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BIBEBOOK ALFRED ASSOLLANT LA CHASSE AUX LIONS

Assollant Alfred - La Chasse Aux Lions

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  • BIBEBOOK

    ALFRED ASSOLLANT

    LA CHASSE AUXLIONS

  • ALFRED ASSOLLANT

    LA CHASSE AUXLIONS

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1234-5

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Bibliothque lectronique dubec

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    la cantine

    L, P ; moi, ctait Dumanet. Lui ne reculait jamais ;moi javanais toujours. nous deux nous faisions la paire,comme disait le capitaine Chambard, de Montpellier, qui syconnaissait.

    Un jour donc, que nous tions assis tous les deux, Pitou et moi, dansla cantine de la veuve Mouilletrou, du 7 de ligne, pour lors en garnison Bakhara pas loin dAlger, deux cents kilomtres voil que je me mets biller comme une hutre au fond de la mer.

    Pitou, qui roulait sa cigaree entre ses doigts, la pose sur la table etme regarde dun air tonn.

    Vous navez jamais vu Pitou tonn ? Cest a qui vous tonnerait !Dabord, a ne lui arrive presque jamais. . . oui ; mais quand a lui ar-

    rive, il carte ses dix doigts, qui sont faits comme dix boudins ; il ouvre sabouche en forme de four de boulanger et ses yeux presque ronds commela lune dans son plein.

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    Cest sa manire de laisser entrer les ides.Il me dit : Dumanet ! Moi je lui rpliquai : Pitou ! Tu tennuies ? Oui, Pitou. Ah ! Il rchit pendant cinq minutes le temps de fumer sa cigaree et

    reprit : Dumanet ! Pitou ! Tu tennuies donc ?. . . Ah ! pour sr !. . . Et toi ? Pas moi. Pitou, tu es bien heureux. Cest que tu es philosophe. Il me dit encore : Dumanet, quest-ce que cest que a, un philosophe ? Parbleu ! tu le vois bien. Cen est un qui samuse quand les autres

    sennuient. Il secoua la tte : Dumanet, je ne mamuse pas. Alors tu tennuies ? Non.est-ce que tu fais donc ? Je vis. . . Et toi ? Moi aussi, Pitou. Mais je voudrais quelque chose de mieux.oi donc ? Je voudrais faire parler de moi dans les gazees. Comme Napolon Sainte-Hlne ? Tout juste, Pitou. . . comme Napolon Sainte-Hlne, et aussi

    Austerlitz. Tu veux tre empereur, alors ? Non, non, Pitou. Mais je voudrais quon parlt de moi comme dun

    empereur. a ferait plaisir au pre Dumanet, qui merait ses lunees,

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    l-bas, au coin du feu, pour lire dans les papiers publics que je suis unhomme fameux.

    Dumanet, Dumanet, lambition te perdra. Je dis encore : Pitou ! Mon ami ! Ce nest pas tout a. Ah ! dit Pitou, je men doutais bien. . . est-ce quil y a encore,

    Dumanet ? Il y a, mon vieux Pitou, que je veux me signaler ! Eh bien, signale-toi. a te fera honneur et a me fera plaisir. Oui, mais je ne veux pas me signaler tout seul. Je veux que tu te

    signales aussi, morbleu ! a, dit Pitou en appuyant son menton sur sa main, cest voir.

    est-ce que tu feras pour nous signaler ? Ce pauvre Pitou, ctait un ami, et un bon, un vrai, un solide, un sr,

    mais qui navait pas pour cinq centimes de devinee. Il fallait tout luiexpliquer depuis A jusqu Z.

    Je lui dis : Pitou, regarde devant toi. L, tu vois bien droite des orangers et

    des citronniers, gauche des champs de tabac et des vignes, et au milieula ville, et plus loin encore la plaine jusquaux montagnes bleues. Est-ceassez beau, a !

    Oui, dit Pitou, cest magnique tout a ; mais a nest ni toi ni moi ! Cest des bourgeois qui nont pas envie de nous en faire cadeau.

    Alors je rpliquai, voyant quil venait de lui-mme o javais voululamener :

    Pitou, la terre est grande, et les bourgeois ne lont pas prise tout en-tire. De lautre ct des montagnes, l-bas, au sud, il y a un pays superbequi na pas de propritaire.

    Oh ! dit Pitou tonn, pas de propritaire ! Est-ce Dieu possible ?. . .Et nous pourrions lavoir pour rien, Dumanet ?

    Presque rien. La peine de le prendre. Cest le dsert alors, Dumanet ?. . . Et tu dis que cest grand ?. . .

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    Douze cents lieues de long et trois cent cinquante lieues de large.inze fois la France ! Cest le capitaine Chambard qui me la dit.

    Pitou rchit et dit : Le capitaine Chambard, a nest pas tout fait lvangile, mais cest

    tout comme. . . Pour lors quest-ce quil y a dans ce pays qui est quinzefois grand comme la France ?

    Il y a de tout. . . et encore autre chose. Par exemple ?. . . Des livres. . . Connu, a ! Des perdrix. . . Connu, connu ! Des sangliers. . . Oh ! oh ! Des outardes. . . Ah ! ah ! quest-ce que cest que a ? a, cest des oies trs grosses. Bon ! a va bien. Et encore ?. . . Mais, sil y a tant de bonnes choses

    dans le pays, pourquoi donc est-ce quon ne nous ymne pas tout de suite,Dumanet ?

    Je rpondis : Pitou, je ne sais pas. Je le demanderai au capitaine Chambard. Il reprit :Mais tout a, cest trs bon. Le bon Dieu amieux trait les moricauds

    que nous. Cest pas possible. Le bon Dieu est juste. Sil a mis l-bas tantde livres, de perdrix, de lapins, doutardes et de sangliers, cest quil y amis autre chose. . . comme la vre, la gale et la peste.

    Ni la vre, ni la gale, ni la peste, mon vieux Pitou. Tout au plusquelques chacals.

    Pitou rpliqua : Oh ! les chacals, a ne vaut pas la peine den parler. Je les renverrai

    coups de pied. . . Il ny a pas dautres vilaines btes ? Une hyne par-ci par-l. . . Bon ! laaire dun coup de fusil. Il ny aurait pas aussi quelques

    panthres ?

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    Il y en a, mais si petites que je ne sais pas si a peut compter. Pitou prit un air grave : Les panthres, Dumanet, a compte toujours. Te souviens-tu du ser-

    gent Broutavoine ? Le sergent Broutavoine ?. . . Connais pas. Comment ! tu nas pas connu le sergent Broutavoine, qui ta ch

    quatre jours de salle de police pour avoir manqu lappel, trois semainesavant daller Zaacha ?. . . Broutavoine, un petit, maigre, roux, large despaules, qui grognait matin et soir et qui est mort lieutenant, avec la croix,lanne dernire, lassaut de Malako, en Crime.

    Ah ! Broutavoine ! le rousseau Broutavoine ! un qui disait toujours lexercice : i est-ce qui ma chu des conscrits pareils ? a tient sonfusil comme un bton de sucre dorge !. . . Eh bien, quest-ce qui lui arrivaau sergent Broutavoine ?

    Alors Pitou rpondit : Il lui arriva, Dumanet, quun soir dt, tiens, un soir comme celui-ci,

    le ciel tait bleu, il alla tout seul derrire une haie pour comme qui diraitrchir, vu que son notaire len avait pri par le moyen de ce que sa tantetait morte et lui avait laiss un pr, l-bas, dans lAveyron, loin, bien loinde Paris, pas loin de Rodez. Fallait-il vendre ? fallait-il pas ? Pendantquil rchissait, le nez sur sa lere, couch sur le ventre et dans lherbe,voil quil sent tout coup quelque chose comme une fourche sept ouhuit dents qui se serait plante dans le ct oppos la gure (mais plusbas), et quil est enlev en lair une hauteur de trente-quatre trente-cinq centimtres. . . Tu vois a dici. Lui, pas content du tout, se retournepour regarder celui qui lui faisait cee mauvaise farce : car enn ce nestpas honnte de prendre ainsi un sergent par le fond de la culoe. . . pas dutout. Ce ntait pas un farceur, ctait une belle panthre de deux pieds etdemi de haut, grosse comme un veau de six semaines. . .

    Ah ! chtre ! . . . L-dessus mon sergent Broutavoine tait mal laise, comme tu

    peux croire. Il cherche de lamain droite son briquet, de la gauche il arapela panthre par les cheveux. . . ou, si tu prres, par une oreille et par lespoils tout autour. . . Il tire de son ct, elle tire du sien. Finalement elleemporte le morceau, qui ntait pas bien gros (par bonheur !) et pousse un

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    cri fait comme le miaulement de trois cents chats en colre. . . Le sergentsaute debout sur ses pieds, lire son briquet et le lui met dans la gorge encriant : moi : les amis ! On court, on arrive, on le trouve couch souselle et couvert de sang. . . elle lavait jet par terre et voulait le dvorer.Lui, pas bte, lui tenait la gueule en lair en serrant de toutes ses forces.

    Et aprs ? Aprs ?. . . Eh bien, pendant que la panthre le griait et le mordait,

    Pouscaillou est venu par derrire et lui a brl la cervelle dun coup defusil. . .

    Au sergent ? Mais non, Dumanet. Tu ne comprends donc rien ? Pas au sergent,

    la panthre. Je rpliquai : Pitou, tu vois bien que le sergent Broutavoine sen est tir, puisquil

    est devenu lieutenant et quil a fallu un coup de mitraille pour le tuer enCrime.

    Pitou secoua la tte. Il sen est tir, dit-il. . . oui, si lon veut ; mais, pendant plus de six

    semaines, il ne pouvait pas sasseoir ni se coucher, except sur le ctgauche, et encore !. . .

    Pour lors, Pitou, tu as peur de rencontrer des panthres ? Il hsita. Mon Dieu ! Jai peur. . . et je nai pas peur ; a dpend. . . dix pas,

    avec mon fusil bien paul, le doigt sur la dtente, en plein jour. . .est-ce que tu ferais ? Est-ce que je sais, moi ? Je ferais de mon mieux. Et si ctait le soir,

    couch dans lherbe comme le sergent Broutavoine, alors, oh ! alors, jerentrerais avec plaisir dans la caserne pour me coucher.

    Je levai les paules et je dis : Pitou ! tu es mon ami, mais tu me fais de la peine ! Pourquoi, Dumanet ? Parce que, mon vieux Pitou, si tu as peur des panthres, quest-ce

    que tu feras donc quand tu te trouveras nez mue avec les lions ? Il me dit bonnement :

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    Je ferai avec les lions ce que je ferais avec les panthres. Je rentreraidans la caserne.

    Oh ! Pitou !De quoi, Dumanet ?. . .and on rencontre unmauvais gueux sur sa

    route qui a quatre pistolets cinq coups chacun et quarante fusils chargs balle, est-ce quon va lui chercher querelle ? Est-ce quon va se faire tuerou estropier ?

    Oui, mais le lion. . . Le lion, dit Pitou avec force, a quatre paes, et cinq gries chaque

    pae, et quarante dents au fond de la gueule. . . Cest comme sil taittoujours prt faire feu de soixante cartouches bout touchant. . . Tuaimerais a, Dumanet ?

    Moi ! oui, assez. Eh bien, pas moi, Dumanet ! Et tu dis quil y a des lions dans ton

    dsert ? Ce nest pas moi qui dis a, cest le capitaine Chambard ; et encore

    il dit approximativement, tu sais. Hier, par exemple, en prenant son ab-sinthe, il racontait au capitaine Caron que les lions gardent les portes dudsert.

    Oh ! scria Pitou, est-ce que le dsert a des portes ? Je rpondis : Faut croire, puisque les lions les gardent. Est-ce que tu as jamais vu

    une porte sans portier ? a, jamais ! dit Pitou ; jaurais plutt vu un portier sans porte.

    Comme a, Dumanet, cest donc les lions qui ferment la porte du dsert ? Comme tu dis. Mais alors, Dumanet, cest donc pas des lions, ceux de ce pays, cest

    donc des cloportes ? Il se mit rire et moi aussi, et aussi la mre Mouilletrou, qui nous

    coutait.Je lui dis : Pitou, je ne tavais jamais vu faire de calembours. O as-tu pris celui-

    l ? Cest vrai, dit modestement Pitou. Le calembour nest pas de moi.

    Il est du capitaine Chambard.

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  • La chasse aux lions Chapitre I

    Je dis encore : a ne fait rien, Pitou. Il est trs bon, le calembour. Cest le capitaine

    Chambard qui la fait, mais le gnral voudrait bien en faire autant. . . Pourconclure, veux-tu venir avec moi prendre le dsert ?

    Malgr les panthres et les lions ? dit Pitou. . . a demande r-exion !

    Mais, comme il rchissait, nous entendmes tout coup des crispouvantables et nous vmes plus de trois cents Arabes ou moricaudsde toute espce, hommes, femmes et enfants, qui venaient en courant detoutes leurs forces dans la rue et criant :

    Le lion ! voici le lion !

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  • CHAPITRE II

    Ibrahim

    D on se sauvait, le cad en tte et le chaouch enqueue. On fermait les portes des boutiques, on invoquait Al-lah, on se cachait comme on pouvait. Les hommes hurlaient, lesfemmes pleuraient, les chiens aboyaient, tout le monde avait lair sensdessus dessous.

    La veuve Mouilletrou elle-mme prit la parole et dit : Mes enfants, cest pas tout a. Le lion va venir. Vous ne comptez pas

    sans doute que je vais laisser ma boutique ouverte pour lui orir un ml-cass ?. . . Allez-vous-en tout fait ou rentrez ! Je vais fermer la porte.

    Pitou rpondit : Madame Mouilletrou, cest bien parl. Je rentre, et nous allons fer-

    mer. Mais moi, a mhumilia. Je dis mon tour : Pitou, tu peux rester. Moi, je vais voir comme cest fait, un lion. Pas possible ! cria Pitou tonn.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Je rpliquai : Si possible, Pitou, que cest vrai. Il me dit encore : Tu me lches donc ? Ce nest pas moi qui te lche, Pitou, cest toi qui me lches ; et lon

    dira dans tout lunivers, quand on saura ce qui sest pass : Ce nest pasDumanet qui a lch Pitou, en face du lion, cest Pitou qui a lch Duma-net.

    Pitou serra les poings. Alors, a serait donc pour dire que je suis un lche, Dumanet ! Ah !

    vrai ! je naurais jamais cru a de toi. Mais non, Pitou, tu ne seras pas un lche, mais un lcheur ; cest

    bien dirent. Il se jeta dans mes bras. Ah ! tiens, Dumanet, cest toi qui nas pas de cur, de dire de pa-

    reilles choses un ami ! Alors tu viens avec moi ? Pardi ! ce moment, un bruit qui ressemblait celui du tonnerre se t en-

    tendre dans la valle, du ct de la montagne. La veuve Mouilletrou, tou-jours presse de fermer sa porte, nous dit :

    Ah , voyons, entrez-vous ou sortez-vous, paire de blancs-becs ?Vous nentendez donc pas le rugissement du lion ?

    En eet, ctait bien a. Pour lors, dit Pitou, rentrons. Mais il tait trop tard. La mre Mouilletrou avait ferm sa cambuse et

    ne laurait pas rouverte pour trente sacs de pommes de terre.Alors je dis : Pitou, le gueux va descendre. Allons chercher nos fusils la ca-

    serne. Il me suivit. Nous chargemes nos fusils et nous remontmes jusquau

    bout du village. On nentendait plus rien, rien de rien, oh ! mais ! ce quisappelle rien. Le gueux, qui avait fait peur tout le monde, ne disait plusrien.ant aux hommes, aux femmes et aux autres btes, ils ne remuaientpas plus que des marmoes en hiver.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Alors Pitou me dit : La nuit va venir, Dumanet. . . Rentrons ! Je rpondis : Pitou, le sergent nous a vus charger nos fusils pour tuer le lion. Si

    nous rentrons sans lavoir tu, on dira : Ce Pitou, ce Dumanet, a faitde lembarras ; a veut tuer les lions comme des lapins, et a revient aubout dun quart dheure ; a se donne pour des guerriers de fort calibre,et cest tout bonnement des farceurs, des propres rien, des rien du tout,des rossards, quoi ! Et nous serons dshonors.

    Pitou souait comme un phoque, mais il ne disait rien.Je lentrepris encore : Pitou, a ne te ferait donc rien dtre dshonor ? Ah ! tiens, ne me parle pas de a, Dumanet ! a me fait monter le

    sang aux yeux. Dshonors, moi Pitou et toi Dumanet ! Et la mre Pitou,tu ne la connais pas, mais je la connais, moi ! Et cest une brave femme,va ! La mre Pitou, qui ma nourri de son lait quand je ne lui tais derien, car ma mre est morte le jour de ma naissance, et mon pre, quisappelait Pitou, ntait quun cousin germain, et il est mort trois moisauparavant en coupant un arbre qui lui tomba sur la tte et le tua raide, la mre Pitou dirait : Il sest dshonor, mon Pitou, mon petit Pitou quejaimais tant, que javais lev avec les miens, que je voulais donner enmariage ma petite Jeanne, quand il serait revenu dAlger et quil auraitpris Abd-el-Kader ! Ah ! tiens, Dumanet, ce nest pas beau ce que tu disl, et si ce ntait pas toi, oh ! si ce ntait pas toi !. . .

    Il serrait les poings et il avait envie de pleurer.Je lui dis : Tu vois bien, Pitou, tu ne pourrais pas vivre si tu tais dshonor ! Eh bien, quest-ce quil faut faire pour ne pas tre. . . ce que tu dis ! Je rpliquai : Pitou, le lion nous aend, cest certain. La preuve, cest quil ne dit

    plus rien. Eh bien, dit Pitou, sil veut nous aendre, quil aende ! Est-ce que

    nous sommes ses ordres ? Pitou, mon petit Pitou, encore cinq cents pas hors du village ! Cinq cents ? Pas un de plus ?

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Je ten donne ma parole, foi de Dumanet ! Puisque cest comme a, marchons ! Et, de fait, nous marchmes comme des braves que nous tions : car il

    ne faut pas croire que Pitou, parce quil sarrtait de temps en temps pourrchir, ne ft pas aussi brave quun autre. Ah non ! au contraire !. . .Seulement, comme disait le capitaine Chambard, il ntait pas tmraire.e voulez-vous ? tout le monde ne peut pas tre tmraire ; et si toutle monde tait tmraire, la terre ne serait plus habitable, et la lune nonplus, parce que les tmraires quil y aurait de trop sur la terre voudraientmonter dans la lune.

    Pour lors, Pitou et moi, nous prmes le chemin de la valle et de lamontagne. Moi, jallais en avant comme un guerrier ; Pitou, lui, comptaitles pas comme un conducteur des ponts et chausses.

    On nentendait rien. Toutes les btes de la nature dormaient ou fai-saient semblant de dormir. La lune se levait dans le ciel, derrire la mon-tagne. Pitou, qui avait compt ses cinq cents pas, sarrta sous un vieuxchne et me dit tout bas, comme sil avait eu peur dveiller quelquun :

    Dumanet, cest ni. Allons-nous-en. Il ny a personne. Je rpondis bien haut : Pitou, encore un kilomtre ! Non. Un petit kilomtre ! le plus petit de tous les kilomtres ! Il rpliqua dune voix ferme : Pas mme un dcamtre, Dumanet ! Pitou na quune parole ! et Pi-

    tou Jacques a donn sa parole Jacques Pitou de ne pas le mener plus loinque cinq cents pas.

    Tout coup, dans le haut du chne, une voix cria : Allah ! Allah ! Allah ! Allons, bon ! dit Pitou, encore une autre aaire. Voil quelque mo-

    ricaud en dtresse. Au mme instant, nous entendmes un bruit de feuilles froisses et de

    branches casses. Un Arabe vint tomber nos pieds.Il tomba, je veux dire quil descendit de branche en branche, mais si

    vite que Pitou eut peine le temps de scarter : autrement il lui auraitcogn la tte.

    12

  • La chasse aux lions Chapitre II

    LArabe se releva et dit en montrant la fort : Il est parti !i ? demanda Pitou. Celui que vous cherchez, le brigand qui a mang ma femme et mes

    deux vaches, le sidi lion enn. Je demandai : Comment sais-tu quil est parti ? LArabe se roula la face contre terre en sarrachant la barbe. Ah ! dit-il, je lai vu et je lai suivi pendant quil tenait ma pauvre

    femme Fatma dans ses dents. Allah ! Allah ! Comme elle criait ! Et il nous raconta son malheur. Je revenais avec Fatma et le bourricot qui portaient chacun sa charge

    de bois. . . Pitou prit la parole : Et toi, quest-ce que tu portais ? LArabe le regarda trs tonn et rpondit : Moi ?. . . je ne portais rien. Alors tu tais comme lautre dans la chanson de Malbrouck ? Malbrouck ?. . . connais pas. . . Un Roumi peut-tre ? Oui, un seigneur Roumi que ses amis enterrrent dans le temps.

    Lun portait son grand casque, lautre portait son grand sabre ; lautreportait sa cuirasse et lautre ne portait rien. . . Va, va toujours. . . Alors tusuivais Fatma et le bourricot ?

    Je ne les suivais pas, dit lArabe ; je les faisais marcher devant moi. a, dit Pitou, cest bien dirent. . . Alors le lion est venu, et il a

    emport ta femme et ton bourricot ?Oh ! ma femme seulement, parce que le bourricot a jet sa charge de

    bois et sest sauv dans la fort ; mais le brigand saura bien ly retrouverdemain. Pauvre bourricot ! pauvre bon bourricot ! je laimais tant !. . . Jelavais appel Ali, du nom du gendre du Prophte !. . . Ali, mon pauvre Ali,je lavais achet cinq douros, et il men rapportait deux par semaine !

    LArabe pleurait et criait.Alors je demandai : Mais toi, quest-ce que tu as dit, quand tu as vu quil emportait ta

    femme ?

    13

  • La chasse aux lions Chapitre II

    Moi !. . . ce que jai dit ?. . . Je suis mont sur le chne et je lui aicri travers tes branches : Coquin ! sclrat ! assassin ! Et pendant quejentendais craquer sous ses dents les os de ma pauvre Fatma, jai priAllah daccorder son dle serviteur que le brigand ft trangl par unde ces os bien-aims. . .est-ce que je pouvais lui faire avec mon bton ?

    a, dit Pitou, cest vrai. On fait ce quon peut, on ne fait pas ce quonveut. . . Allons, Dumanet, allons-nous-en.

    Mais moi, je ntais pas press. Pendant que lArabe parlait, javaissenti, comme dit lautre, pousser une ide sous mon kpi. . . Les ides,vous savez, a ne pousse pas tous les jours ; cest comme le bl, il y a dessaisons pour a. Mais quand elles sont mres, il faut les cueillir tout desuite. Au bout dun mois, elles ne valent plus rien.

    Je dis donc lArabe : Comment tappelles-tu ? Ibrahim, de la tribu des Ouled-Ismal. Eh bien, Ibrahim, quest-ce que tu vas faire, maintenant que tu as

    perdu ta femme et ton bourricot ? LArabe leva les mains au ciel. Est-ce que je sais, moi ?. . . Ce quAllah voudra. . . Pauvre Fatma !

    Pauvre Ali ! Elle mavait cot vingt-cinq douros, et lui cinq seulement ;mais il faisait autant douvrage quelle ; seulement, elle valait mieux pourle couscoussou.

    Je dis encore : Pitou, quest-ce que tu as dargent dans ton sac ? Sept francs, Dumanet. Les mmes sept francs que la mre Pitou et sa lle tenvoyrent le

    mois dernier ? Les mmes, Dumanet, avec deux portraits. Le sien et celui de sa lle ? Mais non, Dumanet, mais non ! que tu es bte. . . Le portrait de

    Louis-Philippe sur la pice de cinq francs et le portrait de Charles X surla pice de quarante sous.

    Tu regardes donc le portrait de tes rois ? Parbleu ! quand jai ni dastiquer, quest-ce que tu veux que je

    fasse ?. . . Jobserve.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Ah ! tu observes ! Ah ! bigre ! tu ne mavais jamais dit a, Pitou ! Parce que tu ne me lavais jamais demand. Alors, Pitou, puisque tu es un observateur, tu dois avoir observ

    que jai quelque chose te proposer. Il secoua la tte. Dumanet, Dumanet, je me me. Toutes les fois que tu mas pro-

    pos quelque chose, ctait un nouveau moyen de nous casser le cou. Terappelles-tu le jour o tu voulais faire avec moi le tour du Panthon, Pa-ris, debout sur la balustrade, qui est six cent cinquante pieds du pav ?

    Six cent cinquante pieds, Pitou ? Ou trois cent cinquante ; est-ce que je sais, moi ? Enn on merait

    cent cinquante Pitou bout bout, chacun le pied droit sur la tte dunautre Pitou et les bras tendus comme le gnie de la Bastille, avant quele dernier Pitou pt poser sa main sur la balustrade : a sut, nest-cepas ?. . . Enn, tu dis quil fallait monter, que les autres ny montaient pas ;que le sergent Merluchon du 6 lger navait jamais os, quil fallait oserce que nosait pas Merluchon ; quil fallait montrer au 6 lger ce que le 7de ligne savait faire. . . est-ce que je sais, moi ?and il sagit de faire unebtise, tu parles comme un livre. Alors moi, qui suis bon enfant, je voulusfaire comme toi et pas comme le sergentMerluchon ; nousmontmes tousdeux sur la balustrade et nous commenmes la tourne. . . Jolie tourne,ma foi ! Mon Dumanet, ds le premier pas, faisait le seigneur et lhommedimportance ; on aurait dit un colonel de carabiniers ; il chantait de toutesses forces la jolie chanson :

    Y avait un conscrit de Corbeili neut jamais son pareil. Moi, pendant ce temps, je regardais la place du Panthon, o les

    hommes me faisaient leet dtre gros comme des rats et les chevauxcomme des chats, et je pensais entre moi : Tonnerre de mille bombardes !que cest haut ! Les trois cent cinquante pieds que tu dis me faisaient lef-fet davoir soixante pouces de hauteur. Tout coup, je vois mon Dumanet,qui chantait toujours en regardant de quel ct la lune se lverait le soir,et qui va poser son pied dans le vide. . . Ah ! tiens, Dumanet, a me faitfrmir quand jy pense !. . .

    Je rpliquai :

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Oh ! toi, Pitou, quand tu frmis, a ne compte pas ; tu es par natureaussi frmissant quune langouste. . . et mme jai connu des langoustesqui ne te valaient pas pour la frmissure. . . Et puis, veux-tu que je te disela n de ton histoire ? Eh bien, voil, tu nas fait ni une ni deux, et commejallais tomber en dehors sur la place et mcraser comme un fromagemou, tu mas pouss si fort en dedans contre la muraille, que je me suiscogn le nez, qui en a saign pendant cinq minutes, et que ma tuniquesest dchire au coude, ce qui ma fait donner quatre jours de salle depolice en rentrant. . . moyennant quoi tu as sauv la vie dun chrtien etdun ami, mon vieux Pitou. Eh bien ! est-ce que tu en as des regrets ?

    Pitou rpondit : Je ne regree rien, Dumanet : tu es un mauvais cur de me dire que

    je regree davoir fait saigner le nez dun ami et dchir sa tunique. . . Cenest pas moi qui taurais jamais dit a, Dumanet !. . . Dailleurs, ce nestpas pour toi que jai fait a. . .

    Et pour qui donc, Pitou ? Il se graa la tte dun air embarrass. Pour moi, Dumanet ! pour le ls de la mre Pitou ! Est-ce que tu

    crois que a aurait t une chose dire en rentrant la caserne : Jaiperdu Dumanet. est-ce que tu en as fait ? Je lai laiss tomber duhaut du Panthon sur la place. Tu ne pouvais donc pas le retenir ? Tu esdonc une moule ?. . . Tu comprends, a maurait embt. Toute ma vie,jaurais pens : Cest vrai, je suis une moule, et Dumanet, qui est l-hauten purgatoire, o certainement il doit sennuyer sans moi, doit se dire :Cest la faute de Pitou : si Pitou ntait pas une moule, je ne serais pas ltout seul tourner mes pouces en laendant ! Tu comprends, Dumanet,savoir quun ami va tourner ses pouces vingt-quatre heures par jour envous aendant pendant trente ans et peut-tre davantage, ce nest pasrgalant, pas vrai ?

    Je dis encore : Mon vieux Pitou (je lappelais vieux, quoiquil et vingt-cinq ans

    comme moi), mon vieux Pitou, tu es une vieille bte ! Il rpondit tranquillement : Je le sais bien, Dumanet.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Oui, une vieille bte, mais la meilleure des plus vieilles btes de toutle 7 de ligne.

    Je le sais bien. Tu me las dit assez souvent ! Mais ce nest pas touta, Dumanet ; il est tard, il faut rentrer.

    Alors moi : Oui, mon vieux Pitou, il faut rentrer ; mais, comme tu dis, ce nest

    pas tout a. Nous sommes sortis pour nous couvrir de gloire, Pitou, etnous allons rentrer. . .

    Couverts de pluie , ajouta Pitou.En eet, il pleuvait dj un peu, et le tonnerre commenait rouler

    dans les montagnes. Et a te sut ? Mais, Dumanet, quest-ce que tu veux que jy fasse ? Est-ce que je

    peux parer la pluie en faisant le moulinet avec mon briquet ? a, non : je tobtempre. Je ne peux qualler me scher la caserne. Je tobtempre encore plus. Eh bien, dit Pitou, puisque cest ainsi et que tu mobtempres deux

    fois, jy vas. Il y allait, le bon garon, en prenant son chemin par pointe et mar-

    chant dun pas relev. Mais je le retins et lui dis : coute-moi, Pitou. Et comme il continuait de marcher : Aprs, tu feras ce que tu voudras. Oui, oui, tu dis a, et aprs tu me fais faire tout ce que tu veux. Cependant il ralentit le pas. Tu vois, mon vieux Pitou, nous avons promis de tuer le lion et nous

    ne lavons pas tu. Pour a, rpliqua Pitou, il aurait fallu dabord le voir. Tu as raison, Pitou, toujours raison. Jai toujours pens que tu tais

    un observateur. . . Eh bien, Pitou, si nous ne voyons pas le lion, cest parcequil se cache.

    Crois-tu ? Jen suis sr. Et sil se cache, cest parce quil a peur. Oh ! peur !. . .

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Oui, peur. Il a entendu dire dans son quartier que Pitou et Dumanetallaient se mere sa poursuite : il sest sauv.

    Laisse-le faire. Nous navons pas besoin de courir aprs la mauvaisesocit.

    Enn, voil ! Mais si lon raconte chez la mre Mouilletrou que lamauvaise socit, comme qui dirait le lion, a couru sur nous et que noussommes revenus au galop, nous devant et lui derrire, sais-tu que a nenous ferait pas honneur ?

    Pitou rchit et rpliqua : Mon Dieu ! Dumanet, tu mimpatientes. Courir, courir devant, cou-

    rir derrire, courir dessus, courir dessous, courir droite, courir gauche,cest toujours courir. Manger midi, manger trois heures, cest toujoursmanger.

    Comme a, tu veux quon se moque du ls de la mre Pitou ? Il se redressa.il vienne donc un peu, celui qui voudra se moquer du ls Pitou !

    il vienne ! Et je lui envoie sur le nez la plus belle gie de tout le 7 deligne !

    Il tait tout fait en colre. O est-il donc ? Fais-le-moi voir un peu, ce malin ! Je vais te lui

    aplatir le nez sur les joues de faon quil ne pourra plus prendre une prisede toute sa vie, quandmme il vivrait sept cent cinquante ans et vingt-septjours, comme le vieux Mathusalem, qui la connaissait dans les coins.

    Je dis encore : Eh bien, Pitou, en cherchant bien, je ne vois plus quun moyen de

    couper la langue aux bavards. Cest de retourner demain la recherchedu lion.

    Mais puisquil sest sauv, Dumanet ! Il sest sauv sans se sauver, mon vieux Pitou, comme faisait Abd-

    el-Kader. Il faisait semblant de se sauver, mais il ne se sauvait pas du tout,le gueux ! Il allait et venait dOran Constantine, en passant tout le longdAlger, voil tout.

    Et tu dis qu moins de a nous nen serons pas quies et que lescamarades croiront que nous sommes des. . .

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Justement, mon vieux Pitou. Est-ce que tu serais homme sourira ?

    Moi, Dumanet ? Ah ! tonnerre et tremblement ! tu ne me connaispas !

    Au contraire, je le connaissais bien. Il ajouta : Mais si le lion va et vient, comment le trouverons-nous ? Est-ce que

    nous allons passer toutes les nuits laendre ? En hiver, les nuits sontfroides.

    Je rpondis (et ctait lide qui avait pouss un quart dheure aupa-ravant sous mon kpi) :

    Ibrahim nous montrera le chemin. LArabe, qui navait rien dit depuis longtemps, rpliqua : Non ! Comment, non ! tu ne veux pas venir tuer le gueux qui ta mang

    ta Fatma ? Il poussa un soupir et dit : Pauvre Fatma ! Elle avait des yeux de gazelle et elle faisait si bien le

    couscoussou ! Puis, aprs rexion : Mais cest justement parce quil a mang Fatma que jai peur quil

    ne me mange, moi aussi, mon tour. Pitou me dit tout bas : Ibrahim a peur quil nait pris got la famille. a, ctait bien possible.Je tournai, je retournai lArabe de tous les cts, je ne pus jamais le

    dcider. la n je lui dis : Ibrahim ! Et ton bourricot ? est-ce que tu vas le laisser l dans la

    fort ? Alors il se roula par terre, arracha son turban, couvrit sa tte de boue

    et scria : Ali ! Ali ! mon pauvre Ali ! je ne te reverrai plus ! Ali de mes yeux !

    Ali de mon cur ! Ali misricordieux ! Ali, ls des toiles ! pauvre Aliqui chantait le matin comme le rossignol chante le soir, et dont la voixretentissait dans les montagnes comme celle du muezzin sur le haut de lamosque quand il invite les dles la prire !

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Tout coup, il sinterrompit. Nous entendmes braire au loin. On au-rait dit un appel du pauvre ne son matre. Ibrahim cria :

    Le voil ! le voil ! Je lentends galoper de ce ct. Venez avec moi ! Jallais courir avec lui, mais Pitou me retint par la manche. Aends un peu, dit-il. Je suis sr que le bourricot nest pas seul. . . Il posa loreille terre, se releva doucement, t signe lArabe, qui

    stait arrt pour le regarder, et nous dit tous deux dans loreille : Il y a quelquun derrire le bourricot ! Je rpondis : Ah ! Il y a quelquun ?. . . Et je marrtai net comme si javais vu un mur de trois cents pieds de

    hauteur sur quarante kilomtres de largeur.Vous savez. . . quand on se promne une demi-lieue de Clermont,

    qui est une jolie ville (on voit le Puy de Dme den bas), quand il fait nuitet quon entend braire et galoper un ne, vous dites : Voil qui est bon,lne a cass sa corde et sest sauv, et le propritaire court aprs. . . il nenest que a. . . Vous aendez lne au passage pour le ramener au propri-taire, si vous tes bon enfant, ou pour rire de bon cur en les entendantgaloper lun derrire lautre. . . a va bien, vous pouvez rire pendant unheureux quart sans vous faire de mal. . . Mais si vous tes en Afrique, dansla fort, cinquante lieues dAlger, si vous savez qu lendroit o vousallumez votre cigaree le lion a pass il ny a pas une heure, si lArabevous dit quil a mang sa femme, si lami Pitou, qui ne seraye pas faci-lement quoiquil prenne toujours ses prcautions, met loreille terre etvous dit : Jentends bien braire lne, mais jentends quelquun derrirelui. alors, oh ! alors. . . on a beau tre le fusilier Dumanet de la 2 du 3du fameux 7 de ligne, surnomm par son colonel le rgiment de bronze,on est taquin dans le fond des entrailles.

    Pendant que je pensais a et que jcoutais braire le bourricot, voilque tout coup la pauvre bte ne dit plus rien et continue courir.

    Alors jentendis les pas lourds de celui qui troait derrire. Il ne pleu-vait plus. Le nuage qui couvrait la lune scarta, et Pitou, me serrant for-tement le bras, me dit voix basse en armant son fusil : Tiens, Dumanet,tu as voulu le voir : le voil !

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Ctait bien lui. Il descendait la cte, trente pas, mais spar de nouspar un prcipice de plus de six cents pieds coup aussi droit quun I dansla montagne. Pour descendre au bas de la cte et remonter jusqu nousde lautre ct, il avait plus dun quart de lieue faire, presque une demi-lieue.

    a, ctait rassurant pour nous, mais pas pour le bourricot, qui nebraillait plus, oh ! non, mais qui galopait, galopait, galopait ! Je nauraisjamais cru, foi de Dumanet, quun bourricot fut si galopeur que a !

    ant lautre, celui qui courait derrire, il ne galopait pas, lui ! Iltroait seulement, la faon des gros chevaux boulonnais qui tranentles camions hors des gares, et qui ressemblent des locomotives quatrepaes. Personne ne voudrait se mere en travers, de peur dtre brisdun coup de poitrail. On entendait ses lourdes paes tomber deux pardeux sur les feuilles sches. Au clair de lune, on le voyait faire des pasnormes, de six pieds chacun pour le moins.

    Je me retournai pendant une seconde et je demandai : Ibrahim, est-ce bien ton lion ? Mais lArabe ne rpondit pas. Il grimpait dans le chne, le bon mori-

    caud, et il allait tre aux premires loges pour voir comment nous noustirerions daaire, Pitou et moi.

    Voyant a, je fus indign et je lui criai : Hol ! h ! Ibrahim ! Est-ce quils sont tous faits comme toi dans le

    pays des Ouled-Ismal ? Pitou me dit tranquillement : Tais-toi donc, Dumanet ? Veux-tu avertir lautre que nous sommes

    l ? ant lArabe, il cria du haut de son arbre : Visez bien le gueux ! et surtout tchez de ne pas le manquer et de

    ne pas araper mon pauvre bourricot ! il ma cot cinq douros, le cherami ! cinq douros ! cinq douros ! cinq douros !

    Je crois quil pleurait dans le haut du chne, mais je neus pas le tempsdaller voir.

    Je dis Pitou : Du train dont ils vont, le lion et le bourricot, nous allons les voir

    paratre dans trois minutes.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    peu prs, rtorqua Pitou. Si javais ma montre, je te le dirais, maiselle est en rparation chez lhorloger de la rue aux Ours, Paris.

    Je rpondis : a ne fait rien, Pitou. . . sut de savoir que ta montre est en rpara-

    tion : moi, la mienne est au clou, chez un juif dAlger. . . Au clou ? Ou en pension chez le juif, si tu prres. Absolument comme une

    jeune personne. Il faudra payer dix francs pour la retirer. Dix francs, Dumanet ! Dix francs, mon vieux Pitou, et il ma prt trois francs pour trois

    mois ! Oh ! dit Pitou indign. Et quand je pense que le grand-pre de ce vieux juif a cruci Notre-

    Seigneur Jsus-Christ Jrusalem, ah ! tiens, a me fait encore plus depeine de donner mes dix francs. . . Mais ne parlons plus de a. Le camaradeva venir. Il devrait dj tre l. . . propos, je nentends plus rien. Est-cequil serait dj occup manger le bourricot, l-bas dans le fond ?

    Probable , rpondit Pitou.Je rpliquai : Oui, probable, mais pas sr. Allons voir. a, dit Pitou, cest interdit par les rglements. Nous sommes bien

    sur le plateau : nous voyons clair, nous pouvons viser, restons-y. Je commenai : Pitou, il ny a pas dheure ni de rglement pour les braves. Si le

    capitaine Chambard tait l. . . Mais, avant que je pusse dire ce quaurait fait le capitaine Chambard,

    un rugissement terrible remplit toute la valle, comme sur la montagne,et me glaa dans la moelle des os. . .

    Oh ! mon Dieu, oui, me glaa. . . ne riez pas, vous autres ! L o le fu-silier Dumanet de la 2 du 3 du 7 lger avait froid, mille millions de ton-nerres et cent trente-cinq milles bombardes ! vous nauriez pas eu chaud,cest moi qui vous le dis !

    Pitou t simplement : Aention, Dumanet ! change ta capsule ! mets un genou en terre,

    appuie-toi bien contre le chne : dans une minute a sera ni.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    On aurait cru, sur ma parole, que nous allions nous faire arracherchacun une dent.

    Pitou me dit encore : Veux-tu tirer le premier ? Je rtorquai : a, mon vieux Pitou, je nosais pas te le demander. Je suis si sr de

    mon coup, qu trente pas, si je voyais clair, je parierais de laraper danslil droit.

    Ah ! dit Pitou, cest tonnant. Je rpliquai : Nous sommes tous comme a dans la famille des Dumanet, du vil-

    lage de Dardenac, tout prs de Libourne. Eh bien, dans la famille des Pitou, prs dIssoire, on nest pas comme

    a ; on nest sr de son coup qu trois pas. Cest un don de nature, a, mon vieux Pitou. Faut croire. Tout coup, un second rugissement se t entendre prs de nous. Au

    mme instant, la lune carta les nuages, et nous vmes sur la cte en facele bourricot qui remontait au petit pas, dun air fatigu, comme un lvede lcole primaire quon ramne malgr lui en classe.

    Ibrahim, qui le voyait comme nous du haut de son arbre, lui cria : Ali ! Ali ! Le pauvre bourricot essaya de braire ; mais il neut pas plutt cri Hi-

    han ! Hi-han ! que sa voix sarrta dans son gosier, comme si on lui avaittir les oreilles pour lavertir de se taire.

    Pas naturel, a, dit Pitou. Pas naturel du tout ! and on a une sibelle voix, on aime se faire entendre.

    Je rpondis : Faut croire quil est modeste. . . Avec tout a, je ne vois pas le lion. Alors Ibrahim cria du haut de son arbre : Je le vois, moi, ce coquin, ce brigand, ce sclrat, ce car ! Je le vois.

    Il marche ct de mon pauvre bourricot, et il lemmne chez lui pour lemanger demain.

    Ctait vrai. Le lion marchait ct du bourricot comme lnier ctde lne. On aurait cru quil lui parlait loreille et quil lui donnait des

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    conseils. La pauvre bte faisait semblant dcouter et sen allait douce-ment au petit trot, remontant la cte.

    Je mis le lion en joue et jallais tirer. Tout coup Ibrahim cria : Ne tire pas ; tu vas tuer mon pauvre Ali ! Et Pitou ajouta : Tiens, voil que lobscurit revient. Vas-tu tirer au hasard ? Les nuages recouvraient la lune. Je dis : Pitou, jallais me signaler. Tu men empches ; ce nest pas bien. Il me rtorqua : Dumanet, tu te signaleras un autre jour. Sut que nous savons o

    est le lion et que nous viendrons le chercher demain ou aprs-demain.Nest-ce pas, Ibrahim ?

    Alors lArabe, qui la vue de son bourricot avait rendu lenvie de tuerle lion, descendit de son arbre et nous dit :

    Cest moi qui vous conduirai.and a ? demanda Pitou. Demain, rpondit lArabe. Demain nous viendrons ensemble dans

    la fort. Jappellerai mon pauvre Ali. Il connat ma voix comme je connaisla sienne. Sil est vivant, il me rpondra.

    Je demandai en riant :e vas-tu lui dire ? Il me rpliqua : Je lui dirai : Ali, o es-tu ? i est-ce qui ta emmen comme un

    esclave ? O est-il, le brigand ? Et il te rpondra ? Oui, par Allah ! sil nest pas mort. Et tu le comprendras ? Ibrahim me regarda dun air er. Il ny a donc pas de bourricots chez vous autres Roumis, puisque

    vous ne savez pas les comprendre ! Pitou rpondit bonnement : Nous en avons, et beaucoup. Justement nous appelons nes et bour-

    ricots, chez nous, ceux qui ne comprennent rien. Ibrahim fut si tonn que ses bras en tombaient, comme dit la mre

    Mouilletrou quand elle voit que sa lessive a mal tourn.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Ah ! cria-t-il en colre, vous ntes que des chiens de Roumis,puisque vous insultez les meilleures btes de la nature.

    Il tait dj tard, peut-tre trois heures du matin, et Pitou commenait sennuyer.

    Il me dit tout coup : Partons, Dumanet. Moi, pour ne pas le contrarier, je lui rtorquai : Partons. Et je s signe Ibrahim de nous suivre. Comme le pauvre Arabe avait

    perdu sa femme et son ne et ne possdait plus rien, il ne se t pas prier.Je lui promis de lui trouver une petite place dans la caserne jusquau len-demain.

    and nous fmes cinquante pas de la ville, Pitou sarrta tout coup et me demanda :

    Dis donc, Dumanet, pourquoi donc voulais-tu savoir tout lheuresi javais de largent ?

    Parce que je nen avais pas, mon vieux Pitou, et parce que je voulaisten emprunter si tu en avais.

    a, dit Pitou, cest une raison. Eh bien, jai sept francs. Les voici. Merci. Il ajouta dun air embarrass, parce quil tait toujours embarrass,

    mon vieux Pitou, quand il avait rendu service un ami :est-ce que tu veux faire de tout cet argent ? Je rpondis : Pitou, je nai pas de secret pour toi. Je veux acheter un pistolet, le

    charger avec soin, venir avec toi chasser le lion, lui tirer un coup de fusil,lui casser quelque chose et, quand il viendra sur moi, lui brler la cervelle bout portant avec mon pistolet. Comprends-tu a, mon vieux Pitou ?

    Il membrassa et dit : Je ne te comprends pas, Dumanet !. . . tiens, je tadmire ! Il ny a que

    toi pour avoir des ides comme a. . . toi et le capitaine Chambard. . . Puis, se graant le front : propos, il faudra bien aller voir le capitaine et lui demander une

    permission de deux jours pour chasser le lion. Oh ! il ne peut pas nous refuser a.

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  • La chasse aux lions Chapitre II

    Certainement, dit Pitou. Dailleurs, il aura peut-tre un bon conseil nous donner. . . Cest quil a vu bien des choses, le capitaine Chambard !Il la connat dans les coins, le gaillard !. . . quelle heure le trouverons-nous ?

    Je rpondis simplement : lheure de labsinthe du matin. Et nous allmes nous coucher : Pitou et moi dans la caserne, et lArabe

    sur une boe de paille que Pitou alla chercher.

    n

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  • CHAPITRE III

    Le capitaine Chambard

    A capitaine Chambard de la 6 du 5 du 7 l-ger, le plus beau rgiment de France, celui que le vieux Bu-geaud, qui sy connaissait, appela Fer et Bronze le soir de labataille dIsly ?

    Vous savez pourquoi ?Si vous ne le savez pas, je vais vous le dire, comme le fusilier Brossa-

    poil, le plus ancien de la compagnie, me la racont lui-mme trois joursaprs mon arrive au corps. a me cota deux litres de la mre Mouille-trou, la cantinire, femme cupide, qui vendait neuf sous son vin quelleachetait quatre sous ; mais je ne regree pas mes deux litres, dont Brossa-poil avala les trois quarts, ni mes dix-huit sous, quil me laissa payer toutseul.

    La science, voyez-vous, la science, a ne peut jamais se payer tropcher.

    Donc, ce jour-l (celui de la bataille dIsly), plus de trente mille Ma-

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  • La chasse aux lions Chapitre III

    rocains cheval vinrent se jeter au galop sur le 7 de ligne. Une vraie fan-tasia, quoi ! Chacun tirait son coup de fusil ou de pistolet sur notre carrsans viser, faisait demi-tour et se sauvait un quart de lieue, de peur dtreembroch par nos baonnees. Nous, sur trois rangs, sans nous inquiterde rien, le premier faisant feu trente pas, coup sr, le second tenantla baonnee au nez des chevaux, le troisime chargeant les fusils et lespassant aux camarades du premier rang, nous en abames plusieurs cen-taines.

    and cet exercice eut dur une heure ou deux, nos cavaliers nous,sennuyant de ne rien faire, prirent le galop leur tour. . . Enn, vous savezle reste. Les Marocains sen allrent plus vite quils ntaient venus. Onprit leurs tentes, leurs bagages et le parapluie du ls de lempereur duMa-roc. On la montr aux Parisiens, et on lappelait parasol, pour leur fairecroire quil ne pleut jamais dans ce pays de moricauds ; mais tu vois bientoi-mme quil y pleut tout comme ailleurs et mme davantage, quand ilplat Dieu.

    Le soir, le vieux Bugeaud (un que je regreerai toujours) passa dansles tentes et nous dit : Mes enfants, vos camarades ont fait leur devoir,et trs bien, comme cest leur habitude : mais vous. . . ah ! vous. . . nousaendions, inquiets de ce quil allait dire, . . . je suis tout fait contentde vous. Je vous ai regards oprer, pas un na bronch. Cest plaisir deconduire des gaillards de cee espce. Vos anciens de larme dgyptenont pas fait mieux, eux qui faisaient si bien. Tous fer et bronze ! Je vaislcrire en France. Vos pres seront contents, et vos mres aussi. Le mairele fera acher la porte de la mairie, et le cur en parlera au prne.

    Il se t donner un verre de vin, lleva en lair et le vida en disant : Je bois votre sant, camarades, la sant du brave 7 lger, du

    rgiment de Fer et Bronze ! Et depuis ce temps-l le nom nous en est rest. Tchez de le garder,

    tas de blancs-becs ! Mais le capitaine Chambard, est-ce quil en tait ? Sil en tait ? le gaillard ! mais cest l quil t ses premires armes !

    Il sortait de Saint-Cyr et venait darriver depuis six semaines au rgiment.Grand, mince, maigre, avec un petit air riant qui faisait plaisir voir ; bonenfant tout fait, pas punisseur du tout, pas assez mme au commence-

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  • La chasse aux lions Chapitre III

    ment, parce quil faut se faire craindre des mauvais sujets et des coureursde bordes, qui sans a vous mangeraient dans la main et niraient partaper sur le ventre au colonel. Mais le premier qui voulut smanciper nyest jamais revenu ; son aaire fut faite en dix secondes.

    Un fameux homme, le capitaine Chambard, en ce temps-l sous-lieutenant, et qui sera gnral quand il voudra, ou quand les ronds-de-cuirde Paris auront du bon sens.

    On lavait mis ce jour-l le jour dIsly tout fait au coin, droiteet en tte du rgiment.

    Cest lui qui devait recevoir le premier choc des moricauds. Commeil navait quun soupon de barbe au coin de la lvre, les voisins le regar-daient en riant un peu. Ils avaient lair de penser : Comment ce blanc-bec va-t-il se tirer de l ? Lui riait aussi de cet air bon enfant qui donneconance tout le monde. Pourtant il ne parlait pas et faisait sa cigareeen regardant la plaine.

    Tout coup on entend galoper une dizaine dociers. Ctait levieux et son tat-major.

    Tout le monde crie : Vive le marchal Bugeaud ! Il salue et nousdit en riant : Eh bien, les enfants, cest pour ce matin ! tes-vous biendisposs ? Oh ! pour a, oui, lui rpond le sergent. Avez-vous biendjeun ? a, dit le sergent, a dpend des gots. Pour du chevreau etdu mouton, nous en avions notre susance. Pour le caf, le vin et leau-de-vie, ces coquins de mercantis nous les font payer six fois plus cher quea ne vaut. Ah ! dit le vieux, tu sais bien quil ny a que leau du ciel ou dela rivire qui ne cote rien. . . Mais nimporte, je vais vous envoyer de quoiboire un bon coup la sant de la France. Ce quil t tout de suite. Commeil avait t simple soldat, il savait mieux que personne de quoi les soldatsont besoin en campagne. Il nous dit mme en se moquant de nous : Demon temps, on ntait pas si dicile. En Espagne, jai pass trois semainessans goter ni pain ni viande et, malgr tout, il fallait poursuivre dans lesmontagnes tantt Mina, tantt lEmpecinado, des gaillards qui vivaientdune once de riz par jour, dun oignon, dune gousse dail et dune demi-douzaine de cigarees. . . Mais vous autres, prsent, il vous faudrait dupain, de la viande, du caf, du vin, de leau-de-vie, comme des milordsanglais ou des seigneurs de trente mille livres de rente ! Eh bien, soyez

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  • La chasse aux lions Chapitre III

    contents, vous en aurez aujourdhui parce que cest jour de fte. . . Tout le monde cria : Bravo ! Bravo ! Vive Bugeaud ! Il t signe de se taire, regarda le sous-lieutenant qui se tenait debout

    dun air respectueux et lui demanda : O donc est le capitaine Bouteiller ? lambulance. Il a eu la jambe casse dune balle avant-hier, r-

    pondit lautre. Et le lieutenant ? Pris de la vre typhode il y a cinq jours. On la laiss Mosta-

    ganem. Tant pis ! ce sont deux braves ociers, dit le marchal. . . Alors,

    cest vous qui commandez la compagnie ? Comme vous voyez, mon marchal. Et vous vous appelez ? Chambard. Vous tes bien jeune ! Monsieur le marchal, je ferai de mon mieux, dit Chambard.

    Dailleurs, mes hommes ont vu le feu presque tous. . . Bien, bien, mon garon, reprit lautre. Je vous regarderai. On fait

    bien tout ge quand on a bonne volont. Chambard ne stait pas vant. Nous fmes, ma foi, si bien, et lui

    aussi, surtout quand, la cavalerie marocaine se sauvant, on se forma encolonne pour semparer de leur camp, que le colonel nous en flicita lesoir.

    Le vieux Bugeaud serra lamain au blanc-bec et le t lieutenant dem-ble, en aendant le brevet du ministre de la guerre. Enn nous fmestous trs contents, except, bien entendu, trois ou quatre, qui avaient desballes en divers endroits.

    Et depuis ce temps Chambard a bien fait son chemin. On la ramende Sbastopol capitaine avec la croix, vingt-neuf ans, et voil.

    Avec a, savant comme tout : qui connat la terre et la mer, les arbreset les poissons, qui parle arabe comme un Arbi et qui monte chevalcomme sil tait viss sur sa bte.

    Si tu en connais un plus fort que a, Pitou, tu me feras plaisir de melindiquer.

    30

  • La chasse aux lions Chapitre III

    Je nen connais pas , rpliqua Pitou.

    n

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  • CHAPITRE IV

    La permission

    C , lheure de labsinthe du matin, qui est le meilleurmoment de la journe pour causer l-bas, voil que le capitaineChambard, homme dlite pied et cheval, tait en train desiroter avec le capitaine Bonnivet, de la 5 du 7 lger : le lieutenant Caron,de la 6 du 7 ; le sous-lieutenant Bardet, de la 3 du 5, et quelques autresque je ne me rappelle pas. Sut de savoir quils taient plusieurs et quilsparlaient du capitaine Corbeville, qui venait de permuter pour rentrer enFrance, vu quil avait arap la vre et la colique au Sngal, et quil neles avait pas perdues en Algrie, o rien ne se perd, tant la police est bienfaite, de ce ct-l du moins.

    Les uns disaient quil aurait mieux fait de ne pas permuter et quepierre qui roule namasse pas mousse ; dautres, quil avait besoin daller Vichy et de l voir son pre, qui tait trs vieux et quil navait pas vudepuis sept ans. . .

    Pendant quon causait, voil que nous arrivons, Pitou et moi, pour

    32

  • La chasse aux lions Chapitre IV

    raconter notre histoire et demander un cong de deux jours.Naturellement, cest moi qui fus charg de porter la parole, qui est une

    chose si lourde, au dire de Pitou, quil ny a pas plus lourd que a dans lanature. Dailleurs, comme il dit : Tu es orateur, Dumanet, tu parleraiscinq heures de suite sans dbrider. Va donc de lavant ; ce que tu feras serabien fait ; ce que tu diras sera bien dit.

    Voyant a et que je ne risque pas dtre blm par mon Pitou, je dis M. Chambard :

    Mon capitaine ! Lui se retourne : Cest toi, Dumanet ? Oui, mon capitaine, cest moi et Pitou. Eh bien, quest-ce que vous me voulez ? Un cong de deux jours, mon capitaine, si ctait un eet de votre

    bont. Pour quoi faire ? Ah ! voil ! Je me graais la tte, et Pitou aussi ; cest--dire, il graait

    la sienne et moi la mienne. Si nous disions notre ide au capitaine Cham-bard, il tait capable de nous la prendre. Dans un pays comme celui-l,o les lions ne sont pas aussi communs que les perdreaux en France, apouvait le tenter, lui et ses amis, une chasse au lion.

    Il demanda encore : Dis tes raisons, Dumanet. Mon capitaine, voil. Pitou et moi, nous avons une fameuse ide,

    mais nous avons peur, si quelque camarade venait le savoir, quil voultnous la voler. a fait que nous avons de la peine nous confesser.

    Eh bien, confessez-vous, ne vous confessez pas, a mest gal. Mais,si vous ne dites pas pourquoi, vous naurez pas de cong.

    Voyant a, je dis tout bonnement notre aaire, que nous avions vu etentendu le lion, quil tait dans la montagne, enn tout ce que jai djracont.

    Les ociers mcoutaient comme si javais dbit lhistoire la plusintressante, et le capitaine Chambard les regardait du coin de lil, pourles avertir quil lui poussait une ide, lui aussi. Malheureusement, ctaitjustement celle que je craignais.

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  • La chasse aux lions Chapitre IV

    and jeus ni, il demanda aux autres en riant : Eh bien, quen pensez-vous ? Voulez-vous en tre ? Tous rent signe que a leur faisait plaisir.Alors, se tournant vers moi, il dit : Eh bien, Dumanet, cest convenu. Tu auras tes deux jours de cong,

    mme quatre, si cest ncessaire. Vous nous aendrez, toi et Pitou, et nouspartirons ce matin dix heures tous ensemble. Vous deux et lArabe Ibra-him vous nous servirez de guides.

    n

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  • CHAPITRE V

    Hardi projet

    Q seuls, trois cents pas de l sur la promenade,je dis Pitou : Eh bien, cest une fameuse ide que tu as eue l, de consulterle capitaine Chambard !

    Pitou me regarda tranquillement et rpondit : Aprs ? Vous savez, je ne pouvais pas rsister au regard de Pitou. Il avait lair

    si doux, si bon, si sr de lui et de moi, que je ne pouvais pas me fcher aveclui ni lui donner jamais tort. est-ce que vous voulez ? Il ny a jamaiseu deux Pitou, comme il ny aura jamais quun Dumanet, du moins jemen ae.

    Cee fois, cependant, je lui dis : Pitou, je ne veux pas aller la chasse au lion avec le capitaine Cham-

    bard. Ni moi, rpondit Pitou.

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  • La chasse aux lions Chapitre V

    Il amnerait trois ou quatre ociers avec de belles carabines, etbeaucoup dArabes pour rabare le gibier. Le lion, qui est plusmalin quonne le croit, irait cinquante lieues dici, et nous ne le reverrions plusjamais.

    Possible ! dit Pitou en roulant sa cigaree. Et si, par hasard, il nous aendait et quon le tut, comme on au-

    rait tir tous ensemble, on dirait que le capitaine Chambard, qui est unmalin et qui a une belle carabine deux coups, et ses amis, qui sont bienarms comme lui, ont abau le lion, et nous, je veux dire toi Pitou et moiDumanet, nous passerions pour rien.

    Probable, Dumanet ! Est-ce que a peut convenir au ls de la mre Pitou ? Jamais de la vie, Dumanet ! Est-ce que a ferait plaisir au pre Dumanet quon vint lui dire que

    son ls sest mis en troupe avec cinquante mille autres pour aaquer unbrave dans les bois, et quil ne la mme pas tu, mais regard tuer par lecapitaine Chambard ?

    Pitou rpliqua : Non, a ne lui ferait pas plaisir, au pre Dumanet, pas plus de plaisir

    que sil tait assis toute la journe sur un cent dpingles, la pointe enlair.

    Tu vois donc bien, Pitou, quil faut partir sans aendre les ociers ! Pour sr ! Eh bien, partons. Et alors nous allmes chercher Ibrahim.LArabe ntait pas loin. Il nissait de djeuner dune soupe que les

    soldats du 7 lger lui avaient donne cinq minutes auparavant et ses-suyait la bouche avec la manche de son burnous graisseux et trou.

    and il nous vit, il se prosterna le visage contre terre en invoquantAllah et criant de toutes ses forces :

    Louange Dieu, matre de lunivers ! Les indles Roumis font debonne soupe !

    Et, ajouta Pitou, ils nont pas peur de la partager avec les dles dela tribu des Ouled-Ismal, qui sont dabominables gredins de pre en ls.Es-tu prt partir, Ibrahim ?

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  • La chasse aux lions Chapitre V

    Il tait prt. ant nous, nos fusils taient neoys et chargs avecsoin, et Pitou, qui pensait tout, acheta six livres de pain quil partageacomme un frre en trois portions gales, et dont il orit la seconde Ibrahim. La premire, a va sans dire, tait pour moi.

    Alors je dis : Partons, maintenant. Mais toi, Ibrahim, connais-tu bien la route ? Si je la connais ! rpondit lArabe. Jy suis retourn ce matin, et jai

    retrouv les traces de mon pauvre Ali et celles du lion. Ah ! ah ! dit Pitou. Tu me feras voir a. Mais nous nallmes pas bien loin. une demi-lieue, dans la valle,

    presque au mme endroit o nous nous tions rencontrs la veille, Ibra-him sarrta tout coup et scria :

    Le voil ! le voil ! ce cri, Pitou arma son fusil. Jarmai pareillement le mien, et nous

    regardmes devant nous.Pitou tait calme comme la parade. Moi, jtais. . . comment faut-il

    dire ? jtais content, si vous voulez, puisque jtais venu l pour rencon-trer le lion et que jallais le rencontrer. Cependant je pensais aussi quil ya des moments dans la vie qui sont plus agrables les uns que les autres ;et si le capitaine Chambard avait t l avec tous ses amis, eh bien, jauraispartag volontiers avec lui le plaisir de tuer le lion.

    n

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  • CHAPITRE VI

    Pitou et Dumanet dlibrent

    Q A, il avait lair content, il avait lair eray, il avaitlair transport de quelque chose que je ne pouvais pas deviner,comme qui dirait dune envie de pleurer et dune envie de rire,dune envie de chanter et de danser, et aussi dune autre envie darracherson burnous et de le dchirer en charpie.

    O est-il ? LArabe montra du doigt quelque chose terre et rpondit : L ! Pitou se baissa pour mieux voir et rpliqua : Pas possible ! Jen suis sr , dit lArabe.Pitou reprit : Regarde donc, Dumanet. Moi, pendant ce temps, je regardais la montagne pour voir venir le

    lion de plus loin.

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    and Pitou mappela, je baissai la tte mon tour et je regardai.est-ce que a, Dumanet ? Parbleu ! quest-ce que tu veux que ce soit, si ce nest pas du croin

    dne ? Alors Ibrahim leva les mains au ciel et dit : Vous voyez bien : il a pass par l !i ? demanda Pitou. Ali, mon pauvre Ali ! Ali ou un autre, reprit Pitou, qui avait espr trouver la trace du

    lion et qui ne voyait que du croin dne. Il y a plus dun ne la foirequi sappelle Martin : il y a plus dun ne aussi qui sarrte sur le cheminen revenant de la foire et qui laisse sa carte de visite aux voyageurs.

    Oh ! dit Ibrahim, je ne my trompe pas, moi. Ali est un friand qui nemange que des chardons : il na jamais voulu goter lherbe des champsni lorge. . . Tenez, voyez plutt. . .

    Pitou linterrompit : Comment a ? nous voyons bien Ali, puisque tu dis quil ny en a

    pas dautre dans la nature pour sarrter comme lui sur le grand chemin ;mais lautre, le lion, o est-il ?

    Alors le pauvre Ibrahim, qui riait tant en reconnaissant le croin deson ne que sa gure sen largissait comme une pleine lune, devint tout coup sombre comme un jour dorage et scria :

    Le gueux ! le voil ! Le brigand ! le voil ! Tenez, voyez-vous sespaes, dont la plus petite est large comme le fond dune assiee ? Voyez-vous comme elles sont cartes ? celles de derrire surtout ?

    Cest vrai, dit Pitou : on croirait voir un seigneur la promenade,aprs dner, cartant les jambes et marchant le ventre en avant pour di-grer mieux.

    Je pensai (entre moi) que ctait la pauvre Fatma, la femme dIbra-him, que le lion avait d digrer, et je s signe Pitou de ne pas parlerdavantage, de peur de chagriner notre ami.

    Pitou, qui est dlicat de cur mais non de structure (comme disait unParisien, ouvrier sculpteur et notre camarade de chambre), et qui res-semble plutt un bloc de pierre de taille qu celui que les bourgeoisde Paris appellent un Apollon du Belvdre, je veux dire un joli garon

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    mont sur deux tes, Pitou donc se retourna brusquement et dit pourchanger la conversation :

    Puisque cest comme a, nous le tenons : il ny a qu suivre lespaes.

    En eet, il ny avait qu suivre : Pitou avait trouv a du premier coup.Je vous lai dit, il ny a pas, il ny a pas, il ny a pas pareil Pitou danstoute lEurope ! ni mme dans les deux Amriques et dans lOcanie !

    Alors Ibrahim sarrta et dit : Il est l ! Et il montra du doigt le haut de la valle. Oui, il est l, le seigneur ! Mais sil ne dormait pas ?. . . Je rpliquai : Ibrahim, si le lion ne dormait pas, cest moi qui le ferais dormir pour

    toujours ! Alors Pitou, tonn que je neusse rien dit de lui, t : Oh ! comme

    sil avait eu un touement.Mais je me repris et je dis : Moi et Pitou. Est-ce que Pitou va dun ct pendant que Dumanet

    va de lautre ? est-ce que Pitou lave la vaisselle la cuisine pendant queDumanet fait le beau avec les dames au salon ?. . . Allons donc, allons donc,a ne serait pas faire !

    Lami Pitou vit bien que javais compris quil ntait pas content ; ilme serra la main et dit :

    Tout a, cest des paroles. Ibrahim, va toujours. Tu disais donc quele seigneur ne dort pas ?el seigneur ?

    Le lion, rpondit lArabe. Et alors, sil ne dort pas, quest-ce quil fait ? Ibrahim rpliqua : Il dne. Et quand il a dn ? Il va boire la rivire, et il revient par l chez lui. Eh bien, dit tranquillement Pitou, allons laendre sur la route. Ibrahim secoua la tte. Tu ne veux pas ? continua Pitou. Non.

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    Eh bien, nous irons tous les deux, Dumanet et moi. LArabe reprit : Vous irez, mais vous ne reviendrez pas ! Pourquoi ? Cest, dit Ibrahim, que le seigneur lion nest pas seul. ce mot, Pitou t : Pas seul ? Et il soua pour mieux rchir.Alors je pris la parole : Combien sont-ils ?atre : le pre lion, la mre lionne et deux petits lionceaux. Pf ! pf ! soua Pitou : si nous aendions le capitaine Chambard

    et ses amis. en penses-tu, Dumanet ? Cest vrai que le lion, la lionne et les petits, ctait beaucoup pour une

    fois. Mais, comme dit le pre Dumanet, quand le vin est tir, il faut leboire.

    Je rpondis : Pitou, si le seigneur lion, au lieu de ses petits et de leur mre, avait

    ct de lui ses trois frres, ses deux beaux-frres, ses quatre tantes, sescinq cousines et trente cousins, et sils venaient tous en procession surcee route, Dumanet ls les aendrait baonnee en main et leur feraitvoir ce que cest quun fusilier du 7 lger. On est de Dardenac, cantonde Libourne, mille millions de marmites ! ou lon nen est pas ; et quandon est du canton de Libourne, on na pas le cur dune moule ! enpenses-tu, Pitou ?

    Lami Pitou rpondit : Je pense ce que tu penses, Dumanet ! Pourquoi donc est-ce que

    je voudrais penser subsquemment quand tu as pens prcdentement ?Jaime bien mieux obtemprer tout de suite.

    Cest comme a quil tait toujours, lami Pitou. and javais parlle premier, il obtemprait subsquemment ; si javais parl le second, ilobtemprait encore ; mais alors ctait mon tour de le dsobtemprer.

    Je lui dis encore : Tiens, Pitou, tu nas pas desprit. . . Il rpliqua bonnement :

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    a, cest vrai. est-ce que tu veux que jy fasse ? Alors, pour le consoler, parce que je croyais que a le rendait malheu-

    reux de navoir pas desprit, je repris : Mais a ne fait rien, je taime bien tout de mme ! Alors Pitou me dit : Je lespre bien, mon vieux Dumanet !. . . Dailleurs quoi a sert-il

    davoir de lesprit ? Est-ce que a tient chaud quand on a froid ? est-ce quea donne manger quand on a faim ? est-ce que a donne boire quandon a soif ?

    Non, Pitou ; non ! Est-ce que a me consolerait si la mre Pitou venait mourir, ou

    la petite Jeanne, qui ma promis de venir avec moi devant le maire et lecur, et de sappeler madame Pitou aussitt que mon temps sera ni ?

    Non, Pitou, non ! Eh bien, alors, pourquoi donc est-ce que a me gnerait de na-

    voir pas desprit comme le sergent Lenglum, qui pourrait gagner sa vie vendre des calembours dans les foires (trois mille pour un sou cause dela beaut du papier) ? Est-ce que a lui rapporte quelque chose ?

    Je rpondis : Tu te trompes, Pitou ! Il a eu lautre jour une bonne gie et un coup

    de sabre pour avoir dit du sergent Fro : Cest le plus fro de tousles sergents du 7 lger ! Lautre, qui nest pas commode, lui a envoyune gie de premire grandeur, et le lendemain lui a fait un trou de deuxpouces de profondeur dans la cuisse droite. Il en a eu pour six semaines ne pas faire le malin sur un lit dhpital. . . Et voil ce que cest, mon amiPitou, que davoir de lesprit et pourquoi je suis content que tu nen aiespas. . . Mais tu as un cur dor.

    a, dit Pitou, cest possible. Je ne sais pas ce que cest quun curdor ; je nen ai jamais vu. . . Mais ce nest pas la peine de me passer lamain dans les cheveux et de me chatouiller lamour-propre. Tu veux aller la chasse au lion, jy vas ; la lionne y sera, moi aussi, les petits aussi.a ne fait rien, Dumanet ; si tu en es, jen suis. Seulement, prenons nosprcautions : ne va pas te faire dvorer aujourdhui ; le pre Dumanet neserait pas content. . .

    Aprs un moment de rexion, il ajouta :

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    Ni moi non plus. quoi je rpondis bien sincrement, je vous assure : Ni moi, Pitou. Ce qui le t rire et moi aussi.Nous tions alors lombre dun grand et beau chne, le mme sous

    lequel nous nous tions arrts la veille. On voyait de l une grande partiedu pays. Nous nous arrtmes pour faire chacun une cigaree.

    Tout coup, Pitou me dit : O donc a pass Ibrahim ? je ne le vois plus. En eet, lArabe avait disparu.Aumme instant, nous entendmes une puissante voix dne qui criait

    de toutes ses forces : Hi han ! hi han ! hi han ! Pitou, entendant cee belle musique, me dit : Dumanet, lne dIbrahim nest donc pas mort ? Probable, mon vieux, tout fait probable et mme consquent ! sans

    quoi il nouvrirait pas une si forte gueule. Alors Pitou ajouta : Sil chante, cest que le lion sest sauv. Pourquoi sauv ? Parce quil aura entendu parler de toi et de ton fusil, qui ne manque

    jamais son coup la cible. Sidi Lion est brave, mais il est prudent aussi. Nous entendmes encore une fois : Hi han ! hi han ! hi han ! Mais ctait une autre voix et un autre bourricot. Celui-ci avait lair

    de pleurer et aussi dappeler au secours. Presque en mme temps suivitle rugissement du lion. Alors les deux bourricots ne dirent plus rien :muets comme des carpes au fond de leau. Je vis revenir Ibrahim, qui,sans avertir, tait all la dcouverte et qui dgrafait son burnous pourcourir plus vite. Il arriva en criant :

    Les voil ! les voil !i ? demanda Pitou.Mais lArabe, essou et plus press de se mere en sret que de

    rpondre, nous t signe de la main quon le suivait et se hta de grimperdabord dans les plus hautes branches du chne. De l il nous cria :

    43

  • La chasse aux lions Chapitre VI

    Cest mon pauvre Ali, le lion, la lionne et les petits ! En eet, ctait bien eux. Ils taient cent pas de nous, au dtour

    du chemin : le lion en avant qui courait au grand trot ; Ali, le bourricot,derrire lui, qui portait les deux lionceaux dans deux paniers placs desdeux cts du bt, et la lionne en arrire-garde, qui veillait sur ses petitset qui empchait Ali de se sauver droite ou gauche. Elle en avait faitson domestique, la vieille coquine ; et elle le menait au march, commeune bonne fermire, pour faire ses provisions.

    Alors Ibrahim (car ctait lui qui avait pouss le premier hi han ! pour appeler son ne) recommena braire dun ton lamentable, commesil avait voulu dire : Pauvre ami, tu es bien avant dans la peine et moiaussi, mais prends patience ; voici deux Roumis que jai amens pour tuerton perscuteur.

    Le bourricot se mit braire son tour pour rpondre : Je les connaisbien, cest Pitou et Dumanet, deux bons garons ; mais sils ne le tuentpas. . ., cest moi qui serai mang vivant. quel triste avenir !

    Moi, je dis Pitou : Cee fois, cest certain, voil le gibier. i est-ce qui va tirer le

    premier ? Lui me rtorqua : Tire quand tu voudras, moi, je ne tire qu six pas : quand on na

    pas le temps de recharger, il ne faut pas manquer son coup. a, ctait bien pens dun ct ; mais de lautre ctait mal raisonn :

    car en tirant dun peu loin javais la chance de crever un il au lion oude lui casser une pae et de le mere pour quelque temps sur la paille, ensupposant que laaire nallt pas plus loin.

    Tout coup, le lion sarrta et poussa un rugissement. a, ctait pournous erayer. Pitou me regarda. Je regardai Pitou. Il me dit :

    Alors, cest convenu, tu commences ? Je commence. Et je mis en joue le lion. Dire que jtais tout fait tranquille et content

    comme la noce, ce serait trop ; mais enn jtais bien dispos, a devaitsure. Dailleurs, Pitou tait l en rserve ; et quand jai Pitou ct demoi, je ne vous dis que a, mes amis. . . Pitou, cest ma cuirasse et monbouclier.

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    Cependant le lion ne bougeait pas. Il avait lair de se consulter avecson pouse. Enn il se dcida et poussa un second rugissement plus fortque le premier. Puis il savana lentement sur nous. La lionne, le bourricotet les lionceaux le suivaient quelque distance. and il fut vingt pas,il sarrta encore, nous regarda tous les deux en se baant les ancs avecla queue et rugit pour la troisime fois.

    Brrr ! ctait dur entendre, ce grondement. Jen ai encore mal auxoreilles. Cependant, pour en nir, plutt que parce que jtais sr de moncoup, je lchai la dtente. . .

    Vrai ! il ntait que temps. Le gredin faisait un bond qui aurait d la-mener sur moi du premier coup. Il senleva dans lair plus de six piedsde haut et retomba terre, tout prs de moi, sur trois paes. La quatrimede derrire tait casse. Voici comment :

    Javais bien vis la tte ; mais, comme il senlevait au mme momentpour bondir, la tte se trouva trop haute pour la balle, qui narapa quele pied. Ah ! mille millions de mitrailles ! quel cri ! on aurait dit trois centsdouzaines de chats en fureur qui miaulaient en mme temps. Mon fusiltait dcharg ; si Pitou ntait pas prt, je navais qu faire mon testa-ment.

    Mais Pitou tait prt. Il stait moiti cach derrire un chne nainet abaissait son fusil dans la direction du lion, qui ntait qu trois pas etne pouvait pas le voir. Il me t signe de la main de monter sur le rocheren face de lui.

    Jy pensais. Je remis mon fusil en bandoulire et je commenai grim-per. Ah ! comme on grimpe dans des moments pareils ! les cureuils,voyez-vous, ne vont pas plus vite : mes ongles saccrochaient au rochercomme des gries. Je pensais entre moi :

    Pourvu que Pitou ne perde pas la tte ! Tout coup, comme jarrivais sur le haut du rocher et je maccrochais

    au chne pour ne pas retomber, voil que je me sens tir fortement enbas par le bas de ma capote. Cest ce gueux de lion qui, malgr sa paecasse, avait eu la force de sauter sur moi et qui mavait arap avec lesdents. Par bonheur, il croyait tenir ma chair et ne tenait que ma capote.Par lme de mon saint patron larchange Michel, jeus une belle peur ce moment-l ! Je criai Pitou : Tire donc ! mais tire donc !

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  • La chasse aux lions Chapitre VI

    Il ntait que temps, car le lion tirait de son ct, mais avec ses dents,et si fort quema capote allait le suivre et mentraner avec elle. Vous voyezcomme nous tions tous les quatre : jtais accroch au chne sur le hautdu rocher, le lion tait accroch ma capote, et Pitou nous regardait etvisait de lautre ct du chemin.

    la n, quand il se crut sr de son coup, il t feu. Au mme instantle lion me lche ce qui me t bien plaisir, comme vous pouvez croire et tombe raide mort sur le chemin, les quatre paes en lair. Comme ilprtait le anc Pitou, la balle lavait frapp au cur. a, cest une chance,comme disait plus tard le capitaine Chambard en regardant le trou de lapeau : a narrive pas une fois sur trois cent cinquante.

    Alors je pus me retourner et regarder, et je criai dans un transport dejoie :

    Toi, Pitou, tu nas jamais eu et tu nauras jamais ton pareil ! Mais lui me rpliqua : Dumanet, il ny a pas pareil moi, je te laccorde consquemment,

    mais il y en a de meilleurs : cest le tout de les connatre. Jallais descendre pour lembrasser, quand il me cria tout coup : Aention ! prends garde ! voici lautre qui arrive au trot avec les

    petits. Arme ton pistolet et donne-moi la main pour maider grimper. Alors je vis la lionne qui venait sur nous son tour.

    n

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  • CHAPITRE VII

    La lionne

    A lionne qui tait au jardin des Plantes en lan1859 ? Celle-l, je lai vue, moi, Dumanet, qui vous parle, ousi je ne lai pas vue, ctait sa cousine germaine, sa lle, ou sanice, enn une de la famille. Elle tait grande, mince, allonge, peuprs comme la lle ane de M. le marquis dcorcheville, qui regarde leshommes de haut, ce quon dit, parce quelle a un demi-pied de plus queles plus belles femmes de larrondissement de Libourne.

    Eh bien, notre lionne, celle que Pitou venait de faire veuve, tait peuprs comme a, dans son genre. ant sa gure, il y en a peut-tre deplus jolies. . . Vous savez, a dpend des gots. . . Elle avait un nez carr parle bout comme tous ceux de la famille, des yeux mchants comme ceux dela mre Cascarou, de Bziers, laubergiste, qui donne quatre-vingt-quinzesouets par an ses servantes et qui en reoit trente ou quarante sontour. Comme lui dit un jour le juge de paix : Ma chre, on ne peut pastoujours donner ; il faut recevoir quelquefois. Sans a, on se ruinerait.

    47

  • La chasse aux lions Chapitre VII

    Au-dessus des yeux, au milieu du front, il y avait une fente terrible, lamme quon voit chez toutes les mchantes btes de la cration : cest larue de la colre. and une dame vous regarde et que vous voyez ceerue trace entre ses deux yeux, dez-vous : elle va vous mordre.

    Bien entendu, cest encore pire pour les lionnes.Celle-l donc, aire par les deux coups de fusil, le mien et celui de

    Pitou, prit le grand trot pour voir ce que ctait, et si son mari avait faitbonne chasse. Car, il ne faut pas sy tromper, le lion nous chassait commenous chassions le lion. La dirence, cest quil avait des dents et desgries toujours prtes travailler, et que nous navions, nous, que des fu-sils quil fallait recharger, ce qui demande du temps ; sans compter quonpouvait manquer son coup, comme je lavais manqu, moi, arapant unepae de derrire au lieu du front que je visais.

    En arrivant, elle fut bien tonne de voir son lion tendu sur le dos, lesquatre paes en lair et ne bougeant pas plus que sil avait t de plomb.Le sang coulait sur le chemin.

    Elle le regarda, le aira, lui donna un lger coup de pae sur le mue,comme pour savoir sil tait mort ou faisait semblant, vit quil ne disaitrien, poussa un grognement terrible, le lcha doucement comme pour luidire adieu, et enn leva les yeux pour voir qui lavait tu.

    Cest alors quelle nous aperut. Nous la regardions faire, Pitou et moi,tout tonns.

    Je dis Pitou : Recharge vite ton fusil, elle va sauter sur nous. Recharger ! avec quoi ? Avec une cartouche, parbleu ! Pitou me rpondit : Jai laiss ma cartouchire dans le buisson pour lavoir porte de

    la main. Donne-moi la tienne. Ah ! tonnerre et quatorze millions de bombardes ! ma cartouchire

    tait tombe dans le foss, pendant que je grimpais sur le rocher et que lelion tenait ma capote avec les dents. Je le dis Pitou.

    Il se graa la tte, qui pourtant navait pas de dmangeaison.Non, quand Pitou se grae, cest quil cherche une ide dans son crne.

    Il y en a l autant que de charanons dans un grenier bl ; mais elles

    48

  • La chasse aux lions Chapitre VII

    dorment la plupart du temps, et il faut les rveiller.Il se graait donc. Cest sa faon de leur demander : tes-vous l ?

    la n, il en trouva une et me dit : Dumanet ? Mon ami ? Ni poudre, ni balles. Nos fusils, cest des btons. Je vais mere ma

    baonnee au bout dumien. Toi, monte dans larbre, fais-en autant pour letien quand tu seras mont, et alors tu maideras monter aussi, ou plutt,avec ta baonnee, tu garderas mes derrires pendant que je grimperai.

    Mais si elle taaque pendant que je vais grimper ? Il me rpondit : Monte donc, bavard ! En mme temps, ayant emmanch sa baonnee, il se mit en garde

    pendant que je grimpais : le pied droit en arrire, le pied gauche en avant,le fusil fortement appuy sur la cuisse, en garde contre la cavalerie !

    Juste au mme moment, la lionne t un bond et sauta sur lui. Jtais peine debout sur une des grosses branches du chne quand, me retour-nant, je vis le choc.

    Ah ! la mauvaise bte ! Elle bondit de faon que sa gueule allait arriver la hauteur de mon pauvre Pitou. Si elle lui avait arap le nez, ctaitfait de lui. Jamais plus il naurait pu se moucher sur la terre ! peine unjour, plus tard, dans le ciel o nous ressusciterons avec nos enveloppescorporelles, comme dit M. le cur.

    Mais Pitou, ctait Pitou ! un bleu et lui, a na jamais fait la paire !Comme elle avanait sa gueule et ses quarante dents, il avana, lui, sa

    baonnee, en appuyant son pied droit et la crosse de son fusil contre letronc du chne, de sorte quil ne risquait pas de tomber. De la pointe deson outil il lui piqua le mue, et si fortement quil lui cassa deux dents dedevant. Elle se rejeta en arrire et retomba sur le chemin en poussant unrugissement areux.

    Aprs tout, ctait sa faute elle : pourquoi lavait-elle aaqu ? carcest la lionne qui aaquait Pitou, ce nest pas Pitou qui aaquait la lionne.Pitou est un bon enfant qui ne veut pas de mal personne et qui riraitvolontiers un brin avec les amis ; mais l il ne sagissait pas de rire. Elle

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  • La chasse aux lions Chapitre VII

    grognait, elle grinait des dents, elle rugissait, elle mordait, celle-l ! Elleaurait pu faire un malheur si Pitou navait pris garde.

    Mais il prenait garde ! Oh ! il ny a pas comme Pitou pour se mere engarde contre linfanterie, la cavalerie, lartillerie, les lions, les sangliers,les tigres, les hippopotames et les bombes ! Avec sa baonnee, il fait toutce quil veut ; sil voulait, par saint Mdard ! il empcherait la pluie detomber sur son shako. Il ne me la jamais dit, mais jen suis sr.

    n

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  • CHAPITRE VIII

    Ali ravisseur denfants

    V nous en tions.Ali, le pauvre bourricot, sur le chemin, broutant ou faisant sem-blant de brouter lherbe et les chardons. La lionne ct, se l-chant le mue do le sang coulait ; cest sa manire de se moucher. Surle rocher, le chne. Sur le chne, moi, dans le bas, debout sur la plus fortebranche, emmanchant ma baonnee au bout de mon fusil, et tout prt piquer la lionne si par hasard elle venait rebondir pendant que Pitouallait grimper. Pitou enn, rejetant son fusil sur son paule en grimpantde toutes ses forces, comme on fait quand on a dans le dos une lionnedmusele. Dans leort, sa culoe se dchira, et par la dchirure souvritune porte si grande que le sirocco, qui est le plus chaud vent dAfrique,pouvait y souer droite et gauche, dans le corridor, comme le ventdu nord soue dans la caverne de Rochenoire entre les deux pics auver-gnats du Ferrand et du Sancy, qui sont les plus beaux de France. CestPitou lui-mme qui me la racont, et pourtant il nest pas vantard.

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  • La chasse aux lions Chapitre VIII

    Voil !Dautres pourraient vous faire des discours, parce que cest leur m-

    tier ; mais moi, je vous dis les choses comme elles sont. Cest a qui faitque je suis Dumanet et non un autre, et que la postrit la plus recule,comme disait M. le prfet en parlant de Napolon I, en fera des histoires.

    Enn Pitou arriva sur la grosse branche du chne o jtais dj et semit en garde son tour. Alors, comme nous avions le temps de respirer,nous commenmes tenir un conseil de guerre.

    Je dis : Pitou, as-tu des vivres ? Il chercha, ne trouva rien et demanda : Non ; pour quoi faire ? Ah ! cest que nous allons soutenir un sige. Tiens, vois la lionne :

    elle va nous bloquer. En eet, elle faisait le tour du rocher en cherchant le moyen dentrer

    dans la place. Elle regardait de tous cts, et enn elle vit un petit sentiertroit, mais assez large pour elle, qui tait haute, longue et maigre. Elleallait y monter quand tout coup Ali, qui, dun air n, la regardait faire, semit prendre le galop du ct de la ville en emportant les petits lionceaux.Elle les avait dposs dans les deux paniers quil portait sur le dos.

    Ah ! comme il courait, le pauvre bourricot ! Vingt kilomtres lheurepour le moins, si la gueuse ne sen tait pas aperue tout de suite. Maisau premier bruit de ses sabots dans le chemin elle se retourna, le rarapaen sept ou huit bonds et, dun coup de grie, le ramena dare-dare, justeau moment o je descendais moi-mme de mon arbre pour aller chercherma cartouchire sur la route. Pitou neut que le temps de me crier :

    Remonte vite ! la voil ! Cest quelle arrivait, la vilaine bte ! et plus vite quune locomotive !

    si vite mme, quen une minute elle tait partie et revenue. Sans lavis dePitou, jtais frit comme un goujon dans la pole.

    Alors elle recommena le blocus. Elle t monter le bourricot sur lerocher par le petit chemin creux qui allait jusquau pied du chne, et, dela pae, elle t un geste comme pour lui dire :

    Toi ! reste ici, moins que tu ne veuilles servir mon souper !

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  • La chasse aux lions Chapitre VIII

    Ali comprit bien. Pauvre animal ! il ntait pas bte. Il savait ce quondoit ses suprieurs (quand on ne peut pas faire autrement), cest--direle respect, la discipline, lobissance, le dvouement et le reste. Il poussaun grand cri : Hi han ! ctait sa manire de soupirer. Et quand il eutcri, ne sachant plus que faire pour se distraire, il se mit brouter deuxou trois chardons sur le rocher.

    ant la lionne, elle regardait.De quels yeux ! vous pouvez deviner : tout ce quil y a de plus froce

    dans la nature. Un crocodile qui vous marchez sur la pae nen a pasde pareils. Ses dents grinaient en saiguisant lune sur lautre. Son poilse hrissait. Elle fouillait la terre avec ses gries. De temps en temps elleregardait le lion mort, couch dans le chemin, et ensuite Pitou et moi,comme si elle avait voulu nous dvorer tous deux en mme temps. Elleregardait aussi ses lionceaux. Elle avait lair dune pauvre veuve dont lemari vient dtre assassin par des brigands et qui crie vengeance Dieupour elle et pour les pauvres petits orphelins.

    Et nous ! Ni poudre, ni balles, ni cartouches, ni rien, except nos baon-nees. Tout ce que nous pouvions faire, ctait daendre sur notre arbreen la surveillant toujours, et de la recevoir la pointe de la fourchee sielle voulait sauter sur nous.

    n

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  • CHAPITRE IX

    Un coup dpervier

    L donc le tour de larbre, et, en faisant le tour, elleregardait tantt Pitou, tantt moi, et surtout nos deux baon-nees, dont elle connaissait la pointe pour avoir essay celle dePitou, et quelle voyait toujours tournes du ct de son mue roux. Detemps en temps elle rognonnait comme un tonnerre qui gronderait sousterre. Ctait sa manire de rexionner.

    Je dis Pitou : Est-ce que a va durer longtemps ? Il rpondit : Tout le temps quelle voudra. Mais jai faim, moi ! Oh ! moi, cest bien dirent. Jai faim et soif. Alors, quest-ce que nous allons faire ? Aendons. Elle a peut-tre envie de dner, elle aussi. Oui, mais elle a le bourricot ; a lui fait du pain pour trois jours.

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  • La chasse aux lions Chapitre IX

    Pauvre bourricot ! Pauvres nous ! Tout coup, Ibrahim, que nous avions oubli et qui stait sauv au

    plus haut du chne, descendit en entendant que nous parlions du bour-ricot et nous dit tout bas, comme sil avait eu peur dtre entendu de lavieille coquine :

    Avez-vous un couteau ? Pour quoi faire ? Vous allez voir. Pitou, qui est Auvergnat, a toujours son couteau dans sa poche. Il le

    donna lArabe, qui, tout de suite, se mit tailler une branche en formede crochet et me soua dans loreille :

    Aention ! Je vois dans le panier mon pervier pche, nous allonsrire.

    Et, pour commencer, il riait lui-mme. Surtout, tchez doccuper la lionne en criant et en lappelant de tous

    les noms. Si jarape mon pervier, nous sommes sauvs, et mon pauvreAli aussi.

    En mme temps il nous expliqua son plan, qui valait mieux que celuide Trochu, je vous en rponds. Au reste, vous allez voir.

    Pitou se mit crier : Oh ! la gueuse ! oh ! la coquine ! Est-ce que tu ne vas pas ten aller,

    vilaine bte ? Et il cracha sur elle pour lui montrer son mpris. Moi, de mon ct, je

    lui criai encore plus fort un tas de choses que je ne voudrais pas rpterdevant les dames, et je lui jetai des glands, dont un larapa sur le nez, lendroit mme o elle avait reu le coup de baonnee. a la mit dansune telle rage, quelle essaya de grimper ; mais elle ne russit pas. Ellebondissait, elle rugissait, elle mordait le tronc du chne. Vrai ! ctait faire trembler.

    Pendant ce temps, lArabe se mit sier doucement : Ali ! Ali ! Le bourricot sapprocha.Alors lArabe, avec son crochet, arapa un nud de lpervier qui

    tait sur son dos, entre les deux paniers, le souleva lentement, le saisit

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  • La chasse aux lions Chapitre IX

    avec la main droite en se retenant de la gauche au tronc du chne, etlenleva jusqu lui, ce qui t tomber terre les deux petits lionceaux, quitaient couchs dessus. Il cria de joie : Allah ! Allah ! Allah Ahkar ! comme qui dirait dans la langue de ce sauvage : Dieu est vainqueur !

    Si Dieu tait vainqueur, mes moyens ne me permeent pas de le sa-voir, mais Ibrahim tait content, et nous aussi, je vous en rponds !

    Son cri t retourner la lionne, qui vit lpervier senlever dans laircomme un oiseau, et les lionceaux tomber terre comme deux fromagesmous.

    Tonnerre ! quelle dit ; mille millions de tonnerres de bombardes etdobusiers runis !

    Dumoins, cest ce que je compris quand elle poussa un rugissement sifort, que Pitou lui-mme fut branl (lui qui ne sbranle jamais), que lA-rabe Ibrahim se colla des deux bras au chne comme un livre, et quAli,le pauvre bourricot, tomba vanoui sur le rocher.

    Elle devint si furieuse quelle bondit sur nous, malgr nos baonnees,et manqua de sembrocher toute vive. Malheureusement, cest ma brochequelle rencontra, qui glissa le long de son anc et senfona dans sacuisse, mais sans entrer profondment, parce que la lionne recula vive-ment, comme vous pouvez croire, quand elle en sentit la pointe.

    Elle retomba donc sur le rocher, et, ne sachant sur qui se venger, elleregarda le pauvre bourricot qui tait couch terre et qui fermait les yeuxde frayeur en aendant la mort. Il souait (pauvre bte !) dune faonterrible, nosant pas bouger ni se dfendre, pareil un agneau quon vientde pendre par les pieds un crochet de labaoir, et qui voit le bouchersavancer avec son couteau.

    Cee fois, il se croyait son dernier jour, et mme sa dernire mi-nute.

    Mais alors lArabe lana lpervier sur la lionne, qui allait dvorer lepauvre bourricot, et fut si adroit que du coup il la couvrit et la mit enprison tout entire. Elle, de son ct, fut si tonne, quelle voulut bondir,sembarrassa les paes dans le let et tomba.

    Alors lArabe nous cria : Sautez vite et tenez-la bien avec vos fusils. Je vais chercher les car-

    touchires.

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  • La chasse aux lions Chapitre IX

    En eet, nous sautmes terre tous les trois. Pitou se tint debout avec