ALFRED BINET-La Suggestibilite

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Binet

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  • La Suggestibilit

    Alfred BinetOeuvre du domaine public.En lecture libre sur Atramenta.net

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  • INTRODUCTION

    Apprcier la suggestibilit d'une personne sans avoir recours l'hypnotisation ou d'autres manoeuvres analogues, tel est, aussi brivement indiqu que possible, le sujet de ce livre. Il suffit de rflchir un moment pour comprendre tous les avantages de cette sparation entre l'tude de l'hypnotisme et celle de la suggestion. Quoi que l'on pense de l'hypnotisme,et quant moi j'estime que c'est une mthode de premier ordre pour la pathologie mentaleil est incontestable que cette mthode d'exprimentation qui constitue une main-mise sur un individu, prsente des inconvnients pratiques trs graves : elle ne russit pas chez toutes les personnes, elle provoque chez quelques-unes des phnomnes nerveux importants et pnibles, et en outre elle donne aux sujets des habitudes d'automatisme et de servilit qui expliquent que certains auteurs, Wundt en particulier, aient considr l'hypnotisme comme une immoralit. C'est pour cette raison que les pratiques en ont t svrement interdites dans les coles et dans l'arme, et je crois cette mesure excellente : l'hypnotisation doit rester, mon avis, une mthode clinique. Jusque dans ces cinq dernires annes, hypnotisme et suggestion taient termes presque synonymes ; on ne faisait de la suggestion que sur des sujets pralablement hypnotiss, ou bien, si l'on essayait de faire de la suggestion l'tat de veille, c'tait exactement par les mmes procds que ceux de l'hypnotisme, c'est--dire par des affirmations autoritaires amenant une obissance automatique du sujet et suspendant sa volont et son sens critique.

    Les mthodes nouvelles que je vais dcrire n'ont, je crois, aucun

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  • rapport pratique avec l'hypnotisme ; ce sont essentiellement des mthodes pdagogiques : et j'ai pu les employer pendant plusieurs mois de suite dans les coles, sous l'oeil attentif des matres, sans veiller chez eux la moindre crainte que leurs lves fussent l'objet de manoeuvres d'hypnotisation ; c'est qu'en effet ces mthodes ne provoquent pas plus d'motion ou de trouble chez les sujets qu'un exercice de dicte ou de calcul. Je dirai plus : ces expriences peuvent rendre de grands services aux lves, si on a le soin de leur expliquer, quand le rsultat est atteint, quel est le but qu'on se proposait, si on leur met sous les yeux l'erreur qu'ils ont commise, si on leur indique pourquoi ils ont commis cette erreur, comment ils ont manqu d'attention ; c'est une leon de choses, et en mme temps une leon morale dont l'enfant profite souvent, j'en ai eu la preuve, car j'en ai vu plusieurs qui, chaque preuve, apprenaient se corriger et devenaient moins suggestibles. Certes, ce n'est pas seulement aux enfants que cette leon serait salutaire, mais surtout aux adultes, qui trop souvent, comme on l'a vu dans ces derniers temps, perdent l'habitude d'exercer leur sens critique, de se faire une opinion personnelle et raisonne, et se laissent servilement suggestionner par les polmiques de presse !

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  • CHAPITRE PREMIER - HISTORIQUE

    Toutes les fois qu'on cherche classer les caractres d'une manire utile, d'aprs des observations relles et non d'aprs des ides a priori, on est amen faire une large part la suggestibilit. Tissi utilisant les remarques qu'il a faites dans le monde des sports, sur les entraneurs et les entrans, divise les caractres en trois catgories, qui ne sont au fond que des catgories de suggestibilit : 1 les automatiques, ceux qui obissent passivement et sans rplique, les modles de la discipline aveugle ; ceux qui, suivant l'auteur, obissent au je veux ; 2 les sensitifs, ceux dont on obtient l'obissance en s'adressant leurs sentiments, et particulirement leur affection ; 3 les actifs, les volontaires, qui sont eux-mmes, qui ont une personnalit tranche, et sur lesquels on ne peut pas agir directement, mais seulement par esprit de contradiction ; ils rpondent au tu ne peux pas ; 4 les rtifs, quatrime catgorie, que Tissi ne donne pas, mais que les instituteurs m'ont indique, car elle existe dans les coles, et elle n'est point aime des matres ; ce sont des rvolts, des indisciplins ; probablement cette catgorie est forme pour une bonne part de nerveux et de dgnrs. Naturellement, je ne puis me porter garant de cette classification, qui ne repose pas, ce qu'il me semble, sur des observations rgulires ; et il faudrait sans doute rechercher s'il est exact que les individus sur lesquels on n'a prise que par l'esprit de contradiction sont toujours des volontaires ; j'en doute un peu [J'ai observ bien souvent que l'esprit de contradiction est trs dvelopp chez des personnes nerveuses, auxquelles on donne l'obsession d'un acte, rien qu'en les mettant au dfi de l'accomplir.

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  • Pitres signale avec raison les hystriques comme des sujets qu'on

    peut souvent suggestionner fond, en les prenant par l'esprit de contradiction. Je crois bien que la tendance contredire n'est pas ncessairement un indice de personnalit bien organise et capable de rsister la suggestion.]. Mais l'essentiel est de montrer que ce projet de classification des caractres repose sur des distinctions de suggestibilit ; les automatiques sont les plus suggestibles de tous, les sensitifs le sont dj moins, et enfin les actifs et les rtifs ne peuvent tre suggestionns que dans une petite mesure, et au moyen de Dtours. Un auteur amricain, Bolton, a donn, en passant, il y a quelques annes, une classification de caractres, dans laquelle on retrouve encore une proccupation de la suggestibilit des individus [Voir Anne psychol., I, p. 360.]. Il faisait une exprience sur le rythme, exprience longue et minutieuse, dans laquelle il tait oblig de rester longtemps en relation avec ses sujets, et de les examiner de trs prs. Il faisait entendre aux personnes des sons rythms de diffrentes faons, et devait ensuite, par des interrogations minutieuses, chercher savoir comment chaque personne avait peru les sons, les avait groups et rythms. Il fut frapp de la manire fort diffrente dont chacun se prtait l'exprience, et il les classa tous en trois catgories : 1 d'abord, ceux qui s'empressent d'accepter toutes les suggestions de l'oprateur ; ils n'ont aucune ide eux, adoptent celle qu'on leur suggre avec une docilit surprenante ; ce sont les automatiques ou passifs de la classification prcdente ; 2 ceux qui cherchent se faire une opinion personnelle ; leur attitude est celle d'un scepticisme modr et raisonnable : ils donnent leurs impressions avec exactitude, ce sont les meilleurs sujets.

    L'opinion laquelle ils arrivent sur la question n'est pas toujours juste, car elle repose le plus souvent sur des donnes incompltes ; 3 les contrariants ; c'est l'espce dtestable, le dsespoir des exprimentateurs. Ce sont des gens qui poussent l'esprit de contradiction jusqu' la mauvaise foi ; ils critiquent tout, le but de l'exprience, les conditions o l'on opre ; ils sont subtils ; ils refusent de donner leur opinion, tant qu'ils ne connaissent pas celle

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  • des autres sujets ou celle de l'exprimentateur ; ds qu'ils la connaissent, ils s'empressent d'en prendre le contre-pied, avec un grand entrain d'ergotage, Si on ne livre leur critique aucune opinion, ils refusent de dire la leur et se renferment dans un silence ddaigneux. Cette seconde classification des caractresquoique l'auteur n'ait pas eu le moins du monde la prtention d'en faire uneressemble beaucoup la premire, avec les diffrences obliges ; et soit dit en passant, c'est de cette manire-l seulementen classant les ractions des sujets d'aprs une srie de points de vue,qu'on arrivera tablir une thorie gnrale des caractres, et non en faisant des classifications thoriques, vritables chteaux btis en l'air. Mais ce n'est point, pour le moment, le sujet que nous avons en vue. Nous avons voulu simplement montrer, en reproduisant les deux classifications prcdentes, que la suggestibilit en forme le fond, et qu'on ne peut pas tudier le caractre sans tenir compte de cet lment essentiel. G. de Lapouge [G. de Lapouge, De l'ingalit parmi les hommes, Revue d'anthrop., 3e srie, III, 1888, p. 9. Cette classification des types intellectuels est curieuse ; elle ne me parat fonde sur aucune recherche exprimentale ; je l'ai reproduite parce qu'elle repose, comme celle de Tissi, au moins en partie sur la notion de suggestibilit.], traitant de l'ingalit parmi les hommes, a propos de rattacher chaque individu ou chaque groupe quatre grands types intellectuels :

    1 Le premier type est celui des initiateurs, des inventeurs ; tout ce qui change une civilisation leur est d. 2 Le second est celui des hommes intelligents et ingnieux, qui reprennent et perfectionnent les inventions des premiers. 3 Le troisime type runit les individus esprit de troupeau, comme dit Galton, qui sont les ennemis de toutes les ides nouvelles, de tous les progrs, et opposent soit une lutte opinitre, s'ils sont intelligents, soit une inertie absolue s'ils sont infrieurs. 4 Le quatrime type est incapable de produire, de combiner, et mme de recevoir par ducation la plus modeste somme de culture. Nous pensons que le mot de suggestibilit rpond plusieurs phnomnes que l'on doit provisoirement distinguer ; ces phnomnes sont les suivants : 1

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  • L'obissance une influence morale, venant d'une personne trangre. C'est l le sens technique, en quelque sorte, du mot suggestibilit ; 2 La tendance l'imitation, tendance qui dans certains cas peut se combiner avec une influence morale de suggestion, et dans d'autres cas, exister l'tat isol ; 3 L'influence d'une ide prconue qui paralyse le sens critique ; 4 L'attention expectante ou les erreurs inconscientes d'une imagination mal rgle ; 5 Les phnomnes subconscients qui se produisent pendant un tat de distraction ou par suite d'un vnement quelconque qui a cr une division de conscience. C'est cette catgorie qu'appartiennent les mouvements inconscients, le cumberlandisme, les tables tournantes et l'criture spirite.

    Je crois utile d'ajouter que les distinctions que je viens de proposer sont entirement thoriques ; elles rsultent d'une simple analyse de la question et leur but est de prparer les voies des recherches exprimentales ; l'exprimentation seule peut clairer ces diffrents points ; je me suis servi de cette analyse comme point de dpart pour instituer diffrentes expriences ; il faudra rechercher ensuite si l'exprience confirme les distinctions susdites. Nous allons maintenant reprendre chacune de ces varits de suggestibilit, la dfinir avec soin et rechercher comment les auteurs ont pu en faire l'tude, par des mthodes absolument trangres l'hypnotisme.

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  • I - SUGGESTIBILIT PROPREMENT DITE OU OBISSANCE

    Etre suggestible ou tre autoritaire, voil un dilemme qui se pose propos de chaque individu : le succs de toute une carrire en dpend et on peut dire que les autoritairestoutes choses gales d'ailleurs, c'est--dire si la mauvaise fortune, l'inconduite, etc., ne se mettent pas en traversont bien plus de chance d'arriver dans la vie que les suggestibles. On ne pourrait pas citer beaucoup d'individus ayant atteint de hautes situations qui manqueraient d'autorit. L'autorit peut remplacer toutes les autres qualits intellectuelles ; dans un cercle, quel est celui qu'on coute ? ce n'est pas le plus intelligent, celui qui pourrait dire les choses les plus curieuses ; c'est celui qui a le plus d'autorit, dont le regard est volontaire, dont la parole, pleine, sonore, articule lentement des phrases interminables, dont tout le monde supporte respectueusement l'ennui. Il y a plaisir analyser, tmoin invisible, une conversation de cinq ou six personnes, laquelle on ne prend aucune part ; on voit de suite quel est celui qui fait de la suggestion ; celui-l guide la conversation, en rgle l'allure, impose son opinion, dveloppe ses ides ; puis il y a parfois lutte ; un autre, plus ferr sur un certain terrain, prend l'avantage et russit se faire couter. Un interlocuteur nouveau peut changer compltement l'tat des forces, car, chose surprenante, l'autorit est une qualit toute relative ; une personne A en exerce sur B, qui en exerce sur C, et C son tour tient A sous son autorit. La manire d'affirmer, le ton de la voix, la forme grammaticale peuvent rvler celui qui a de l'autorit : il y a des phrases modestes comme : je ne sais pas, ou je vous demande pardon, qu'un homme d'autorit affirme avec clat.

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  • Certaines qualits physiques augmentent l'autorit ; la conscience

    de sa force en donne beaucoup. Un sportsman de mes connaissances, qui fait le courtier de commerce, disait que le secret de son aplomb rside dans sa conviction de ne jamais rencontrer des poings plus forts que les siens. Le costume ajoute aussi l'autorit, le costume militaire surtout, ainsi du reste que tout ce crmonial dont Pascal s'est moqu, mais dont il a parfaitement compris le sens. Le nombre est aussi un facteur important : douze individus en groupe qui regardent un individu isol exercent sur lui une autorit norme ; malheur celui qui est seul. On a parfaitement ce sentiment quand on croise, isol, dans une rue de village, une compagnie de militaires qui vous regardent : il faut beaucoup d'autorit pour soutenir tous ces regards, et l'homme timide se dtourne. Cette influence de masse, nous l'avons vue et en quelque sorte mesure, M. Vaschide et moi, dans des expriences que nous faisions rcemment dans les coles sur la mmoire des chiffres. Ces expriences avaient lieu collectivement ; nous runissions dans une classe dix lves ou davantage, et aprs une explication, nous dictions des chiffres que les lves devaient crire de mmoire, sans faire de bruit, sans plaisanter et sans tricher. Nous tions deux, et seuls pour maintenir la discipline ; les jeunes gens avaient de seize dix-huit ans, parisiens, et passablement bruyants ; nous n'avions sur eux aucune autorit matrielle, ne pouvant pas leur infliger de punition ; enfin, l'preuve tait monotone et assez fatigante. Il nous fut trs facile de constater que nous pouvions tenir en respect une dizaine de ces jeunes gens, mais ds que ce nombre tait dpass, la discipline se relchait, les lves taient plus bruyants et quelques tricheries se dclaraient.

    Les considrations, prcdentes ont surtout pour but de montrer que l'tude de la suggestion peut se faire ailleurs que dans des sances factices d'hypnotisme et sur des malades qui on fait manger des pommes de terre transformes en oranges ; dans les milieux de la vie relle, les phnomnes d'influence, d'autorit morale prennent un caractre plus compliqu ; et je renvoie le lecteur curieux d'exemples un chapitre fort intressant, [Pages 310 et seq.] du livre du regrett

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  • professeur Marion sur l'Education dans l'Universit. Tout d'abord, comment devons-nous dfinir, ce point de vue nouveau, la suggestion ? Quand est-ce que la suggestion commence ? A quel caractre la distingue-t-on des autres phnomnes normaux qui ne sont point de la suggestion ? Cette dfinition est tout un problme, et on a dit depuis longtemps que la plupart des gens qui emploient le mot de suggestion n'en ont pas une ide claire. Il faut videmment reconnatre comme errone l'opinion de tout un groupe de savants pour lesquels la suggestion est une ide qui se transforme en acte [Voici une phrase cueillie dans un ouvrage tout rcent : la suggestion n'est-elle pas l'art d'utiliser l'aptitude que prsente un sujet transformer l'ide reue en acte ?] ; ce compte, la suggestion se confondrait avec l'association des ides et tous les phnomnes intellectuels, et le terme aurait une signification des plus banales, car la transformation d'une ide en acte est un fait psychologique rgulier, qui se produit toutes les fois que l'ide atteint un degr suffisant de vivacit.

    Au sens troit du mot, dans son acception pour ainsi dire technique, la suggestion est une pression morale qu'une personne exerce sur une autre ; la pression est morale, ceci veut dire que ce n'est pas une opration purement physique, mais une influence qui agit par ides, qui agit par l'intermdiaire des intelligences, des motions et des volonts ; la parole est le plus souvent l'expression de cette influence, et l'ordre donn haute voix en est le meilleur exemple ; mais il suffit que la pense soit comprise ou seulement devine pour que la suggestion ait lieu ; le geste, l'altitude, moins encore, un silence, suffit souvent pour tablir des suggestions irrsistibles. Le mot pression doit son tour tre prcis, et c'est un peu dlicat. Pression veut dire violence : par suite de la pression morale l'individu suggestionn agit et pense autrement qu'il le ferait s'il tait livr lui-mme. Ainsi, quand aprs avoir reu un renseignement, nous changeons d'avis et de conduite, nous n'obissons point une suggestion, parce que ce changement se fait de plein gr, il est l'expression de notre volont, il a t dcid par notre raisonnement, notre sens critique, il est le rsultat d'une

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  • adhsion la fois intellectuelle et volontaire. Quand une suggestion a rellement lieu, celui qui la subit n'y adhre pas de sa pleine volont, et de sa libre raison ; sa raison et sa volont sont suspendues pour faire place la raison et la volont d'un autre ; on dit cet individu : vous ne pouvez plus lever le bras, et effectivement tous ses efforts de volont deviennent impuissants pour lever le bras ; de mme, on lui affirme qu'un oiseau est perch sur son paule, et il ne peut pas se dbarrasser de cette hallucination, il voit l'oiseau, il l'entend, il est compltement dupe de cette vision. C'est ce que Sidis [The Psychology of Suggestion. New-York, 1898, p. 70.] exprime dans un langage trs clair, mais un peu schmatique, quand il dit qu'il existe en chacun de nous des centres d'ordre diffrent : d'abord les centres infrieurs, ido-moteurs, centres rflexes et instinctifs, et ensuite les centres suprieurs, directeurs, siges de la raison, de la critique, de la volont.

    L'effet de la suggestion est d'imprimer le mouvement aux centres infrieurs, en paralysant l'action des centres suprieurs ; la suggestion cre par consquent, ou exploite un tat de dsagrgation mentale. Il y a beaucoup de vrai dans cette conception, quoique la distinction des centres infrieurs et suprieurs soit un peu grossire. Je ne pense pas qu'il soit ncessaire de faire intervenir dans l'explication, mme sous forme d'image, une ide anatomique sur les centres nerveux ; je prfrerais, quant moi, distinguer un mode d'activit simple, automatique et un mode d'activit plus complexe, plus rflchi, et admettre que par suite de la dissociation ralise par la suggestion, c'est le mode d'activit simple qui se manifeste, le mode complexe tant plus ou moins altr. Un clinicien bien connu, M. Grasset, a du reste montr rcemment l'inconvnient que peut prsenter la schmatisation outrance des phnomnes de suggestion [Leons de clinique mdicale. L'automatisme psychologique. Montpellier, 1896.]. Cet auteur a suppos que le pouvoir de direction et de coordination rsidait dans un centre spcial de l'encphale, le centre O ; et que les actes automatiques sont produits par des centres infrieurs runis par des fibres associatives, et formant un polygone qui se suffit lui-mme. Cette supposition lui permet de dfinir

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  • plusieurs cas d'automatisme et de ddoublement sous une forme qui est trs pittoresque, mais qui, prise la lettre, conduirait de graves erreurs. La distraction, par exemple, serait une dissociation entre le centre O et le polygone : quand Archimde sort dans la rue en son costume de bain, criant Eureka, il marche avec son polygone et pense son problme avec son centre O.

    Erasme Darwin a racont l'histoire d'une actrice qui, tout en jouant et chantant, ne pensait qu' son canari mourant. Elle chantait avec son polygone, et pleurait son canari avec O. Nous admettons qu'il y a peut-tre quelque avantage, pour la clart d'une exposition purement mdicale, destine des tudiants en mdecine, imaginer un centre psychique suprieur et un polygone de centres infrieurs ; mais on commettrait une erreur en prenant ces hypothses simplistes au pied de la lettre. Ce centre O, qui ressemble un peu trop la glande pinale dans laquelle Descartes logeait l'me, que devient-il dans les ddoublements de personnalit analogues ceux de Felida qui vit, pendant des mois, tantt dans une condition mentale, tantt dans une autre ? Peut-on dire que l'une de ces existences est une vie automatique, (polygonale, sous-association de O) et que l'autre de ces existences est une vie complte (avec le polygone et O synthtiss) ? Evidemment non ; et l'embarras de Grasset s'expliquer sur ce point (voir la page 98) montre le dfaut de la cuirasse qui existe dans la thorie. Il n'y a point de sparation nette entre la vie psychique suprieure et la vie automatique, au moins notre avis ; la vie automatique, en se compliquant, en se raffinant, devient de la vie psychique suprieure, et par consquent, nous pensons qu'il est inexact d'attribuer ces formes d'activit des organes distincts. Le premier caractre de la suggestion est donc de supposer une opration dissociatrice ; le second caractre consiste dans un degr plus ou moins avanc d'inconscience ; cette activit, quand la suggestion l'a mise en branle, pense, combine des ides, raisonne, sent et agit sans que le moi conscient et directeur puisse clairement se rendre compte du mcanisme par lequel tout cela se produit.

    L'individu qui on dfend de lever le bras, rapporte Forel

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  • [Quelques mots sur la nature et les indications de la Thrapeutique suggestive. Revue mdicale de la Suisse romande, dcembre 1898.], est tout tonn et ne comprend pas comment il peut se faire que son bras soit paralys ; ce procd de paralysie, qui s'est ralis en lui, et qui est de nature mentale, reste pour lui lettre close ; de mme, l'hystrique qui l'on fait apparatre une photographie sur un carton blanc, tir d'une douzaine de cartons tous pareils, et qui retrouve ensuite ce carton [Voir Magntisme animal, par Binet et Fr, p. 166 et seq.], ne peut pas nous expliquer quels sont les repres qui la guident ; ce sont des repres qui sont inconscients pour elle, et cette inconscience est un caractre de la dissociation. Enfin, pour achever cette rapide dfinition de la suggestion, il faut tenir compte d'un lment particulier, assez mystrieux, dont nous ne pouvons donner l'explication, mais dont nous connaissons de science certaine l'existence, c'est l'action morale de l'individu. Le sujet suggestionn n'est pas seulement une personne qui est rduite temporairement l'tat d'automate, c'est en outre une personne qui subit une action spciale mane d'un autre individu ; on peut appeler cette action spciale de diffrents noms, qui seront vrais ou faux suivant les circonstances : on peut l'appeler peur, ou amour, ou fascination, ou charme, ou intimidation, ou respect, admiration, etc., peu importe : il y a l un fait particulier, qu'il serait oiseux de mettre en doute, mais qu'on a beaucoup de peine analyser. Dans les expriences d'hypnotisme proprement dit, ce fait se produit surtout par ce que l'on appelle l'lectivit ou le rapport ; c'est une disposition particulire du sujet qui concentre toute son attention sur son hypnotiseur, au point de ne voir et de n'entendre que ce dernier, et de ne souffrir que son contact.

    On a du reste dcrit longuement les effets de l'lectivit non seulement pendant les scnes d'hypnotisme, mais encore en dehors des sances [Voir Pierre Janet. L'influence somnambulique et le besoin de direction, Revue philosophique, fvrier 1897.]. Les premires expriences mthodiques, de moi connues, qui ont t faites sur des sujets normaux pour tablir les effets de la suggestion en dehors de tout simulacre d'hypnotisme, sont celles du zoologiste

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  • Yung, de Genve [E. Yung. Le sommeil normal et le sommeil pathologique. Paris, Doin.]. Cet auteur les a dcrites un peu brivement dans son petit livre sur le sommeil hypnotique. Il raconte que dans son laboratoire, ayant exercer des tudiants l'usage du microscope, il mettait sur le porte-objet une prparation quelconque, il dcrivait d'avance des dtails purement imaginaires, puis il priait les dbutants de regarder, de dcrire leur tour ce qu'ils voyaient ; trs souvent, dit-il, les tudiants ont attest qu'il voyaient les dtails annoncs par leur professeur ; quelques-uns mme les ont dessins. Le fait est intressant, sans doute ; mais on voudrait plus de dtails ; peut-tre n'ont-ils fait le dessin que par pure complaisance, parce qu'ils voulaient faire plaisir leur futur examinateur, et il n'est pas certain qu'ils aient cru voir ce qu'ils ont dessin. Sidis [Op. cit., p. 35.] a fait dans le laboratoire de Mnsterberg, Harvard, des recherches analogues. Il faisait asseoir son sujet devant une table, et le priait de regarder fixement un point d'un cran ; cette fixation avait lieu durant vingt secondes ; pendant ce temps-l, le sujet devait chasser toute ide et s'efforcer de ne penser rien ; puis brusquement, on enlevait l'cran, dcouvrant une table sur laquelle divers objets taient poss, et il tait convenu que lorsque l'cran serait enlev, le sujet devait excuter, aussi rapidement que possible, un acte quelconque laiss son choix.

    L'exprience se droulait en effet dans l'ordre indiqu ; seulement, quand l'cran tait enlev, l'oprateur donnait haute voix une suggestion, comme de prendre un objet plac sur la table, ou de frapper 3 coups sur la table. Cette suggestion de mouvements et d'actes n'a pas t infaillible, puisqu'elle s'adressait des personnes veilles ; cependant Sidis rapporte qu'elle russissait dans la moiti des cas. Ceux mme qui n'obissaient pas paraissaient parfois impressionns, car il en est quelques-uns qui restaient immobiles, comme frapps d'inhibition, incapables d'excuter le plus petit mouvement. Parmi ceux qui obissaient, il s'en est trouv un, jeune homme trs intelligent, qui excutait la manire d'un mouvement rflexe l'acte command. Quant aux autres, on les voyait bien excuter l'acte, mais il tait difficile de se rendre compte de la faon

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  • dont ils avaient t impressionns : si on les interrogeait, si on leur demandait pourquoi ils avaient obi, ils rpondaient en gnral que c'tait par simple politesse. L'auteur a raison de douter qu'une telle explication soit valable pour un si grand nombre de cas. Analysant son exprience, il a cherch se rendre compte des raisons pour lesquelles elle restait obscure. Pour qu'une suggestion russisse l'tat de veille, il faut runir un certain nombre de conditions qui ont pour but de procurer au sujet un tat de calme physique et moral et de diminuer son pouvoir de rsistance. Or, lorsqu'on adresse haute voix une injonction une personne, on emploie la suggestion directe, qui a toujours le tort d'veiller la rsistance ; de l les insuccs frquents. L'auteur pense que ce sont surtout les suggestions indirectes qui russissent pendant l'tat de veille, et les suggestions directes pendant l'tat d'hypnotisme. Cette formule prsente une nettet trs curieuse, mais nous doutons qu'elle soit absolument juste, et puisse convenir tous les cas.

    Ce qui me parat entirement vrai, c'est que la rsistance du sujet peut faire chouer les suggestions directes. Cette cause d'chec est moins craindre pendant l'tat d'hypnotisme, mais elle n'y subsiste pas moins, et je me rappelle plus d'un sujet rebelle qui a mis dans un grand embarras son oprateur : un jour que Charcot montrait quelques-unes de ses hypnotises des trangers, il voulut faire crire l'une d'elles une reconnaissance de dette gale un million ; l'normit du chiffre provoqua de la part de l'hypnotise une rsistance invincible, et pour la dcider donner sa signature il fallut se borner lui faire souscrire une dette de cent francs. D'autre part, j'ai bien constat que pendant l'tat d'hypnotisme, les suggestions donnes sous une forme indirecte sont trs effectives ; au lieu de dire une malade rebelle : Vous allez vous lever ! on obtient un effet qui quelquefois est plus sr, en se contentant de dire demi-voix un assistant : Je crois qu'elle va se lever. Suivant les circonstances, tel mode de suggestion russit et tel autre mode choue. Mais revenons l'tude de l'tat normal. Il faut distinguer les suggestions de sensations et d'ides et les suggestions d'actes ; ces dernires sont toujours difficiles raliser, car elles impliquent d'une part

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  • commandement et d'autre part obissance, et il est bien vrai qu'un ordre donn sur un ton autoritaire a quelque chose d'offensant qui excite un sujet la rsistance. Il y aurait donc lieu d'imaginer une forme d'exprience un peu diffrente de celle de Sidis. Un petit dtail, assez insignifiant en apparence, est relever dans les descriptions de cet auteur. Avant de donner sa suggestion, dit-il, il avait soin d'engager la personne regarder un point fixe pendant vingt secondes.

    Il ne dit pas pourquoi il a employ cette fixation du regard, ni si les sujets qui n'avaient pas eu soin de regarder fixement un point taient plus suggestibles que les autres. Je pense que cette pratique, qui rappelle beaucoup le procd de Braid pour hypnotiser, devrait tre tudie avec soin dans ses consquences psycho-physiologiques. La recherche de Sidis ne comporte point une tude de dtail, de psychologie individuelle sur la suggestibilit ; elle nous apprend seulement qu'on peut faire des suggestions d'actes sur des lves de laboratoire et russir ces suggestions. C'est le fait mme de la suggestibilit qui est mis ici en lumire, et pas autre chose. L'tude de Sidis a donc ce mme caractre prliminaire que les tudes bien antrieures de Yung. Un autre auteur, Brillon, qui s'est beaucoup occup de l'hypnotisation des enfants comme mthode pdagogique, vient de publier un opuscule [L'hypnotisme et l'orthopdie mentale, par E. Brillon, Paris, Rueff. 1898.] o il rapporte plusieurs exemples de suggestion donne l'tat de veille. Ces observations ne rentrent pas absolument dans le cadre de notre travail, car, ainsi que nous l'avons annonc, nous ne nous occuperons point des suggestions dites de l'tat de veille, lorsqu'elles sont donnes d'aprs les mmes mthodes que la suggestion de l'hypnotisme ; cependant nous croyons devoir dire un mot des recherches de Brillon, cause de la curieuse assertion dont il les accompagne. D'aprs son exprience, des enfants imbciles, idiots, hystriques, sont beaucoup moins facilement hypnotisables et suggestibles que les enfants robustes, bien portants, dont les antcdents hrditaires n'ont rien de dfavorable.

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  • Ces derniers seraient trs sensibles l'influence de l'imitation. Ils s'endorment souvent, lorsqu'on a endormi pralablement d'autres personnes devant eux, d'une faon presque spontane. Il suffit de leur affirmer qu'ils vont dormir pour vaincre leur dernire rsistance. Leur sommeil a toutes les apparences du sommeil normal, ils reposent tranquillement les yeux ferms [Op. cit., p. 10.]. Voici maintenant ce que l'auteur pense de ceux qui rsistent aux suggestions : Au point de vue purement psychologique, la rsistance aux suggestions est aussi intressante constater qu'une extrme suggestibilit. Elle dnote un tat mental particulier et souvent mme un esprit systmatique de contradiction dont il faut neutraliser les effets. Parfois cette rsistance est inspire par des motifs dont il y a lieu de ne pas tenir compte. Le plus frquent de ces motifs est la peur de l'hypnotisme, que nous arrivons assez facilement dissiper. Le degr de suggestibilit n'est nullement en rapport avec un tat nvropathique quelconque. La suggestibilit, au contraire, est en rapport direct avec le dveloppement intellectuel et la puissance d'imagination du sujet. Suggestibilit, notre avis, est synonyme d'ducabilit. Le diagnostic de la suggestibilit.Ce diagnostic peut tre fait l'aide d'une exprience des plus simples. Cette exprience a pour objet d'obtenir chez le sujet la ralisation d'un acte trs simple, suggr l'tat de veille. Voici comment je procde : Aprs avoir fait le diagnostic clinique et interrog l'enfant avec douceur, je l'invite regarder avec une grande attention un sige plac une certaine distance, au fond de la salle, et je lui fais la suggestion suivante : Regardez attentivement cette chaise ; vous allez prouver malgr vous le besoin irrsistible d'aller vous y asseoir.

    Vous serez oblig d'obir ma suggestion, quel que soit l'obstacle qui vienne s'opposer sa ralisation. J'attends alors le rsultat de l'exprience. Au bout de peu de temps (une ou deux minutes) on voit ordinairement l'enfant se diriger vers la chaise indique, comme pouss par une force irrsistible, quels que soient les efforts qu'on fasse pour le retenir. Ds lors je puis poser mon pronostic, et dclarer que cet enfant est intelligent, docile, facile instruire et duquer et

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  • qu'il a de bonnes places dans sa classe. Je puis ajouter qu'il sera trs facile hypnotiser. Si l'enfant reste immobile, et dclare qu'il n'prouve aucune attraction vers le sige qui lui est dsign, je puis conclure de ce rsultat ngatif qu'il est mal dou au point de vue intellectuel et mental, et qu'il sera facile de retrouver chez lui des stigmates accentus de dgnrescence. L'opinion des matres et des parents vient toujours confirmer ce diagnostic. On sera sans doute tonn, de prime abord, qu'un auteur voie dans la suggestibilit des signes d'ducabilit ; les hypnotiseurs nous ont du reste habitus aux affirmations tranchantes et inattendues. Delboeuf n'a-t-il pas soutenu que l'hypnotisme exalte la volont humaine ? Nous pensons inutile de dcrire nouveau ce que nous entendons par tat de suggestibilit, tat dans lequel il y a une suspension de l'esprit critique, et une manifestation de la vie automatique, et par consquent nous n'insisterons pas pour prouver qu'un dveloppement anormal de l'automatisme ne saurait en aucune faon tre une preuve d'intelligence. En somme, ce sont l des discussions thoriques, qui n'engendrent pas toujours la conviction, et il vaut bien mieux traiter la question sous une forme exprimentale. Sur ce dernier point, je crois intressant de remarquer que Brillon se contente d'affirmer sans rien prouver.

    On aurait t curieux d'avoir sous les yeux une statistique de bons lves et de mauvais lves, et d'tudier le pourcentage des hypnotisables dans ces deux catgories. C'est ainsi que nous procdons en psychologie exprimentale, nous donnons nos chiffres, et nous les laissons parler. L'habitude maintenant est si bien prise que lorsque nous rencontrons une affirmation sans preuves, nous la considrons comme une impression subjective, sujette des erreurs de toutes sortes. Voil ce qu'aurait d se rappeler un auteur amricain, M. Luckens [Luckens. Notes abroad, Pedagogical Seminary, 10, 1898.], qui dit avoir t trs frapp, dans une visite faite Brillon, de cette assimilation de la suggestibilit l'ducabilit ; il aurait d demander des preuves, et jusqu' ce qu'elles lui eussent t fournies, suspendre son jugement [Je crois devoir ajouter quelques remarques sur les rapports pouvant exister entre la

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  • suggestibilit d'une personne et son intelligence. Il me parat incontestable qu'un certain degr d'intelligence est ncessaire pour comprendre la suggestion donne, et une personne qui ne comprendra pas une suggestion trop complexe pour son intelligence se trouvera, par ce fait mme, incapable de l'excuter ; l'chec ne viendra pas de son dfaut de suggestibilit, mais de son dfaut d'intelligence. Je prends tout de suite un exemple : un enfant d'cole primaire ne pourra pas, par suggestion, rsoudre une quation deux inconnues, ou faire un problme de calcul intgral. Dans ce sens, on peut dire que l'intelligence du sujet n'est pas sans relation avec sa suggestibilit. Nous rencontrons du reste cette relation lorsque nous nous adressons pour nos recherches aux enfants trs jeunes ; cinq ans, et six ans, un enfant me parat tre en gnral beaucoup plus suggestible qu' neuf ans ; mais son extrme suggestibilit se trouve neutralise dans bien des cas par son incapacit comprendre la suggestion.].

    J'ai fait il y a cinq ans environ, en collaboration avec V. Henri, des expriences de suggestion qui rentrent dans cette catgorie, c'est--dire qui sont la mise en oeuvre de l'autorit morale ; ce n'taient point des suggestions d'actes ou de sensations ; la suggestion tait dirige de manire troubler seulement un acte de mmoire. Une ligne modle de 40 millimtres de longueur tant prsente l'enfant, il devait la retrouver, par mmoire ou par comparaison directe, dans un tableau compos de plusieurs lignes, parmi lesquelles se trouvait rellement la ligne modle. Au moment o il venait de faire sa dsignation, on lui adressait rgulirement, et toujours sur le mme ton, la phrase suivante : En tes-vous bien sr ? N'est-ce pas la ligne d' ct ? Il est noter que sous l'influence de cette suggestion discrte, faite d'un ton trs doux, vritable suggestion scolaire, la majorit des enfants abandonne la ligne d'abord dsigne et en choisit une autre. La rpartition des rsultats montre que les enfants les plus jeunes sont plus sensibles la suggestion que leurs ans : en outre, la suggestion est plus efficace quand l'opration qu'on cherche modifier est faite de mmoire que quand elle est faite par comparaison directe (c'est--dire le modle et le tableau de lignes se

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  • trouvant simultanment sous les yeux de l'enfant) ; voici quelques chiffres : NOMBRE DES CAS O LES ENFANTS ONT CHANG LEUR RPONSE Dans la mmoire. Dans la comparaison directe. Moyenne. Cours lmentaire Cours moyen Cours suprieur 89% 80% 54% 74% 73% 48%

    81,5% 76,5% 51,0% Dans ces chiffres sont confondus les enfants qui, avant la suggestion, ont fait une dsignation exacte de la ligne gale au modle, et les enfants qui ont fait une dsignation fausse. Il faut maintenant distinguer ces deux groupes d'enfants, dont chacun prsente un intrt particulier. Les enfants qui se sont tromps une premire fois font en gnral une dsignation plus exacte, grce la suggestion ; ainsi, si l'on compte ceux dont la seconde dsignation se rapproche plus du modle que la premire, on en trouve 81 p. 100, tandis que ceux qui s'en loignent davantage forment une petite minorit de 19 p. 100. Quant aux enfants qui ont vu juste la premire fois, ils sont remarquables par la fermet avec laquelle ils rsistent la suggestion, qui, dans leur cas, est perturbatrice ; 56 p. 100 seulement abandonnent leur premire opinion, tandis que dans le cas d'une rponse inexacte, il y en a 72 p. 100 qui changent de dsignation. Je ferai remarquer que cette tude de V. Henri et de moi a t conue dans un esprit un peu diffrent de celui qu'on trouve dans d'autres travaux du mme genre. Nous ne nous sommes pas simplement proposs de montrer que les enfants, ou que tels et tels enfants sont suggestibles, mais nous avons cherch prciser le mcanisme de cette suggestibilit, en tudiant les conditions mentales o la suggestion russit le mieux ; on a vu que la suggestion russit le mieux dans les cas o la certitude de l'enfant, sa confiance est le plus faible, par exemple lorsqu'il fait sa comparaison de mmoire au lieu de faire une comparaison directe, ou lorsqu'il a fait une premire comparaison errone ; d'o l'on pourrait dduire cette rgle provisoire que : la suggestibilit d'une personne sur un point est en raison inverse de son degr de certitude relativement ce point.

    Il y a donc un progrs, me semble-t-il, entre cette recherche de V. Henri et de moi, et quelques-unes des recherches antrieures. Nous

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  • ne nous sommes pas contents d'observer l'existence de la suggestibilit l'tat de veille, nous avons en outre pu apprcier les degrs de cette suggestibilit, ce qui nous a permis d'tablir que ce degr varie avec l'ge de l'enfant, et varie aussi suivant la justesse de son coup d'oeil ou suivant qu'il fait la comparaison avec la mmoire ou avec sa perception. Mais htons-nous d'ajouter que l'apprciation que nous avons pu faire des degrs de suggestibilit est encore bien rudimentaire ; pour savoir que les enfants sont plus suggestibles tel ge qu' tel autre, et dans telle condition que dans telle autre, qu'avons-nous fait ? Nous avons employ la mthode statistique ; tel ge, avons-nous calcul, il y a 81 enfants sur 100 qui obissent la suggestion, tandis qu' un ge plus avanc, on n'en trouve plus que 51 pour 100 de suggestibles. Ce procd d'valuation n'est possible qu' la condition d'oprer sur un grand nombre de sujets ; videmment, ce n'est pas un procd directement applicable la psychologie individuelle ; il ne pourrait pas servir dterminer dans quelle mesure un enfant particulier est suggestible. Dernirement, un anthropologiste italien, Vitale Vitali [Studi antropologici, Forli, 1896, p. 97.], a reproduit nos expriences dans les coles de la Romagne, et il est arriv des rsultats encore plus frappants que les ntres. Il a constat comme nous que les changements d'opinion se font bien plus facilement dans l'opration de mmoire que dans la comparaison directe ; le nombre de ceux qui changent d'opinion est peu prs le double dans le premier cas ; il a vu aussi que cette suggestibilit diminue beaucoup avec l'ge, et enfin qu'elle est moins forte chez ceux qui ont vu juste la premire fois que chez ceux qui s'taient tromps.

    Nos chiffres taient les suivants : pour ceux ayant vu juste la premire fois, les suggestibles taient de 56 p. 100, tandis que pour ceux qui s'taient tromps, les suggestibles taient de 72 p. 100. Les rsultats de Vitale Vitali sont encore plus nets ; pour le premier groupe, il trouve 32 p. 100, et pour le second 80 p. 100. C'est donc une confirmation sur tous les points. Le mme auteur a imagin une variante curieuse de l'exprience susdite, en appliquant deux pointes de compas sur la peau d'un lve, et en lui demandant, lorsque l'lve

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  • avait accus une pointe ou deux : En tes-vous bien sr ? Les lves de moins de quinze ans ont chang d'avis sous l'influence de cette suggestion, dans le rapport de 65 p. 100, et les lves de plus de quinze ont chang dans le rapport de 44 p. 100 ; c'est une nouvelle dmonstration de l'influence de l'ge sur la suggestibilit. Comme l'auteur le fait remarquer, cette mthode renferme une plus grande cause d'erreur que les exercices sur la mmoire visuelle des lignes, parce que le sens du toucher se perfectionne rapidement au cours des expriences et cela change les conditions. Ainsi que nous l'avons fait nous-mmes, Vitali insiste sur l'importance de la personnalit de l'exprimentateur, personnalit qui fait beaucoup varier les rsultats. Il dclare mme qu'ayant rpt aprs quelque temps les mmes tests sur les mmes sujets, il a trouv des variations normes. Nous croyons qu'il et t utile d'tudier ces variations et d'en rechercher les causes.

    Cela est trs curieux, et on pourrait bien, de cette manire, mesurer la suggestibilit du sujet par le nombre de fois qu'il peroit une pointe au lieu de deux ; mais il aurait t trs intressant de savoir s'il y a quelque relation entre la suggestibilit de la personne et la finesse de sa sensibilit tactile ; c'est une question qui malheureusement n'a pas t examine. Les expriences de MM. Henri et Tawney sont des expriences de suggestion ; voici pourquoi : il n'y a pas, proprement parler, d'ordre donn sur un ton impratif ; mais l'ide prconue de deux pointes est accepte par le sujet pendant toute la sance parce qu'il a confiance dans la parole de l'oprateur et qu'il croit que l'oprateur est incapable de le tromper ; en effet, comme dans les laboratoires de psychologie on ne fait gure d'expriences de suggestion, les lves ne sont point habitus des expriences de mensonge, et ils ne songent pas se mfier de ce qu'on leur dit. C'est donc de la suggestion dans le sens de confiance plutt que dans le sens d'obissance. Ce sont de petites nuances qui se prciseront sans doute dans les tudes ultrieures. J'ai repris dernirement, avec M. Vaschide, sur 86 lves d'cole primaire lmentaire, la recherche de suggestion que j'avais commence avec M. V. Henri ; seulement nous avons employ une mthode un peu

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  • plus rapide. M. Victor Henri a fait avec M. Tawney [Voir Anne Psychologique, II, p. 295 et seq.] quelques expriences sur la sensibilit tactile, pour tudier l'influence de l'attente et de la suggestion sur la perception de deux pointes lorsqu'on ne touche qu'un seul point de la peau ; avant chaque exprience on montrait au sujet le compas avec les deux pointes prsentant un cart bien dtermin ; puis le sujet fermait les yeux, et on touchait sa peau avec une seule pointe ; sous l'influence de cette suggestion, les apprciations du sujet sont profondment troubles ; le plus souvent, il peroit deux pointes au lieu d'une, et de plus, il juge l'cart d'autant plus grand que l'cart rel qu'on lui a montr est plus grand.

    L'exprience avait t confie M. Michel, directeur de l'cole ; c'tait lui seul qui parlait et expliquait, nous restions simples tmoins. M. Michel se rendait donc avec nous dans les classes, il faisait distribuer aux lves du papier et des plumes, il faisait crire sur chaque feuille les noms des lves, la classe, le nom de l'cole, la date du jour et l'heure ; puis aprs ces prliminaires obligs de toute exprience collective, il annonait qu'il allait faire une exprience sur la mmoire des lignes, des longueurs ; une ligne trace sur un carton blanc serait montre pendant trois secondes chaque lve, et chaque lve devait, aprs avoir vu ce modle, s'empresser de tracer sur sa feuille une ligne de longueur gale. M. Michel allait ensuite de banc en banc, et montrait chaque lve la ligne trace ; par suite de la discipline parfaite que notre distingu collaborateur sait faire rgner dans son cole, les lves restaient absolument silencieux, et aucun ne voyait la ligne deux fois. Il fallait environ soixante-dix secondes pour montrer la ligne tous les lves de la classe. Ceci termin, M. Michel remontait en chaire et annonait qu'il allait montrer une seconde ligne un peu plus grande que la premire ; cette affirmation tait faite d'une voix forte et bien timbre, avec l'autorit naturelle d'un directeur d'cole ; mais l'affirmation n'avait lieu qu'une fois, et collectivement, M. Michel s'adressant toute la classe. Or, la seconde ligne n'avait que 4 centimtres de longueur, alors que la premire en avait 5. La seconde ligne tait montre chaque lve, exactement comme on avait fait pour la premire fois. Entre ces deux

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  • expriences s'coulait pour chaque lve un temps moyen de deux trois minutes. Cette preuve a t faite sur 86 enfants, comprenant les trois premires classes de l'cole primaire, et gs de neuf quatorze ans. Quels ont t les rsultats ?

    Notons tout d'abord que la reproduction de la premire lignece qui est une pure exprience de mmoire, sans suggestion d'aucune sortedonne lieu d'normes diffrences individuelles, comprises, pour la premire classe, entre deux extrmes : 60 millimtres et 28 millimtres ; la ligne avait en ralit 50 millimtres ; or, il y a eu seulement trois lves sur vingt-cinq qui ont dessin une ligne gale ou suprieure au modle ; tous les autres ont dessin une ligne plus petite ; par consquent, on peut affirmer qu'il y a bien (comme nous l'avons vu autrefois), une tendance des enfants diminuer la longueur des lignes de 50 centimtres en les reproduisant dans la mmoire. Dans la deuxime classe, il y a eu 3 lves reproduisant une ligne suprieure 50 ; tous les autres lves ont reproduit des lignes plus courtes ; enfin, semblablement, dans la troisime classe, nous n'en trouvons que deux dessinant une ligne plus longue que le modle, tous les autres ont fait plus court. En examinant quelle diffrence les lves ont indique entre la premire ligne (50 millimtres) et la seconde (40 millimtres) on trouve que bien peu d'lves ont jug rellement la seconde ligne plus petite que la premire ; par consquent, la suggestion a t efficace ; 9 lves seulement, sur les 86 des trois classes, ont dessin une seconde ligne plus courte ; on peut donc dire que 9 lves seulement ont rsist la suggestion et ont cru au tmoignage de leur mmoire plus qu' la parole de leur matre ; et encore, cette remarque comporte une rserve ; il est probable que ces rfractaires ont quand mme t un peu influencs par la suggestion, car un seul a rendu la seconde ligne plus petite de 10 millimtres, ce qui tait l'cart rel ; tous les autres ont amoindri cette diffrence ; 2 l'ont faite de 7 millimtres, 2 l'ont faite de 5, etc.

    Ils ont compos entre le tmoignage de leur mmoire et la parole du matre. Quant ceux qui, obissant la suggestion, ont dessin la

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  • seconde ligne plus grande que la premire, ils prsentent des degrs trs diffrents de suggestibilit. Les carts ont pu atteindre 10 millimtres assez frquemment, et une fois mme, l'cart a dpass 20 millimtres, ce qui veut dire qu'au lieu de faire la seconde ligne plus courte de 10 millimtres, le sujet a t tellement docile la suggestion, qu'il a fait la seconde plus longue de 20 millimtres ; en d'autres termes, la suggestion a produit dans ce cas extrme, une erreur de 30 millimtres, erreur norme si on considre qu'elle a port sur une longueur totale de 50 millimtres. En moyenne, on a fait la seconde ligne plus grande de 6 millimtres et comme elle tait en ralit plus petite de 10 millimtres, l'erreur totale est de 1 cm. 5 environ. Il est remarquer que les enfants les plus jeunes se sont montrs les plus suggestibles. Nous trouvons en effet, dans la premire classe, que 7 lves seulement ont fait la seconde ligne de 5 millimtres plus grande que la premire ; au contraire, dans la troisime classe, le nombre d'lves qui sont dans ce cas est de 16. Du reste, dans nos expriences antrieures avec M. Henri sur la suggestibilit scolaire, nous avions aussi constat que les plus jeunes enfants ont plus de suggestibilit que les enfants plus gs. La description que nous avons donne de notre exprience de suggestion n'est pas complte ; nous l'avons pousse plus loin. Lorsque tous les lves eurent reproduit de mmoire la ligne de 40 millimtres, le directeur de l'cole leur prsenta une troisime ligne, longue de 50 millimtres, et il leur dit avant de la prsenter : Je vais vous prsenter une troisime ligne qui est un peu plus courte que la seconde.

    En faisant cette nouvelle tentative de suggestion, nous avions deux raisons ; la premire tait de chercher vrifier l'preuve prcdente, la seconde tait de savoir s'il est possible de donner successivement plusieurs suggestions du mme genre sans nuire au rsultat. Cette seconde suggestion a t moins efficace que la premire ; les lves semblent s'tre mieux rendu compte de la longueur vraie des lignes ; tandis que la premire fois 5 lves seulement avaient fait un dessin en sens contraire de la suggestion, on en trouve 16 dans le mme cas la seconde reprise. Il nous a

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  • paru ncessaire d'examiner nos rsultats de plus prs, et de rechercher si chaque lve avait prsent pendant les deux preuves la mme suggestibilit ou la mme rsistance. Nous allons diviser tous nos sujets en cinq groupes : 1 ceux qui ont fait la premire suggestion une seconde ligne moindre que la premire (ce sont les lves les plus exacts) ; 2 ceux qui ont fait la premire suggestion une seconde ligne gale la premire, ou suprieure de 1, 2 4 millimtres ; 3 ceux qui ont fait la premire suggestion une seconde ligne suprieure de 4 8 millimtres ; 4 ceux qui ont fait la premire suggestion la seconde ligne suprieure de 8 12 millimtres ; enfin, 5 ceux qui ont fait la premire suggestion la seconde ligne suprieure de 12 20 millimtres. On voit que ce groupement exprime l'ordre de suggestibilit, les lves du cinquime groupe se sont montrs plus suggestibles que ceux du quatrime groupe, et ainsi de suite jusqu'au premier groupe. Or voici les rsultats donns par ce calcul : Ordre des Groupes Nombre de Sujets Suggestion d'allongement de la ligne

    Suggestion de raccourcissement de la ligne 1er 2e 3e 4e 10 28 31 15 - 4,6 + 3,07 + 5,99 +12,9 + 2 - 2,35 - 3,06 - 8,66 Ces chiffres, pour tre clairs, exigent une courte explication. Dans la premire preuve, rappelons-le, la seconde ligne prsente tait plus courte que la premire de 10 millimtres, mais la suggestion donne tait que cette seconde ligne tait la plus longue. Par consquent, les lves qui l'ont dessine plus courte, comme ceux de notre premier groupe qui l'ont dessine avec une longueur moindre de 4mm,6, ont t plus exacts que ceux du deuxime groupe, qui ont donn cette ligne une longueur plus grande que la premire, plus grande de 3mm,07 ; leur tour, les sujets du second groupe ont t plus exacts que ceux du troisime et ceux du quatrime groupes, puisque ceux-ci ont allong encore davantage la seconde ligne, qui tait cependant plus courte.

    Il est donc bien clair que nous avons tabli nos quatre groupes dans l'ordre de la suggestibilit croissante. Or, qu'on comprenne bien ce point, ce sont les sujets formant chacun de ces quatre groupes dont

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  • on a cherch apprcier les rsultats dans la seconde preuve ; nous avons voulu savoir si les lves A, B, C, etc., formant le premier groupe, le meilleur, le plus rsistant la suggestion de la premire preuve ont manifest les mmes qualits d'exactitude et de rsistance la suggestion dans la seconde preuve ; et pour cela, nous avons calcul les carts de lignes prsents par ces sujets dans cette seconde preuve. Seulement, il faut se souvenir que dans la seconde preuve la suggestion donne tait une suggestion de raccourcissement ; et que la ligne qu'on prsentait dessiner tait rellement plus grande que la prcdente ; par consquent, les lves les plus exacts cette seconde preuve sont ceux qui ont dessin la ligne plus grande que la prcdente ; et parmi ceux qui l'ont dessine plus courte, les plus exacts sont ceux qui ont le moins exagr cette diffrence en moins. Ces explications feront comprendre les oppositions de signe algbrique que l'on rencontre dans les rsultats des preuves pour un mme groupe de sujets. Il est clair maintenant qu'il existe une concordance bien remarquable entre les deux preuves ; on voit en effet, que les lves du premier groupe qui avaient rsist la suggestion d'allongement de la premire preuve ont galement rsist la suggestion de raccourcissement de la seconde preuve, puisqu'ils ont dessin la troisime ligne avec 2 millimtres en plus tandis que la suggestion tendait la faire dessiner plus petite ; de mme, on voit dans les groupes suivants que plus un groupe a obi la suggestion d'allongement de la premire preuve, plus il a obi la suggestion de raccourcissement de la seconde. Le rsultat est aussi net qu'on peut le souhaiter. Qu'est-ce que ces expriences nous apprennent de plus sur la suggestibilit des enfants ? C'est l une question utile qu'on devrait se poser propos de chaque tude nouvelle. Nos expriences fournissent un nouveau moyen, d'une efficacit vrifie, pour mesurer la suggestibilit des enfants ; et le procd nous parat recommandable puisqu'il fait apparatre de trs grandes diffrences individuelles.

    Nous avons pu constater en outre que les enfants les plus suggestibles sont ceux de la troisime classe, c'est--dire les plus jeunes. Cette preuve nous a montr la possibilit de faire la suite

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  • l'une de l'autre deux exercices de suggestibilit, dans lesquels les enfants se comportent peu prs de la mme manire, et gardent chacun leur degr propre de suggestibilit ; cette confirmation est trs importante ; elle nous montre que la suggestibilit prsente un certain caractre de constance, au moins lorsque l'exprience est bien conduite. Enfin, nous avons eu noter qu'une suggestion rpte a moins d'efficacit la seconde fois que la premire : cet affaiblissement est sans doute spcial ces suggestions indirectes de l'tat de veille, qui ne constituent point proprement parler des mains-mises sur l'intelligence des individus ; dans les expriences d'hypnotisme, au contraire, la suggestibilit de l'individu hypnotis crot avec le nombre des hypnotisations. M. Michel m'a communiqu le classement intellectuel que les professeurs ont fait des lves qui ont servi ces expriences ; le classement est, comme c'est l'habitude, tripartite ; les lves sont diviss en : 1 intelligence vive ; 2 intelligence moyenne ; et 3 intelligence faible. Je dsirais savoir si l'intelligence des lvesil s'agit ici bien entendu d'une intelligence toute spciale, qu'on pourrait appeler l'intelligence scolaireprsente quelque relation avec la suggestibilit. C'est, on se le rappelle, l'opinion de M. Brillon. Je ne suis point arriv la confirmer. La suggestibilit moyenne est peu prs la mme dans les 3 groupes. De notre exprience collective une exprience de cours il n'y a qu'un pas.

    Dans une courte note publie rcemment par Psychological Review [A Lecture Experiment in Hallucinations. Psychological Review, VI, 4, juillet 1899, p. 407-408.], E.E. Slosson relate une exprience de suggestion qu'il a faite sur ses auditeurs dans un cours public ; la suggestion a consist produire l'hallucination d'une odeur forte. L'auteur verse sur du coton l'eau d'une bouteille, en cartant la tte, puis il annonce qu'il est certain que personne ne connat l'odeur du compos chimique qui vient d'tre vers, et il met l'espoir que quoique l'odeur soit forte et d'une nature toute particulire, personne n'en sera incommod. Pour savoir quelle serait la rapidit de diffusion de cette odeur, il demande que toutes les personnes qui la sentiront s'empressent de lever la main ; 15 secondes aprs, les

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  • personnes du premier rang donnaient ce signal, et avant la fin d'une minute les trois quarts de l'auditoire avaient succomb la suggestion. L'exprience ne fut pas pousse plus loin, car quelques spectateurs, dsagrablement impressionns par cette odeur imaginaire, se prparaient dj quitter la place. On les rassure et on leur explique que le but rel de l'exprience avait t de provoquer une hallucination ; cette explication ne choqua personne. Voil peu prs quelles sont les tudes qui ont t faites jusqu'ici sur la suggestibilit ou suggestion l'tat de veille et chez les sujets normaux. Il semble que quand elle est rduite sa forme la plus simple, l'preuve de la suggestion l'tat de veille constitue un test de docilit ; et il est vraisemblable que des individus dresss l'obissance passive s'y conformeront mieux que les indpendants.

    Rappelons-nous ce fait si curieux, que d'aprs les statistiques de Bernheim les personnes les plus sensibles l'hypnotismec'est--dire la suggestion autoritairene sont pas, comme on pourrait le croire, les femmes nerveuses, mais les anciens militaires, les anciens employs d'administration, en un mot, tous ceux qui ont contract l'habitude de la discipline et de l'obissance passive.

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  • II - ERREURS D'IMAGINATION

    Il fut une poque, dans l'histoire de l'hypnotisme, o l'on a prononc souvent les mots d'attention expectante ; c'tait l'poque o l'on cherchait dcouvrir sur les malades l'influence des mtaux et des aimants. On avait prtendu qu'en appliquant certains mtaux, de l'or, du fer, de l'tain par exemple, sur les tguments d'un malade hystrique, on pouvait soit provoquer de l'anesthsie dans la rgion de l'application, soit provoquer des contractures, soit faire passer (transfert) dans l'autre moiti du corps un symptme hystrique qui n'en occupait qu'une moiti. Beaucoup d'auteurs restaient sceptiques, et supposaient que ces effets qu'on observait sur les hystriques dans les sances de mtallothrapie n'taient point dus l'action directe des mtaux, mais l'imagination des malades, qui taient mises en tat d'attention expectante, et qui se donnaient elles-mmes, par ide, par raisonnement, les symptmes divers que d'autres attribuaient au mtal. Aujourd'hui la terminologie a un peu chang, et au lieu d'attention expectante, on dirait auto-suggestion, mais les mots importent peu, quand on est d'accord sur le fond des choses. Il est certain que chez les suggestibles, l'imagination constructive est toujours en veil, et fonctionne de manire duper tout le monde, le sujet tout le premier ; car ce qu'il y a de spcial ces malades, c'est qu'ils sont les premires victimes du travail de leur imagination ; ainsi que l'a dit si justement Fr, ceux qu'on appelle des malades imaginaires sont bien rellement malades, ce sont des malades par imagination. Il m'a sembl que l'tude de cette question rentre dans notre sujet, bien qu'elle soit un peu distincte, thoriquement, de la suggestibilit.

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  • Il s'agit ici d'une disposition imaginer, inventer, sans

    s'apercevoir qu'on imagine, et en attachant la plus grande importance et tous les caractres de la ralit aux produits de son invention. ce trait chacun peut reconnatre plus d'une de ses connaissances, et Alphonse Daudet a dans un de ses romans peint de pied en cap un de ces personnages, qui est sans cesse la victime d'une imagination la fois trop riche et trop mal gouverne. Je me demande s'il ne serait pas possible de faire une tude rgulire de cette disposition mentale ; je suis mme trs tonn qu'aucun auteur n'en ait encore eu l'ide. Ce serait cependant plus utile que beaucoup de chinoiseries auxquelles on a eu le tort d'attribuer tant d'importance. Quelle mthode faudrait-il prendre ? La plus simple vaudrait le mieux. Je me rappelle qu'il y a une quinzaine d'annes, M. Ochorowicz, auteur qui a crit un ouvrage plein de finesse sur la suggestion mentale, vint a la Salptrire pour montrer Charcot un gros aimant en forme de bague, qu'il appelait l'hypnoscope ; il disait qu'il mettait cet aimant au doigt d'une personne, qu'il l'interrogeait ensuite sur ce qu'elle prouvait, qu'il recherchait si l'aimant avait produit quelque petit changement dans la motilit ou la sensibilit du doigt ou de la main, et qu'il pouvait juger trs rapidement si une personne tait hypnotisable ou non [M. Ochorowicz a dcrit son procd dans une communication la Soc. de Biologie, Sur un critre de la sensibilit hypnotique. Soc. Biol., 17 mai 1884.]. Dans le cabinet de Charcot on fit venir, l'une aprs l'autre, une vingtaine de malades, et M. Ochorowicz les examina et dclara pour chacune d'elles s'il la croyait hypnotisable ou non ; il tait convenu qu'on prendrait note de ses observations, et qu'on chercherait les vrifier ; mais je doute fort que l'affaire ait eu une suite quelconque, l'attention du Matre tait ailleurs.

    Je crois qu'on pourrait adopter, pour l'tude de l'attention expectante, un dispositif analogue celui que je viens de signaler ; par exemple un tube dans lequel le sujet devrait laisser son doigt enfonc pendant cinq minutes ; on prendrait des mesures pour donner l'exprience un caractre srieux, et surtout on rglerait d'avance les

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  • paroles adresser au sujet ; aprs quelques ttonnements invitables, il me parat certain qu'on arriverait trs vite un rsultat. De telles recherches montreraient surtout si l'tat mental de suggestibilit (c'est--dire d'obissance passive) a quelque analogie avec l'tat mental d'attention expectante (c'est--dire la disposition aux erreurs d'imagination).

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  • III - INCONSCIENCE, DIVISION DE CONSCIENCE ET SPIRITISME

    Nous arrivons maintenant une grande famille de phnomnes, qui ont une physionomie bien part, et dont l'analogie avec des phnomnes d'hypnotisme et de suggestion n'a t dmontre avec pleine vidence que dans ces dernires annes, par Gurney et Myers en Angleterre, et par Pierre Janet en France ; je veux parler des phnomnes auxquels on a donn les noms d'automatisme, d'criture automatique, et qui prennent un grand dveloppement dans les sances de spiritisme. Dans un tout rcent et trs curieux article qui vient d'tre publi par Psychological Review [Some Peculiarities of the Secondary Personality, Psych. Review, nov. 1898, vol. 5, n 6, p. 555.], G.T.W. Patrick dcrit longuement un cas typique d'automatisme ; et comme ce cas n'est ni trop ni trop peu dvelopp et qu'il correspond assez exactement la moyenne de ce qu'on peut observer chaque jour, je vais l'exposer avec dtails, pour ceux qui ne sont pas au courant de ces questions. La personne qui s'est prte aux expriences est un jeune homme de vingt-deux ans, tudiant l'Universit, paraissant jouir d'une excellente sant, ne s'tant jamais occup de spiritisme, et n'ayant jamais t hypnotis. Cependant, ces deux assertions ne sont pas tout fait exactes ; s'il n'a pas fait de spiritisme, il a cependant caus, quatre ans auparavant, avec une de ses tantes, qui est spirite, et il a lu probablement quelques livres de spiritisme ; mais ces lectures n'ont fait aucune impression sur lui ; et il a jug tous les phnomnes spirites comme une superstition curieuse. Pour l'hypnotisme, il a assist deux ou trois sances donnes par un hypnotiseur de passage, et il s'est offert lui servir de

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  • sujet ; on a constat qu'il tait un bon sujet.

    Un jour, ayant lu quelques observations sur les suggestions post-hypnotiques, il en causa avec l'auteur, M. W. Patrick, qui, sur sa demande, l'hypnotisa et lui donna pendant le sommeil l'ordre d'excuter au rveil certains actes insignifiants, comme de prendre un volume dans une bibliothque ; ces ordres furent excuts de point en point, et, comme c'est l'habitude, ils ne laissrent aprs eux aucun souvenir. Quelque temps aprs, le sujet,nous l'appellerons Henry W.,apprit l'auteur que lorsqu'il tenait un crayon la main et pensait autre chose, sa main tait continuellement en mouvement et traait avec le crayon des griffonnages dnus de sens. C'tait un rudiment d'criture automatique. Patrick se dcida tudier cette criture automatique, et il le fit dans six sances, dont les trois dernires furent spares des premires par deux ans d'intervalle. L'tude se fit de la manire suivante : on se runissait dans une pice silencieuse, le sujet tenait un crayon dans sa main droite et appuyait le crayon sur une feuille de papier blanc ; il ne regardait pas sa main, il avait la tte et le corps tourns de ct, et il tenait dans sa main gauche un ouvrage intressant, qu'il devait lire avec beaucoup d'attention. Naturellement, comme ces expriences taient faites en partie sur sa demande et excitaient vivement sa curiosit, il se proccupait beaucoup de ce que sa main pouvait crire, mais il ignorait absolument ce qu'elle crivait ; on lui permit quelquefois, pas toujours, de relire ce que sa main avait crit ; il avait autant de peine que n'importe quelle autre personne dchiffrer sa propre criture. Dans quelques cas, on le pria de quitter la lecture de son livre et, de surveiller attentivement les mouvements de sa main, sans la regarder ; il eut alors conscience des mouvements qu'elle excutait ; mais sauf ces cas exceptionnels, l'criture tait trace automatiquement.

    Maintenant, comment l'oprateur entrait-il en communication avec cette main ? Je ne le vois pas clairement dans l'article. Il est trs probable que Patrick a employ la mthode usuelle et la plus commode ; il adressait demi voix les questions Henry W. ; celui-

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  • ci ne rpondait pas, et n'entendait pas, son attention tant distraite par la lecture du livre ; mais sa main crivait la rponse. C'est de cette manire qu'on a pu obtenir toute une srie de demandes et rponses qui sont publies dans l'article. Il est important d'ajouter que le sujet est un jeune homme dont la sincrit et la loyaut sont au-dessus de tout soupon, car il serait assez facile de simuler des phnomnes de ce genre, feindre de lire, couter et rpondre par crit ; mais nous avons comme garantie contre la fraude non seulement les rfrences donnes par l'auteur (ce qui serait peu de chose) mais encore ce fait important que ces ddoublements de conscience sont aujourd'hui bien connus et ont t observs dans des conditions d'une prcision irrprochable par des auteurs dignes de foi [Il y a dj plusieurs annes que j'ai trait longuement cette question de la simulation, propos du ddoublement de conscience chez les hystriques, et que j'ai montr que l'anesthsie de ces malades peut devenir une dmonstration exprimentale de ces phnomnes. Voir Altrations de la personnalit. Bibliothque scientifique internationale, Paris, Alcan.]. La premire sance commena ainsi : Question.Qui tes-vous ? Rponse.Laton. Cette premire rponse tait illisible et Henry W. fut autoris lire son criture : il dchiffra le mot Satan et rit ; mais d'autres questions montrrent que la vraie rponse tait Laton. Q.Quel est votre premier nom ?

    R.Bart. Q.Quelle est votre profession ? R.Professeur. Q.tes-vous homme ou femme ? R.Femme. Cette rponse est inexplicable, car dans la suite Laton a toujours manifest le caractre d'un homme. D.tes-vous vivant ou mort ? R.Mort. D.O avez-vous vcu ? R.Illinois. D.Dans quelle ville ? R.Chicago. D.Quand tes-vous mort ? R.1883. Les questions suivantes furent faites pour connatre un peu de la biographie de ce Bart Laton. Il se trouva que certaines de ses rponses taient justes, et d'autres fausses, et que ses connaissances taient peu prs celles de Henry W. Voici encore un chantillon de ces dialogues. Q.Avez-vous des connaissances surnaturelles, ou bien cherchez-vous deviner ? R.Quelquefois je devine, mais souvent les esprits connaissent ; quelquefois ils mentent. Deux jours aprs : Q.Qui

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  • crit ? R.Bart Laton. Q.Qui tait major Chicago quand vous tes mort ? R.Harrisson(exact). Q.Combien avez-vous vcu Chicago ?

    R.Vingt ans. Q.Vous devez bien connatre la ville ? R.Oui. Q.Commencez par Michigan-Avenue, et nommez les rues dans l'ouest. R.Michigan, Wabash, State, Clark (hsitation) j'ai oubli. Henry W. interrog connaissait seulement trois de ces noms. Q.Voyons ! Votre nom n'est pas Bart Laton du tout. Votre nom est Frank Sabine, et vous avez vcu Saint-Louis, et vous tes mort le 16 novembre 1843. Rpondez, qui tes-vous ? R.Frank Sabine. Q.O tes-vous mort ? R. Saint-Louis. Q.Quand tes-vous mort ? R.14 septembre 1847. Q.Quelle tait votre profession Saint-Louis ? R.Banquier. Q.Combien de mille dollars valiez-vous ? R.750.000 Une semaine aprs : Q.Qui crit ? R.Bart Laton. Q.O avez-vous vcu ? R.Chicago. Q.Quand tes-vous n ? R.1845. Q.Quel ge avez-vous ? R.Cinquante ans. Q.O tes-vous maintenant ? R.Ici. Q.Mais je ne vous vois pas.

    R.Esprit. Q.Bien, mais o tes-vous comme esprit ? R.Dans moi, dans l'crivain. Q.Multipliez 23 par 22. R.3546. Q.C'est faux. Comment expliquez-vous votre rponse ? R.Devin. Q.Maintenant, l'autre jour, vous avez rpondu que vous tiez quelqu'un d'autre. Qui tes-vous ? R.Stephen Langdon. Q.De quel pays ? R.Saint-Louis. Q.Quand tes-vous mort ? R.1846. La question de l'oprateur a pour but de donner une suggestion que le sujet a trs navement accepte. On a vu du reste qu'il avait accept aussi un autre nom, celui de Frank Sabine. Ce personnage qui guide l'criture de la main est donc trs suggestible. Q.Quelle est votre profession ? R.Banquier. Q.Mais qui s'appelait Frank Sabine ? R.Je me suis tromp. Son nom tait Frank Sabine. Q.Je voudrais savoir comment vous avez pris le nom de Laton. R.C'est le nom de mon pre. Q.Mais d'o est venu ce nom de Laton ? Comment Henry W. l'a-t-il appris ? R.Pas Henry W., mais mon pre. Q.Mais expliquez-nous comment

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  • vous en tes venu crire le nom de Laton ?

    R.Je suis un esprit ! (Cette rponse est crite en appuyant fortement sur le crayon.) Q.Quelle est votre relation avec Henry W. ? R.Je suis un esprit, et je contrle Henry W. Q.Parmi tous les esprits, pourquoi est-ce-vous qui contrlez Henri W. ? R.J'tais prs quand il commena se dvelopper. Deux ans aprs : Q.Qui tes-vous ? R.Bart Lagton. (L'orthographe a chang). Q.Qu'avez-vous nous dire ? R.Heureux de vous voir ! Q.Quand avez-vous dj crit pour nous ? Donnez l'anne, le mois et le jour. R.Je ne sais. Q.Quel mois ? R.Je ne sais. En avril, je me souviens. (C'tait en juin). Q.Parlez-nous davantage de vous ? R.J'ai vcu Chicago. Q.Y vivez-vous encore ? R.Maintenant je suis ici. Q.Combien de temps avez-vous vcu Chicago ? R.Vingt ans. Q.Pourquoi tes-vous parti ? R.Ce n'est pas votre affaire. Q.Qui tait Stephen Langdon ? R.Un ami de Chicago. Q.Avez-vous crit : un ami de Chicago ? R.Oui. Ne pouvez-vous pas le lire ? Une autre fois, on a cherch mettre Laton en colre.

    Q.Qui crit ? R.Bart Lagton. Q.Bonjour, M. Laton. Heureux de vous voir. Je vaudrais mieux faire votre connaissance. R.Je n'y tiens pas. Q.Maintenant, M. Laton, voulez-vous nous donner une communication ? R.De qui ? Q.Mais, de vous-mme. R.Je veux bien. Q.De qui pourriez-vous nous donner une communication ? R.Qui connaissez-vous ? Q.J'ai beaucoup d'amis. tes-vous en communication avec mes amis ? R.George White. De toutes les rponses de Laton celle-ci est la seule qui dnote ce que l'auteur appelle une facult d'intuition. M. Patrick a eu un oncle de ce nom, mort dans la guerre civile et dont il porte le nom ml au sien de la manire suivante : George-Thomas-White Patrick. Henry W. ignorait ce fait, quoiqu'il ait eu l'occasion de voir le nom de M. Patrick crit en dtail ; interrog sur George White, Laton ft une foule d'erreurs sur son genre de mort, la date de sa mort, etc. Q.Quelle tait l'occupation de M. Laton Chicago ? R.Charpentier. Q.Il y a deux ans, vous ayez dit qu'il tait un

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  • professeur. R.Eh bien, ilmoi j'avais l'habitude d'enseigner. Q.Dansez-vous ? R.Nous ne dansons plus quand nous avons quitt la terre.

    Q.Pourquoi ? R.Vous ne pouvez pas comprendre ; nous ne sommes plus que partiellement matriels. Q.Quand vous tes crire, comme en ce moment, que fait la partie de vous-mme qui n'est pas matrielle ? R.Elle est quelque part ou nulle part. Q.Montez-vous bicyclette ? R.Seulement par l'intermdiaire de Henry W. Q.Il y a deux ans, vous criviez votre nom : Laton. Comment rendez-vous compte de ce changement d'orthographe ? R.Trop de Latons : c'est mieux comme le dernier. Q.Vous tes un effront simulateur. Qu'avez-vous rpondre cela ! R.Taisez-vous, pauvre vieil idiot. Croyez-vous que je suis oblig de rpondre exactemeat toutes vos damnes questions ? Je puis mentir toutes les fois que cela peut me plaire. Divers autres essais furent faits pour savoir si ce Laton avait quelque pouvoir tlpathique ; mais on ne put rien obtenir. Rsumons d'aprs les conversations prcdentes la psychologie de ce personnage qui s'est donn le nom de Laton. Ce personnage s'est dvelopp, dfini et caractris sous l'influence des questions adresses par Patrick, et il s'est dvelopp, remarquons-le bien, l'insu de Henry W. qui ne sait de lui que ce qu'il a pu apprendre quand on lui a permis de relire quelques chantillons d'criture automatique. Si surprenant que ce fait puisse paratre, il faut cependant l'admettre comme absolument rel, car il est surabondamment prouv. Ce personnage secondaire, subconscient, existe donc, et chose curieuse, il prsente un certain nombre de caractres qu'on reconnat presque toutes les incarnations du mme genre.

    D'abord, il est trs suggestible ; on a vu avec quelle facilit Patrick l'a dbaptis, et lui a impos le nom de Frank Sabine ; ensuite ce personnage est au courant de tout ce qui s'est dit et fait pendant que Henry W. tait hypnotis. Nous avons rapport plus haut que Henry W. a t hypnotis par Patrick et ne se rappelait pas au rveil les divers incidents de son sommeil ; cet oubli au rveil n'existe point

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  • pour Laton. Ce fait important, qui a t dcouvert, croyons-nous, par Gurney, jette quelque jour sur la nature de ces personnages qui s'expriment par l'criture automatique ; il y a un lien entre ces manifestations spirites de la veille, et les sances d'hypnotisme, plus qu'un lien, une continuit, et c'est la mmoire qui prouve cette continuit. Patrick insiste aussi, avec raison, sur le caractre vulgaire des rponses, sur la pauvret d'imagination et de raisonnement qu'elles nous montrent, sur le manque d'attention et d'effort, Laton tant incapable mme de faire une opration correcte d'arithmtique ; autres faits curieux relever, les prtentions de Laton, son ton emphatique, ses efforts ridicules pour donner des rponses profondes, et la grossiret de ses expressions quand on le taquine ou qu'on le met en colre. Tout cela indique un pauvre esprit. Mais ce pauvre esprit parat avoir de temps en temps un rudiment de belles et brillantes facults intuitives ; il semble connatre des choses que Henry W. ignore et n'a pu apprendre. Patrick a tudi de prs ce ct de la question, il a fait des enqutes pour vrifier avec le plus grand soin les affirmations de Laton. Le plus souvent, ces affirmations se sont trouves errones ; mais parfois il y a eu quelque chose qui semble dpasser les moyens ordinaires de connaissance.

    Patrick ne cherche point expliquer cette facult d'intuition, mais il pense qu'on ne peut la nier compltement, car on la retrouve dans beaucoup d'observations analogues et elle est comme un trait de caractre du personnage qui se manifeste par l'criture automatique. L'opinion de Patrick parat tre que cette facult d'intuition est une facult naturelle, perdue par l'homme civilis, comme cette acuit des sens qu'on observe encore, parat-il, chez les sauvages. Enfin, cette obsession qu'a eu le personnage subconscient de se considrer comme un esprit, comme l'esprit d'un individu ayant vcu autrefois, comment faut-il la comprendre ? Il est supposer que la manire dont les questions ont t poses explique un peu ce rsultat. On a demand : Qui tes-vous ? ce qui suggre un ddoublement de la personnalit car il est facile de comprendre que cette demande appelait comme rponse un nom autre que celui de Henry W. La question suivante : tes-vous vivant ou mort ? suggre aussi,

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  • probablement, l'ide d'une personne morte, mais vivant encore sous forme d'esprit. Il eut t curieux d'employer d'autres interrogations ; au lieu de dire : Qui tes-vous ? on aurait pu dire : crivez votre nom. Si le nom crit avait t, mme dans ce cas, Bart Laton, on aurait pu exprimer de la surprise que ce nom ne fut pas celui de Henry W. et on aurait ainsi vit toute allusion mme loigne l'hypothse de l'esprit. Ces rflexions sont de Patrick, et elles nous paraissent trs judicieuses. Nous pensons que comme Henry W. avait lu des livres sur le spiritisme, il devait probablement connatre la thorie des esprits s'incarnant, et il est probable que ce sont ces notions antrieurement acquises qui pour une bonne part ont opr la suggestion de l'existence de Laton.

    Ce qu'il y a d'essentiel dans les observations et expriences de ce genre, c'est le fait mme de la division de conscience ; le reste est une affaire d'orientation des ides, et varie avec les croyances des individus, avec les rcits qu'ils entendent faire, avec les opinions courantes ; dans nos socits modernes, la division de conscience conduira la dsincarnation ou la rincarnation de l'esprit des morts ; dans les couvents du moyen ge, ce seront les dmons qui viendront agiter les corps des malheureuses religieuses ; ailleurs encoreet c'est l un des faits les plus surprenants qu'on puisse imaginercette division de conscience devient un instrument de travail pour une oeuvre littraire : c'est un phnomne naturel que l'auteur cultive et dirige. Le cas de Patrick est un peu passif ; son sujet ne se livre l'criture automatique que dans les sances dont nous venons de transcrire le rcit ; en dehors de ces sances le personnage secondaire ne parat pas, il n'agit pas, il fait le mort. Aussi ne peut-on pas, avec ce seul exemple, se faire une ide juste du rle que le personnage secondaire peut remplir. Je crois utile de reproduire ici une observation que Flournoy vient de publier tout rcemment ; elle complte la prcdente [Revue philosophique, fvrier 1899.]. M. Michel Til, quarante-huit ans. Professeur de comptabilit dans divers tablissements d'instruction. Temprament sanguin, excellente sant. Caractre expansif et plein de bonhomie. Il y a quelques mois, sous l'influence d'amis spirites, il s'essaye

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  • l'criture automatique, un vendredi et obtient des spirales, des majuscules, enfin des phrases de lettres btardes, trs diffrentes de son criture ordinaire, et agrmentes d'ornements tout fait trangers ses habitudes. Il continue avec succs le samedi et le dimanche matin. Ayant encore recommenc le dimanche soir, sur la sollicitation de sa famille, l'esprit crivant par sa main donne beaucoup de rponses imprvues et fort drles aux questions poses, mais le rsultat en fut une nuit trouble par un dveloppement inattendu de l'automatisme verbal, sous forme auditive et graphomotrice, comme en tmoigne son rcit :

    comme en tmoigne son rcit : Les impressions si fortes pour moi de cette soire prirent bientt le caractre d'une obsession inquitante. Lorsque je me couchai, je fis les plus grands efforts pour m'endormir, mais en vain ; j'entendais une voix intrieure qui me parlait, me faisant les plus belles protestations d'amiti, me flattant et me faisant entrevoir des destines magnifiques, etc. Dans l'tat de surexcitation o j'tais, je me laissais bercer de ces douces illusions... Puis l'ide me vint qu'il me suffirait de placer mon doigt sur le mur pour qu'il remplit l'office d'un crayon ; effectivement, mon doigt plac contre le mur commena tracer dans l'ombre des phrases, des rponses, des exhortations que je lisais en suivant les contours que mon doigt excutait contre le mur. Michel, me faisait crire l'esprit, tes destines sont bnies, je serai ton guide et ton soutien, etc. Toujours cette criture btarde avec enroulements qui affectaient les formes les plus bizarres. Vingt fois je voulus m'endormir, inutile... ce n'est que vers le matin que je russis prendre quelques instants de repos. Cette obsession le poursuit pendant la matine du lundi en allant ses diverses leons : Sur tout le parcours du tramway, l'esprit continuant m'obsder me faisait crire sur ma serviette, sur la banquette du tramway, dans la poche mme de mon pardessus, des phrases, des conseils, des maximes, etc. Je faisais de vrais efforts pour que les personnes qui m'entouraient ne pussent s'apercevoir du trouble dans lequel j'tais, car je ne vivais plus pour ainsi dire pour le monde rel, et j'tais compltement absorb dans l'intimit de la Force qui s'tait empare de moi.

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  • Une personne spirite de sa connaissance, qu'il rencontra et mit au

    courant de son tat, l'engagea lutter contre l'esprit lger et mauvais dont il tait le jouet. Mais il n'eut pas la sagesse de suivre ce conseil ; aussitt termin son repas de midi, il reprit son crayon, et aprs diverses insinuations vagues contre son fils douard, employ dans un bureau d'affaires, finit par catgoriser l'accusation suivante : douard a pris des cigarettes dans la bote de son patron M. X..., celui-ci s'en est aperu, et dans son ressentiment lui a adress une lettre de remerciement, en l'avertissant qu'il serait remplac trs prochainement ; mais dj douard et son ami B... l'ont arrang de la belle faon dans une vermineuse (sic) ptre orale. On conoit dans quelle angoisse M. Til alla donner ses leons de l'aprs-midi, pendant lesquelles il fut de nouveau en butte divers automatismes graphomoteurs qui, entre autres, lui ordonnaient d'aller voir au plus vite le patron de son fils. Il y courut ds qu'il fut libre. Le chef de bureau, auquel il s'adressa tout d'abord en l'absence du patron, ne lui donna que de bons renseignements sur le jeune homme, mais l'obsession accusatrice ne se tint pas pour battue, car tandis qu'il coutait avec attention ces tmoignages favorables, mon doigt, dit-il, appuy sur la table se mit tracer avec tous les enroulements habituels et qui me paraissaient en ce moment ne devoir jamais finir : Je suis navr de la duplicit de cet homme. Enfin cette terrible phrase est acheve ; j'avoue que je ne savais plus que croire ; me trompait-on ? Ce chef de bureau avait un air bien franc, et quel intrt aurait-il eu me cacher la vrit ? Il y avait l un mystre qu'il me fallait absolument claircir....

    Le patron M. X... rentra heureusement sur ces entrefaites, et il ne fallut pas moins que sa parole dcisive pour rassurer le pauvre pre et amener le malin esprit rsipiscence : M. X... me reut trs cordialement et me confirma en tous points les renseignements donns par le chef de bureau ; il y ajouta mme quelques paroles des plus aimables l'gard de mon fils... Pendant qu'il parlait, ma main sollicite crivait sur le bureau, toujours avec cette mme lenteur exige par les enroulements qui accompagnaient les lettres : Je t'ai

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  • tromp, Michel, pardonne-moi. Enfin ! quel soulagement ! mais aussi, le dirai-je, quelle dception ! Comment, cet esprit qui m'avait paru si bienveillant, que dans ma candeur j'avais pris pour mon guide, pour ma conscience mme, me trompait pareillement ! C'tait indigne ! M. Til rsolut alors de bannir ce mchant esprit en ne s'inquitant plus de lui. Il eut toutefois subir plus d'un retour offensif de cet automatisme (mais ne portant plus sur des faits vrifiables) avant d'en tre dlivr. Il s'est mis depuis lors crire des communications d'un ordre plus relev, des rflexions religieuses et morales. Ce changement de contenu s'est accompagn, comme c'est souvent le cas, d'un changement dans la forme psychologique des messages : ils lui viennent actuellement en images auditives et d'articulation, et sa main ne fait qu'crire c