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Notice nécrologique de Louis ALTHUSSER publiée dans l’Annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Elèves de l’Ecole Normale Supérieure (Recueil 1993) ALTHUSSER (Louis), né à Birmandreis (Algérie) le 16 octobre 1918, décédé à La Verrière (Yvelines) le 22 octobre 1990 - Promotion de 1939 Au moment où, avec hésitation et retard, j’entreprends de rédiger la notice qu’au nom du bureau de l’Association a bien voulu me demander Jean Châtelet, l’image médiatique de notre camarade connaît une nouvelle péripétie — qui ne sera probablement pas la dernière. La parution de deux textes autobiographiques, rédigés respectivement en 1985 et 1976 [1], attire à nouveau l’attention, non sans fracas, sur la destinée du "caïman de la rue d’Ulm", mort le 22 octobre 1990. Cette curiosité pour un homme qui paraissait oublié, dont les écrits sont presque tous introuvables, mais qui fut deux fois célèbre — une première fois dans les années 60 et 70, comme philosophe marxiste et, avec Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Barthes, figure emblématique du "structuralisme français" ; une deuxième fois pendant quelques semaines, comme protagoniste malheureux, et scandaleux, d’un "fait divers" inattendu, le meurtre de sa femme Hélène dans les locaux mêmes de l’Ecole — coïncide sans doute avec la levée de certains tabous et la fin du temps de latence, au delà duquel se manifestent l’intérêt, la nostalgie et le besoin d’explication d’événe¬ments qui, désormais, appar¬tiennent à l’histoire. Il n’est pas certain pour autant qu’une telle curiosité conduise d’emblée à une vue claire de ce qu’ont été la person¬nalité et le rôle intellectuel d’Althusser. Il n’est certes ni possible ni souhaitable que ces matières fassent jamais l’unanimité. Du moins peut-on espérer qu’elles soient discutées à partir de l’en¬semble des données, et de jugements indépendants les uns des autres. Le moment présent, dans lequel sont encore acces¬sibles les témoig¬nages de toutes les générations de col¬lègues, élèves, camarades, interlocuteurs, amis et adver¬saires, etc. d’Althusser, est favorable à cet éclairage, qui n’intéresse pas uniquement le sort d’un homme, si exceptionnel ou anormal qu’il ait paru, mais celui des institutions et organisa¬tions auxquelles son existence a été étroitement mêlée. [2]

Althusser and the Rue d'ULM

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Althusser and the Rue d'ULM

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  • Notice ncrologique de Louis

    ALTHUSSER publie dans lAnnuaire de

    lAssociation Amicale de Secours des

    Anciens Elves de lEcole Normale

    Suprieure (Recueil 1993)

    ALTHUSSER (Louis), n Birmandreis (Algrie) le 16 octobre 1918, dcd

    La Verrire (Yvelines) le 22 octobre 1990 - Promotion de 1939

    Au moment o, avec hsitation et retard, jentreprends de rdiger la notice

    quau nom du bureau de lAssociation a bien voulu me demander Jean Chtelet,

    limage mdiatique de notre camarade connat une nouvelle priptie qui ne

    sera probablement pas la dernire. La parution de deux textes

    autobiographiques, rdigs respectivement en 1985 et 1976 [1], attire

    nouveau lattention, non sans fracas, sur la destine du "caman de la rue

    dUlm", mort le 22 octobre 1990. Cette curiosit pour un homme qui paraissait

    oubli, dont les crits sont presque tous introuvables, mais qui fut deux fois

    clbre une premire fois dans les annes 60 et 70, comme philosophe

    marxiste et, avec Lvi-Strauss, Lacan, Foucault, Barthes, figure emblmatique

    du "structuralisme franais" ; une deuxime fois pendant quelques semaines,

    comme protagoniste malheureux, et scandaleux, dun "fait divers" inattendu, le

    meurtre de sa femme Hlne dans les locaux mmes de lEcole concide

    sans doute avec la leve de certains tabous et la fin du temps de latence, au

    del duquel se manifestent lintrt, la nostalgie et le besoin dexplication

    dvnements qui, dsormais, appartiennent lhistoire.

    Il nest pas certain pour autant quune telle curiosit conduise demble une

    vue claire de ce quont t la personnalit et le rle intellectuel dAlthusser. Il

    nest certes ni possible ni souhaitable que ces matires fassent jamais

    lunanimit. Du moins peut-on esprer quelles soient discutes partir de

    lensemble des donnes, et de jugements indpendants les uns des autres.

    Le moment prsent, dans lequel sont encore accessibles les tmoignages

    de toutes les gnrations de collgues, lves, camarades, interlocuteurs,

    amis et adversaires, etc. dAlthusser, est favorable cet clairage, qui

    nintresse pas uniquement le sort dun homme, si exceptionnel ou anormal

    quil ait paru, mais celui des institutions et organisations auxquelles son

    existence a t troitement mle. [2]

  • Je voudrais donc prciser demble ce quune telle "notice" ne saurait tre. Ni

    un tmoignage personnel, ici dplac et qui demanderait plus despace. Ni une

    biographie, compltant, confirmant ou rectifiant les textes rcemment parus,

    pour laquelle je nai pas comptence. Ni une relle prsentation de loeuvre

    thorique dAlthusser. Ni, enfin, une analyse dtaille du rle que, pendant plus

    de trente ans, il a jou dans la vie de lEcole et que, en retour, celle-ci a jou

    dans sa vie. Mais un rappel de faits, suivi de quelques rflexions et hypothses.

    N le 16 octobre 1918 Birmandreis, dans la banlieue dAlger, dune famille

    demploys et de petits fonctionnaires (son pre, Charles Althusser, terminera

    sa carrire effectue pour lessentiel en Afrique du Nord comme directeur

    pour la place de Marseille de la Compagnie Algrienne de Banque), Louis

    Althusser fait ses tudes secondaires Marseille et prpare le concours de

    lENS dans la khgne de Lyon, o il aura notamment pour professeurs en

    philosophie Jean Guitton, puis Jean Lacroix, et en histoire Joseph Hours. Ces

    trois matres de lcole publique, reprsentants de tendances distinctes de la

    pense catholique, exerceront une grande influence, de son propre aveu, sur

    sa formation intellectuelle. Reu au concours en 1939 (promotion de H. Birault,

    de J. Havet, de M. Soriano, de Tran Duc Thao et de J. Vuillemin notamment), il

    est mobilis avant la rentre, fait prisonnier en Bretagne avec son rgiment

    dartilleurs, et envoy dans un camp de prisonniers en Allemagne (Stalag XA,

    dans le Schleswig-Holstein), o il passera toute la guerre. Reprenant ses

    tudes en octobre 1945 (avec la promotion de L. Sve, A. Touraine, E. Verley)

    aprs quelques mois dincertitude o il semble que Jean Baillou, alors sous-

    directeur de lEcole, ait contribu le rassurer sur la possibilit de surmonter

    cette terrible "interruption" de six annes, il obtient son diplme dtudes

    suprieures avec un mmoire sur "La notion de contenu dans la philosophie

    de Hegel", sous la direction de Gaston Bachelard, et il est reu 2me

    lagrgation en 1948. Une troite amiti et connivence intellectuelle le lie alors

    Jacques Martin (promotion 1941, traducteur de Hegel et de Hermann Hesse,

    qui se suicidera en 1963) et Michel Foucault (promotion 1946). La mme

    anne il est nomm caman de philosophie, prenant la succession de

    Georges Gusdorf. Il occupera ce poste sans interruption jusquen 1980, avec

    les grades dagrg-rptiteur, puis de matre-assistant et de matre de

    confrences, dabord seul, ensuite en compagnie de Jacques Derrida et de

    Bernard Pautrat. A partir de 1950, il sera en outre secrtaire de la section des

    lettres de lEcole, et ce titre participera activement, aux cts de successifs

    directeurs, la gestion et lorientation de ltablissement. [3] En 1975, il

    soutiendra "sur travaux" sa thse de doctorat dEtat lUniversit de Picardie

    devant un jury compos de Bernard Rousset, Yvon Belaval, Madeleine

    Barthlmy-Madaule, Jacques DHondt et Pierre Vilar. [4] Aprs le meurtre

    de sa femme le 16 novembre 1980, le non-lieu judiciaire prononc en

    application de larticle 64 du Code pnal au vu de lexpertise psychiatrique des

  • Docteurs Brion, Diederichs et Ropert, et larrt dinternement pris par la

    Prfecture de Police, il est mis la retraite doffice. Ladministration demandera

    alors ses proches de procder lvacuation de lappartement de fonctions

    quil avait occup pendant plus de vingt ans au rez-de-chausse, angle Sud-

    Ouest, du btiment principal, face linfirmerie o rsidait son ami le Docteur

    Etienne.

    Les dix dernires annes de la vie dAlthusser se drouleront successivement,

    ou en alternance, dans divers tablissements psychiatriques (Hpital Sainte-

    Anne, Hpital de secteur du XIIIe arrondissement "Leau vive" Soisy-sur-

    Seine, Centre "Marcel Rivire" de la MGEN La Verrire), dabord sous le

    rgime du placement administratif, ensuite sous celui du placement libre, et

    dans lappartement quil avait acquis en prvision de la retraite, rue Lucien

    Leuwen (Paris 20e), o il fera notamment un long sjour presque ininterrompu

    de 1984 1986. Soign par diffrents mdecins, il ne recevra plus alors que la

    visite de quelques amis, anciens ou nouveaux, mais ne sera jamais livr la

    solitude. Michelle Loi et Stanislas Breton, en particulier, assumeront la charge

    dune prsence continue auprs de lui.

    Ces donnes suffisent faire comprendre ltroitesse ( bien des gards

    problmatique, jy reviendrai) du lien qui a uni Althusser lEcole. Ce lien

    "physique" autant que "moral" est probablement unique en son genre dans

    lhistoire de celle-ci, mme au regard de Lucien Herr (avec qui on a souvent

    propos la comparaison, mais qui na jamais habit lEcole mme) ou de

    certains grands directeurs des Laboratoires scientifiques comme Rocard,

    Kirrmann, Kastler ou Brossel.

    Althusser enseignant

    Prenant les choses dans lordre, jinsisterai dabord sur la continuit du travail

    dAlthusser auprs de ses lves philosophes. Officiellement charg de la

    prparation lagrgation, laquelle il apporta toujours un soin particulier, ses

    relations au dire des anciens lves ne devenaient vraiment troites avec

    eux (sauf exceptions personnelles) quen dernire anne (celle du concours).

    Linfluence quil exera sur les promotions successives, jusquau dbut des

    annes 60, passa essentiellement par des corrections, des reprises de leons,

    des conversations constituant une sorte de "tutoring" langlaise, des cours

    enfin, exceptionnellement clairs et denses, minutieusement prpars, sur les

    auteurs du programme et ses philosophes de prdilection (notamment

    Machiavel, Malebranche, Hobbes, Spinoza, Locke, Montesquieu, Rousseau,

    Hegel, Feuerbach ...). [5] La diversit des orientations prises par ses lves,

    dont la plupart des grands noms de lUniversit et de la philosophie franaise

    contemporaine, suffit tmoigner de la fcondit de cet enseignement et de

    la libert intellectuelle quil procurait.

  • A partir des annes 6O, sans que ce travail de base ait jamais disparu, un

    nouvel lment sajouta, de caractre assez diffrent. Ayant commenc faire

    connatre ses propres travaux (1959, Montesquieu, la politique et lhistoire, P.U.F. ; 1960, traduction et prsentation de Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques, P.U.F. ; 1961 et 62, articles "Sur le jeune Marx" et "Contradiction et surdtermination" dans la revue La Pense ; 1963, article "Philosophie et sciences humaines" dans la Revue de lenseignement philosophique), Althusser est sollicit par des lves philosophes de diffrentes promotions dorganiser un enseignement plus largement ouvert. Il le fait sous la

    forme de sminaires, o lui-mme nintervient que comme un primus inter pares, mais dont limpulsion sera dcisive pour toute une gnration. Cest la srie ascendante qui dbute en 61-62 avec "Le jeune Marx", continue en 62-

    63 avec "Les origines du structuralisme", en 63-64 avec "Lacan et la

    psychanalyse", et culmine en 64-65 avec "Lire Le Capital" ( lorigine de louvrage collectif du mme nom). Aprs cette date, la situation change

    nouveau : Althusser tant devenu en quelques mois clbre et linspirateur

    dune "cole" philosophique vrai dire phmre, mais qui donne lieu aussi

    de violentes polmiques politiques, il renonce ce type dactivit pour

    proposer dautres initiatives. Ds avant 68, et a fortiori aprs, il revient une

    prparation plus classique des agrgatifs (cours limits dans le temps et, de

    plus en plus, en raison de sa maladie, simple correction dexercices). [6]

    Un second aspect de lactivit dAlthusser lEcole sarticule au prcdent :

    celui dun vritable directeur des tudes philosophiques (sans titre), quil

    exerce tantt seul, tantt au travers de deux exceptionnelles collaborations et

    amitis, avec le Directeur Jean Hyppolite puis avec son collgue Jacques

    Derrida. [7] A une poque o lEcole (du moins lEcole littraire) nest toujours

    officiellement quun internat doubl dune bibliothque et vou la prparation

    au concours dagrgation, Althusser tente de dvelopper aussi, travers

    confrences et sminaires, une vritable formation la recherche et une "vie"

    philosophique propre. Les confrenciers quil invite ou dont il organise la venue

    la demande des lves vont de Gueroult, Canguilhem et Beaufret M. de

    Gandillac, Vuillemin, Granger, Laplanche, Birault, Aubenque, Derath, Culioli,

    Foucault, Serres, Vernant, Bourdieu, Bettelheim, Guillermit, Stanislas Breton,

    Deleuze, Passeron, Touraine, Meillassoux, Brunschwig, Teyssdre, Alexandre

    Matheron, Andr Pessel, Henri Joly, Bouveresse, P. Raymond, Toni Negri,

    Robert Linhart, etc. Les questions traites, de lhistoire de la philosophie et de

    lpistmologie lesthtique, la linguistique et la sociologie (avant la

    cration du dpartement des sciences sociales). Particulirement sensible

    limportance des "sciences humaines", mais adversaire dclar du positivisme

    et intervenant sans dtour dans les pisodes contemporains du Methodenstreit, Althusser voit dans le maintien de rapports troits entre ces disciplines et la

    philosophie une double garantie de ralisme pour lune et de rsistance leur

  • propre imprialisme techniciste pour les autres. Cette activit dorganisation

    vise faire de lEcole, non pas contre lUniversit (do viennent toutes les

    forces mises en oeuvre) mais ct delle, et plus librement que dans

    certaines de ses structures, lun des lieux danimation de la philosophie

    "vivante", non "acadmique", ouverte aux discussions internationales : elle y

    russit largement pendant plusieurs annes. Il convient cet gard de faire

    une place singulire, mais nullement exclusive, linvitation quil contribua

    faire adresser au Dr Lacan de poursuivre lEcole ( partir de 1964) son

    sminaire de psychanalyse.

    Il est un troisime aspect de lactivit pdagogique dAlthusser (au sens large)

    sur lequel il me parat dautant plus intressant dinsister quil correspond

    lune des vocations de lEcole dont on peut craindre quelle soit parfois oublie

    de ses usagers ou de ses tuteurs, ou mise en danger par lair du temps : je

    veux parler de lorganisation systmatique des occasions de rencontre et

    dchanges intellectuels, voire de formation commune aux "littraires" et aux

    "scientifiques". Il nest pas tonnant que limpulsion vienne ici dun

    philosophe, mme sil est clair que rien naurait pu se faire sans demandes,

    intrts, collaborations denseignants, de chercheurs, dlves des autres

    disciplines. Au reste, Althusser sinscrit ici, mais sa faon, dans la voie

    suggre par J. Hyppolite. Parmi les initiatives quil prend, notons

    lorganisation de cours de mathmatiques pures pour les lves "littraires" et,

    surtout, le "Cours de philosophie pour scientifiques" de 1967-68, quil prend en

    charge avec la collaboration dun groupe de ses anciens lves (Macherey,

    Balibar, Regnault, Pcheux, Badiou, auxquels se joint Michel Fichant, lve de

    Canguilhem la Sorbonne), et qui jusquaux "vnements de mai" attire dans la

    salle Dussane un auditoire trs important venant de lEcole et dau-del de

    lEcole. [8] Quelques annes plus tard, il sera galement lorigine de la

    fondation du sminaire "Philosophie et mathmatiques" dirig par Maurice Loi

    en collaboration avec M. Caveing, P. Cartier et R. Thom, dont les activits se

    poursuivent aujourdhui. Ces initiatives bnficient, videmment, dune

    atmosphre alors exceptionnellement favorable lpistmologie et la

    rflexion critique sur les pratiques scientifiques, ainsi que du prestige et de la

    force de conviction de leur promoteur. Elles illustrent bien une vocation de

    "passeur" ou de "mdiateur" entre les composantes de linstitution

    universitaire dont nous retrouverons dans un instant dautres aspects.

    Althusser philosophe

    Il convient maintenant de donner quelques indications sur loeuvre personnelle

    dAlthusser, entirement labore dans les murs du 45 rue dUlm [9], et qui,

    indpendamment de sa valeur et de son style, de son caractre opportun ou

    intempestif, dut certainement cette "localisation" une partie de son prestige.

  • Mais qui trouva la plupart de ses lecteurs et de ses interlocuteurs dans un tout

    autre espace.

    Cette oeuvre, on le sait, est quantitativement limite, du moins pour ce qui

    concerne la partie publie (les textes indits, plus ou moins achevs, sont

    nombreux mais ne reprsentent sans doute pas la masse considrable

    quimaginent certains commentateurs, intrigus par la "disproportion" entre

    lambition des projets esquisss par Althusser et le volume relativement faible

    de ses publications, mais qui sous-estiment les obstacles dresss devant

    lactivit cratrice par les longues priodes de dpression et de rcupration).

    Une bonne partie, comme le savent les nombreux tmoins de sa rflexion, en a

    t rdige, selon un scnario typique, en quelques jours, voire quelques

    heures de travail ininterrompu favoris par lexaltation, ce qui nest pas dire,

    au contraire, quelle ne repost sur aucun travail de prparation. Il convient de

    relativiser srieusement les dires dAlthusser selon lesquels il naurait "rien

    lu" ou naurait eu quune formation philosophique "bricole". Ce qui est

    certain, en revanche, cest quAlthusser a toujours mis profit son

    exceptionnelle capacit dcoute et son got pour la conversation thorique

    pour substituer de longues investigations bibliographiques les changes

    oraux. Pourquoi lire un livre passivement, ou attendre la publication dun article,

    quand on est capable de se le faire raconter en dtail par son auteur, en

    recherchant avec lui le "centre" problmatique ? Cette "mthode" comporte

    aussi, naturellement, des risques de quiproquo. Elle tait favorise par

    linstallation dAlthusser demeure dans lEcole, o son bureau occupait une

    position "stratgique" : la Bibliothque on allait pour lire, chez lui pour parler,

    et ce ntait pas seulement le cas des philosophes. Combien de visiteurs,

    amis et anciens lves, collgues franais et trangers venus du monde entier,

    se sont ainsi trouvs enrls pour un moment dans ce quil appela quelque

    temps - dune expression reprise au jeune Marx - le "parti du concept".

    Mais revenons son propre travail. Sans doute est-il travers par des

    proccupations (voire des obsessions) constantes, fond sur des

    rfrences de prdilection, orient par une recherche ininterrompue. Il nen est

    pas moins clairement rparti entre des priodes distinctes.

    Si nous laissons de ct les textes dapprenti (trs brillants, comme le diplme

    dtudes suprieures, dont Y. Moulier a publi des extraits) [10] et les crits

    "de jeunesse" lis notamment son engagement dans les mouvements

    catholiques, la premire priode (jusquau dbut des annes 60) peut tre

    considre rtrospectivement comme une phase daccumulation. Elle culmine

    dans le petit livre sur Montesquieu. Althusser prpare alors des thses de

    doctorat dEtat sur "Politique et philosophie au XVIIIe sicle franais" et sur le

    Discours sur lorigine de lingalit de Rousseau sous la direction de J. Hyppolite et de V. Janklvitch. Ayant adhr en 1948 au Parti communiste,

  • mais stant toujours tenu lcart des productions "officielles" du marxisme

    de parti (ou nayant pas t sollicit dy contribuer), il poursuit sa propre

    rflexion sur les rapports du marxisme et de la philosophie (en particulier sur la

    notion dalination et les tendances "humanistes" et "antihumanistes" dans la

    pense de Marx), ainsi que sur la porte thorique de la psychanalyse [11].

    La deuxime priode celle des annes 60, de part et dautre de Lire le Capital, depuis le premier article "Sur le jeune Marx" recueilli dans Pour Marx, jusqu la confrence de 1968 la Socit franaise de philosophie (Lnine et la philosophie) et au cours Philosophie et philosophie spontane des savants (dit en 1974) est la plus connue. Sans doute est-ce aussi celle des

    oeuvres les plus fortes, ou du moins les plus acheves (y compris lorsquelles

    revtent une forme programmatique, interrogative : Althusser est lhomme des

    essais, des "notes pour une recherche", des thses, qui sont en ralit des hypothses, en vertu de lun de ses adages prfrs, attribu Napolon : "on

    savance et puis lon voit"). Ce sont elles qui imposent les notions de "lecture

    symptomale", de "coupure pistmologique", de "surdtermination" et de

    "causalit structurale", de "pratique thorique". Ce sont elles aussi, quon le

    veuille ou non (et il y a fort parier que ceci est la source de lembarras que

    traduisent beaucoup de jugements actuels sur ce quon a appel improprement

    la "pense 68"), qui tablissent une troite connexion entre les transformations

    du marxisme au XXe sicle, le "structuralisme" philosophique (comme

    alternative originale au naturalisme et lidalisme transcendantal y

    compris dans sa variante phnomnologique , au logicisme et

    lhistoricisme) [12], enfin lpistmologie historique dite "franaise", cest-

    -dire rationaliste et dialectique. On a rappel plus haut une partie des

    conditions de leur laboration. Ce nest pas enlever quoi que ce soit

    lautonomie de la pense dAlthusser et sa fonction de "moteur" initial que

    dinsister sur sa dimension cooprative (qui stend bien au-del du groupe de noms inscrits sur certaines publications collectives). Voil dailleurs une

    bonne illustration de la thse de Spinoza ( qui Althusser ne cesse de se

    rfrer) : individualisation et coopration ne sont pas des termes

    contraires, mais corrlatifs. [13]

    Le "choc" de 68, vcu in absentia, a dtermin retardement chez lui une intense activit de correspondances et dchanges au cours des annes 70,

    dont on ne saurait dissocier sa participation au travail engag, de plusieurs

    cts, sur les questions de l"appareil scolaire". [14] Il nen est pas moins clair,

    aprs-coup, quil a dtruit une bonne partie des bases et des conditions de

    ralisation du "projet" politico-thorique form dans les annes 60. Le travail

    dAlthusser prend alors une nouvelle orientation, mais aussi il devient beaucoup

    plus fragmentaire. Cela tient plusieurs facteurs, en soi indpendants, qui

    finissent par constituer un "noeud" inextricable. Concevant la philosophie, non

    comme une spculation mais comme un combat (le Kampfplatz de Kant, quil

  • rebaptise "lutte de classe dans la thorie"), il doit ncessairement chercher

    "rectifier" ou "ajuster" ses interventions en fonction des effets quelles ont

    produits (ou de ce quil en a peru). Or, dans le mme temps, sa renomme

    tant devenue mondiale (certains militants dAmrique latine, notamment, le

    considreront quasiment comme un nouveau Marx), la pression de

    limmdiatet politique se fait sur lui toujours plus forte. Alors quil se trouve

    impliqu dans de violents conflits dorganisation, insparables de dchirements

    personnels, sa maladie saggrave, entranant des sjours de plus en plus longs

    et frquents dans des tablissements de soins ou de repos, au cours

    desquels on exprimente sur lui diverses combinaisons chimiques anti-

    dpressives, et qui dtruisent par l-mme toute possibilit de travail continu.

    Avec le recul, et compte tenu des vnements survenus depuis, il est tentant

    de suggrer que ces vicissitudes subjectives ntaient quune faon de "vivre"

    les tapes successives de la dcomposition du communisme. Car Althusser,

    tout en proclamant bien haut la ncessit et lautonomie de la thorie, avait

    indissolublement li son activit intellectuelle la perspective dune

    "refondation" de ce mouvement, la tentative danticiper sa reconstruction

    par del sa crise, dans le cadre national et international. Il se trouve pris,

    dabord, dans les contrecoups de la scission entre le communisme sovitique

    et le communisme chinois, puis dans la polmique sur l"eurocommunisme" et

    labandon officiel par le PCF de la notion de "dictature du proltariat". De cts

    opposs on lui reproche, en termes parfois identiques, son "thoricisme". Les

    successives autocritiques dans lesquelles il sengage peuvent apparatre,

    beaucoup dgards, comme un processus rgressif, et mme destructif. Dun

    point de vue purement philosophique, cependant, elles finissent par dgager

    les thmes dune philosophie de la contingence historique (la "surdtermination" ne va pas sans la "sousdtermination") et de la matrialit des idologies comme lment de toute pratique (y compris la pratique thorique), dont la convergence virtuelle esquisse ce quaurait pu tre la

    doctrine dun"second Althusser", radicalisant la critique des philosophies du

    "sujet constituant" et du "sens de lhistoire" qui avait caractris le premier. [15]

    Cest pourquoi toute interprtation rductrice des dterminations politiques

    comme des strotypes psychiatriques a toutes chances de se fourvoyer.

    Resterait dcrire lactivit dAlthusser dans la priode finale, notamment entre

    la leve de son placement administratif et lopration chirurgicale qui, en 1987,

    dterminera chez lui une nouvelle phase mlancolique profonde pratiquement

    sans rmission. On peut sen faire une ide partielle daprs le texte

    autobiographique qui vient dtre publi, ou encore les fragments de

    conversation transcrits et dits au Mexique par Fernanda Navarro. [16] Plus

    que jamais il est soumis lalternance des phases dexaltation et dangoisse. Il

    est aussi pris entre labattement dans lequel son isolement le plonge, et le dsir

    parfois violent de "lever la pierre tombale", cest--dire linterdit dexpression

  • publique que la socit impose de facto aux meurtriers, quils soient considrs comme responsables ou comme irresponsables. Il tente alors de

    reconstituer autour de lui un milieu dinterlocuteurs semblable celui quavait

    accueilli le bureau de la rue dUlm. Certains de ses amis sy prtent, dautres

    sy refusent ou, comme le signataire de ces lignes, tentent avec embarras de

    trouver un quilibre entre ce quils croient "raisonnable" et ce qui leur parat

    "dlirant" (ou "imprudent"). Il est peu probable que les textes rdigs au cours

    de cette priode, dont les hritiers dAlthusser annoncent la publication,

    contiennent des rvlations thoriques, mais il ny a aucune raison dexclure quils ajoutent son oeuvre et que, joints dautres indits, ils permettent de se faire une plus juste ide des raisons de son influence. [17]

    LEcole, lieu "public" et "priv"

    Je nentreprendrai pas ici de dcrire dans leur ensemble lactivit et les

    positions politiques dAlthusser, ni dexpliquer les effets quelles ont produits

    ou les ractions quelles ont suscites en France et ltranger. Cette question

    relve de lhistoire gnrale (et non pas seulement de celle des intellectuels).

    Ce qui me parat nanmoins indispensable, cest de tenter de caractriser

    lincidence trs profonde quelles ont eue sur ses rapports avec lEcole. A

    beaucoup dgards Althusser, mme sil sefforait par la pense, les

    voyages, les relations de ne pas sy confiner, a considr lEcole comme un

    lieu politique ( la fois "macro-politique" et "micro-politique"), et cest ce que beaucoup ne lui ont pas pardonn, soit sur le moment, soit aprs-coup,

    omettant de voir ce que cette figure devait une conjoncture dont il tait le

    produit bien plus quil ne la suscitait, et ce quelle manifestait dune vrit

    latente, et venue de trs loin. Une telle relation, qui peut tre vcue et pratique

    de faons trs diverses, est grosse de paradoxes incessants, quon peut dj

    reprer dans loscillation quelle engendre entre la tentation de faire du lieu

    universitaire (que ce soit la Sorbonne, Vincennes ou lENS), et singulirement

    du lieu universitaire ferm, un substitut de la scne politique "relle", et leffort pour ouvrir ce qui tait et demeure un cadre "privilgi" de la formation des intellectuels de profession, sur des mouvements sociaux, des

    communications entre nations et entre classes virtuellement sans

    frontires. [18] La rflexion quelle appelle est trs loin de stre engage

    vraiment, notamment pour ce qui concerne limbrication des conjonctures,

    des tendances institutionnelles, et des personnalits individuelles.

    Althusser, on le sait, avait comme une trs grande partie des intellectuels de sa

    gnration adhr au Parti communiste dans limmdiat aprs-guerre. Il a

    plusieurs fois racont que ses premires activits politiques ( ct de sa

    participation aux campagnes pour lAppel de Stockholm) avaient consist

    mettre sur pied une section syndicale des lves de lEcole et en imposer la

    reconnaissance ladministration. Lorsquil se trouva lui-mme investi de

  • responsabilits administratives, mme subordonnes, on peut penser que,

    plutt quune contradiction insoluble ou loccasion dun "double jeu" (quon lui

    reprocha parfois), il vit l loccasion dlaborer et dexercer une conception

    originale de la politique dans linstitution, en fait trs loigne de la mthode

    des organisations marxistes (mme quand elles suivaient la "ligne de masse"),

    mais aussi de la dynamique de groupe ou des techniques de gestion

    dentreprise, puisquelle combinait une pratique constante de la ngociation

    avec lide que linstitution est traverse dantagonismes sociaux

    irrductibles. Administrateur, enseignant, mais aussi militant (et militant

    farouchement attach sa position "de base"), Althusser se trouva de facto au point de rencontre de toutes les catgories de ltablissement, et, dans les moments favorables, il sut en jouer efficacement (il en paya galement le prix

    dans les moments de crise personnelle et collective). De mme quil ne cessait

    de travailler la communication entre lEcole littraire et lEcole scientifique, de

    mme il entretenait des relations de confiance, voire damiti, avec les

    Directeurs ou avec ses collgues des autres disciplines comme avec les

    personnels de lintendance et de service (Lucienne Sazerat, Henri Thoraval,

    parmi dautres, pourraient en tmoigner). La "cellule" communiste dont il tait

    lun des animateurs, et qui fonctionnait au moins autant comme un cercle de

    rflexion sur les problmes quotidiens ou les destines de lEcole, largement

    indpendant de toute organisation extrieure [19], que comme un lieu de

    dbats politiques gnraux et dinterventions publiques, se rvlait plus encore

    que dautres rseaux qui traversent linstitution (syndicaux, confessionnels,

    voire artistiques et sportifs) adapte ce rle de mdiation et de conscience

    critique. Naturellement il faudrait convoquer des tmoignages prcis pour

    dlimiter cette ralit dans le temps et en apprcier les effets sans les idaliser,

    savoir aussi ce quelle devait dautres personnalits que la sienne et aux

    ambiances dpoque (par exemple, lpoque de la guerre froide, ou de la

    guerre dAlgrie, ou du mouvement tudiant avant et aprs "68", ou de l"union

    de la gauche", etc.). Mais le fait comme tel me parat indniable.

    A beaucoup dgards le comportement dAlthusser dans le Parti communiste ne

    fut pas diffrent de son comportement dans lEducation nationale (ou plutt

    dans ce secteur trs particulier et trs atypique de lEducation nationale que

    constitue un tablissement "suprieur" qui est aussi pour toutes les parties prenantes une collectivit, un lieu de vie). Ce rapprochement me parat au

    moins aussi clairant que celui quon a frquemment opr, en gnral et dans

    son cas particuler, entre lorganisation communiste et lEglise catholique dont

    il tait sorti. Avec lEglise, le parti communiste a en commun la perspective

    messianique, incluant lide de sa propre disparition "imminente", et faisant

    plus ou moins bon mnage avec la gestion parfois sordide des ralits

    terrestres. Mais je crois quon ne sloignerait pas beaucoup de la vrit en

    soutenant que, pour Althusser, le Parti tait comme lEcole (au sens gnral et

  • au sens particulier) le lieu o sprouve la ncessit matrielle de linstitution,

    dans laquelle il faut constamment travailler en vue de sa propre transformation.

    Un lieu dans lequel simposent les exigences contradictoires de lenseignement

    et de la tactique, de lanalyse et des rapports de force, de laction collective

    rfre des enjeux nationaux et de linfluence personnelle. Il est dautant

    plus remarquable quAlthusser, qui ne cessait de pratiquer la "double

    appartenance", de chercher "intervenir" dans lEcole comme un communiste

    et dans le Parti communiste comme un Normalien et un universitaire, nait

    jamais confondu les deux lieux, amalgam les deux domaines. On peut refuser son style et ses choix, on ne peut dcouvrir dans son comportement la moindre

    trace de "noyautage".

    Que la vie intellectuelle de lEcole normale (et parfois ses vicissitudes

    institutionnelles) soit traverse de tous les dbats de la politique, que ses

    lves et ses enseignants sy engagent parfois sans retenue, est un

    phnomne coextensif toute son histoire. Les annes 1950 1980 ne

    reprsentent sans doute, cet gard, quune succession particulirement

    rapide de sommations et de retournements de situation. Althusser,

    communiste original, puis communiste critique, contestataire mais jamais

    vraiment "dissident", fut donc confront la Guerre froide, aux guerres

    coloniales, aux luttes de partis et de fractions, comme le furent ses

    condisciples, ses lves ou ses camarades, et il fit ses propres choix (ou ses

    non-choix). Mais il sy engagea depuis lEcole, et dune certaine faon avec lEcole. Tel est le "complexe" profondment ambivalent qui appelle lanalyse et la rend difficile.

    Tel est aussi le moment o, pour ce qui nous concerne ici, la rfrence la

    "maladie", la "folie" dAlthusser, ne peut tre lude. On sait que les

    psychiatres, qui, esprons-le, savent ce quils entendent par l, ont nomm

    "psychose maniaco-dpressive" les troubles dhumeur cycliques

    (exaltation/angoisse) dont souffrait Althusser depuis sa jeunesse, et en tout

    cas depuis son retour de captivit. [20] Les crits biographiques et

    autobiographiques nous proposent dsormais diffrents lments de

    psychologie et dhistoire individuelle (relatifs son environnement familial,

    son enfance, ses amitis, sa sexualit, sa vie conjugale, etc.) que je

    laisse ici entirement de ct faute de comptence pour en apprcier la

    pertinence et la porte exacte. Ce qui ressort clairement des faits, en revanche,

    cest la "correspondance" qui stablit entre la pratique, les reprsentations

    politiques dAlthusser, et sa rsidence ininterrompue (jour et nuit !) dans

    lEcole pendant plus de trente ans. Comme celle-ci faisait suite cinq annes

    de captivit, lesquelles avaient immdiatement succd lenfance et la vie

    plus ou moins "communautaire" du lyce, on peut suggrer quAlthusser, par

    suite dune constitution subjective personnelle ou des circonstances (et plus

    vraisemblablement de leur rencontre), fut toujours incapable de se constituer

  • vraiment une autre "famille" que la communaut normalienne largie. [21]

    Situation qui nappelle aucun jugement de valeur, mme dguis en jugement

    de "normalit" (en quoi la vie de famille restreinte est-elle plus "normale" que la

    vie communautaire ?), mais qui comporte manifestement des contraintes et

    des contrecoups dautant plus forts quils sont gnralement dnis. Quel

    genre de "communaut" est (ou tait, tel ou tel moment) lEcole ? Voil la

    question que lhistoire dAlthusser oblige regarder en face [22].

    Or cette question interfre troitement avec la politique. On sait que dj les

    pisodes dramatiques qui ont marqu les premires annes de son

    engagement communiste (linjonction que lui signifie la cellule des lves de

    lEcole de se sparer de sa compagne, considre comme politiquement

    dangereuse par le parti ; le suicide de son ami Claude Engelmann (promotion

    1949), secrtaire de la cellule et biologiste, au moment de laffaire Lyssenko ;

    la rprobation subie par Michel Foucault en raison de son homosexualit, etc.)

    comportent tous cette triple dimension politique, familiale ou quasi-familiale, et

    communautaire. Il en ira exactement de mme la fin des annes soixante,

    lorsque le conflit dAlthusser avec ses plus proches disciples (tous normaliens

    en quelque sorte "adopts" par sa femme et par lui) propos de la scission de

    lUnion des tudiants communistes, conduira les uns et les autres au bord du

    prcipice. En va-t-il trs diffremment, mme si le drame ne guette pas

    toujours (ce fut parfois la comdie), des activits du groupe de pense et

    d"intervention" esquiss avec certains de ses lves et anciens lves au

    milieu des annes 60, et quil cherchera plusieurs fois reconstituer aprs son

    clatement ?

    Rien de tout ceci ne serait intelligible si lon ne commenait par tracer le

    cadre spcifique de cette communaut pseudo-familiale que constituait alors

    lEcole pour qui y vivait en continuit, ne serait-ce que pour quelques

    annes. [23] Mais rien nen serait intressant si on sen tenait des

    considrations psychologiques ou psychanalytiques de convention (Oedipe,

    homosexualit refoule, etc.). Ce qui est en question est lincertitude de la

    ligne de sparation entre le public et le priv, sur laquelle repose au moins thoriquement notre systme dinstitutions. Or il se trouve que cette question

    est particulirement insistante dans la pense dAlthusser, dont une partie

    essentielle, la plus centrale peut-tre, sinon la plus dveloppe, sorganise

    prcisment autour de la recherche dun "point de vue" (point de vue thorique,

    point de vue "de classe") qui permettrait danalyser lorigine, les fonctions,

    les modalits de la diffrence (dirons-nous, comme Derrida, la

    "diffrance" ?) de ces deux sphres, et par consquent la faon dont elle

    commande la position subjective des individus et des groupes.

    Cest pourquoi je voudrais, pour conclure, risquer une hypothse. On pourrait

    en rester limage dun Althusser organisateur des "passages" entre sections,

  • des "mdiations" entre fonctions, sidentifiant linstitution pour sen faire

    une protection personnelle (sans doute pathogne) contre le "monde

    extrieur", mais aussi pour tenter de louvrir aux conflits et aux ralits sociales

    de ce monde, sans en rester aux horizons au fond trs attendus de la

    "modernisation" (la haute fonction publique et les carrires politiques,

    lentreprise, la recherche internationale et interdisciplinaire). Faisant un pas

    de plus, on pourrait suggrer que, plac par le sort (et maintenu indfiniment

    par la "structure") au point mme des tensions que suscite la coexistence de

    deux lieux distincts et indissociables (un "lieu priv" et un "lieu public") sous

    lapparence dune unique institution, il a tent de sublimer cette situation

    apparemment privilgie, et en ralit intenable, pour en faire la matire dune

    laboration philosophique. Mais on peut aussi renverser compltement les

    termes du problme, et supposer quAlthusser a recherch toutes les

    expriences qui confrontaient cette situation ses limites, pour tenter

    prcisment den comprendre lambivalence et la ncessit. LEcole, ds lors,

    naura t pour lui quun "analyseur" dune contradiction beaucoup plus

    gnrale. Pour le dire en son langage, elle est, plus que toute autre institution,

    le modle mme de l"appareil idologique dEtat" qui "interpelle les individus

    en sujets". Doit-elle lui tre reconnaissante ou lui garder rancune de cette

    dmonstration ? Beaucoup de nos camarades sans doute, pour qui lEcole est

    aussi symboliquement une partie deux-mmes, se posent la question, de

    mme quils se demandent sil faut tre reconnaissant Althusser davoir fait

    retentir le nom de la "rue dUlm" jusque dans les poblaciones du Chili et les campus dExtrme-Orient, ou sil faut lui reprocher de lavoir marque dinfamie. Mais la question ne saurait se poser aujourdhui en termes aussi

    manichens. Outre quil a lui-mme pay le prix fort de ses raisons et de ses

    folies, il faut bien avouer que les temps ont beaucoup chang : ni la famille, ni

    la philosophie, ni lenseignement, ni la politique, ni la communaut, ne

    sont aujourdhui ce quelles taient il y a seulement quinze ans. Personne ne

    pourra plus se sentir " la maison" entre le Pot [24], linfirmerie et la cour du

    Ruffin [25], personne non plus ne pourra simaginer que le sort du monde se

    joue dans un sminaire de la salle Cavaills. Do plus de libert, sans doute,

    et moins de puissance. La question de la "pratique thorique", subjectivement

    et objectivement, trouvera dautres lieux peut-tre, coup sr dautres styles.

    Notes

    [1] Lavenir dure longtemps, suivi de Les faits, ditions Stock/IMEC, 1992. Simultanment parat le premier tome dune biographie par Yann Moulier

    Boutang (Louis Althusser, une biographie, tome I, Grasset, 1992), laquelle jemprunterai plusieurs lments ci-aprs

  • [2] Les archives personnelles dAlthusser (manuscrits, correspondances,

    cours enregistrs, dossiers administratifs, etc.) ont t dposes par ses

    hritiers lInstitut Mmoire de lEdition Contemporaine (IMEC, Abbaye

    dArdenne, 14280 St-Germain-La-Blanche-Herbe). Sy ajoutent dsormais,

    pour constituer un "Fonds Althusser" la disposition des chercheurs, les

    apports de nombreuses personnes layant connu ou ayant collabor avec lui,

    en France et ltranger, dont videmment plusieurs normaliens. Je saisis

    cette occasion pour dmentir une contre-vrit qui a circul et dont certains de

    nos camarades se sont mus : lEcole na pas refus daccueillir un Fonds

    Althusser. Elle nen aurait dailleurs pas eu loccasion, les pourparlers entre

    lIMEC et les hritiers de Louis Althusser ayant abouti avant que les contacts

    esquisss par personne interpose entre ceux-ci et la Bibliothque de lENS

    aient dpass le stade exploratoire

    [3] Le Fonds Althusser contient une srie complte de notes prises aux "petits"

    et "grands" conseils, qui constituent sans doute un document de premier ordre

    pour les futurs historiens de lEcole daprs-guerre

    [4] Voir la "Soutenance dAmiens", rdite dans Positions, Editions sociales, 1976

    [5] On aura une ide de ces cours en lisant larticle sur Rousseau "Sur le

    Contrat social (les Dcalages)", soigneusement rdig mais trs proche du

    cours dont il est issu (paru dans les Cahiers pour lAnalyse, n 8, Automne 1967) - aujourdhui rdit dans Solitude de Machiavel et autres textes, choisis et prsents par Yves Sintomer, collection Actuel Marx Confrontation, PUF 1998 - et surtout par le volume dit par Franois Matheron : Louis Althusser,

    Politique et Histoire de Machiavel Marx. Cours lEcole Normale Suprieure, 1955-1972, Seuil collection Traces crites , 2006

    [6] Faisons ici justice de diverses allgations. On a dit (dans lignorance, en

    gnral, du dtail chronologique et symptomatique) que lEcole avait

    "protg" Althusser pendant des annes, soit en ce sens quelle aurait tolr

    des absences non rglementaires, soit en ce sens quelle aurait ferm les

    yeux sur des comportements pathologiques. On peut admettre que la

    sympathie dont Althusser bnficiait lEcole a facilit la discrtion de tous

    (qui nest pas le secret) sur des crises dpressives que lintress, par dignit,

    nentendait pas publier. Pour le reste, ses obligations denseignement bien

    loin de lui paratre une charge, elles constituaient manifestement pour lui un

    plaisir et un facteur dquilibre pouvaient tre amnages dans le temps, et

    ses responsabilits administratives partages ou dlgues lorsquil tait en

    cong

  • [7] Nul noubliera non plus sa collaboration avec le logicien Roger Martin,

    bibliothcaire de lEcole, qui se poursuivit aprs llection de celui-ci

    lUniversit Paris V

    [8] Une partie de ce cours, rdige par les confrenciers, a t publie chez

    Maspero dans la collection "Thorie". Lensemble des ronos originales est

    dpos la Bibliothque de lEcole, ainsi qu lIMEC

    [9] lexception de certains textes crits dans des sjours de vacances,

    notamment en Italie et dans la maison de campagne quil avait acquise avec sa

    femme Gordes, Vaucluse

    [10] Le mmoire dAlthusser - en fait un livre - "Du contenu dans la pense de

    G.W.F. Hegel", rdig en 1947, a t publi depuis dans le Tome I des Ecrits philosophiques et politiques posthumes, Stock/IMEC 1994, procurs par Franois Matheron

    [11] ce qui aboutira en 1964 larticle "Freud et Lacan", initialement paru dans

    La Nouvelle Critique, dont E. Roudinesco, notamment, a mis en vidence le rle dans la rorientation des dbats sur le marxisme, lanthropologie et la

    psychanalyse en France

    [12] Jemploie ces formulations pour faire court : chacun sait que tous les

    protagonistes du mouvement "structuraliste", ou presque, ont dclin cette

    appellation un moment donn, et dabord pour prserver leur originalit

    respective

    [13] Cette coopration devait trouver pour une part son expression dans la

    collection "Thorie", quil fonde et dirige aux ditions Franois Maspro de

    1965 1980. Y paratront notamment des livres et travaux de A. Badiou, E.

    Balibar, G. Dumnil, B. Edelman, M. Fichant, F. Gadet, D. Lecourt, J.P.

    Lefebvre, M. Loi, C. Luporini, P. Macherey, J.P. Osier, M. Pcheux, P.

    Raymond, E. Terray, A. Tosel

    [14] On en trouve notamment les chos dans les livres de C. Baudelot et R.

    Establet, de M. Tort, de R. Balibar, de M. Pcheux et de ses disciples. Le

    fameux article "Idologie et appareils idologiques dEtat" (dabord publi dans

    La Pense, juin 1970), extrait dun indit inachev sur "Droit, Etat, Idologie", tmoigne de limportance stratgique alors accorde par Althusser la

    question de linstitution scolaire

    [15] Pour une liste provisoire des crits publis dAlthusser au cours

    decettepriode,parfoisdifficilement accessibles, voir Gregory Elliott, Althusser

  • The Detour of Theory, Verso ed., Londres et New York, 1987. Des rditions et des anthologies sont annonces

    [16] Filosofia y marxismo, Siglo XXI editores, 1988

    [17] Depuis la rdaction de cette notice en 1993, de nombreuses publications

    posthumes dindits sont intervenues : elles me conduiraient rectifier ce que

    ce jugement peut comporter, apparemment, de ngatif, tout particulirement

    pour ce qui concerne le manuscrit "Machiavel et nous", datant pour lessentiel

    de 1972, repris en franais dans le Tome II des Ecrits philosophiques et politiques, Stock/IMEC 1995, et traduit sparment dans plusieurs langues trangres ; on sait dautre part que les esquisses dAlthusser relatives sa

    "dernire philosophie" dnomme "matrialisme alatoire" ou "matrialisme de

    la rencontre" donnent lieu un travail dinterprtation trs actif.

    [18] Cette double tendance est encore accentue chez certains disciples

    dAlthusser (vite retourns contre lui), comme les "maoistes" des annes 66

    70, qui ont manifestement rv de faire de lEcole une sorte de "base rouge",

    linstar des usines o les plus consquents dentre eux allaient ensuite

    "stablir". Ce rve ntait dailleurs, beaucoup dgards, que limage

    inverse du projet constant dune certaine technocratie dutiliser les Grandes

    Ecoles comme "base blanche" du no-libralisme militant. Et il saccompagnait

    dune tonnante rvrence pour le lieu normalien et pour son histoire

    [19] en dpit de la surveillance quexercrent sur elle, dans les annes de

    "contestation", les missi dominici de la direction du PCF

    [20] Les experts ont baptis "pisode mlancolique aigu" la crise au cours de

    laquelle, aprs six mois de traitement inoprant et peut-tre aggravant,

    Althusser a trangl sa femme "sans lutte"

    [21] On peut considrer comme un symptme de cet chec le moment ( la

    fin des annes 60) o Hlne Legotien-Rytmann, compagne dAlthusser et sa

    future femme, vient sinstaller avec lui dans lappartement de fonctions,

    justement parce quil semble ne sagir l que dune banale dcision de couple.

    Lappartement dAlthusser nest un lieu priv quen apparence. Ou plutt il

    devient, avec quelques autres, un lieu dintense privatisation de lespace public et qui, comme tel, fait lobjet dune "demande" ininterrompue

    [22] Elle est trs rarement pose, au rebours de ce qui a lieu, par exemple,

    pour les "Colleges" de Cambridge ou dOxford

    [23] Tout reste dire, cet gard. Parler, comme on la fait, de "communaut

    homosexuelle" est trs inexact. En effet le milieu dominant (celui des homoioi,

  • normaliens et archicubes) est par dfinition unisexuel (je parle bien entendu de

    lEcole davant la fusion Ulm/Svres). Les femmes qui y pntrent, y vivent et y

    travaillent (quelles soient femmes de chambre, bibliothcaires, svriennes ou

    compagnes ...) y jouent ds lors un rle aussi ambivalent quil est important,

    dautant que lEcole na rien de conventuel (ni de militaire) dans ses moeurs.

    Le clivage entre lhomosexualit et lhtrosexualit y joue un rle vident

    dindividualisation des personnalits. Mais la vraie question est ailleurs : elle

    concerne larticulation inconsciente entre ces moeurs, ces dmarcations, ces

    volutions, et la nature pulsionnelle des "liens" et des "modles" qui structurent

    des institutions comme lEcole, lUniversit, la Fonction publique.

    Reconnaissons quAlthusser, pas plus que dautres, ne sest jamais prononc

    sur ces problmes

    [24] nom du rfectoire dans le jargon des lves de lENS

    [25] dsigne lune des cours intrieures de lENS dans le jargon des lves,

    daprs le nom dun ancien professeur dducation physique de lEcole, qui y

    organisait des exercices quotidiens