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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 6 411 ÉDITORIAL Alimentation précoce en chirurgie digestive : du concept à la réalité Jean-Marc Delay, Jean-Jacques Eledjam (photo) La période postopératoire de chirur- gie abdominale se caractérise par un état catabolique (1). Cet état peut aggraver une dénutrition préexistante ou décompenser un état nutritionnel précaire en l’absence d’apports suffi- sants. La nécessité de nourrir les patients, en évitant le tube digestif, a conduit au développement de la nutrition parentérale sans supprimer totalement les complications postopératoires (2). La nutri- tion entérale, qui se développe depuis quelques années, repose sur un rationnel physiologique (3) Elle permet en effet de maintenir la trophicité des villosités intestinales, conserve l’intégrité de la muqueuse digestive et de sa fonc- tion, évite les translocations bactériennes, permet une meilleure utilisation des substrats et augmente la tolérance au glucose. L’alimentation orale ou entérale a des avantages cliniques indéniables par rapport à la nutrition parentérale. Dans une méta-analyse regroupant 11 essais contrôlés randomisés por- tant sur 867 patients, Lewis et coll. (4) rapportent un taux global de complications digestives réduit par l’utilisation de la nutrition entérale. Ceci pourrait s’expliquer en partie par l’action de la nutrition entérale sur la baisse postopératoire de l’oxygénation du tube digestif (5). Cependant, cette meta-analyse (4) n’a pas permis de mettre en évidence un bénéfice du mode de nutrition sur la mortalité. Par ailleurs, dans une étude comparative récente, Bozzetti et coll. (6) ont mis en évidence qu’une nutrition entérale débutée dans les 24 premières heures postopératoires permettait de réduire la durée de l’iléus postopératoire par rapport à une nutrition parentérale avec une réduction significative de la durée de séjour. De plus, le coût de la nutrition entérale est moins important (6). Ces avantages ne peuvent être négligés compte tenu des contraintes budgétaires actuelles. Le concept de réhabilitation postopératoire multimodale regroupe les éléments cliniques sur lesquels il est possi- ble d’intervenir pour réduire la morbidité et accélérer la récupération fonctionnelle des patients (7). Ce concept comporte un volet nutritionnel qui diffère selon l’interven- tion pratiquée. La chirurgie colo-rectale est le terrain de prédilection de l’alimentation précoce. Une alimentation par voie orale peut être débutée dans les 24 premières heures postopéra- toires après le retrait de la sonde gastrique. Chez ces patients ne présentant aucun autre état pathologique que celui conduisant à l’intervention, une réduction importante de la durée de séjour postopératoire est possible. L’alimen- tation débutée précocement après une colectomie par cœlioscopie, il est possible d’obtenir en 48 heures des apports par voie orale suffisant avec une bonne tolérance. La mise en œuvre d’une alimentation postopératoire dans les 24 premières heures après chirurgie digestive est possi- ble et même souhaitable dans la mesure où, lorsqu’elle est bien tolérée, elle permet d’offrir au patient un apport calo- rique adapté à ses besoins en 48 heures. Les avantages de la reprise d’une alimentation précoce ne semblent s’expri- mer pleinement que dans une stratégie de réhabilitation postopératoire multimodale, dont les grands principes comportent une analgésie efficace, idéalement par voie périmédullaire, une mobilisation précoce et le retrait rapide de la sonde gastrique. La conduite de l’alimentation post- opératoire précoce nécessite également une approche mul- timodale intégrant, outre l’éviction de la sonde gastrique, la lutte contre l’iléus et les NVOP. Le traitement préventif des nausées et des vomissements fait maintenant partie inté- grante des mesures mises en œuvre dans le postopératoire. Le raccourcissement de la durée de l’ileus postopératoire fait l’objet de plusieurs options stratégiques dont certaines sont encore en cours d’évaluation : analgésie péridurale reposant sur les anesthésiques locaux — réduction des doses d’opiacés par l’administration conjointe d’analgési- ques non opiacés — utilisation des inhibiteurs des cholines- térases et plus récemment des antagonistes des opiacés non absorbés ou ne franchissant pas la barrière hémato-ménin- gée. Le choix de la voie d’administration de l’alimentation entérale implique une concertation avec le chirurgien, qui pourra placer au besoin une jéjunostomie en fin d’interven- tion, celle-ci étant particulièrement indiquée après chirur- gie abdominale haute. Cependant, la nécessité d’instaurer progressivement la nutrition entérale, sous peine d’obser- ver des complications pouvant faire remettre en cause l’intérêt de la technique, rend nécessaire l’adjonction d’apports hydro-électrolytiques et/ou caloriques par voie parentérale, du moins lors de la phase postopératoire très précoce. Une surveillance attentive et la remise en question

Alimentation précoce en chirurgie digestive : du concept à la réalité

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 6 411

É D I T O R I A L

Alimentation précoce en chirurgie digestive :du concept à la réalitéJean-Marc Delay, Jean-Jacques Eledjam (photo)

La période postopératoire de chirur-gie abdominale se caractérise par unétat catabolique (1). Cet état peutaggraver une dénutrition préexistanteou décompenser un état nutritionnelprécaire en l’absence d’apports suffi-sants. La nécessité de nourrir lespatients, en évitant le tube digestif, aconduit au développement de lanutrition parentérale sans supprimer

totalement les complications postopératoires (2). La nutri-tion entérale, qui se développe depuis quelques années,repose sur un rationnel physiologique (3) Elle permet eneffet de maintenir la trophicité des villosités intestinales,conserve l’intégrité de la muqueuse digestive et de sa fonc-tion, évite les translocations bactériennes, permet unemeilleure utilisation des substrats et augmente la toléranceau glucose.L’alimentation orale ou entérale a des avantages cliniquesindéniables par rapport à la nutrition parentérale. Dans uneméta-analyse regroupant 11 essais contrôlés randomisés por-tant sur 867 patients, Lewis et coll. (4) rapportent un tauxglobal de complications digestives réduit par l’utilisation dela nutrition entérale. Ceci pourrait s’expliquer en partie parl’action de la nutrition entérale sur la baisse postopératoirede l’oxygénation du tube digestif (5). Cependant, cettemeta-analyse (4) n’a pas permis de mettre en évidence unbénéfice du mode de nutrition sur la mortalité. Par ailleurs,dans une étude comparative récente, Bozzetti et coll. (6) ontmis en évidence qu’une nutrition entérale débutée dans les24 premières heures postopératoires permettait de réduirela durée de l’iléus postopératoire par rapport à une nutritionparentérale avec une réduction significative de la durée deséjour. De plus, le coût de la nutrition entérale est moinsimportant (6). Ces avantages ne peuvent être négligéscompte tenu des contraintes budgétaires actuelles.Le concept de réhabilitation postopératoire multimodaleregroupe les éléments cliniques sur lesquels il est possi-ble d’intervenir pour réduire la morbidité et accélérer larécupération fonctionnelle des patients (7). Ce conceptcomporte un volet nutritionnel qui diffère selon l’interven-tion pratiquée.La chirurgie colo-rectale est le terrain de prédilection del’alimentation précoce. Une alimentation par voie orale

peut être débutée dans les 24 premières heures postopéra-toires après le retrait de la sonde gastrique. Chez cespatients ne présentant aucun autre état pathologique quecelui conduisant à l’intervention, une réduction importantede la durée de séjour postopératoire est possible. L’alimen-tation débutée précocement après une colectomie parcœlioscopie, il est possible d’obtenir en 48 heures desapports par voie orale suffisant avec une bonne tolérance.

La mise en œuvre d’une alimentation postopératoire dansles 24 premières heures après chirurgie digestive est possi-ble et même souhaitable dans la mesure où, lorsqu’elle estbien tolérée, elle permet d’offrir au patient un apport calo-rique adapté à ses besoins en 48 heures. Les avantages dela reprise d’une alimentation précoce ne semblent s’expri-mer pleinement que dans une stratégie de réhabilitationpostopératoire multimodale, dont les grands principescomportent une analgésie efficace, idéalement par voiepérimédullaire, une mobilisation précoce et le retrait rapidede la sonde gastrique. La conduite de l’alimentation post-opératoire précoce nécessite également une approche mul-timodale intégrant, outre l’éviction de la sonde gastrique, lalutte contre l’iléus et les NVOP. Le traitement préventif desnausées et des vomissements fait maintenant partie inté-grante des mesures mises en œuvre dans le postopératoire.Le raccourcissement de la durée de l’ileus postopératoirefait l’objet de plusieurs options stratégiques dont certainessont encore en cours d’évaluation : analgésie périduralereposant sur les anesthésiques locaux — réduction desdoses d’opiacés par l’administration conjointe d’analgési-ques non opiacés — utilisation des inhibiteurs des cholines-térases et plus récemment des antagonistes des opiacés nonabsorbés ou ne franchissant pas la barrière hémato-ménin-gée. Le choix de la voie d’administration de l’alimentationentérale implique une concertation avec le chirurgien, quipourra placer au besoin une jéjunostomie en fin d’interven-tion, celle-ci étant particulièrement indiquée après chirur-gie abdominale haute. Cependant, la nécessité d’instaurerprogressivement la nutrition entérale, sous peine d’obser-ver des complications pouvant faire remettre en causel’intérêt de la technique, rend nécessaire l’adjonctiond’apports hydro-électrolytiques et/ou caloriques par voieparentérale, du moins lors de la phase postopératoire trèsprécoce. Une surveillance attentive et la remise en question

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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 6412de la technique au moindre doute sont des éléments fonda-mentaux de la gestion précoce d’une nutrition entérale.

RÉFÉRENCES1. Bruder N, Dumont JC. Métabolisme énergétique de l’opéré et du trauma-

tisé. Encycl Med Chir (Elsevier, Paris) 1999 ; Anesthésie-Réanimation (36-880-A 10) : 16 p.

2. Klein S, Kinney J, Jeejeebhoy K, et al. Apport nutritionnel et pratique cli-nique : revue des données et recommandations pour les axes de recherchefuturs. Nutr Clin Métabol 1998;12:21-54.

3. Jolliet P, Pichard C, Biolo G, et al. Enteral nutrition in intensive carepatients: a practical approach. Intens Care Med 1998;24:848-59.5.

4. Thomas S. Early enteral feeding versus “nil by mouth” after gastro-intesti-nal surgery: systematic review and meta-analysis of controlled trials. BMJ2001;323:773-6.

5. Braga M, Gianotti L, Gentilini O, Parisi V, Salis C, Di Carlo V. Early post-operative enteral nutrition improves gut oxygenation and reduces costscompared with total parenteral nutrition. Crit Care Med 2001;29(2):242-8.

6. Bozzetti F, Braga M, Gianotti L, Gavazzi C, Mariani L. Postoperative enteralversus parenteral nutrition in malnourished patients with gastro-intestinalcancer: a randomised multicentre trial. Lancet 2001;358:1487-92.

7. Kehlet H. Multimodal approach to control postoperative pathophysiologyand rehabilitation. Br J Anaesth 1997;78:606-17.

Tirés à part : Jean-Jacques ELEDJAM,Département d’Anesthésie-Réanimation B,

CHU Montpellier, 34295 Montpellier, France.