car « Dieu a besoin d’être désiré, jamais assouvi » 1.

1 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. propos attribué à Grégoire de Nysse. p 39 ;

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Si l’icône offre une si grande liberté pourquoi ai-je ressenti une sorte de rejet par rapport à L’institution ecclésiastique ?L’incarnation est une propo-sition faite par l’Église. Elle laisse une place à celui qui regarde.Marie-José Mondzain dis-tingue un autre temps, un autre acte, qu’elle appelle « l’incorporation » 1 et qui au contraire de l’incarnation, fut instauré pour établir un pou-voir et soumettre les esprits.L’incorporation correspond à l’eucharistie. La communion est une proposition qui ne passe pas par le regard mais par la manducation. Ici, nous mangeons la substance de Dieu et non pas son image.Tandis que le visible ou l’in-visible d’une icône se joue dans un rapport à la parole et à la construction du re-gard, l’eucharistie nous de-mande l’ingestion.

Manger, communier, nous permet de devenir membre de la communauté. Toute tentative d’extériorisation ou de mise à distance est vaine. La communion produit soit une mise en commun soit une expulsion.Sortir de cette domination, c’est prendre la parole ; ne pas rester muet face à une image.« L’image nous regarde et peut nous engloutir. Les dis-positifs de croyance et de fabrication sont fondés sur l’identification. Ne faire qu’un avec ce que l’on voit est mortel et ce qui sauve c’est toujours la production d’un écart libérateur. Vivre, gué-rir, c’est s’écarter de toute fusion et prendre le mal à son propre piège, celui de l’identification ; la violence de l’image se déchaîne lorsque celle-ci permet l’identification de l’infigurable dans le vi-sible. » 2

Être soi/Être pour

1 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. p 33.

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Les images saintes qui s’étaient accumulées au-tour de moi, me rattachaient à la communion, au rite et à l’Église. Les supprimer d’un coup, c’était ne pas faire de nuance ; Il s’agissait pour moi de m’écarter de toute fusion, de rechercher cet écart libérateur. Tous ces signes témoignaient de l’au-torité ecclésiastique, de cet empire qui avait tant d’em-prise sur moi.

Toute image est l’image d’un autre, même dans l’autopor-trait. Cet écart est permis grâce au symbole.« Ainsi, celui qui est l’image visible du père infigurable devient ce qui lui ressemble le moins : un mort. » 3

L’identification consiste à se reconnaître soi-même en tant qu’individu pensant. Au contraire, l’incorpora-tion, l’eucharistie propose la consommation de l’hostie, le corps du christ. Le but est de faire disparaître notre propre corps au profit du corps auquel nous devons nous identifier.

2 et 3 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. p 29

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L’InAttEIGnAbLE

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lointain

L’InAttEIGnAbLE

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Prendre de la dis-tance. Voilà un mouvement comparable à celui de la perspective. Alors que la perspective inversée nous inclut dans l’image en nous plaçant à l’endroit corres-pondant au point de fuite, la perspective permet de prendre du recul, de mettre un cadre à ce que l’on voit. De séparer son espace de celui qui est représenté.

Lorenzetti peint cette « Annonciation » en 1 344. Nous sommes dans une période d’oscillation, de bascule entre deux périodes, deux façons de représenter : l’une utilise la perspective, l’autre pas.Cette image cristallise un mouvement.

Entre deux

Le bleu et le rose parme utilisés pour les habits de la Vierge Marie et de l’ar-change Gabriel se séparent du fond doré et créent un plan intermédiaire.Sous les arcades, la Vierge se laisse envahir par le mes-sage divin, d’abord écrit dans un phylactère quand il sort de la bouche de Gabriel puis se dématérialisant à ap-proche de la Vierge Marie. Une colonne les sépare. Comme le souffle, elle a deux états différents. Quand elle part du sol, elle appartient à l’architecture. Le damier lui-même est construit selon les règles de la perspective.Panofsky estime d’ailleurs qu’il s’agit de la première peinture représentant une « perspective entièrement focale centralisée » 1.

1 Panofsky La perspective comme forme symbolique, 1925

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est représenté et celui qui regarde. Père Paul Florens-ky interprète l’utilisation de cette technique comme la volonté de «créer des si-mulacres et vivre au mi-lieu d’eux» «Le pathos de l’homme de l’antiquité et du Moyen-Age est l’acceptation, la reconnaissance plaine de gratitude et l’affirmation de toute réalité comme un bien, car l’être est un bien et le bien et l’être. Le pathos de l’homme du Moyen-Âge est donc l’objectivité. » 2

Ainsi cet homme du Moyen-Âge est selon Florensky « profondément réaliste ». De l’autre côté, l’utilisation de la perspective, rendue visible par le damier est sympto-matique d’un changement profond dans la mentalité de l’homme contemporain de Lorenzotti qui selon Père Paul Florensky veut se rap-procher d’une expérience plus scientifique du monde,

.Mais cette perspective ne concerne que le pavement.Quand il se termine, la co-lonne est avalée par le fond d’or. Nous retrouvons alors la perspective inversée qui entretient ce désir d’enve-lopper le regard du visiteur, de l’emmener au sein de cette image, au sein de ce royaume.Ce fond d’or est un espace en soi, tout comme le da-mier. Face à cette image, mon corps vacille. Je suis happée par le fond, par l’in-fini du fond d’or, mais ce sol me tient à distance.Nous assistons ici à deux mouvements dans une même image. Ce sont deux conceptions de l’homme qui sont représentées. Le premier mouvement est un mouvement de rappro-chement. La perspective inversée contribue à donner un effet de proximité entre ce qui2 et 3 Florensky Père Paul La perspective inversée, éd L’AGE D’HOMME, 1 992 - 218 pages, p 82 et p 83

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plus Kantienne. « Il n’y a que deux attitudes envers la vie, intérieure et extérieure, que deux types de culture, l’une qui contemple et qui crée, l’autre rapace et méca-nique. » 3.Un tableau utilisant la pers- pective au XVe siècle, té-moigne des évolutions tech-niques qui le traversent.Car au même moment, une autre révolution majeure fait son apparition : l’imprimerie.

Le texte écrit se diffuse. La lettre contrebalance l’image.L’église, qui appuyait son au-torité sur elle, se retrouve ébranlée car la parole per-met une mise à distance entre soi et ce qui est re-présenté. C’est ce qu’illustre Marie-José Mondzain à tra-vers l’exemple de la Bible des illettrés. Cette bible était uniquement composée d’images; aucun texte ni au-cune parole n’accompagnait

la lecture. Comme pour les vitraux, l’image dessine, re-présente la vie de Dieu, les faits, et se présente comme La vérité.

« L’église a agi comme tous les dictateurs ; l’image est absorbée comme une subs-tance à laquelle s’identifie l’incorporé et avec laquelle il fusionne sans réplique et sans mot. Les images firent régner les silences les plus terribles ». 4

4 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. p 41.

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L’inatteignable lointain

Sur la page suivante, L’Annonciation du musée San Marco, un tableau de Fra Angelico peint entre 1451-1452.Ici, la perspective dégage un horizon. Être libre de son horizon, c’est pouvoir appré-hender le lointain. Un pay-sage est représenté, tout est harmonieux et un sentiment de quiétude traverse l’en-semble de la fresque.Être libre de son horizon, c’est pouvoir mieux appré-hender les événements. C’est prendre de la distance, c’est avoir plus de contrôle.

La notion de lointain est apparue grâce à la pers-pective.Contrairement à la perspec-tive inversée, la perspective place le spectateur non pas hors du tableau, le désignant comme point de fuite, mais à l’intérieur. Le point de fuite devient alors le point repré-sentant Dieu, la ou toutes les lignes s’unissent.Mais jamais, puisque la transcription de la figure de Dieu est impossible, vous ne le verrez représenté. Il sera toujours masqué par un buis-son champêtre, une tombe, ou une fontaine…Ici, comme dans l’église russe qui sépare la nef du sanctuaire, il est question de susciter le désir sans jamais l’assouvir.

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Regardons cette série d’an-nonciation peinte pendant le XVe siècle en Italie. Le point de fuite ne fait que s’éloi-gner ; c’est comme un zoom arrière.Dans la première image de Lorenzotti, la perspective s’annonce par le damier mais le fond d’or nous re-tient et nous acceuille. Dans la deuxième an-nonciation, peinte par Fra Angelico, le cadre s’élargit. On peut maintenant voir les arcades ainsi que le jardin. Le point de fuite est situé dans la fenêtre grillagée.Le lointain commence déjà à s’échapper.Maintenant, nous sommes à l’extérieur des arcades. Sous l’horizon.Le lointain est devenu inat-teignable.

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« En abyme dans l’Umwelt (Um : autour) il n’en peut réaliser la seconde dimension (Um : en vue de) qu’en se détachant comme l’enfant de sa mère. Dans un ici libre de son horizon. »Maldiney Henri, « Corps, regards, espace »

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Cette dernière an-nonciation est extrêmement théâtrale dans le sens ou elle reprend les codes de la perspective et que cette der-nière est née au théâtre.

« D’après Vitruve, quand Es-chyle monta ses tragédies à Athènes vers 470 avant Jé-sus-Christ, et que le célèbre Agatharque en fit les décors, il écrivit un traité à ce pro-pos, le célèbre Commenta-rius. Le problème à résoudre était le suivant : comment tracer des lignes sur un plan pour que, un centre optique étant choisi, les rayons qui partent de l’œil vers ces lignes coïncident avec ceux qui partent de l’œil toujours placé au même endroit, vers les points correspondants de l’édifice lui-même, de telle sorte que l’image de l’objet réel sur la rétine - pour s’ex-primer en termes modernes

coïncide pleinement avec l’image du décor qui figure cet objet » 2.

La perspective au théâtre permet de représenter le monde à l’intérieur d’un sys-tème plaçant le corps du co-médien devant un plan qui va vers un lointain et qui élabore la figuration de l’in-fini.La matérialisation de l’infini en perspective détermine une illusion, c’est-à-dire, un espace de fiction, représenté par la toile peinte dans une partie du fond ou dans tout le décor du fond. Cette toile happe le corps des acteurs pour les transformer en corps de personnage à l’in-térieur d’une fiction spatiale dans laquelle le spectateur idéal, situé à la place du prince, pourrait en principe se projeter.

2 Florensky Père Paul La perspective inversée, éd L’AGE D’HOMME, 1992 - p 74.

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Dès son début le théâtre tente de mettre en scène le lointain grâce à la perspective.Les centres commerciaux ont aussi été scénographié dans un désir constant de placer le flâneur dans l’attente, le rêve, l’illusion d’un ailleurs. Pour comprendre ce mouvement, évoquons la lu-bie des centres commerciaux qui consiste à trouer le sol pour nous permettre d’entre-voir les étages inférieurs.Quand on se penche légè-rement au-dessus d’une de ces béances, c’est un ho-rizon sans fin qui s’offre à nous. Dans un espace clos, c’est une figuration de l’infini, et cela naît par des jeux de miroirs, de reflets, de trans-parence et de brillance.

Des p’tits trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous…

L’image de droite est un pho-tomontage réalisé en 2010.Dans le centre commercial de la Part dieu il y a une béance. C’est un puit de lu-mière sur trois étages. Beau-coup de passants viennent s’accouder aux rampes et se projeter dans le vide. Au fond, une fontaine avec un motif hélicoïdal tourne de façon continue. À la place de cette fontaine, se trouve l’image d’une mine creusée très profondément.

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Photomontage.Part Dieu, Lyon. 2 010

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Ces béances me rap-pellent un autre tableau, celui que Carpaccio peignit XVe siècle à Venise « La sainte conversation »Le regard se pose d’abord au centre sur Marie. Puis il s’éloigne, se lève et va cher-cher la ville au fond. Enfin, il discerne ce qui cadre la ville, cette arche sur laquelle chemine Saint Jérôme.Ici, commence déjà à se dessiner deux passages. L’un est face à nous, horizon-tale : c’est l’arche, plan in-termédiaire.Derrière elle, coupée par les eaux, isolée dans ces hau-teurs, se trouve l’ailleurs, la ville inatteignable.Il s’agit, comme pour l’ico-nostase de l’église russe, d’entretenir un désir sans ja-mais l’assouvir.

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Vittore Carpaccio « La sainte Conversation »

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prête de s’arrêter. Le regard en vient à se perdre dans les étages. Les miroirs illusion-nent nos perspectives. Tout n’est que scénogra-phie du mouvement, tout n’est que lumière et pas-sage. Des sons électro-niques d’alarmes, de por-tails antivol, la musique diffusée, le brouhaha, le bruit des souffleuses.On vient ici pour se perdre dans la foule, être seule au milieu des autres.Le regard se laisse guider. C’est un lieu de monstra-tion qui reprend à son compte les mêmes codes que ceux d’une église. Lespersonnages des vitraux sont remplacés par les mannequins des vitrines.L’air de la souffleuse se répand et réchauffe les

Le dormeur du MALL 30/01/2012

Je marche dans l’allée principale du centre commerciale Rive Étoile. Je suis fatiguée, un peu en-gourdie. Un état de rêve, de rêverie me submerge.Et alors que j’aligne mes pas, le curieux mais pesant sentiment d’hypnose s’em-pare de moi. Je regarde les vitrines. Mon regard ef-fectue mille voyages, atti-rés ça et là par des sons, des lumières.Pour donner plus de flui-dité, plus de mouvement aux centres commerciaux, les architectes ont conçu des trous, des percées qui permettent aux visiteurs d’entrevoir l’étage en des-sous. Le labyrinthe n’en fi-nit plus et notre marche, face au potentiel de déam-bulation ne semble pas

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visiteurs, tandis que la lu-mière, les panneaux, les écrans nous attirent vers une nouvelle démarque.J’ai beaucoup arpenté ces centres. Au plaisir de pou-voir marcher sans ressen-tir le froid, s’est mêlé un sentiment de culpabilité. Un sentiment tel que j’aihonte de dire mon attraitpour ce genre d’endroit. Et pourtant, je ressens une analogie entre son archi-tecture et ma quête d’un inaccessible lointain. C’est comme si ce centre c’était moi.

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Pourquoi parler de ces lieux, ces non-lieux après avoir parlé des Églises, le lieu ?Peut-on établir une corres-pondance ? Qu’y a-t-il dans cette architecture qui per-mette d’établir un lien avec les Églises ?Ces deux lieux se présen-tent comme des passages. Au passage vers la spiritua-lité dans l’église, le centre commercial répond par un passage vers le rêve mar-chand. Les deux entraînent le visiteur vers un lointain; le lointain vécu comme fiction.

Les centres commerciaux que nous connaissons ac-tuellement sont les des-cendants directs des pas-sages parisiens. La plupart des passages couverts furent construits dans la première moitié du XIX ème siècle à Paris sur

la rive droite.« Ces passages, récente invention du luxe indus-triel, sont des couloirs aux plafonds vitrés, aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisées pour ce genre de spéculation. Des deux côtés du passage, qui reçoit la lumière d’en haut, s’alignent les maga-sins les plus élégants, de sorte qu’un passage est une ville, un monde en minia-ture. » 1

W. Benjamin, Paris, Capitale du XIX ème siècle.

Les passages

1 BenjaMin Walter, Paris, Capitale du XIXè siècle, éditions Allia, 2 003, p 12.

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« Certes, ils satisfont avant tout les besoins physiques et l’appétit d’images tels qu’ils apparaissent dans les rêves éveillés. (...) En tant que pas-sage justement, la traverse est en même temps aussi l’endroit où, pour ainsi dire mieux que nulle part ailleurs, peut se représenter le voyage : le départ du proche vers le lointain, reliant entreeux corps et image. » 2

Le premier «mall» a été ima-giné et dessiné par l’archi-tecte Victor Gruen, immigrant autrichien qui quelques an-nées après son arrivée aux Etats-Unis a réalisé une par-faite combinaison des « pas-sages » européens du XIX ème siècle et des avancées techniques de l’après-guerre.

Siegfried Kracauer, dans Or-nements de masse a écrit un texte « Adieu au passage des Tilleuls ».Il se remémore un ancien passage qu’il empruntait souvent enfant et qu’il re-trouve quelques années plus tard totalement réaménagé. De sa comparaison entre les deux états du passage, res-sort ce qui fait l’essence de tout passage : l’image.

2 kracauer Siegfried, Ornements de masse, Collection : Théorie critique, Parution : septembre 2008, p. 300.

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Il y a un enjeu fondamental dans le désir de susciter un monde fantasmatique à l’in-térieur des centres commer-ciaux. Grâce aux images om-niprésentes, qu’elles soient exotiques, ou inspirées d’une époque révolue, le passant évolue dans un monde ir-réel ou fiction et réalité se rejoignent. Une mythologie nouvelle se forme et il suf-fit d’accomplir l’acte d’achat pour y participer.

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Le Mall est clos, cou-pé du reste de la ville. Ce cloisonnement est impor-tant car c’est grâce à lui que la magie opère. En vase clos, un lieu amène ses propres règles avec plus de puis-sance.L’éclairage, les écrans, les vitrines, le faux marbre lus-tré fatiguent la rétine et amènent doucement à une séance d’hypnose collective.Il y a d’un côté les méca-nismes palpables (souffleuse, percées, brouhaha), et de l’autre les ondes.Qu’elles soient lumineuses, sonores ou WiFi, les ondes traversent l’espace et nous traversent.Un réseau virtuel est consti-tué autour de nous.Historiquement, ces galeries marchandes lient leur his-toire avec celles des ondes, des spectres. C’est ce que l’on a appelé la « fantasma-gorie ».

Les ondes spectrales

La fantasmagorie est l’art de faire parler les fantômes en public. Composé de deux mots grecs, phantasma (« fantôme, apparition ») et agoreuein (« parler en pu-blic), ce procédé utilisait les illusions d’optique dans une salle noire à partir de 1 797.Marc Bredet dans Fantas-magorie du Capital, décrit le contexte d’action : « Comme l’abandon nocturne ouvre les voies royales de l’incons-cient, les séances commen-cent par une forclusion de l’agitation bruyante de l’ex-térieur. La fantasmagorie est la projection, dans un lieu public, d’un spectacle coupé d’un autre lieu public : celui, familier, de la grande ville.Elle forme une expérience sensorielle totale. Le public se trouve sous le charme d’artifices lumineux, acous-tiques (harmonica, imitation du tonnerre), olfactifs (fumée aromatique), soudain terrifié

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qué (4) par l’éclectisme de ses revenants »

Le thème des fantasmago-ries s’appuie sur l’apparition des morts.Ces apparitions sont pos-sibles grâce à de nouvelles techniques comme la lan-terne magique « fille de l’op-tique, des sciences, des arts et de la magie ».Robertson, abbé de son état et « fantasmagorien » com-bine un savoir scientifique et des effets magiques sur fond de syncrétisme religieux.La fantasmagorie est à l’image des alliances entre sciences nouvelles et savoirs anciens, entre matérialisme et spiritualisme.Autant d’alliances qui font re-surgir un fond de croyances, de mythes et de supersti-tions.

par l’apparition de spectres, comédiens déguisés ou projections sur un écran de fumée. Il arrive même que, pour produire un état d’étourdissement extrême, le spectateur soit électrocuté ou drogué. » 1

Ici, nous voyons l’importance de l’onde lumineuse et so-nore. Pour pouvoir se dif-fuser avec intensité, il faut mettre les spectateurs dans un lieu clos. Le centre com-mercial comme l’église per-met de rejouer un environ-nement sensoriel autonome. Et ce n’est pas le seul lien. « La fantasmagorie présente quatre caractéristiques liées à un certain rapport aux morts : elle est (1) un spec-tacle d’optique distrayant et effrayant, qui (2) fait ap-paraître des morts anciens pour empêcher les récents de parler dans (3) un vaste continuum intemporel mar-1 Bredet Marc, Fantasmagories du capital L’invention de la ville-marchandise, Collec-tion : Hors Collection ZONES Parution : février 2013, Nb de pages : 256

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Il n’est pas anodin de sou-ligner que Robertson était abbé. Avec l’apparition des morts, il rejoue ici l’aura des images religieuses. L’aura définie comme l’unique ap-parition d’un lointain, quelle que soit sa proximité »

Ces spectres sont proches des spectateurs de la salle et pourtant par leur nature même de spectre, inacces-sibles.

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Fantasmagories dessinée par Robertson en 1797.

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Le centre commercial entretient cette idée d’un ailleurs. Il place le lointain comme un espace de fiction. D’une manière ou d’une autre nous acceptons de jouer le jeu, celui d’y croire.En rentrant dedans, J’ac-cepte de me laisser prendre par la main et me laisser guider au rythme des mu-siques diffusées. J’ai toujours apprécié que Chérie FM dif-fuse une chanson d’amour quand je passais à la caisse. Je rentre dans un rêve, peut-être pas le mien. et j’accorde un temps de cerveau dispo-nible. 1

Les centres commerciaux sont des usines à rêve, un lieu dédié à la mise en scène de la publicité. Regardons quelques images d’une publicité réalisée par Fred et Farid en 2011 pour le café en capsules L’Or Espresso.

Le titre de cette publicité est « Fantasmagorie ».Le thème principal est ce-lui du rêve, de l’évasion par l’esprit grâce à un produit et celui du retour à la réalité.La musique qui l’accom-pagne est « Lacrimosa Dies Illa » du requiem de Mozart. C’est un poème sur la colère de Dieu lors de l’apocalypse. En goûtant ces petites cap-sules de café, on approche, on touche avec l’esprit et aussi avec le corps, le divin. On se rapproche de Dieu.Ce café la transforme. On le voit à son corps quand elle s’évade : ses cheveux sont lâchés, ses vêtements sexués… contrairement au début. L’esprit fait place au sensoriel l’esprit accentué au commencement du spot par les livres visibles sur la table.Le nom de la marque est « l’Or », couleur utilisée pour représenter l’espace du divin dans les icônes.

Le lointain est un grand tapis de course

1 « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Patrick Le Lay, un ancien président-directeur général de TF1. juillet 2004

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Un siècle après la naissance de la publicité, il semble que son approche ai changé ; tandis que le produit vanté était, pendant long-temps, au centre de l’ico-nographie et du discours, le consommateur l’y remplace soudain.Ici nous nous mettons à la place de cette femme. Leprocessus d’identification de-vient un outil supplémentaire dans l’art de la séduction publicitaire.L’idée est simple : si le des-tinataire du message s’iden-tifie à son « avatar », le be-soin et l’envie du produit se feront plus forts.

C’est ce que présente Gwe-naëlle de Kerret dans son article L’avènement du consommateur ‘vrai’: «La représentation idéalisée du corps, ou de la réussite dans le cas des égéries, peut créer un sentiment d’agression chez le destinataire, "obligé" de se confronter à l’écart entre lui et cette figure, avant de réussir – éventuel-lement – à s’identifier. Dès lors, comment mettre le consommateur au centre du message publicitaire, et ainsi favoriser son empathie à la publicité et par prolongement à la marque, sans risquer de créer un sentiment de dis-tance ? C’est-à-dire, pour re-prendre le jargon du mar-keting, comment représenter le consommateur d’une ma-nière à la fois aspirationelle et identificatoire ? »2

2 www.e-marketing.fr - « L’avènement du consommateur ‘vrai’ au coeur du dis-positif publicitaire - Gwenaëlle de Kerret -, Communication, Études marketing, Stratégie marketing, Veille marketing »

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Cette volonté d’identi-fication, crée par les publici-taires est exactement ce que Marie-José Mondzainappelle « l’incorporation » : « Telle est la violence du visible aussi longtemps qu’il participe de dispositifs iden-tificatoires et fusionnels. Voi-là pourquoi mieux vaut dis-tinguer au coeur du visuel les images des visibilités en fonction des stratégies qui assignent ou non le spec-tateur à une place dont il ne peut bouger. Hors de tout mouvement, l’image se donne à manger sur le mode communiel. La propagande et la publicité qui s’offrent à la consommation sans écart sont des machines à pro-duire de la violence même lorsqu’elles vendent du bon-heur ou de la vertu. La vio-lence du visible n’a d’autres fondements que l’abolition intentionnelle ou non de la

pensée et du jugement. » 3

3 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages. p 47

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Désir de croireManipulation du désir

Comme l’icône dans l’église, le centre commer-cial est le lieu de la pu-blicité. Sa scénographie est liée au passage. Comme pour l’église, le lointain est un espace de fiction ou il s’agit de se projeter. C’est un passage du réel à l’ima-ginaire et cette traversée est rendue possible grâce à l’image. Le centre est un labyrinthe où l’on peut se perdre. L’enjeu de cet éga-rement et que nous nous adonnions plus facilement aux images et aux règles de ce monde clos. Il s’agit d’ac-cepter les règles du jeu et elles sont simples : comme à l’église, pour participer, il faut communier. Ici, cet acte se traduit par l’achat.À ce moment, est-on avalé dans le rêve d’un autre ? 1 « Mais qui construit le re-gard sinon celui qui donne à voir ? » 2

Les églises comme les centres commerciaux sont des lieux de monstration. Nous assis-tons juste à un déplacement du divin. Les images publici-taires autour de nous sug-gèrent que nous pourrions acheter non le produit mais le monde qui l’accompagne, un monde de réussite ou de béatitude. C’est précisément ce que l’on cherchait der-rière le buisson qui cachait le divin dans les images de la Renaissance.Comme pour la publicité « Fantasmagorie », il s’agit de quitter notre condition d’homme fini pour rejoindre l’infini.Ces images rejouent l’en-vie que chacun porte en lui sous une forme différente d’être uni à la marche de ses jours, de rentrer dans une communion cosmique avec les éléments qui l’en-tourent.

1 deleuze, Gilles, L’Abécédaire.2 Mondzain Marie -José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, p 49

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Et parce qu’il y a désir de croire dans tout homme, il y a manipulation de ce désir.C’est ce que remarque Marc Brédet : « faire advenir le rêve au centre du réel. C’est bien ce que Benjamin disait — et qu’Eisenstein pressentait — à propos des potentialités imaginaires du jeune Mickey: Il faut familiariser les hommes avec certaines images utopiques de sorte qu’ils poursuivent consciem-ment les finalités qu’elles visent. Placer l’utopie au mi-lieu de l’action » 3

3 Bredet Marc, Fantasmagorie du capital, 1. FANTASMAGORIES PRÉMODERNES ROBESPIERRE AU COUVENT DES CAPUCINES.

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« Maintenant, sous le nouveau toit de verre et dans la parure de marbre, le passage d’autrefois fait penser au vestibule d’un grand magasin. Les boutiques continuent, certes, mais leurs cartes postales sont de la marchandise empilée ; leur panorama-du-monde est dépassé par le cinéma et leur musée anatomique ne fait plus sensation depuis longtemps. Tous les objets sont frappés de mutisme. Ils se pressent, craintifs, les uns contre les autres, derrière l’architecture vide qui pour l’instant se comporte de façon tout à fait neutre et plus tard un jour engendrera qui sait quoi-peut-être le fascisme ou peut-être rien du tout. À quoi bon encore un passage, dans une société qui n’est elle-même qu’un passage ? »S. Kracauer, « Adieu au passage des Tilleuls ». p 305

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Une mise à l’échelle

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FASCINATION :

Signification éditée par l’Aca-démie française en 1986XVe siècle. Emprunté du la-tin fascinatio, « fascination, enchantement, charme ».1. Action d’immobiliser, de captiver par le regard. Le serpent exerce, dit-on, une fascination sur le rossignol.2. Fig. Charme ou attrait puissant. Cette musique exerce une sorte de fascina-tion. La fascination de l’ar-gent. du pouvoir.Synonymessortilège, magie, sort, incan-tation, maléfice, charme, en-sorcellement, envoûtement, magnétisme, puissance, pou-voir, influence, suggestion, séduction, tentation, attrait, attirance.

La fascination : de l’icône à l’affiche.

J’ai nommé ce mé-moire « À l’est de mon corps, histoire d’une fascination ». Je rêve d’un Un. Élevée dans une famille franco-russe j’ai grandi dans l’idée d’un ailleurs : l’Est.C’est un lointain inaccessible car l’Est, l’Orient est une no-tion évanescente et il suffit d’être aux portes de l’Oural pour qu’il s’échappe un peu plus vers la droite.Et pourtant, malgré la connaissance de cet inac-cessible lointain, je m’entête à y croire. C’est comme une porte de sortie. Regarder vers la droite plutôt que de regarder en face me permet d’imaginer un futur plus plai-sant que le temps présent.C’est une sorte d’envoûte-ment en somme. Un rêve éveillé qui me tient à dis-tance de mon propre corps dans l’espace qui l’entoure.Je cherche une sorte d’es-pace-temps ou tout serait lié.

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Et pourquoi cet espace-temps se trouve-t-il forcément ailleurs ? Pourquoi ne pas me dire que cela peut être maintenant, là, tout de suite ; pendant que j’écris ce mémoire ? Quelle est cette tendance qui consiste à es-pérer, attendre « quelque chose d’autre » que le mo-ment présent ? Pourquoi une telle insatisfaction ? C’est ce que je cherche à comprendre à travers mes observations dans des es-paces différents. Dans une église russe, entourée d’icônes, je ressens la pos-sibilité de pouvoir pleine-ment rêver d’un ailleurs, et il en est de même pour les centres commerciaux car tout est conçu pour mettre en scène un au-delà, un es-pace de fiction fantastique et fantasmatique.

J’ai vécu la fascination dans ces lieux à priori si opposés, j’ai senti l’appel d’une pos-sible unité.

Cependant, comme nous l’avons vu avec Marie-José Mondzain, il y une différence à faire entre les images qui laissent une place au spectateur et celles qui sont utilisées afin de nier l’identité de celui qui regarde au profit de ce qui est regardé.Jusqu’ou peut entraîner cette recherche d’une com-munauté ?

« L’image nous regarde et peut nous engloutir. Les dis-positifs de croyance et de fabrication sont fondés sur l’identification. Ne faire qu’un avec ce que l’on voit est mortel et ce qui sauve c’est toujours la production d’un écart libérateur ».1

1 Mondzain Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, p 90

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Voyons comment les affiches de propagande sta-linienne ont repris à leur compte, à l’instar de la pu-blicité, la composition pictu-rale des icônes et comment ils ont ainsi légitimé leur pouvoir.Ici, nous assistons à un dé-tournement de l’icône ; nous passons de l’incarnation à l’incorporation.

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Icône Jean Climaque, Georges et Blaise, Novgorod, seconde moitié du 13e., musée russe, saint Petersbourg.

Joseph StalineJoseph Staline. Affiche pour le IVe plan (1946-1950). [Musée d'Histoire contemporaine, B.D.I.C., Université de Paris.

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Mises côte à côte, ces images, que rien ne semblait pouvoir rapprocher, trouvent un écho l’une dans l’autre.

L’icône de Jean Climaque et l’affiche de Staline ont toutes les deux un fond rouge. Cette couleur est utilisée pour ins-pirer un sentiment d’idéal.La position des mains des deux personnages est codée.Dans les icônes byzantines, les doigts des saints person-nages sont souvent placés de manière à former les quatre lettres grecques : ICXC.I : l’index est droitC : le majeur est courbéX : l’annulaire se croise avec le pouceC : l’auriculaire est courbé

Sur l’icône de Jean Climaque, le pouce se joint à l’auri-culaire et l’annulaire pour symboliser La Trinité, tandis que le majeur et l’index sont presque droits pour symboli-

ser la double nature du Christ : humaine et divine.

Staline de son côté, pointe sa main droite vers le ciel. C’est le signe que fait celui qui a trouvé le chemin, c’est le signe du guide.L’absence de perspective est ici compensée par la hié-rarchie donnée par la taille des personnages. Les plus importants sont plus grands quand les autres qui ne sont là que signifier par leur pe-titesse, l’importance du per-sonnage principal.

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« La présence, cette semaine, d’une icône repré-sentant le « petit père des peuples » dans une église de Saint-Pétersbourg créé la polémique en Russie. Un prêtre l’y aurait installée là en hommage à celui qu’il dit admirer et respecter la grande foi chrétienne, bien que Staline se soit toujours déclaré athée. L’Église or-thodoxe russe s’est elle insurgée contre cette ini-tiative, alors que des de-mandes de canonisation de l’ancien dirigeant russe ont été expressément formu-lées et que des personnes continuent de manifester dans les rues en brandis-sant à la fois des portraits de Staline et des icônes orthodoxes. Le chef des Communistes de Saint-Pé-tersbourg et de la région de Leningrad a ainsi dé-claré que Staline était « un personnage très respecté par les fidèles », et a éga-lement ajouté que 10 000 icônes devraient

bientôt être réalisées, afin d’être « diffusées parmi les gens pour qui Staline est depuis longtemps déjà une figure sacrée ».Le religieux Jakov Evstafi devrait lui, faire l’objet d’une sanction disciplinaire de la part de sa hiérarchie pour avoir placé une icône représen-tant l’ancien dictateur dans son église de Strelna. Le diocèse de Saint-Péters-bourg dont il dépend, a déjà annoncé que l’icône sera retirée dans les plus brefs délais, tandis que le père Evstafi reste sur ses positions en affirmant ne pas vouloir que l’icône soit détruite, mais accepte tou-tefois de la déplacer pour éviter de froisser certains fidèles. La décision de la direction de l’Église Ortho-doxe Russe tranchera défi-nitivement ».2

2 : http://voyages.excite.fr/une-icone-religieuse-a-leffi-gie-de-staline-offerte-a-une-eglise-N3160.html

Une icône religieuse à l'effigie de Staline offerte à une église16 décembre 2008

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Cet article de jour-nal traitant d’une icône de Staline qu’un prêtre veut ins-taller dans son église vient terminer la série de liens possibles entre ces deux images.Elles contribuent toutes deux à spectaculariser le pouvoir.En utilisant les codes de la représentation divine, ceux que l’église chrétienne a for-gés aux cours des siècles, Staline s’approprie les signes d’autorité. Il fera régner un nouvel ordre moral, et veut prendre le relais en matière de pouvoir.Son autorité est appuyée et approuvée par la représenta-tion parfois inconsciente que le peuple a de l’autorité.Il force le spectateur à le voir comme un chef.Une partie très rétreinte du tableau est réservée à une foule dont on ne voit que des visages radieux, admi- ratifs, tournés vers le chef

suprême dans une sorte de dévotion quasi hypnotique.Ces personnages montrent l’exemple.

Face à son corps, fort, puis-sant, travailleur, notre corps ne fait pas le poids. Nous rejoignons la foule derrière lui, et sa taille de Lilliputien.Ici, il n’y pas d’écart entre ce qui est vu et ce qui est représenté.Staline est le leader, et on ne nous propose pas d’élever nos âmes, on nous propose de le suivre aveuglément.

La parole de l’affiche rejoue le rôle de la parole divine. C’est la voie à suivre.

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Face à nos deux images, nous comprenons que le pa-rallèle établit entre elles est la représentation, l’esthèti-sation du pouvoir. Qu’elles soient uniques ou sérielles, la volonté est d’assujettir.Comme pour l’eucharistie évoquée plus tôt par Ma-rie-José Mondzain, soit vous rentriez dans la communion, ici, le communisme soit vous étiez exclus, apatride, dé-porté.« On ne peut imaginer l’ab-solu que de façon néces-sairement métonymique, fétichiste, ou idolâtre. Soit qu’on s’en remette au fini de représenter l’infini, soit qu’on représente le tout par une de ses parties, c’est toujours à des symboles que doit re-courir l’imagination. Elle nous introduit de la sorte à un monde fantasmatique où les signes importent plus que la réalité. (...)

Autant les diverses eschatologies ont-elles ins-piré d’idéologies ou de reli-gions, autant ces idéologies ou ces religions ont-elles prétendu s’incarner en di-vers régimes politiques, au-tant tous ces régimes ont-ils imposé d’en vénérer les di-gnitaires comme s’ils étaient dépositaires de l’unanime es-pérance et du savoir absolu. (...)Aussi le culte de la person-nalité n’est-il pas une dé-viance des régimes totali-taires. Il est inhérent à ce qui nous fait imaginer l’at-tente de l’absolu. » 3

3 GriMaldi Nicolas, Une démence ordinaire, éd Puf, année 2010, p 266. p 61

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La communauté.

Entre la communion promise par l’Église à tra-vers différents discours es-chatologiques et le désir de communauté, de mise en commun prôné par le régime communiste, c’est toujours le désir de vouloir faire Un qui gagne.Faire Un, c’est être lié à la marche de ses jours. C’est chercher l’unité, c’est quitter notre condition d’homme fini pour rejoindre l’infini.Cet infini, je l’ai appelé l’Est. L’Orient, valeur fantasma-tique porte en lui les images d’un lieu originel.Ce désir d’un ailleurs, Nico-las Grimaldi l’a traduit par «l’infini ». «Au-delà qui a tou-jours un au-delà, l’infini est le mirage vers lequel on marche toujours mais qu’on n’atteint jamais » 1.Cette vision de l’Est a été alimentée chez moi par toute une mythologie familiale ba-sée sur des photos.

La plus importante, celle qui est posée sur mon bureau, représente Igor Tchernoout-san. C’est le nom du grand père. Dans le panthéon fa-milial, il prend la place de Zeus.

Ambitieux, vif et colérique, il pose sur cette photo officielle avec beaucoup d’aisance. Son regard fixe l’objectif. Un sourcil est légèrement levé donnant du rythme à ses traits.

Fils d’un pope contraint de l’abandonner à sa naissance suite aux mouvements révo-lutionnaires, il a été recueilli par une famille de paysans qui vivait en Sibérie près du lac Baïkal.Désireux de faire carrière dans la politique et dévoué à la cause, il s’engage au sein du parti communiste.Il y rentre en 53, juste après la mort de Staline.

1 GriMaldi Nicolas, Une démence ordinaire, éd Puf, année 2010, pages 266. p51

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Il deviendra ministre du ci-néma et connaîtra Khroucht-chev et Brejnev.Il appartient à cette commu-nauté rêvée, fantasmée.C’est vers lui que je me suis tournée après avoir jeté mes icônes.Ici, je réalise que la commu-nauté est aussi ce par quoi un individu se définit. C’est une référence, une base, as-sumé ou non, mais qui per-met la construction d’une définition de soi.Cette quête d’une commu-nion, d’une union, c’est aussi la quête de l’identité.À 15 ans, j’ai essayé de m’identifier à lui et me suis perdue quelque part entre laphoto et mon corps.Entre nous, il n’y avait pas l’écart libérateur dont parle Marie-José Mondzain. L’iden-tification de mon corps à ce-lui de la photo était totale.

Le désir de communauté est louable et nécessaire à la construction de tout individu.Ce qui pose question ici, ce n’est pas tant le fait de vou-loir appartenir à une commu-nauté mais l’utilisation de ce désir par d’autres à des fins d’asservissement (comme la politique ou la publicité) par les mécanismes d’identifica-tion.Ce qui questionne n’est non pas le désir mais la mani-pulation de notre désir. Non pas l’image mais sa média-tion.

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« À moins de considérer la maladie comme l’état normal d’un individu, quel physiologiste accepterait de dire qu’on ne guérit d’une maladie que par une autre ? C’est pourtant ce que nous observons pour la croyance. À cela, il n’y a qu’une explication possible, et qui nous sauterait aux yeux si ne nous l’avions pas constamment sous les yeux : c’est que nous sommes beaucoup moins conscients de croire que nous croyons à toute occasion et à tout instant. »

Nicolas Grimaldi, Une démence ordinaire. p 74

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À travers ces lieux, ces expériences d’espace j’essaie de comprendre com-ment et pourquoi notre re-gard peut-être orienté.Pourquoi est-il si facile de se laisser envoûter ?Tout se passe comme si le jeu en valait forcément la chandelle. Autrement dit, il semble que chaque possi-bilité de croire est toujours bonne à prendre car elle enchante l’environnement actuel que nous vivons ou subissons.« Tous les divertissements, les jeux sont un moyen de refaire sa vie symbolique-ment, jouer c’est s’échapper à la vie ».1

Il est facile de croire, d’autant plus facile que le contraire est impossible, in-croyable. « L’attente est si inhérente à la vie qu’on ne peut cesser d’attendre qu’en ayant cessé de vivre. » 2

La manipulation de ce désir de croire par des systèmes autoritaires ou ca-pitalistes nous fait passer du statut de fasciné à celui d’aveuglé.Ainsi en-est-il de ces hommes, intelligents et rai-sonnables, qui se sont lais-sés entraîner dans un jeu dangereux.Ce jeu propose une fiction assez convaincante, celle d’un avenir meilleur. Pour y adhérer, la formule à dire est « faisons comme si… ».Il s’agit d’abandonner la réa-lité de ce que l’on sent pour la réalité que l’on joue, carl’existence est devenue fan-tasmatique.Sommes-nous vraiment as-servis ? Quelle est notre part de responsabilité ?

Une responsabilité

1 et 2 GriMaldi Nicolas, Une démence ordinaire, éd Puf, année 2010, pages 266. p 42. et 2 p 47

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Fière du haut statut social de mon grand-père, je n’ai pas tout de suite in-terrogé sa position d’homme politique sous un régime au-toritaire et en pleine période de guerre froide.Les informations que j’obte-nais étaient toujours mor-celées, mais je n’associais pas ce silence à une part d’ombre. En recomposant le puzzle, une série de nou-velles questions apparais-sent. Ces questions, brusque douche froide sur ma pas-sion, sont venues mettre en doute ma fascination.Il était ministre du cinéma.Il travaillait lui-même dans les images, il les contrôlait.A-t-il vu ? Savait-il ? Évidem-ment. En tant qu’homme po-litique, il ne pouvait pas ne pas savoir. Était-il contrôlé ?Était-il agissant, ou victime, peut on être victime agis-sante ?

À quinze ans, j’ai jeté mes icônes mais les ai remplacés par celle de mon grand-père. Onze ans après, j’arrive à prendre de la distance. As-sez pour écrire dessus.Je sépare mon corps du sien et tente de m’identi-fier grâce au sensations que mon corps me renvoie.Je m’identifie. J’ai des jambes pour marcher, une bouche pour parler et des yeux pour croire.

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Épilogue : le pèlerinage

Pouvons-nous cesser de croire ? Pouvons-nous rester désillusionnés face à ce qui nous entoure ?Devant chaque image, dans n’importe quel endroit se joue la question de notre liberté.C’est un appel à la construc-tion du regard et la quête d’une juste place face à elles. C’est trouver notre po-sitionnement, notre place de spectateur dans le monde d’image qui nous entoure.Pour ma part, je suis à la re-cherche de mon lieu, de mon espace-temps. Je marche, me suis créé mon pèleri-nage dans le but de joindre mes deux pays d’origine que sont l’Ukraine (Odessa) et la France (Paris).Je cherche mon langage d’une certaine façon, et mon corps est mon outil. C’est par lui que passe ma perceptiondes kilos sur mon dos et des kilomètres dans mes jambes.

J’aime à croire qu’en reliant ces deux pays, je trouverais ma zone. Que peut-être « je » suis ce qu’il y a entre les deux.Cette marche est inachevée. La dernière halte fut à Donaueshingen, après la forêt noire. C’est le berceau du Danube.J’y reviendrais en été et continuerais le chemin.La marche est une façon de relier le corps au temps présent. C’est très concrètement être liée à la marche de mes jours.Et pourtant c’est m’écarter de toute fusion. En marchant, en me testant, je m’identifie.Comme le dessin, la marche est un outil de mesure. Ces outils me permettent de mettre à la bonne échelle les choses autour de moi. En faisant ce trajet, j’oralise enfin. C’est une parole posée sur un silence de 2 575 km.

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Épilogue : le pèlerinage

Carte de mon voyage. Elle est constituée de segments représentant des captures d’écran sur google map. Chaque image correspond à un tronçon de vingt kilomètres. C’est la moyenne de km effectués à pied en une journée. Le fil noir est le Danube et tous les autres cours d’eau rencon-trés de Paris jusqu’à Odessa.

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Bibliographie :Par ordre d’apparition :

-TRADIGO Alfredo, Icônes et saints d’Orient, éd Hazan, collection Guide des arts, 2009, 384 pages-MONDZAIN Marie-José L’image peut-elle tuer ? éd Bayard, collection « le temps d’une question », 2002, 90 pages.-FLORENSKy Père Paul La perspective inversée, éd L’AGE D’HOMME, 1992 - 218 pages-MALDINEy Henri, « Corps, regards, espace »-KANDINSKy Wassily, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, éd. Denoël-Gonthier, 1969, 1979, 1989 ; éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1 989-BENJAMIN WALTER, Paris, Capitale du XIXè siècle, éditions Allia, 2003, 64 pages-BOISSIèRE Anne, « Apparence et jeu, valeur cultuelle et valeur d’exposition chez Walter Benjamin », Apparence(s) [En ligne], 1 | 2007, mis en ligne le 24 mai 2007, URL : http://apparences.revues.org/48-Deleuze, Gilles, L’abécedaire.-KRACAUER Siegfried, Ornements de masse, Collection : Théorie critique, Parution : septembre 2008, pages 312.-GRIMALDI Nicolas, Une démence ordinaire, éd Puf, année 2010, p 266.-BREDET Marc, Fantasmagories du capital L’invention de la ville-marchandise, Collection : Hors Collection ZONESParution : février 2013, 256 pages -DE KERRET Gwenaëlle, « L’avènement du consommateur ‘vrai’au cœur du dispositif publicitaire -, Communication, Études marketing, Stratégie marketing, Veille marketing »www.e-marketing.fr -

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Affiche de propagande communiste.«Ne laisse pas pas-ser! Arrête! Éteins !

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Je profite de ce mé-moire pour remercier les personnes qui m’ont aidé à le faire.Jean-Christophe Lanquetin qui m’a mis le pied à l’étrier, Bruno Tackels qui a suivi ce mémoire. Je le remercie par-ticulièrement pour sa dispo-nibilité et la générosité de sa parole. Anne de Pouvourville, qui a lu, relu et rerelu ce mémoire.Hélène Jarsky, pour ses in-tuitions fulgurantes. Marie Fricout pour ses conseils et le ton calme de sa voix. Juliette Steiner, qui mal-gré une rage de dents- m’a consacré du temps, de l’énergie et m’a apporté un peu de lumière.Mon grand-père, qui n’est protégé dans ce mémoire par aucun droit à l’image.Aragon, pour sa poésie. Et enfin, vous lecteurs, je vous remercie.

Remerciements