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Reinach, Salomon (1858-1932). Amalthée : mélanges d'archéologie et d'histoire. 1930. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Amalthée - Mélanges d'Archéologie Et d'Histoire

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Reinach, Salomon (1858-1932). Amalthée : mélanges d'archéologie et d'histoire. 1930.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

S. REINACH

Conservateur des Musées Nationaux, membre de l'Institut

AMALTHÉE

MÉLANGES

D'ARCHÉOLOGIE ET D'HISTOIRE

TOME I

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 76 GRAVURES

LIBRAIRIE ERNEST LEROUX

28, RUE BONAPARTE :-: PARIS

AMALTHÉE

MEMORIM,

FRATRVM

S. REINAGHConservateur des Musées Nationaux, membre de l'Institut

AMALTHEE

Mélanges d'Archéologie et d'Histoire

TOME I

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 76 GRAVURES

LIBRAIRIE ERNEST LEROUX

28, RUE BONAPARTE, 28

1930

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Manuel de Philologie classique,2 (vol., 1883-1884 (nouveau ti-rage, 1907).

Traité d'épigraphie grecque, 1885.Grammaire latine, 1886.La colonne Trajane, 1886.Conseils aux voyageurs archéologues,

1886.Catalogue sommaire du Musée de

Saint-Germain, 1887 (3e éd.,1899).

E. PoTTiEit et S. REINACH, Lanécropole de Myrina, 2 vol.,1887.

Atlas de la province romaine d'A-frique, i883.

Voyage archéologique de Le Bas enGrèce et en Asie Mineure, 1888.

Esquisses archéologiques, 1888.

Epoque des alluvions et des cavernes,1889.

Minerva, 1889 (6e éd. 1909).Les Gaulois dans l'art antique, 1889.L'histoire du travail en Gaule, 1890.Peintures de vases antiques, 1891.KONDAKOF,TOLSTOÏ,S. REINACH,

Antiquités de la Russie méridio-nale, 1891.

Chroniques d'Orient, 2 vol., 1891,1896.

-Antiquités du Bosphore cimmérien,1892.

L'origine des Aryens, 1892.A. BERTRANDet S. REINACH, Les

Celles du Pô et du Danube, 1894.Bronzes figurés de la Gaule romaine,

1894.O. MONTELIUSet S. REINACH,Les

Temps préhistoriques en Suède,. 1895.

Épona,la déesse gauloise deschevaux,1895.

Pierres gravées, 1895.La sculpture en Europe avant les

influences gréco-romaines, 1896.Répertoire de la statuaire grecque et

romaine, 5 vol., 1897-1924.

Répertoire de vases grecs et étrusques,2 vol., 1899-1900.

Guide illustré du Musée de Saint-Germain, 1899 (nouv. éd. 1922).

H. C. LEA, Histoire de l'Inquisition,trad. par S. REINACH, 3 vol..1900-1902.

La représentation du galop, '1901,(nouvelle édition, 1926).

L'album de Pierre Jacques, 1902.Recueil de têtes antiques, 1903.Un manuscrit de la Bibliothèque de

Philippe le Bon à Saint-Péters-bourg, 1904.

Apollo, histoire générale des arts,1904 (lie éd„ 1926).

Répertoire de peintures du moyenâge et de la Renaissance, t. I-VÏ.1905-1923.

Cultes, mythes et religions, 1. I-V,1905-1922.

Tableaux inédits ou peu connus, 1906.Album des moulages et modèles en

•vente à Saint-Germain, 1908.Répertoire de reliefs grecs et romains,

3 vol., 1909-1912.Répertoire de l'art quaternaire, 1913.Orpheus, histoire générale des reli-

gions, 1909 (30e éd., 1924).Chronologie de la guerre, 10 vol.,

1915-1919.Histoire de la [première] Révolution

russe, 1918.Histoire sommaire de la guerre de

quatre ans, 1919. ,Catalogue illustré du Musée de Saint-

Germain, 2 vol., 1917, 1921.Répertoire de peintures grecques et

romaines, 1922.A short hislory oj Christianily 1922.Monuments nouveaux de l'art anti-

que, 2 vol., 1925.Lettres à Zoé sur l'histoire des phi-_ losophies, 3 vol., 1926.

Éphémérides de Glozel, t. I, 1928.Glozel, la découverte, la controverse.

1928.

PRÉFACE

Il y avait une fois un archéologue, ami de Wieland—

connu, mais peu estimé de Goethe — dont on lit encore

l'ouvrage, intitulé Sabine, sur la toilette des dames

romaines; il s'appelait Charles-Auguste Boettiger et fut

membre de l'Institut de France (1760-1835). A l'âge de

soixante et un ans, il commença la publication, achevée

en trois volumes (1821-1825), de petits écrits relatifs à

la mythologie figurée des Grecs et des Romains et l'in-

titula Amalthea. Je prends son titre à Boettiger, en le

francisant un peu ; je le trouve court, harmonieux et

non dénué de sens. En effet, Amalthêe n'est pas seule-

ment le joli nom de la chèvre qui nourrit Jupiter enfant

en Crète, et fut récompensée de ses services par une

place au ciel ; elle avait une corne qui, s'étant brisée

par accident, devint, par la faveur de son nourrisson,

ce que l'on appelle une corne d'abondance ou corne

à" Amalthêe, remplie de toute sorte de plantes, de fleurs

et de fruits. La légende ne dit pas qu'ils fussent tous

des meilleurs, mais, du moins, il y en avait beaucoup et

la provision s'en renouvelait à mesure qu'on se permet-tait d'y puiser. Amalthêe est donc un titre bien choisi

pour la réunion des essais les moins éphémères d'un

polygraphe sans doute un peu trop fécond.

Quiconque se réimprime a le devoir de se corriger.« Je ne suis point, écrivait Boileau en 1701, de ces

auteurs fuyant la peine, qui ne se croient plus obligésde rien raccommoder à leurs écrits, dès qu'ils les ont

une fois donnés au public. » Boileau, comme presque

toujours, a raison. Mais quand un auteur conserve à ses

écrits leurs dates, il y a une distinction à faire. Tout

VIII PREFACE

ce qui est lapsus, solécisme, omission grave, doit être

corrigé tacitement,sans qu'on en avertisse le lecteur à quic'est égal ; mais ce que l'auteur ajoute pour l'avoir

appris depuis, doit, s'il est tout à fait honnête, paraîtreentre crochets, avec la date du raccommodage, pour

employer l'expression si juste de Boileau. Je me suis

conformé à cette règle de bonne foi et de bon sens.

On trouvera notamment ici de longues pages sur

la Vénus de Milo, autrefois ensevelies dans la rare série

de la Chronique des Arts. Je crois avoir rendu quelquesbons offices à la connaissance que nous avons de ce

chef-d'oeuvre et je me suis souvent aperçu que l'on

continuait à déraisonner à son sujet malgré les faits

que j'ai clairement établis (1).

J'ignore combien de volumes suivront celui-ci,mais j'y travaillerai pendant le reste de mes jours.

Archéologues, philologues, historiens, nous ne devons

pas laisser à d'autres le soin de réunir nos petits écrits ;cela était bon autrefois, alors qu'on avait de véri-

tables élèves; aujourd'hui, sauf exceptions rares, on

se prépare seulement des successeurs.

S. REINACH.

Musée de Saint-Germain-en-Laye.Juillet 1929.

(1) Voir, par ex., A. W. Lawrence, Later Greek sculpture, 1927,p. 37 ; Classical Sculpture, 1929, p. 307.

I

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART 1

Dans une thèse de doctorat autrefois célèbre, YHistoire

de la querelle des anciens et des modernes (1856), Hip-

polyte Rigault a longuement analysé les quatre volumes

publiés en 1688 par Charles Perrault, de l'Académie

Française (et de l'Académie des Inscriptions) : Paral-

lèle des anciens et des modernes, en ce qui regarde les

arts et les sciences. L'année précédente, à l'occasion

de la convalescence de Louis XIV, Charles Perrault,contrôleur général des bâtiments du roi, frère de Claude

Perrault, l'architecte de la colonnade du Louvre 2,avait lu, dans une séance solennelle de l'Académie

Française, un poème intitulé : Le siècle de Louis le

Grand, débutant par ces vers qui en font assez connaître

l'esprit :

La belle antiquité fut toujours vénérable,Mais je ne crus jamais qu'elle fût adorable.Je vois les anciens sans plier les genoux :Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous,Et l'on peut comparer, sans crainte d'être injuste,Le siècle de Louis au beau siècle d'Auguste.

Les « partisans des anciens » furent fort irrités, et

Boileau plus que les autres. Perrault se décida à redire

en prose ce qu'il avait dit en vers. Pour cela, il choisit

1. [Revue archéologique, 1909, II, p. 203-215.]2. Je rappelle que Charles Perrault est l'auteur des admirables

Contes qui ont fait vivre et conserveront son nom.

S. REINACH t

A CHARLES PERRUALT, CRITIQUE D ART

la forme du dialogue ; les interlocuteurs sont un Pré-

sident, un Abbé et un Chevalier ; l'Abbé exprime les

sentiments de Perrault.

Sainte-Beuve 1 et Rigault2 n'ont pas insisté hur les

pages du Parallèle qui ont pour objet de comparerl'art ancien à celui de la Renaissance et à l'art du siècle

de Louis XIV ; la critique littéraire de Perrault les

a naturellement plus intéressés 3. Je crois qu'on n'a pasassez remarqué, dans ce Parallèle plus célèbre que

lu, des textes qui, à défaut d'autre mérite, nous donnent

une idée des jugements portés sur l'art gréco-romain

près de cent ans avant Winckelrnann 4. Je reproduis

ici, d'après l'édition de 1692, les passages qui peuvent

apprendre quelque chose aux archéologues et me

contente de résumer ce qui concerne l'art de la Renais-

sance, que Perrault sacrifie sans hésiter à celui de

Le Brun et de Girardon.

T. I, p. 150 : « Il y a des curieux si entêtés de ces beauxsecrets d'optique et si aises de les débiter que je leur ai ouïsoutenir qu'une des jambes de la Vénus {de Médicis], celle quiest un peu pliée, était plus longue que celle qui est droite et

sur laquelle la figure se soutient, parce que, disent-ils, elle fuit

1. Lundis,.t. V, p. 206-221.2. Histoire de la querelle des anciens et des modernes, p. 174-208.3. Le bibliophile Jacob (Paul Lacroix) a réimprimé, dans la Revue

universelle des Arts (t. XVII, 1863, p. 257,312), la partie de l'ouvragede Perrault relative aux arts ; il a fait précéder cette réimpressionde quelques lignes, mais ne l'a accompagnée d'aucun commentaire.

4. On songe naturellement à Winckelrnann et à sa théorie de l'imi-tation de l'antique quand on lit ces lignes de Perrault (t. I, p. 11) :« Je soutiens qu'on fait tous les jours des choses très excellentessans le secours de l'imitation ». Cela pour répondre au « Président »,suivant lequel la beauté de Versailles ne tenait qu'aux antiquesqu'on y avait transportés ou imités : « Ses plus grandes beautésconsistent dans l'amas précieux des figures antiques et des tableauxanciens qu'on y a portés... ; le surplus de ce Palais ne peut êtreconsidérable qu'autant que les ouvriers qui y ont travaillé ont eul'adresse de bien imiter dans leurs ouvrages la grande et noblemanière des anciens » (t. I, p. 10).

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D ART à

à l'oeil et que le sculpteur judicieux lui a rendu ce qu'elle perdpour être vue de cette sorte. Je les ai mesurées toutes deux fortexactement et je les ai trouvées telles qu'elles m'ont toujoursparu, je veux dire parfaitement égales et en longueur et en gros-seur. Je vois encore tous les jours d'autres curieux qui assurent

que les bas-reliefs du haut de la colonne Trajane sont plus grandsque ceux du bas de la même colonne, parce que cela devraitêtre ainsi, suivant les beaux préceptes qu'ils débitent ; cepen-dant on peut voir au Palais Royal, où sont tous ces bas-reliefs \

qu'il n'y a aucune différence des uns aux autres pour la hauteur.L'oeil n'a pas besoin d'être secouru en pareilles rencontres ;de quelque loin qu'on voie un homme on juge de sa taille...

(p. 158). Je suis persuadé que les anciens n'ont jamais pensé àla moitié des finesses qu'on leur attribue et que le hasard a fait

plus des trois quarts des beautés qu'on s'imagine voir dans leurs

ouvrages ».T. I, p. 177 : « Nous avons des figures antiques d'une beauté

incomparable et qui font grand honneur aux anciens... Mettezautour de vous l'Hercule, l'Apollon, la Diane, le Gladiateur, les

Lutteurs, le Bacchus, le Laocoon et deux ou trois encore de lamême force... (L'Abbé). L'avis est bon, mais il ne faut pas y en

appeler d'autres; car, par exemple, si vous y mettiez la Flore,dont la plupart des curieux font tant de cas, il serait aisé de vousforcer de ce côté-là... C'est une figure vêtue ; aussi il en faut

regarder la draperie comme une partie principale. Cependantcette draperie n'est pas agréable et il semble que la déesse soitvêtue d'un drap mouillé... Si c'était une nymphe des eaux, àla bonne heure, encore cela serait-il bizarre ; car il faut suppo-ser que les vêtements de ces sortes de divinités sont de la mêmenature que le plumage des oiseaux aquatiques, qui demeurentdans l'eau sans se mouiller. Le sculpteur n'y a pas fait assuré-ment de réflexion ; il a mouillé la draperie de son modèle pourlui faire garder les plis qu'il avait arrangés avec soin et ensuiteil les a dessinés fidèlement. Rien n'étonne davantage que devoir un morceau d'étoffe qui, au lieu de pendre à plomb selonl'inclinaison naturelle de tous les corps pesants, se tient colléle long d'une jambe pliée et retirée en dessous. La même chosese voit encore à l'endroit du sein, où la draperie suit exac-

tement la rondeur des mamelles. Il y a d'autres manières plusingénieuses que celles-là pour marquer le nu des figures et fairevaloir leurs justes proportions... La plupart des anciens n'y

1. Les moulages exécutés par ordre de Colbert ; voir plus bas, p. 6.

4 CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D ART

trouvaient point d'autre finesse que de serrer les draperiescontre le nu et de faire un grand nombre de petits plis les uns

auprès des autres. Aujourd'hui, sans cet expédient, on fait

paraître la draperie aussi mince que l'on veut, en donnant peu

d'épaisseur aux naissances des plis et aux endroits où ces mêmes

plis sont interrompus...« Les anciens n'ont pas excellé de ce côté-là et il en faut demeu-

rer d'accord 1, comme il faut convenir qu'ils étaient admirables

pour le nu des figures. Car j'avoue que dans l'Apollon (du Bel-

védère), la Diane (de Versailles), la Vénus (de Médicis), l'Her-

cule (Farnèse), le Laocoon et quelques autres encore, il me

semble voir quelque chose d'auguste et de divin, que je ne trouve

pas dans nos figures modernes ; mais je dirai en même temps que

j'ai de la peine à démêler si les mouvements d'admiration et de

respect qui me saisissent en les voyant naissent uniquement de

l'excès de leur beauté et de leur perfection, ou s'ils ne viennent

point en partie de cette inclination naturelle que nous avons

tous à estimer démesurément les choses qu'une longue suite de

temps a comme consacrées et mises au-dessus du jugement des

hommes 2. Car quoique je sois toujours en garde contre ces sortes

de préventions, elles sont si fortes et elles agissent sur notre

esprit d'une manière si cachée que je ne sais si je m'en défendsbien. Mais je suis très bien persuadé que si jamais deux mille

ans passent sur le groupe d'Apollon, qui a été fait pour la grottedu palais où nous sommes 3 et sur quelques ouvrages à peu prèsde la même force, ils seront regardés avec la même admiration

et peut-être plus grande encore ».« Le Chevalier. Sans attendre deux mille ans, il serait aisé de

s'en éclaircir dans peu de jours ; on sait faire de certaines eauxrousses qui donnent si bien au marbre la couleur des antiques

qu'il n'y a personne qui n'y soit trompé ; ce serait un plaisir

1. C'est ce que répétera Falconet, le sculpteur, qui reprit la thèsede Perrault (contre Winckelrnann) dans des articles aujourd'huitrop oubliés (OEuvres concernant les arts, Didot, 1787, t. III, p. 42).— M. Edmond Hildebrandt a publié une biographie illustrée deFalconet (Leben, Werke und Schriften des Bildhauers Falconet,1716-1791 ; Strasbourg, 1908).

2. On voit assez que ce n'est ni à Caylus, ni à Winckelrnann, nià l'effet des fouilles de Pompéi qu'il faut attribuer l'engouementpour l'antique, ou, comme disait énergiquement Falconet (OEuvres,t. III, p. 61) : « Le credo ultramontain : l'antique ne peut avoir tort ».

3. A Versailles. La description du palais et des jardins de Ver-

sailles, dans le Parallèle, mérite d'être lue avec attention.

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D ART 5

d'entendre les acclamations des curieux qui ne sauraient pasla tromperie et de voir de combien de piques ils les mettraientau-dessus de tous les ouvrages de notre siècle.

« L'Abbé. Nous savons le commerce qui s'est fait de ces sortes

d'antiques, et qu'un galant homme que nous connaissons tous 1

en a peuplé tous les cabinets des curieux novices. Un jour queje me promenais dans son jardin, on m'assura que je marchais surune infinité de bustes enfouis dans la terre qui achevaient là dese faire antiques en buvant du jus de fumier. J'ai vu plusieurs deces bustes ; je vous jure qu'il est difficile de n'y être pas trompé.

« Le Chevalier. Pour moi, je n'y vois pas de différence, si cen'est que les faux antiques me plaisent davantage que les véri-

tables, que la plupart ont l'air mélancolique et font de certaines

grimaces où j'ai de la peine à m'accoutumer.« L'Abbé. Si le titre d'ancien est d'un grand poids et d'un

grand mérite pour un ouvrage de sculpture, la circonstanced'être dans un pays éloigné et qu'il en coûte pour le voir un

voyage de trois ou quatre cents lieues, ne contribue pas moinsà leur donner du prix et de la réputation. Quand il fallait aller àRome pour voir le Marc-Aurèle, rien n'était égal à cette fameuse

figure équestre, et on ne pouvait trop envier le bonheur de ceux

qui l'avaient vue. Aujourd'hui que nous l'avons à Paris 2, iln'est pas croyable combien on la néglige, quoiqu'elle soit mouléetrès exactement et que, dans une des cours du Palais Royaloù on l'a placée, elle ait la même beauté et la même grâce quel'original. Cette figure est assurément belle; il y a de l'action,il y a de la vie, mais toutes choses y sont outrées. Le cheval lèvela jambe de devant beaucoup plus haut qu'il ne le peut et seramène de telle sorte qu'il semble avoir l'encolure démise, et lacorne de ses pieds excède en longueur celle de tous les mulets

d'Auvergne.« Le Chevalier. La première fois que je vis cette figure, je

crus que l'empereur Marc-Aurèle montait une jument pouli-

1. Qui ? La discrétion de Perrault pose ici un problème que jesuis incapable de résoudre. Le comte Philippe de Caylus n'était

pas né à cette époque.2. Nous savons par Falconet (OEuvres, t. III, p. 136) que le mou-

lage du Marc-Aurèle n'existait plus de son temps : « Sa perte n'aexcité aucun regret parmi les artistes. » Un premier moulage de cettestatue, fait pour François Ier, figura longtemps dans une cour de

Fontainebleau, qui s'appelle encore Cour du cheval blanc (ibid.,p. 138). Falconet a longuement démontré l'incorrection du chevalde Marc-Aurèle (ibid., p. 49-145).

0 CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D ART

nière, tant son cheval a les flancs larges et enflés, ce qui obligece bon empereur à avoir les jambes horriblement écarquillées.

« Le Président. Plusieurs croient que l'original s'est ainsi élargi

par le ventre pour avoir été accablé sous la ruine d'un bâtiment.

« L'Abbé. Comment cela peut-il avoir été pensé? Et qui ne

sait que de la bronze (sic) fondue se casserait cent fois plutôt

que de plier?,.. »

T. I, p. 188. « L'Abbé. La sculpture est, à la vérité, un des plusbeaux arts qui occupent l'esprit et l'industrie des hommes,mais on peut dire aussi que c'est le plus simple et le plus borné

de tous, particulièrement lorsqu'il ne s'agit que de figures de

ronde bosse. Il n'y a qu'à choisir un beau modèle, le poser dans

une attitude agréable et le copier ensuite fidèlement... Les

anciens ont donc pu exceller dans les figures de ronde bosse

et n'avoir pas eu le même avantage dans les ouvrages des autres

arts beaucoup plus composés et qui demandent un plus grandnombre de réflexions et de préceptes. Cela est si vrai que, dans

les parties de la sculpture même où il entre plus de raisonnement

et de réflexion, comme dans les bas-reliefs, ils y ont été beau-

coup plus faibles. Ils ignoraient une infinité de secrets de cette

partie de la sculpture dans le temps même qu'ils ont fait la

colonne Trajane, où il n'y a aucune perspective ni aucune dégra-dation 1. Dans cette colonne les figures sont presque toutes sur

la même ligne ; s'il y en a quelques-unes sur le derrière, elles

sont aussi grandes et aussi marquées que celles qui sont sur le

devant ; en sorte qu'elles semblent être montées sur des gradins

pour se faire voir les unes au-dessus des autres.« Le Chevalier. Si la colonne Trajane n'était pas un morceau

d'une beauté singulière, M. Colbert, dont je vous ai ouï louer

plus d'une fois le goût exquis pour tous les beaux arts, n'aurait

pas envoyé à Rome mouler cette colonne et n'en aurait pas fait

apporter en France tous les moules et tous les bas-reliefs moulés

chacun deux fois, ce qui n'a pu se faire sans une dépense consi-

dérable.« L'Abbé. Il paraît à la vérité que M. Colbert a donné en cela

une grande marque de son estime pour la sculpture des anciens ;mais qui peut assurer que la politique n'y eut pas quelque

part! ? Pensez-vous que de voir, dans une place où se promènent

1. Ces critiques ont été reprises et développées par Falconet

(OEuvres, t. III, p. 286-300).2. Par une rencontre singulière, on a dit la même chose à Rome

lorsque la colonne Aurélienne y fut moulée aux frais de l'empereurallemand Guillaume II.

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D ART /

sans cesse les étrangers de toutes les nations du monde, une

construction immense d'échafauds les uns sur les autres autour

d'une colonne de vingt-six pieds de haut, et d'y voir fourmiller

un nombre infini d'ouvriers, pendant que le Prince qui les fait

travailler est à la tête de cent mille hommes et soumet à seslois toutes les places qu'il attaque ou qu'il menace seulement —

pensez-vous, dis-je, que ce spectacle, tout agréable qu'il était,ne fût pas en même temps terrible pour la plupart de ces étran-

gers et ne leur fît pas faire des réflexions plus honorables centfois à la France, que la réputation de se bien connaître aux beaux

ouvrages de sculpture?...« Je veux bien que le seul amour des beaux arts ait fait mou-

ler et venir ici la colonne Trajane ! Voyons-en le succès. Lorsqueles bas-reliefs furent déballés et arrangés dans le magasin duPalais Royal, on courut les voir avec impatience ; mais comme sices bas-reliefs eussent perdu la moitié de leur beauté par les

chemins, on s'entre-regardait les uns les autres, surpris qu'ilsrépondissent si peu à la haute opinion qu'on avait conçue 1.On y remarqua à la vérité de très beaux airs de tête et quelquesattitudes assez heureuses, mais presque point d'art dans la

composition, nulle dégradation dans les reliefs, et une profondeignorance de la perspective. Deux ou trois curieux, pleins encorede ce qu'ils en avaient ouï dire à Rome, s'épanchaient en

louanges démesurées sur l'excellence de ces ouvrages ; le restede la compagnie s'efforçait d'être de leur avis, car il y a del'honneur à être charmé de ce qui est antique ; mais ce fut inu-

tilement, et chacun s'en retourna peu satisfait. Les bas-reliefssont demeurés là, où ils occupent beaucoup de place, où personnene les va copier et où peu de gens s'avisent de les aller voir.

« Le Chevalier. Je me souviens qu'un de ces curieux zélés pourl'antique, voulant faire valoir quelques-uns de ces bas-reliefs,

passait et tournait la main dessus en écartant les doigts etdisait : « Voilà qui a du grand, voilà qui a du beau! » On le priad'arrêter sa main sur quelque endroit qui méritât particulière-ment d'être admiré ; i] ne rencontra jamais heureusement.D'abord ce fut sur une tête qui était beaucoup trop grosse, et

il en demeura d'accord ; ensuite sur un cheval qui était beau-

1. Tout cela est intéressant et tout à fait nouveau pour moi ; du

reste, il semble que les éditeurs de la colonne Trajane n'en ont riensu. M. Froehner (t. I, p. xix de l'éd. in-fol.) dit que les moulages dela colonne se voyaient au Louvre en 1706 dans la salle des Cent-Suisses ; les creux, d'après une tradition orale, auraient servi àcombler la Cour carrée sous le premier Empire.

8 CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART

coup trop petit. Cependant il persista toujours à soutenir quele tout ensemble en était admirable.

« L'Abbé. Si l'on examine bien la plupart des bas-reliefs

antiques, on trouvera que ce ne sont point de vrais bas-reliefs,mais des reliefs de ronde bosse sciés en deux du haut en bas,dont la principale moitié a été appliquée et collée sur un fondtout uni. Il ne faut que voir le bas-relief des Danseuses ; les

figures en sont assurément d'une beauté extraordinaire, et rienn'est plus noble, plus svelte et plus galant que l'air, la taille etla démarche de ces jeunes filles qui dansent ; mais ce sont des

figures de ronde bosse, sciées en deux, comme je viens de dire,ou enfoncées de la moitié de leur corps dans le champ qui lessoutient. Par là on connaît clairement que le sculpteur qui lesa faites manquait encore de cette adresse... par laquelle un

sculpteur, avec deux ou trois pouces de relief, fait des figuresqui non seulement paraissent de ronde bosse et détachées du

fond, mais qui semblent s'enfoncer les unes plus, les autresmoins dans le lointain du bas-relief. Je remarquerai en passantque ce qu'il y a de plus beau au bas-relief des Danseuses a étéfait par un sculpteur de notre temps, car lorsque le Poussin

l'apporta de Rome en France, ce n'était presque qu'une ébaucheassez informe, et c'a été l'oeuvre des Anguiers qui lui a donnécette élégance merveilleuse que nous y admirons 1.

Ce qui suit (t. I, p. 197) concerne la peinture, dont

l'abbé cherche à montrer le progrès depuis Apelle

jusqu'à Raphaël et depuis Raphaël à Le Brun. Pour

se convaincre du « peu de beauté des peintures antiques»,il suffît de rappeler l'histoire des raisins de Zeuxis,où un simple trompe-l'oeil est célébré comme une mer-

1. Il s'agit évidemment des Danseuses Borghèse (Clarac, éd. R., 1.1,p. 58), mais non de l'original, qui n'entra au Louvre que sous lepremier Empire. M. R. Eisler (Burlington Magazine, sept. 1904, p. 597)a cité un passage de la vie du Poussin par Bellori d'où il résulte qu'en1641 Poussin fit mouler à Rome, au jardin Borghèse, alcune verginiche ballano ; c'est ce moulage qui dut être reproduit en bronze etretouché par un des Anguier. Le bronze en question est probable-ment celui de la collection Wallace, où M. Claude Philipps vit un

ouvrage italien du xvie siècle et M. Bode un travail français duxvme ; M. Michon opina avec raison pour le xvne (Mon. Piot,t. XII, p. 170). Le passage de Perrault, resté inaperçu, tranche laquestion.

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART 9

veille, celle du rideau de Parrhasius et celle du « trait

délié » d'Apelle, qui n'est pas plus méritoire que l'O

de Giotto. « Il y a déjà longtemps que ces sortes

d'adresses ne sont plus d'aucun mérite parmi les

peintres ». Suit un passage curieux sur les primitifs :

T. I, p. 208 : « Quelques années avant Raphaël et le Titien, ils'est fait des tableaux, et nous les avons encore, dont la beauté

principale consiste dans cette finesse de linéaments ; on y comptetous les poils de la barbe et tous les cheveux de la tête de chaquefigure. Les Chinois, quoique très anciens dans les arts, en sontencore là. Ils parviendront peut-être bientôt à dessiner correc-

tement, à donner de belles attitudes à leurs figures et même des

expressions naïves de toutes les passions ; mais ce ne sera pasde longtemps qu'ils arriveront à l'intelligence parfaite du clair-

obscur, de la dégradation des lumières, des secrets de la pers-pective et de la judicieuse ordonnance d'une grande compo-sition 1 ».

Perrault distingue trois choses dans la peinture :

la représentation des figures, l'expression des passionset la composition de tout l'ensemble. « Il y a aussi

trois parties dans l'homme par où il en est touché :

les sens, le coeur et la raison ». A son avis (p. 214) :

« Il a suffi aux Apelles et aux Zeuxis, pour se faire admirerde toute la terre, d'avoir charmé les yeux et touché le coeur,sans qu'il leur ait été nécessaire de posséder cette troisième partiede la peinture, qui ne va qu'à satisfaire la raison ; car bien loin

que cette partie serve à charmer le commun du monde, elle ynuit fort souvent et n'aboutit qu'à lui déplaire. En effet, com-bien y a-t-il de personnes qui voudraient qu'on fît les personnageséloignés aussi forts et aussi marqués que ceux qui sont proches,afin de les mieux voir, qui de bon coeur quitteraient le peintrede toute la peine qu'il se donne à composer son tableau et à

dégrader les figures selon leur plan, mais surtout qui seraient

1. Il y avait déjà des objets d'art chinois dans la collection deMazarin ; mais je ne connais pas de texte antérieur à celui-ci où le

style des artistes chinois soit apprécié.

10 CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART

bien aises qu'on ne fît point d'ombres dans les visages et par-ticulièrement dans les portraits des personnes qu'ils aiment!

Là-dessus le Chevalier raconte l'histoire d'une dame

qui prenait pour une tache et reprochait à son peintre

l'indication, sur son portrait, de l'ombre portée par son

nez. Les amis de la dame « haussaient les épaules sur

la fantaisie qu'ont tous les peintres de barbouiller les

visages avec leurs ombres ridicules et impertinentes ».

Puis il raconte une autre histoire amusante :

T. I, p. 216 : « Quand on porta à Saint-Étienne-du-Mont la

pièce de tapisserie où le martyre de ce saint est représenté, lesconnaisseurs en furent assez contents, mais le menu peuple de la

paroisse ne le fut point du tout. Je me trouvais auprès d'un bon

bourgeois qui avait dans ses Heures une petite image de saintEtienne sur vélin. Ce saint était planté bien droit sur ses deux

genoux avec une dalmatique rouge cramoisi, bordée tout alen-tour d'un filet d'or ; il avait les bras étendus et tenait dans l'unede ses mains une grande palme d'un vert d'émeraude. « Voilàun saint Etienne, disait-il, en parlant à ses deux voisins ; il

n'y a pas d'enfant qui ne le reconnaisse. Eh, mon Dieu ! quemessieurs les peintres ne peignent-ils comme cela !... » Il y abien de prétendus connaisseurs à Paris qui s'expliqueraientcomme ce bon bourgeois s'ils ne craignaient d'être raillés. Géné-

ralement, ce qui est le plus fin et de plus spirituel dans tous lesarts a le don de déplaire au commun du monde. Cela se remarqueparticulièrement dans la musique ; les ignorants n'aiment pointl'harmonie de plusieurs parties mêlées ensemble ; ils trouvent

que tous ces grands accords et toutes ces fugues qu'on leur fait

faire, en quoi consiste pourtant ce qu'il y a de plus charmant etde plus divin dans ce bel art, ne font qu'une confusion désa-

gréable et ennuyeuse ; en un mot, ils aiment mieux, et ils ledisent franchement, une belle voix toute seule. »

On devine ce que Perrault aurait pensé du dessin

au trait, sans aucune ombre, que l'esthétique de Winc-

kelrnann mit à la mode. Ce goût du linéarisme a été

considéré comme un effort d'abstraction philosophique ;à en croire Perrault, dont la comparaison avec la

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART 11

musique est très ingénieuse, ce serait plutôt un retour

à l'esthétique un peu naïve des « bourgeois ».

T. I, p. 219. L'Abbé : « Je peux encore prouver le peu de suffi-sance des peintres anciens par quelques morceaux de peinture

antique qu'on voit à Rome en deux ou trois endroits ; car

quoique ces ouvrages ne soient pas tout à fait du temps d'Apelleset de Zeuxis, ils sont apparemment dans la même manière, ettout ce qu'il peut y avoir de différence, est que les maîtres quiles ont faits, étant un peu moins anciens, pourraient avoirsu quelque chose davantage dans la peinture. J'ai vu celui desNoces qui est dans la vigne Aldobrandini et celui qu'on appelle leTombeau d'Ovide. Les figures en sont bien dessinées, les atti-

tudes sages et naturelles et il y a beaucoup de noblesse et de

dignité dans les airs de tête ; mais il y a très peu d'ententedans le mélange des couleurs et point du tout dans la perspec-tive ou dans l'ordonnance. Toutes les teintes sont aussi fortesles unes que les autres ; rien n'avance, rien ne recule dans le

tableau, et toutes les figures sont presque sur la même ligne, ensorte que c'est bien moins un tableau qu'un bas-relief antiquecoloré 1! Tout y est sec et immobile, sans union, sans liaison etsans cette mollesse des corps vivants qui les distingue du marbreet de la bronze (sic) qui les représentent. »

Suit la comparaison, déjà citée par Sainte-Beuve,des Pèlerins d'Emmaus de Paul Véronèse avec la

Famille de Darius de Le Brun, l'un et l'autre dans l'an-

tichambre du grand appartement du Roi à Versailles 2.

Un prélat italien avait dit que le tableau de Le Brun

était très beau, mais qu'il avait le malheur d'avoir

un méchant voisin, « voulant faire entendre que, quelquebeau qu'il fût, il ne l'était guère dès qu'on venait à le

1. C'est la formule même qu'on a souvent appliquée aux grandstableaux de David, conformes à ,1'esthétique néo-grecque de Winc-kelrnann.

2. Cf. Falconet, OEuvres, t. III, p. 268, qui réfute ce jugement deVoltaire : « La famille de Darius qui est à Versailles n'est pointeffacée par le coloris de Paul Véronèse qu'on voit vis-à-vis. » Voltaire,bien que favorable aux « anciens », a fait plus d'un emprunt auParallèle de Perrault.

12 CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART

comparer avec celui de Paul Véronèse ». Tel n'est pasl'avis de l'abbé (Perrault) : « Les Français, dit-il, ne sont

pas moins portés à mépriser les ouvrages de leur pays

que les Italiens sont soigneux de relever à toute ren-

contre le mérite de ceux de leurs compatriotes. Je ne

doute pas que ce bon mot n'ait été reçu avec applau-dissement et que plusieurs personnes ne se fassent

honneur de le redire, pour faire entendre qu'ils ont un

goût exquis et un génie au-dessus de leur nation ».

Puis il critique en détail la peinture de Véronèse, où

il trouve « trois tableaux différents » plutôt qu'un

seul, et exalte celle de Le Brun, « un véritable poèmeoù toutes les règles (d'Aristote !) sont observées »

(p. 226).La discussion porte ensuite sur deux tableaux de

Raphaël qui étaient à Versailles, le petit Saint-Michel

et la petite Sainte Famille. L'abbé les qualifie de

« chefs-d'oeuvre incomparables » ; mais il fait aussitôt

des réserves (p. 233) :

Raphaël a si peu connu la dégradation des lumières et cetaffaiblissement des couleurs que cause l'interposition de l'air,en un mot ce qu'on appelle la perspective aérienne, que les

figures du fond du tableau sont presque aussi marquées quecelles du devant, que les feuilles des arbres éloignés se voientaussi distinctement que celles qui sont proches, et que l'onn'a pas moins de peine à compter les fenêtres d'un bâtiment

qui est à quatre lieues que s'il n'était qu'à vingt pas de dis-

tance.

Perrault parle ici de l'action du temps, qui embel-

lit les tableaux « en amortissant ce qui est tropvif ». L'événement ne lui a pas donné raison quand il

écrit :

T. I, p. 235 : « Qui sait le degré de beauté qu'acquerront laFamille de Darius, le Triomphe d'Alexandre, la Défaite de Poruset les autres grands tableaux de cette force quand le temps aura

CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART 13

achevé de les peindre et y aura mis les mêmes beautés dont il

a enrichi le Saint-Michel et la Sainte Famille! Car je remarque

que ces grands tableaux de M. Le Rrun se peignent et s'embel-

lissent tous les jours... »

Ces grands tableaux sont devenus si déplaisants

qu'ils déparent une des plus belles salles du Louvre ;

leurs qualités, qui sont pourtant réelles, ne peuvent

plus être appréciées que dans les admirables gravuresde Girard Audran.

A la fin du premier volume de la Querelle— le seul

dont je veuille m'occuper ici — est réimprimé le poème

que Perrault avait lu à l'Académie en 1687, mélange

de bons et de très mauvais vers. Le passage sur la

sculpture est intéressant à cause d'une critique

justifiée du Laocoon, que Perrault n'a pas répétée dans

le Parallèle :

Si du Laocoon la taille vénérableDe celle de ses fils est par trop dissemblable,Et si les moites corps des serpents inhumainsAu lieu de deux enfants enveloppent deux nains ;Si le fameux Hercule a diverses parties,Par des muscles trop forts un peu trop ressenties,Quoique tous les savants de l'antique entêtés,Érigent ces défauts en de grandes beautés,Doivent-ils nous forcer à ne voir rien de rareAux chefs-d'oeuvre nouveaux dont Versailles se pare,Que tout homme éclairé, qui n'en croit que ses yeux,Ne trouve pas moins beaux, pour n'être pas si vieux ?

Dans l'énorme (et excellente) bibliographie qui fait

suite à la description du Laocoon par M. W. Ame-

lung 1, il n'y a pas de renvoi à Perrault ni à aucun auteur

français antérieur, à l'exception de G. Audran (Les

proportions du corps humain, Paris, 1683). M. Ame-

lung n'omet naturellement pas de signaler l'erreur très

souvent reprochée au sculpteur du Laocoon, « le dessin

1. Amelung, Die Sculpturen des Vaticanischen Muséums, t. II

(1906), p. 202.

14 CHARLES PERRAULT, CRITIQUE D'ART

fautif des fils, qui ne sont pas représentés comme des

enfants, mais comme des adolescents de dimensions

réduites ». Il rappelle, comme il l'avait fait en 19051,

que déjà certains groupes pergaméniens présentent la

même particularité, le personnage principal étant à

plus grande échelle que les personnages accessoires ;mais « cela ne constitue pas une explication et cette

erreur de proportions paraît encore plus étrange à

une époque (vers 50 av. J.-C.) où il y avait plutôtexcès que défaut dans l'observation et dans le savoir ».

Je voudrais pouvoir dire à quel connaisseur remonte

la critique dont Perrault s'est fait l'écho et dont je ne

trouve pas trace dans l'histoire de l'art de Winckel-

rnann 2; sans doute elle se transmettait de bouche en

bouche à Rome, dans le monde des sculpteurs et des

peintres qui étudiaient le Laocoon.

1. Romische Mitteilungen, 1905, p. 220.2. M. Amelung m'a fait observer que la critique de Perrault a été

citée par Justi, Winckelrnann (lre éd., t. I, p. 473 ; 2e éd., p. 471).Voltaire, à l'article Encliantement des Questions sur VEncyclopédie,écrit que Laocoon est représenté « comme un géant et ses grandsenfants comme des pygmées. » Ce jugement, inspiré de Perrault,a été combattu par Falconet (OEuvres, t. III, p. 275 et suiv.) ; à ce

propos, Falconet décrit un petit groupe de bronze du Laocoon,qu'il vit dans le cabinet de Smeth à Amsterdam, fort différent dumarbre du Vatican et que Falconet croyait antique («il fut rapportéde Grèce par un voyageur qu'on m'a dit s'y bien connaître », p. 284).Il y a bien d'autres détails curieux dans les écrits de Falconet surles arts.

II

L'HISTOIRE DES GESTES

Le geste est un mouvement du corps ou d'un membre

du corps qui exprime une pensée ou une émotion.

Suivant la remarque de Diderot, le geste est quelque-fois aussi sublime que le mot, et tout le monde sait qu'ilexiste un langage élémentaire et instinctif des gestes.On peut établir une distinction de sens entre le gesteet l'attitude, car l'attitude n'est pas un mouvement,mais le résultat d'un mouvement ; ainsi l'on parlerade l'attitude du sommeil, non du geste du sommeil.

Mais, dans l'usage courant, ces mots sont souvent

synonymes, le geste étant comme figé par l'attitude ;

ainsi l'on parlera du geste ou de l'attitude de la prière

(les mains ouvertes et jointes), ou même du geste ou

de l'attitude de la surprise. Cela dit, je passe à ce quiest le vif de mon sujet.

Il existe en art une histoire des gestes, comme une

histoire des écoles d'art et des artistes. L'histoire des

gestes est beaucoup moins connue ; elle est très diffi-

cile à écrire. Cela tient au nombre presque infini des

monuments de l'art, à leur dispersion, à la difficulté

de les dater. Pour écrire une histoire des gestes, il fau-

drait disposer de dizaines de milliers de reproductions

d'oeuvres d'art, accompagnées de légendes précises,

1. [Conférence faite à Paris, au Petit Palais, le 28 mai 1920 et

publiée Revue archéologique, 1924, II, p. 04-79].

16 L'HISTOIRE DES GESTES

commodes à classer dans diverses séries, suivant qu'undes personnages représentés fait tel ou tel geste quiest l'objet de l'enquête. J'ai tenté quelque chose pourfaciliter cette étude en publiant dix-neuf volumes de

dessins au trait, d'après les oeuvres de l'art préhisto-

rique, les sculptures et vases antiques, les peintures

antiques et de la Renaissance ; mais pour opérer sur

des séries de documents suffisamment complètes, il

faudrait au moins dix fois plus de matériaux. Ce sera

l'oeuvre de ceux qui continueront mon travail ; pour

l'instant, il faut se contenter de ce qu'on a sous la main,sans se permettre d'affirmer, par exemple, que tel

geste ne se rencontre pas avant telle date. Il faut tou-

jours formuler cette réserve, et je la formule une fois

pour toutes : dans Vêtat de mes connaissances. Du jourau lendemain, un monument resté ignoré, miniature

ou manuscrit daté, peinture ou sculpture, peut obligerde retirer ou de restreindre une affirmation.

Personne ne niera que les gestes aient une histoire

dans les arts encore naïfs et qui cherchent leur voie,là où l'artiste ne possède pas encore l'habileté technique

qui lui permette de rendre toute sa pensée. Les Grecs

savaient déjà que les sculpteurs primitifs avaient repré-senté les hommes avec les bras collés au corps et les

jambes serrées ; ils faisaient honneur à Polyclète, vers

450, d'avoir le premier, dans la statuaire, fait porterle poids du corps sur une seule jambe. Les historiens

modernes de l'art ont montré par quels progrès, diffi-

ciles à dater exactement, les sculpteurs grecs ont

détaché les bras du corps et leur ont donné différentes

attitudes significatives, par exemple celle du repos

(une main sur la hanche) ou du discours (un bras

étendu). Ils ont mis en lumière, mais de notre tempsseulement (1892), le passage de ce qu'on appelle la

frontalité à la liberté des mouvements du corps. Cette

frontalitê caractérise l'art grec jusque vers l'an 500 et

L'HISTOIRE DES GESTES 17

celui de tous les peuples primitifs. Elle ne permet pas

que le cou ou la partie inférieure du tronc s'écartent

d'une ligne verticale médiane qui va du sommet du

crâne au bas du ventre. Par suite, les mouvements ne

peuvent être représentés que d'une manière raide et

imparfaite : c'est comme l'expression plastique d'un

état de civilisation où la convention et l'habitude

emprisonnent l'existence des individus. Le bas-relief

échappa d'abord à cette loi en Grèce ; la sculpture en

ronde bosse ne commença à s'y soustraire qu'à l'époquedes frontons d'Ëgine. Aujourd'hui même, toutes les

figures en ronde bosse de l'art nègre, de l'art polyné-sien et même de l'art vraiment populaire dans nos paysd'Occident obéissent à la loi de frontalité.

Une fois les difficultés techniques surmontées, l'ar-

tiste devenu maître de son motif et de sa matière, il

semblerait que l'art dût conquérir rapidement le domaine

immense des gestes et des attitudes possibles et pré-

senter, à cet égard, la même variété que la nature.

Mais une visite rapide dans un musée nous convainc

qu'il n'en a pas été ainsi. Laissons l'art égyptien, encore

soumis, malgré sa perfection technique, à la frontalité 1,et parcourons les salles d'antiques du Louvre : une fois

notre attention éveillée sur ce sujet, nous serons frappésde la monotonie, du petit nombre des gestes, des répé-titions sans fin de gestes connus, devenus convention-

nels. L'art byzantin et l'art chrétien occidental ajou-tèrent quelques motifs au répertoire créé par l'art

païen, mais combien ils en laissèrent tomber dans

l'oubli ! Ceux-ci furent en partie remis à la mode par la

Renaissance ; mais cette période même, malgré le génie

de quelques grands hommes, notamment de Donatello

et de Michel-Ange, fut loin de puiser librement au

trésor que la nature lui offrait. Sans doute, le plus

1. Il y a des exceptions, surtout dans la petite sculpture.

S. REINACH

18 L'HISTOIRE DES GESTES

illustre des théoriciens de l'art à cette époque, Léo-

nard de Vinci, avait insisté sur la variété infinie dos

choses et de leurs aspects ; il avait vivement recom-

mandé qu'on y cherchât des enseignements directs,

car l'artiste, disait-il spirituellement, devait être le

fils et non le petit-fils de la nature. Dans la pratique,surtout en ce qui concerne les mouvements, les conseils

du maître furent peu suivis ; ils ne l'ont été que de

loin en loin jusqu'à nos jours. N'incriminons pas seule-

ment la timidité des artistes ; c'est le public surtout,

le public qui juge et qui achète, dont cette pauvretéinventive de l'art accuse le goût routinier. Le publicest essentiellement conservateur, hostile aux nou-

veautés ; il apprécie le plus souvent les oeuvres non

d'après leur valeur expressive propre, non d'après leur

conformité avec l'idée qu'il s'est faite de la nature ou

du caractère, mais suivant leur ressemblance avec

d'autres oeuvres plus anciennes qu'il s'est habitué à

admirer. 11 juge surtout par la mémoire, sa mémoire

de visiteur de musée. Celui qui, au xvie siècle, com-

mande une Sainte Famille ou une Adoration des Mages,veut bien que ce ne soient pas des copies, mais il ne

veut pas non plus d'oeuvres trop originales qui le décon-

certeraient ; c'est lui, au moins autant que l'artiste,

qui assure la lenteur de l'évolution, la fixité relative

des types, des attitudes et des mouvements.

Ainsi l'art qui semble le domaine de la liberté, qui, à

cet égard, paraît contraster avec le mécanisme et le

déterminisme de la vie physique, est soumis, quand on

regarde à distance ses manifestations pendant plu-sieurs siècles, aux mêmes lois d'évolution lente, stimu-

lée de temps en temps par des variations fécondes dont

l'instrument est un artiste de génie; et même, quandon regarde d'assez près, il semble que ces nouveautés

qui nous frappent ont été longuement et obscurément

préparées, ou qu'elles sont nées d'une influence étran-

L'HISTOIRE DES GESTES 19

gère, d'un art évoluant pour son compte, d'une ren-

contre de courants.

L'exemple le plus frappant peut-être que l'on puisseciter —

j'y ai consacré jadis tout un petit volume 1 —

est celui de la représentation des animaux aux allures

vives. Tous les chevaux du Parthénon galopent de

même, appuyés sur un seul sabot d'arrière, attitude

exacte, mais monotone, et qui ne correspond qu'à un

seul temps de cette allure. Un siècle après, cette figu-ration est abandonnée : depuis 350, tous les chevaux

galopent appuyés sur les deux sabots d'arrière, ce

qui n'est pas l'aDure de la course, mais celle du cheval

cabré. Pendant des siècles on ne trouve pas autre

chose ; la seule différence est que les jambes d'arrière

sont tantôt étendues, tantôt infléchies. La Renaissance

copie l'antique ; personne n'innove jusqu'à la fin du

xvme siècle et alors, sous des influences que j'attribueà l'art de l'Extrême-Orient, qui avait adopté des

conventions différentes, on commence à représenterdes chevaux au galop qui planent dans l'air, les quatre

jambes étendues, sans toucher le sol. C'est l'attitude

des chevaux de course de Géricault, empruntée à des

modèles anglais, attitude physiquement impossible,

excepté dans le saut d'une barrière, et qui implique quel'animal , un moment après, retombe avec ses quatresabots sur le sol. Rien que la trace des sabots des ani-

maux galopant dans un manège aurait dû révéler

l'absurdité d'une telle attitude ; mais le public y a pris

goût; il l'exige non seulement des peintres de batailles,

de chasses et de courses, mais des lithographes, des

graveurs sur bois, des sculpteurs même, et cela jusqu'en1885 au moins. Alors, éclairés par la photographie

instantanée, quelques artistes, en première ligne Aimé

1. S. Reinach, la Représentation du galop dans Fart ancien et

moderne, Paris, Leroux, 1901 (extrait de la Revue archéologique,1900-1901; réimprimé en 1925 avec additions).

20 L'HISTOIRE DES GESTES

Morot, au Salon de 1886, montrent des chevaux qui

galopent vraiment ; le public est ahuri, il regimbe,

et la critique se fait l'interprète du désarroi du public.

De quel droit gêne-t-on ses habitudes visuelles ? Il

faudra dix ans encore pour que le dernier cheval sus-

pendu en l'air comme un lièvre à une broche retrouve

l'équilibre qui lui permet de se mouvoir et son indis-

pensable point d'appui sur le sol.

Autre exemple. L'art de la Renaissance, à la diffé-

rence de celui du moyen âge, se permet de représenter

la nudité ; mais on a vite fait le compte des aspects

sous lesquels il l'a offerte à nos yeux. Ce qui nous paraît

le plus nouveau et le plus hardi n'est souvent qu'une

résurrection de l'antique : ainsi Michel-Ange lui-même

emprunte sa Léda et sa Nuit à un sarcophage romain ;

Titien copie sur le Laocoon son Christ couronné d'épines.

C'est encore à l'antique qu'il emprunte un motif complè-

tement inco^tokdela haute Renaissance et qui a fait

une éclatanl(W^^ine. L'art grec, dès le me siècle avant

notre ère, avait figuré des nymphes ou des hermaphro-

dites couchés sur le côté, sans voiles, révélant au spec-

tateur toutes les splendeurs de leur torse. Nouveauté

un peu tardive, d'ailleurs, car depuis que les femmes

se couchent pour dormir, on en a vu dans cette attitude,

et l'art grec, qui représente des femmes nues dès le

ve siècle, a mis deux cents ans à les figurer ainsi cou-

chées. Mais cette nouveauté, due probablement à la

peinture, eut un grand succès : jusqu'à la fin de l'anti-

quité, même sur des sarcophages, tant en sculpture

qu'en peinture, on trouve sous cet aspect des nymphes

épiées par des satyres, Ariane endormie à Naxos atten-

dant Bacchus. Ce qu'il y a d'un peu sensuel dans ce

motif devait naturellement le bannir de l'art chrétien;

mais pourquoi la Renaissance ne l'a-t-elle pas repris,

elle qui ignorait ces scrupules, elle dont les Suzanne,

les Bethsabé, les Diane surprises par Actéon sont sou-

L'HISTOIRE DES GESTES 21

vent si libres d'allures ? Est-ce que Léonard de Vinci

Michel-Ange et Raphaël n'avaient jamais vu un

modèle couché ? Cherchez cette attitude dans l'art

de la Renaissance : à moins d'être plus heureux que

moi, vous n'en trouverez, comme moi, qu'un seul

exemple, datant de 1570 environ. C'est dans un tableau

de l'extrême vieillesse du Titien, au musée de Vienne,

qui représente une nymphe couchée et un berger assis

près d'elle 1. Titien a-t-il retrouvé ce motif pour l'avoir

observé, pour en avoir ressenti le charme ? Certaine-

ment non. Il l'a emprunté à un bas-relief antique. Et,cette fois, la nouveauté reste isolée, sans doute parce

que le tableau du Titien, dont on ignore l'histoire,demeura caché dans quelque palais. Pour trouver un

second exemple, il faut descendre jusque vers 1655 :

c'est la Vénus couchée de Vélasquez $ la Galerie natio-

nale de Londres. Vélasquez a-t-il vu et imité le tableau

du Titien ? A-t-il, à son tour, vu en Italie un bas-relief

antique ? J'incline vers la première hypothèse. Je ne

poursuis pas l'histoire de ce motif au xvme siècle, où

il devient assez fréquent dans l'art des boudoirs ; mais

je constate qu'il l'est surtout dans le dernier tiers du

xixe siècle et j'en trouve encore une explication queme fournissent les curieux souvenirs du marquis de

Chennevières, ancien directeur des Beaux-Arts. Au

Salon de 1863, Baudry exposa le tableau intitulé la

Vague et la Perle ; la Vague est une admirable figuredans la posture dont je parle. Je ne chercherai pas ce

qu'il peut devoir à Ingres, ni ce que Ingres lui-même

doit à l'antique : cela m'entraînerait trop loin. Le

succès de Baudry fut grand. L'impératrice Eugénieacheta cette peinture. Aussitôt, tous les artistes vou-

1. Rép. de peintures, t. VI, p. 244. J'ai signalé récemment la mêmeattitude dans le croquis, seul conservé, d'un tableau vénitien dis-

paru, appartenant peut-être au début du xvie siècle (Rev. arch.,1923, II, p. 359).

22 L'HISTOIRE DES GESTES

lurent imiter l'oeuvre célèbre. « Ce fut, dit Chennevières,

le commencement de cette interminable suite d'études

de femmes nues dont nos Salons n'ont pas encore, après

vingt ans (il écrivait en 1883), épuisé la série. » Pourtant,

je le répète, il s'agit d'un motif qui n'a rien de rare ou

d'instantané ; c'est un motif qui, dès les temps pré-

historiques, s'est présenté continuellement aux yeuxdes hommes, dont la nature a été aussi prodigue que

des bienfaits mêmes du sommeil. Or, que constatons-

nous ? Une représentation qui a du succès vers 300

avant J.-C. et qui trouve des imitateurs jusque 200 ans

après, pendant cinq siècles ; puis, rien pendant treize

siècles ; puis, deux exemples en 1570 et en 1655 ; puis

quelques exemples— mais pas, que je sache, dans le

grand art — au xvme, et enfin une vogue excessive,

presque agaçante, de 1863 à nos jours, motivée par un

succès de vente au Salon. Voilà, si je ne me trompe,une preuve bien frappante que l'art, celui même des

plus grands artistes, n'est pas dans la dépendanceétroite de la nature et qu'il ne suffit pas que les motifs

existent, qu'ils crèvent, pour ainsi dire, lesyeux, pour quel'art consente à les traiter. Si donc, depuis Lysippe, le

sculpteur favori d'Alexandre, il s'est trouvé nombre de

maîtres pour prétendre qu'ils n'avaient eu d'autre

maître que la nature, ces artistes se sont étrangementabusés ; ils ont sans doute demandé conseil à la nature,mais leur activité s'est surtout exercée dans la voie

tracée par leurs prédécesseurs immédiats et par le goûtdu public que ces prédécesseurs avaient formé. Du

reste, s'il en était autrement, si le génie même pouvait

prétendre à la spontanéité qu'il revendique si volon-

tiers, on verrait, par exemple, un Delacroix au xve siècle

et un Mantegna au xixe. Loin de là : si l'on parcourtun musée de peintures rangées par écoles, comme celui

du Louvre, on distingue bien les maîtres créateurs de

la foule de leurs imitateurs, mais il n'y a ni disparate,

L'HISTOIRE DES GESTES 23

ni solution brusque de continuité. La lenteur évidente

de l'évolution vérifie, dans le domaine de l'art, le mot

d'un personnage de Beaumarchais : « On est toujoursle fils de quelqu'un ! » Si l'on a dit depuis que l'oeu-

vre d'art était la nature vue à travers un tempérament,c'est qu'on a fait abstraction de ce qui constitue la

trame même de l'art et de sa vie collective, à savoir

l'enseignement de l'école et la tradition.

Passons à un autre exemple qui me semble très digned'intérêt.

Est-il un geste plus fréquent, plus facile à observer

que celui de l'enfant embrassant des deux bras le cou

de sa mère ? C'est le geste par excellence de la tendresse

enfantine. Il est familier aux visiteurs du Louvre parle charmant tableau de Mme Vigée-Lebrun qui la repré-sente avec sa fille.

Maintenant, allons au Louvre et cherchons des

exemples, dans l'art ancien, de ce motif vieux comme

le monde ou, du moins, comme la maternité. Nous

ferons des kilomètres sans être récompensés de notre

zèle. L'Egypte a souvent figuré le groupe d'Isis et

d'Horus ; la Grèce nous montre Aphrodite et Ëros,

la Paix et l'Abondance, figurée par un tout jeune

enfant, les divinités mères dites Kourotrophes. J'ai

cherché partout l'enfant entourant de ses bras le cou

de sa mère : je ne l'ai point rencontré. Peut-être serons-

nous plus heureux en passant à l'art du moyen âge ?

Mais, dans le haut moyen âge, la Vierge ne caresse

pas l'Enfant, qui ne la caresse pas davantage : elle le

présente, comme dans la scène de l'Adoration des

mages, à l'adoration des fidèles. Ce type de majestés'adoucit et s'humanise au xme siècle, surtout au xive ;

l'enfant se tourne vers sa mère, il la câline, il semble

causer avec elle ; mais d'exemple du motif dont je

parle, je n'en connais point.Mon attention fut appelée sur ce sujet en 1915,

24 L'HISTOIRE DES GESTES

lorsque l'on exposa au Petit Palais, parmi d'autres

oeuvres d'art sauvées de la déplorable ruine d'Ypres,un petit panneau qui avait déjà figuré à Bruges à

l'Exposition des primitifs flamands 1. Ce n'est certes

pas un chef-d'oeuvre et ce n'est même pas, à propre-ment parler, un primitif, car il a été peint, sans doute à

Anvers, vers la moitié du xvie siècle, par un artiste

qui n'avait rien d'original. Mais, à l'analyse, il offre

pour nous le même intérêt qu'une statuette de l'époqueromaine où l'on pressent la copie d'un original grec.Cette Vierge, effondrée dans de vastes draperies aux

plis multiples, serrant contre elle un enfant qui s'at-

tache à son cou, est beaucoup trop bonne pour le

peintre qui l'a exécutée. Tout, jusqu'au fond du pay-

sage aperçu d'un point de vue très élevé, rappelleles grandes oeuvres flamandes de la première moitié

du xve siècle. Les Anversois du xvie siècle furent,en grande partie, les imitateurs, souvent les pla-

giaires, des Brugeois illustres du siècle précédent ;cela est vrai même du plus doué des Anversois avant

Rubens, Quentin Metsys, car je crois, avec M. W. Cohn,

que ses Changeurs du Louvre, par exemple, sont

l'imitation d'un tableau perdu d'un des Van Eyck.C'est encore aux Van Eyck que me fait penser la

petite Vierge d'Ypres ; mais il ne suffit pas de com-

muniquer cette impression en passant : il faut la justi-fier.

Voici un tableau hollandais du Musée de Berlin quenous pouvons dater avec quelque précision et où le

geste de tendresse — c'est ainsi que je le désigneraidorénavant —

paraît tellement identique à ce qu'ilest dans le tableau d'Ypres que l'hypothèse d'une

1. Rép. de peintures, t. V, p. 305. La question du motif dont jeparle ici a été traitée dans le beau livre de Fr. Winkler, Der MeistervonFlémaUe, 1913; je l'ignorais quand j'ai commencé moi-même àen recueillir des exemples.

L'HISTOIRE DES GESTES 25

origine commune n'est pas à démontrer 1. Ce tableau,

qui est de fort belle qualité, représente la Vierge et

l'Enfant avec saint Jérôme en cardinal, une sainte

anonyme et de nombreux dévots des deux sexes age-nouillés. Une inscription en hollandais sur le cadre

nous apprend que les petits personnages sont les

membres de la famille de Horn et que le tableau com-

mémore le décès de la comtesse Jeanne de Horn en

1461. Nous savons que le plus jeune des fils devint

évêque de Liège en 1482 ; il lui fallait encore au moirs

vingt ans pour pouvoir prétendre à cette dignité. La

peinture est donc approximativement de 1462.

Ce Hollandais anonyme aurait-il inventé le motif

de tendresse ? Cela n'est pas admissible un instant ;comme le peintre du tableau d'Ypres, il a dû l'em-

prunter, et l'emprunter à un original célèbre, de ceux

qui ont trouvé de tout temps des imitateurs.

Heureusement, je peux en fournir la preuve. Voyezcette peinture de l'ancienne collection Cernuschi, dont

j'ignore le possesseur actuel : elle a été photographiée

quand elle passa en vente à Paris en 1900, sous le nom

ambitieux de Rogier van der Weyden (1400-1464) 2.

C'est un sujet fort rare : un donateur, qui a l'allure

d'un roi mage, s'avance vers la Vierge assise que cou-

ronnent deux anges et auprès de laquelle se tient

saint Joseph. La scène se passe sous un portiquesoutenu par des colonnettes romanes analogues à celles

qu'on voit dans le tableau de Van Eyck au Louvre ;

le mouvement des anges couronnant la Vierge rappellele même chef-d'oeuvre. D'autre part, le saint Josephest bien dans le style de Rogier ou d'un de ses imi-

tateurs immédiats. Je suis au regret de n'avoir

jamais pu déchiffrer l'inscription à moitié effacée du

1. Rép. de peintures, t. I, p. 264. 2.2. 76irf., t. II, p. 113, 1.

26 L'HISTOIRE DES GESTES

cartel, qui permettrait peut-être de préciser. Mais l'as-

pect du tableau suffit à me convaincre qu'il y a là une

oeuvre de second ordre, inspirée à la fois de Van Eycket de Rogier, exécutée peut-être dans l'Italie du Nord,

où l'avait acquise Cernuschi, mais certainement parun artiste plagiaire. Le motif de tendresse s'y retrouve

pareil à ce qu'il est dans les deux tableaux précédents.

Que Rogier ait traité ce motif, nous en avons la

preuve dans un dessin de Dresde qui lui est attribué

depuis longtemps et qui, du moins, reproduit un de

ses cartons. Même portique à colonnettes romanes,même geste de tendresse ; entre ce dessin et le tableau

Cernuschi, il y a certainement un rapport étroit.

Avant d'aller plus loin et de remonter plus haut,

je veux démontrer que l'original du geste de tendresse

devait être bien célèbre, parce qu'il trouva des imita-

teurs très supérieurs aux artistes dont j'ai décrit jus-

qu'à présent les tableaux. Voici une Vierge embrassée

par l'Enfant de la collection Bordonaro à Païenne 1.

Le style est celui du Brugeois Gérard David, 1460 à

1523, plutôt de sa jeunesse, vers 1485. Mais ce n'est

pas un original. C'est une des très nombreuses répliquesd'un tableau perdu ou du moins d'un original que jen'ai pas vu. Je connais plus d'une douzaine de copiesanciennes de cette peinture ; il y en a une très bonne

dans une église de Loudun ; à Paris même, au courant

d'un hiver, j'en ai vu deux dans des boutiques d'anti-

quaires de la rive gauche 2. Le nombre de répliquesd'un tableau est la preuve certaine de la faveur dont il

a joui. Or, le geste de tendresse qui est ici parfaitement

1. Répertoire, t. III, p. 396.2. En 1917, j'en ai vu une à Paris chez le sculpteur Bigot ; Puvis

de Chavannes, me dit-on, en faisait grand cas. Il y en a plusieurs à

Bruges, une autre à l'abbaye du Parc près de Louvain, etc. Laliste de répliques donnée par Winkler (op. I., p. 65) est insuffisante,mais il n'y a pas grand intérêt à la compléter.

L'HISTOIRE DES GESTES 27

rendu n'est pas de l'invention de Gérard David vers

1485, puisque nous en avons déjà vu des exemplesde vingt et trente ans plus anciens ; si donc Gérard

David a figuré ce geste, dans un tableau maintes fois

copié, c'est qu'il en a lui-même copié ou imité de prèsun autre qui devait avoir fait sensation au cours de la

génération précédente.Le charmant Quentin Metsys du Louvre, légué par

Rattier 1, est une imitation beaucoup plus libre ; la

composition a d'ailleurs cela de particulier que la mère

et l'enfant échangent un baiser. C'est, à ma connais-

sance, le premier exemple de ce baiser dans l'art ;

Metsys, vers 1490, a souvent répété cette composition.

Empruntant à un maître plus ancien le geste de ten-

dresse, il l'a complété par ce détail du baiser, qui trans-

forme définitivement le sujet religieux en sujet de

genre.Jean de Mabuse ou de Maubeuge, aussi appelé Gos-

saert, né vers 1470, nous fournit, dans un joli tableau

italianisant de Madrid 2, un nouvel exemple du motif

de tendresse, évidemment dérivé de la même source,

probablement par l'entremise de son maître Gérard

David.

Je pourrais m'arrêter à Rogier van der Weyden et,

sur la foi du dessin de Dresde qu'on lui attribue, sup-

poser qu'il avait peint vers 1450 le motif de tendresse

et que son tableau, aujourd'hui perdu, avait été sou-

vent imité. Mais j'ai la raison que voici de remonter

plus haut.

Le plus jeune des frères Van Eyck, Jan, meurt en

1441. Nous avons de lui une série de petits chefs-

d'oeuvre signés et datés. Le plus récent est de 1439 :

c'est la Vierge et l'Enfant dite Vierge à la fontaine du

Musée d'Anvers.

1. Répertoire, t. IV, p. 409, 2.

2. Ibid., t. I, p. 197.

28 L'HISTOIRE DES GESTES

Ici, l'enfant enlace d'un bras le cou de sa mère, mais

il écarte l'autre, qui tient une branche de corail.

Des années 1437 à 1441, nous avons trois tableaux

de Jan Van Eyck : la Sainte Barbe inachevée d'Anvers,le portrait de sa femme à Bruges et la Vierge d'Anvers.

Nous savons aussi qu'au moment de sa mort il travaillait

à un triptyque, abominablement défiguré aujourd'hui

par des repeints, qui se trouve dans la collection

Van Hellepute en Belgique et a été montré à Brugesà l'Exposition des primitifs flamands.

Hautement apprécié partout, en Flandre et en Bour-

gogne comme en Italie et en Portugal, Jan Van Eyckne s'est certainement pas contenté de peindre un tableau

par an. Je ne crois pas qu'on puisse encore espérer,même en Espagne, découvrir des Van Eyck inconnus ;

mais je suis persuadé que les Brugeois et les Anver-

sois de la fin du xve et du commencement du xvie siècle

connaissaient, ne fût-ce que par des dessins, nombre

d'oeuvres de lui que nous ne possédons plus ou dont

nous n'avons que des copies.

Une de ces copies est la variante de la Vierge à la

fontaine qui, longtemps attribuée au maître lui-même,

a passé de la galerie du roi de Hollande en Angleterre,

puis chez Sedelmeyer à Paris et enfin au Musée métro-

politain de New-York.

Ici, pas de doute : c'est le geste de tendresse, les deux

bras de l'enfant entourant le cou de la Vierge. Je n'ai

pas vu ce tableau ; les meilleurs juges refusent d'yreconnaître un original. Je suis de leur avis, mais jen'admets pas que ce soit une simple variante posté-rieure du tableau d'Anvers : c'est la copie d'un tableau

perdu de Van Eyck contemporain de celui-là, par

conséquent de 1439 ou à peu près.En même temps que ce tableau de la Vierge debout

enlacée par l'enfant, Jan Van Eyck a pu peindre une

Vierge assise (analogue à la Sainte Barbe d'Anvers),

L'HISTOIRE DES GESTES 29

également enlacée par le petit Jésus. Il y a quelque

chose de fort approchant sur un des volets extérieurs

du tableau de Hellepute. Ce tableau que je postule,

parce qu'il me semble nécessaire pour expliquer les

autres, serait l'original du tableau d'Ypres ; il aurait

aussi été imité par Rogier qui, comme tous les Fla-

mands, a puisé des leçons dans les oeuvres des Van Eyck.

Je n'en veux pour preuve que le tableau de Rogier

représentant saint Luc peignant la Vierge, connu par

trois exemplaires à Munich, Petrograd et Boston, où

l'imitation de la Vierge du chancelier Rollin au Louvre,

tableau peint par Jan Van Eyck vers 1430, ne saurait

être contestée.

Peut-on remonter, dans l'histoire du geste de ten-

dresse, au delà de 1439 ? Oui, mais pas en Flandre :

en Italie.

Aux environs de 1425, en effet, on trouve un certain

nombre de stucs florentins représentant la Vierge et

l'Enfant à mi-corps, où l'attitude de l'Enfant est exac-

tement celle du geste de tendresse 1. Ce sont des oeuvres

de prédécesseurs immédiats de Luca délia Robbia.

Cet artiste de génie, né en 1400, mort en 1482, est, avec

Donatello, 1386-1466, le véritable créateur du grand

art italien ; il est à Raphaël, qui se rattache étroitement

à lui, ce que Donatello est à Léonard et à Michel-Ange.

La longue et admirable série de ses médaillons de terre

cuite émaillée et peinte a été, de nos jours, l'objet de

nombreux travaux qui en ont permis, dans une cer-

taine mesure, le classement chronologique. L'un des

médaillons de Luca, dont il existe plusieurs variantes 2,

a passé de la collection Emile Gavet à Paris dans celle

de M. Bliss à New-York. Le geste de tendresse est ici

figuré de la manière la plus précise et la plus char-

mante. Pour la date, les estimations des spécialistes

1. Venturi, Storia, t. VI, fig. 131, 148 ; La Madonna, p. 26.

2. Allan Marquand, Délia Robbias in America, p. 8.

L HISTOIRE DES GESTES

varient de 1437 à 1450 ; j'incline à préférer la date

la plus haute, par cette raison entre autres que le gestede tendresse, qui ne se trouve pas ailleurs dans l'oeuvre

de Luca, se rencontre, comme je l'ai dit, dans quelquesstucs qui ont précédé la série de ses médaillons 1. C'est

donc à Florence, vers 1425, que l'on peut, dans l'état

de mes connaissances — ce qui n'exclut nullement la

possibilité d'une grosse erreur —placer la première

apparition de ce geste dans l'art. Si, comme nous l'avons

vu, il paraît dans l'art flamand en 1439, on peut

admettre, soit deux inventions indépendantes à des

dates voisines, ce qui est une solution un peu trop

commode, soit l'influence d'un modèle florentin sur Jan

Van Eyck. Cette solution est la mienne.

L'influence de l'Italie sur les Van Eyck est aujour-d'hui incontestable. « Sinon les deux Van Eyck, du

moins l'un d'eux a été prendre contact avec l'art de

l'Italie » écrivait mon éminent ami Paul Durrieu 2.

Six ou sept peintures des Van Eyck montrent au fond

des montagnes couvertes de neige, souvenir évident

d'un voyage en Suisse et en Italie ; on y a aussi reconnu

des palmiers et d'autres plantes de la flore méridionale.

Enfin, M. Durrieu a signalé des analogies incontes-

tables entre le Calvaire de Hubert Van Eyck à l'Ermi-

tage et la composition d'Altichieri et Jacopo da Avanzi

à Padoue, qui a été peinte vers 1360. On doit d'ailleurs

rappeler que Jan Van Eyck n'a pas été seulement

attaché au duc de Bourgogne en qualité de peintre ; de

1426 à 1436, il reçut des rétributions spéciales pourcertains voyages lointains dont les comptes ne spéci-fient pas l'objet, en dehors de ceux qu'il fit en Aragonet en Portugal (1427-1428). On a tout lieu de croire

qu'il alla aussi en Italie.

Je ne suivrai pas davantage, faute de connaissances

1. Venturi, Storia, VI, p. 232.2. Gazette des Beaux-Arts, 1920, I, p. 100.

L'HISTOIRE DES GESTES 31

assez étendues, l'histoire du geste de tendresse ; j'enconnais, dans la seconde partie du xve siècle et au

xvie, un petit nombre d'exemples italiens, flamands

et allemands ; mais la preuve que ce geste familier et

naturel resta, dans l'art du moins, un geste rare,c'est que je ne le trouve dans aucune Madone de Léo-

nard, de Raphaël, de Corrège, de Titien. Raison de plus,

je crois, pour lui attribuer une origine unique quandon le rencontre en Italie et en Flandre aux environs de

1430, dans deux écoles d'art entre lesquelles les rela-

tions devaient être nombreuses, non seulement par suite

des voyages des artistes, mais en conséquence de la

migration des oeuvres portatives—

petits tableaux,miniatures et reliefs de stuc.

Mon objet principal, dans ce qui précède, a été

d'appeler l'attention sur l'importance de l'histoire des

motifs ; pour peu que l'on essaie de reconstituer celle

d'un motif quelconque, une course à travers les Musées

ou simplement l'étude d'une collection de photographies

prend un intérêt nouveau et un surcroît d'attrait. J'ai

aussi signalé avec insistance la lenteur avec laquelleles motifs, même les plus fréquents dans la nature,

acquièrent droit de cité dans l'art. A cet égard, toute-

fois, une conquête récente de la science a complète-ment modifié l'état de choses antérieur : je parle de

la photographie instantanée, annoncée dès 1878 (par

exemple dans le Magasin pittoresque), mais dont l'in-

fluence sur l'art n'est devenue sensible qu'à partir de

1885 environ. Si, vers 1950, on fait une expositiond'un siècle d'art français, on sera frappé, bien plus qu'onne peut l'être aujourd'hui, des résultats artistiquesde cette découverte. Les gestes nous sont devenus

familiers, non seulement dans leur aboutissement sta-

tique, qui est l'attitude, mais dans toute la variété

de leurs progrès, où ils échappaient à la prise de la

vision. Le plus grand dessinateur moderne, Degas, le

32 L'HISTOIRE DES GESTES

premier qui ait représenté par centaines des gestes et

des attitudes encore inconnus de l'art 1, est inexplicable,dans sa maturité si féconde, sans la photographie ins-

tantanée. Né en 1834, mort plus qu'octogénaire de nos

jours, Degas a pu connaître les résultats de la photo-

graphie instantanée depuis l'âge de 45 ans environ.

Le ciel me garde de dire qu'il en ait calqué ou copié,bien que je ne voie pas ce qu'il pourrait y avoir là de

blâmable, Léonard lui-même s'étant servi d'un moyen

mécanique comme la chambre claire, dont on prétend

qu'il aurait été l'inventeur ; mais que Degas, dessina-

teur de femmes et de chevaux, maître incontesté de la

figuration du mouvement 2, ait été instruit par la pho-

tographie instantanée et son dérivé immédiat le film,c'est ce dont l'évidence des oeuvres de son âge mûr

ne me permet pas de douter. J'ai nommé Degas ;

j'en pourrais nommer d'autres. Si l'exposition de 1950,

que quelques-uns d'entre nous verront, comprend aussi,

comme il faut l'espérer, des dessins, les observateurs

attentifs de ce temps-là saisiront le passage entre l'art

ancien, où dominent encore les formules, et l'art nou-

veau qui élargit immensément son domaine et pénètretous les secrets du mouvement, recherchant de préfé-rence ceux qui n'ont pas été déjà mille fois figurés, se

complaisant dans l'inédit et l'inattendu, même dans

le bizarre. Sur la période intermédiaire qui vit et voit

encore s'opérer cette grande transformation, cet accrois-

sement extraordinaire du pouvoir de la vision affranchie

de son infirmité naturelle, l'historien de l'art inscrira

ces mots comme tête de chapitre :

PREMIERS EFFETS DE LA PHOTOGRAPHIEINSTANTANÉE

1. Voir surtout le catalogue, très abondamment illustré, de lavente de ses dessins.

2. Voir maintenant P. Jamot, Degas, Paris, 1924.

111

GRANDS ET PETITS BRONZES

Dès le début des recherches sur l'histoire de l'art

antique, on s'est aperçu qu'il existait plusieurs exem-

plaires de certaines statues de marbre, toutes exé-

cutées à l'époque romaine. Les restaurateurs de statues

antiques ont appris de bonne heure à tirer parti de

deux ou plusieurs répliques mutilées pour obtenir,en les combinant, une statue complète. Winckelrnann

a dit quelque chose à ce sujet au livre X de son Histoire

des arts du dessin chez les anciens (éd. Fea, t. II, p. 280) :

« Le prix élevé que l'on payait alors (après Alexandre

le Grand) pour les vieux livres induisit les faussaires

à attribuer leurs propres oeuvres à des écrivains célèbres;

par la même raison, des artistes vendirent leurs oeuvres

sous les noms des grands maîtres des beaux temps de

l'art... C'est vraisemblablement alors que commença

l'époque des copistes, auxquels il faut rapporter ces

nombreux Satyres tous semblables entre eux, qui me

paraissent copiés du célèbre Satyre de Praxitèle. On

peut en dire autant de quelques autres figures qui

reproduisent le même modèle, par exemple deux

Silènes tenant dans leurs bras Bacchus enfant, au palais

Ruspoli, qui sont absolument semblables au fameux

Silène de la villa Borghèse [aujourd'hui au Louvre],ainsi que des diverses reproductions de l'Apollon Sau-

1. [Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions le 25 août 1922

(Comptes rendus, p. 298) et publié Revue archêol., 1924, I, p. 227-237.]

S. REINACH 3

34 GRANDS ET PETITS BRONZES

roctone, copies sans doute de celui de Praxitèle, quiétait célèbre sous ce nom. On connaît aussi beaucoupde Vénus dans la même attitude que celle de ce sculp-

teur, ainsi que des figures d'Apollon avec le cygne à

ses pieds, le bras reposant sur sa tête. » L'abbé Fea

fait observer, en note de l'édition italienne, qu'on peut

ajouter à cette liste des copies du Discobole de Myron ;

mais, dit-il, comme l'original du Discobole était en

bronze, ainsi que l'Apollon Sauroctone de Praxitèle,

les copies de ces statues en marbre n'ont pu être exé-

cutées pour tromper les acheteurs. Fea remarque encore

que Winckelrnann, parlant des nombreuses Vénus

semblables entre elles, a sans doute entendu parlerdes répliques de la Vénus de Médicis à Florence plutôt

que des deux imitations de la Vénus de Cnide existant

au Vatican.

Les archéologues ont pris et conservent la fâcheuse

habitude d'employer d'une façon peu précise et presquecomme synonymes les termes de réplique, de copie,

d'exemplaire et d'imitation. Dans un mémoire sur les

copies de statues, publié en 1896, Furtwaengler essayade préciser le sens de ces termes. Il distingua les copies

libres, exécutées d'après des maquettes et au jugé,des copies exactes, véritables répliques, pour lesquelleson se servait — à l'exemple de Pasitèle, pensait-il

de moulages en plâtre. L'année suivante, dans un

compte rendu de son travail (Reçue critique, 1897, I,

p. 46) et depuis à plusieurs reprises 1, j'ai insisté sur une

distinction qu'il n'avait pas faite et qui me paraîtessentielle. Des textes de Lucien et de Plutarque

prouvent que les anciens, du moins à l'époque gréco-

romaine, moulaient des statues de bronze ; mais il

n'est jamais question du moulage d'une statue de

marbre, encore moins de celui d'une statue chrysélé-

1. Voir S. Reinach. Cultes, t. II, p. 338 et suiv.

GRANDS ET PETITS BRONZES 35

phantine. Cela se comprend aisément, car les statues

chryséléphantines étaient fragiles et les statues de

marbre étaient revêtues d'une polychromie que le mou-

lage aurait détruite ou altérée. J'expliquais ainsi —

Furtwaengler en tomba d'accord —pourquoi nous

possédons des copies exactes en marbre de bronzes

célèbres, le Discobole de Myron, l'Amazone et plu-sieurs athlètes de Polyclète, l'Apollon Sauroctone de

Praxitèle, l'original de bronze (attribué par Mahler

et moi à Lysippe) de la Vénus de Médicis, tandis qu'iln'existe que des imitations infidèles et discordantes

du Zeus d'Olympie et de l'Athéna Parthénos de Phi-

dias, de l'Aphrodite cnidienne de Praxitèle, des marbres

les plus admirés d'Alcamène, de Scopas, etc. Du fait

qu'à l'époque gréco-romaine on a moulé des bronzes

et copié exactement ces bronzes en marbre, il résulte

que, si l'on possède deux ou plusieurs répliques concor-

dantes d'une statue antique, on peut conclure ou, du

moins, supposer avec très grande vraisemblance que

l'original était en bronze. Mais la difficulté consiste à

établir qu'il s'agit bien de répliques fidèles et concor-

dantes dans tous les détails essentiels. Pour cela, des

photographies même à grande échelle ne peuvent suf-

fire, à moins qu'elles n'aient été prises exactement sous

le même angle. Même des moulages peuvent induire en

erreur à cause des modifications souvent considérables

auxquelles les originaux mutilés ont été soumis par les

restaurateurs. II faudrait poursuivre de pareilles études

dans un musée de moulages extrêmement riche, comme

il n'en existe encore nulle part, où toute restauration

moderne serait indiquée par une teinte sur le moulagemême. Arthur Malher, quelque temps privat-docentà Prague, qui mourut pendant la Guerre, avait conçu

le projet d'un a Recueil de répliques » (Replikenschatz),où il devait énumérer pour chaque type, en le figurant

par la photographie, les répliques existantes, les copies

36 GRANDS ET PETITS BRONZES

libres et les imitations. Il y avait là du travail pourtoute une vie et il est à craindre que nous n'attendions

longtemps la réalisation du projet de Mahler. Même

les musées de moulages les mieux fournis, ceux de Stras-

bourg, Lyon, Dresde et Berlin, sont insuffisants pourune pareille étude, car les trois quarts des sculptures

qu'ils exposent sont des oeuvres célèbres, toujours les

mêmes dans les différents musées, ce qu'explique assez

le but pédagogique de ces institutions ; le nombre

immense de torses isolés, ou qui ont servi à fabriquer des

statues médiocres, n'attire pas, sauf exception, l'at-

tention des mouleurs. Bien des constatations impor-

tantes, qui seraient autant de découvertes, sont donc

réservées à un avenir plus ou moins lointain.

Une longue familiarité avec la statuaire antique me

permet aujourd'hui de compléter ce que j'ai écrit en

1897, en énonçant les deux principes suivants, le pre-mier remontant à cette date, le second nouveau et

quelque peu imprévu :

1° A l'époque gréco-romaine, on moule en plâtre des

bronzes seulement et on les copie ainsi fidèlement en

marbre ;2° A l'époque gréco-romaine, fût-ce sur le Rhin ou sur

le Danube, il n'y a pour ainsi dire pas d'exemples de

bronzes, grands ou petits, qui soient des reproductions

fidèles d'originaux en marbre ou chrysêléphantins.

Ainsi, les grands bronzes de la galerie Denon au

Louvre (fontes de Primatice et des Keller), qui sont des

reproductions fidèles, exécutées d'après des moulages,

d'originaux en marbre, répondent au goût moderne,mais auraient été jugés intolérables par les anciens,sauf dans le cas où les originaux en marbre surmou-

lés ne sont eux-mêmes que des copies anciennes en

marbre d'originaux en bronze (Apollon du Belvédère,

Aphrodite de Médicis, etc.). Nos demeures sont

pleines de petites copies fidèles en bronze de la Vénus

GRANDS ET PETITS BRONZES 37

de Milo, du Moïse de Michel-Ange, de la Jeanne d'Arc

de Chapu, etc., autant de sculptures conçues par des

marbriers, exécutées en marbre : il n'y a rien de tel

dans l'antiquité.Je ne connais de petits bronzes ni d'après le Zeus

d'OIympie, ni d'après l'Athéna Parthénos ou la Héra

d'Argos ; je n'en connais pas davantage d'après les

marbres d'Alcamène, de Scopas, de Praxitèle, ni d'aprèsle groupe des trois Grâces dont l'original, comme en

témoignent les divergences très fortes des exemplaires

conservés, était certainement en marbre. On objec-tera peut-être l'Hermès portant Dionysos enfant, autre-

fois dans la collection Danicourt au Musée de Péronne 1;

mais c'est bien à tort qu'on a mis ce joli bronze en

rapport avec le marbre de Praxitèle à Olympie ; c'est

bien plutôt une copie du bronze de Céphisodote, qui

représentait le même sujet. Je concède que parmi les

bronzes de la collection De Clercq, il s'en trouve un

qui reproduit le motif de la Cnidienne 2; mais on peut

douter qu'il soit antique. Voici ce qu'en a dit De Ridder

(p. 6) : « Bronze assez médiocre, auquel sa mauvaise

patine donne un faux air de surmoulage, mais qui est

la copie mal venue d'un bon original. » Les bronzes

suspects et plus que suspects ne sont pas rares dans la

collection De Clercq comme ailleurs.

Des objections plus spécieuses pourraient être fondées

sur les copies en bronze de deux figures célèbres, l'Aphro-dite accroupie et l'Aphrodite debout ôtant ou remet-

tant sa sandale. Les petits bronzes qui reproduisent le

second motif sont très nombreux ; du premier, j'en

1. Rép. stat., II, p. 173, 4.2. Coll. De Clercq. Bronzes, p. II, n. 4. Les nM 5 et 6 ne sont que des

imitations très libres. « Il est clair, écrit A. de Ridder, que l'artisanne cherche aucunement à copier la statue de Cnide, que sans douteil n'a jamais vue ; tout au plus essaie-t-il d'en rappeler l'attitude,sans se piquer aucunement de fidélité. »

38 GRANDS ET PETITS BRONZES

connais aujourd'hui trois (Musée britannique, collec-

tion Bonnat à Bayonne, collection Durighello), ce der-

nier exemplaire d'assez grande dimension (prov. indi-

quée : Beyrouth). Or, Pline signale à Rome, parmi les

marbres célèbres 1, une Vénus qui se lave, oeuvre de

Doidalsès 2, et une Vénus debout de Polycharmos, où

j'ai proposé, en 1906, de reconnaître la Vénus ajustantsa sandale 3. Depuis Visconti, on considère les Aphro-dites accroupies de nos musées comme des copies plusou moins libres du marbre de Doidalsès, appelé autre-

fois à tort Daidalos. Il semble donc, au premier abord,

que ma thèse soit en défaut : deux statues de marbre

nous seraient connues à la fois par des marbres et des

bronzes. Mais l'objection n'est pas difficile à écarter. En

ce qui concerne, d'abord, l'Aphrodite posée sur un pied,les exemplaires en marbre et en bronze présentent tant

de divergences qu'il est impossible de les faire remonter

à un même original. Le motif a dû être créé avant Poly-charmos ; le sculpteur a exécuté, en marbre, une Aphro-dite posée sur un pied, comme nous disons, par exemple,

que Falconet a sculpté une baigneuse, mais sans impli-

quer que le type de la baigneuse ait été créé par Fal-

conet. Du reste, pour séduisante que me paraisse encore

mon hypothèse sur la stans (pede in uno) de Polychar-

mos, cela reste une hypothèse et l'on peut s'abstenir

de bâtir des conclusions là-dessus.

Avec l'oeuvre de Doidalsès nous sommes sur un

terrain plus solide. L'opposition indiquée, dans le texte

de Pline, entre la Venus lavons et la Venus stans, prouve

que la première était figurée accroupie. Mais il est bon

de rappeler que cette attitude était connue de l'art

grec longtemps avant l'époque où l'on peut placer le

sculpteur bithynien Doidalsès. Une pierre gravée

4. Pline, XXXVI, 35.2. Th. Reinach, Gazette des Beaux-Arts, 1897, I, p. 314.3. Comptes rendus de l'Acad., 1906, p. 306.

GRANDS ET PETITS BRONZES 39

trouvée dans la Russie Méridionale 1 et le célèbre vase

de Gamiros au Musée britannique2

prouvent que le

motif de la femme nue accroupie existait avant la fin

du ve siècle. D'autre part, les exemplaires bien connus

de l'accroupie— abstraction faite de marbres restau-

rés à outrance et qu'il vaut mieux écarter du débat—

permettent de distinguer au moins quatre variétés

de motifs, qui ne peuvent être ramenés à un originalcommun : 1° Le bras droit est coudé, la main relevée

vers le sein gauche, le bras gauche abaissé vers le milieu

du corps ; type du Vatican 3 et du bronze de Beyrouth;2° Les deux bras sont coudés parallèlement comme

pour saisir et presser des mains deux torsades de che-

veux; type d'une terre cuite de Myrina 4; 3° Sur un

sarcophage du Louvre, la déesse (ici une Artémis au

bain) tient dans ses bras coudés des torsades de cheveux,

tandis qu'un Ëros, placé derrière elle, lui verse sur le dos

le contenu d'un vase 6; 4° La déesse lève le bras droit

et touche de sa main droite le sommet de sa tête ;

type d'une statue de Madrid 6. —J'ajoute que dans

deux exemplaires du type I, de Vienne (Isère) et

de Tyr, l'un et l'autre au Louvre, on distingue sur

le dos de la déesse les restes de la main d'un Ëros,

occupé, comme dans le type III, à verser de l'eau sur la

déesse ou à la frictionner après le bain.

Il ressort de ce qui précède que le type I doit dériver

d'un original de bronze, ce qui peut encore être confirmé

par deux arguments : 1° L'apparence métallique des

plis sur le ventre de l'Aphrodite de Vienne ; 2° Le fait

qu'un moulage partiel de cette statue a permis de

1. Steph'ani, Atlas des Comptes rendus, 1859, pi. III.2. Rayet et Collignon, Céramique, p. 76.3. Amelung, Vatikan, II, 76, 427, p. 680.4. Pottier et Reinach, La Nécropole de Myrina, pi. 3.5. Rép. stat., I, p. 4.6. Ibid., p. 348, 2.

40 GRANDS ET PETITS BRONZES

compléter le fragment de Tyr au Louvre, preuve queces deux sculptures reproduisent exactement un même

original. Si donc on admirait à Rome une Aphrodite

accroupie en marbre de Doidalsès, elle devait être

conforme, non au type I, mais à l'un des trois autres

que nous avons distingués 1.

Les fabricants de statuettes de bronze dans l'Empireromain avaient sans douté à leur disposition, comme

modèles, des moulages de bronzes célèbres, surtout

des têtes, et des réductions fidèles de grands bronzes.

Juvénal dit qu'on trouve partout des plâtres de Chry-

sippe, d'Aristote et de Pittacus, pris sans doute sur des

bustes en bronze de ces philosophes. Mais pourquoi ces

fabricants de bustes et de statuettes pour laraires et

appartements n'auraient-ils pas possédé des imitations

plus ou moins exactes, en terre cuite par exemple, des

colosses chryséléphantins, des marbres de Phidias,

d'Alcamène, de Scopas, de Praxitèle ? De pareilles imi-

tations devaient exister, puisque nous voyons que les

marbriers anciens en ont tiré parti. Si donc il paraît

que les bronziers n'en ont fait aucun usage, c'est qu'ilsavaient pour cela quelque raison dont les textes litté-

raires ne parlent point et qui doit même sembler assez

singulière aux yeux des modernes, lesquels, nous l'avons

vu, depuis le xvie siècle, n'ont pas hésité à copier des

marbres en bronze, comme aussi, mais beaucoup plus

rarement, des bronzes en marbre, juste à l'inverse de ce

que faisaient les anciens.

Je crois que cette raison doit être cherchée dans la

différence capitale qui existe entre le bronze, matière

dure et opaque, et le marbre, matière à demi transpa-rente et facile à entailler. Si l'on copie du bronze en

marbre, procédé économique lorsque le marbre est à

1. [Je suis revenu sur le type grec de l'accroupie dans les Monu-ments Piot, 1924, p. 119-139.]

GRANDS ET PETITS BRONZES 41

pied d'oeuvre, le marbre patiné et peint peut rivaliser

en opacité avec le bronze, en rendre la précision et la

sécheresse. Au contraire, un marbre copié en bronze

conserve les qualités du modelé que l'on désigne dans

les ateliers par le mot de flou ; ces qualités ne con-

viennent pas au bronze et se tranforment en défauts.

Cette constatation une fois faite — et le grand nombre

de marbres édités de nos jours en bronze permet aisé-

ment de la contrôler — les ateliers anciens, depuis les

plus importants jusqu'aux plus humbles, auront admis

ce principe : une statue de marbre ne doit pas être copiéeen bronze. De même aujourd'hui, et dans les siècles

passés, personne n'a songé, que je sache, à copier en

cire peinte une figure empruntée à un tableau célèbre,

par exemple une Vierge de Raphaël. Il y a des prin-

cipes de goût qui se comprennent et se transmettent

sans être énoncés. Celui que nous postulons, parce

que l'étude des bronzes antiques le vérifie, n'a rien

d'ailleurs que de rationnel ; la seule chose qui doive

nous étonner, c'est qu'il en ait été si exactement tenu

compte, même dans les lointains ateliers provinciaux,et cela jusqu'à la fin de l'antiquité.

Si j'ai raison, ce principe nouveau pourra souvent

être invoqué dans cette importante partie de l'histoire

de l'art qui se propose de reconstituer, à l'aide de des-

criptions antiques et de copies, l'oeuvre des maîtres

grecs et romains. Ainsi Pline parle brièvement d'une

Aphrodite de Scopas qui était de son temps à Rome

et qu'il considère comme un chef-d'oeuvre 1. Ce devait

être un marbre, puisque le passage de Pline se trouve

dans un chapitre concernant les statues de cette matière.

L'Aphrodite de Scopas est d'ailleurs complètementinconnue. Publiant, dans les Monuments Piot (I, pi. 21),une belle statuette en bronze d'Aphrodite décou-

1. Pline. Hist. Nat.. XXXVI, 26.

42 GRANDS ET PETITS BRONZES

verte à Sidon, M. Jamot estimait que le nom de Scopas

pouvait « venir assez naturellement à l'esprit » si l'on

cherchait à désigner l'original. Or, le principe énoncé

plus haut permet d'écarter sans hésitation pareille

hypothèse : une statuette de bronze ne peut dériver

d'un modèle de marbre.

Une autre application—

parmi celles qui me viennent

à l'esprit—

peut être faite à la célèbre statue du Louvre

connue sous le nom de Venus genetrix. J'en ai énuméré,

en 1887, une soixantaine de répliques et d'imitations

libres, sans distinguer assez exactement entre elles,

beaucoup ne m'étant connues que par des descriptions.Mais si l'on défalque les imitations pour s'en tenir aux

répliques dont on peut constater la fidélité, il reste un

grand nombre de monuments assez semblables entre

eux pour qu'on puisse postuler l'existence et l'emploid'un moulage. A cela vient s'ajouter le fait que nous

connaissons deux ou trois réductions en bronze de la

même figure. Donc, l'original était en bronze. Du couptombe l'hypothèse, très généralement adoptée, de

Furtwaengler, qui considérait cette statue comme une

copie de l'Aphrodite dans les jardins d'Alcamène 1, car

cette dernière est mentionnée par Pline (XXXVI, 16)

parmi les statues de marbre. Du reste, la sécheresse

de la draperie, dans l'exemplaire du Louvre qui est le

meilleur, suffit à éveiller l'idée d'un original de bronze,

ce qui concorde avec la conclusion indiquée plus haut.

S'il n'existe, à ma connaissance, aucun petit bronze

antique qui reproduise un original de marbre ou chrysélé-

phantin, il faut ajouter que nombre d'originaux célèbres

de bronze, que nous pouvons restituer à l'aide de

répliques en marbre —par exemple le Satyre versant,

attribué à Praxitèle, dont on énumère une quinzaine

1. Cf. Rev. arch., 1905, I, p. 394, où j'ai repris le sujet dans sonen emble avec un peu plus de critique et de savoir qu'en 1887.

GRANDS ET PETITS BRONZES 43

de répliques1 — ne sont représentés, dans nos collec-

tions, par aucune figurine de bronze. D'autres, comme

du Discobole de Myron, du Sauroctone de Praxitèle,il n'existe qu'un seul exemplaire de bronze, et nous

.avons vu qu'il n'y en a que deux ou trois d'une figureaussi souvent copiée en marbre que la Genetrix. Force est

d'en conclure que les petits bronzes romains, à la diffé-

rence des statues de marbre de la même époque, ne sont

-qu'exceptionnellement des copies de monuments du

grand art. Les bronziers, commme d'ailleurs les peintresde vases, les coroplastes et les peintres avaient leur

répertoire à eux et s'en contentaient. Quand on réunit,

comme je viens de le faire [1922], des reproductions de

toutes les peintures antiques connues, on s'étonne de n'yrencontrer pas un seul exemple des motifs les plus fameux

de l'art antique, tels que le Zeus et les Athénas de Phi-

dias, le Discobole de Myron, les athlètes et l'Amazone

de Polyclète, l'Aphrodite de Cnide, l'Aphrodite de

Médicis, les Héraclès de Lysippe ; l'unique exception,car je n'en ai pas noté d'autre, est le groupe alexandrin

des trois Grâces nues, commun à la peinture et à la

sculpture. Quelque chose d'analogue, comme j'ai eu

l'occasion de le dire 2, se constate dans les miniatures

flamandes du xve siècle, où certaines des grandes oeuvres

•contemporaines de la peinture, comme le rétable des

Van Eyck à Gand, ne sont jamais copiées même par-tiellement. Pourtant, les miniaturistes se sont beaucoup

copiés entre eux, comme se copiaient entre eux, dans

l'antiquité, les peintres de vases, les décorateurs de

parois, les marbriers et les bronziers ; mais, sauf l'excep-tion très importante des marbriers romains qui ont copiésans cesse les oeuvres des bronziers, on diraitqu'il existât,

entre ces différentes spécialités, des cloisons étanches.

1. Furtwaengler, Masterpieces, p. 310.2. Comptes rendus de l'Acad., 1921, p. 260.

44 GRANDS ET PETITS BRONZES

A des époques où il n'est pas encore question de lois sur

la propriété artistique, il semble donc qu'on se conforme

à certaines lois non écrites, et peut-être n'est-il devenu

nécessaire de les écrire que du jour où l'on a cessé de

s'y conformer.

Pour en revenir au scrupule qui, comme j'ai cru le

reconnaître, a empêché les bronziers antiques de copierles oeuvres des marbriers, scrupule qui peut avoir son

fondement dans le caractère différent des matériaux,

je dois ajouter qu'une statuette de bronze, reprodui-sant une statue antique de marbre qui ne peut elle-

même dériver d'un original en bronze —par exemple

une des Caryatides de PErechthéion, une des danseuses

de Delphes, la 'Némésis de Rhamnus, le groupe de

Pythis au Mausolée d'Halicarnasse, la Niké de Samo-

thrace —doit, a priori, être considérée comme moderne.

Inversement, lorsque une statuette de bronze, comme

le Guerrier blessé dit de Bavai 1, au Musée de Saint-

Germain, offre un type conforme à une statue antique— en l'espèce, le guerrier blessé de Crésilas — dont on

sait, par les textes antiques, qu'elle était de bronze,il y a là, pour la petite copie, une présomption d'au-

thenticité contre laquelle pourraient seuls prévaloirdes arguments sans réplique qu'un scepticisme facile

s'est jusqu'ici bien gardé de fournir 2.

1. Gazette des Beaux-Arts, 1905, I, p. 193.2. Voir à ce sujet, en dernier lieu, Rev. arch., 1921, II, p. 190.

IV

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS >

Quand on visite la section archéologique de l'admi-

rable Musée national irlandais à Dublin, appartenantà l'Académie royale d'Irlande, on est frappé de la quan-tité considérable d'objets d'or qui ont trouvé asile dans

cette collection. Dès 1862, on en comptait près de

trois cents*; il y en a sans doute cinq cents aujourd'hui.Une étude quelque peu attentive permet de répartirces objets en trois séries : 1° ceux qui, décorés géomé-

triquement, présentent les caractères d'une antiquitétrès reculée ; 2° ceux qui, décorés avec plus de fan-

taisie, rappellent les caractères de l'art appelé late

celtic en Angleterre ; 3° ceux qui, ornés d'entrelacs

ou pourvus d'inscriptions, doivent être attribués au

moyen âge. D'objets d'or attestant l'imitation de

modèles grecs ou romains, il n'y a pas trace. — Nous

ne nous occuperons ici que de la première série.

Si les bijoux d'or sont nombreux dans la collection

nationale irlandaise —comparable, à cet égard, à celles

de Copenhague, de Stockholm et de Saint-Pétersbourg— ce n'est pas qu'elle contienne la totalité, ni même

une partie considérable de ceux qui ont été découverts

dans l'île. Il faut se souvenir de la manière dont cette

1. [Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions (Comptes rendus,1900, p. 111) et publié Revue celtique, 1900, p. 75-97, 166-175.]

2. Wilde, Catalogue, Gold, p. 2.

46 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

collection a été formée pour concevoir la richesse

énorme dont ses trésors ne sont qu'un faible débris.

Nulle part on n'a pratiqué de fouilles systématiqueset régulières ; partout, pendant des siècles, on a livré

aux fondeurs les bijoux d'or que l'on découvrait 1. La

collection de l'Académie irlandaise date seulement

de 18292, C'est depuis le mois d'avril 1861 seulement

qu'il existe une loi obligeant les auteurs de découvertes

d'en donner avis aux autorités locales (Treasure trove

régulations). Donc, ce qui subsiste, tant à Dublin qu'à

Belfast, Edimbourg, Liverpool et Londres, sans compter

quelques collections particulières, n'est qu'une fraction

minime de ce qui a existé autrefois et a été rendu à la

lumière avant l'organisation du Musée national 3.

On a justement fait observer que le nombre des objets

d'or conservés à Dublin est encore moins significatif

que l'élévation de leur poids moyen (de 20 à 40 onces)4

;

c'est là un indice irrécusable de l'abondance du métal.

D'après M. Coffey, conservateur de la collection, le

poids total des objets d'or appartenant au Musée atteint

570 onces (16 kilogr. et demi), alors que l'ensemble

des trouvailles du même genre faites en Angleterre,en Ecosse et dans le pays de Galles, telles qu'elles sont

représentées au British Muséum, ne pèse que 20 onces,

c'est-à-dire vingt-cinq fois moins.

Il est fâcheux que les provenances des objets d'or

conservés à Dublin soient presque toujours vagues.Les uns ont été recueillis dans des tourbières, les autres

en labourant le sol ou sous des rochers ; il n'y en a pas

1. Cf. Wilde, ibid., p. 4.2. Ibid., p. 2.3. Tout récemment encore, une grande trouvaille d'objets en or

a été faite sur la côte nord-ouest de l'Irlande ; voir la publicationde M. Arthur Evans, Archaeologia, t. LV (1897), p. 397-408.

4. Coffey, Origins of prehistoric ornament in Ireland, Dublin, 1897,p. 39. On doit regretter que ce beau travail n'ait été publié qu'à50 exemplaires.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 47

(du moins de provenance irlandaise) qui soient issus

d'un milieu archéologique bien défini, par exempled'une sépulture. De là, pour la science, la difficulté

de leur assigner une date ; on en est presque réduit,comme nous le verrons, à des conjectures, autorisées

par le style des objets et le caractère de leur décoration.

Parmi les bijoux d'or irlandais de la série que nous

étudions, il y a deux types représentés par un grandnombre d exemplaires. Le premier est

un anneau ouvert, de dimensions très

variables, mais presque toujours trop

petit pour avoir entouré un poignet et

se terminant par deux disques ou cu-

pules1

; ces objets peuvent avoir servi

à rassembler les plis de certaines étoffes,comme aussi à serrer et à orner des

boucles de cheveux 2. La décoration en

est tantôt nulle, tantôt très simple,consistant en stries dans le sens de la

longueur et en incisions croisées à la

naissance des disques ; ces derniers sont le plus sou-

vent sans ornements 3. Un objet de cette catégorie, longdeO m. 027 et pesant 20 grammes, a été acquis en 1887,d'un marchand de Londres, pour le musée de Saint -

Germain-en-Laye (fig. 1).

1. Unclosed hoop with terminal cups (Wilde, op. laud., p. 56).2. Cf. les attaches de boucles en or mentionnées dans les textes;

grecs, ap. Helbig, Épopée homérique, p. 309. — Le général Vallancey,un des premiers auteurs qui les ait décrits, y voyait « des patères àdeux têtes, ayant servi à des libations aux deux divinités principales-des Irlandais païens, Budh et son fils Pharamon, ainsi qu'au Soleilet à la Lune » (Wilde, p. 61).

3. Le serre-plis appartenant à Trinity-College (Dublin), dont lescupules terminales sont richement décorées de cercles concentriques etde triangles incisés, est tout à fait exceptionnel (Coffey, On thetumuliatNewr Grange, extr. des Transact. oftheRoy. Irish Academy,, p. 23,fig. 5). Pour d'autres exemples, voir les Proceedings of the Royal Soc.of antiquaries, 1897, p. 366, et le catalogue de Wilde, p. 57 et suiv.

I'io. 1. — Anneaud'or irlandais, auMusée de Saint-Germain.

48 LES CROISSANTS D OR IRLANDAIS

La seconde classe d'objets découverts à de nombreux

exemplaires est beaucoup plus intéressante. Ce sont des

croissants découpés dans de minces feuilles d'or, ter-

minés simplement en pointes ou par de petits disques 1.

L'évêque irlandais Pococke, en 1773, leur a donné le

nom de lunulae, sous lequel on les connaît encore 2.

On ajoute qu'en vieil-irlandais ils s'appelaient mind

ou minne 3, mais rien ne

prouve que ce mot dési-

gne, dans les anciens textes,

l'objet qui nous occupe.Une glose d'un Ëvangé-liaire de Turin (ixe siècle)donne mind comme l'équi-valent du latin diadema ;

or, les croissants ne sont

pas des diadèmes et rien

n'autorise à croire qu'onles connût encore en Ir-

lande, du moins en qualité

d'objets usuels, au ixe siè-

cle de notre ère.

La décoration, obtenue au burin, rarement au poin-

çon, est presque toujours caractérisée par des triangles

incisés et ombrés à l'aide de lignes parallèles à l'un des

côtés latéraux ; on trouve aussi des chevrons, des dents

de loup, de petits carrés, hachurés ou vides, disposés

en cases de damier. Dans un exemplaire seulement,

cette décoration consiste en une série de petits cercles

obtenus au poinçon 5. On ne constate jamais ni spirales,

ni cercles concentriques ; c'est la décoration géomé-

1. Voir Wilde, p. 15-27.2. Archaeologia, t. II, p. 36.3. Wilde, p. 10 ; Wakeman, Handbook of Irish Antiquities, p. 278.

4. Wilde, op. laud., p. 11.5. Ibid., op. laud., fig. 548 ; Wakeman, p. 279.

FIG. 2. — Lunule d'or au Muséede Dublin*.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 49

trique rectiligne dans toute sa rigueur. Les deux spéci-mens de lunulae que nous reproduisons ici, l'un d'aprèsun dessin de Wilde, l'autre d'après un estampage de

Frazer, suffisent à donner une idée de leur style aussi

élégant que sobre (fig. 2 et 3). On remarquera que la

décoration de la surface est limitée aux cornes et quela partie moyenne de l'objet, la plus large et la plus

considérable, est simplement encadrée de deux bandes

où dominent les chevrons.

L'étude des éléments de cette décoration ne laisse

guère de doute sur l'époque à laquelle il convient de

l'attribuer. Ils sont, en effet, identiques à ceux quicaractérisent l'ornementation de la poterie et du métal

1. Trouvée en 1890 dans le comté de Westmeath et publiée dans leJournal of the Royal Society of Antiquaries of Ireland, 1897, p. 55.

S. REINACH 4

FIG. 3. — Lunule d'or au Musée de Dublin 1.

50 LES CROISSANTS D OR IRLANDAIS

pendant la première partie de l'âge du bronze, non seu-

lement en Irlande, mais dans toute l'Europe 1.

Nous possédons, de cette époque, un grand nombre

de vases en argile, de provenance irlandaise, qui pré-sentent exactement les mêmes motifs. Celui du triangle,en particulier, se retrouve sur les pierres du monument

de New-Grange2 et paraît avoir été très familier à l'in-

dustrie de l'Irlande. Nous ver-

rons plus loin qu'il existe, à cet

égard, une analogie assez

étroite entre l'art préhistoriquede l'Irlande et celui de la pé-ninsule ibérique.

Enfin, les croissants en ques-tion ne sont pas isolés dans

l'archéologie préhistorique.Ceux qu'on a découverts en

France sont, à la vérité, des

articles d'importation ; mais

il n'en est pas de même de cer-

tains objets de même typerecueillis en pays Scandinave.

Nous signalerons d'abord un croissant en or découvert

au Danemark (fig. 4). Evidemment, c'est une imitation

du type irlandais, et une imitation assez pauvre, puisquela décoration géométrique en est absente. Il serait

donc tout à fait illogique de se fonder sur cet objet

pour supposer que les croissants irlandais soient d'im-

portation Scandinave — erreur où, d'ailleurs, aucun

archéologue n'est tombé. Le second croissant, égale-ment de provenance danoise, est encore plus signifi-

1. Voir, par exemple, les intéressants tableaux publiés par M. So-phus Mùller, Ornamente aus der jungeren Steinzeit, dans Nordische

Alterthumskunde, t. I (1897), p. 158, 159.2. Coffey, On the turnuli ai New-Grange, p. 93.3. Montelius-Reinach, Temps préhist. en Suède, fig. 151.

FIG. 4. — Croissant en or de typeirlandais. Danemark*.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 51

catif (fig. 5). La forme générale est bien celle des lunules

irlandaises ; mais la décoration consiste en spirales quine paraissent jamais, avant le moyen âge, sur les objets

métalliques de l'Irlande, alors qu'elles sont extrême-

ment fréquentes dans l'art Scandinave à l'époque du

bronze. Nous avons donc là une imitation évidente, mais

accommodée au goût Scandinave, d'un type de bijouirlandais.

On possède quelques renseignements sur une décou-

verte faite en Cornouailles, à Harlyn, près de Padstow,

qui fournit une indication pré-cieuse sur la date des croissants.

Un ouvrier trouva dans cette

localité, à la profondeur d'en-

viron six pieds, deux croissants

en or associés à une hache de

bronze plate, dont le type carac-

térise la première phase de l'âgedu bronze en Grande-Bretagne 2.

Il y avait aussi là un second

bronze, qui n'a malheureuse-

ment pas été conservé ; l'auteur

de la découverte déclara seulement qu'il ressemblait

à un fragment de boucle.

Une autre constatation, due à O. Montelius, vient

confirmer cet indice. Certaines haches de bronze platesd'un type particulier, très fréquent dans les îles Bri-

tanniques, et là seulement, se sont rencontrées à Fionie

et à Schonen 3; ce sont probablement des objets impor-

tés, de fabrication britannique. Or, la décoration de

ces haches rappelle d'une manière frappante celle des

1. Worsaae, Nordiske Oldsager, p. 50, n° 226.2. Evans, Bronze implements, p. 42 ; Montelius, Archiv fur Anthro-

pologie, t. XIX, p. 9.3. Archiv fur Anthropologie, t. XIX, p. 8, fig. 5 et 6 ; Montelius-

Reinach, Temps préhist. en Suède, p. 57, fig. 59.

FIG. 5.— Croissant en bronze.Danemark 1.

52 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

lunules irlandaises ; c'est le même emploi de triangles

remplis de hachures parallèles, de dents de loup, de

chevrons, etc. Puisque les haches plates n'ont pas sur-

vécu à la première phase de l'âge du bronze (vers

1400 avant J.-C, suivant la chronologie d'O. Mon-

telius), c'est à une époque antérieure à l'an 1000 avant

J.-C. qu'il faudrait attribuer les croissants d'or irlan-

dais. Cette date nous semble très vraisemblable et ne

peut effrayer que les personnes non initiées aux résul-

tats acquis, depuis quinze ans, par les études d'ar-

chéologie préhistorique.Nous donnons ici, pour faciliter la comparaison, les

dessins de trois haches de bronze, découvertes la pre-

mière en Irlande, la seconde à Perth et la troisième à

Schonen (fig. 6, 7 et 8). L'analogie de ces haches entre

elles et l'affinité de leur décoration avec celle des crois-

1. Evans, Bronze implements, p. 66, fig. 35. L'objet appartenait à

sir John Evans, qui l'a acquis comme provenant d'Irlande.2. Evans, ibid., fig. 24. Collection de James Beck.

3. Montelius, Archiv fur Anthropologie, t. XXVI (1899), p. 459.— On trouvera d'autres haches analogues dans Worsaae, Oldsager,

p. 37, n° 179, dans le catalogue de Wilde, fig. 297, 301, et dans Wake-

man, Handbook of Irish antiquities, p. 290, 291.

FIG. 6.Hache d'Irlande 1.

FIG. 7.Hache de Perth2.'

FIG. 8.Hache de Schonen 3

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 53

sants irlandais sont tellement évidentes qu'il serait

superflu d'y insister.

C'est donc avec surprise que j'ai vu M. Frazer, dans

un travail spécial consacré aux croissants 1, prétendre

qu'ils appartiennent à l'époque de l'Empire romain et

qu'ils ont été fabriqués avec le métal d'aurei romains,butin des pirates scots dans leurs expéditions sur les

côtes de Grande-Bretagne 2.

M. Frazer étant mort peu après la publication de

ce travail, il ne lui a pas été répondu en Irlande ; en

France, la Revue Celtique en a donné une analyse sans

appréciation3 et il serait à craindre que les résultats

indiqués par l'auteur ne trouvassent créance auprèsdes personnes qui ne connaissent les objets en questionni directement, ni par de bonnes gravures.

Parmi les arguments allégués par M. Frazer, il en est

un qui, bien que spécieux au premier abord, me paraîtabsolument sans valeur. L'analyse d'un croissant irlan-

dais a donné, dit-il, 11,05 d'argent, 0,12 de cuivre et

un poids spécifique de 17,528 ; or, l'or indigène du comté

de Wicklow donne environ 7 d'argent et 15 comme

poids spécifique. Rien n'empêche cependant d'admettre

que les orfèvres irlandais aient augmenté la proportion

d'argent dans leur alliage, ou que l'or dont ils ont fait

usage différât quelque peu de celui de Wicklow. En

revanche, M. Frazer est obligé de reconnaître que le

poids spécifique des aurei romains est notablement

supérieur à celui des croissants irlandais. Il se tire d'af-

faire en alléguant que les orfèvres irlandais ont aug-menté la proportion d'argent. Mais que reste-t-il alors

de son premier argument ? En pareille matière, le chi-

miste doit s'effacer devant l'archéologue. Nous ne

savons pas quelles manipulations subissait l'or natif ;

1. Journal of (lie Soc. of antiquaries of Ireland, 1897, p. 53.2. Sur ces attaques, voir Revue Celtique, 1897, p. 354.3. Revue Celtique, 1898, p. 94.

54 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

mais nous savons que la décoration exclusivement géo-

métrique caractérise une phase de l'industrie en Europeet ne se rencontre pas dans les phases subséquentes. Il

y a là des faits positifs, solidement établis et dont le

témoignage ne peut plus être récusé.

En réalité, si Frazer s'est trompé aussi lourdement,

la faute n'en est pas à la chimie. Cet amateur n'a fait

que tomber, une fois de plus, dans l'erreur familière

à la plupart des archéologues irlandais, erreur avec

laquelle le plus éminent d'entre eux, M. Coffey, n'a pasencore tout à fait rompu, témoin sa tentative récente

pour identifier le cairn de Knockmanny, antérieur à

l'an 1500 avant J.-C, avec le tombeau de Baine, morte

en 111 après notre ère 1. Cette erreur vient de l'influence

tenace qu'exerce sur les érudits de ce pays la lecture des

Annales des Quatre Maîtres, avec leurs mythes evhé-

mérisés et leur chronologie fictive. Un des caractères les

plus fâcheux de cette compilation pseudo-historique,c'est qu'elle met des monuments très anciens en rela-

tion avec des personnages ayant vécu aux premierssiècles de l'ère chrétienne 2. Ceux qui la prennent au

sérieux en arrivent à placer l'érection des dolmens vers

la fin de l'époque impériale et à refuser à l'Irlande

toute civilisation matérielle antérieure à ses premiers

1. Royal Soc. of antiq. of Ireland, 1898, p. 111. M. Coffey, d'ailleurs,n'est pas dupe de cette chronologie ; on dirait qu'il se contente de

saluer, en passant, un préjugé national.2. Frazer, loc. laud., p. 54 : « Le port des lunules par les femmes est

mentionné de bonne heure dans le Livre de Leinster. Au festin de

Teamair, le voleur Gorman déroba le diadème d'or de la reine... Lenom du roi était Cathair-Mor, qui fut tué en 177 ap. J.-C. La mêmehistoire se trouve dans les livres de Ballymote et de Lecan, de sorte

qu'on peut dire qu'elle s'est transmise pendant dix siècles avant quele plus ancien de ces livres ait été rédigé. » D'abord, il faudrait

prouver que les lunules sont des diadèmes ; puis, que Cathair-Morest un personnage historique ; enfin, que la date assignée à sa mortrepose sur une donnée positive quelconque. Frazer n'a pas songéà tout cela.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 55

contacts avec le monde romain. Ceux même qui ne

vont pas aussi loin ne peuvent se défendre du préjugé

scolastique suivant lequel les peuples, qualifiés de

barbares par les anciens, ont véritablement mérité

ce nom — les uns, jusqu'à la conquête romaine, les

autres, jusqu'au triomphe du christianisme. Au lieu

d'en croire, sur l'Irlande, les monuments découverts

dans ce pays, ils en croient Strabon, qui n'y était pasallé. Or, il est permis de poser en principe que, lorsqueles textes et les monuments sont en désaccord, c'est le

témoignage de ceux-ci qu'on doit préférer.Il serait cependant bien temps de reconnaître qu'un

pays comme F Irlande, séparé par quelques heures de mer

seulement de la Grande-Bretagne qui, elle-même, est en

vue des côtes celtiques, n'a pu présenter une évolution

industrielle toute différente de celle de l'Europe occiden-

tale et de l'Europe du Nord 1. Entraînée dans le même

mouvement, elle a connu successivement les époques de

la pierre polie, du cuivre, du bronze et du fer ; à cha-

cune de ces époques correspondent des types et un styledécoratif qui ne sont pas identiques à ceux des périodes

correspondantes dans telle ou telle région de l'Europe— car l'Irlande avait une industrie indigène

— mais

qui présentent avec ceux-ci une incontestable affinité.

1. M. Coffey, bien qu'entretenant des idées très erronées sur lecommerce des Phéniciens dans l'Atlantique, a eu parfaitement rai-son d'écrire (Origins of prehist. ornament, p. 39) : « On admet généra-lement que l'Irlande étant plus éloignée du continent que la Bre-

tagne, les périodes correspondantes ont été plus tardives en Irlandeet la civilisation plus grossière. Je ne crois pas que ces conclusionssoient justifiées. Les monuments attestent que la civilisation del'Irlande à l'âge de bronze était, pour le moins, aussi développéeque celle de la Bretagne. » J'ajoute qu'une comparaison de la céra-

mique irlandaise primitive avec celle de l'île de Bretagne, telle qu'onpeut la faire aisément au Musée britannique, démontre absolumenila supériorité de l'art irlandais sur l'art breton pendant toute la duréede l'âge du bronze. L'observation en a déjà élé faite par Greenwell,British Barrows, p. 62.

56 LES CROISSANTS D'0R IRLANDAIS

Vers 1870 on pouvait encore admettre que les pays

éloignés de la Méditerranée avaient toujours été en

retard de cinq ou six siècles sur les pays méditerranéens—-

que, par exemple, les Gaulois du temps de César se

servaient encore d'épées de bronze, comme le croyaient

Quicherat et Mérimée 1, comme l'affirmait plus récem-

ment M. de Champeaux 2. On supposait que l'âge du

fer, dont le règne commence vers l'an 800 avant J.-C.

dans l'Europe méridionale, n'avait débuté, en Scandi-

navie, que vers l'époque de l'ère chrétienne. Telle était

encore l'opinion de Worsaae, dont Alexandre Bertrand

se faisait l'écho en 18753 : « De quelque point de l'Asie

que nous soit venu ce progrès (la métallurgie), il est

incontestable, aujourd'hui, qu'il part de là. Une autre

vérité non moins évidente est l'inégalité profonde exis-

tant, suivant les pays, dans la marche en Europe du

mouvement qui produisit ces transformations. Le fer,

que les Egyptiens possédaient 3500 ans au moins avant

notre ère, ne pénètre en Grèce qu'au xve siècle avant

J.-C, en Italie, suivant toute probabilité, qu'au xne,au vne seulement en Gaule. Il faut attendre l'ère chré-

tienne pour le rencontrer en Danemark et en Suède. »

Peu après les découvertes de Schliemann à Mycènes,on commença à réagir contre ces erreurs. En 1882,

Igvald Undset émit l'opinion que le fer avait pénétréen Scandinavie au cours du deuxième âge du fer euro-

péen (époque de Latène) 4. M. Montelius, adversaire

résolu de la théorie du retard, qu'il a plus contribué

que tout autre à bannir de la science, alla plusloin qu'Undset et affirma que l'âge du fer Scandinave

était contemporain de la fin du premier âge du fer

dans l'Europe centrale (environs de l'an 500 av.

1. Cf. Revue archéol, 1899, I, p. 213.2. Article Bronze de la Grande Encyclopédie, p. 138.3. A. Bertrand, Archéol. celtique et gauloise, 2e éd., p. 38.4. I. Undset, Dos erste Aujireten des Eisens, p. 388.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 57

J.-C.)1.Peut-être est-il possible de le reculer encore 2. Assu-

rément, il n'y a pas synchronisme absolu entre les étapesde l'évolution industrielle d'un bout de l'Europe à l'autre;

mais, si l'on met à part le domaine scythique (à l'est

de la ligne du commerce de l'ambre), on peut affirmer

qu'il ne s'est pas passé plus de deux ou trois siècles entre

l'époque où les épées de bronze ont cessé d'être

employées en Irlande, en Gaule, en Scandinavie, en Hon-

grie et en Grèce. Le commerce de l'ambre, celui des

métaux précieux et de l'étain, sans parler de la pira-terie et du trafic des esclaves, ont, depuis l'antiquitéla plus haute, créé des relations entre ces différentes

régions de l'Europe, à tel point qu'un progrès essentiel

accompli dans l'une d'elles devait nécessairement avoir

sa répercussion dans les autres et y susciter des imita-

tions.

En Scandinavie, la démonstration de ce qu'on peut

appeler—

par opposition à la théorie du retard — le

synchronisme industriel, est due aux fouilles de Vedel,

dans l'île de Bornholm 3. Ces fouilles, portant sur des

milliers de tombes, ont établi qu'à une époque où il

n'est pas encore question d'importations romaines en

Scandinavie, ce pays possédait déjà des objets de fer

tout à fait comparables à ceux qui caractérisent, dans

l'Europe centrale et occidentale, l'époque dite de

Latène, dont l'évolution était déjà très avancée en Gaule

au moment de la conquête romaine. Depuis les fouilles

de Vedel, on a constaté la présence d'objets du type

de Latène au Jutland et à Fionie 4; il est donc inad-

missible que l'île de Bornholm ait joui d'une civili-

1. Montelius-Reinach, Temps prêhist. de la Suède, p. 143.2. Il ne faut pas oublier que le premier âge du fer en Europe (époque

de Hallstatt) est moins un âge du fer que le passage de l'âge du bronzeà l'âge du fer.

3. Mém. de la Soc. des Antiquaires du Nord, 1872, 1878-79, 1890.4. Mém. de la Soc. des Antiquaires du Nord, 1890, p. 171.

58 LES CROISSANTS D OR IRLANDAIS

sation qui serait restée inconnue des pays voisins.

L'étude des relations préhistoriques de l'Irlande avec

les autres régions de l'Europe est une des tâches essen-

tielles qui incombent aujourd'hui aux archéologues 1.

Trois résultats de la plus haute importance peuvent

déjà être tenus pour acquis :

1° A l'époque de la pierre polie, on trouve en Irlande

des pointes de flèche en silex, en forme de losanges,

polies sur les deux faces et retouchées très adroitement

sur les bords (fig. 9). Des pointes similaires se rencon-

trent au Portugal, mais ne se sont, jusqu'à présent, ren-

contrées que là et en Irlande (fig. 10) 4. Les gravures ci-

1. On trouvera beaucoup d'indications à cet égard dans l'ouvrageérudit, mais sans critique, de Borlase, The dolmens of Ireland (voirnotamment t. II, p. 523. 674, 686).

2. Wakeman, Handbook, p. 270 ; Wilde, Catalogue, fig. 27.3. Cartailhac, Ages préhistoriques de l'Espagne et du Portugal,

fig. 86 ; cf. fig. 87, 88, 90.4. Evans, Ancient stone implements of Great Britain, 2e éd. (1897),

p. 372 : « The class having both faces polished, though still only chippcd.at the edges, like Wilde fig. 27, has not, except in Portugal, as yet occur-

FIG. 9.Pointe de flèche irlandaise 2.

FIG. 10.Pointe de flèche portugaise 3.

LES CROISSANTS D OR IRLANDAIS 59

jointes permettront de saisir l'identité technique de

ces objets, qui ne peut être due au hasard. Cette identité

est confirmée par une autre observation. Le Portugal

a fourni des objets en ardoise, de destination inconnue,

ornés de dessins au trait par-mi lesquels domine le triangleet qui offrent une ressem-

blance frappante avec les

haches en bronze ornées de

l'Irlande que nous avons si-

gnalées plus haut (fig. 11) 1.

Enfin, si l'on compare les dol-

mens de l'Irlande avec ceux

de l'Allemagne et de la Scan-

dinavie, d'une part, ceux du

Portugal et de l'Espagne, de

l'autre, on reconnaîtra qu'ils

présentent (voir leur profil en

tronc de pyramide) une indé-

niable analogie avec ces der-

niers, et avec ces derniers

seulement. Ces faits viennent à l'appui d'une tradition

à laquelle on aurait tort de refuser toute valeur histo-

rique, d'après laquelle une partie de la population pri-mitive de l'Irlande serait venue du pays du couchant,

c'est-à-dire de l'Espagne 2. Le fait de relations suivies

red out of Ireland. » Une belle pointe irlandaise de ce genre a été

publiée par M. Knowle, Journ. of the Roy. Soc. of antiquaries of Ire-

land, 1897, p. 15.1. Plaques d'ardoise de la Casa de Moura, Cartailhac, Ages préhist.

de l'Esp. et du Portugal, fig. 96, 97, 100, 101 ; Vasconcellos, Religioesda Lusitania, t. I, fig. 24, 25, 26. M. Cartailhac a déjà rapproché deces ardoises une hache ornée conservée à Sorèze (Tarn) et que l'oncroit de provenance irlandaise. Voir aussi Wilde, p. 390, 391.

2. « D'après la tradition indigène, qui peut fort bien contenir un

grain de vérité, la dernière immigration en Irlande, celle des Mac-Miled (Milésiens), était partie de l'Espagne. » (Windisch, Kel-tische Sprachen, p. 139). Cf. Nennius, Hist. Brit., § 13 : Et postea

FIG. 11.— Pendeloque portugaiseen ardoise.

60 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

entre la péninsule ibérique et l'Irlande semble aussi être

attesté par la croyance des anciens que l'Irlande était

située entre la Bretagne et l'Espagne (Hibernia medio

inter Britanniam atque Hispaniam sita, Tacite, Agric,

24). C'est donc qu'il existait une navigation directe

entre l'Espagne et l'Irlande, comme entre l'Espagne et

les îles Cassitérides; ces deux routes commerciales n'é-

taient pas seulement connexes, mais elles se confon-

daient pendant la plus grande partie de leur parcours ;2° Les relations de l'Irlande avec le monde Scandi-

nave sont nettement attestées dès le début de l'époquedes métaux, que l'on peut placer au moins quinzesiècles avant l'ère chrétienne. En effet, si l'on rapproche,avec M. Coffey 1, les spirales incisées au marteau sur les

pierres de New-Grange, de Lough Crew, de Dowth, etc.,des ornements analogues gravés sur des objets Scan-

dinaves datant du début de l'âge du bronze, on devra,

d'abord, convenir qu'il y a eu emprunt. Mais l'empruntne peut avoir été fait par la Scandinavie à l'Irlande,

car, dans cette île, les spirales, inconnues sur les objets

métalliques, se trouvent seulement sur des monuments

de pierre, où il est beaucoup plus facile de les graver 2.

M. Coffey a dressé, pour l'Irlande et la Grande-Bre-

tagne, la carte des monuments de pierre avec spirales3

;

venerunt très filii cujusdam militis Hispanici... apud iïlos. On ne doit

pas oublier que Tacite attribue une origine ibérique aux Silures dela côte ouest de Bretagne (Agric, xi), de même qu'il considère lesCalédoniens comme des Germains (ibid.). Bien qu'il n'allègue, à

l'appui de son opinion, que des arguments d'ordre anthropologique(colorati vultus, rutilae comse, magni artus), on n'a pas le droit de

supposer qu'il n'en eût pas d'autres. Des relations commerciales trèsanciennes entre la Calédonie et le pays de l'ambre sont vraisem-

blables; quant à celles de l'Espagne avec la région stannifère de la

Bretagne, elles sont à peu près certaines (cf. mon article sur le com-merce de l'étain dans l'Anthropologie 1899, p. 397).

1. Journ. of the Soc. of antiq. of Ireland, 1897, p. 42.2. Coffey, Origins of prehist. ornament, p. 89.3. Ibid., p. 112. — Les pierres à spirales se trouvent presque exclu-

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 61

il semble avoir ainsi mis en évidence, de la façon la

plus certaine, que l'influence s'est exercée de l'est vers

l'ouest, non inversement 1;

3° A la même époque, des relations se sont établies

entre l'Irlande et notre Armorique. Elles sont attestées

par la similitude, depuis longtemps constatée, entre la

décoration des pierres de New-Grange et celles du monu-

ment de Gavr'inis dans le golfe du Morbihan 2. Ces

pierres de Gavr'inis, avec leurs trois ornements en spi-

rale et leurs nombreux demi-cercles concentriquescreusés dans le granit, sont tout à fait isolées en Gaule,

où la spirale préhistorique ne paraît jamais 3, de même

sivement sur la côte nord-est de l'Irlande et sur la côte ouest de l'An-

gleterre ; il n'y en a pas un seul exemple ni dans le sud de l'Irlande,ni dans le sud de l'Angleterre, mais on en trouve aux Orkneys.M. Coffey croit que la spirale fut apportée de Scandinavie dans lenord de l'Irlande et passa de là sur la côte opposée de Grande-Bre-

tagne. Avant lui, on admettait qu'elle avait passé de Gaule en Bre-

tagne avec les Belges et de Bretagne en Irlande (Evans, Journ. ofHell. Studies, t. XIV, p. 327).

1. Il est possible et même probable que l'ambre, très fréquent en

Irlande, a été importé de la Baltique à l'âge du bronze (Coffey, p. 67);mais l'existence d'ambre indigène sur la côte orientale de la Grande-

Bretagne empêche d'être affirmatif à cet égard (ibid., p. 65).— Je

ne m'occupe pas ici des influences irlandaises en Scandinavie au

moyen âge. Il suffit de rappeler que les nécropoles de l'île de Born-holm présentent, pendant environ deux siècles (700-900 après J.-C),des bijoux de style irlandais (Mém. Soc. Antiq. du Nord., 1890, p. 11)et que ce style caractérise un grand nombre de monuments recueillisà Gotland (Montelius-Reinach, Temps préhist. en Suède, fig. 404-

406, p. 291).2. Voir le mémoire de M. Coffey, On the tumuli and inscribed stones

at New-Grange, etc., dans les Transactions of the Roy. Irish Acad.,vol. XXX (1892), dont les planches sont la première publicationexacte des gravures de New-Grange. Celles de Gavr'inis ont été bien

reproduites dans le Dictionnaire archéologique de la Gaule; il en existedes moulages à Saint-Germain.

3. M. Paul du Châtellier a publié en 1898, dans le Bulletin archéol.du Comité des trav. hist. (pi. XV et XVI), une grosse pierre trouvée à

Kermaria (Finistère), où figurent une croix gammée et des spirales.€e bétyle, jusqu'à présent unique, ne semble pas antérieur à l'âgedu fer. La croix gammée ne paraît jamais sur les monuments méga-lithiques.

62 LES CROISSANTS û'oR IRLANDAIS

qu'elle ne paraît jamais, du moins à l'âge du bronze,dans le reste de l'Europe, à l'ouest de la ligne suivie

par le commerce mycénien de l'ambre, c'est-à-dire dans

la vallée du Rhin, en Gaule, en Bretagne et dans l'Italie

du nord 1.

Comme l'a démontré M. Montelius, c'est ce commerce

qui a fait parvenir dans l'Europe du nord le motif

de la spirale, ainsi que d'autres types décoratifs 2 —

d'où l'erreur de certains archéologues, notamment de

L. Stephani, qui, trouvant un caractère Scandinave aux

objets d'or découverts par Schliemann à Mycènes, ont

pensé qu'ils avaient appartenu à des peuples du Nord,au moment des grandes invasions du ive au ve siècle

après J.-C. De Scandinavie, la spirale passa en Irlande

et de là en Armorique, mais sur un point seulement. Quel'Irlande ait, à cet égard, la priorité sur la Gaule, c'est

ce qui ne ressort pas seulement de l'isolement de

Gavr'inis dans l'histoire de l'ornementation en Gaule,.

1. Montelius-Reinach, Temps préhist. en Suède, p. 62.2. Aux archéologues toujours prompts à répondre que les motifs-

d'ornementation ne prouvent rien, ayant pu être découverts indé-pendamment sur différents points (ce qui est vrai en principe), on

peut recommander ces réflexions très sensées de M. Sophus Mùller

(Nordische Alterthumskunde, t. I [1897], p. 296) : « Assurément,nous connaissons des spirales de l'Amérique et de la Nouvelle-Zélande,pays si éloignés qu'on ne peut admettre une communication entreeux et les vieilles régions civilisées de la Méditerranée. La spiraleest un motif si simple qu'elle peut fort bien avoir été imaginée endivers lieux et à diverses époques. Mais les ornements du nord etdu sud de l'Europe que nous étudions ici présentent des analogiessi étroites qu'il est impossible qu'ils ne soient pas apparentés. Ilssont reliés entre eux géographiquement, car il n'existe pas devaste région intermédiaire où la spirale manque ; ils sont réliés chro-

nologiquement, car ils remontent partout au delà de l'an 1000 avantJ.-C. ; la ressemblance dans les détails et dans la composition esttrop grande pour être accidentelle et, enfin, l'ornementation spira-liforme, partout où on la rencontre, depuis la Grèce jusqu'en Scandi-navie, appartient à une civilisation du bronze, uniforme dans ses-éléments essentiels. L'analogie doit donc être expliquée ]3ar un lienide parenté. »

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 63:

mais du fait que les décorations du monument armo-

ricain, comparées à celles de New-Grange, attestent une

évidente décadence ; les spirales y sont rares, alors queles cercles concentriques sont très nombreux. Or, il ya longtemps que les archéologues ont démontré que les

cercles concentriques peuvent être des spirales dégé-nérées (debased spirals) 1, le dernier terme d'une évo-

lution dont les deux premiers sont la spirale vraie et la

fausse spirale (composée de cercles réunis par des

tangentes rectilignes).

Si, comme tout paraît l'indiquer, le monument de

l'îlot de Gavr'inis est irlandais, il est difficile de ne pasadmettre que, vers l'an 1400 avant J.-C, il existait

déjà une marine irlandaise puissante, des navires de

haute mer montés par des pirates qui venaient occuperdes îlots sur les côtes armoricaines, comme les Nor-

mands, au ixe siècle, occupaient les îles de la Seine.

En général, rien n'est plus loin de la vérité que l'idée

très répandue d'après laquelle la navigation au longcours aurait été, dans l'Europe .occidentale, le mono-

pole d'armateurs phéniciens. Les relations directes entre

Tartessos (Gadès)—

qui était un port ibère avant d'être

un comptoir phénicien—- et les îles Cassitérides, ne

sont pas contestables 2; l'existence de nombreux dol-

mens dans les îles des côtes de la France et de l'Angle-terre prouve qu'elles étaient fréquentées par les navi-

gateurs dès l'époque de la pierre polie; la flotte de grosnavires que César eut à combattre chez les Vénètes 3:

atteste, chez ces peuples, un développement plusieursfois séculaire de l'art naval et des constructions qu'il

1. La question a été très bien exposée par M. Coffey, Origins ofprehistoric ornament, p. 27 et suiv. Les cercles concentriques, trèsrares dans la décoration égyptienne, dominent, au contraire, danscelle de l'art européen.

2. Cf. L'Anthropologie, 1899, p. 397.3. César, De bello gallico, III, 8.

64 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

comporte. Enfin, les gravures respestres de la Suède

méridionale et les bronzes découverts dans ce pays1

présentent un grand nombre d'images de bateaux, et

des images analogues, quoique plus grossières, qui

paraissent répondre à des types d'embarcations iden-

tiques, ont été constatées tant en Irlande (à Dowth)2

que sur des pierres de dolmens armoricains 3.

Les relations directes entre l'Irlande et l'ouest de la

Gaule semblent avoir persisté jusqu'au moyen âge.

Ainsi, vers la fin du vie siècle, il est question, dans la

Vie de saint Colomban, d'un navire nantais qui commer-

çait avec l'Irlande (quae vexerat commercia cum Hiber-

nia)*. C'est probablement à ces relations avec la Gaule

que Tacite fait allusion quand il dit que les ports de

l'Irlande sont familiers aux navigateurs et aux commer-

çants (aditus portusque per commercia et negotiatores

cogniti) 5. Car le commerce maritime de l'Irlande avec le

continent ne pouvait avoir pour ports d'attache queceux de l'Armorique, de l'embouchure de la Loire et

de la Vendée ;4° Si l'Irlande a reçu de Scandinavie le motif de la

spirale et, probablement aussi, de grandes quantités

d'ambre, elle lui a envoyé, en revanche, le produitde ses mines d'or. Cette assertion, émise d'abord par0. Montelius, choque assurément certaines idées pré-

1. Gravures rupestres, ap. Montelius-Reinach, Temps préhist.en Suède, fig. 145, 146,152, 153, 154,155 ; bronzes, ibid., fig. 176 ;Worsaae, Nordiske Oldsager, p. 36 ; Bertrand, Archéol. celt. et gaul.,2e éd., p. xix.

2. Coffey, Shipfigure at Dowth, dans les Proceedings of the RoyalIrish Academy, 1897, p. 586. Un modèle en or d'un bateau irlandais

primitif a été découvert en 1896 (Archaeologia, t. LV, p. 399).3. Coffey, Trans. Roy. Irish Academy, t. XXX, p. 34, auquel appar-

tient la priorité de cette observation (1890). Elle a été reprise, sansmention du travail de M. Coffey, dans la Revue mensuelle de l'École

d'Anthropologie, 1894, p. 285.4. Coffey, Origins of prehist. ornament, p. 44.5. Tacite, Agricola, XXIV.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 65

conçues, mais n'en est pas moins aussi digne de créance

que si elle s'appuyait sur un témoignage littéraire. En

1875, Lindenschmit pouvait dire que les objets d'or si

nombreux en Irlande avaient tous été importés dans l'île 1

et Morlot, en 1866, pouvait assigner une provenanceouralienne à l'or du Mecklembourg et du Danemark,

très fréquent parmi les trouvailles de l'âge du bronze en

ces pays 2. Renchérissant sur ces assertions, M. Schrader

a conclu du mot irlandais or, cymrique awr, latin aurum

pour*

ausum, que le mot et la chose avaient été trans-

mis d'Italie en pays celtique postérieurement au phé-nomène du rhotacisme, c'est-à-dire vers le ive siècle

avant J.-C. 3; comme si le terme latin n'avait pas pu,

à l'époque impériale, prendre la place d'un mot indi-

gène ! M. Ridgeway a fait justement observer, à ce

propos, que l'or se dit en albanais <?Xôpi(du nom des

florins de Florence) ; en raisonnant comme M. Schrader,

on conclurait que l'or n'a été connu en Albanie quelors de la prospérité commerciale de Florence au moyen

âge4 ! L'archéologie permet de réduire à néant toutes

les hypothèses sur la pénétration tardive de l'or dans

le nord-ouest de l'Europe. Elle nous montre des objetsen or dans les sépultures néolithiques de la Gaule et

de la Bretagne, comme dans les stations lacustres de

la Suisse, à une époque antérieure de plus de dix siècles

à la fondation de Rome. Elle nous apprend que ces

objets ne sont jamais des imitations de modèles romains,mais que leur décoration est toujours celle des bronzes

et de la poterie indigènes, longtemps avant qu'il puisseêtre question de l'influence de l'Etrurie sur les pays

1. Lindenschmit, Alterthumer unserer heidn. Vorzeit, t. III, i,Beilage, p. 20 et 21.

2. Morlot, Mém. de la Soc. des Antiq. du Nord, 1866, p. 29.3. Schrader, Sprachvergleichung und Urgeschichte, 2e éd. (1890),

p. 254.4. Ridgeway, Origin of metallic currency, p. 61.

S. REINACH 5

66 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

transalpins. Le fait que de l'or irlandais a été importéen Scandinavie peut d'ailleurs être établi avec précision.Les pays Scandinaves ont fourni des objets d'or de type

irlandais, alors que l'Irlande n'a pas donné d'objetsd'or de type Scandinave. Cela démontre, sans conteste,

que de l'or ouvré a été exporté d'Irlande en pays Scan-

dinave et que le mouvement inverse ne s'est pas pro-duit. Si les imitations des objets importés sont rares,

c'est que la Scandinavie possédait une industrie déve-

loppée, un goût propre ; les bijoux qu'elle acquérait,soit par le commerce, soit par des expéditions guer-

rières, étaient généralement fondus et transformés

suivant le goût des indigènes, comme l'ont été, plus

tard, dans le même pays, les grandes quantités d'or

romain dont les peuples du Nord se sont emparés. D'un

autre côté, les objets en or découverts en Danemark

et en Suède et remontant à l'époque du bronze sont

tellement nombreux que l'or indigène— d'ailleurs très

rare en Scandinavie — n'a pu en fournir la matière ;

et si l'on allègue, avec Morlot, que cet or venait de

l'Oural, il faut répondre qu'il n'y a aucune trace de

relations anciennes entre la Scandinavie et la régioncuralienne. Ces relations auraient nécessairement portésur d'autres objets «d'échange et les produits de l'âgedu bronze ouralien ressembleraient à ceux de l'âge du

bronze Scandinave ; or, on ne constate entre ces deux

séries aucun rapport. Cela dit, il est inutile d'insister

sur les analyses de l'or Scandinave qu'a rapportéesM. Montelius ; il suffit de dire qu'il s'y trouve, comme

dans l'or natif irlandais, de l'argent et des traces de

platine. Mais l'argument tiré des types industriels est

beaucoup plus concluant 1;

5° Enfin, les rapports commerciaux de l'Irlande avec

les côtes occidentales de la France (et non pas seulement

1. C'est aussi l'avis de M. Coffey, The Origins, p. 64.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 67

l'Armorique) sont établis, dès l'âge du bronze, par la

découverte, faite sur la rive française de l'Atlantique,de plusieurs croissants irlandais évidemment importés.

Ceci nous amène à parler de la distribution géogra-

phique de ces objets. Frazer en a énuméré plus de 60,dont 32 à Dublin, 11 au Musée britannique, 4 à Edim-

bourg, 1 à Belfast, 3 dans des collections privées

anglaises, 9 signalés lors de leur découverte et perdus

depuis, 2 recueillis à Sélande et à Fionie (au musée de

Copenhague) 1, 4 découverts en France. A cette liste

je peux ajouter d'abord deux croissants conservés au

musée de Liverpool, où j'ai eu récemment occasion de

les voir ; puis deux autres exemplaires, restés inconnus

de M. Frazer, qui ont été exhumés en France. Il a cité,à la vérité, celui de Saint-Potan (Côtes-du-Nord), appar-tenant à M. Paul du Chatellier à Kernuz 2 et trois

croissants disparus découverts dans le Cotentin, à Tour-

laville et à Valognes, qui furent fondus presque aussitôt

après ; mais il n'a pas rappelé un « quartier de lune

en or » découvert en 1759 dans l'étang de Nesmy

(Vendée) et un objet analogue trouvé à Bourneau

(Vendée) en 18333.

Les croissants irlandais doivent être considérés

comme des colliers ou des hausse-cols. Frazer, après

d'autres, a eu l'idée d'y voir des diadèmes et de les assi-

miler aux ornements de ce genre qui ornent la tête des

impératrices romaines sur les monnaies 4. Mais la forme

1. Worsaae Oldsager, fig. 249 et Arch. fiir Anthrop., t. XIX, p. 9.2. P. du Chatellier, Ornement de tête en or découvert à Saint-Potan,

Vannes, 1892. M. du Chatellier déclare cet objet « antérieur à la

conquête certainement, et, sinon de l'époque du bronze, tout au moinsde l'époque gauloise » (p. 7) [Il est entré, avec la collection P. du

Chatellier, au Musée de Saint-Germain].3. Cf. Revue archéol, 1879, II, p. 255.4. Cette hypothèse a déjà été examinée par Wilde, Catalogue,

Gold, p. 12, qui a fait valoir, mais sans les accepter, les argumentsqu'oi. retrouve dans le mémoire de Frazer.

68 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

seule des extrémités suffit à condamner cette explica-

tion ; si ces croissants avaient servi de diadèmes, ils

devraient s'évaser obliquement vers la nuque, au lieu

de présenter, sur leurs deux bords, une courbure uni-

forme. Le croissant de Valognes, connu seulement par

la gravure de Caumont 1, fournit un détail essentiel qui

ne doit pas être perdu de vue. Un des coins se termine

par un crochet, alors que la corne opposée est munie

d'une chaînette. Frappé de cette particularité, M. Paul

du Chatellier a émis l'opinion que les croissants étaient

faits pour s'agrafer sur la tête

des femmes et sous leur chi-

gnon, lequel passait à travers

la partie évidée. Mais M. Car-

tailhac 2 a justement objecté

que les extrémités, seules déco-

rées avec soin, auraient été,

dans cette hypothèse, absolu-

ment invisibles. La présenced'un crochet et d'une chaînette

s'expliquent, au contraire, fort

bien, s'il s'agit d'un gorgerin

ou d'un hausse-col. C'est le nom qu'ont donné à ces

objets les premiers antiquaires français qui s'en soient

occupés, Millin et Gosselin, et nous croyons qu'il faut

le conserver. Si l'ouverture est parfois très petite, c'est

que les bijoux de ce genre pouvaient être portés pardes enfants. D'ailleurs, dans la plupart d'entre eux,elle est assez large pour qu'un col de femme puisseaisément s'en accommoder 3.

1. Reproduite en dernier lieu dans YAnthropologie, t. V, p. 206.2. Ibid.3. Ânderson, Scotland in pagan times, t. I, p. 222 : « The central

opening is large enough to admit of the ornament being worn eitheron the head as a diadem, or on the neck as a gorget. » G. de Mortillet,en 1867 (Matériaux, II, p. 334), se demandait aussi s'il fallait voirdans ces croissants des diadèmes ou des hausse-cols. —

[J'incline

FIG. 12. — Croissant d'ordécouvert à Valognes

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 69

Ainsi, longtemps avant l'époque où les légionsromaines et les armées des princes grecs d'Asie s'éton-

naient du luxe des torques d'or portés par les Gaulois,une mode analogue existait en Irlande. Mais dans cette

île, comme parmi les tribus gauloises du second âge du

fer en Champagne, les colliers étaient exclusivement

réservés aux femmes. Si, à une époque postérieure, le

torques est devenu aussi un ornement des guerriers,cela tient peut-être à l'influence exercée, sur les Gaulois

de la Cisalpine, par les Étrusques, dont le goût pourles parures du cou est attesté par les monuments.

Revenons maintenant à la question que nous avons

déjà abordée, celle de la production de l'or en Irlande

à l'âge du bronze.

L'Irlande semble avoir été, vers l'an 1500-1000 avant

J.-C, un véritable Eldorado. Le souvenir de cette

richesse n'était pas perdu à l'époque historique, bien

que les textes grecs et romains n'en parlent pas. Au

xne siècle, le livre de Leinster mentionne l'extraction

de l'or, dont les premiers lingots auraient été fondus

par le roi milésien Tighearnmas dans les forêts situées

à l'est de la rivière Liffey 1. Au siècle dernier encore,on exploita avec succès de l'or d'alluvion dans le

comté de Wicklow, à la suite de la découverte, due au

hasard, d'une pépite pesant 22 onces dans un affluent

de l'Ovoca. Pendant six semaines, toute la populationdes alentours, abandonnant le travail des champs,accourut vers le placer. Bientôt le gouvernement inter-

vint et institua lui-même des recherches qui, de 1796

à 1798, donnèrent pour plus de 100.000 francs de

métal ; les particuliers en avaient retiré, dit-on, pour

aujourd'hui à penser que les croissants d'or sont des ex-voto et desornements d'idoles en bois plutôt que des objets de parure.

1929].1. Wilde, Catalogue, Gold, p. 6.

70 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

plus de 250.000. Depuis 1795, le produit du même

district, irrégulièrement exploité, a été évalué à

750.000 francs 1. Il paraît évident que l'or de Wicklow

constituait une sorte de poche, négligée, par hasard,

à l'époque de l'exploitation préhistorique ; ces deux

ou trois cents kilogrammes d'or recueillis à la surface,dans quelques vallées, donnent une idée de ce que

pouvait être la richesse naturelle de l'île entière avant

que les hommes n'eussent commencé à y recueillir le

précieux métal. L'Irlande préhistorique, comme My-

cènes, a été iroXdxpuooç ; mais, à la différence de Mycènes,elle produisait son or elle-même et, loin de le tirer du

dehors, semble l'avoir exporté au loin.

Humboldt a fait cette remarque profonde que l'or,à toutes les époques, est venu de pays qui sont comme

les marches de la civilisation 2. Il paraît ainsi reculer

devant elle, parce qu'elle se rue sur lui et l'épuisé. L'or

est peut-être, de tous les métaux, le plus répandu, bien

qu'il se trouve partout en quantités relativement

faibles. Il n'y a guère de pays qui ne possède de fleuves

aurifères 3; ceux de la Gaule roulaient autrefois de l'or

en abondance 4. Ne s'oxydant pas, se présentant sous

l'aspect de paillettes brillantes ou de pépites, l'or devait

attirer de très bonne heure l'attention des hommes.

1. Encyclop. Bril., 8e éd., art. Ireland, p. 218. Voir aussi Wilde,Catalogue, Gold, p. 2 et suiv., et les mémoires cités par Coffey, Origins,p. 40, notamment Journ. Roy. Geol. Soc. of Ireland, t. VI, p. 147. L'orirlandais est au titre de 21 3/8

— 21 7/8 carats et allié d'argent,métal qui, comme le plomb, est fort répandu en Irlande. En 1854,date de l'apogée de l'industrie minière dans ce pays, 10 compagniestirèrent d'Irlande 2.210 tonnes de plomb et 18.000 onces d'argent.

2. Cf. L. de Launay, Revue générale des sciences, 1895, p. 363.3. Fournet, De l'influence du mineur sur les progrès de la civilisa-

tion (Lyon, 1861), p. 116.4. Diodore, V, 27. Sur la richesse en or de la Gaule, attestée par

Strabon, Diodore et. Pline, voir Ridgeway, Origins of metallic currency,p. 88 et suiv. Strabon signale de l'or en Grande-Bretagne ; il y en aencore dans le pays de Galles et en Ecosse (Ridgeway, p. 95).

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 71

Je suis convaincu qu'on l'a recueilli tout d'abord, et

que la métallurgie si simple de l'or a ouvert la voie à

celle du cuivre, qui est autrement difficile et compliquée.L'idée que l'or a été le premier métal connu et qu'il

peut être question d'un âge de l'or contemporain de

la fin de l'âge de la pierre a été développée dès 1861

par Fournet dans son excellent livre De l'influence du

mineur sur les progrès de la civilisation 1. Reprise depuis

(sans mention de Fournet) par M. Ridgeway 2, elle me

semble conforme à la fois au bon sens et aux faits archéo-

logiques connus.

Non seulement l'or a été, parmi les métaux, le pre-mier que l'homme ait recueilli 3, mais il a donné l'idée

de travailler les autres, notamment le cuivre, qui,une fois dégagé de son minerai, ressemble à l'or parson éclat. Certaines traditions religieuses prouvent queJe cuivre a été longtemps considéré comme métal

sacré, à l'exclusion du fer, qui est d'emploi plus récent 4;

1. Fournet, Le mineur, p. 111 : « On est inévitablement amené àpenser que l'orfèvrerie naissante, que le premier âge de l'or sontcontemporains de celui de la pierre. »

2. Ridgeway, The origin of metallic currency and weight standards,p. 58.

3. Fournet, p. 112 : « Le métal précieux se rencontre quelquefoisen masses passablement volumineuses, dans des positions tout à fait

superficielles. Il se trouve aussi au milieu d'anciennes alluvions,composées de sables et de graviers dont l'exploitation fut amenéepar la simple raison que les pluies, les ravines, les torrents et lesrivières mettent continuellement en évidence ces grains, ces paillettes,ces poudres d'or de plus en plus atténuées. Il ne s'agissait donc pasici de travaux miniers comme pour obtenir le silex. Le métier d'or-

pailleur se borne d'abord à imiter la nature, qui, avec ses eaux,emporte au loin les parties terreuses ou sableuses des dépôts en nelaissant sur plafce que les matières lourdes, au milieu desquelles lemétal précieux s'arrête naturellement à cause de sa grande pesan-teur. »

4. Cf. Bertrand, Archéol. celtique et gauloise, 2e éd., p. 22, qui pro-pose d'ailleurs, pour ces faits, une explication inadmissible. Le texte

capital est celui de Macrobe (V, i) : Omnino ad rem divinam pleraqueaenea adhiberi solita, multa indicio sunt.

72 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

mais il y a aussi des traditions — comme celle où paraîtla faucille d'or des Druides 1, à rapprocher de la faucille

de cuivre de la magicienne de Virgile2 — d'où l'on

peut conclure que l'emploi de l'or est encore plus ancien

que celui du cuivre. La rareté et le prix de ce métal

aux époques historiques expliquent qu'il se soit conservé

très peu d'objets d'or remontant à une époque très

lointaine; on connaît toutefois des colliers et des clous

d'or recueillis, en France même, dans des monuments

appartenant à la fin de l'époque néolithique 3. C'est

une chose très digne de remarque que l'or s'est rencontré

avec cette substance d'origine mystérieuse, la callaïs,

qui est fréquente dans les grands dolmens armoricains,

mais ne paraît jamais dans les dépôts ou cachettes de

bronze. En Grande-Bretagne comme en Armorique, de

petits rivets d'or employés comme clous se trouvent

dans des monuments de la fin de l'époque néolithique 4.

On a recueilli de l'or, dans des barrows anglais, avec

des perles d'ambre et des poignards de bronze 5; ces

derniers objets caractérisent nettement les débuts de

l'âge du bronze dans nos pays, puisqu'ils se sont ren-

contrés quelquefois dans des dolmens d'où, en revanche,

on n'a jamais exhumé ni une perle d'ambre, ni une

épée de bronze, ni une épée de fer.

1. Pline, XVI, 250 : Sacerdos candida veste cultus arborera scandittfalce aurea demetit, etc.

2. Virg., Aen., IV, 513 : Falcibus et messae ad lunam quaerunturahenis Pubentes herbae...

3. A l'intérieur d'un tumulus de la Loire-Inférieure, il y avait, des

perles d'or en forme de tubes, un vase caliciforme, une admirable

pointe de flèche en silex et une tige de bronze (L'Anthropologie, 1894,p. 329). — Fournet, p. 109 : « Dans la Suisse on a trouvé, comme

appartenant à l'âge de bronze, de petites tiges (d'dfr) enroulées entire-bouchons et, de plus, une fine lamelle cannelée qui indiquel'emploi du laminoir, instrument vraiment remarquable pour unesi haute antiquité, mais qui se conciliait fort bien avec les damas-

quinures d'étain déjà mentionnées pour les poteries. »4. Archaeologia, t. XXXIV, p. 254 ; Revue archéol, 1890, II, p. 320.5. Greenwell, British Barrows, p. 55.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 73

Un autre métal, l'étain, se trouve aussi sous la forme

de paillettes brillantes qui ont dû de bonne heure appe-ler l'attention 1. Or, précisément, on a recueilli dans les

stations lacustres de la Suisse d'assez nombreux objetsen étain pur 2, ainsi que des fragments de poterie comme

damasquinée avec de l'étain, preuve que ce métal fut

employé d'abord sans alliage et qu'il n'a pas été importé,dans l'Europe oc-cidentale, par je ne sais quelle tribu de

bronziers venus du fond de l'Asie. En second lieu, il

est remarquable que l'étain se trouve souvent associé

à l'or dans les mêmes gisements, notamment en Saxe 8

et dans le centre de la France, où la plupart des

anciennes mines d'or s'appellent encore Laurière ou

L'Aurière. II y a des traces d'étain, en Irlande même,dans le district de Wicklow, qui est précisément le

plus riche en or 4. N'est-il pas naturel de conclure de

là que la recherche de l'or mit sur la voie de la décou-

verte de l'étain 5, puis que l'épuisement de l'or donna

l'idée d'extraire le cuivre de ses oxydes et que le nou-

veau métal fut allié à l'étain, dont on avait bientôt

reconnu le peu de résistance ? Tout cela put et dut se

faire, indépendamment, dans l'Europe occidentale,dans l'Europe centrale, en Asie, partout où existent

à la fois de l'or, du cuivre et de l'étain et où les hommes

1. L'argent, qui ne se rencontre presque jamais à l'état pur, n'aété recueilli et travaillé que plus tard.

2. Parmi ceux qui se trouvent aujourd'hui au musée de Lausanne,il y en a dont l'antiquité m'a paru bien suspecte.

3. Fournet, op. laud., p. 115.4. Coffey, Origins of prehist. ornament, p. 39.5. Fournet, op. laud., p. 119 : « Les ailuvions (aurifères) peuvent

aussi être stannifères et l'or étant même quelquefois demeuré soudéaux cailloux d'oxyde d'étain, on conçoit comment ces enchaînementsfacilitèrent les découvertes respectives. Enfin j'admets que si l'ora été connu dès l'âge de la pierre, l'étain a dû être obtenu, sinonau même moment, du moins peu de temps après. Le retard relatifne provient que de la difficulté qu'il y eut d'inventer les procédéspour réduire son minerai à l'état métallique. »

74 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

furent assez doués pour profiter de ces heureuses cir-

constances. Des trois métaux que nous venons de

nommer, l'étain est celui dont les gisements sont les

plus rares, ce qui explique le petit nombre des centres

de fabrication du bronze préhistorique. Mais l'hypo-thèse d'un centre asiatique unique devrait être enfin

abandonnée, comme inconciliable avec la vraisem-

blance et avec les faits.

J'ajoute que ce n'est pas seulement en Gaule, mais

dans bien d'autres pays, que la recherche et même

l'extraction de l'or appartiennent à l'époque préhis-

torique. Dans des travaux souterrains effectués, en

Sibérie, pour l'extraction de l'or, Pallas a signalé, au

xvme siècle, des objets tranchants en bronze, anté-

rieurs, par suite, à la connaissance des outils de fer

dont le bronze ne put soutenir la concurrence 1. Agathar-chide racontait que, de son temps, vers l'an 100 avant

J.-C, on trouvait dans les anciennes mines d'or de

l'Egypte les ciseaux de bronze des ouvriers d'autrefois,

qui, ajoute le géographe, ne connaissaient pas encore

l'usage du fer 2. Plus anciennement, les Egyptiensavaient tiré leur or, à l'état de pépites et de poudre,de la Nubie, dont le nom (Nub = or) correspond exac-

tement à celui d'El Dorado. Sur les bords de la mer

Rouge, les Anciens mentionnent un peuple, les Debae,

qui possédaient de l'or et n'étaient pas encore métal-

lurgistes, car ils échangeaient leur précieux métal contre

du cuivre, du fer et de l'argent 3. Presque toutes les

mines d'or situées sur les rives de l'Archipel étaient déjàabandonnées du temps de Strabon ; mais on conser-

1. Pallas, Voyages, t. IV, p. 601 ; Congrès internat, de Budapest,p. 319.

2. Geogr. minores, éd. Didot, t. I, p. 128-129 : Eûpîcy.ov-raiSa ITIy.ai xaO' ^iiôtç ÉvTOÏÇxPucr£'°'î T0'? ÛTT'sxsivtov/.XTatr/.e'jaa-feïo-i\a~o[i.i5£i [ùvy^aXxaï,ôià TÔJX^TTUTTJVTOOiTiêrjpouy.o.~'ÈXEÏVOVTOVygbvovèfvcoptc-Oxiy^zionv.

3. Strabon, p. 661, 45 ; Diodore, III, 45, 4.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 75

vait en Grèce le souvenir d'une époque, correspondanteà l'âge du bronze, où elles avaient fourni d'immenses

richesses à Tantale, aux Pélopides, à Priam, à Cadmos,à Midas 1. Hérodote nous dit qu'au ve siècle encore avant

J.-C. certaines tribus scythiques avaient des vases d'or,mais ne se servaient ni d'argent ni de cuivre 2. Ainsi

l'exploitation des filons, toujours postérieure à celle

des alluvions et des placers, semble avoir été surtout

florissante à l'époque du bronze et l'on peut approuvercette conclusion de l'ingénieur Zannoni : « L'or me

paraît caractériser le maximum du développement de

la première période des métaux. Mon idée sera-t-elle

étrange en disant (sic) que l'âge du bronze a passé à

l'âge du fer sur un tout petit pont d'or ?3 »

Mais partout où les hommes ont renoncé à la vie

nomade pour la vie sédentaire, ils ont rapidement

épuisé les quantités d'or éparses sur leur sol 4; d'où ce

résultat, encore constaté de nos jours, que l'or se révèle

seulement dans les pays où la civilisation vient de

pénétrer. Ce qui se passe aujourd'hui dans l'Alaska

et dans le sud de l'Afrique a dû se produire bien des

fois dans l'antiquité. La découverte de l'or a été le

plus puissant stimulant de l'industrie naissante et du

commerce, mais aussi une cause de luttes meurtrières

et de guerres d'extermination. Toutefois, l'or épuiséou devenu rare, la région aurifère a gardé, d'une manière

plus ou moins durable, le bénéfice de sa fécondité métal-

lique. D'autres produits du sol ont été recherchés

comme objets d'échange ; les relations commerciales,

1. Ridgeway, op. laud., p. 72.2. Hérodote, IV, 71.3. Congrès international de Budapest, p. 319.4. Sur la rapidité avec laquelle les gisements d'or s'épuisent, voir

L. de Launay, Rev. gén. des sciences, 1895, p. 365. En Australie, ilsuffit de 23 à 30 ans pour que l'or ait disparu à la surface d'un district.Les mines mêmes se vident très vite, témoin celles de la Californie,qui produisaient 336 millions d'or en 1853, et 64 seulement en 1891.

76 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

une fois créées, se sont maintenues en se transformant ;

l'industrie s'est tournée vers l'exploitation et la mise

en oeuvre des autres métaux ; en un mot, la civilisa-

tion s'est implantée, avec la richesse durable qu'elle

apporte, dans les régions dont les richesses superficiellesavaient été rapidement épuisées.

L'épuisement de l'or irlandais, ou, du moins, de la

quantité d'or facile à recueillir, doit être bien antérieur

à la conquête de la Grande-Bretagne, car les Romains

ne savaient pas qu'il y eût de l'or en Irlande et ils l'au-

raient probablement conquise s'ils l'avaient su. D'autre

part, quand on constate, dans les Musées, le grandnombre des bijoux d'or irlandais vers l'an 1500 avant

J.-C. et la pénurie relative d'objets en or appartenantà l'époque du fer, on est tenté de croire que l'épuise-ment du métal jaune a dû se produire bien avant le

ve siècle. Cette hypothèse, qui se présentait avec force

à mon esprit dans les salles du musée de Dublin, per-mettrait d'expliquer ce qu'il y a de singulier dans le

développement de la civilisation matérielle en Irlande

tel qu'il nous est actuellement permis de l'entrevoir.

Avant l'an 1000, une grande richesse, des monuments

magnifiques, une céramique très développée, des rela-

tions commerciales suivies avec la Scandinavie et la

Gaule, peut-être même la prise de possession, par des

Vikings irlandais, de quelques points de notre littoral.

Puis une décadence brusque, une quasi-disparition de

la civilisation matérielle, comme si une invasion de

Barbares venus de l'Ecosse ou de la Scandinavie avait

étouffé la civilisation du bronze et celle de l'or. De la

première époque du fer, presque rien ; de la seconde,

des objets remarquables, mais d'un style tardif et sans

originalité propre, qu'on pourrait croire fabriqués en

Grande-Bretagne ou en Ecosse, parce qu'on y trouve

les mêmes objets en plus grand nombre. A l'époque

romaine, presque rien, nouvelle éclipse; enfin, la grande

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 77

Renaissance irlandaise qui commence vers le ve siècle

et, sous l'influence de Byzancc jointe à celle de la Scan-

dinavie, produit un art nouveau, d'une perfection tech-

nique admirable, dont le Musée de Dublin montre avec

orgueil les chefs-d'oeuvre, en particulier la châsse pyrami-dale en or et en argent qui abrite, depuis le xie siècle,la cloche de saint Patrice.

Il semble bien que l'Irlande n'ait pas été la seule

victime d'une décadence que l'on peut placer vers la

fin de l'âge de bronze, aux environs de l'an 1000, et

dont les effets se firent sentir pendant des siècles. Quandun archéologue, familier avec le développement de

l'âge du bronze en Grande-Bretagne, lit dans César

que les Bretons doivent importer leur cuivre ou leur

bronze 1, alors que les minerais de cuivre et l'étain sont

très communs dans l'ouest de la grande île, il hésite

d'abord à ajouter foi au témoignage du conquérantromain. Mais il n'est vraiment guère admissible queCésar eût représenté les Bretons comme vivant dans

un état aussi primitif si l'activité industrielle dont

témoignent les restes de l'âge du bronze n'avait pas été

alors arrêtée depuis longtemps. Là aussi, comme en

Irlande, bien qu'à un moindre degré, il y eut un recul

de la civilisation, un retour vers la barbarie, pareil à

celui qui se produisit en Asie Mineure à la suite de la

conquête turque. Un phénomène analogue est très

apparent dans l'est de la Gaule. Les stations lacustres

de l'âge du bronze disparaissent en pleine prospérité,comme frappées par une catastrophe soudaine ; le

premier âge du fer témoigne d'une civilisation plus

rude, dont le caractère est plutôt guerrier qu'industriel.En présence de ces faits, nous songeons naturellement

à la ruine de la civilisation achéenne par l'effet de

l'invasion des Doriens et sommes tentés d'admettre

1. César, Bell, gall., V, 12 : Aère utuntur importato.

78 LES CROISSANTS D'OK IRLANDAIS

une corrélation historique entre des événements à peu

près contemporains et ayant présenté le même carac-

tère. On a parlé avec raison d'un premier moyen âge

grec, l'époque où s'élabora l'épopée homérique ; jene suis pas éloigné d'admettre au même moment, et

sous l'influence de causes analogues, un premier moyen

âge celtique.N'est-il pas permis de rattacher le début de ce moyen

âge à la première invasion, dans les Iles britanniques,des tribus qui y ont introduit les langues celtiques ?

Les données chronologiques auxquelles on est arrivé

par d'autres voies concordent bien avec cette hypo-thèse. En 1892, j'ai émis l'opinion que le mot kassiteros,

signifiant l'étain, qui est déjà dans Homère, était un

vocable celtique, désignant la région éloignée d'où

provenait ce métal 1. Deux ans après, dans la seconde

édition de son livre Les Premiers habitants de l'Europe,M. d'Arbois de Jubainville écrivait 2 : « Si l'on admet

la doctrine nouvelle émise par M. Salomon Reinach,si l'on croît que kassiteros, nom grec de l'étain, déjàdans l'Iliade, est en même temps un nom celtique de la

Grande-Bretagne, il faut conclure que les Celtes du

premier ban sont arrivés dans cette île avant la période

homérique, 950-800 avant J.-C, et que la chute du p

indo-européen en celtique a précédé cette date. » Je

crois toujours que kassiteros est un mot celtique et que,

par suite, il y avait des Celtes en Bretagne, ou du moins

sur la côte opposée de la Gaule, vers l'an 900 avant J-.C.

Il est donc raisonnable d'attribuer à une époque un

peu antérieure, c'est-à-dire aux environs de l'an 1000,la première invasion celtique en Bretagne ; or, cette

invasion s'est certainement étendue à l'Irlande dont la

langue dérive de celle des Celtes « du premier ban ».

1. L'Anthropologie, 1892, p. 275.2. D'Arbois de Jubainville. Les premiers habitants de l'Europe,

2e éd., t. II, p. 283.

LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS 79

D'autre part, M. d'Arbois de Jubainville a montré

que les Celtes du second ban, les Belges, qui envahirent

la Grande-Bretagne vers l'an 200 avant J.-C, sont allés,eux aussi, jusqu'en Irlande 1. Car Ptolémée cite dans

l'Irlande du Sud la ville de Menapia 2, qui rappelle

singulièrement le nom des Menapii, peuplade belge

qui habitait aux environs de Cassel, dans le départe-ment actuel du Nord. C'est à cette seconde invasion

qu'il faudrait attribuer l'introduction, en Irlande,

d'objets du style de Latène (le Marnien des archéo-

logues français), dont nous avons signalé plus haut le

caractère tardif et le manque d'originalité. En effet,les origines du style de Latène remontant, en Gaule,aux environs de l'an 500 avant J.-C, il est naturel

que les spécimens de ce style, recueillis en Grande-

Bretagne et en Irlande, appartiennent à l'une des

dernières phases de son évolution décorative. C'est ce

qu'il est facile de constater, quand on connaît le stylede Latène sur le continent, en examinant les objets

analogues tant au British Muséum qu'au Musée natio-

nal de Dublin.

Ainsi l'Irlande, à la fin de l'âge de bronze, a été vio-

lemment celtisêe, et l'on n'a pas le droit de qualifier de

celtique la civilisation primitive de ce pays, dont les

affinités sont plutôt ibériques. C'est la barbarie qui fut

celtique.Antérieurement à cette crise, la civilisation du bronze

et de l'or fut aussi florissante dans le nord-ouest quedans le sud-est de l'Europe; l'Irlande d'alors put pres-

que se comparer à la Grèce mycénienne. Après l'an 1000,

la civilisation européenne rétrograde ou s'étiole, tandis

que la région orientale de la Méditerranée, grâce à la

proximité de la Babylonie et de l'Egypte, reprend rapi-

1. D'Arbois, op. laud., p. 297.2. Ptolémée, II, 2, 7.

80 LES CROISSANTS D'OR IRLANDAIS

dément son essor, pour introduire plus tard, dans l'Eu-

rope occidentale restée ou redevenue barbare, la civi-

lisation gréco-romaine. En Irlande, cette civilisation

ne pénétra qu'avec le christianisme et y trouva un

terrain propice. Mais ce n'était pas un terrain vierge.Les couches profondes de l'île recelaient et nous ont

rendu les monuments d'un passé lointain, alors com-

plètement oublié, où l'Irlande avait joué le rôle d'un

foyer industriel et commercial, peut-être aussi — car

le Druidisme a pu naître là où il est allé mourir — d'un

centre religieux et philosophique.

V

LE COLLIER D'EVORA*

Je voudrais soumettre à l'appréciation de la Société

un objet inédit qui me semble bien mériter étude et

discussion. Je n'ai pas apporté ici l'original, masse d'or

fort lourde d'une valeur de près de £ 300, parce que des

masses d'or ne doivent pas voyager sans escorte; mais

l'atelier du Musée de Saint-Germain en a fait une copie

galvanoplastique et un développement de la déco-

ration, qui peuvent circuler sans inconvénient. Le

fac-similé sera exposé au Musée, l'original restant dans

notre coffre-fort, asile tout désigné pour les lourds

joyaux qui ont une tendance à émigrer vers le creuset

du fondeur, portés par des mains non autorisées (fig. 13).Cet extraordinaire collier —

appelons-le ainsi sans

en préjuger l'usage— est en or massif, au titre de 800,

et pèse 2.300 grammes. Il passe pour avoir été exhumé

en 1883 ou vers cette époque au Portugal, dans la pro-vince d'Alemtejo, non loin d'Evora, par un paysan quicreusait la terre au pied d'un arbre. La bêche dut être

maniée énergiquement, car elle a entamé le métal en

six points voisins. Je ne pense pas que ces entailles

aient été faites par l'inventeur afin de reconnaître si

l'objet était vraiment en or. On m'a dit qu'il avait

1. [Publié d'abord en anglais, sous forme d'une conférence faite àla Société des Antijjuaires de Londres, le 27 novembre 1924, dans

VAntiquaries Journal, 2 avril 1925, t. V, n° 2, p. 123-133].

S. REINACH 6

82 LE COLLIER D EVORA

trouvé trois colliers semblables et que les deux plus

petits furent immédiatement fondus, ce dont j'ai

quelque raison de douter. Le plus grand fut d'abord

acquis par une dame portugaise du nom de Mattos,

qui le légua à sa fille ; celle-ci le vendit au père de

M. Joaquim Avantes Ferreira da Silva qui, après avoir

vainement essayé de le revendre au Musée de Lisbonne,alors à court de fonds, s'en sépara au profit du Musée

de Saint-Germain, où il fut enregistré sous le n° 67.071

(juin 1920), mais n'a pas encore été exposé ni publié.Bien plus lourd et plus habilement décoré que^tout

objet de ce genre— à ma connaissance, du moins —- ce

collier n'est pas tout à fait unique. Emile Cartailhac

et Pierre Paris en ont signalé un autre du même style,

Fig. 13. — Collier d'or provenant d'Evora.

LE COLLIER D EVORA 83

qui aurait été découvert à Penella (fig. 14) ; on connaît

deux localités de ce nom, l'une au nord de Coïmbre,l'autre dans la province d'Oviedo. Ce collier, aussi en

or massif, ne pèse que 1.800 grammes 1. Non seulement

la décoration est très semblable à celle du nôtre, mais le

système de fermeture est identique, comme le montre

la figure publiée par Cartailhac et reproduite par Paris.

Cartailhac écrivait en 18962 que M. da Silva avait

eu la bonne fortune d'acquérir pour le Musée de Lis-

bonne en 1882 l'objet trouvé à Penella, Estrémadure,

1. Une admirable planche en couleur de ce collier a paru en Por-

tugal ; une épreuve, offerte par cele chevalier da Silva, directeurdu Musée de Lisbonne » existe à la bibliothèque du Musée de Saint-Germain. La légende est la suivante : Grande argola di ouro, achadaem Portugal na provincia da Estremadura em 1883, da grandesa dooriginal. Je n'ai vu cette planche dans aucune publication. Cartail-hac l'a reproduite sans indiquer sa source et P. Paris l'a prise à Car-tailhac.

2. L'Anthropologie, 1896, p. 374.

Fig. 14. — Collier d'or provenant de Penella.

84 LE COLLIER D EVORA

qu'il (Cartailhac) avait publié en 1886. Écrivant la

même année 1, M.JLeite de Vasconcellos dit que ce col-

lier avait été acquis par le roi Ferdinand II. Evidem-

ment, ni Cartailhac ni Paris ne l'ont vu. En 1886,

Cartailhac dit que le collier est en deux parties, réunies

d'une façon que M. J. da Silva n'explique pas suffisam-

ment 2. Dix ans après, Cartailhac nous dit que le che-

valier da Silva, à Lisbonne, est plus qu'octogénaire.Je crois qu'il était le père de M. Joaquim Arantes

Ferreira da Silva, qui a cédé le collier le plus lourd à

Saint-Germain.

1. 0 Archeologo portuguès, 1896, p. 21.2. Cartailhac, Ages préhistoriques de l'Espagne et du Portugal,

p. 297.

Fig. 15. — Collier d'or provenant de Cintra.

LE COLLIER D EVORA 85

Quant à la provenance, il est aisé de concilier les

deux indications données, car une Penella est entre

Coïmbre et Evora, dans l'Estrémadure du Portugal.Un autre collier lusitanien, découvert près de Cintra

dans les rochers en 1895 et révélé à Cartailhac par le

même chevalier da Silva, doit d'autant plus être rap-

pelé ici qu'il est conservé maintenant au Musée britan-

nique (fig. 15) 1. Le poids de l'or est de 1.262 grammes.Au lieu d'être une masse solide,

ce collier se compose de trois

tubes adhérents, dispositif qu'onvoit parfois dans l'Europe du

Nord et dont il y a un exempleaux îles Baléares 2. Les ornements

géométriques des tubes sont les

mêmes que ceux du collier de

Penella, mais le système de fer-

meture est tout autre. La diffé-

rence principale, c'est que, dans

le collier de Cintra, la périphérie est décorée de petites

coupes formant saillies, ce qu'on voit quelquefois sur

des objets du premier âge du fer 3et, pour citer un

exemple intéressant, sur un beau cercle d'or ou pendantd'oreille du tumulus des Mousselots (Côte-d'Or), ainsi

orné de 16 petites coupes (fig. 16) 4. Des saillies ana-

logues se trouvent sur un objet d'or espagnol de date

plus tardive, le bandeau dit de Cacérès, où la décoration

n'est plus géométrique, mais se compose de cavaliers

et de guerriers travaillés au repoussé 5.

1. L'Anthropologie, 1896, p. 373 ; 0 Archeologo portuguès, 1897,p. 17 ; P. Paris, Espagne primitive, p. 424 ; Brit. Mus., Bronze âgeGuide, p. 158.

2. Cartailhac, Monuments primitifs des Baléares, 1892, fig. 63.3. Montelius, Ital. septentr., B, pi. 54 ; Forrer, Lexikon, pi. 84. 9.4. Déchelette, Manuel, t. III, fig. 363.5. Paris, op. cit., II, pi. 9.

Fig. 16. — Pendant d'ordes Mousselots (Côte-d'Or)

86 LE COLLIER D'EVORA

Ceci nous mène à la question : les colliers d'Evora et

de Cintra appartiennent-ils au premier âge du fer?

Il y a bien quelques raisons de le croire, par exemplel'existence d'une série de bracelets de bronze, parfois

doré, en forme de tonnelets (fig. 17), qui, découverts

dans l'est de la France, sont décorés dans le style

géométrique le plus riche et incontestablement halls-

tattiens 1. Le collier de Cintra a été attribué à l'époquede Hallstatt par M. P. Paris, mais je crois que son

dernier éditeur, M. Reginald Smith, a eu bien raison

de le réclamer pour l'âge du bronze.

Je suis d'ailleurs certain que le collier

d'Evora est de beaucoup le plus an-

cien. En règle générale, le décor de

l'âge du bronze ne peut être distingué

rigoureusement de celui du premier

âge du fer ; c'est surtout affaire

d'appréciation. Mais il y a un autre

argument à faire valoir. Comme on

l'a remarqué bien des fois, les objetsen or sont plus rares à la période de

Hallstatt qu'auparavant et les spéci-mens hallstattiens ne sont jamais mas-

sifs et lourds, mais généralement creux, pour économiser

le métal. Cela peut s'expliquer aisément comme la consé-

quence de l'épuisement de l'or superficiel qui, spéciale-ment dans l'ouest de l'Europe, était encore très abon-

dant dans la première partie de l'âge du bronze, mais ne

tarda pas à être recueilli. Dès 1866, Gabriel de Mor-

tillet estimait que les paillettes d'or avaient déjà été

ramassées à l'époque néolithique. De lourds anneaux

comme ceux dont il a été question plus haut, pesant

2.300, 1.900, 1.260 grammes, n'ont pu être fabriqués

qu'à une époque où l'or était abondant et, bien que

1. Déchelette, Manuel, III, fig. 340.

Fig. 17.—Tonne-let de bronze desMoydons (Jura).

LE COLLIER D'EVORA 87

recherché avec diligence, n'était pas encore rare. Tel

fut notamment le cas en Irlande, qui était encore un

véritable Eldorado au deuxième millénaire avant J.-C.

Il importe peu que les bijoux très lourds ne soient pas

fréquents dans nos Musées, car l'exception est que de

pareils objets arrivent jusqu'à nous. Ce qui reste n'est

qu'une partie minime de ce qui a été exhumé et détruit

il y a des siècles. L'histoire de ces trouvailles, qui n'a

pas encore été écrite, serait celle d'un long vandalisme.

Même dans un pays de vieille civilisation comme la

France, où les collectionneurs d'antiques ont été sur

le qui-vive depuis la Renaissance, nous connaissons

un grand nombre de découvertes d'objets en or n'ayantlaissé d'autres traces qu'une brève mention ou un

modeste croquis. Aussi avons-nous le droit de juger•de l'état civilisation d'un pays au point de vue de

sa richesse en or, non pas nécessairement d'après le

nombre des joyaux conservés, mais d'après leur carac-

tère et leur qualité.Il est temps que je passe à la description du col-

lier d'Evora. Si nous considérons comme sa base la

section parfaitement cylindrique entre les deux ouver-

tures, le reste du cercle s'élargit progressivement de

la base au sommet. Le décor est strictement géométriqueet rectilinéaire. De chaque côté, vers le milieu, il n'ya pas de décor, mais un espace libre entre deux groupes

d'ornements, au-dessus et au-dessous. Une descrip-tion détaillée du décor est rendue inutile par les deux

dessins développés, dus à M. B. Champion, que je

reproduis (fig. 18 et 19). Ainsi nous pouvons aisément

reconnaître les éléments du décor, gravés sur l'or avec

une merveilleuse sûreté de main et de très'rares irré-

gularités. Ces éléments sont : des losanges ou des

triangles avec hachures transversales, des trianglesavec ou sans ces hachures, des chevrons continus et

lisses, courant entre des triangles hachurés, des fais-

88 LE COLLIER D EVORA

ceaux de lignes parallèles toutes dirigées vers le centre

de l'anneau. Ces faisceaux peuvent être une survivance

de fils métalliques, employés autrefois pour réunir

des tubes, comme dans la figure 15 ; ici, ils remplissentévidemment le rôle de cadres, séparant les groupes

symétriques d'ornements dont ils intensifient l'effet.

Ils sont au nombre de onze, cinq de part et d'autre

du faisceau central, qui court à travers la partie la plus

large de l'anneau.

Ce même principe raffiné de décor géométrique,

impliquant l'existence d'une véritable école, d'une

tradition artistique, paraît sur un certain nombre —

peu considérable, d'ailleurs —d'objets de bronze,

gravés avec le plus grand soin et probablement d'un

caractère religieux. Parmi ces derniers il faut mention-

Fig. 18 et 19. — Développement des ornements du collier d'Evora.

LE COLLIER D'EVORA 89

ner les mystérieux sphéroïdes que Déchelette attri-

buait à la quatrième période de l'âge du bronze 1, bien

que j'incline à les croire plus anciens. Sur le sphéroïde de

La Ferté-Hauterive à Moulins dans l'Allier (fig. 20), nous

pouvons distinguer tous les éléments des gravures

d'Evora, y compris les faisceaux de lignes parallèles

convergeant vers le centre. Mais ici l'ornement couvre

toute la surface ; nous ne trouvons pas cette alternance

de lumière et d'ombre, d'incisions et de surfaces lisses

qui, dans le collier d'Evora, témoigne de scrupules artis-

tiques et d'une délicatesse presque moderne du goût.Le style austère et purement rectilinéaire, avant

de se développer dans le décor du métal, apparaîtdans une série de plaques d'ardoise qui se trouvent

presque exclusivement au Portugal. La silhouette de

quelques-unes de ces palettes est celle d'une figurehumaine très stylisée et dégénérée ; d'autres font

penser au lituus romain et à la crosse ecclésiastique

1. Déchelette, Manuel, II, p. 298.

Fig.j,20.— Sphéroïde de bronze provenantde^ La Ferté-Hauterive (Allier).

90 LE COLLIER D'EVORA

{fig. 22)l. La décoration gravée consiste essentiellement

en rangées superposées de triangles hachurés, au-dessus

1 Siret, Chronologie ibérique, 1913, pi. 6, p. 41 ; Religions del'Ibérie,

Fig. 21. — Lunules d'or trouvés en Irlande.

LE COLLIER D EVORA 91

desquels est un triangle plus grand, renversé, sans

hachures, entouré de zones en éventail. Ces objets,évidemment religieux, peut-être des fétiches, sont

antérieurs à l'âge du bronze et appartiennent au début

de l'époque énéolithique, qui vit naître et grandir le

système décoratif de l'époque suivante.

Au Congrès international de Lisbonne, en 1880,

l'historien Henri Martin fit observer que les crosses

du Portugal paraissent aussi sur certains dolmens de

Bretagne et même, bien plus tard, sur des monnaies

autonomes de la même région. D'autres savants ont

insisté sur les crosses des Etrusques, des Hittites,ainsi que sur celles qu'on voit sur certaines statues

grossières, probablement énéolithiques, qui ont été

découvertes à Collorgues (Gard) 1. Il semble prématuréde tirer de ces faits des conclusions ethnographiques,mais ce sont des faits. L'existence d'un même instru-

1908, pi. 7 ; Cartailhac, op. cit., p. 92 ; Schulten-Gimpera, Hispania,pi. 3.

1. S. Reinach, Statuaire en Europe, p. 15.

Fig. 22. — Crosse de schiste trouvée au Portugal.

92 LE COLLIER D'EVORA

ment ou symbole en Portugal, en Provence, en Armo-

rique, dans l'Italie centrale, en Asie Mineure, et non

ailleurs, ne peut être attribuée au hasard. Il faut tenir

compte de ce problème, à défaut de le résoudre.

Au cours de ces trente dernières années, la pénin-sule ibérique, ce magasin d'antiquités encore mal con-

nues, a révélé une série riche et délicate de poteries

incisées, appartenant à l'époque énéolithique et se

poursuivant aussi dans la première partie de celle du

bronze. Cette poterie a été recueillie en quantité à

Palmella près de Lisbonne, à Ciempozuelos près de

Madrid, en compagnie de petits instruments de cuivre,

mais non de haches. Les motifs, strictement rectili-

nêaires, sont semblables à ceux des ardoises gravées ;

nous y observons aussi des faisceaux de lignes paral-lèles séparant les groupes décoratifs. Un fait encore

inexpliqué, qui suggère une régression ou quelque grand

désastre, est le pauvre développement de l'âge du

bronze de la Péninsule, où pourtant le cuivre et l'étain

se rencontrent en abondance, de sorte que la pauvreté

que nous signalons a quelque chose de paradoxal ;

mais le début de l'âge du bronze est très riche en belle

poterie, et celle-ci a certainement exercé une influence

notable sur la poterie d'une grande partie de l'Eu-

rope. Une preuve de cette influence est la diffusion des

vases gravés en forme de tulipe, dont les admirables

céramiques de l'âge du bronze britannique ne sont que

des dérivés indépendants. M. Siret, l'archéologue belgeétabli en Espagne, qui est aussi hardi que savant, et

parfois même davantage, a récemment proposé tout un

système pour expliquer cela. Il part de l'observa-

tion que l'or et l'argent sont très rares dans les dépôtsde l'âge néolithique en Espagne, alors que ces dépôtscontiennent beaucoup d'objets importés d'Orient : oeufs

d'autruche, petits vases en albâtre, ivoires. Plus tard, à

l'âge du bronze, il n'y a plus de petits objets orien-

LE COLLIER D'EVORA 93

taux, mais ceux d'or et d'argent se trouvent en grandnombre. Reprenant donc les thèses de Movers et de Nils-

son, M. Siret nTiésite pas à admettre, depuis le début

du néolithique, la présence de marchands sidoniens,

travaillant, vers 1500 avant J.-C, pour leurs patrons

égyptiens. Ces négociants orientaux introduisaient

leurs marchandises dans la péninsule et en tiraient,

en échange, l'or et l'argent. Vers 1200, l'invasion cel-

tique obligea les Sidoniens à se retirer à Gadès, d'où

ils étendirent leur commerce aux côtes de l'Atlantiqueet même à la Scandinavie. Les envahisseurs celtiques

gardaient l'or pour eux et en faisaient des bijoux. Entre

temps, les artistes ibériques qui pouvaient échapperà la tyrannie des Celtes portèrent leur industrie, en par-ticulier leur art céramique, dans l'Europe occidentale

et centrale. — Un savant plus prudent, M. Nils Aoberg 1,

bien que n'admettant pas tout le roman de M. Siret,

pense aussi que l'industrie ibérique s'est répandue,

par vagues successives, jusqu'à la Suède et la Carélie.

Non que l'Europe ait été envahie par des hordes ibé-

riques ; les nombreuses régions intermédiaires où les

objets de type ibérique sont inconnus excluent pareille

hypothèse. Mais de grandes lacunes dans nos informa-

tions peuvent être justifiées si nous admettons que des

groupes industriels, originaires d'Ibérie et voyageantvers l'Est, se sont transportés rapidement, à la façon

de tsiganes, d'une région hospitalière à une autre. Si

l'on fait abstraction des Sidoniens et des Celtes, dont

il a raison de ne pas s'occuper, puisque ces noms soulè-

vent des difficultés chronologiques insolubles, il appert

que les idées de M. Aoberg ne diffèrent guère de celles

de M. Siret et en ont évidemment subi l'influence.

L'état de nos connaissances conseille sans doute la

1. Nils Aoberg, La civilisation ênêolithique dans la péninsule ibérique,Paris, 1922.

94 LE COLLIER D'EVORA

prudence, mais nous devons apprendre à nous incliner

devant l'évidence, au lieu d'opposer paresseusement des

fins de non recevoir. Il est évident, à mon avis, qu'une

poterie presque identique apparaît en Espagne (la

céramique d'Argar ou de l'âge du bronze) et en

Bohême ; que l'art décoratif de Palmella et Ciempo-

zuelos, qui est énéolithique, se trouve sur nombre de

bronzes incisés, notamment en Saxe, de sorte que le

style géométrique du Portugal à l'âge du cuivre peutêtre considéré comme le prototype d'une bonne partiede la décoration européenne ; que les hallebardes des

époques du cuivre et du début du bronze, nombreuses

en Espagne, en Irlande, en Ligurie, dans certaines par-ties de l'Allemagne, mais tout à fait inconnues dans

le proche Orient, sont d'origine ibérique. La puis-sance d'un courant occidental ne peut être niée,

quelque explication qu'on en propose. L'hypothèse

celtique de M. Siret n'est pas satisfaisante ; bien plus,elle est chronologiquement impossible. Au fait, j'ignorece qu'on entend par la décoration celtique ; j'ignoresi les tribus guerrières qui parlaient des langues cel-

tiques possédaient un système décoratif ; il est plus

probable qu'elles adoptèrent celui des tribus qu'elles

soumirent, comme lorsque les Arabes soumirent les

Persans, que les Turcs soumirent les Arabes. Mais ce que

je vois clairement c'est que, si nous laissons de côté

comme trop éloignée la poterie peinte géométrique de

Suse, les spécimens les plus parfaits du style géomé-

trique ne doivent pas être cherchés dans la Grèce post-

mycénienne, mais en Lusitanie, et qu'ils sont beaucoup

plus anciens en Lusitanie qu'en Grèce.

Je n'ai pas encore fait allusion au rapprochementle plus frappant suggéré par le collier d'Evora : la

décoration n'est pas seulement analogue, mais presque

identique à celle des lunules irlandaises. En 1900,

après un court séjour à Dublin, j'ai traité de ces lunules

LE COLLIER D'EVORA 95

dans la Revue Celtique (1) et j'ai montré que, loin d'être

postérieures à notre ère, comme le croyaient encore

quelques savants irlandais, elles appartiennent à une

époque très lointaine. MM. Coffey, Armstrong l'et

d'autres, je suis heureux de le dire, ont souscrit à[mamanière de voir. L'identité du décor des lunules et du

collier d'Evora peut être saisie au premier coup d'ceil

si l'on regarde les bons dessins publiés par Armstrong

(fig. 21) 2. On dirait que ces bijoux d'or avec gravuresincisées sont sortis d'un même atelier. Ici encore,

nous remarquons que la décoration est discrète, limitée

à une partie du croissant, dont le reste est seulement

poli avec soin. "i

Que les civilisations de l'Irlande et du Portugal,à l'époque néolithique et au début de l'âge du bronze,

offrent beaucoup de caractères communs, c'est ce qui a

été dit, je crois, ponr la première fois en 1880, au Con-

grès d'archéologie de Lisbonne, par Henri Martin, Caza-

lis de Fondouce, Cartailhac et John (plus tard sir John)Evans. Des types semblables de pointes de flèche en

silex se rencontrent en Irlande, sur la côte française de

l'Atlantique et souvent en Provence, de sorte queCazalis put émettre l'hypothèse que cette civilisation

était ligure. A quoi l'on peut ajouter que les mêmes

hallebardes métalliques, qui sont figurées aussi sur

des rochers ligures, se rencontrent en Irlande et au

Portugal. L'une et l'autre région était riche en or ;

ici, les gisements de Wicklow, encore exploités au

xixe siècle ; là, les sables aurifères du Tage, opaci arena

Tagi, comme dit Juvénal, du Douro, du Mondego,du Mino. Les textes relatifs à l'or irlandais et ibé-

rique ont été souvent réunis et commentés ; il suffit

1. Voir plus haut p. 45-80.2. Je regrette de ne pouvoir publier le dessin d'une lunule qui

curait été découverte dans un dolmen près d'Allariz en Galice ;voir Breuil, Proc. Royal Irish Academy, avril 1921, p. 8.

96 LE COLLIER D'EVORA

d'en signaler ici l'importance à des époques reculées.

Au Congrès déjà mentionné de 1880, John Evans

émit l'hypothèse que des Lusitaniens avaient passéla mer et s'étaient établis en Irlande. En fait, les anciens

croyaient que l'Irlande faisait face à la Lusitanie, ce

que peuvent expliquer les courants de l'Atlantique.

L'hypothèse contraire — l'établissement d'Irlandais en

Lusitanie — est moins vraisemblable, parce que le

développement de la décoration géométrique, depuis

l'âge du cuivre, trouve une explication satisfaisante au

Portugal, mais non en Irlande.

La chronologie relative des lunules irlandaises a été

heureusement établie par la découverte, faite en 1864,

de deux lunules, en contact avec une hache de bronze

de type archaïque. La chronologie absolue est encore

matière à discussion. A en croire Montelius et Hubert

Schmidt, l'âge du bronze, dans l'Europe occidentale,

a commencé vers 2500 ou 2300 avant notre ère. Coffey,

réagissant contre un système accrédité de dates basses,

place les lunules vers 1500, ce qui est encore, à mon

avis, trop près de nous. D'autre part, M. Siret, esti-

mant que l'Europe occidentale a toujours été fort en

retard sur le proche Orient, pense que l'âge du bronze

occidental n'a pas commencé avant 1200. Il a été amené

à cette conclusion, qui me semble tout à fait inadmis-

sible, par son hypothèse sidonienne, qui l'obligeait à

synchroniser l'âge du cuivre ibérique avec la XVIIIe dy-nastie égyptienne. S'il avait su que les récentes fouilles

françaises en Syrie nous inclinent à considérer la civi-

lisation phénicienne comme plus ancienne de huit ou

dix siècles qu'on ne le supposait, il aurait pu retoucher

sa chronologie en une certaine mesure sans abandonner

sa thèse principale. La vérité peut être entre les opi-nions de Montelius et celle de Siret, mais certainement

plus près de Montelius, dont les dates ont été regardéescomme trop hautes par lord Abercromby et sir Arthur

LE COLLIER D'EVORA 97

Evans, mais sont généralement acceptées par les savants

français comme d'accord avec la durée et l'importancedes époques du cuivre et du bronze dans leur pays.

A quoi servait le collier d'Evora ? Je n'admets pasun instant qu'il fût porté comme ornement par une

personne vivante, prêtre ou roi ; il est, pour cela, beau-

coup trop lourd. Mais quand nous voyons, au ve siècle

et plus tard, quels magnifiques et pesants joyaux char-

geaient les statues ibériques de divinités, telles quecelles d'Elche et du Cerro de los Santos — coutume quia survécu dans l'Espagne catholique

— nous pouvonsbien soupçonner qu'à une époque plus ancienne et

sans images un arbre sacré a été orné de lourds anneaux

spécialement fabriqués à cet effet. Le poète Lucain,

qui était espagnol de naissance, décrit un chêne sacré

sublimis in agro, qui porte les anciens trophées de

guerre du peuple et les présents consacrés des chefs :

Exuvias veteres populi sacrataque gestansDona ducum...

A ces exuviae, à ces dona ducum, suspendus aux

branches d'un vieux chêne — ce qui explique qu'ils

puissent s'ouvrir et se fermer —appartiennent, je

crois, les anneaux et cercles de métal qui sont troplourds pour être des parures. Bien entendu, ces objets

pouvaient être aussi conservés dans un sanctuaire, non

en plein champ comme les exuviae de Lucain ; mais

ce qui m'importe, c'est qu'ils devaient être suspendus,non portés comme des ornements personnels. Avant

d'orner les rois l'or orna les dieux.

Un cas parallèle, bien plus tardif, peut-être empruntéau chroniqueur Guillaume de Jumièges. Vers 910, le

premier duc de Normandie, Rollon, avait suspenduses bracelets d'or aux branches d'un chêne, où ils

restèrent trois ans, sans que personne osât y tou-

S. REINACH

98 LE COLLIER D'EVORA

cher 1. Evidemment, bien que le chroniqueur ne l'ait pas

compris ainsi, c'était une offrande religieuse, protégée

par un tabou : sacrata... dona ducis.

Ayant eu le plaisir de présenter à cette docte compa-

gnie un spécimen de premier ordre de dessin géomé-

trique, on pourrait attendre de moi que j'abordasse une

fois de plus la vieille question de l'origine de ce style,dont l'intérêt a encore été ravivé par la découverte extra-

ordinaire de la céramique peinte de Suse, appartenantà l'âge du cuivre, mais considérée comme plus ancienne

de dix siècles que l'âge du cuivre européen 2. Mais ce

problème est trop compliqué pour être traité in tran-

st'ftt, et je me contenterai ici de quelques aphorismes :

1° Le décor géométrique doit être absolument dis-

tingué du style géométrique, le premier existant presque

partout, dans le Nouveau comme dans l'Ancien Monde8,,le second étant beaucoup plus rare et le produit d'une

longue élaboration ;2° Les arts du textile et de la sparterie ont certaine-

ment influencé, à leurs débuts, les différents styles

géométriques, mais n'expliquent ni leurs progrès ni

leur qualité supérieure, intimement liés à un instinct

essentiel de l'esprit humain, la faculté et le goût de

l'abstraction ;3° Il semble résulter de là qu'aucune explication

monogéniste n'est vraisemblable, bien que certains,

groupes de styles géométriques, quand ils ne sont pas

géc graphiquement trop éloignés—- comme l'Elam du

Portugal^- doivent être comparés et, si possible,

ramenés à une source commune ;

4° Le fait que l'art primitif, à l'époque du renne,,est naturaliste et incline vers la stylisation, ne doit pas

1. H. Martin, Histoire de France, II, p. 502.2. Délégation de la Perse, t. XIII, p. 1, 41 sq-, ; Morgan, Premières-

civilisations, p. 197 et suiv.3. Morgan, p. 202 ; Pottiêr, Catalogue de vases, I, p. 220.

LE COLLIER D'EVORA 99

servir d'argument en faveur de la thèse actuellement

fort répandue qui considère tout ornement comme le

résidu d'une pictographie—

par exemple tout losangecomme l'image conventionnelle d'un poisson, tout

triangle comme l'image dégénérée du sexe féminin.

Ceux qui soutiennent ces opinions oublient que de

longs siècles avant l'âge du renne, les beaux silex de

saint Acheul et de Solutré témoignaient d'un goûtincontestable pour la symétrie, les lignes harmonieuses

de ce que nous pouvons appeler, dans l'esprit de Pla-

ton, l'esthétique géométrique. Si l'art naturaliste dégé-nère aisément et partout en stylisation, c'est parce quela géométrie, dernier produit de la stylisation, exerce

par elle-même un immense attrait sur l'esprit humain

et la faculté d'abstraction qui le caractérise. A l'appuide ce que je viens de dire, on peut, aujourd'hui même,

invoquer le témoignage des enfants qui tracent dans

le sable des triangles, des carrés, des cercles, qui s'amu-

sent à tailler des figures géométriques et symétriquesdans une feuille de papier pliée en deux ou en quatre,même avant qu'ils n'essaient de dessiner un animal ou

un homme. Pour les sauvages contemporains, cela est

moins clair ; mais alors qu'on a signalé leurs pictogra-

phies, traitées ou non d'une manière conventionnelle,

je me demande si l'on a observé avec la même attention

les effets de leur goût naturel pour la symétrie 1.

1. [Sir Arthur Evans, répondant à cette communication à la finde la séance, s'exprima ainsi : « Ayant revisé quelques-unes de mes

opinions, je suis prêt à reporter bien plus haut l'âge du bronze occi-dental, en particulier sur la foi de perles de verre importées d'Egypte.La thèse de M. Reinach contribue à révéler l'ancienne civilisationde l'extrême Ouest. » Pourtant, lorsque les découvertes d'Alvao etde Glozel nous dévoilèrent, dans toute son antiquité et son originalité,la civilisation protonéolithique de l'Europe occidentale, Sir ArthurEvans ne trouva rien de mieux, pour maintenir le mirage oriental,que de dénoncer les objets exhumés comme oeuvres de faussaires !Voir mes Êphémérides de Glozel, 1927, p. 238 et 260. — 1929.]

VI

LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE CELTIQUE*

On sait quel rôle ont joué le commerce de l'ambre

et celui de l'étain dans l'établissement des plus an-

ciennes relations entre les pays méditerranéens et ceux

que baigne la mer extérieure (Océan, Manche, mer du

Nord). S'il peut encore subsister quelque incertitude

sur la provenance européenne de l'étain et de l'ambre

employés en Egypte dès le trentième siècle avant notre

ère 2, il ne paraît pas douteux que ces matières n'aient

été apportées au monde mycénien, vers le xve siècle,des régions stannifères et électrifères situées au nord-

ouest de l'Europe. En ce qui concerne la route de

l'ambre, les indices d'ordre archéologique ne font pasdéfaut. Ainsi, M. Montelius a insisté, après d'autres

savants, sur l'analogie frappante qui existe entre cer-

taines antiquités mycéniennes et les bronzes Scandi-

naves du premier âge du bronze (1700-500 av. J.-C.) ;le même style, caractérisé par l'emploi des spirales, se

constate en Hongrie, en Autriche, en Bohême, dans le

nord-est de l'Allemagne, le Danemark, la Suède et

la Norvège, alors que le reste de l'Europe n'en présente

pas d'exemples à cette époque reculée. « Il est donc

clair, conclut Péminent conservateur du musée de

Stockholm, que cette décoration nous est venue par

1. [Revue Celtique, 1899, p. 12-29, 117-131.].2. Cf. S. Reinach, Le Mirage oriental, p. 33.

LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE CELTIQUE 101

la route de l'Elbe, qui mettait le sud-est de l'Europeen communication avec le nord. La présence, dans les

tombes de Mycènes qui renfermaient les objets ornés

de spirales, de plusieurs centaines de perles d'ambre,atteste de la manière la plus formelle que la route du

nord était déjà fréquentée à cette époque ; il est possible

qu'elle fût même ouverte depuis très longtemps.

L'analyse chimique a prouvé que l'ambre exhumé

à Mycènes était bien originaire de la Baltique. Les

tombes où on l'a recueilli datent des environs de l'an

1500 avant J.-C1.»

Je voudrais appeler l'attention sur une autre subs-

tance précieuse qui, à une époque reculée, quoiquemoins ancienne que celle dont il vient d'être question,a donné lieu à des relations commerciales entre le midi

et l'est de la Gaule, d'une part— la Gaule, l'Egypte

et la côte occidentale de l'Inde, de l'autre. Cette subs-

tance est le corail, c'est-à-dire, comme on le sait depuis

1723, un calcaire marin d'origine animale, oeuvre de

certains polypiers. L'antiquité, le moyen âge, la Renais-

sance et même le xvne siècle ont cru que les coraux

étaient des pierres ou des plantes marines pétrifiées2

;c'est à Peysonnel, médecin marseillais, qu'on doit la

réfutation de ces erreurs.

Très employé, depuis le moyen âge et aujourd'hui

encore, par la bijouterie de demi-luxe et, en particulier,

par la bijouterie religieuse, qui en fait des chapeletset des patenôtres, le corail a été presque complètement

négligé, en tant que matière décorative, par les Grecs,les Etrusques et les Romains ; il ne paraît avoir été

travaillé ni en Egypte, ni en Babylonie, ni en Perse;

1. Montelius, Les temps préhistoriques en Suède, trad. S. Reinach,p. 62.

2. AiOdSevSpov(Dioscoride), Xiôoç6aXâ<7<rioçÈpuôpatoç(Hésychius). Voirles textes dans le Thésaurus d'Estienne, éd. Didot, s. v. xopâXXtov,et

Pottier, art. Corallium dans le Dictionnaire de Saglio.

102 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

en revanche, on trouve beaucoup d'objets métalliques

rehaussés de corail en Gaule, mais seulement dans une

certaine région de la Gaule et pendant une période déter-

minée de son histoire. Très fréquent dans une partie

de la Gaule indépendante, le corail est inconnu à la

Gaule romaine et à la Gaule franque. A cet égard, il

y a un contraste digne d'attention entre l'ambre et le

corail. L'ambre se montre en Gaule vers la fin de

l'époque néolithique (grottes du Petit-Morin) et ne cesse

d'y être recherché jusqu'à l'établissement définitif du

christianisme ; le corail entre en scène plus tard, vers

la fin du premier âge de fer, pour se multiplier à

l'époque suivante et disparaître ensuite pendant plu-sieurs siècles. 11 y a là une série de phénomènes en

apparence fort singuliers, paradoxaux même, qu'ilest nécessaire d'étudier de près avant d'en entreprendre

l'explication.

I

La première question à examiner est celle de l'originedu corail.

Pline l'Ancien écrit 1qu'on pêche le corail le plus

estimé autour des îles Stoechades (îles d'Hyères) 2, des

îles Eoliennes (Lipari) et du cap Drepanum (Trapanien Sicile). Il en vient aussi près de Graviscae (sur la

côte de l'Etrurie) et devant Neapolis de Campanie

(Naples). Toutes ces localités sont situées sur la côte

méridionale de la Gaule et sur la côte occidentale de

l'Italie, sur un arc de cercle dont le rayon ne dépasse

pas 150 lieues. Les autres provenances que mentionne

Pline étaient certainement sans importance au pointde vue commercial. Dans la mer Rouge et dans le golfe

Persique, nous dit-il, le corail est noir ; or, le corail

1. Pline, Hist. nat., XXXII, 21 (éd. Littré, t. II, p. 374).2. Voir Desjardins, Géogr. de la Gaule romaine, t. I, p. 180. Les

Stoechades s'appelaient aussi AiyucrtSEÇ (Etienne de Byzance).

LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE CELTIQUE 103

noir n'est que du corail pourri, altéré par l'hydrogènesulfuré que produit, dans la vase, la putréfaction des

rameaux 1, et bien qu'on l'emploie quelquefois, à Naples,

pour les bijoux de deuil, il ne semble avoir joui d'au-

cune estime chez les Anciens. Pline parle encore du

corail d'Erythrée, mais en ajoutant qu'il est tendre

et, par cette raison, sans valeur (molle et ideo vilissi-

mum). Ainsi le corail « du commerce » provenait, à

titre exclusif, de la mer Tyrrhénienne 2. L'auteur de

l'article Corallium du Dictionnaire des Antiquités écrit,il est vrai (p. 1.504) : « On le récoltait principalementdans les eaux de la Méditerranée et sur les côtes de

Gaule et de Bretagne. » Mais l'idée que l'on recueillait

du corail dans l'Océan résulte d'un malentendu. On

lit, en effet, dans Ausone 3 : « La côte tout entière des

Bretons de Calédonie offre un spectacle semblable

quand le reflux laisse à nu les algues vertes et ces

rouges coraux 4, et ces blanches perles, végétations des

coquillages » Ce texte n'est qu'une amplificationde rhéteur. Il y avait bien des perles sur les côtes

d'Ecosse, et plusieurs auteurs latins en ont fait men-

tion 5; mais personne n'y signale le corail en dehors

d'Ausone, qui, dans l'espèce, ne mérite pas d'être cru.

De même, on aurait tort de prendre à la lettre ce

que dit Denys le Périégète des bouches de l'Indus

(v. 1103) :

niv-n) •yàpXi6o{èarîv èpuôpoOxoupaXiotonâvn] ô'av TOTprjcivûiro tpXÉ6sçùôîvoucriXpu<jEÏî)i;/.•jdvffiTSxaXrjvizk&y.a.csMiçeipoio.

1. Voir l'art. Corail dans la Grande Encyclopédie, p. 920.2. Dans les Cynegetica de Gratius Faliseus (v. 404), il est question

de coraux de Malte, Melitensia curalia, dont on faisait des colliers

pour préserver les chiens de la rage. Je ne connais pas d'autre mentiondu corail maltais.

3. Ausone, Moselle, 69 (trad. La Ville de Mirmont).4. Cum virides algas et rubra coralia nudat Aestus...5. Suétone, Div. Julius, 47 ; Tacite, Agric, 12 ; Mêla. III, 6, 5 ;

Pline, IX, 116 ; Ammien, VI, 88.

104 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

Denys parle ici de richesses minérales contenues

dans le sol, non des produits de la mer ; la pierre qu'il

appelle X£6oçêpuOpoDxoupaiUoto peut être un grenat oriental,

ou plutôt le coralloachates de Pline 1, pierre rouge comme

le corail et parsemée de gouttes d'or, qui se trouvait

précisément en Inde 2. Ce n'est certainement pas le

corail marin.

Aujourd'hui, le centre principal de la fabrication des

objets en corail est Naples, et la plus grande partie du

corail employé à cet effet provient des côtes d'Algérie

et de Tunisie. En 1885, cinquante-quatre bateaux,

montés par 340 hommes, ont été employés à la pêchedu corail dans les seuls quartiers de La Calle et de Bône 3.

Mais ces pêcheries, devenues de nos jours si importantes,étaient complètement inconnues dans l'antiquité ; on

n'en trouve aucune mention ni dans Pline ni ailleurs,

alors que les renseignements fournis par les textes sur

cette partie du bassin de la Méditerranée sont singulière-ment abondants et précis*.

1. Pline, XXXVII, 153.2. On la recueillait également en Crète (Solin, V, 25 ; éd. Mommsen,

p. 59).3. Grande Encyclopédie, art. Corail, p. 920.4. Tissot écrit (Géogr. de la prov. rom. d'Afrique, t. I, p. 321 ) :

« La pêche du corail et des éponges, si fructueuse encore sur les côtes

barbaresques, a dû être, dans l'antiquité, une des principales indus-tries du littoral libyen. Pline ne nomme pas l'Afrique parmi lescontrées qui produisaient le corail le plus estimé, mais il n'en est panmoins probable que les bancs de Thabraca et de quelques autres

points des côtes numides devaient être activement exploités, puisque,au témoignage même du naturaliste romain, l'exportation avaitrendu cette matière si rare qu'on ne la voyait plus guère, de son

temps, dans les pays qui la produisaient. » Tissot a mal compris letexte de Pline, qui parle seulement de la rareté du corail en Gaule,comme le prouve évidemment le contexte. Du reste, la suite du pas-sage fournit à Tissot un argument contre ses propres conclusions.« Pline, par contre, parle à plusieurs reprises des éponges d'Afrique.Celles des Syrtes laissaient sur les rochers une couleur rougeâtre, etc. »Comme Pline mentionne les spongiaires de cette région du littoralméditerranéen (Hist. Nat., XXXI, 47), il est clair que, s'il ne dit mot

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 105

II

Je vais montrer maintenant que, dans l'antiquité,

l'usage décoratif du corail se constate presque exclusi-

vement en pays celtique et dans les régions où l'in-

fluence des Celtes s'est exercée.

En Asie (Babylonie, Assyrie, Perse, Phénicie, etc.)et en Egypte, je ne sache pas qu'on ait encore décou-

vert un seul morceau de corail travaillé. En Grèce, où

la première mention de corail paraît, au Ve siècle, dans

Pindare 1, le corail ouvré est également inconnu.

Une inscription de Magnésie2

mentionne, à la vérité,

des KopaXAioirXâcTai et le mot [Kop]<£XXiovse lit dans une

inscription attique qui énumère des ex-voto 3; mais

il est probable qu'il s'agit là de poupées, Kdpai, que

KopàAÀwv est un diminutif de Kdpv] et que le K6paAXtoitAà(TTY]çest un fabricant de petites poupées 4. Une épitapheathénienne a donné le nom de femme KopàXXiov, dimi-

nutif familier que Pape et Benseler traduisent par« Puppel

5 ».

M. Perrot signale, d'après M. Pais, une amulette en

corail découverte en Sardaigne, qui représente deux

uraeus égyptiens 6. Si cet objet était authentique, il serait

des polypiers, c'est qu'il en ignore l'existence et que les pêcheriesadmises par Tissot n'existaient pas du temps des Romains.

1. Pindare, Nem., VII, 116. Le nom n'y est pas, mais la périphraseemployée paraît bien désigner le corail. Cf. Blùmner, Terminologieand Technologie, t. II, p. 378.

2. Corp. inscr. graec, 3408.3. Corp. inscr. attic, III, i, n° 238 a.4. Comme le fait remarquer M. Blûmner (Terminologie, t. II,

p. 379), le verbe TtXâo-o-Eivconviendrait fort peu au travail d'une matièredure comme le corail.

5. Dans Alciphron, Epist., I, 39, 8, le mot xopâXXiovparaît signifier« figurine ». Hercher traduit imaguncula (Epistolographi graec, éd.

Didot).6. Pais, La Sardegna, p. 50 ; Perrot et Chipiez, Histoire de l'art,

t. III, p. 861.

106 LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE CELTIQUE

fort intéressant, car on ne pourrait guère l'attribuer

qu'à l'industrie phénicienne ; mais comme on fabrique,dans l'Italie contemporaine, un très grand nombre

d'amulettes en corail, il est permis de supposer que cette

trouvaille isolée est le résultat de quelque supercherie.Je n'éprouve pas moins de méfiance à l'endroit des

objets en corail réunis autrefois par un collectionneur

de Pérouse, M. Guardabassi, et décrits (mais non figu-

rés) par lui 1. L'auteur commence par rappeler qu'ilexiste au musée de Naples deux morceaux de corail

travaillé, découverts à Pompéi ; puis il signale, dans

son propre cabinet : 1° deux colliers de corail, provenant

d'Arna, près de Pérouse; un des grains représenteun Triton soulevant une Néréide ; 2° un morceau de

corail, acquis à Rome, portant deux inscriptions jugées

étrusques par Conestabile ; 3° un chaton de bague en

corail, avec gravure représentant le buste d'un Faune

et quelques caractères romains. Ces objets sont suspects

par le fait même des singulières inscriptions qu'ils

portent. En revanche, on peut admettre l'authenticité

d'une figurine en corail mentionnée sous le n° 3.490

dans le Catalogue de la Bibliothèque impériale parM. Chabouillet ; elle a été donnée à cet établissement

par J. de Witte, mais on n'en connaît pas la provenance

(sans doute italienne).Nous savons aussi avec certitude qu'on a trouvé du

corail dans les anciennes nécropoles voisines de Bologne.« Parmi les objets du tombeau n° 108, non combuste

(fouilles De Lucca), j'ai découvert un joli morceau

de corail rouge non façonné et qui a gardé en partiesa couleur ; dans le même tombeau, il y avait aussi

*

un morceau d'ambre rougeâtre, non façonné, percé à

l'une des extrémités. Sur une fibule en bronze trouvée

dans le tombeau n° 73, fouilles Benacci, j'ai vu aussi

1. Bullettino dell' Institulo di Corrispond. archéol, 1876, p. 92.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 107

des débris de deux boutons en corail rouge un peucalciné 1. » Ce témoignage de M. Capellini, juge compé-

tent, est formel. Mais les tombes dont il s'agit n'appar-tiennent ni à l'époque ombrienne, ni à l'époqueromaine : ce sont des tombes gauloises. Les études sub-

séquentes de MM. Brizio et Zannoni ont mis hors de

doute le caractère celtique d'une partie des tombes

explorées dans les predii Benacci et De Lucca 2. Ces

sépultures, toutes à inhumation, ont fourni des armes

et des bijoux identiques à ceux qu'on recueille dans les

tombes gauloises de la Champagne où, comme nous le

verrons tout à l'heure, le corail est extrêmement fré-

quent. Les tombes gauloises des environs de Bologne

appartiennent au ive siècle ; les plus anciennes doivent

être voisines de l'an 400 avant J.-C 3; les plus récentes

ne peuvent guère être postérieures à l'an 2004. Ce sont

là des dates qu'il ne faut pas oublier quand on cherche

à fixer l'époque des vastes cimetières gaulois de la

Champagne, nécessairement contemporains, ou peus'en faut, des cimetières analogues du Bolonais.

Des objets métalliques rehaussés de corail se sont

rencontrés dans les nécropoles celtiques de l'Allemagne 5.

Aucune liste de ces objets n'a encore été dressée et,dans l'état actuel de nos connaissances, on ne peut guère

songer à tenter un pareil travail, même au prix d'un

voyage à travers tous les musées allemands. En effet,il n'en est pas du corail comme de l'ambre, qui peut

1. Congrès international a"anthropologie. Session de Budapest.Compte rendu, t. I, p. 447.

2. Voir Bertrand et Reinach, Les Celtes, p. 172 et suiv.3. Voir 0. Montelius, La civilisation primitive en Italie, t. I, p. 356.4. Liv. XXXVII, 57 ; XXXIX, 55 ; cf. Brizio, Tombe e necropoli

galliche délia provinc.ia di Bologna, p. 3.5. C'est à tort,cependant,qu'il a été questionde poignées d'épées de

Hallstatt « incrustées d'ambre et de corail » (Bertrand et Reinach,Xe,9 Celtes, p. 145) ; on a bien découvert de l'ambre à Hallstatt,mais pas de corail.

108 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

être reconnu avec certitude à première vue. Le corail

blanchit souvent avec l'âge, sous l'influence de diverses

actions chimiques1

; resté rouge ou devenu blanc, il se

distingue difficilement de certaines pâtes vitreuses qui

ont été employées de la même manière à la décoration

du métal. Le recours au microscope ne suffit pas à

lever les doutes : il faut sacrifier un fragment de la

matière pour en tirer une lamelle (Dùnnschliff). Dans

ces conditions, on comprend que la détermination

scientifique des coraux soit parfois très malaisée et que

des confusions puissent facilement se produire. Ainsi,

en 1885, 0. Tischler a analysé certaines incrustations

pratiquées dans les cavités d'un collier de bronze décou-

vert à Saalfeld et conservé au musée de Meiningen ; on

croyait que la matière de ces incrustations était la

dent de castor ; Tischler établit qu'il s'agissait de corail 2.

Lindenschmit a signalé des incrustations de corail

blanchi sur des fibules des musées du Hanovre, de Ber-

lin et de Prague 3.

Le musée de Carlsruhe conserve une fibule à tim-

bale (Paukenfibel), découverte avec des objets de la

fin de l'époque de Hallstatt dans le tumulus d'Allen-

bach (Bade) ; cette fibule est incrustée de corail*.

1. Voir Olshausen, Verhandlungen der Berliner Geséllschaft furAnthropologie, t. XX, p. 147 ; Lindenschmit, Alterthumer, t. III, i,Beilage, p. 33. Il existe, il est vrai, à l'état naturel, une variété blanchedu Corallium rubrum, qui se trouve, bien que rarement, dans la

Méditerranée, et les anciens croyaient que le corail, blanc et mousous l'eau, rougissait et durcissait quand on le portait à l'air (Pline,Hist. Nat., XXXII, 21 ; Solin, II, 41 ; éd. Mommsen, p. 45) ; maiscomme le corail rouge était seul estimé, il est probable que les corauxblancs de nos musées sont le produit d'une altération, consistanten la disparition d'une matière organique ferrugineuse instable.

2. 0. Tischler, Sitzungsberichte der physik. oekon. Gesellschaft zu

Koenigsberg, 1886, p. 42. Le collier en question est gravé dans Lin-

denschmit, Alterthumer, IV, 3, I.3. Lindenschmit, Alterthumer, III, i, Beilage, p. 33.4. 0. Tischler, Prâhistorische Arbeiten des Provinzialmuseums zu

Kônigsberg im Jahre 1883, p. 22 (14).

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 109

A Schwabsburg, dans la Hesse Rhénane, entre Sel-

zen et Nierstein, on a recueilli à la base d'un tumulus

une fibule en bronze dont les deux extrémités affectent

la forme d'une tête et d'un col de cygne. En 1864,

lorsque Lindenschmit publia cet objet 1, il qualifiad'émail rouge la matière qui remplit les yeux des

oiseaux. Depuis, à la demande de M. Virchow, M. Ols-

hausen a étudié cette fibule et a reconnu que le pré-tendu émail rouge était du corail, corallium nobile,fixé à l'aide d'une résine dans des alvéoles pratiquéesad hoc 2.

M. Naue m'écrit que dans les tombes de la dernière

période de Hallstatt, explorées par lui dans le Haut-

Palatinat, il a plusieurs fois ramassé des fibules de

bronze avec incrustations blanches, qui peuvent être

du corail, mais ne le sont pas nécessairement. La même

région a fourni trois fibules du type de Latène avec

corail incrusté, provenant de Staufersbach, Mutten-

hofen et Wimpasing.Dans un collier de bronze, trouvé à Leimersheim

(Palatinat bavarois), de petites rosaces en or occupentle centre de cabochons de corail 3.

Un fragment de corail a été découvert dans la station

lacustre du Persanzigersee, près de Neustettin, en

Poméranie, qui appartient à l'époque du fer et a fourni

de la poterie faite au tour*.

0. Tischler, qui connaissait admirablement les musées

germaniques, affirmait, en 1887, que le corail paraît,comme décoration de fibules et d'épingles, dans les

tumulus de l'Allemagne méridionale dès la fin de

l'époque de Hallstatt, pour devenir très fréquent, à

l'époque de Latène, depuis la France jusqu'en Hon-

1. Alterthiimer, I, 4, 3, i.2. Verhandl der berliner Gesellschaft, t. XX, p. 140.3. Ranke, Der Mensch, 2e éd., t. II, pi. en couleur à la p. 636.4. Munro, Lakedwellings of Europe, p. 315.

110 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

grie et se montrer même isolément dans l'Allemagnedu Nord. Il citait, à l'appui de cette dernière assertion,des fibules à coraux de l'Altmark conservées au Muséum

fur Vôlkerkunde de Berlin 1.

Désireux d'être renseigné sur les découvertes du

corail en Hongrie, je me suis adressé à M. Hampel,conservateur du musée de Budapest. Ce savant m'a

répondu qu'il connaissait deux découvertes de ce genre,

appartenant l'une et l'autre à l'époque de Latène.

La première a été faite à Hatvan et comprend cinq

petites pendeloques de corail, trouvées en compagnied'une fibule à oeillet, forme récente de la fibule à queueretroussée 2. La seconde est celle d'un petit morceau de

corail serti dans l'arc d'une fibule du type moyen de

Latène, conservée au musée de Székesfehérvâr 3.

Je connais aussi des exemples de fibules du typede Latène ornées de corail parmi les riches produits des

nécropoles préromaines de la Bosnie*.

Quelques trouvailles de corail ont été signalées dans

la Russie méridionale et au Caucase ; mais j'ignore si

l'on a procédé à des analyses chimiques permettantd'affirmer qu'il s'agit bien réellement de corail :

1° Collier de basse époque grecque (?), découvert à

Panticapée (Kertch), avec pendeloques enchâssant des

coraux (Kondakoff, Tolstoï, Reinach, Antiquités de la

Russie méridionale, p. 318, fig. 282) ;

1. 0. Tischler, Eine Emailscheibe von Oberhof (Koenigsberg, 1887),p. 7.

2. Bêla de Posta, Arch. Ertersitô, vol. XV, p. 9.3. Hampel, ibid., vol. XIV, p. 279.4. A Jezerine (Wissenschaftliche Mittheilungen aus Bosnien,

t. III, 1895, p. 151, fig. 441 ; cf. ibid., fig. 454 et 455). Commeen Hongrie, ce sont des fibules des types moyen et tardif, alors

qu'en Gaule les fibules à corail appartiennent à la première périodede Latène. Preuve nouvelle que la Gaule a été le centre de cette

fabrication, comme d'ailleurs de toute l'industrie de Latène, àl'encontre de l'opinion qui en cherche les débuts sur le Bas-Danube.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 111

2° Collier en or massif découvert à Novotcherkask

(province du Don), avec coraux incrustés ; époque tout

à fait incertaine (ibid., p. 491) ;

3° Appliques de vêtement en or, incrustées de coraux,

provenant de la même découverte (ibid., p. 494) ;4° Boucles d'oreille en or du Caucase, formées d'une

tige métallique qui supporte une perle fine ou une

perle de corail (ibid., p. 465) ;5° Perles de corail dans un tumulus du Turkestan

(ibid., p. 360) ;6° Plaques sibériennes en or, incrustées de pâtes de

verre et de corail (ibid., p. 396).Parmi les objets que je viens d'énumérer, il n'en

est pas un seul dont la date puisse être fixée avec

quelque certitude. Cependant ces trouvailles isolées,à supposer que la détermination de la matière soit

correcte, présentent un vif intérêt pour ma thèse,

l'archéologie de la Russie méridionale offrant encore

d'autres points de ressemblance avec celle de la Gaule

avant les Romains 1.

De Grande-Bretagne, nous possédons un magnifique

spécimen de coraux décorant un objet métallique :

c'est le grand bouclier de bronze découvert dans la

rivière Witham et aujourd'hui conservé au Musée

britannique 2. Sur ce bouclier était fixée, au moyen de

petits rivets, une plaque métallique découpée, affec-

tant la silhouette d'un sanglier très stylisé; le centre de

l'umbo est orné de cinq morceaux de corail. Sur un

bouclier analogue, découvert dans la Tamise 3, les orne-

ments rouges dont est parsemée la surface du métal

1. Cf. ce que j'ai écrit en 1894 sur le « domaine celto-scythique »,par opposition au «domaine méditerranéen ou gréco-romain » (Bronzesfigurés delà Gaule romaine, p. let suiv.) et, sur les rapports de la Gauleorientale avec la Russie méridionale, A. Evans, Archaeohgia, t. LU,.2, p. 369.

2. Kemble et Franks, Horae Fernles, pi. XIV.3. Ibid., pi. XV.

112 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

ne sont pas du corail, mais de l'émail rouge (oxyde de

plomb colorié avec du protoxyde de cuivre) 1. Franks

a prouvé que ces objets, dont la décoration révèle un

style tout particulier, ne sont ni saxons ni romains,

mais bien des produits de l'industrie indigène antérieure

à la conquête (le late celtic de Franks correspond à ce

que les archéologues continentaux appellent l'époque

de Latène) 2.

Des tombes à char tout à fait analogues à celles de la

Marne, découvertes sur la côte sud-est de l'Angleterre,

ont fourni des objets rehaussés de coraux en même

temps que des bronzes émaillés 3.

III

Arrivons maintenant à la Gaule, celui de tous les

pays où le corail est le plus fréquent; le Musée de Saint-

Germain, à lui seul, possède plus d'objets métalliques

ornés de coraux que tous les autres musées du monde

réunis. Mais la distribution de ces objets est loin d'être

uniforme. Je n'en connais de spécimens ni en Armorique,ni dans le bassin de la Garonne, ni en Aquitaine ; on

n'en a signalé qu'un seul dans la partie méridionale

du bassin du Rhône. Le corail paraît quelquefois dans

1. Kemble et Franks, op. cit., p. 68.2. Il est vraisemblable que les émaux rouges signalés sur nombre

•d'objets late celtic sont, en partie du moins, des coraux. Mais les

archéologues anglais n'ont pas encore étudié cette question.3. Majçgaret Stolees, <?n tne use of red enamel in Ireland, extr. des

Transactions of the R. Irish Academy, tome XXX, part v (mai 1893,p. 284) : « The graves on the Yorkshire coast still yield the remainsof iron chariots and horse-trappings, and armour decorated with•enamel and the red Mediterranean coral. Thèse discoveries were madein the tumuli in the East Riding of Yorkshire, At Grimthorp, a skele-ton was found with a spear-head and sword, both of iron, the latter in acurious sheath of bronze, decorated with studs of red coral. See Elton,Origins of English history, p. 292 and Archaeohgia, t. XLIII, p. 475. »

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 113

la partie septentrionale de ce bassin et en Alsace ; il

n'est très fréquent que dans les plaines de la Cham-

pagne, en particulier dans le département de la Marne.

L'essai de statistique que je publie ci-après et qui

comprend tous les bronzes rehaussés de corail du Musée

de Saint-Germain-en-Laye, donnera une idée de la

répartition très inégale des objets de cette série 1. Il ne

faut cependant pas oublier que le département de

la Marne a été beaucoup mieux exploré que les autres,à cause de l'encouragement qu'apportait aux fouilleurs,

entre 1860 et 1870, la présence annuelle de Napoléon III

au camp de Châlons.

BASSIN DU RHÔNE. — M. Chantre a signalé des

fibules ornées de corail rouge « dans plusieurs tumulus

de la région des Alpes et du Rhône 2 ». Nous pouvonsciter les spécimens suivants :

Hautes-Alpes.— Cimetière de Peyre-Haute, com-

mune de Guillestre. Plaque de fibule (fin de l'époquede Hallstatt), ornée de cinq petites perles de corail 3.

Doubs. — De Flagey, bracelet en bronze à tige ronde,

pourvu de protubérances perforées et longitudinales,destinées au passage du lien fixant à la pièce les olives

de corail qui en font l'ornementation. Musée de Besan-

çon*.De Servigney, fibule dont la tige est munie d'une sorte

de gouttière dans laquelle sont enchâssées des perlesde corail. Musée de Besançon 5.

Gard. — Du Château-Bêrard, près d'Uzès, fibule à

queue retroussée en col de cygne, s'épanouissant à

l'extrémité en un disque sur lequel huit fragments de

1. [Les listes que j'ai dressées en 1898 pourraient être fort aug-mentées, mais cela ne changerait rien aux conclusions générales du

présent mémoire. — 1929.2. Congrès de Budapest, p. 454.3. Chantre, Premier âge du fer, pi. I, 7.4. Ibid., p. 33 et pi. XXXVII. 4.5. Ibid., pi. XXX, 8.

S. REIXACH

114 LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE CELTIQUE

corail étaient fixés par des rivets de bronze. Cet objetA été découvert dans une tombe à incinération qui

appartient, comme la fibule elle-même, à la seconde

période de Latène (collection Saint-Venant) 1.

ALSACE. — Dans quelques tumulus de la forêt de

Haguenau, M. Nessel a trouvé des épingles à cheveux en

bronze, surmontées d'un bouton de corail blanchi 2. Il

semble qu'il faille reconnaître du corail, et non de

l'ambre, dans les boutons fixés sur quelques bronzes des

tombes d'Heidolsheim 3, ainsi que dans la décoration

d'une fibule à queue retroussée provenant de la forêt

de Schirrhein*, et d'un bracelet de bronze exhumé d'un

des tumulus à'Ensisheim° ; mais aucun de ces objetsn'a été sousmis à une analyse chimique, et la seule chose

que l'on puisse affirmer, c'est la présence de quelques

grains de corail dans les environs de Haguenau.CHAMPAGNE. •— Les objets suivants ont été décou-

verts dans le département de la Marne ; nous les exa-

minerons en suivant l'ordre alphabétique des prove-nances.

Bouy (et Varilly, commune de Bouy). Torques ciselés,avec cabochons de corail. — Trois appliques de harna-

chement en bronze découpé, avec cabochons de corail.— Bouclier en bois entouré d'une garniture en fer,avec deux manipules et deux umbo de même métal,

surmontés d'un cabochon de corail 6. —Tronçon de

corail perforé, d'un centimètre de longueur 7. — Collier

1. Bulletin archéologique du Comité, 1897, p. 488.2. Faudel et Bleicher. Matériaux pour une étude préhistorique de

l'Alsace, IV (1885), p. 112.3. Max. de Ring, Tombes celtiques de l'Alsace, 2e éd., Strasbourg,

1861, pi. III, 2, 5, 10.4. Ibid., nouv. suite, Strasbourg, 1865, pi. III, 8.5. Le même, Tombes celtiques d'Ensisheim, Strasbourg, 1859,

pi. III, 3.6. Bulletin de la Société des Antiquaires, 1884, p. 149.7. Faudel et Bleicher, Matériaux pour une étude préhistorique de

l'Alsace, V, p. 08.

LE CORAIL DANS L'ÏNDUSTRIE CELTIQUE 115

composé de cent perles de corail, d'une fusaïole en

terre cuite, d'une coquille, d'une perle d'ambre, d'une

canine de sanglier et d'un fragment de vertèbre hu-

maine 1. —Epée de fer dans un fourreau de bronze,

avec bouterolle ornée.de coraux 2.

Bussy-le-Château. Fibule dont la queue est ornée

de corail (Saint-Germain, n° 13266).— Trois grandes

branches de corail perforées (S.-G., n° 13193).Châlons (environs du camp). Deux magnifiques

appliques ou bossettes de forme conique, en fer, garniesextérieurement de lamelles de corail fixées par des

rivets (S.-G., n° 13672 ; Revue encyclopédique, 1898,

p. 961, photogravures).— Perles de corail perforées

(S.-G., n° 15996).

Cuperly. 58 grains ou perles de corail perforés (S.-G.,nos 5007, 5008).

Flavigny (canton d'Avize). Lance en fer. « Les deux

clous qui traversent la douille pour fixer la hampe ont

la tête ornée d'une matière rose enchâssée dans une

capsule de cuivre. » Il s'agit sans doute de corail 3. Une

ceinture, découverte dans la.même localité, comprend

dix-sept éléments, ornés, suivant M. de Baye, d'une

pâte rouge émaillée 4.

Gorge-Meillet. Les objets rehaussés de corail, décou-

verts par M. Fourdrignier dans la tombe à char de la

Gorge-Meillet (territoire de Somme-Tourbe), appar-tiennent tous au Musée de Saint-Germain. Ce sont :

deux grandes croix de bronze, neuf boutons et un casquede bronze, ornés de boules, d'olives et de cercles de

corail dont la couleur rouge s'est parfaitement con-

1. Nicaise, Bull, de la Soc. des Antiquaires, 1884, p. 148 ; Revuearchéol. 1884, I, p. 354,

2. Ancienne collection Nicaise. Moulage au Musée de Saint-Ger-main, n° 31763. Cf. Bull, de la Soc. des Antiquaires, 1884. p. 148.

3. De Baye, Revue archéol, 1877, II, p. 41.4. Musée archéologique, 1875, p. 235 et pi. IX.

116 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

servée 1. Les croix et les boutons faisaient partie du

harnachement des chevaux.

La Croix-en-Champagne. Torques en bronze, orné de

cabochons de corail sur le fermoir (S.-G., n° 18047).—

Trois fibules ornées de corail (S.-G., nos 13144, 13146).— Deux rondelles de bronze, l'une ornée de 9 cabo-

chons de corail (S.-G., n° 18070), l'autre présentant au

centre un cercle en os ou en corail (n° 13153).— Poi-

gnard de fer, dans un fourreau de bronze dont la bou-

terolle est ornée de corail (S.-G., n° 20391).Mesnil-les-Hurlus. Fibule avec cabochon de corail,

trouvée dans une tombe contenant un anneau d'or.

Collection Morel à Reims 2[acquise par le British

Muséum].Pleurs. Fibule avec bouton de corail fixé par un rivet.

Autre fibule dont l'arc est couvert extérieurement de

lamelles de corail fixées par des rivets. Collection Morel

à Reims 8.

Prunay (et les Champs-Cugniers, commune de Pru-

nay). Collier composé de branches de corail, de perlesd'ambre et de verroteries. « Le collier en corail se com-

pose de 38 branches de cette substance à l'état naturel;l'extrémité la plus forte de chaque branche a été aiguiséeà plat et percée d'un petit trou pour y passer le fil quia dû les réunir. » — Deux fibules ornées de rosaces de

corail, recueillies sur le même squelette de femme quele collier. Collection Bosteaux à Cernay-les-Reims*.

Saint-Étienne-au-Temple. Deux belles bouterolles de

fourreau en bronze ajouré, ornées de cabochons de corail

(S.-G., n° 12808).—- Deux bracelets avec incrustations

1. Voir les planches en couleur publiées par M. Fourdrignier,Double sépulture gauloise de la Gorge-Meillet, Paris, 1878 (pi. IV, VII,VIII).

2. Morel, La Champagne souterraine, pi. XLI, 5.3. Ibid., pi. XXVII, 3, 4.4. Association française pour l'avancement des sciences, session

de 1887, p. 743.

LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE CELTIQUE 117

de corail (S.-G., salle VII, vitrine 9).—

Cinq fibules de

bronze (S.-G., n°s 3099, 12828) et une fibule de fer

(S.-G., n° 12838), ornées de cabochons de corail. — Six

petites branches de corail trouées (S.-G., n° 12728).Saint-Jean-sur-Tourbe. Deux magnifiques phalères

de bronze, à bordure ajourée, avec saillie centrale

terminée par un bouton de corail (S.-G., n° 33284).—

Dix ornements glandulaires et six ornements ajourésen bronze, tous ornés de corail (S.-G., nos 33286, 33287).— Grande épée de fer avec fourreau de bronze dont la

bouterolle est ornée de corail (ancienne collection

Nicaise ; moulage à Saint-Germain, n° 31762) 1.

Saint-Rémy. Trois fibules de bronze ornées de corail ;l'une d'elles présente une rosace ornée de quatre pétalesde cette substance (S.-G., n°s 4831, 4835, 4838).

Sept-Saulx. Grande sépulture à char ; en avant de

la roue droite était placé le corps d'un sanglier, dont le

squelette montrait encore, enfoncé entre les côtes, un

long coutelas avec poignée en os. Cette belle tombe a

fourni : 1° une rosace-applique avec bouton en forme

d'umbo saillant, terminé par un cabochon en corail ;2° les fragments d'un casque avec crochets ornés de

cabochons de corail servant à attacher la jugulaire, un

bouton terminal avec cabochon de corail au centre

et une cocarde (?) avec cabochon de corail 2.

Somme-Bionne. Deux phalères circulaires en bronze,avec boule de corail au centre 3. — Boutons de bronze

à tête conique, recouverte d'une calotte de corail

fixée par un rivet*. — Branches de corail ayant servi

d'amulettes, quelques-unes cerclées de bronze 5; l'une

1. Cf. Bull, de la Soc. des Antiquaires, 1884, p. 149.2. Nicaise, Bulletin de la Société des Antiquaires, 1884, p. 147 ;

Association française, 1884, II, p. 421.3. Morel, La Champagne souterraine, pi. II.4. Ibid., pi. 9 et p. 33 du texte.5. Ibid., pi. 13.

118 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

d'elles, brisée anciennement, a été restaurée au moyend'un ligament de bronze, ce qui atteste la valeur de la

matière employée 1.

Somme-Tourbe. Fibule ornée de corail (S.-G., n° 33317).

Wargemoidin. Broche circulaire de bronze avec des

morceaux de corail en cercle sur le pourtour, un cercle

de coraux plus voisin du centre et, au centre même, une

boule de corail 2. — Nombreux grains de corail perforés

(S.-G,, salle IX, vitrine 11).Je dois mentionner ici quelques objets remarquables

de la même série, qui ont certainement été découverts

dans le département de la Marne, mais dont l'ignore la

provenance exacte :

1° Ëpée en fer du type de la Tène. « Une partie du

fourreau est en bronze, l'autre est en fer. La partie en

bronze est ornée sur plusieurs points de morceaux de

corail rouge. La poignée de l'épée elle-même présente

plusieurs cavités remplies de grains de corail. Ces frag-ments de corail sont ou sertis ou bien fixés par un petitrivet de bronze ; mais le plus souvent ils sont sertis 3

»;2° « Lance en fer d'une forme très élégante et d'une

belle conservation, ornée de deux petits coraux rougesfixés à l'aide de rivets en bronze 4

»; Flavigny?3° « Fibule en filigrane de bronze garnie entièrement

de petits morceaux de corail. Ils sont tous attachés avec

des rivets. Il y avait, en outre, de petites chaînes quientouraient cette fibule, à l'extrémité desquelles pen-daient des fragments de corail finement travaillés5»;

4° Bouterolle en bronze d'épée, ornée de 3 -f- 3 + 1

cabochons de corail 6;

1. Morel, La Champagne souterraine, p. 81 du texte.2. Ibid., pi. 36 (n<» 6 et 7).3. J. de Baye. Congrès de Budapest, p. 445.4. Ibid.5. Ibid. .6. Morel. La Champagne souterraine, p. 38 (n° 1).

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 119

5° Fibule où l'arc, la tête et la queue sont égalementrecouverts de morceaux de corail (S.-G., n° 12967).

Quelque incomplet que puisse être l'essai de cata-

logue qui précède, il suggère des observations impor-tantes.

Le corail se trouve, dans des sépultures à inhuma-

tion, en compagnie de perles d'ambre, de verroterie,de bijoux d'or ; il ne se rencontre pas avec des monnaies.

Les branches de corail, généralement perforées,servent d'amulettes et de pendeloques dans des colliers.

Travaillé, le corail affecte la forme de cabochons ou

de petites boules hémisphériques ; on le taillait aussi

en forme d'olives, de lamelles très minces et de perles.Le corail sert surtout à décorer les objets de bronze,

rarement ceux de fer et d'or 1. Il est tantôt serti ou

incrusté, tantôt fixé par des rivets de bronze ou de fer.

On le trouve principalement à l'extrémité de la queuedes fibules du type de Latène, plus rarement sur l'arc

et les autres parties des fibules. Les autres objets rehaus-

sés de corail sont des boutons de bronze, diverses

parties du harnachement des chevaux, des bouterolles

de fourreaux, des poignées d'épée (rares), des pointesde lance (rares), des boucliers (rares), des casques, des

bracelets, des torques, des chaînettes, des têtes d'épingle.Tous les objets ornés de corail que nous avons énu-

mérés — à l'exception de ceux de la Russie méridionale

et du Caucase, dont la date est incertaine —-appar-

tiennent à une époque archéologique bien délimitée.

C'est la fin de l'époque de Hallstatt et la première

partie de celle de Latène, caractérisées par les fibules

1. On n'a signalé, à notre connaissance,, d'objets en or rehaussés•de corail que dans la Russie méridionale.

120 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

à timbale, à bouton et à queue retroussée. Jamais on

n'a découvert d'objets ornés de corail en compagnied'une grande épée de fer du type de Hallstatt, d'une

fibule à arc simple, serpentiforme ou à disque médian,d'une monnaie gauloise ou romaine, d'un tesson de

poterie rouge à reliefs ; d'autre part, il n'y a de corail

ni au mont Beuvray (Bibracte), ni à Alesia, ni dans la

station helvétique de Latène appartenant, comme

les deux autres que nous venons de nommer, à la fin

du second âge du fer en Gaule. Il faut donc conclure

que l'emploi décoratif du corail a été très limité dans

l'espace et dans le temps. En ce qui concerne l'espace,nous avons montré que l'immense majorité des trou-

vailles ont été faites sur le territoire des Rémi, et nous

ne croyons pas impossible de préciser le siècle qui a

vu fleurir l'industrie du corail dans cette région. L'ab-

sence de monnaies gauloises nous avertit, d'abord, qu'ilfaut remonter au delà du 111e siècle avant J.-C. En

second lieu, la tombe de la Marne la plus riche en coraux,celle de la Gorge-Meillet, contenait une oenochoé en

bronze de style grec qui ne peut être postérieure de beau-

coup à l'an 400. Enfin, une oenochoé toute semblable

a été découverte, avec des objets ornés de corail et

une coupe peinte à figures rouges, dans la grande tombe

de Somme-Bionne 1. Autrefois, avant les fouilles pro-fondes exécutées sur l'Acropole d'Athènes, on attri-

buait à une époque basse, voisine de 250 avant J.-C, les

quelques vases peints de style grec qu'on a recueillis

dans des sépultures celtiques ou germaniques 2. Aujour-d'hui que l'histoire de la céramique à figures rougesest mieux connue, on sait que cette fabrication devait

avoir tout à fait cessé au ine siècle et qu'elle était déjà

1. Morel, La Champagne souterraine, pi. IX.2. Voir Bertrand, Archéologie celtique et gauloise, 2e éd., p. 342,

où est reproduite l'opinion de J. de Witte, que ne partage plus aucun,

archéologue compétent.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 121

en pleine décadence au milieu du ive. Or, les vases

peints de Somme-Bionne, de Courcelles-en-Montagne,de Klein-Aspergle, de Rodenbach, de l'Uetliberg ont

été découverts en compagnie d'objets de bronze dont

les types, nettement archaïques, sont ceux du ve siècle ;en outre, ces poteries, bien que d'un travail expéditif,ne sont nullement des produits de la décadence, puis-

qu'on n'y trouve aucun de ces rehauts blancs, violets,

dorés, etc., que les céramistes de la base époque ont

prodigués 1. Donc, c'est aux environs de l'an 400, entre

420 et 380 av. J.-C, que nous placerons l'apogée de la

civilisation caractérisée par les grandes tombes à

char de la Marne et l'usage de décorer le métal avec

du corail ; cette civilisation a pu durer, sans modifica-

tions notables, jusque vers l'an 300, ou même un demi-

siècle au delà, mais je ne saurais admettre qu'elle se

soit prolongée, comme l'ont cru quelques archéologues,

jusqu'à l'époque de la conquête des Gaules par César.

Il y a, en effet, des différences essentielles, fondamen-

tales, entre la civilisation révélée par les nécropolesde la Marne et celle des contemporains de Vercingé-torix. Ces différences sont mises en lumière par le

tableau ci-après.C'est bien en vain qu'on a voulu contester ou loca-

liser l'assertion de César 2 touchant la pratique de l'in-

cinération chez les Gaulois 3. Cette assertion est confir-

1. L'aryballe de Tâgersweilen (canton de Thurgovie), trouvée-isolée dans un champ, n'est pas grecque, mais gréco-italique,comme le prouvent les nombreux rehauts blancs et la mollesse dustvle (Lindenschmit, Alterthttmer, III, 7, i).

"2. César, Bell. Gall., VI, 19. Cf. Mêla, III, 2, et Diodore, V, 28.3. Voir, par exemple, Ed. Fleury, Antiquités et monuments du dépar-

tement de l'Aisne, t. II (1878), p. 73. M. Fleury ne peut se défendredu préjugé, d'ailleurs très répandu, qui reconnaît les Gaulois de-César dans les inhumés des plaines de la Champagne. Cf., pour-d'autres exemples du même préjugé, Bull. Soc. Antiq., 1890, p. 285 ;Bertrand, Archéologie celtique et gauloise, 2e éd., p. 356, et mon Cata-

logue sommaire du Musée de Saint-Germain-en-Laye, lre éd., p. 162.

122 LE CORAIL DANS L INDUSTRIE CELTIQUE

niée, sans doute possible, par l'archéologie elle-même.

qui connaît d'ailleurs peu de tombes gauloises contem-

poraines de César : c'est que l'incinération! faisait alors

disparaître presque tous les vestiges non seulement

des morts, mais des objets que l'on brûlait avec eux 1.

Les habitants de la Champagneau iTe siècle

Inhument leurs morts ;Ont des chars de guerre ;N'ont pas de monnaies;Emploient le corail.

Les Gardois de César

Incinèrent leurs morts;N'ont pas de chars de guerre;Ont des monnaies;N'emploient pas le corail.

1. Les nécropoles à incinération du second âge du fer (époque dela conquête romaine en Gaule) sont encore très imparfaitementconnues. Cochet, dans sa Normandie souterraine, a appelé l'attentionsur des sépultures à incinération où, à côté des urnes, il y avait des

épées de fer recourbées avec leur fourreau, de type identique à I'épced'Alesia. On en a trouvé dans- la Seine-Inférieure (Robeït-le-Dïable,.Saint-VancTrille-Rançopj), dans l'Eure (Vandreuil), dans la Somme

(Port-le Grand, près de Saint-Valéry). Tiscliîer, en 1883, a signalédes tombes analogues, comprenant des groupes considérables, surla rive du. Rhin, notamment près- de Mayence- ; on suit l'a trace deces nécropoles d'une part jusqu'à la Vistule et en Bohême, de l'autre

jusqu'à l'île de Bbrnholm, en Scandinavie, où Vedel a étudié plus de2.500' sépultures à incinération avec armes et fibules de la secondeet de la troisième époque de Latène.. En France, depuis l'abbé Cochet,on a encore décrit quelques tombes appartenant à la même série :1° à Bibracte, où des urnes cinéraires ont été rencontrées le long dumur à'enceinte, entre les maisons et même dans les ateliers (Biilliot,Cité gauloise, p>.190) ; 2° sur le bas-Rhône, dans le pays des Voikes

Aréeomiques, aux environs d'Uzès, de Nîmes,, de Sommières, de

Remoulins, de Saint-Rémy (Saint-Venant, Bulletin archéologiquedu Comité, 1897, p. 481, travail important) ; 3° dans l'Aisne, àSaint-Audebert (Album Casranda, coll. Moreau) ; 4° dans la Marne,à Cernon-sur-Coole. avec une épée appartenant à la deuxième

période die-Latène (Nieaise,, Bull, archéologique, 1897, p. 553). Toutesces sépultures à incinération sont relativement récentes ; M. dte Saint -

Venant a eu raison de rapporter celles du pays des Arécomiquesau beuvraysien de. G. de Mortillet. Mais lorsque ce- dernier archéo-

logue, ignorant les travaux de Tischler ou refusant d.**®tenir compte,a prétendu diviser le second âge de fer en deux périodes, le marnienet k beuvrayisien, il n'a fait qu'introduire- un adjeefiif barbare dansla science qui admettait déjà, avec raison., une divisik»' tripartite decet âge. — En Grande-Bretagne aussi, à l'époque de César, l'ineiné-ration a remplacé l'inhumation (Archaeol., t. LU, 2. p. 386.)

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 123

D'autre part, entre la civilisation révélée par les

tombes de la Champagne et celle des contemporainsde César, il n'y a pas de solution de continuité, car les

armes offensives, en particulier les épées, sont presque

identiques en Champagne et à Alesia : ce sont toujoursles types de l'époque de Latène, qui se subdivise, comme

l'a vu Tischler 1, en plusieurs périodes. Les tombes de

la Marne appartiennent à la première, la station de

Latène à la deuxième, Bibracte et Alesia à la dernière.

Dans l'intervalle, il a pu se produire des invasions

ou des infiltrations germaniques2

qui ont modifié le

faciès de la civilisation dans le nord-est de la Gaule,sans pourtant y substituer une civilisation nouvelle.

Nous sommes mal informés à cet égard, de même quenous ignorons encore où la civilisation de Latène a

pris naissance 3, comment elle s'est répandue, comment

elle s'est superposée à celle de Hallstatt ou, dans cer-

taines régions, juxtaposée à cette dernière. L'archéo-

logie laisse entrevoir des révolutions politiques et des

mouvements de peuples sur lesquels les textes —qui

malheureusement manquent—•

pourraient seuls nous

renseigner avec précision.D'où venait le corail dont on se servait, en Cham-

pagne, pour décorer les objets de métal ? La réponseà cette question ne saurait être douteuse : il venait des

îles d'Hyères, des Stoechades, où Pline signale les pêche-

1. Tischler, Ueber Gliederung der La Tène Période, dans le Cor-

respondenzblatt der deutschen Ges. fiir Anthrop., 1886, p. 157. Cf.

Antiqua, 1890, pi. III (type des épées aux trois périodes de laTène ; par une malencontreuse confusion, insuffisamment corrigéeau moyen d'un cartel jaune,' les trois types d'épées reproduits dansla Correspondenzblatt, 1886, p. 172, sont accompagnés de légendeserronées).

2. Les Rémi parlèrent de ces invasions à César, Bell. Gall., II, 4 ;cf. Tacite, Germ., 2.

3. Pour ma part, après l'avoir crue d'origine danubienne, je suispersuadé aujourd'hui qu'elle a eu pour centre l'est de la Gaule, oùelle présente un faciès plus archaïque qu'ailleurs.

124 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

ries de corail les plus importantes, et ce sont les commer-

çants marseillais qui l'apportaient dans la vallée de la

Marne, en même temps, sans doute, que les verroteries

et quelques objets de luxe, tels qu'oenochoés de bronze

et vases peints. Que recevaient-ils en échange ? Nous

l'ignorons. Peut-être exportaient-ils de l'ambre, matière

très abondante dans les tombes de la Champagne ;

peut-être venaient-ils seulement y chercher des esclaves.

Quoi qu'il en soit, l'abondance du corail méditerranéen

dans une région relativement peu étendue atteste une

activité commerciale qui serait inexplicable si cette

région n'avait pas été, au ve et au ive siècle, une des

plus riches et des plus civilisées de la Gaule.

Au début de ce travail, nous avons reproduit les

témoignages des anciens touchant la provenance du

corail. Il faut revenir un instant sur ce sujet, afin de

faire justice d'une erreur. M. Blûmner, généralementtrès exact, écrit en effet : « Les meilleurs coraux

venaient, il est vrai, du golfe indien », et il renvoie à

Pline, Hist. nat., XXXII, 211. Mais Pline ne dit rien

de tel. Voici le texte : Gignitur et in Rubro quidem mari,sed nigrius; item in Persico — vocatur lace — lauda-

tissimum in gallico sinu circa Stoechadas insulas et in

siculo circa Aeolias ac Drepana. Pline dit donc que l'on

trouve, à la vérité, du corail dans la mer Rouge, et dans

le golfe Persique, mais qu'il y est noir; or, le corail noir

est du corail pourri et les anciens n'estimaient que le

corail rouge (probatissimum quam maxime rubens,dit Pline). Ainsi l'on ferait tout à fait fausse route si,

partageant l'erreur de M. Blûmner, on voulait attribuer

une provenance orientale aux coraux des sépultures

champenoises.Les résultats auxquels l'archéologie nous a conduits

— abondance du corail dans la Gaule indépendante,

1. Blûmner, Terminologie und Technologie, t. II, p. 378.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 125

absence du corail dans la Gaule romaine — sont bril-

lamment confirmés par la suite du même passage de

Pline, que nous avons, à dessein, omis de citer jusqu'à

présent. Après avoir dit que le corail est extrêmement

recherché par les Indiens, à cause des vertus prophy-

lactiques qu'on lui attribue, le naturaliste romain

ajoute : « Avant qu'on eût connu la prédilection des

Indiens pour le corail, les Gaulois en ornaient leurs

glaives, leurs boucliers et leurs casques. Maintenant,

l'exportation rend cette matière si rare qu'on ne la voit

que très rarement dans les pays qui la produisent 1. »

Les Gaulois dont parle Pline — sans doute d'aprèsun auteur grec renseigné par les commerçants de Mar-

seille — sont les Champenois dont il a été question.Nous avons vu qu'en effet on trouve dans les tombes

de la Champagne des glaives, des boucliers et des

casques ornés de corail.

Mais, à l'époque de Pline, le corail est devenu très

rare en Gaule (in suo orbe, preuve nouvelle, s'il en fallait

une, qu'il s'agit bien du corail des Stoechades). Le

commerce l'a détourné des voies qu'il suivait ancienne-

ment et cela s'est produit, dit Pline, lorsqu'on a su

l'avidité des Indiens pour cette matière.

Or, il est évident que les Indiens n'ont pu se montrer

avides du corail de Marseille que lorsque le commerce

grec eût pénétré dans l'Inde, c'est-à-dire après la mort

d'Alexandre, à partir de la fin du ive siècle.

Est-ce un simple hasard si cette indication concorde

si nettement avec la conclusion que nous avons tirée

des trouvailles elles-mêmes, à savoir que l'industrie

du corail avait fleuri en Gaule au Ve et au ive siècle,

pour disparaître peu à peu au siècle suivant ?

Pline indique clairement que l'Inde absorbait le

1. Prius quarn hoc notesceret, Galli gladios, scuta, gale.as adornabanteo. Nunc tanta penuria est vendibili merce ut perquam raro cernaturin suo orbe.

126 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

corail disponible, au point d'en priver l'Europe occi-

dentale. Il dit aussi que le corail était estimé des Indiens

autant que les perles (qui provenaient de l'Inde) dans le

monde romain 1. Il laisse ainsi entrevoir l'existence

d'un commerce très actif, fondé sur l'importation des

perles et sur l'exportation du corail. Un document de

premier ordre, presque contemporain de Pline, mais

tout à fait indépendant de lui, vient confirmer et pré-ciser ces déductions. C'est l'ouvrage grec qui nous est

parvenu sous le titre de Périple de la mer Rouge.Ce précieux petit livre, autrefois attribué à tort à

Arrien, occupe une place à part dans la littérature

antique. Ce n'est ni un portulan, ni un récit de voyage,mais un guide à l'usage des commerçants d'Alexandrie,

rédigé sans doute par l'un d'eux. L'auteur est surtout

préoccupé de faire connaître les produits qu'Alexandrie

peut envoyer dans les différents ports et les marchan-

dises qu'elle peut en rapporter 2. Or, au premier rangde ces marchandises à exporter figure le corail.

§ 28 (Geographi Minores de Didot, t. II, p. 279) :

« A Cane (sur la côte méridionale de l'Arabie, dans la

région de l'encens) on importe d'Egypte... du cuivre,de l'étain, du corail ; on exporte de l'encens et de

l'aloès. »

§ 39 (G. M., t. I. p. 287) : « Aux bouches de l'Indus,on importe... du corail, de l'encens, des vases de verre

et d'argent ; on exporte des pierres précieuses, des

peaux sériques, de la soie, etc. »

§ 49 (G. M., t. I, p. 293) : « A Barygaza (près de

Surate), on importe (d'Egypte) du vin, du cuivre, de

l'étain, du plomb, du corail... ; on exporte de l'ivoire,de l'onyx, des pierres précieuses, de la soie, du poivre. »

1. Quantum apud nos Indicis margaritis pretium est, tantum apudIndos curalio ; namque ista persua.sione gentium constant.

2. Cf. Bunbury, Hislory of ancient geography, t. II, p. 443-477

(avec carte, p. 476).

LE CORAIL DANS L'INDUSTRIE* CELTIQUE 127

§ 56 (G. M., t. I, p. 298) : « A Bacare (près de Manga-

Iore, sur la côte sud-ouest de l'Inde), on importe

(d'Egypte)... du corail, du verre, du cuivre, de l'étain,

du plomb, du vin, en échange d'épices, de perles,

d'ivoire, de soie, de pierres précieuses. »

La date du Périple a pu être déterminée avec certi-

tude. En effet, il y est dit que le roi Zoscales règne sur

le royaume éthiopien d'Auxuma ; or, ce Zoscales est

le Za Hakale qui. d'après les annales abyssines, occupale trône de 77-89 ap. J.-C, c'est-à-dire sous les règnesde Titus et de Domitien. Le Périple a donc été écrit

une dizaine d'années après la mort de Pline, vers

85 après .J.-C. 1.

Le corail que les navires égyptiens apportaient en

Inde ne provenait ni de la mer Rouge, où le corail est

noirâtre, ni d'Erythrée, où il est friable ; le texte de

Pline, que nous avons cité plus haut, prouve que c'était

le corail des Stoechades et, accessoirement, celui de

la côte campanienne 2. Donc, pour cette substance,Alexandrie n'était qu'une étape entre Marseille et

l'Inde. En 1894, j'ai appelé l'attention sur les relations

commerciales de Marseille et de la Gaule romaine avec

l'Egypte; mais, parmi les articles d'échange, je ne citais

alors que le papyrus 3. On voit maintenant que le corail

jouait, dans ces relations, un rôle plus important quele papyrus et que le commerce dont cette matière était

l'objet remonte à une époque très ancienne, probable-ment à la fin du ive siècle av. J.-C. Il y a là une cons-

tatation d'un intérêt capital pour l'étude, encore très

arriérée, des rapports de la Gaule indépendante avec le

monde hellénique et oriental.

1. Bunbury, op. laud., t. II, p. 445.2. Rappelons que les anciens n'exploitaient pas encore le corail

des côtes barbaresques ; du moins n'en est-il pas question dans lesauteurs.

3. Bronzes figurés, p. 11.

128 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

Pourquoi une petite région de la Gaule indépendantes'est-elle montrée autrefois si friande de corail ? La

réponse à cette question est donnée par Pline, lorsqu'il

parle de la valeur attribuée au corail par les Indiens :

ista persuasione gentium constant. C'est, en effet, affaire

de superstition et de mode. Nous savons en quoi con-sistait la mode chez les populations de la Champagne,

puisque nous possédons leurs objets de bronze rehaussés

de corail ; quant aux idées superstitieuses qu'ils y

attachaient, et qu'atteste l'emploi de branches de corailen pendeloques, Pline va nous permettre de nous en

faire une idée : « Une branche de corail pendue au cou

d'un enfant passe pour le mettre en sûreté. Calciné,

pulvérisé et bu dans de l'eau, le corail est bon pour les

tranchées, les affections vésicales et calculeuses. Pris

de la même façon dans du vin, ou, s'il y a de la fièvre,dans de l'eau, il est soporatif. Il résiste longtemps au

feu. On ajoute que ce médicament, pris souvent à

l'intérieur, consume la rate. Il est excellent pour ceux

qui rejettent ou qui crachent du sang. On en incor-

pore la cendre aux compositions ophtalmiques ; il est,en effet, astringent et réfrigérant. Il remplit les creux

des ulcères ; il efface les cicatrices 1. »

On se demandera si les superstitions ainsi énumérées

par Pline ne sont pas celles des Indiens. Je crois pou-voir affirmer que cette hypothèse est inadmissible et

qu'il s'agit de superstitions celtiques. En effet, Pline

vient de parler de l'emploi que les Gaulois faisaient

autrefois du corail pour décorer leurs armes, et, dans la

phrase précédente, il avait mentionné en ces termes les

croyances des Indiens : « Les grains de corail sont aussi

estimés dans l'Inde, même par les hommes, que les

grosses perles de l'Inde le sont par nos femmes ; leurs

aruspices et leurs devins pensent que c'est une amulette

1. Pline, trad. Littré, t. II, p. 375.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 129

excellente pour écarter les périls ; de la sorte, le corail

est pour eux un objet d'ornement et de religion. » Cela

dit sur les Indiens, Pline passe aux Gaulois ; il est donc

hors de doute (bien qu'on ne paraisse pas encore s'en

être aperçu) que les lignes traduites plus haut résument

des croyances gauloises. On sait que Pline, qui avait

résidé en Gaule, était assez bien informé des choses

de ce pays et, en particulier, des superstitions médi-

cales qui y avaient cours 1.

A l'appui de ce que nous venons de dire, on peut aussi

relever la phrase de Pline : Cinis eorum (des coraux)miscetur oculorum medicamentis. La Gaule étant pres-

que le seul pays où l'on ait découvert des cachets

d'oculiste, on a tout lieu de supposer que la science ou

le charlatanisme des oculistes y étaient plus développés

qu'ailleurs 2.

Le corail, nous l'avons vu, a été introduit dans l'inté-

rieur de la Gaule, puis transporté à Alexandrie, pouraller de là en Inde, par le commerce de Marseille. A

quelle langue se rattache le nom de cette substance,

xop&klioy chez les Grecs, corallium, coralium ou curalium

chez les Latins ?

Les Grecs ont proposé des étymologies absurdes, qu'ilest inutile de discuter, par exemple /.oupà. âlôs, toison de

la mer. La forme xoupâXiov, latin curalium, est d'ailleurs

aussi bien attestée que la forme vulgaire xopàXXtov ou

xociXiov.

Quand il s'agit d'une substance précieuse, on songevolontiers à une étymologie sémitique. Mais il n'existe

pas de racine sémitique KRL ou GRL qui réponde,

même approximativement, au sens exigé. Force est

donc de chercher ailleurs.

1. Voir les extraits de Pline dans Dom Bouquet, Recueil des histo-

riens, t. I, p. 62 et suiv.2. Les oculistes gallo-romains introduisaient de l'ambre pilé dans

leurs collyres (Rev. arch., 1893, I, p. 300).

S. REINACH 9

130 LE CORAIL DANS L'ÏNPUSTRIE CELTIQUE

Je crois que le mot corail est celtique ou ligure et

j'en donne les raisons suivantes :

lo Les Grecs n'ont pu recevoir ce mot que de Mar-

seille, qui paraît avoir été, pendant six ou sept siècles au

moins, le centre du commerce du corail;

2° Un nommé Cambavius Corali filius paraît dans une

inscription d'El Padron en Espagne 1, Or, Cambavius

est certainement un nom celtique (cf. Cambarius,.

Cambaules, etc.) ; c'est sans doute pour ce motif que

M. Holder a fait figurer le nom Coralus dans son

Sprmhschatz. Je crois qu'il a eu raison de l'accueillir;

3° M. Holder n'a pas accueilli le nom de peuple des

Çoralli, et je crois qu'il a eu tort. Les Coralli me sem-

blent avoir été celtiques, comme je l'ai déjà dit ailleurs*.

A l'époque de Strabon, ils habitaient entre l'Hémus et

le Pont-Euxin. Ovide les décrit comme blonds, flavos,

et vêtus de peaux, pellitos9

; mais ce que nous savons de

plus précis à leur sujet nous est révélé par Valerius

Flacçus*, Je reproduis ici ce que j'ai écrit en 1894 dans

un mémoire sur la cateia et la francisque5 : « Le passage

du VIe livre des Argonautiques, où Valerius Flaccus

énumère les guerriers de la Scythie, est fort intéressant

pour la question qui nous occupe (celle de l'armement

des Barbares). Il est évident que ses descriptions s'ap-

pliquent à des tribus celtiques ou celtisées, dont l'arme-

ment, aux yeux des Grecs et des Romains, était celui

des Barbares en général. Voici d'abord les chariots

couverts de cuir des Coralètes ou Ccelalètes, d'où les

enfants lancent la cateia :

FApuer e primo torquens temone cateias (VI, 83).

1. Corp. inscr. lat., t. II, 5629.2. Bertrand et Reinach, Les Celtes, p. 196.3. Ovide, Pontiques, IV, 2, 37 et 8, 85.

4. YaleriuB Flacaus, Argon., VI, 88.5. Les Celtes, p. 195.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 131

« Plus loin, ce sont les Coralles, voisins de Tomi,

qui ont pour enseignes des roues (les rouelles celtiques)et des sangliers :

Densique levant vexilla CoralliBarbaricae quîs signa rotae serrataque dorsoForma suum

« C'est ensuite Teutagonus qui conduit les Bater-

nes, etc. »

Tout, dans les vers que nous avons cités, est celtique :

les chariots couverts de cuir (covini constrati, Lucain,

I, 426) 1, la cateia, les enseignes surmontées de rouelles,les sangliers-enseignes, enfin le nom de Teutagonus.J'en conclus que les Coralli sont également celtiques, et

j'insiste surtout sur le fait que les enseignes surmontées

de sangliers sont un caractère distinctif des peuples

gaulois. Elles figurent sur les monnaies des Aulerci

Eburovices, des Calètes, des Véliocasses, des Leuci, des

Eduens, parmi les trophées de l'arc d'Orange, sur une

stèle du musée de Metz, sur la cuirasse sculptée de la

statue d'Auguste découverte dans la villa de Livie 2.

En Germanie, Tacite les signale chez les Aestii 3, dont

la langue, comme il le remarque expressément, était

celtique (lingua britannicae proprior), et aussi, sans quele passage soit aussi net, chez les Bataves 4. Assurément,le sanglier-enseigne se rencontre également chez d'autres

peuples, entre autres chez les Romains avant Marius ;

mais je ne vois, dans toute l'antiquité, que les Celtes

auxquels on en attribue constamment l'usage. D'ail-

leurs, dans le passage de Valerius Flaccus, la mention

1. Les mss. ont monstrati ; la lecture constrati s'impose, à mon avis,et celle qu'adopte l'édition Teubner, non strati, est à rejeter.

2. Voir les références dans mes Bronzes figurés, p. 256.3. Tacite, Germ., 45.4. Tacite, Hist., IV, 22.

132 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

accessoire des roues-enseignes vient à l'appui du senti-

ment que nous exprimons.Nous concluons que le nom même du corail est ligure

ou celtique, peut-être emprunté par la langue celtique

à la langue ligure. Quant à la signification du mot, on

ne peut émettre à ce sujet que des conjectures. La plusnaturelle est d'y voir la désignation de la couleur du

corail : la tribu des Coralli, qualifiés de flan par Ovide,

serait, dans cette hypothèse, la tribu des Roux.

La mode des bronzes rehaussés de corail a été courte ;

mais, à l'époque suivante, nous trouvons en Gaule des

bronzes rehaussés d'émail rouge ; l'emploi de l'émail,

à l'exclusion du corail, continue pendant l'époqueromaine et, au moment des invasions barbares, nous

voyons paraître des objets en métal, armes ou bijoux,rehaussés de grenats cloisonnés en tables ou de verro-

teries rouges imitant les grenats. Ces faits suggèrentl'idée d'une survivance industrielle et semblent justifierune théorie que j'ai résumée jadis en ces termes 1 : « A

l'époque des grandes tombes de la Champagne, on se

sert... de corail ; plus tard, le corail étant recherché

par les Romains 2, les Gaulois excellèrent dans l'émaille-

rie, art qui consiste à décorer le métal à l'aide de subs-

tances vitreuses colorées. La verroterie cloisonnée est

comme le dernier terme d'un développement qui,commencé en pays celtique, paraît s'être achevé dans la

région méridionale de la Russie, d'où les Goths furent

chassés et poussés vers l'Europe occidentale par l'inva-

sion des Huns, vers 380 après J.-C. »

En réalité, les choses se sont passées un peu moins

simplement. Les trois techniques de la sertissure du

1. Le Musée de Saint-Germain, 5e conférence. La Gaule chrétienneet la Gaule franque (collection du Musée pédagogique). Antérieure-ment, à plusieurs reprises, j'avais insisté sur cette théorie dans moncours de l'Ecole du Louvre.

2. J'aurais dû écrire : «par les Indiens ».

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 133

corail, de l'émaillerie et du cloisonnage des verroteries

ne se sont pas succédé comme les générations d'une

même famille. L'émail paraît déjà dans les nécropolesdu premier âge de Latène 1

; la décoration du métal

à l'aide de verroteries se constate dès l'époque de Hall-

statt 2 et ensuite, en pleine floraison de l'industrie de

l'émail, à Bibracte 3; enfin, il y a des différences impor-

tantes, au point de vue technique, entre l'émaillerie

gauloise et l'émaillerie gallo-romaine 4, à tel point qu'onne peut affirmer, jusqu'à nouvel ordre, que celle-ci

dérive directement de celle-là. Mais, d'une façon géné-

rale, on peut dire, comme l'avait déjà fait Tischler 5,

que l'émail rouge des Gaulois a été un succédané du

corail devenu rare en Gaule par suite du commerce

avec l'Inde ; on peut dire aussi que, vers la fin du

ine siècle après J.-C, lorsque les corporations d'émail-

leurs dégénérèrent ou disparurent, le cloisonnage des

grenats apparut comme un succédané de l'émail. Une

1. Cf. Verhandl. der Berl. Ges. filr Anthrop., t. XX, p. 142. Dans la

nécropole de Flavigny (Marne), M. J. de Baye signale, à côté d'une

pointe de lance rehaussée de coraux, une ceinture de bronze avec17 pièces émaillées rouges, et fait à ce sujet les réflexions suivantes

(Rev. archéol., 1877, II, p. 44) : « Il y a lieu de conclure que l'émaillerieétait connue chez les Gaulois longtemps avant l'établissement desateliers éduens et que cet art avait une perfection de procédé etd'exécution bien supérieure à ce que l'industrie éduenne nous a

légué dans les fouilles du Mont-Beuvray. » La priorité de cette obser-vation très intéressante appartient à M. J. de Baye.

2. Voir le poignard de Hallstatt, dont la poignée est parsemée deverres de couleur, ap. Kemble, Horae ferales, pi. XVII, A.

3. Fibule ronde en bronze, avec un grain de verre bleu enchâssésur un pédoncule qui en occupe le centre (Bulliot, Mém. de la Soc.des Antiquaires, t. XXXIII, p. 92).

4. Voir Kondakoff. Les émaux byzantins (Collection Zwénigorodskoï),p. 25. L'émaillerie gallo-romaine a probablement subi l'influencede l'Egypte (cf. ibid., p. 7).

5. « Daher ist dus gallische Email jedenfalls zuerst als Imitation derKoralle enstanden » (Tischler, Pràhistorische Arbeiten des Provinzial-museums zu Kônigsberg, p. 22 [14]). Les assertions contraires deM. Kondakoff (op. laud., p. 18) n'ont aucune valeur.

134 LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE

discussion plus ample de ces difficiles questions nous

entraînerait sur le terrain glissant de l'histoire de

l'émail, où il est bien difficile à un archéologue de s'avan-

cer s'il n'est pas guidé et secondé par un chimiste.

Les Gaulois, comme d'ailleurs tous les peuples bar-

bares, avaient le goût des couleurs éclatantes et bigar-rées. On nous parle des armes du roi arverne Bituitus,rehaussées de couleurs variées, en 121 av. J.-C. 1

; Dio-

dore de Sicile dit que les boucliers des Celtes étaient

bigarrés suivant une mode particulière, ireiroixiAf/iva

îSoiTprfxwç2; ailleurs, il est question du roi des Gésates

Viridomaros (222 av. J.-C), dont les armes resplendis-saient de couleurs diverses, (iocpaTç xai ir«ai •rcoixftf/.afftv3.

A. Franks a rappelé le texte de Diodore à propos des

magnifiques décorations en émail que présentent des

boucliers et des objets de harnachement découverts en

Grande-Bretagne*. Il semble, en effet, que ces expres-sions ne conviennent qu'à des objets métalliques émail-

lés, et non à des armes parsemées de boutons de corail.

Ainsi, dès le début du ine siècle av. J.-C, date du plusancien texte que nous avons cité, les Gaulois qui étaient

en contact avec les Romains émaillaient leurs armes de

luxe ; raison de plus pour attribuer les armes rehaussées

de corail à une date plus ancienne, conformément aux

considérations d'ordre divers que nous avons dévelop-

pées plus haut.

En résumé, je crois avoir montré qu'il faut distinguer

désormais, dans l'histoire de l'industrie gauloise, une

époque du corail. L'attention des auteurs de fouilles

1. Bituitus discoloribus in armis (Florus, I, 37).2. Diodore, V, 30.3. Plutarque, Marcellus, 7, p. 301. Cf. d'Arbois de Jubainville, Reçue

archéol., 1877, II, p. 218, qui me paraît à tort parler des a couleursdes vêtements » à propos des TtoixîXpuxTade Viridomaros.

4. Kemble et Franks, Horae ferales, p. 63.

LE CORAIL DANS L'iNDUSTRIE CELTIQUE 135

doit être vivement attirée sur cette substance qui,moins anciennement et moins généralement appréciée

que l'ambre, a cependant donné naissance, comme

l'ambre, à des relations commerciales dont la civilisa-

tion de l'Europe occidentale a tiré profit.

VII

IDÉES GÉNÉRALES

SUR L'ART DE LA GAULE

AU DÉBUT DU VINGTIEME SIECLE (l)

Réserve faite, peut-être, de l'orfèvre saint Ëloi, dont

on ne sait d'ailleurs pas grand'chose, nous ne connais-

sons pas la biographie d'un seul artiste qui ait travaillé

en Gaule antérieurement à l'an 1000 après notre ère.

Et cependant, il peut être question de l'histoire de l'art

en Gaule aux époques préhistorique, celtique, gallo-

romaine et franque. C'est que l'histoire de l'art n'est

pas l'histoire des artistes, mais celle des styles.

Qu'est-ce que le style ? Si, comme on le dit souvent

à tort, c'était chose individuelle, s'il était vrai que « le

style, c'est l'homme », il n'y aurait d'histoire des styles

que là où le grand jour de l'histoire générale permet de

démêler des individualités et de répartir entre elles avec

certitude les oeuvres que le temps a épargnées. Or,

antérieurement à l'an 1000, nous ne possédons, comme

oeuvres signées en Gaule, qu'un certain nombre de

céramiques d'époque romaine, principalement des figu-

1. [Reçue archéologique, 1905, II, p. 306-313. Conférence faite auPetit Palais pendant l'Exposition de 1900. Le texte en a été impriméd'abord en russe et en français, dans un recueil publié à Saint-

Pétersbourg et resté inconnu des archéologues d'Occident (je ne le

possède pas moi-même). J'ai ajouté cinq courtes notes, mais il m'a

semblé préférable de ne pas introduire la mention de découvertes

postérieures à' 1900, comme celles des peintures et des gravures sur les

parois des cavernes].

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 137

rines en terre cuite, qui sont des produits industriels

médiocres et nous apprennent fort peu de chose sur

l'histoire de l'art. Cela n'empêche pas que l'on ne

puisse distinguer nettement dans ce pays la succession

et l'évolution des styles, parce que les styles ne sont

pas individuels, mais sont le propre des écoles d'art.

Partout où il y a de l'art, ou même simplement de

l'industrie, il y a des écoles; il y a des maîtres et des

élèves, un enseignement et une tradition. Si chaqueartiste s'inspirait directement et immédiatement de la

nature, il n'y aurait que des artistes, il n'y aurait pasd'écoles. Quand on voit les choses de trop près, on peutse faire illusion à cet égard ; on peut s'imaginer que les

individus importent plus que les traditions, parce quece qui frappe surtout alors, ce sont les différences. Mais

prenez du recul, regardez un groupe de marbres grecsdu ve siècle, un groupe de tableaux florentins ou

ombriens du xve. Il faut un travail minutieux d'ana-

lyse pour reconnaître, dans chacun d'eux, l'accent

personnel ; encore cela est-il souvent impossible. Ce qui

domine, ce qui se dégage, ce qui nous charme ou nous

intéresse, c'est le style collectif de l'école à une certaine

phase de son développement. Les artistes, il est vrai,se sont presque tous crus des créateurs, beaucoup se

sont vantés de n'avoir eu pour maîtresse que la nature ;

mais replacez-les dans leur milieu qu'ils ont cru domi-

ner, avec lequel ils ont parfois cru rompre violemment,et tout s'enchaîne, tout se coordonne,tout s'harmonise;il y a encore des variétés, comme les teintes diverses

d'une forêt vue à distance, mais pas de disparates ;on ne trouve ni un Delacroix au xve siècle, ni un Man-

tegna au xixe. C'est qu'on est toujours, comme disait

un personnage de Beaumarchais, le fils de quelqu'un;cela est vrai au spirituel comme au physique, et Hip-

pocrate n'avait pas tort quand il faisait jurer aux méde-

cins grecs d'honorer leurs maîtres à l'égal de leurs

138 IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE

parents. Cette théorie n'exclut pas l'initiative per-

sonnelle, ni ce qu'on appelle l'originalité et l'invention;

seulement, ces qualités toutes relatives sont impuis-

santes à faire sortir un artiste de son milieu ; elles ne

font que hâter l'évolution des germes préexistants

dont il a subi et dont il multiplie l'influence. Les arts

où les hommes de génie font défaut n'évoluent pas ou

évoluent très lentement ; l'homme de génie est celui

qui accélère l'évolution ; quant aux créateurs au sens

strict du mot, il n'y en a pas, du moins parmi les

mortels.

Ces considérations s'imposent à nous au moment

où nous allons jeter un coup d'oeil sur fart de la Gaule

depuis les débuts de la civilisation dans ce pays jus-

qu'à la fin de l'époque romaine. Dès l'origine, dès

l'époque quaternaire, l'âge du renne et du mammouth,

nous trouvons des spécimens parfois étonnants de

sculpture et de gravure sur ivoire et sur bois de renne ;

les plus belles collections d'objets de ce genre, réunies

par MM. Piette et Massénat, ont été exposées au

Musée du Trocadéro 1. Comment se fait-il que ces

oeuvres de l'enfance de l'art n'aient rien du caractère

des oeuvres des enfants, qu'elles soient souvent d'une

sûreté de dessin merveilleuse, qu'elles ressemblent

rarement à des gribouillages d'écoliers ? Différentes

réponses ont été faites à cette question. Le professeurVirchow a prétendu que si les chasseurs de rennes dessi-

naient naturellement si bien, c'est qu'il n'y avait pasencore d'écoles de dessin à cette époque reculée. Bou-

tade spirituelle, si l'on veut, mais profonde erreur.

Admettre qu'un art pareil soit spontané, qu'il soit né

ex nihilo avec des caractères de perfection aussi remar-

1. La collection Massénat est aujourd'hui à Clermont, aux mainsde M. Girod, qui l'a publiée ; la collection Piette a été donnée, en

1902, au Musée de Saint-Germain, mais n'est pas encore ouverteau public. [Celle de Massénat est venue l'y rejoindre.]

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 139

quables, qu'il se soit transmis sans enseignement, c'est

donner un démenti à toutes les lois de la psychologieet de l'histoire. Nous ignorons où cet art a balbutié

d'abord, où il s'est formé ; peut-être s'est-il constitué

dans les régions du nord de l'Europe, d'où les chasseurs

de rennes sont descendus vers la Gaule lors du refroi-

dissement du climat marqué par l'époque glaciaire.Mais ce qui est sûr, c'est que l'art des abris de Thayn-

gen, de la Madelaine, de Brassempouy, n'est ni un art

spontané, ni un art à ses débuts ; c'est un art qui a

derrière lui un long développement et dont les oeuvres

présentent, d'un bout à l'autre de la Gaule, un air

de famille qui implique l'existence d'une école, d'une

tradition. Saluons donc, à l'aurore de la civilisation

de notre pays, l'école des sculpteurs et des graveurs

contemporains du mammouth et du renne ; elle n'a

pas moins de réalité, à nos yeux, que celles des émail-

leurs de Limoges ou des ivoiriers de Dieppe, bien quenous soyons condamnés à ne jamais savoir dans quellesconditions et sous quelles influences les premiers ensei-

gnements de l'art s'y sont transmis.

Il y eut aussi une école d'art à la fin de l'époque des

dolmens, école bien inférieure à la précédente et dont

les oeuvres sont rares et grossières, mais dont l'homo-

généité, caractère distinctif d'une école, est indéniable.

Sur les parois de grottes dans la vallée du Petit Morin,sur des pierres de dolmens en Normandie et en Seine-

et-Oise, puis, en descendant vers le Sud, dans l'Avey-

ron, dans le Tarn, dans le Gard, dans l'Hérault, on a

observé de nos jours des sculptures et des reliefs étroi-

tement apparentés, où le type dominant est celui de la

femme assise ou debout, dans une attitude hiératique.

Quelques moulages de ces oeuvres singulières sont au

Musée de Saint-Germain. Les plus importantes, celles de

l'Aveyron, sont des menhirs anthropoïdes, c'est-à-dire

des pierres debout auxquelles on a donné, par quelques

140 IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE

coups de ciseau, l'aspect de statues rudimentaires.

D'autres figures analogues ont été découvertes dans

les îles normandes, en Angleterre, dans le nord de l'Alle-

magne, dans la Russie méridionale ; on en suit la tra-

dition jusque dans les îles de l'Archipel et sur les côtes

de l'Asie Mineure. Quel a été le centre de rayonnementde ce type primitif ? Nous l'ignorons et notre curiosité

reste inassouvie autant qu'excitée lorsque nous consta-

tons, sans pouvoir en rendre compte, l'analogie de

figures féminines découvertes dans les ruines de Troie

avec d'autres que l'on a trouvées récemment dans le

Rouergue. Mais les faits sont là, les ressemblances sont

trop précises pour qu'on puisse les attribuer au hasard.

Inclinons-nous devant les faits... et attendons qu'ils'en produise d'autres pour nous éclairer.

A l'époque des dolmens, comme à celles du bronze

et du fer qui lui font suite jusqu'à la conquête romaine,les monuments figurés sont excessivement rares ; il

y a des écoles d'art industriel en Gaule, il n'y a pasd'écoles de sculpture. En dehors des images primitives

que j'ai signalées tout à l'heure, on ne trouve plus,

jusqu'aux environs de l'ère chrétienne, une seule figurehumaine sculptée qui soit digne de ce nom. Les Gaulois,

on peut l'affirmer aujourd'hui, n'ont pas eu d'idoles.

Il est vrai que Jules César a paru dire le contraire : il

nous apprend que le dieu principal des Gaulois est Mer-

cure et qu'ils lui élèvent de nombreux monuments,

plurima simulacra. Mais ces simulacres n'étaient pasdes statues : c'étaient les pierres debout que nous

appelons menhirs. Quelquefois, exceptionnellement,un art grossier intervenait pour préciser la significationde ces pierres ; mais, en général, elles restaient brutes.

Il en était de même des troncs de chêne non équarris

qui, aux yeux des Gaulois, étaient des images de dieux.

La loi religieuse, dont les dépositaires étaient les Druides,interdisait la reproduction de la figure humaine;

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 141

c'est une des raisons pour lesquelles les anciens ont

rapproché leur doctrine de celle de Pythagore,

qui était également iconoclaste, systématiquementhostile à l'anthropomorphisme des Grecs, des Egyp-tiens et des Assyriens.

Mais il suffit de jeter un coup d'oeil sur les élégantes

épées de bronze, sur les plaques de bronze ajourées,sur les colliers d'or qui figurent dans les vitrines de

M. Morel 1, du Musée de Lons-le-Saulnier, du Musée de

Toulouse, pour se persuader que les Celtes, tout en igno-rant ou en réprouvant la représentation des êtres animés,

avaient un style, ou plutôt plusieurs styles, dont on

peut suivre l'évolution depuis les stations lacustres de

l'Helvétie jusqu'aux derniers temps de leur indépen-dance. Ces styles ont en commun la simplicité et la

clarté ; l'esprit géométrique y domine ; il n'y a rien

de confus, de capricieux, de boursouflé ; tous les motifs

peuvent être reproduits au moyen de la règle et du

compas. A l'époque du fer, vers l'an 800 avant J.-C,

ou peut-être plus tôt, se manifeste le goût pour les orne-

ments de métal ajourés, goût persistant qu'on retrouve,

plus de mille ans après, à l'époque mérovingienne et

dont il n'est pas interdit de reconnaître l'influence

jusque dans les dentelles de pierre et les rosaces de nos

églises gothiques. Vers l'an 500 avant J.-C. intervient

un élément nouveau, la polychromie. Les Gaulois,surtout dans l'est de la Gaule, aiment à relever l'éclat

du bronze par celui des cabochons de corail qu'ils ysertissent avec art. Cette technique était bien propreaux Gaulois, car la Grèce l'a ignorée et on n'en trouve

de traces en Italie que là où les Gaulois ont pénétré.Le corail dont les Gaulois faisaient usage venait des

îles d'Hyères ; ils en décoraient leurs casques, leurs

épingles de sûreté ou fibules, les fourreaux de leurs

1. La collection Léon Morel est aujourd'hui au British Muséum.

142 IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE

épées. Un écrivain romain nous l'a dit et l'archéologiea confirmé son témoignage : des bronzes gaulois ornés

de corail ont été découverts en grand nombre dans les

tombes de la Champagne.Cette étude de l'emploi décoratif du corail est féconde

en enseignements. A partir d'une certaine époque, voi-

sine de l'an 200 avant J.-C, le corail disparaît ; seule-

ment, comme rien ne se perd, comme tout se trans-

forme et évolue, une autre technique remplace celle-là,

produisant des effets analogues : c'est celle des émaux,

que l'on emploie comme des cabochons de corail

d'abord, puis à l'état de plaques multicolores intro-

duites dans les cavités du métal. Cette technique dure,

en se transformant, jusqu'à la fin de l'époque romaine ;

on en constate encore des survivances à l'époque

franque, mais alors elle est remplacée par une autre,

celle de la verroterie cloisonnée. Ainsi l'évolution dans

la décoration polychrome du métal se poursuit, sur le

sol de la Gaule, à travers ces trois phases : le corail,

l'émail, la verroterie. Quelle preuve frappante de la

continuité des arts décoratifs, de la logique supérieure

qui préside au développement du goût artistique, domi-

nant et refrénant au besoin les caprices du tempéra-

ment individuel !

Si les Gaulois renoncèrent au corail pour Vémail, ce

fut par l'effet des relations commerciales de l'Egypte

avec l'Inde. Ainsi énoncée, cette proposition paraît

extravagante ; elle est pourtant la vérité même, car

nous avons des textes précis qui l'attestent 1. Après les

conquêtes d'Alexandre, les Grecs d'Alexandrie com-

mencèrent à entretenir des relations actives avec les

côtes de l'Arabie et de l'Inde, comme avec celles de

l'Italie et de la Gaule. Qui dit commerce, dit échange ;

1. Voir le mémoire que j'ai publié à ce sujet dans la Reçue celtique,1899, p. 12-29, p. 117-131 [plus haut, p. 100-135].

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 143

or, nous savons par un document grec, rédigé par un

Grec égyptien, que les Hindous achetaient du corail aux

marchands d'Egypte et leur donnaient, en échange,des perles et des épices. Nous savons aussi, par Pline,

que ces marchands d'Egypte accaparèrent peu à peutout le corail péché aux environs des îles d'Hyères

pour l'envoyer en Inde, où on le payait au centuplede sa valeur. Du temps de Pline, 70 ans après J.-C,le corail était introuvable en Gaule; depuis deux siècles

au moins, il y était devenu si cher, vu la concurrence

égyptienne, qu'on avait dû songer à le remplacer parune autre substance. Cette substance fut l'émail, dont

les mêmes Grecs d'Egypte, accapareurs du corail gau-

lois, avaient peut-être introduit quelques spécimensen Gaule et dont la fabrication devint bientôt assez

active pour être signalée, comme une spécialité du pays,

par les écrivains grecs.La conquête de César brisa la puissance des Druides.

Les religions celtiques ne disparurent pas, mais elles

tendirent à se fondre (extérieurement, du moins) avec

celle des Romains. Jusque-là, les Gaulois n'avaient

pas eu d'idoles représentant des hommes, mais seule-

ment quelques figures d'animaux, notamment de san-

gliers, dont ils décoraient le sommet de leurs enseignes.

Cependant leurs dieux et leurs déesses avaient une

individualité propre, des noms, des légendes, des attri-

buts ; ce n'étaient pas plus des dieux romains que la

Minerve étrusco-romaine n'était l'Athéné hellénique, et

quelques-uns d'entre eux, comme la déesse protectricedes chevaux, le tricéphale, le vieux dieu cornu, le serpentà tête de bélier, n'avaient pas d'analogues dans le pan-théon gréco-romain. Une fois que la défense de fabriquerdes idoles eut été levée par la ruine des Druides, les

artisans gaulois se mirent à en sculpter, tant en pierre

qu'en métal, s'inspirant d'une part, à cet effet, de leurs

vieilles traditions religieuses, de l'autre, des images

144 IDEES SUR L ART DE LA GAULE

des dieux romains qui, par leur caractère, se rappro-chaient le plus ou s'éloignaient le moins des leurs. Ce

serait une grande erreur de croire queles dieux romains s'emparèrent de la

Gaule comme d'une terre inoccupée ;ils n'y prirent racine qu'à la condi-

tion de subir des changements pro-

fonds, qui les accommodèrent non

seulement aux croyances gauloises,mais à ce style particulier dont nous

avons signalé tout à l'heure les traits

distinctifs. Si les religions celtiquesne perdirent pas leurs droits, l'art

celtique, épris de géométrie et de

symétrie, peu soucieux de vie et de

mouvement, n'abdiqua pas davan-

tage les siens. Nous en trouvons une

preuve frappante dans cette statue

colossale du Mercure de Lezoux —

la plus grande, avec celle de l'Apol-lon d'Entrains, que l'on ait décou-

verte en Gaule — dont la libéralité

de M. Plicque a permis que le Petit

Palais pût s'enlaidir (fig. 23) 1.

Car elle est laide, cette statue, elle

est fort laide dans sa raideur hiéra-

tique, dans sa carrure qui fait songer

à une pierre mise debout, à un men-

hir, dans son aspect rébarbatif et

grognon qui suggère l'idée des

marais et des forêts sombres de la

«Gaule plutôt que des bois d'oliviers et des collines enso-

leillées de la Grèce. L'inscription gravée sur la poitrine

1. Cette statue, acquise par le Musée de Saint-Germain, après

^'Exposition de 1900, est exposée au fond de la cour du Château.

JE

"FIG.F23. — Statue

^ colossale de Mer-

l <ure découverte àLezoux (Puy-de-Dôme), au Muséede Saint-Ger-main-en-Laye.

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 145

est ainsi conçue : Mercurio et Augusto sacrum, consacré à

Mercure et à Auguste. Mercure, c'est ce « dieu principal »

des Gaulois dont César assure que les simulacres étaient

nombreux ; ces monuments, nous l'avons dit, étaient des

menhirs et la statue de Lezoux est presque un menhir

sculpté. Suivant César, le dieu gaulois qu'il assimilait

à Mercure était le protecteur du commerce et des arts ;

or, précisément, le colosse de Lezoux a été découvert

à l'entrée d'immenses ateliers de céramique, se prolon-

geant sur une longueur de plusieurs kilomètres, qui'ontété fouillés avec succès par le Dr Plicque pendant une

vingtaine d'années. C'était aussi le dieu de l'éloquence,

qualité qui fut de tout temps en honneur parmi les

Gaulois. Mais, chez ces peuples à demi-barbares, on

ne se figurait pas un artisan habile, un orateur puissantsous les traits, chers à la Grèce, d'un éphèbe imberbe :

le Mercure des Arvernes était un vieux dieu, comme

l'Hermès des Grecs antérieur à l'époque classique.Or — et c'est ici que se manifeste l'originalité de l'art

gallo-romain, qui n'est pas un art d'emprunt, mais un

art adapté— au moment où fut dressée la statue de

Lezoux, vers l'an 50 après l'ère chrétienne, il y avait

au moins quatre siècles que les Grecs et les Romains

avaient transformé le type de Mercure, qu'ils en avaient

fait un jeune homme sans barbe au menton, rayonnantde santé athlétique, élégant et souple, comme il conve-

nait au messager divin des dieux de l'Olympe. Les Gau-

lois de Lezoux ne voulaient pas de ce Mercure-là; il

leur fallait celui de leurs légendes, barbon expert à

la façon de l'Ulysse homérique, qui fabrique lui-même

son lit et sait tenir, à l'occasion, de sages et persuasifsdiscours. C'est ce Mercure que l'artisan de Lezoux a

représenté ; il lui a donné, comme au Mercure romain,

des ailerons, un pétase, un caducée ; il l'a fait escorter

d'un bélier et d'un coq; mais ce sont là des attributs en

quelque sorte adventices ; l'expression dominante est

S. REINACH 10

146 IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE

bien celtique. Ce Mercure est un dieu de la Gaule, affublé,

par respect pour Auguste, de quelques oripeaux du dieu

gréco-romain dont il prend le nom. Notez que l'ins-

cription ne dit pas : Mercurius Augusto sacrum ; ce

n'est pas un Mercure consacré à Auguste ; c'est un dieu

anonyme consacré à Mercure et à Auguste, qui rend

hommage, si l'on peut dire, au dieu et à l'empereur des

conquérants, mais qui reste bien lui-même, rudement

arverne, en attendant qu'avec les progrès de la conquêtemorale et de la romanisation de la Gaule il tende à

s'identifier avec le dieu étranger dont les attraits sont

si supérieurs aux siens.

A la même époque où un tailleur de pierres indigène

sculptait le dieu de Lezoux, la cité des Arvernes fai-

sait exécuter, par le Grec Zénodore, une statue colos-

sale de Mercure assis, en bronze, qui coûta 400.000 ses-

terces et dix ans de travail. Zénodore travailla ensuite

à Rome, où il fit une image colossale de Néron. Le Mer-

cure du Puy-de-Dôme a disparu sans laisser de traces,

mais il est certain que c'était, par l'attitude et le style,un Mercure gréco-romain. Ainsi se dessine, dans une

même région de la Gaule et à la même époque, le con-

traste entre l'art importé et l'art national ; par un

caprice significatif du sort, des deux colosses, c'est celui

de l'art gaulois et populaire qui a survécu.

L'Apollon en bronze de Vaupoisson, exposé par le

Musée de Troyes, offre des caractères d'originalité plus

discrets, mais cependant bien reconnaissables. Sa grâceest toute d'emprunt et dissimule mal une écorce ru-

gueuse ; l'hiératisme celtique transparaît dans son

attitude, dans sa physionomie revêche, dans ses extré-

mités lourdes et puissantes.

Voyez aussi le dieu au maillet du Musée de Beaune.

Ici, le problème qui se posait aux artistes gaulois était

particulièrement difficile. Il s'agissait de représenterun dieu gaulois de caractère infernal, mais qui était en

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 147

même temps, comme le Jupiter romain, le dieu de la

foudre. On se tira d'affaire en empruntant à l'Egypte

grecque le type de son Jupiter infernal, Sérapis, mais

on lui mit une blouse gauloise, serrée à la taille par une

ceinture, pour lui conserver son caractère national.

La Gaule était laborieuse et prospère ; elle était

habitée par quantité de riches Romains ou de Gau-

lois parfaitement romanisés auxquels le luxe et l'art

de la civilisation gréco-romaine étaient devenus aussi

indispensables que ceux de Paris à nos colons canadiens

ou africains. Ainsi s'explique, en Gaule, la présence de

marbres et de bronzes qui reproduisent les plus beaux

modèles de l'art hellénique. Nous avons ici des chefs-

d'oeuvre de ce genre, comme le Mercure portant le jeuneBacchus de Péromie, imitation d'un modèle grec du

ive siècle, le Sommeil ou Hypnos trouvé à Ëtaples, le

timon de char de Toulouse, la tête de déesse en ivoire

du Musée de Vienne. J'en passe et non des moindres,

parce que ces objets sont plutôt gréco-romains que

gallo-romains. Les uns ont pu être importés, les

autres fabriqués en Gaule même ; mais le génie qui les

inspire n'est pas celtique : il est entièrement grec.La richesse de la Gaule à cette époque et l'activité

de ses ateliers sont encore attestées par les nombreux

spécimens de vases peints ou à reliefs, de verreries

et de bijoux qui se pressent dans les vitrines de

Mme Plicque, de M. Boulanger et d'autres amateurs.

Ici encore, il y a une distinction essentielle à faire entre

les objets de luxe ou de demi-luxe, réservés aux riches

et dont le caractère est surtout gréco-romain, et les

objets de pacotille, comme les terres cuites blanches,

qui, destinés à la classe laborieuse, au tiers état, s'ins-

pirent, avec une ténacité singulière, du goût indigène.Un pays a beau importer des oeuvres étrangères ou

former à une école étrangère des ouvriers d'art : il ne

peut constituer de la sorte un art national, ni même

148 IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE

un art doué d'une vitalité quelconque. A peine les pre-miers flots de Barbares ont-ils balayé la Gaule que la

tradition gréco-romaine disparaît : le style celtique

reprend le dessus dans la céramique, dans la bijouterie,dans ce qui reste de la sculpture. Il y a plusieurs années,

j'ai avancé que l'art de la Gaule barbare, de la Gaule

de l'époque des invasions, était une survivance et, à

quelques égards, une renaissance du style celtiqued'avant la conquête, style que les Celtes avaient trans-

mis aux peuples germaniques et que ceux-ci leur res-

tituaient comme un dépôt. Cette manière de voir, tout

opposée à celle qui reconnaît dans l'art du Ve et du

vie siècles une simple dégradation de l'art romain ou

une importation byzantine, tend, je crois, à prévaloir

aujourd'hui dans la science ; elle est d'ailleurs conforme

aux enseignements de Courajod, qui remontait aussi

à l'art populaire de la Gaule romaine pour y chercher

sinon la source, du moins une des sources de l'art romain

et français 1. A priori, il est probable que nous avons

raison, car l'historien a toujours chance d'être dans le

vrai quand il revendique, même en dépit des appa-

rences, le principe de la continuité des styles, envisagéecomme l'expression d'un tempérament régional ou

national.

L'ensemble de l'art gallo-romain, comparé à celui

des époques suivantes, permet fort bien, en vertu même

de ses disparates, d'apprécier la justesse de cette

manière de voir. Ce qui est plus grec que celtique ne

dure pas ; c'est une parure de fleurs éphémères qu'une

tempête emporte; ce qui est plus celtique que grec ou

romain survit et se développe, même au milieu des

bouleversements qui remplissent les premiers siècles

du moyen âge, bien plus, à la faveur de ces bouleverse-

1. [J'ignorais, en 1900, que la théorie dont il est question a élé

proposée longtemps avant Courajod et moi.]

IDÉES SUR L'ART DE LA GAULE 149

ments. — Si donc il est légitime, comme l'ont cru les

organisateurs de ces conférences et comme je le crois

moi-même, de faire de l'art gallo-romain la préfaced'une histoire de l'art français, c'est à la condition de ne

pas perdre de vue que, dans ce mélange, ce qui flatte

notre goût actuel est ce qui importe le moins et que l'in-

térêt historique des oeuvres gallo-romaines tient surtout

aux éléments celtiques qu'elles renferment.

QUELQUES TOMBES MYCÉNIENNES

EXPLORÉES EN CRÈTE1

L'intérêt extraordinaire qu'offrent à la science les

fouilles de Cnossos et de Phaestos en Crète ne doit pasdétourner l'attention des archéologues d'autres explo-rations qui se poursuivent dans la même île, en parti-culier dans les nécropoles ou groupes de tombes dont

plusieurs ont déjà été étudiées méthodiquement. Voici,

d'après une publication récente en langue grecque,

quelques renseignements précis à ce sujet 2.

A deux heures d'Héraclée, au lieu dit Artsa, entre les

villages d'Eléa et de Katô Vatheia, un laboureur décou-

vrit, en janvier 1903, une petite tombe à couloir et à

coupole creusée dans le roc. Des sépultures semblables,

de type mycénien, ont déjà été signalées en Crète,notamment à Milatos et près de Phaestos. Le tombeau

d'Artsa contenait deux récipients quadrangulaires en

terre cuite avec couvercle, dans lesquels étaient déposésdeux squelettes (fig. 24). L'un des coffres, bien conservé,contenait un squelette dont on a pu relever exactement

la position (fig. 25). Le mort était enseveli les jambes

repliées, la tête tournée vers le nord, c'est-à-dire vers

l'entrée de la tombe. Jusqu'à présent, beaucoup d'ar-

1. [L'Anthropologie, 1904, p. 645-656.]2. Xanthoudidis, 'EoerjfiEpiçà^aioXo^ix-fj, 1904, p. 1 et suiv.

TOMBES MYCENIENNES EN CRETE 151

chéologues pensaient que les coffres crétois en terre

cuite, ornés de peintures et de reliefs, étaient destinés

à recevoir des cendres ; il est désormais certain qu'on

y plaçait des cadavres. Au Musée d'Héraclée, on a fait

prendre la position repliée à un homme haut de 1 m. 70

et l'on a constaté qu'il n'occupait ainsi qu'une lon-

gueur de 1 m. 18, dimension qu'atteignent la plupartdes coffres crétois. Ceux qui sont notablement plus

petits ont dû servir à des enfants.

Comme les deux squelettes ensevelis dans les coffres

sont, l'un celui d'un homme, l'autre celui d'une femme,

il est probable qu'ils étaient les chefs de la famille à

laquelle appartenait le caveau.

Quelquefois on a trouvé plusieurs squelettes dans un

même récipient. M. Xanthoudidis explique cela en

Fie, 24. — Coffre funéraire en terre cuite d'Artsa,

152 TOMBES MYCENIENNES EN CRETE

admettant que les morts d'une même famille avaient

d'abord chacun son sarcophage ; puis, quand la place

manqua dans le caveau, on prit les ossements d'un

ou de deux coffres voisins pour les placer dans un

troisième, de manière à rendre disponibles ceux quel'on vidait ainsi. D'autres fois, on se contenta, comme

dans le caveau d'Artsa, de déposer à terre les nouveaux

venus.

Une opinion répandue, qui a été adoptée par MM. Orsi

et Perrot, veut que les coffres crétois rectangulaires-

FIG. 25. -r—Sépulture à inhumation d'Artsa.

soient faits à l'imitation de maisons ou de cabanes. A

cela M. Xanthoudidis répond que ces objets appar-tiennent tous à la fin de l'époque mycénienne, alors

que le type des habitations était tout autre. D'ailleurs,l'architecture de ces récipients trahit bien plutôt l'in-

fluence des coffres de bois, tels qu'Homère les décrit

dans les maisons, où ils servaient surtout à la garde des

vêtements et des objets de prix. D'autres sarcophagesen terre cuite, assez fréquents en Crète, affectent la

forme de cuves ou de baignoires ; ce sont là encore des

imitations d'objets mobiliers, dont on a retrouvé des

spécimens tant à Tirynthe qu'à Cnossos. Homère men-

tionne des baignoires en argent, mais il parle deux fois

de baignoires « bien polies », ce qui permet de croire

qu'elles pouvaient être en bois ou en argile. Si l'on s'est

TOMBES MYCENIENNES EN CRETE 153

servi de cuves de bois comme de sarcophages, il est natu-

rel que nous n'en ayons pas conservé de spécimens.On a vu que les coffres d'argile peinte appartiennent

à la fin de l'époque mycénienne. C'est une période

d'appauvrissement général, de troubles politiques et

de guerres, ce qui ex-

plique que l'on trouve

rarement des objets de

valeur dans les tombes

à coffres. M. Xanthou-

didis a fouillé près de

Phaestos une dizaine

de tombeaux en cou-

pole taillés dans le roc,où il n'y avait pas un

seul coffre, mais beau-

coup de belles et riches

offrandes ; tout près de

là, la mission italienne

a exploré une nécro-

pole pleine de coffres,mais où les offrandes

faisaient à peu prèsdéfaut.

Dans la terre du ca-

veau d'Artsa, on a dé-

couvert quatre vases,dont une oenochoé peinte et un vase à étrier (fig. 26

et 27), preuve nouvelle que ce dernier type céra-

mique, considéré autrefois comme caractéristique de

toute l'époque mycénienne, en marque surtout la

décadence et la fin. Au même endroit on a recueilli

un rasoir de bronze (fig. 28), dont le manche —- sans

doute en ivoire — a disparu. Des objets analoguesse sont rencontrés assez souvent en Crète et à My-cènes ; il est intéressant de les rapprocher de ceux

FIG. 26. -—Vase peint découvert à Artsa.

154 TOMBES MYCÉNIENNES EN CRÈTE

qu'ont fournis les stations lacustres, les tombes du pre-

mier âge du fer et celles de la Carthage phénicienne.

Dans les environs de

Siteia, au lieu dit Mou-

liana, trois tombes ont été

explorées en 1903. Ce sont

des sépultures souter-

raines, construites en en-

corbellement, sans couloir,

où l'on pénétrait en enle-

vant la pierre du haut

(fig. 29).Dans la première, on re-

marque, au milieu d'un des

petits cotés;, une fosse

étroite qui paraît avoir

servi à des libations et peut

dater d'une époque plusrécente que la construc-

tion du caveau 1. En effet, à en juger par lés trou-

vailles, cette tombe a été employée deux fois, d'abord

à la fin de l'époque

mycénienne, puis au

début de Fëpoque des

vases géométriques ; le

rite de la première

époque était l'inhu-

mation, celui de la

seconde, là crémation.

A celle-là appar-tiennent trois vases

peints à étrier, trois épées (fig. 30) et une petite fibule

de bronze (fig. 31) ; cette fibule a nwicella est

1. On en connaît un seul exemple de l'époque mycénienne (àVapnio) ; mais M. Pfuhl en a rencontré beaucoup dans la nécropolearchaïque de Théra.

Fus. 27. — Vase à étrierdécouvert à Artsa.

FIG. 28. — Rasoir CB bronze découvertà Artsa.

TOMBES MYCÉNIENNES EN CRETE 155

curieuse, parce qu'elle fournit un type de transition

entre la fibule mycénienne en archet et celle de l'époque

Fie. 29. — Tombe de Mouliana.

FIG. 30. — Épées de Mouliana.

156 TOMBES MYCÉNIENNES EN CRÈTE

du Dipylon 1. L'épée la mieux conservée a 0 m. 58 de

long ; elle est donc plus courte que les épées analoguesde l'Europe centrale et occidentale; la forme, déjàconnue par plusieurs spécimens de Mycènes, est aussi

bien moins élégante.— A l'époque géométrique appar-

tiennent : 1° un très grand cratère en terre rouge,revêtue d'un enduit jaune, sur lesquel sont peintes,avec une extrême grossièreté, des figures rouge-

brun; c'est le second vase géo-

métrique à figures que l'on si-

gnale en Crète 2. La scène prin-

cipale représente un chasseur

lançant un javelot sur une

chèvre sauvage ; une autre

chèvre s'enfuit vers la gauche

(fig. 32). Quelle distance entre

cet art de Peaux-Rouges et

celui des fresques de Cnossos ou

de Phaestos! La peinture oppo-

sée, représentant un cavalier —type quasi inconnu à

l'époque mycénienne— est d'un dessin tout aussi pri-

mitif. Un détail à noter, c'est que la peinture rouge-brun est relevée de blanc, procédé où M. Xanthou-

didis reconnaît avec raison une survivance du stylede Kamarès, celui qui a précédé, en Crète, la céramique

mycénienne. Des vases géométriques à rehauts blancs

ont déjà été découverts par M. Hogarth dans la nécro-

pole « géométrique » de Cnossos; 2° un grand vase cylin-

drique (fig. 32, en bas à gauche), d'un type qui s'est

rencontré dans le palais de Phaestos et dans d'autres

milieux mycéniens, mais d'une décoration nettement

géométrique, bien que l'on y puisse reconnaître encore

1. Une fibule analogue a été trouvée à Gournia, dans un milieu

mycénien, par Miss Boyd.2. Le premier a été publié par Miss Boyd, American journal, 1901,

p. 145.

FIG. 31. — Fibule deMouliana.

TOMBES MYCENIENNES EN CRETE 157

le motif stylisé de la double hache mycénienne ; 3° deux

anneaux d'or très simples ; 4° de petits fragments d'une

épée et d'un couteau en fer.Le second tombeau, à 5 mètres du premier, était tout

à fait intact et contenait deux corps, l'un dans une cuve

en argile, l'autre sur un lit de sable ; tous les 'deux

avaient les jambes repliées, la tête tournée vers l'ou-

verture du caveau. Les trouvailles appartiennenttoutes à l'époque mycénienne. La cuve, longue de

1 m. 04, munie de quatre anses de préhension, porteune décoration rouge-brun où l'on remarque un motif

en échiquier, déjà employé à l'époque mycénienne, mais

beaucoup plus fréquent à l'époque suivante (fig. 33).Des quatre vases, tous à étrier, que contenait la tombe,

deux portent sur l'embouchure une décoration fort

FIG. 32. — Vases géométriques de Mouliana.

158 TOMBES MYCÉNIENNES EN CRETE

intéressante dont M. Xanthoudidis a publié le dévelop-

pement (fig. 34); il y a reconnu très justement des

FIG 33 — Cuve funéraire de Mouliana.

FIG. 34. — Développement du décor d'un vasede Mouliana.

TOMBES MYCÉNIENNES EN CRETE 159

poulpes stylisés, où les yeux de l'animal sont devenus

des ornements, où ses membres et ses tentacules se sont

transformés en spirales et en lignes ondulées. La même

tendance à la stylisation, mais beaucoup moins pro-

noncée, se remarque sur un grand coffre en terre cuite

découvert à Siteia (fig. 35), décoré sur les petits côtés

de poulpes, qui a été recollé à l'aide de nombreux frag-ments et transporté au Musée d'Héraclée (longueur1 m. 05). En fait d'objets en métal, la tombe renfermait

deux grands disques de bronze, deux épées et deux

pointes de lance du même alliage. Les disques ont pu,à la rigueur, servir de cymbales ; on n'en connaissait

pas encore de l'époque mycénienne. M. Xanthoudidis,

d'ordinaire très circonspect, se hasarde beaucoup ici

en voyant dans ces objets une preuve de l'invasion du

culte des divinités asiatiques en Crète. Même s'il était

FIG. 35. — Coffre funéraire de Siteia.

160 TOMBES MYCÉNIENNES EN CRETE ,

prouvé que ces disques sont des cymbales, ce que jene crois pas, la conclusion qu'on veut en tirer ne s'im-

poserait pas.La plus grande épée a 0 m. 55 de long ; elle est d'un

type un peu plus archaïque que celle du premier tom-

beau (fig. 30). Dans les deux pointes de lance, le clou

servant de rivet s'est conservé à la base (longueur0 m. 185 et 0 m. 095). Enfin, la même sépulture a donné

une bague en or, un petit masque du

même métal, percé sur les bords de

sept trous 1, un fragment d'un petit objet

en fer et deux plaquettes d'ivoire, ayant

probablement servi d'appliques.Non loin de là, à Vourlia, un paysan

découvrit, il y a quinze ans, d'autres

tombes à coupole qui furent mises au

pillage ; mais le paysan avait conservé une belle bague

en or (fig. 36), que M. Xanthoudidis a pu acquérir

pour le Musée d'Héraclée.

Post-scriptum.— La Revue archéologique de juillet

1896 insérait, à ma demande, la lettre suivante :

Monsieur le Directeur,

Je crois avoir reconnu que dans les statues anciennes de

l'Aveyron (Mortillet, Rev. de VÉcole d'anthrop., 1893, pi. IV-

VII; S. Reinach, La sculpture en Europe, fig. 22-32), ce que l'on

prenait pour des jambes n'est autre chose que les bouts de la

ceinture ornés de franges. Mon opinion se fonde sur quelquesstatuettes en terre cuite chypriotes ou carthaginoises que je me

propose de faire connaître prochainement. g D»j^CY

Mon vieil ami E. d'Acy m'avait fait alors — il y a

près de neuf ans ! — la confidence de ce que je consi-

1. Jusqu'à présent, on ne connaissait, de l'époque mycénienne,que les masques en or découverts à Mycènes.

FIG.36.—Bagueen or de Vour-lia.

TOMBES MYCÉNIENNES EN CRETE 161

dérais comme une importante découverte ; le voyant

déjà très affaibli et malade, je rédigeai moi-même et

le priai de signer cette petite lettre, qui avait pour but

de sauvegarder ses droits de priorité.En 1897 et en 1898, M. d'Acy réunit et fit même

reproduire en héliogravure nombre de figurines archaï-

ques qui viennent à l'appui de sa thèse. Malheureu-

sement, il ne publia rien et, à partir de 1900, l'état

de sa santé devint tel que toute activité scientifiquelui fut interdite et rien ne fut publié.

C'est une chose bien étrange qu'une constatation à

nos yeux si évidente n'ait pas été faite depuis pard'autres archéologues ; du moins n'en ai-je pas trouvé

trace dans la vaste littérature périodique que je n'ai

pas encore perdu l'habitude de lire.

Mais voici que M. Myres vient de publier une éton-

nante statuette de femme en terre cuite peinte décou-

verte à Petsofa (Palaikastro) en Crète ; elle porte une

grosse ceinture à longs bouts, dont l'analogie avec celles

de nos statues de l'Aveyron est évidente (fig. 37, 38).Cette statuette n'est pas mycénienne, mais minoenne;elle remonte à l'an 2000 avant J.-C. ou même au delà;

c'est, de beaucoup, le plus ancien exemple de la série

que M. d'Acy aurait voulu constituer et publier, série

qui comprend aussi la terre cuite de Siteia en Crète,

autrefois publiée par moi dans l'Anthropologie, mais

qualifiée inexactement de « mycénienne s 1.

M. Myres ne s'est pas rappelé les statues-menhirs

de l'Aveyron; en revanche, il est entré dans des consi-

dérations du plus haut intérêt sur les affinités du cos-

tume minoen avec le costume européen, par oppo-sition au costume asiatique, et il a écrit cette phrase,bien faite pour réjouir l'auteur du Mirage oriental :

1. L'Anthropologie, 1902, p. 32. La statuette de Siteia est« minoenne ».

S. REINACH 11

162 TOMBES MYCENIENNES EN CRETE

« Les analogies entre le costume primitif des Ëgéenset des Européens doivent résulter plutôt d'une ancienne

communauté de civilisation que d'une invasion paci-

fique ou politique. La Crète se montre à nous une foisde plus

— la Cnossos néolithique autorisait déjà la

même opinion— comme un poste avancé vers l'est de

l'Europe chalcolithique, sinon de l'Europe néolithique 1. »

Nous reproduisons côte à côte, à la même grandeur,,la statuette de Petsofa 2 et le menhir anthropoïde de

Saint-Sernin (fig. 37 et 38). Il n'est nullement prouvé

pour moi que le menhir soit plus ancien que la sta-

tuette ; ce peut être la traduction en pierre d'un motif

FIG. 37. — Statuettede Petsofa.

38. •—Menhir anthropoïdede Saint-Sernin.

1. Annual of the British School, 1902-3, p. 385.2. Ibid., pi. VIII.

FIG.

TOMBES MYCÉNIENNES EN CRETE 163

sculpté en bois qui avait déjà évolué pendant plusieurssiècles avant qu'on ait songé à le reproduire en pierre.Mais il est évident que le corsage ouvert, la double

ceinture et les longs bouts pendants de celle-ci consti-

tuent les éléments de deux costumes féminins très

caractéristiques et très nettement apparentés.Dans la statuette de Petsofa, les bouts ne se terminent

pas par des franges; mais des franges, pouvant donner

l'illusion de cinq doigts, se reconnaissent dans plusieurs

figurines phéniciennes et grecques qui ont été réunies

par M. d'Acy 1.

1. [Voir mon Catalogue illustré du Musée de Saint-Germain, t. I,p. 231-2. On n'a pas retrouvé les matériaux réunis par E. d'Acy à

l'appui de sa thèse. —1929.]

IX

ADOLF FURTWAENGLER

ET LA PLASTIQUE GRECQUE

L'ouvrage de M. Furtwaengler, Les chefs-d'oeuvrede la plastique grecque, est le plus important qui ait

encore paru sur l'histoire de l'art antique. On y admire

presque à chaque page la vaste érudition de l'auteur,

l'indépendance de son jugement, la netteté incisive

de son style. L'exécution matérielle est luxueuse, sans

excès. Il faut aussi remercier les éditeurs qui, pouvantabuser d'un nom déjà illustre pour rançonner le

public, ont fixé le prix de vente avec une modération

dont la librairie allemande donne peu d'exemples

(60 marks) 2.

M. Furtwaengler n'a pas voulu écrire une histoire

suivie de l'art grec. Il a réuni quatorze essais, tous

inédits, dont les plus importants concernent Phidias,

Crésilas, Myron, Polyclète, Scopas, les deux Praxitèle,

Bathyclès, Smilis. On voit que l'ordre suivi n'est pas

chronologique : il a plutôt été inspiré à l'auteur par

l'importance relative de ses études. L'unité est dans

la méthode. Aucun de ces articles n'est un résumé,

1. Adolf Furtwaengler, Meislerwerhe der griechischen Plastik,Leipzig et Berlin, 1893. — [Reçue critique, 5 février, 1894,1, p. 97-

116.]2. Les phototypies sont presque toutes exécutées d'après des mou-

lages ; ceux qui connaissent les conditions d'éclairage de la plupartdes Musées le regretteront, mais ne s'en étonneront pas.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 165

un exposé de l'état de la science sur tel ou tel problème :

il s'agit toujours de solutions nouvelles, appuyées sur

des monuments inédits ou peu connus. Dans la préface,M. Furtwaengler s'élève contre la socordia des faiseurs

de manuels qui, délaissant la tradition de Winckelmann,

confinent sans cesse leurs observations à un petitnombre de monuments cent fois publiés. Il croit que les

musées contiennent, parmi leurs trésors inédits, non

seulement des copies exactes d'originaux célèbres,mais quelques fragments de ces originaux eux-mêmes ;il réagit contre l'idée très répandue que « l'art romain »,

ayant copié ou combiné librement, n'aurait rien à

nous apprendre sur l'art hellénique de la belle époque ;il pousse jusqu'à la minutie l'analyse de ces détails de

conformation physique 1, de coiffure, de costume, etc.,

qui permettent non seulement de grouper les oeuvres,mais de reconnaître un écho du Ve siècle dans une copieexécutée six cents ans plus tard. Cette méthode, fécon-

dée par une aptitude extraordinaire aux combinaisons,a produit des résultats qui ne sont pas tous, tant

s'en faut, bien assurés, mais dont aucun ne pourraêtre dédaigné à l'avenir. Disons tout de suite queM. Furtwaengler a les défauts de ses qualités. Il est

d'une intempérance peu commune dans l'affirmation.

Baptiser, débaptiser, rebaptiser sont des opérations

qui ne lui coûtent rien. On est parfois, il faut bien le

dire, agacé de ce dogmatisme, qui rappelle celui de

Morelli et pourra provoquer d'aussi vives répliques.Mais l'ensemble produit l'impression d'une force impo-

sante, comme disait le sculpteur Guillaume d'une

statue de Polyclète. En somme, la lecture de ce livre

ne saurait être trop vivement recommandée, à la condi-

tion, toutefois, que l'on n'accepte rien sans contrôle,

i. Il y a de très bonnes observations sur la forme des oreilles,p. 31 et passim

166 AU. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

que l'on conserve, à l'endroit de M. Furtwaengler, l'in-

dépendance dont il fait preuve non seulement envers

ses prédécesseurs (qu'il tance parfois avec une rigueur

excessive), mais envers M. Furtwaengler lui-même,le Furtwaengler d'il y a dix ou douze ans. Le mot sugges-

tif, dont on fait grand abus, est très applicable au présent

ouvrage ; mais ceux qui seraient tentés d'en adopterservilement toutes les conclusions se montreraient

réfractaires à l'esprit de libre critique dans lequel il

a été conçu et rédigé.Discuter les mille et une idées émises par M. Furt-

waengler est impossible ; se confiner dans l'examen

de tel ou tel chapitre serait injuste. Nous allons le

suivre, essai par essai, en tâchant de marquer les résul-

tats qui s'en dégagent; toute controverse devant nous

entraîner trop loin, il suffira d'indiquer brièvement, à

l'occasion, les points sur lesquels nous restons en désac-

cord avec l'auteur.

I. — PHIDIAS ET SON GROUPE

Deux statues du Musée de Dresde sont des copiesexactes de l'Athéna Lemnia de Phidias. Le Musée de

Bologne possède une réplique de la tête (sans casque)

que Brizio et Heydemann ont à tort déclarée moderne.

Déjà Schorn avait reconnu dans ce type une création

de Phidias. La clérouquie athénienne étant partie pourLemnos entre 451 et 447, c'est vers cette époque quel'Athéna lemniennne aurait été exécutée, trois ou quatreans avant la Parthénos, que M. Furtwaengler jugeinférieure. Ce type de l'Athéna pacifique, tenant son

casque à la main, n'est pas une invention de Phidias ;mais la manière dont il l'a traitée est la plus haute

manifestation de son génie. Preller a touché juste en

comparant la Lemnienne à la Jeanne d'Arc de Schiller ;

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 167

la tête de Bologne a longtemps passé pour virile etM. Furtwaengler pense qu'elle a été imitée par l'auteur

de l'Antinous Mondragone au Louvre.On a cru généralement que la Lemnienne était une

oeuvre de la maturité de Phidias, né vers 500. Erreur,dit M. Furtwaengler ; nous ne connaissons pas d'oeuvrede Phidias antérieure aux environs de 450. Le Phi-

dias cimonien est un mythe, né d'une erreur de Pau-

sanias. Ce géographe est mal renseigné sur Phidias,

auquel il attribue à tort, outre la Promachos, la Némé-

sis de Rhamnus, la Mère des dieux à Athènes, l'Athéna

d'Elis, le groupe des Marathonomaques à Delphes.Il est vrai que M. Gurlitt a récemment cru prouver que la

Promachos, encore vue au début du xme siècle parNicétas, ressemblait à la statue d'Anténor et ne pouvaitêtre plus récente que 470 ; mais M. Furtwaengler répond

que le témoignage de Nicétas est erroné, que d'ailleurs

la Promachos n'est pas de Phidias, mais de Praxitèle

Vancien. Le torse Médicis, dit-il, est une réplique de la

Promachos (hypothèse déjà émise par M. K. Lange) ;

or, ce torse est apparenté à la Parthénos ; donc, la

Promachos ne peut être cimonienne. — Mais il y a là

tout simplement un cercle vicieux, car si la Promachos

est cimonienne, on ne peut pas chercher à en voir une

copie dans le torse Médicis. Un artiste ne crée pas du

premier coup un chef-d'oeuvre comme la Lemnienne ou

la Parthénos. Suo le bouclier même de la Parthénos,Phidias est figuré sous les traits d'un homme mûr,

presque âgé. Si M. Furtwaengler nie qu'il y ait là un

portrait de Phidias, malgré Plutarque, il ne donne

aucune bonne raison de son scepticisme. Tout cela est

fort aventureux. Je continue à croire à un Phidias

cimonien, dont le génie ne s'est affranchi que sur le

tard. Mais l'identification de l'Athéna Lemnienne paraîtdéfinitivement acquise, et c'est là un résultat d'une

haute importance.

168 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

La Lemnienne devient, pour M. Furtwaengler, le

point de départ d'un série de combinaisons et d'iden-

tifications qu'il faut indiquer rapidement sous forme

d'aphorismes. Le torse inédit du Louvre, n° 2.903,

dérive de Phidias. La Promachos a été exécutée en 445

à l'occasion de la paix de Cimon ; une réplique de la

tête est dans la collection Jacobsen. Contrairement à

l'opinion reçue, le Zeus d'Olympie ne peut être antérieur

à la Parthénos ; Phidias l'a commencé vers 438 (456suivant M. Loeschcke) ; son procès à Athènes et sa

mort sont postérieurs de dix ans. L'éromène de Phi-

dias, Pantarkès, fut vainqueur en 436 à Olympie. Il

est vrai que le temple d'Olympie est plus ancien que le

Parthénon, mais la cella a pu rester sans image pen-dant dix-huit ans. Le Jupiter Talleyrand n'est pasla copie d'une oeuvre de 450, déjà imprégnée, comme

on l'a dit, de l'influence du Zeus d'Olympie, mais l'imi-

tation archaïsante d'un travail argien de 500 environ.

Les métopes du Parthénon ne témoignent qu'en partiede l'influence de Phidias ; d'autres se rattachent à

l'école de Kritios et Nésiotès. La frise est un peu plusrécente ; les frontons ont été exécutés en dernier lieu

(après 438). Contrairement à M. Puchstein, M. Furt-

waengler pense que ces travaux ont bien été dirigés

par Phidias; ce qu'on remarque de pittoresque dans les

frontons se retrouve sur le bouclier de la Parthénos

et confirme le renseignement de Pline, suivant lequelPhidias aurait commencé par la peinture. La Héra

Farnèse (plutôt une Artémis) appartient, comme les

métopes de Sélinonte, à l'école de Kritios. En revanche,

l'influence de Phidias se reconnaît dans l'Apollon du

Tibre, apparenté à l'Apollon de Mantoue et à d'autres

oeuvres dérivant d'Hagélaïdas. L'Apollon de Mantoue

et une tête en bronze de l'Acropole (Musées d'Athènes, pi.

xvi) sont de Hégias, maître de Phidias et élève d'Hagé-laïdas. L'Hermès Ludovisi et sa réplique de Broadlands

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 169

se rapportent plutôt à Téléphane qu'à Phidias. Mais

c'est à la jeunesse de Phidias que M. Furtwaengler

attribue, outre le grand bas-relief d'Eleusis, le proto-

type d'une tête féminine connue par des répliques de

l'Ermitage et de la collection Barraceo. A l'époque de la

Parthénos (445-440) appartient la statue d'Anacréon

dont il existe plusieurs répliques ; M. Kékulé l'avait

donnée à Crésilas et j'avais, de mon côté, mis en avant

le nom de Kolotès. Une tête barbue du musée Tor-

lonia et une autre du musée Chiaramonti appartiennentà la même période de la vie de Phidias 1. Les têtes dites

de Sapho sont contemporaines de la Parthénos ; elles

représentent Aphrodite et dérivent d'une Aphrodite

drapée de Phidias (Romae in Octaviae operibus) ; la

tête réunie à celle-là dans un double hermès de

Madrid est celle d'un Ëros de Phidias. L'Athéna Hope,dont l'Athéna Farnèse n'est qu'une variante posté-

rieure, dérive de Phidias, peut-être de la statue de

bronze rapportée à Rome par Paul-Emile.

L'Athéna Albani est une réplique de l'Athéna Itonia

rjortant Vaïdos kunéè, associée à Hadès par Agoracrite ;le même air de tête se retrouve dans la Hestia Gius-

tiniani (Torlonia), l'Aspasie, l'Apollon à l'Omphalos et

l'aurige du Capitole, qui sont un peu antérieurs.

Ces ouvrages dérivent de Calamis, dont l'élève, Pra-

xias, peut avoir sculpté l'original de l'Athéna Albani.

Il y a bien d'autres monuments de cette école de Cala-

mis à côté de ceux de l'école de Phidias : la Déméter

voilée de Berlin, l'admirable tête d'Héraclès du même

musée. Revenant à l'Athéna Farnèse, M. Furtwaenglertrouve que la tête de cette statue est apparentée à

trois autres : la Héra ou Déméter du Capitole, la Vénus

Genetrix, la Héra Barberini. Or, la Genetrix est une

1. Il va sans dire que les têtes en question ne sont que des copiesprésumées ; mais, pour éviter de répéter sans cesse la même phrase,nous en parlerons comme s'il s'agissait d'originaux.

170 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

oeuvre d'Alcamène ; donc l'Athéna Farnèse est du

même sculpteur et nous montre comment il a imité

Phidias. D'Alcamène seraient encore un torse d'Hé-

phaestos à Cassel, l'Arès Borghèse du Louvre, une

tête d'Athéna à Brescia, l'Arès colossal du palais Bor-

ghèse. M. Furtwaengler explique, dans l'Arès du

Louvre, le lien de la cheville, par l'histoire de l'enchaîne-

ment d'Ares par Héphaestos. Cette statue n'a rien de

commun avec Polyclète. M. Furtwaengler n'admet

plus l'existence d'un Alcamène l'ancien, le témoignagede Pausanias sur les frontons d'Olympie étant sans

valeur. Les ouvrages d'Agoracrite sont très analoguesà ceux d'Alcamène ; M. Furtwaengler attribue au

premier de ces artistes l'original de la Cérès colossale

du Vatican.

Revenant à Phidias (l'ordre n'est pas la qualitémaîtresse de M. Furtwaengler), l'auteur émet l'hypo-thèse hardie que les Dioscures du Monte Cavallo sont

vraiment des copies des deux colosses de Phidias et

de Praxitèle l'ancien. Les originaux étaient des bronzes,

dont l'un est identique au Colossicon nudum de Pline

(XXXIV, 54). Praxitèle Ier a dû travailler vers 445-

425 ; à lui se rapporteraient encore le prétendu

Virgile du Louvre (Iacchos), une tête d'Apollon à

Petworth, une tête de jeune homme à la villa

Albani, enfin le Jupiter de Versailles (plutôt un Nep-

tune). Les monnaies de la Grande Grèce montrent le

reflet des différentes manières de Phidias ; ce sont

surtout les colons de Thurii et de Néapolis qui répan-dirent son style en Italie. De Phidias dérive le typed'Aréthuse sur les monnaies de Cimon, comme l'Athéna

de face sur les tétradrachmes d'Eucleidas. Dans tout ce

monnayage, l'influence de Phidias a produit une révo-

lution à partir de 440. Dans le domaine de la céramique

aussi, le style pittoresque de Phidias (bouclier de la

Parthénos) paraît subitement sur les vases (cratères,

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 171

hydries, amphores à volutes) de l'Italie méridionale,

produits de fabriques nouvelles créées vers 440. Ces

vases apuliens (tarentins) sont les ancêtres des vases

lucaniens. Les origines en sont toutes attiques et

doivent être cherchées dans le cercle de Polygnote et

de Phidias. C'est encore la fondation de Thurii qui a été

décisive à cet égard. L'art de Phidias se répandit

d'ailleurs plus loin : la ciste Ficoroni, gravée à Rome

par un Romain, est « un enfant légitime de l'art de

Polygnote et de Phidias » et la date doit en être

reportée aux environs de l'an 400.

II. — LE TEMPLE D'ATHÉNA SUR L'ACROPOLE

Reprenant, mais apparemment sans la connaître,

une conjecture de M. Laloux 1, M. Furtwaengler croit

que le vieux temple (A) découvert par M. Doerpfeldest l'ancien Érechthéion, temple double consacré à

Athéna et à Ërechthée. La partie ouest n'est pas le

trésor, mais simplement la demeure d'Érechthée. Le

premier Parthénon, dit Parthénon cimonien (B), aurait

été commencé vers 479 (471, Doerpfeld; 454, Koepp),antérieurement à Cimon qui, loin d'en être l'auteur,

en interrompit la construction. C'est le parti de Thémis-

tocle qui l'avait commencé. Le travail ne fut repris,sur un plan modifié, qu'en 447. Dans le nouveau Par-

thénon (C), il n'y avait plus de place pour Ërechthée,

d'où la nécessité de lui conserver comme demeure le

temple A, restauré tant bien que mal après 480. La

cella du fond dans A s'appelle le Parthénon, tandis

que la cella orientale est l'Hékatompédon. Ce nom de

Parthénon n'a rien à voir avec Athéna Parthénos :

1. Cf. mes Chroniques d'Orient, t. I, p. 451.

172 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

c'est le parthénon (cf. andrôn, gynaikôn), ou « demeuré

des jeunes filles. » Or, ces vierges sont bien connues :

ce sont les filles d'Ërechthée et de Cécrops. Athéna leur

est naturellement associée ; elle se plaît dans la compaginédes vierges, Korai, que représentent les statues archaï-

ques de l'Acropole, offrandes à Athéna (Studniczka,

Micbaelis). Comme Athéna était elle-même Parthénos,le langage populaire étendit au temple entier la dési-

gnation de Parthénon. Cette cella postérieure n'a jamaisabrité le trésor des Alliés ; elle a seulement servi de

bureau et de magasin aux tamiai d'Athéna et des autres

dieux. L'opisthodome, dont il est d'abord question en

435 (Corpus inscr. attic, I, 32), n'est pas, comme l'a

cru M. Doerpfeld, le temple A ; il est identique au Parthé-

non des redditions de comptes. Cela posé, rien n'autorise

plus l'hypothèse de M. Doerpfeld sur la conservation

du temple A au ive siècle. L'arkhaios neôs n'a jamais

désigné que l'Ërechthion ou le temple d'Artémis à

Brauron; l'Éréchthéion était qualifié d' « ancien temple »

parce qu'il contenait la vieille statue de culte, neôs en

hôi to arkhaion agalma, comme il est dit dans les comptesde construction du Parthénon.

Périclès avait d'abord voulu transporter dans le

nouveau temple (C) la vieille statue de la déesse. La

cérémonie de la remise du peplos, représentée au milieu

de la frise orientale, prouve que le sculpteur pensait à

l'ancienne statue, qui seule pouvait être parée ainsi.

Ce fut sans doute le parti conservateur, opposé à la

construction du temple C, qui empêcha d'y transférer

Yarkhaion hédos, comme il entrava la construction des

Propylées d'après le plan primitif. Dans la frise du Par-

thénon, la présence des douze dieux s'explique par l'idée

de la théoxénie ; c'est pour ces hôtes divins que les

diphrophores apportent des sièges. Les douze dieux

sont, à gauche, Hermès, Dionysos, Déméter, Ares,

Héra, Zeus ; à droite, Athéna, Héphaestos, Poséidon,

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 173

Apollon, Artémis, Aphrodite. Hestia, attachée au

foyer, n'était pas conviée au banquet. Les dix hommes

placés devant les dieux sont les tamiai hiérôn chrèmatôn

tes théou ; celui qui prend livraison du peplos n'est pasun trésorier, mais un hiérope.

Pour assurer à la vieille image un asile digne d'elle,le parti conservateur, après la paix de Nicias, fit com-

mencer l'Ërechthéion ; c'est Nicias et non Alcibiade

qui en aura pris l'initiative. Du temple A, on ne laissa

subsister que le stylobate formant terrasse; déjà, peut-être à l'époque de la construction du temple B, on avait

encastré dans le mur du nord de l'Acropole une partiede la colonnade du pourtour. L'arrangement intérieur

de l'Ërechthéion devient intelligible quand on admet,chez l'architecte, l'idée arrêtée d'y reproduire les divi-

sions du temple A. Il y a deux parties, l'une plus élevée

à l'est, cella d'Athéna, avec un portique du côté de

l'autel d'Athéna ; l'autre plus basse, mais plus grande,à l'ouest, avec portiques au nord et au sud, demeure de

Poseidon-Ërechthée. La partie ouest, adjoignant au

portique des Korai, s'appelle aussi Cécropion ; le vieux

temple possédait encore un sanctuaire de Cécrops dans

la cella de l'ouest. Au culte de Butés était réservée la

cella du sud. L'architecte du temple fut Callimaque,l'inventeur du chapiteau corinthien et l'introducteur

à Athènes de l'acanthe, qui est cité comme le donateur

de la lampe d'or de l'Ërechthéion. Ami du conservateur

Nicias, Callimaque fut un artiste archaïsant, comme

le montre un bas-relief dans le style de Calamis qui porteson nom (Friederichs-Wolters, n° 435). Les Saltantes

Lacaenae que lui attribue Pline sont des danseuses

du calathiscos, fréquentes sur les bas-reliefs archaïsants.

L'Artémis de Munich est également de lui. Callimaque

paraît donc comme l'artiste conservateur, le conti-

nuateur de Calamis après Phidias. Qu'on ne se récrie

pas à l'idée d'un archaïsme factice dès l'an 400 ; M. Hau-

174 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

ser était arrivé à la même conclusion 1. C'est à Calli-

maque que M. Furtwaengler attribue l'autel des Quatre

Dieux sur l'Acropole, dont on a voulu faire une oeuvre

archaïsante d'époque romaine, ainsi que le Puteal de

Corinthe, non moins mal daté. La mode archaïsante,

due à l'influence politique de Nicias, gagna même

Alcamène, comme en témoigne sa triple Hécate, connue

par de nombreuses répliques, qui est contemporaine

de petit temple de Niké 2. Ce dernier temple est plus

récent que les Propylées : c'est encore une oeuvre du

parti opposé à Périclès, construite à l'occasion des

succès de Nicias et de Démosthène en 426 et antérieur,

par conséquent, à l'Ërechthéion. La commission nom-

mée entre 350 et 320 pour restaurer une statue d'Athéna

Niké avait pour objet la réparation du Xoanon pour

lequel avait été construit le petit temple. Le motif de

la statue est encore archaïsant ; peut-être était-elle

l'oeuvre de Callimaque lui-même. La déesse était repré-

sentée sous les traits d'une Athéna pacifique, donnée

conforme aux idées politiques de Nicias ; les bas-reliefs

de la frise, commémorant des luttes contre l'étranger

(la bataille de Platées) et le conseil des dieux réunis

pour le salut de la Grèce, sont inspirés du même esprit.

Athènes et Sparte n'avaient-elles pas alors lutté

ensemble pour la même cause ? Le style de la frise

rappelle celui des Korai de l'Ërechthéion, que M. Fur-

waengler attribue aussi à Callimaque. Or, Callimaque

a apporté l'acanthe d'Ionie en Attique et la frise du

temple de Niké présente précisément des traces d'io-

1. Je peux citer à l'appui un bas-relief de Panticapée, aujourd'huià Odessa, qui n'a rien à voir avec l'école de Pasitèle, mais remonte-

incontestablement au vie siècle. Quand j'ai présenté une photogra-

phie de ce morceau à la Société des Études grecques, tous les archéo-

logues présents m'ont objecté Pasitèle ; j'espère qu'on m'épargneraà l'avenir l'ennui de réfuter cet anachronisme [voir plus bas, p. 197].

2. Cf. ce que j'ai écrit à ce sujet dans YAlbum des Musées, p. 107'et suiv., travail que M. Furtwaengler n'a pas connu.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 175

nisme, qui la rapprochent des bas-reliefs de Xanthos et de

Trysa. On en vient donc à admettre, après Phidias, une

seconde influence de l'Ionie sur l'art attique ; les pluséclatantes manifestations de cette influence sont les

bas-reliefs de la Balustrade (409-408).Cet admirable chapitre se termine par un excursus

sur l'interprétation des frontons du Parthénon. D'abord,

il faut faire abstraction de l'Anonyme de Nointel, quin'est qu'un copiste incorrect de Carrey. M. Sauer ayant

prouvé qu'il y avait dix figures dans chaque moitié

du fronton oriental, on doit en admettre autant dans

le fronton ouest. Le torse I (Michaelis) doit être rapportéà ce fronton, dont il faut exclure, en revanche, le frag-ment de Venise (Arch. Zeit., 1880, pi. 7), qui n'a rien à

faire avec le Parthénon. Il n'y a pas lutte entre Poséidon

et Athéna : les deux divinités se trouvent en présence

sur l'Acropole, Athéna avec Hermès, Poséidon avec

Iris ; l'une et l'autre ont pris possession du sol sacré

en donnant un signe manifeste de leur puissance (l'oli-

vier et le myrte). D'un combat, d'un triomphe d'Athé-

na, il n'y a pas trace ; le vase de Saint-Pétersbourgne doit pas induire en erreur à cet égard. Les person-

nages derrière les chars ne sont nullement des arbitres.

Aux angles, on a vu à tort des fleuves ou des sources

personnifiées 1, car la scène se passe sur l'Acropole; ce

sont simplement les indigènes du lieu. Les spectateurssont Cécrops, ses trois filles, Ërysichthon, d'un côté ;.

Ërechthée et ses trois filles, avec Ion sur les genoux de

Creuse de l'autre. Dans l'angle, à droite d'Éreçh-

thée, sont Butés et sa femme, auxquels Buzygès et sa

femme font face à l'opposé. M. Furtwaengler a raison

d'être fier de cette interprétation, à la fois ingénieuseet simple. Les difficultés sont moindres pour le fronton

1. Cette interprétation se fonde sur la description des frontons

d'Olympie par Pausanias, que M. Furtwaengler considère comme

erronée, parce qu'on ne personnifiait pas ainsi les fleuves au ve siècle»

176 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

occidental, dont le bas-relief de Madrid est une copie

partielle. Héphaestos ne doit pas être placé derrière

Athéna, mais derrière Zeus ; H (de Michaelis) est un

dieu étonné, dont on ne peut deviner le nom. A gauche,derrière Zeus, est Héra ; à droite, derrière Athéna, est

Poséidon. La prétendue Iris est Hébé, comme l'a vu

M. Brunn. La divinité qui correspond à Hélios, sur

la droite, est Nyx (hypothèse de Miss Sellers). La déno-

mination de Moires, proposée par Visconti pour le

groupe des trois femmes, doit être conservée ; les deux

femmes qui leur correspondent à gauche sont les Heures

(Brônsted) ; la figure virile que les accompagne n'est

pas Héraclès, mais le beau chasseur Céphale.— On

remarquera que M. Furtwaengler, réagissant contre

un préjugé répandu, attribue sans hésiter la concep-tion des deux frontons à Phidias.

Un second excursus traite des acrotères en marbre

de Délos, datant de 425 environ. M. Furtwaengler les

croit ioniennes. Près de la figure de Borée court un petit

cheval, près de celle d'Ëos un chien. Or, une acrotère

en terre cuite de Lanuvium, datant du début du

ve siècle, présente déjà un détail analogue, preuve

que l'artiste délien a suivi une tradition antérieure,

spécialement ionienne. Le style ionien domine dans les

acrotères des temples étrusques, latins et companiens ;

la mode dé ces acrotères est elle-même d'origine ionienne,comme le prouvent les fragments du vieux temple

d'Ëphèse. C'est par Corinthe et Caere que l'art ionien

a pénétré en Italie, où il s'est rencontré avec les

influences de Chalcis, venues par Cymé.Troisième excursus : le roc, au nord du Parthénon,

porte l'inscription Gês Karpophorou kata manteian.

Là s'élevait la statue dont parle Pausanias, la Terre

implorant la pluie de Zeus. Un sceau attique, représen-tant une divinité suppliante sortant à mi-corps•d'un chariot, peut donner une idée de cette statue.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 177

Le chariot signifie, comme dans la mythologie ger-

manique, la nuée d'orage. Le Vaisseau panathénaïquen'est pas autre chose ; Athéna y est promenée sur

une barque à roues, comme la Nerthus des Suèves

sur un char sacré. Quant aux chars votifs en bronze

de l'Europe centrale, les Kesselwagen, ils n'ont rien à

voir, quoiqu'en aient dit Piper et Undset, avec les

chaudrons à roues du temple de Salomon ; c'est, penseM. Furtwaengler, une des erreurs les plus graves de

l'archéologie préhistorique d'avoir reconnu, dans ces

objets, une influence de l'Asie sur la vieille Europe.M. Furtwaengler croit que ces chars étaient des

symboles religieux de la nuée d'orage, explication

qui me semble très douteuse. Le chariot de Judenburg

(Styrie) nous fait incliner plutôt à y voir simplementdes symboles des chars en bois sur lesquels on prome-nait solennement les divinités.

III. CRÉSILAS ET MYRON

Nous possédons des répliques du portrait de Périclès

par Crésilas. Ses signatures montrent qu'il travaillait

vers 440 à Athènes, où il était venu de Crète; plus

tard, on le trouve à Argos, Outre le Périclès, M. Furt-

waengler lui attribue un buste de stratège à Berlin,

qui paraît bien inférieur. Le vulneratus deficiens de Pline

est bien Diitréphès, mais un Diitréphès Ier, grand-pèredu stratège de 414 (Thucydide, III, 75), qui combat-

tit en Egypte et en Chypre vers 450. Le motif de la

statue est conservé par un lécythe de la collection de

Luynes (hypothèse de M. Six), qui peut n'être pasantérieur à 450 (?) et se retrouve sur une pierre gravéede Berlin. Le prétendu gladiateur Farnèse en serait

une réplique. Le prétendu AIcîMade du Vatican est,

en réalité, une image aniconique du coureur Crison

S. REINAGS 12

178 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

d'Himère, vainqueur en 450, et paraît remonter à Cré-

silas. L'Amazone blessée du même sculpteur est celle du

Capitole 1, qui offre, surtout dans le dessin des yeux,des particularités caractéristiques de Crésilas ; elle

doit dater, comme ses congénères, de 440 environ.

M. Furtwaengler rapporte aussi à Crésilas la Pallas

de Velletri (Louvre) et le buste Albani (Munich),dont la tête d'Eubulidès à Athènes est une imitation 2.

Le Diomède de Munich, dont il y a une réplique au

Louvre (n° 2.138), entre naturellement dans la même

série ; l'original a été sculpté vers 435 pour Argos. Il

se trouve aussi reproduit sur un vase peint de la fin du

ve siècle (Monum. dell. Inst., II, 36). Mais voici une nou-

velle surprise : la Méduse Rondanini (Munich), consi-

dérée comme une oeuvre hellénistique, serait de Cré-

silas ! — Une statue d'athlète, dont il existe quatre

répliques, dérive aussi d'un bronze de Crésilas. Cet

artiste fut souvent copié et imité, par exemple par l'au-

teur de l'Apollon Pourtalès, autrefois Giustiniani (auBritish Muséum).

De quelle école sortait Crésilas ? Un grand buste

du palais Riccardi, antérieur, mais analogue au Dio-

1. J'avais supposé qu'il fallait la chercher dans l'Amazone de

Vienne, que M. Furtwaengler considère comme une oeuvre archaïsantede la classe du Jupiter Talleyrand. M. Furtwaengler admet que nosstatues d'Amazones blessées représentent quatre types, dus à Poly-clète, Phidias, Crésilas et Phradmon ; le type de Phradmon ne seraitencore connu que par un torse de la villa Panfili. La tête de l'Amazonede Phidias, appuyée sur sa lance, qui manque à toutes les répliques,serait celle d'un hermès de la villa d'Herculaneum qui faisait faceà celui du Doryphore. M. Michaelis y avait reconnu l'Amazone de

Polyclète, mais M. Furtwaengler contredit énergiquement cette

opinion : la tête en question ne ressemble pas à celle du Doryphore,mais à celle de la Lemnienne.

2. Pline mentionnerait cette Athéna de Crésilas au Pirée en l'at-tribuant à Cephisodorus (Cephisodotus dans les éditions) ; c'est uneAthéna Soteira. M. Milchhoefer avait reconnu l'Athéna Soteira duPirée dans la Pallas de Velletri, mais en l'attribuant à Céphiso-dote Ier.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 179

mède, nous ramène à Myron, dont Crésilas fut le conti-

nuateur. Une tête d'athlète à Dresde, dont il existe

des répliques, se rapporte plutôt à Pythagore de Rhé-

gium ; la tête d'Inc Blundell Hall est plus voisine de

Myron ; celle de l'athlète de Tarse, à Constantinople

(jugée bien sévèrement par M. Furtwaengler) n'est

qu'un écho du style myronien. En revanche, une

tête de Brescia reproduit une oeuvre de Myron antérieure

au Discobole, dans un style encore voisin de celui

d'Hagélaïdas. Une tête de la villa Albani et une autre

de l'Ermitage appartiennent à la même période ; la

grande tête d'Héraclès à Londres est un peu postérieure.A côté de ces têtes, nous possédons des statues qui sont

des copies d'oeuvres de Myron : le Discobole et le Mar-

syas, d'abord 1, puis (ceci est nouveau) un Mercure du

Vatican, un prétendu Poséidon du même Musée, un

prétendu Asclépios de l'Ermitage (en réalité un Zeus),un Apollon du Louvre, dont la meilleure réplique est

à Cassel. Ces oeuvres montrent nettement en Myronle successeur d'Hagélaïdas et le précurseur de Crésilas.

Le Persée de Myron est connu par deux répliques

(Londres et Rome), dont l'analogie avec l'Apollon de

Cassel saute aux yeux ; la tête de Méduse en relief

que tenait Persée a été copiée sur l'intaille de Sosos

et le camée de Diodote ; elle montre encore en Myronle précurseur de Crésilas, auteur de la Méduse Ronda-

nini. Le type féminin créé par Myron est représenté

par une tête de Florence (moulage à l'École des Beaux-

Arts). A la dernière période de la vie du maître appar-tiennent l'Héraclès assis du palais Altemps, le prétenduDiomède du palais Valentini (hoplitodrome), une tête

barbue du musée Chiaramonti (Ërechthée), une autre

à Londres (portrait). L'Esculape de Florence (Zeus Mei-

1. La meilleure réplique du Marsyas est, je crois, au Musée de Cons-

tantinople.

180 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

lichios), que l'on a plus tard groupé avec une Hygie,

comme Mars avec Vénus, est de la jeunesse de Myron ;

deux répliques libres de la tête, à Londres et au Louvre,

annoncent le type de Zeus Sérapis. L'athlète versant

de l'huile (Munich, Paris) a été faussement rapporté à

Myron. A Munich, une statue de Zeus, crue polyclé-

téenne, rappelle Hagélaïdas, l'auteur de l'originalde la statue dite de Stéphanos ; suivant M. Furt-

waengler, c'est l'oeuvre d'un artiste argien vers 465,

le Zeus Eleutherios élevé à Syracuse après 466. Un torse

colossal d'Olympie est la copie d'un Zeus dû au même

artiste encore inconnu. — Notre résumé laisse entre-

voir la composition relâchée de ce chapitre, qui a plu-tôt l'allure d'une leçon, faite au hasard des inspirationset des rencontres, dans un très riche musée de mou-

lages•— comme nous avons toujours le regret de n'en

point avoir.

IV. — POLYCLÈTE

L'Amazone datant de 440 environ et le Doryphorelui étant antérieur, Yakmé de Polyclète se trouve placéevers 450 ; il ne peut dès lors avoir été directement l'élève

d'Hagélaïdas. La statue de Héra est de 420. Les tra-

vaux mentionnés en 405 à Amyclée sont probablementde Polyclète le jeune, dont on a voulu à tort faire un

contemporain de Lysippe d'après une inscription de

Thèbes regravée après 316 ; parmi les bases d'Olym-

pie au nom de Polyclète, celle d'Aristion (Loewy,n° 92) appartient à Polyclète II.

Au point de vue du style, le Doryphore est inter-

médiaire entre le Zeus de Munich, où l'on trouve déjàle motif de la marche, et un petit athlète en bronze

du musée de Berlin. Il se rattache encore à l'ancien

canon par la direction de la tête dans le sens de la

jambe qui porte. Le nom de Doryphore est impropre et

date d'une époque postérieure : en réalité, nous avons

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 181

là une statue d'athlète vainqueur, élevée à Argos 1. II est

probable que le Doryphore et le canon ne font qu'un.Les oeuvres qui se rattachent à celle-là sont un Pan

juvénile de bronze (Cabinet des Médailles), originalsorti du cercle même de Polyclète, le bas-relief d'Argos,une statue de la villa Albani, trois statuettes en bronze

d'Ares, etc. L'Hermès du jardin Boboli et celui de Trézène

remontent à l'école de Polyclète, peut-être à Naucyde,Le type du Doryphore reparaît, diversement modifié,dans de nombreux bronzes romains ; le plus beau est

un Mercure du Musée britannique, trouvé en Gaule,avec un torques mobile au cou. D'autres originaux de

Polyclète, apparentés au Doryphore, nous sont connus,en tout ou en partie, par des répliques : ce sont un

Héraclès jeune, un Hermès (?), un enfant vainqueur

(Louvre). Le Diadumène est également représenté parde nombreuses répliques, la plupart mutilées, mais

meilleures que la statue presque intacte de Vaison,où la tête, notamment, a été entièrement retravaillée.

Le type véritable de la tête est connu par la terre cuite de

la collection Blacker, les bustes de Dresde et de Cassel,

surtout par une statue de Madrid. Le Diadumène, posté-rieur au Doryphore, est contemporain de la Héra. Le Dia-

dumène Farnèse (Londres) ne remonte pas à Poly-

1. Une copie en marbre a été découverte dans l'Altis d'Olympie.Beaucoup d'autres répliques, des torses pour la plupart, existentdans les musées ; les deux meilleures sont aux Offices (en basalte

vert) et à Berlin (ancienne collection Pourtalès). On a aussi plusieursrépliques de la tête, dont la meilleure est Thermes en bronze d'Apol-lonius (Naples). — J'ajoute que des torses dérivant de Polyclète,encore tout à fait inconnus, font partie de la collection Somzée à

Bruxelles, qui renferme aussi une grande statue dans le style d'Hagé-laidas.

[Instruit par cette note, Furtwaengler se rendit à Bruxelles, y vitla collection d'antiques réunie par Somzée, dispersée depuis, et en

publia le beau catalogue illustré que j'ai annoncé dans la Reçue cri-

tique, 1898, I, p. 50-53. La statue que j'attribuais à Hagélaidas,acquise par Waroqué, est aujourd'hui au Musée du château deMariemont près Charleroi, catalogué par Fr. Cumont. — 1929.]

182 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

clète, mais à Phidias, qui est, par suite, l'inventeur du

motif. Un pugiliste de Cassel reproduit une autre imi-

tation de Polyclète ; une très belle tête d'éphèbe (Turin)a la même origine. L'Amazone est plus voisine du Dory-

phore que du Diadumène ; avec elle paraît le motif

du bras relevé, posé sur la tête, qui fut fréquemment

employé par Praxitèle.

Les bases de statues signées de Polyclète à Olympie

permettent, par la cavité qu'elles présentent à la sur-

face, de se faire une idée des figures qu'elles suppor-taient. L'hypothèse de M. Benndorf sur le nudus talo

incedens (marchant sur un dé) n'est pas soutenable ;

il faut lire telo (hypothèse de Klein). La statue de

Kyniskos est connue par plusieurs répliques ; la meil-

leure copie de la tête est à l'Ermitage. Le motif est

celui d'un athlète qui se couronne lui-même 1. Le

Victor certamine gymnico palmam tenens d'Eupompe en

était inspiré ; peut-être faut-il reconnaître l'influence

d'un modèle antique analogue dans le Christ ressusci-

tant de Fra Bartolomeo au palais Pitti. Sur la base

d'Hellanicos de Lépréon, vainqueur en 424, les traces

correspondent à la figure dite d'Hadrien dans le groupede saint Ildefonse (Madrid). L'athlète versant de l'huile

de Petworth dérive aussi de Polyclète ; ce motif a été

traité par plusieurs artistes et les exemplaires que nous

en avons se répartissent en trois groupes : 1° Munich,

oeuvre de Lycios, fils de Myron ; 2° Dresde, école d'Al-

camène ; 3° Petworth, école de Polyclète. La statue

de Florence est un apoxyomène ; le destringens se de

Polyclète, mentionné par Pline, n'est encore connu que

par deux intailles. Deux séries de statues se rattachent

à la base de Pythoclès (Loewy, n° 91). C'est d'abord un

athlète du Vatican (réplique à Munich), d'un style voi-

1. La tête étant dans la direction de la jambe qui ne porte pas,comme dans l'Amazone de Crésilas, M. Furtwaengler admet uneinfluence de cette dernière statue.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 183

sin du Doryphore et sous l'influence du Diomède de Cré-

silas, puis une statuette en bronze d'Athènes (Monum.,

VIII, 53), un jeune athlète de Dresde, copie d'un bel

original de Polyclète, un autre à Saint-Pétersbourg

(dit Mercure), un Pan à Leyde, un Dionysos à Dresde,le prétendu Narcisse de Berlin, qui est plutôt un Ado-

nis, etc. La troisième base, celle de Xénoclès, portaitune statue analogue au n° 1.368 du Louvre 1. La base

d'Aristion, oeuvre du jeune Polyclète, est celle d'une

statue dans l'attitude du repos, comme les anciennes

images de l'école argienne ; l'Hermès Lansdowne,remontant à Naucyde, peut nous en donner une idée, et

il ressort de là que l'école argienne survécut à Polyclètecomme celle de Calamis à Phidias. Le même type fut

modernisé dans l'école de Lysippe (statue d'Atalanti).

Quant à la statue en bronze de l'Helenenberg (Vienne),M. Furtwaengler ne croit pas, comme M. R. de Schnei-

der, qu'elle soit un original grec : c'est une oeuvre romaine

imitée d'une statue analogue à l'Idolino, peut-être de

Patrocle. Une tête en bronze de Bénévent (Louvre),

qui est un magnifique original grec, accuse une double

influence argienne et attique ; la tête d'un enfant

vainqueur à Munich témoigne du même compromisentre Polyclète et Phidias.

V. —SCOPAS, PRAXITÈLE, EUPHRANOR

Le progrès de la science montre que les types de

l'art grec ont été, pour la plupart, créés dès le ve siècle 2.

1. Un bronze grec du Louvre, n° 214, représente le même motif,mais l'athlète est un homme mûr, non plus un enfant. L'Idolino deFlorence ne remonte pas à Polyclète même, mais peut-être à son jeunefrère Patrocle ; il n'a rien de commun avec Myron, auquel l'avaitattribué M. Karl Robert.

2. C'est là un résultat auquel M. Kalkmann (qui m'en a fait part)est arrivé depuis longtemps par la mensuration des statues, procédélaborieux, mais parfaitement légitime, dont il est vraiment tropcommode de se moquer.

184 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

Le courant de la tradition artistique du ve siècle persisteà travers le ive siècle tout entier (rien n'est plus juste).

Céphisodote, qu'on considérait généralement comme un

précurseur des maîtres du ive siècle, appartient tout

entier à cette époque ; il n'est pas le père, mais vrai-

semblablement le frère aîné de Praxitèle 1. L'Eiréné

(Munich) est de 3712 ; elle est tout à fait dans la tra-

dition de Phidias. A côté de l'influence de l'ancienne

école attique, on reconnaît celle de l'école argiennedans l'Héraclès Lansdowne, où nous voyons la transi-

tion de Polyclète à Scopas. Un Esculape juvénile (Carls-

ruhe) présente aussi, avec des souvenirs de Polyclète,le caractère d'une oeuvre de Scopas ; un Hermès du

Palatin, aux formes polyclétéennes, annonce l'Apoxyo-mène de Lysippe par le motif, tout en rappelant l'Héra-

clès de Scopas (Louvre, n° 1524). Ces oeuvres peuventremonter à des sculptures de Scopas jeune, peut-êtreaussi à celles de son père Aristandros de Paros, quitravailla avec Polyclète II — comme aussi l'Hermès de

la base d'Ëphèse (Musée britannique)— et établissent

en tous les cas l'influence de ce maître sur Lysippe. C'est

à Scopas, et non à Lysippe, que la sculpture en ronde

bosse doit le motif du pied relevé (Motiv des aufge-stùtzten Fusses, Conr. Lange), témoin l'Apollon Smin-

thien. Un autre motif pittoresque, celui des mains

passées autour des genoux, est dû également à Scopas

(Ares Ludovisi). Un type d'Athéna toute jeune, « une

sorte de Jeanne d'Arc », remonte à Scopas, auteur

d'une Athéna à Thèbes, voisine du lieu présumé de

la théophanie. La manière de Scopas a éprouvé une

modification considérable vers le milieu du ive siècle ;

le même changement s'observe chez Praxitèle,

1. Cette hypothèse, que je crois inadmissible, est presque imposée àM. Furtwaengler par sa chronologie de Praxitèle ; mais cette chrono-

logie ne me semble pas tenir debout.2. Cette date est beaucoup trop basse, de vingt ans au moins.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 185

dont M. Furtwaengler aborde maintenant l'étude.

Comme l'Hermès d'Olympie se rapproche des derniers

ouvrages de Scopas et non des premiers, M. Furtwaen-

gler croit, avec M. Kekulé, qu'il appartient à la maturité

de Praxitèle. La forme de la base, retrouvée à Olympie,concorde avec celle des bases de la deuxième moitié

du ive siècle. Aussi M. Furtwaengler repousse-t-il la

date de 363 que j'avais proposée pour cette statue 1,tout en admettant avec moi que le groupe symbo-lise une union de l'Arcadie avec l'Elide. Mais il placecette union en 343 (Diod., XVI, 63). Praxitèle, à la

même époque, aurait sculpté le Dionysos d'Elis. Or,nous connaissons de Praxitèle des ouvrages antérieurs

de trente ans, ce qui fixerait son activité entre 370

et 330. Les Muses de Mantinée sont de sa premièremanière (362). Le Satyre versant, très souvent copié,remonte certainement à une statue de bronze : c'est

le Periboétos de Pline ; or, cette statue diffère de l'Her-

mès en ce qu'elle suit encore la tradition du ve siècle,ce qui permet de la placer entre 370 et 360. A la même

époque appartient l'Ëros du Palatin, si mal restauré

par Steinhaeuser (Louvre). L'Apollon du Louvre (n° 74)et le Dionysos de Tarragone ne remonteraient qu'à des

oeuvres d'école; en revanche, l'Ëros de Naples, avec

sa réplique de Centocelle, est la copie d'une statue

importante de marbre, l'Ëros consacré par Phryné à

Thespies (370-360). Je m'étais autrefois appliqué à

reconstituer la chronologie de la vie de Phryné, née

vers 375, arrivée tout enfant à Athènes après la des-

truction de Thespies par les Thébains (373); je plaçais,

par conséquent, l'Aphrodite de Praxitèle vers 350.

M. Furtwaengler me donne tort et place la naissance

de Phryné vers 385, ce qui lui permet de faire d'elle

la maîtresse de Praxitèle dès 365. Mais je pense que sa

1. Reçue archéologique, 1888, I, p. 1-4.

186 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

théorie n'est pas d'accord avec la date de la naissance

d'Hypéride, fixée par Th. Reinach en 389 (Rev. des

études grecques, t. V, p. 251). On ne peut admettre

qu'Hypéride, dans le procès que l'on sait, ait eu à peu

près le même âge que Phryné ; je persiste donc à croire

que ma chronologie est correcte 1.

L'ex-voto de Phryné devait compter trois figures,

un Ëros, un portrait de la courtisane et une Aphrodite ;

ce groupe était analogue à celui du jeune Satyre entre

Dionysos et Methé, dû également à Praxitèle. M. Furt-

waengler pense que l'Aphrodite nous est conservée

par la Vénus d'Arles ; l'analogie de cette statue avec

î'Eiréné et le Satyre versant attesterait qu'elle appar-

tient à la jeunesse de l'artiste. Elle doit être restituée

avec un miroir dans la main gauche. La Vénus d'Ostie

(Londres) est analogue à la Vénus d'Arles ; ce serait

une réplique de la Phryné de Delphes, plus récente

que la Vénus de Thespies. Des deux portraits entre

lesquels elle était placée, ceux d'Archidamos de Sparteet de Phryné, nous avons des copies provenant de

la villa d'Herculaneum. Arrivant à l'Aphrodite de

Cnide, qu'il place comme moi vers 3502. M. Furtwaen-

gler donne une liste des vraies répliques de cette statue,

à distinguer des imitations ; parmi ces dernières

figure la petite tête d'Olympie, où M. Michaelis avait

voulu voir la meilleure réplique de la tête de la

Cnidienne. De même, la statue de Munich n'est qu'une

imitation éloignée. Quant à l'Aphrodite velatâ specie,M. Furtwaengler veut la retrouver, avec Visconti

(qui aurait dû être nommé à ce propos), dans une mau-

vaise statue du Louvre, représentant Aphrodite voilée

groupée avec Eros, sur la base de laquelle on lit :

1. Je l'ai exposée dans la Gazette archéologique, 1887, p. 283.2. Mais alors, dans l'hypothèse de M. Furtwaengler, le modèle

aurait été une femme de trente-cinq ans ! C'est beaucoup, même pourune Phryné.

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 187

Praxitélès epoiei. Je dois protester contre cette identi-

fication. Le seul fait que, parmi les terres cuites de

Myrina, à côté de nombreuses imitations de la Cni-

dienne et de la Genetrix (où je reconnais la transfor-

mation, par Praxitèle, d'un type créé par Alcamène)x,il n'y a pas une seule statuette conforme au n° 151 du

Louvre, suffît à montrer combien l'hypothèse de

M. Furtwaengler est inadmissible. L'inscription est

simplement une de ces fraudes antiques dont le fabu-

liste Phèdre a parlé.— Avec M. Studniczka, M. Furt-

waengler pense que l'Artémis Brauronia (de 346) est la

Diane de Gabies. Une seconde Artémis, de la jeunessede Praxitèle, est connue par plusieurs copies dont

la meilleure est à Dresde. D'autres encore (Villa Bor-

ghèse, Turin) dérivent d'une Athéna de Praxitèle ;une tête d'Athéna à Berlin proviendrait d'une seconde

Athéna du même artiste. La petite Artémis de Chypre (à

Vienne) serait un original de Praxitèle, opinion quele traitement de la draperie me paraît devoir écarter.

La prétendue Héra Ludovisi est la réplique romaine

d'une Latone de Praxitèle, modifiée pour représenterune impératrice. L'Artémis d'Anticyre a inspiré la Diane

de Versailles (Louvre). Une autre Artémis de Praxitèle,

appuyée sur une stèle comme le Satyre au repos (meil-leure réplique au Louvre), est connue par un torse

Chiaramonti, un buste de l'Ermitage et un bas-relief

votif de la villa Albani. Je m'étonne que M. Furtwaen-

gler n'ait rien dit de l'Artémis de Constantinople, quiest évidemment dans la manière de Praxitèle 2. M. Furt-

waengler maintient que l'Eubouleus est bien un ori-

ginal, qu'il faut seulement ne pas juger d'après 1' « ab-

[1. Plutôt par Calamis ou par Callimaque ; voir mon ouvrage Têtes

idéales, 1903, p. 93.]2. Je l'ai publiée dans YAmerican Journal of archeology, 1885,

p. 319. [Dans la Reçue archéologique, 1904,1, p. 28, j'ai attribué l'ori-

ginal de ce marbre à Strongylion. — 1929.]

188 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

scheuliche » restauration de Zumbusch 1. Un Triptolèmede Praxitèle, analogue à l'Eubouleus, est connu par une

tête du Palais Pitti. Le Sauroctone est donné à Pra-

xitèle depuis longtemps ; l'Ëros de Parium a été jus-tement identifié par M. Benndorf au Génie Borghèsedu Louvre. Après ces oeuvres se placerait l'Hermès

d'Olympie, auquel se rattachent l'Apollon au repos,le bras droit appuyé sur la tête, et le Dionysos dans

la même attitude. Le prétendu Antinous du Belvédère

remonte peut-être seulement à un des fils de Praxi-

tèle. Un Hermès de Florence, analogue à celui d'Olym-

pie, dérive d'un original du maître. L'Ëros décrit parCallistrate n'est connu que par un petit bronze. A

l'Hermès de Florence sont apparentées plusieurs statues

d'Héraclès (villa Albani, musée Chiaramonti) ; or, la

tête de cet Héraclès rappelle celle du Jupiter d'Otri-

coli, qui paraît avoir fait partie d'une statue dédiée

à Olympie en 332. Un bronze de Janina (Bull, de corresp.

hell., 1885, pi. XIV) en serait la meilleure réplique. Le

type d'Otricoli se rapporte donc plutôt à Praxitèle

qu'à Lysippe, auquel on l'attribue généralement.

Euphranor a dû travailler entre 375 et 330. C'est

un contemporain de Praxitèle, mais qui n'a pas pro-

gressé comme lui. Par son maître Aristide, il se rattache

à Polyclète. Une de ses statues, conservée à Rome

sous le nom de Bonus Eventus et reproduite sur des

monnaies et des gemmes, rappelle beaucoup l'Idolino.

Il faut attribuer à Euphranor le Dionysos récemment

découvert à Tivoli (Monum., t. XI, pi. 51) : c'est du

Polyclète à la mode du ive siècle. Cela posé (ou plutôt

supposé), d'autres statues viennent grossir l'oeuvre du

même artiste : le bronze acéphale de la collection Sabou-

roff (Berlin), un Apollon de la collection Gréau,un autre

1. Comment M. Furtwaengler peut-il parler deux fois (p. 567) dela « raffinerie » d'une sculpture ? Cela n'est ni français ni allemand

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 189

de Londres. L'influence d'Euphranor paraît dans plu-sieurs statues d'Antinous. La statuette de Dionysos

(Photiadès, Sambon, Louvre), que l'on a voulu attribuer

à Praxitèle, est bien plus voisine d'Euphranor; au reste,

la valeur artistique en a été grandement exagérée 1. Le

prétendu Adonis du Vatican est la réplique d'un ApollonPatrôos d'Euphranor et continue une vieille tradition de

l'école argienne; c'est une oeuvre de la jeunesse de l'ar-

tiste 2. La tête d'un Dionysos analogue est connue pardes répliques. Un hermès d'Héraclès (Ludovisi) est

probablement la réplique d'un autre hermès, autrefois

à Rome, sur lequel étaient gravés les mots Héraklès

Euphranoros. Une tête souvent copiée du PhrygienParis est une réplique d'une sculpture célèbre d'Eu-

phranor ; le Faune Winckelmann, à Munich, reven-

dique la. même origine. Le type de l'Athéna Giustiniani,

mêlant aussi des éléments du ve et du ive siècles, remonte

à la statue d'Athéna par Euphranor que Pline mentionne

à Rome. M. Furtwaengler attribue enfin au fils du

même sculpteur, Sostratos, l'original d'une statue

d'éphèbe conservée au Capitole.

VI. — LA VÉNUS DE MILO

M. Furtwaengler soutient : 1° que l'inscription dis-

parue appartenait bien à la base ; 2° que le bras gauche,tenant la pomme, s'appuyait sur une colonnette engagée

dans la base (analogie avec une statuette de bronze et

une pierre gravée) ; 3° que le bras droit s'avançait

vers la draperie, sans la toucher; 4° que la statue du

Louvre, exécutée au Ier siècle avant J.-C, remonte

indirectement à un bronze de Scopas, mais que le motif

1. Je suis un des coupables et reconnais que M. Furtwaengler àraison.

2. Ceci est un peu fort, si l'on réfléchit qu'on ne connaît pas uneMeule réplique d'une oeuvre incontestable d'Euphranor !

190 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

original a été altéré, d'une manière peu heureuse, en ce

qui touche la draperie et l'attitude des bras, par la

combinaison de deux motifs différents : celui de la

Tyché de Mélos (connu par une monnaie et un bas-

relief de l'île) et celui de la Vénus de Capoue, dérivé

romain d'un type du ive siècle ; 5° qu'une terre cuite

de Myrina, à Berlin, montre comment la statuaire

grecque a su tirer un bien meilleur parti du motif de

Scopas : la déesse a le bras gauche éloigné du corps,tenant l'extrémité d'une draperie qui fait voile jusqu'àla hauteur de la ceinture et vient ensuite s'enrouler

sur les jambes.Chemin faisant, M. Furtwaengler a publié une admi-

rable tête en marbre de Vénus conservée à Petworth ;il y reconnaît un original de Praxitèle, mais j'ai l'im-

pression que le travail en est postérieur. Il a aussi

exprimé l'opinion que l'original de la Vénus de Médicis

serait dû aux fils de Praxitèle et a rattaché à Scopasdifférentes sculptures, la tête de la Junon du Capitole,

l'Aphrodite Caetani à Rome, la Léda de Florence, la

Psyché de Capoue, l'Hypnos de Madrid, le buste

d'Aphrodite de Tralles (à Smyrne).En ce qui concerne la statue de Milo, M. Furtwaen-

gler ne nous a pas convaincu. Le peu de cas qu'il fait

du dessin de Voutier, suivant lequel l'inscription appar-tiendrait à l'un des hermès, n'est pas justifié par les

arguments qu'il allègue. M. Furtwaengler écrit encore

(p. 652) : « Ce n'est pas l'inscription qui nous oblige à

rajeunir ainsi la statue : c'est le style. » Si la draperiese rapproche du style du Parthénon, cela tiendrait

à ce que l'auteur appartenait à la Renaissance du

ne siècle, comme celui du torse du Belvédère, et réa-

gissait contre l'art hellénistique. Deux statues du

palais Valentini à Rome reproduisent une figure

drapée, dans une attitude analogue à la Vénus de Milo,dont l'original remonterait à la génération qui suivit

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 19Î

Phidias, probablement à Agoracrite. « Un rayon de ce

soleil a été capté par l'artiste de Mélos » (p. 655). Fort

bien ! Mais pour faire croire que la Vénus a pu être

sculptée vers 100 avant J.-C, il faudrait nous montrer,

de cette époque, un morceau de marbre sculpté compa-rable au torse de notre statue. Voilà ce que M. Furt-

waengler n'a point découvert. Voilà ce qu'on ne décou-

vrira peut-être jamais.

VIL — L'APOLLON DU BELVÉDÈRE

La statuette en bronze de la collection Stroganoff,sur laquelle on se fonde depuis trente ans pour enseigner

que l'Apollon du Belvédère tenait de la main gaucheune égide, est tout simplement moderne (ein moderne»

Machwerk). Quel bon débarras pour l'archéologie et

quel remerciement nous devons de ce chef à M. Furt-

waengler ! — La statue du Vatican tenait une branche de

laurier dans la main droite, un arc dans la main gaucheLe dieu s'avance « à travers son empire » sans que l'ar-

tiste ait eu en vue aucun épisode particulier de la

légende. On sait que M. Winter a récemment mis en

lumière la parenté de l'Apollon avec le Ganymède de

Léocharès, que M. Koepp a établi l'analogie du typede la tête avec celui que l'art prête à Alexandre.

La statue originale (en bronze) fut sculptée, comme

la Diane de Versailles (Louvre), aux environs de 330 ;on peut les attribuer toutes les deux à Léocharès. La

tête Steinhaeuser n'est pas une copie plus fidèle, mais

une réplique simplifiée. Les monnaies d'Amphipolis

montrent, d'autre part, que ce type n'est pas une inven-

tion de Léocharès ; il en a existé un prototype dans

l'école de Phidias, vers 430. Une tête d'Apollon à

Londres et une autre à Naples sont des copies d'une

oeuvre de cette série, antérieure à la statue de Léocharès^

M. Furtwaengler les donne à Praxitèle l'ancien et les

192 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

croit identiques à l'Apollon Parnopios sur l'Acropole,

que Pausanias attribuait à Phidias. Une statuette

d'Athéna à Epidaure, remontant à un original du tempsde Phidias, montre comment, dans l'école de ce dernier,on savait déjà représenter les allures vives, même les

mouvements tumultueux.

VIII. UNE TÊTE ARCHAÏQUE DE BRONZE

Une tête de bronze de l'Antiquarium de Berlin, qui

passait pour moderne, s'est révélée, après suppressiondes parties ajoutées, comme un original argien, repré-sentant un jeune athlète apparenté au Tireur d'épine

(de Pythagore de Rhégium ?), mais plus archaïque et

d'un artiste moins habile.

IX. — LE TRÔNE DE L'APOLLON AMYCLÉEN

Le bel essai de restitution de M. Furtwaengler,

.complètement différent de ceux qui l'ont précédé, placele dieu debout sur une sorte de scène construite avec des

poutres croisées, supportée par un dé central et des

piliers latéraux ; entre le dé et les piliers sont des

figures de femmes sur lesquelles repose aussi la longuetravée. Ce qui correspond au mur de la scène est un

grand dossier dans lequel sont encastrés les bas-reliefs

que Pausanias a décrits. Les fouilles récentes de

M. Tsountas ont fait reparaître les fondations d'une

partie du dé central, en forme de demi-cercle encastrant

un mur quadrangulaire. Ce demi-cercle marque le

tombeau (beaucoup plus ancien) de Hyakinthos, qui«tait surmonté d'un autel et formait en même tempsle bathron du colosse. Trône et dossier étaient en bois

plaqué de bronze — et non d'or, comme on l'a générale-ment admis. Le style des bas-reliefs, insérés dans les

youssures du dossier, était celui de la plastique ionienne

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 193

de la seconde moitié du vie siècle (époque de Crésus).Un coup d'oeil sur le dessin restitué qu'a publié M. Furt-

waengler sera plus instructif qu'une description; il me

paraît certain qu'il a découvert, du moins dans ses

lignes essentielles, la solution d'un problème qui embar-

rasse l'archéologie depuis cent ans.

A la suite de ce mémoire, M. Furtwaengler étudie

l'origine de l'art samien, auquel M. Klein a rattaché

Bathyclès et le trône d'Amyclées. Au vne siècle, l'art

ionien commence à exercer son influence sur le Pélo-

ponnèse ; il y prend une certaine dureté dont témoigne

l'Apollon de Ténéa. Dipoinos et Scyllis ne sont pas

crétois, mais ioniens ; c'est l'Ionie qui avait reçu de

Naucratis le type archaïque dit d'Apollon. Celles des

figures de cette série qu'on a trouvées en pays ionien

sont les plus rapprochées des modèles égyptiens. Smilis,l'auteur de la Héra de Samos, qui vint travailler à

Olympie, n'était pas un Ëginète, mais un Samien. L'Apol-lon du Ptoïon est samien et trahit à la fois des influences

égyptiennes et syriennes. L'hypothèse de M. Sauer

sur l'école naxienne est exagérée ; le marbre pouvait

provenir de Naxos et le travail se faire à Samos. Cette

île se servait du marbre de Naxos, comme Milet et

Ëphèse du Paros. De ces centres de civilisation l'art

se porta vers l'ouest, et il se forma de nouveaux ateliers

ioniens à Naxos et à Paros. Plus on s'éloigne de Samos,

plus l'esprit hellénique fait valoir ses droits. C'est à cette

seconde période de l'archaïsme, vers 550, qu'appartient

Bathyclès, qui représente, à Samos même, l'état d'un

art plus qu'à demi émancipé. A Naxos, comme centre

d'activité artistique, succéda Paros : c'est de là et de la

côte ionienne que l'art ionien a gagné Athènes. Ainsi

les Korai de l'Acropole, dont M. Winter a reconnu le

caractère ionien, ressemblent tout à fait, par les détails

de l'exécution, aux fragments de sculptures archaïquestrouvées à Ëphèse.

=. BEINATH 13

194 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

Un second excursus traite de Smilis. Pausanias en

fait un Éginète, parce qu'il oppose les Ëginètes aux

Dédalides, comme les auteurs de statues aux jambescollées à celles d'une allure plus libre. Or, nous savons

que la Héra de Samos était du type éginétique, une

statue en forme de gaine ; de là l'erreur attribuée parM. Furtwaengler à Pausanias. En réalité, selon lui,Smilis était samien. De même, Pausanias fait venir

de Crète Dipoinos et Scyllès, parce qu'on les comptaitdans l'école de Dédale, et que Dédale, suivant la légende,s'était réfugié dans la grande île.

Le troisième excursus concerne le coffret de Cyp-

sèle, rem tritissimam. M. Furtwaengler réfute l'opinionde M. Sittl, suivant lequel la ladê aurait été une kypsélécirculaire. C'était bien un coffret quadrangulaire, lar-

nax, qui ne fut identifié que très tard à une kypsélé,

par suite du lien établi entre ce coffret et les Cypsélidesde Corinthe. Il y avait cinq registres, ornés de tableaux

que PausaiiijËs n'a pas tous compris. Le premier, le

troisième et le cinquième à partir du haut étaient

d'un seul tenant ; le deuxième et le quatrième registresse composaient de petits tableaux isolés, encadrés, quePausanias a bien expliqués parce qu'ils étaient pour-vus de légendes. Le deuxième et le quatrième registresétaient plus hauts que les autres ; l'inégalité des re-

gistres et la division en cadres de deux d'entre eux

devaient produire un effet pittoresque que M. Furt-

waengler a rendu sensible par un croquis.Dans les additions (p. 736-748), il y a encore

assez d'idées pour alimenter plusieurs brochures.

L'Athéna de Pergame est l'imitation d'une oeuvre

inspirée à la fois de Phidias et de Calamis. Un sar-

cophage anthropoïde de Sidon, à Copenhague, pré-sente une tête analogue à celle de l'Harmodios de

Nésiotès ; or, les sarcophages anthropoïdes sont pariens,

hypothèse développée récemment par M. Furtwaen-

AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE 195

gler1

; donc Nésiotès était parien également. Une statue

de jeune garçon à la villa Albani (n° 316) remonte à un

original de la jeunesse de Phidias. Le disque des Niobides

à Londres est authentique, quoiqu'en ait dit Overbeck

(un de ceux que M. Furtwaengler malmène le plus). Les

petites copies en terre cuite de la frise du Parthénon,

signalées par M. Waldstein, sont authentiques 2; M. Furt-

waengler les croit de l'époque d'Auguste et suppose

qu'elles ont été exécutées à l'aide de moulages des

originaux. Enfin, l'auteur combat l'opinion, émise parM. Wolters, qui attribue l'Athéna d'Herculaneum à

Céphisodote ; c'est une oeuvre de l'école de Phidias. —

L'ouvrage se termine par des index très soignés ; l'index

muséographique surtout facilitera les recherches dans

ce livre si plein de choses, si riche en vues originales,sur lequel nous avons beaucoup insisté sans en épuiserles enseignements.

* *

Publier des monuments nouveaux est bien ; les

expliquer est mieux; les mettre en circulation est mieux

encore, et surtout beaucoup plus difficile. L'immense

mérite du livre de M. Furtwaengler, c'est qu'il double

la quantité de matériaux utilisables pour l'histoire de la

sculpture au ve et au ive siècles. Hardiment, avec une

sérénité d'olympien, il soulève de leurs piédestaux des

sculptures ignorées, laissées dans l'ombre comme « ro-

maines » et les pousse en avant dans la mêlée, sur le

champ de bataille de la controverse, chacune à son rang.Dussent-elles encore souvent changer de place, elles

y sont, elles y resteront ; c'est là un grand résultat

acquis. Mais que de témérités, dira-t-on, que d'hypo-

1. Cf. ma XXVIIe Chronique d'Orient, p. 38.2. [Erreur énorme que Furtwaengler a fini par reconnaître et

que je n'avais cessé de dénoncer; voir Reçue critique, 1886,1, p. 404 etsuiv.— 1929.]

196 AD. FURTWAENGLER ET LA PLASTIQUE GRECQUE

thèses gratuites! Je conviens qu'il y en a, bien que l'épi-thète de téméraire, appliquée sans façon à un tel ouvrage,soit quelque peu malséante et doive d'autant plus être

évitée qu'on est sûr de l'entendre prodiguer par des gens

qui ont le secret de faire des livres sans y mettre

une idée qui leur appartienne. Au fond, la méthode de

M. Furtwaengler n'est pas si nouvelle qu'elle le paraît.Elle est la conséquence légitime de la multiplication des

photographies, des moulages, de la facilité croissante

des déplacements. Burger chez nous, Bode en Alle-

magne, Morelli en Italie n'ont pas procédé autrement

dans leurs recherches sur les arts modernes ; et bien

qu'ils eussent pour point de départ de nombreuses

oeuvres signées et datées, les résultats auxquels ils

sont arrivés ne laissent pas d'être souvent contradic-

toires. Il faut moins s'étonner que M. Furtwaengler ne

démontre pas tout ce qu'il avance, qu'admirer les bien-

faits d'une méthode qui introduit un commencement

d'ordre dans le chaos. Puisse cette méthode, malgréles périls qu'en offre l'application, trouver des imita-

teurs parmi nous ! Il est grand temps que l'histoire de

la sculpture antique cesse de piétiner autour des cent

soixante gravures d'Overbeck et qu'elle aspire du

moins à la connaissance directe, intégrale, des mille

monuments dont parle la formule connue de Gerhard 1.

1. [Furtwaengler me; remercia vivement de ce long article, le seul

qui ait paru en France, avec l'article illustré que je lui consa-crai dans la Gazette des Beaux-Arts de 1894 (réimprimé dans Monu-ments nouveaux de l'art antique, t. I, p. 201-222). L'année suivante

(1895), Miss Sellers publia à Londres une traduction anglaise decet ouvrage (M aster pièces), en partie augmentée, en partieréduite, qui est aujourd'hui plus souvent citée que l'original. Jusqu'àsa mort prématurée en 1907 (voir mes notices dans la Rev. archéol.,1907, II, p. 326-7 et dans la Chronique des Arts, 1907, p. 309-311),.je ne cessai de rendre compte des écrits de ce. savant (Rec.crû., 1897, ï, p. 46-52, Statuenkopien, Intermezzi ; 1898, I, p. 50-53,Sammlung Somzée : 1900, II, p. 102-108, Die antiken Gemmen,etc.), qui n'a été remplacé ni en Allemagne ni ailleurs. Personnen'hérita de sa grande et légitime autorité. — 1929.]

X

UN BAS RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

AU MUSÉE D'ODESSA 1

La grande influence exercée par l'art ionien sur l'art

attique dans la période qui a précédé celle de Phidias

FIG. 39. — Bas-relief de Panticapée au Musée d'Odessa.

a été mise en lumière d'une manière éclatante par la

découverte des statues féminines de l'Acropole. On a

1. Les parties essentielles de ce mémoire ont. été communiquéesà la Société des Etudes grecques le 1er juin 1893 (Reçue des Études

grecques, 1893, p. 295 ; cf. Reçue critique, 1894, I, p. 103, note 1).Il a paru dans les Monuments Piot, t. II, i895, p. 57-76.]

198 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

reconnu que le raffinement, la recherche de la grâce pous-sée jusqu'à la manière, comme aussi l'usage et l'abus des

formules qu'entraîne toujours et partout le maniérisme,

avaient été les caractères dominants de l'art attico-ionien,

avant que l'intervention des écoles doriennes ne ramenât

le goût dans une voie plus large et plus austère. Cette

réaction ne se produisit pas seulement dans le domaine

de la sculpture : nous savons par les auteurs classiques

qu'elle s'étendit aux moeurs et même au costume. Les

environs de l'année 460 voient se dessiner, dans l'hellé-

nisme occidental, la supériorité de l'esprit dorien sur

celui de la sensuelle et molle Ionie. Le siècle de Périclès

doit sa grandeur à cette victoire, si l'on peut dire, du

génie de la Grèce propre sur celui de la Grèce asiatique.Les oeuvres de sculpture découvertes sur l'Acropole

nous fournissent de nombreux spécimens de l'art

ionien implanté en Attique pour la période qui s'étend

de 520 environ à 480. De 480 à 450, nous ne savons

presque rien : l'histoire de la formation de l'art classiquenous échappe encore.

L'Ionie même a donné peu d'oeuvres d'art que l'on

puisse rapporter au début du ve siècle. Presque toutes

celles que l'on connaît sont plus anciennes. De Smyrne,nous n'avons rien ; de Milet, seulement les statues des

Branchides, qui sont certainement antérieures à 530.

C'est à Athènes, à Délos et dans la Grèce du nord quenous trouvons les monuments les plus nombreux de

l'archaïsme ionien.

La Grèce du nord ne s'arrête pas à l'Hellespont. Dès

le milieu du vnie siècle, la plus riche des villes ioniennes,

Milet, avait envoyé des colons sur la rive septentrionaledu Pont-Euxin. Panticapée, qu'Ammien Marcellin

appelle « la mère de toutes les cités maritimes du

Bosphore1

», fut fondée au plus tard en 540 avant notre

1. Ammien, XXII, 8, 26.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 199

ère 1. La richesse extraordinaire des tombeaux de Kertch

en vases et en bijoux grecs du ve siècle atteste la pros-

périté de cette ville, centre d'une civilisation ionienne

quelque peu mêlée de barbarie scythique, dont l'in-

fluence sur l'Europe centrale n'a commencé à être recon-

nue que de notre temps.Comme dans toutes les villes maritimes qui n'ont pas

cessé d'être habitées, il n'existe à Kertch que peu de

vestiges d'édifices anciens et l'on n'a pu y recueillir

qu'un très petit nombre de sculptures. Parmi celles quel'on attribue à l'époque grecque, la plus importante,découverte auprès des ruines d'une église du xe siècle,

sous le vocable de saint Jean le Précurseur, se trouve

aujourd'hui au Musée de la Société archéologiqued'Odessa. J'ai pu en obtenir une photographie due à

un amateur, par l'entremise de deux membres de la

Société, le général Berthier de Lagarde et le professeur

Jourguiévitch (fig. 39).Ce bas-relief est sculpté dans un marbre à gros grains,

qui m'a rappelé celui de Thasos. Il a 1 m. 10 de long,sur une hauteur de 0 m. 61 et une épaisseur de 0 m. 092.

L'extrémité gauche a beaucoup souffert ; la tranche de

droite, qui est en partie intacte, s'adaptait sans doute à

une autre plaque semblable qui lui faisait suite. Nous

avons donc là certainement le fragment d'une frise,mais il n'est pas probable que ce fût une frise de temple.On se figure plus volontiers une décoration de ce genre,

composée de dix ou douze personnages, comme ornant

la base d'un piédestal ou d'un autel, peut-être aussi

le rebord d'un puits.Bien que la surface du marbre soit altérée 3, on recon-

1. Boeckh, dans le Corpus inscriptionum grsecarum, t. II, p. 91.2. N° 82 du Catalogue du Musée d'Odessa par M. Jourguiévitch

(en russe).3. Quand j'ai vu le relief au Musée d'Odessa, il était abandonné sur le

plancher d'une salle au lieu d'être fixé à un mur. Quelques épau-frures m'ont paru toutes récentes.

200 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

naît au premier coup d'oeil que le travail des figures est

très soigné. La mieux conservée, celle de droite, présenteune fine draperie traitée avec une souplesse charmante;il y a aussi des détails exquis dans la figure mutilée

qui lui fait pendant. Les rehauts de couleur ont complè-tement disparu; mais, comme nous aurons l'occasion

de le montrer, il est certain que la peinture intervenait

pour compléter l'oeuvre du ciseau.

Trois des personnages sont faciles à dénommer, grâceaux attributs qui les caractérisent : ce sont Artémis,

Apollon Daphnéphore et Hermès. Le quatrième peutêtre une Charité, Aphrodite ou Peitho : nous adopteronscette dernière désignation, qui a déjà passé dans l'usage

pour une figure tout à fait analogue du puteal corin-

thien 1.

Le caractère du bas-relief de Kertch est celui des

oeuvres attico-ioniennes vers la fin du vie et le commence-

ment du ve siècle. L'impression générale qui s'en dégageest celle d'une préciosité un peu gauche, d'un effort

continu, mais inégalement heureux, vers l'éléganceet la distinction. On pense involontairement à des sculp-tures françaises du xme siècle, à des peintures italiennes

du temps de Giotto et de Memmi. L'artiste est préoc-

cupé par-dessus tout d'éviter ce qui pourrait donner

l'idée de la brutalité ou de la lourdeur. Les personnagess'avancent d'un mouvement rythmique qui rappellesouvent l'allure de la danse ; leurs pieds effleurent la

terre plutôt qu'ils ne s'y posent ; leurs doigts semblent

craindre de serrer les objets qu'ils tiennent ; leurs

longues draperies, moelleuses et diaphanes, s'envolent

ou se déchiquettent en petits plis, à la fois trop régulierset trop capricieux. Enfin, les figures se détachent d'un

relief très faible sur un fond uni ; il n'y a ni multipli-cité de plans, ni entre-croisement de lignes appartenant

1. Journal of Hellenic Studies, 1885, pi. LVI.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 201

à des figures différentes. C'est la composition que les

archéologues allemands appellent paratactique, et qui

s'oppose à la composition pittoresque du relief alexan-

drin.

En présence d'un monument comme celui qui nous

occupe, la première question qui se pose est celle-ci :

Faut-il y voir un travail archaïque ou une oeuvre archaï-

sante, un original du début du ve siècle ou une imita-

tion, un pastiche d'une époque voisine de l'ère chré-

tienne ?

Parmi les archéologues compétents qui ont vu ce

bas-relief, l'un, M. Kondakoff, le déclare archaïque1

;

l'autre, M. Furtwaengler, le croit archaïsant 2. Cette

dernière opinion est aussi celle de M. Hauser 3; mais

l'auteur des Neu-attische Reliefs ne connaissait le

marbre de Kertch que par un calque de l'informe gra-vure qu'en a publié M. Kondakoff.

Nous allons discuter la question à notre tour, avec

l'espérance d'arriver à un résultat précis.

D'abord, nous concédons, comme tout le monde, qu'à

l'époque de César et à celle d'Hadrien, probablement

aussi, comme a essayé de le faire voir M. Hauser, dès

le ive siècle, il a existé des oeuvres archaïsantes, c'est-à-

dire des imitations réfléchies d'oeuvres archaïques, nées

soit du désir pieux de perpétuer des types hiératiques,soit du désir profane de satisfaire certains amateurs.

Ces deux mobiles de l'archaïsme factice sont dé tous les

temps ; l'un prévaut dans la Russie actuelle, où la

peinture religieuse est encore toute byzantine ; l'autre

a inspiré l'école dite nazarénienne en Allemagne et

celle des préraphaélites anglais. Je ne parle pas des

1. Mémoires de la Société archéologique d'Odessa, t. X (1877), pi. I,3. Cf. Kondakoff, Tolstoï, Reinach, Antiquités de la Russie méridio-

nale, p. 106. *2. Berliner philologische Wochenschrift, 1S88, p. 1.516.3. Hauser, Die neu-attischen Reliefs, 1889, p. 163, n° 3.

202 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPEE (KERTCH)

oeuvres fabriquées dans une intention de fraude et que

l'antiquité a déjà connues ; on peut d'ailleurs les rangersans peine dans la seconde des catégories que nous dis-

tinguons.Les vases de marbre avec reliefs signés de noms des

artistes athéniens Salpion, Sosibios et Pontios 1 sont

des spécimens irrécusables d'oeuvres d'imitation, car

les inscriptions qu'ils portent sont plus récentes de

plusieurs siècles que les types reproduits et la façon

dont ils sont juxtaposés.Si toutes les oeuvres de cette classe présentaient, à

côté d'éléments empruntés à l'art archaïque, des élé-

ments incontestablement plus modernes, comme le

seraient, à défaut d'inscriptions, des imitations de typescréés par Praxitèle ou par Lysippe, la question ne se

poserait même pas : on pourrait tout au plus hésiter

à placer telle ou telle sculpture au nie siècle avant notre

ère plutôt qu'au 11e après.Il existe, en effet, des oeuvres de ce genre, que M. Hau-

ser a étudiées, et pour celles-là toute discussion est

superflue : on peut s'accorder à les qualifier de pastiches.Mais ce ne sont pas, tant s'en faut, les seules. Il y a encore

les sculptures (nous ne parlons ici que des bas-reliefs)où des éléments archaïques sont traités avec une froi-

deur qui invite au doute : tel est l'Autel des Douze

Dieux au Louvre, qui est probablement une ancienne

copie. Il y en a enfin qui ne paraissent pas prêter à cette

critique, mais pour lesquelles on peut toujours se

demander si les types assemblés sont bien contem-

porains, si l'on n'est pas en présence d'un pastichehabile qui se trahit par quelque menue inconséquence.

En ce qui concerne le marbre de Kertch, on pourraitsoutenir une des trois thèses que voici :

1. Baumeister, Denkmaeler, t. I, p. 438 ; t. III, p. 1688 ; Butlettinodélia Commiss. municipale, t. III, pi. XII, XIII.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 203

1° C'est la copie exacte d'un bas-relief archaïque;2° C'est un pastiche d'époque tardive—celle de Pasi-

télès, par exemple— obtenu par la contarninatio de

motifs empruntés à l'art du vie, du ve et du ive siècles ;3° C'est un bas-relief archaïque, attico-ionien, remon-

tant aux environs de l'an 470, c'est-à-dire à l'époqueencore mal connue dont l'art se personnifie pour nous

dans le nom de Calamis.

La première thèse ne pourrait se fonder que sur des

considérations de technique. Encore ces considérations

n'ont-elles presque jamais une précision suffisante pourentraîner la conviction de tous. D'ailleurs, si une copieest assez fidèle pour donner le change, peu importe

l'époque où elle a été exécutée : fût-elle du temps

d'Hadrien, elle serait pour nous l'équivalent exact d'un

ouvrage de six cents ans antérieur. Il ne resta donc qu'àexaminer la seconde thèse, et cet examen comporte,

je crois, les éléments que voici :

1° Existe-t-il dans les attributs des personnages

quelque détail inadmissible au début du Ve siècle ?

2° Même question pour le dessin des figures et leur

costume ;3° Même question pour leurs attitudes ;4° L'oeuvre a-t-elle été découverte dans un milieu

où l'on puisse raisonnablement supposer qu'une école

d'artistes archaïsants ait fleuri ?

Commençons par la première question.Personne ne trouvera de motifs de suspicion dans

la lyre et la branche de laurier que porte Apollon. Il

suffit d'ailleurs de rappeler une amphore de Nola 1

où une divinité féminine présente une lyre à Apollon

debout, tenant un grand rameau de laurier appuyécontre le sol.

Le cas d'Hermès est plus difficile. Le pétase ailé

1. Élite des Monuments céramographiques, t. III, pi. XIV.

204 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPEE (KERTCH)

est, en effet, très rare dans l'art archaïque. Très rare,

mais non sans exemple : on peut citer 1 un vase à figures

noires publié par Gerhard 2 et un lécythe, à figuresnoires également (fig.40), publié par M. Benndorf 3,

où le dieu, représenté sous le type archaïque, portole pétase ailé. Ces oeuvres sont fort antérieures à l'an

470, mais nous nous rapprochons de cette date avec

un beau vase à figures rouges du Musée de Berlin

(n° 2.160), où M. Furtwaenglerreconnaît la manière de Brygos :

Hermès, désigné par une inscrip-

tion, y porte à la fois un pétaseailé et des talonnières 4. Le pétase

ailé, mais cette fois sans les talon-

nières, se voit également sur une

figure d'Hermès assistant au juge-ment de Paris, peinte sur un vase

de Nola à figures rouges et de beau

style, c'est-à-dire de l'an 450 envi-

ron 5. Il est à peine nécessaire de

rappeler que l'on trouve sou-

vent le pétase ailé sur les lécythes blancs athéniens.

Les talonnières d'Hermès prêtent à d'autres obser-

vations. Tout le monde connaît par des gravures—

l'original ayant disparu— le puteal de Corinthe, autre-

1. Scherer, ap. Roscher Lexikon der Mythologie, art. Hermès,

p. 2400.2. Gerhard, Auserlesene Vasenbilder, pi. CX. Ce vase appartenait

à Durand ; à la vente de cet amateur il fut acquis par Panckoucke,dont la collection a passé presque en entier au Musée de Boulogne-sur-Mer.

3. Griechische und Sicilische Vasenbilder, pi. XLII, 4.4. Hoher Petasos mit Flugeln ; hohe Stiefel mit Zugstûck nach corn

und grossen Flugeln nach hinten (Furtwaengler, Vasensammlung,

p. 485). Ce vase a été publié par Gerhard, Etruskische und campanischeVasen, pi. VIII, IX ; cf. Muller-Wieseler, Denkmâler, t. II, n° 486.

5. Furtwaengler, op. laud., n° 2536 ; Welcker, Alte Denkmâler,t. V, pi. B, 2.

FIG. 40. — Profil d'Her-mès archaïque, d'aprèsBenndorf, Griech. undSicil. Vasenbilder, pi.XLII 4,

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 205

fois à Londres chez lord Guilford 1; ce monument

est un de ceux qui se rapprochent le plus du bas-relief

de Kertch, non seulement par le sujet, —une processionde divinités,

— mais par l'extrême ressemblance de

certaines figures, notamment de l'Hermès et de la

Peitho (fig. 41, 42). Bien qu'Otfried Mùller n'ait pashésité à le considérer comme véritablement archaïque 2,

l'opinion de Gerhard, qui le croyait archaïsant, a pré-valu.

Dans la troisième édition de son histoire de la sculp-

J. M. Michaelis a publié des phototypies d'après le mauvais mou-

lage qui existe encore de quatre seulement des figures qui compo-saient la décoration du puteal (Journal of Heïlenic Studies, 1885,pi. LVI-LVII). Le puteal est connu par deux dessins, l'un exécuté

par Pomardi, le compagnon de voyage de Dodwell, et publié par cedernier dans son Classical Tour in Greece, t. II, p. 200-202 ; l'autrefait par Stackelberg et publié par Gerhard, dans ses Antike Bild-

werke, pi. XIV-XVI. Le dessin de Gerhard est celui qui a été le plussouvent reproduit (voyez par exemple Miiller-Wieseler, Denkmâler,t. I, n° 42 : Michaelis, loc. laud., p. 48). Nous avons préféré le dessinde Dodwell, bien qu'il ne mérite pas une entière confiance ; mais,comme l'a reconnu M. Michaelis, il est matériellement plus exact,au moins pour les quatre figures dont les moulages ont été conservés.

2. Echt alten Styles (0. Miiller, Die Dorier, t. I, p. 431).

FIG. 41. — Puteal de Corinthe, d'après Dodwell, Classical Tour in Greece,t. II, p. 200-202.

206 _ UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

ture 1, M. Overbeck avait encore maintenu la manière

FIG. 42. — Puteal de Corinthe, d'après Dodwell.

de voir d'O. Mùller ; mais il l'a abandonnée depuis,

1. Overbeck, Geschichte der griech. Plastik, t. I, p. 143.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 207

en se fondant sur un argument tiré des talonnières

de l'Hermès, que M. Hauser considère à tort comme

décisif 1. Dans les oeuvres archaïques authentiques,nous dit-on, c'est-à-dire dans les peintures de vases,le dieu porte des chaussures ailées, itiEpdôVTa néSiAa, et

les ailerons ne sont pas directement fixés à ses pieds. Or,dans le bas-relief du puteal de Corinthe, comme dans

celui de Kertch, Hermès a des talonnières sans chaus-

sures. En ce qui concerne le puteal, on peut répondre

qu'il est toujours hasardeux de chercher dans la pein-ture des critères pour apprécier l'antiquité des sculp-

tures, d'autant plus que l'élément pictural de la sculp-ture antique est précisément celui qui nous échappe

aujourd'hui. Mais, en ce qui touche le bas-relief de

Kertch, la remarque de M. Overbeck n'est même pas

applicable. M. Hauser observe, en effet, que, dans le

bas-relief funéraire de Myrrhine, qui appartient sans

conteste à la première moitié du ive siècle, les talon-

nières d'Hermès adhèrent directement à son pied ;

seulement, ajoute-t-il, les sandales sont indiquées

par la sculpture, ce qui nous oblige d'admettre que le

reste de la chaussure était peint. Or, dans le bas-

relief de Kertch, les sandales d'Hermès sont parfaite-ment visibles ; donc, à supposer même que l'observa-

tion de M. Overbeck fût exacte, elle ne trouverait

pas son application dans le cas présent.Mais cette observation est inexacte. M. Furtwaengler

a rappelé à ce propos2 les plaques d'ivoire sculpté pro-

venant de Tarquinii qui sont conservées au Musée

du Louvre et qui ont été attribuées par MM. Helbig,Perrot et Martha à un atelier chypriote 3. Quelle que soit

1. Hauser, Die neu-attischen Reliefs, p. 162.2. Furtwaengler, Meisterwerke, p. 204, note 5.3. Monumenti dell' Instit., t. VI, pi. XLVI ; Martha, L'Art étrusque,

p. 306 et fig. 206 ; Helbig, Annali, 1877, p. 398 ; Perrot et Chipiez,Histoire de l'Art, t. III, p. 853.

20S UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCu)

leur provenance, grecque ou étrusque, ce sont incon-

testablement des monuments de l'art ionien au vie siècle.

Or, sur l'une de ces plaques, on aperçoit Hermès, dont

les pieds, complètement nus, sont pourvus d'ailerons

(fig. 43). Il suffit d'un exemple aussi concluant pourrendre toute discussion superflue.

M. Hauser, qui attribue le puteal aux environs de

l'an 350, date qui me semble trop basse de plus d'un

siècle, dit encore que les talonnières recoquillées sont

un archaïsme, un emprunt à des monuments plusanciens que le ve siècle

et par suite en contra-

diction avec d'autres

détails du même bas-

relief. De ce que des

talonnières de cette

forme paraissent sur des

monuments remontant

à l'an 550 environ, il ne

s'ensuit pas que la forme en question fût tombée en désué-

tude soixante-dix ans plus tard. Et puis, où se rencon-

tre-t-elle ? M. Hauser cite en note des représentations des

Boréades, de Persée, de Nikè ; il n'en allègue aucune

d'Hermès, bien qu'il eût pu rappeler un vase à figuresnoires publié par Ch. Lenormant et J. de Witte 1. C'est le

seul monument archaïque que je connaisse où Hermès

ait des talonnières recoquillées ; mais comment conclure

de là que cette manière de les figurer ait dû passer

complètement de mode au ve siècle ? Cela est d'autant

moins probable que les ailes recoquillées sont, d'une

manière générale, très fréquentes dans les figures de

l'art alexandrin, notamment dans les terres cuites ;il est donc raisonnable de penser que cette forme gréco-

orientale, c'est-à-dire ionienne, n'a jamais cessé d'être

i. Élite des Monuments céramographiques, t. III, pi. XCIII.

FIG. 43. — Hermès avec talonnières,sur une plaque d'ivoire de Tarquinii.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 209

employée par les artistes. Si c'était un archaïsme et

un anachronisme, il serait singulier de le trouver dans

les deux seuls bas-reliefs qui puissent être attribués

au début du Ve siècle et où paraisse la figure entière

d'Hermès, le marbre de Corinthe et celui de Kertch.

D'ailleurs, il en est de l'observation de M. Hauser

comme de celle de M. Overbeck : elle est matérielle-

ment erronée. La preuve nous en est fournie par les

débris d'un des chefs-d'oeuvre de l'art grec, qui a pré-cisément été découvert tout près de Kertch, dans le

célèbre tumulus de Koul-Oba.

L'émigré Dubrux, qui fouilla ce tumulus en 1830,

signala dans son rapport, parmi les trouvailles, des

débris en bois de buis ornés de gravures. Ces fragmentsont été reproduits, avec la légende Objets en bois, sur

les planches LXXIX et LXXX des Antiquités du Bos-

phore Cimmérien. Bien que la détermination de la sub-

stance fût due à un botaniste, Fischer, on s'aperçut,vers 1865, qu'elle était inexacte, et Stephani s'empressad'annoncer que les prétendus buis sculptés n'étaient

autre chose que des plaques d'ivoire 1. Chose singu-lière ! Une erreur toute pareille, et non moins tenace,

était commise un peu plus tard en France, où l'on a

souvent répété que le Musée de Vienne, dans l'Isère,

possédait une tête romaine en bois d'un admirable

travail. C'est seulement en 1894, lorsque ce précieux

objet fut envoyé au Musée de Saint-Germain pour être

restauré, que M. Abel Maître, inspecteur des ateliers

du Musée, s'aperçut qu'il n'était pas en bois, mais en

ivoire. L'existence d'une patine brune sur la tête du

Musée de Vienne explique l'erreur que M. Maître a

reconnue.

Sur un des fragments de Koul-Oba, qui a probable-

1. Stephani, Compte rendu de la Commission impériale pour 1866,p. 6.

S. BEINACU 14

210 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

ment appartenu au revêtement d'une lyre, on distinguela partie inférieure d'une jambe chaussée d'un brode-

quin et munie d'un grand aileron recoquillé1

(fig. 44). Or,le contenu du tombeau Koul-Oba permet de le dater avec

quelque exactitude. Parmi les objets qu'on y a recueillis

figurent les célèbres médaillons en or sur lesquels est

estampée la tête de l'Athéna Parthénos de Phidias 2.

Cette statue datant environ de 445, nous avons là, pourle caveau de Koul-Oba, une date supérieure extrême.

D'autre part, le style encore archaïque des objets en or,où M. Furtwaengler a très justement reconnu des monu-

ments de l'orfèvrerie ionienne, empêche de descendre

plus bas que le dernier tiers du ve siècle. C'est donc aux;

environs de l'an 430 qu'appartient le revêtement de lyresur lequel nous avons signalé une jambe d'Hermès avec

talonnière recoquillée. On voit que M. Hauser a commis

une erreur de fait en affirmant que l'art du Ve siècle

ignore les talonnières recoquillées ; mais son erreur

n'a pas été sans avantage, puisqu'elle permet main-

tenant de mettre en lumière le caractère ionien de ce

détail.

Je passe aux objections que l'on peut fonder sur le

dessin des figures, leurs gestes et leurs draperies.

1. Antiquités du Bosphore, pi. LXXX, 16.2. Ibid., p. 63 de mon édition.

'

FIG. 44. — Gravure sur ivoire de Koul-Oba.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 211

En ce qui concerne le dessin, d'abord, on peutêtre frappé de la taille mince d'Hermès et du déve-

loppement exagéré de ses hanches. C'est là encore un

caractère de l'art vers 530 et, comme il se rétrouve

dans la figure correspondante du puteal, M. Hauser

écrit 1 : « Une silhouette comme celle d'Hermès, avec

sa taille fine et ses puissantes cuisses, était démodée

(ueberwunderi) vers la fin du vie siècle. Si l'artiste quisait modeler si finement le corps de Peitho représenteHermès comme il l'a fait, eh bien ! il archaïse, à quelque

époque que se place son travail. » Cette phrase peut

s'appliquer, sans y changer un mot, au bas-relief de

Kertch, où reparaît, à côté du même Hermès, la même

figure de Peitho. Voyons si l'objection fondée sur cet

argument a quelque valeur.

Comment M. Hauser sait-il que, vers la fin du

vie siècle, ou même au commencement du ve, on ne

représentait plus les hommes avec une taille très mince

et des hanches très saillantes ? En publiant l'Héraclès

tirant de l'arc de la collection Carapanos, bas-relief

probablement corinthien comme le puteal, et dont

l'authenticité n'aurait jamais dû être contestée, Rayetfaisait remarquer que les caractères en question « se

retrouvent dans les vases à peintures noires, dont

les plus beaux datent des dernières années du vie et

des premières du ve siècle2.» Ces dates sont trop basses,car Rayet écrivait avant les fouilles de l'Acropole;

mais, d'autre part, il rapprochait justement la tête

de cet Héraclès de celle de l'Harmodios du groupe des

Tyrannicides au Musée de Naples. Or, cette figure est

une copie de celle qui fut érigée par les Athéniens en

477, ce qui nous rapproche singulièrement de cette

date de 470, considérée comme l'àzixv] du maniérisme

1. Hauser, Neu-attischen Reliefs, p. 162.2. Rayet, Monuments de l'Art antique, t. I, pi. XXIII.

212 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

ionien, qui continua à fleurir assez longtemps aprèsla chute des Pisistratides, comme le style Premier

Empire survécut à la révolution de 1815.

Il n'est pas permis, répétons-le, de dater les bas-

reliefs d'après les oeuvres de la peinture. La peinture,

moins asservie à la matière, par suite aussi moins esclave

de la tradition, est presque toujours en avance sur la

statuaire. Nous le savons avec certitude pour Athènes,

où Polygnote est le vrai précurseur de Phidias. Les par-ticularités de structure qui, vers 490, se reconnaissent

encore dans les peintures céramiques d'Euphronios,

pouvaient bien, en 470, prévaloir dans le domaine de

la statuaire. Dans le cas particulier qui nous occupe,la structure du corps viril tel que l'a compris l'archaïsme— en particulier l'archaïsme ionien — n'est pas tant

l'effet d'une ignorance tenace des proportions naturelles

que celui d'une préférence raisonnée pour certaines

formes. Dans les Nuées d'Aristophane, la Justice pro-met au jeune homme qui suivra ses conseils un grand

développement des épaules et des hanches, ûpuç peyâ/louç,

jtupiv ixEyâXTjv1. Que l'on regarde certaines gravures

populaires vers 1885 : on y verra la beauté du corpsféminin défigurée par des exagérations analogues, quiavaient leur répercussion dans des artifices aujourd'huicondamnés de la toilette. Pour en revenir à l'art ionien,on peut dire qu'il a présenté, comme la civilisation de

ce temps-là, une alliance singulière de brutalité et de

raffinement ; cette alliance paraît très nettement,à notre avis, dans le contraste de la figure d'Hermès

avec l'exquise Peitho qui lui fait pendant. Attribuer

cette juxtaposition significative au caprice d'un archaï-

sant de l'an 350 ou de l'an 50 avant notre ère, à un

contemporain de Praxitèle ou de Pasitèle, c'est faire

à la fois trop d'honneur à son sens historique et trop

1. Aristophane, Nuées, v. 1013, 1014.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 213

d'injure à son goût d'artiste, éclairé par une longue suite

de chefs-d'oeuvre.

Ce qui précède me permettra d'être bref sur le cha-

pitre des gestes et des draperies. Les deux figures fémi-

nines relèvent un pan de leur longue tunique avec un

geste si maniéré qu'on serait tenté d'abord d'y voir

une invention de la basse époque. Ce serait oublier quela simplicité du grand art, la simplicité noble et la dignité

tranquille, comme dit Winckelmann, est le privilège

d'époques très courtes qui sont, pour ainsi dire, enca-

drées d'autres plus longues où domine le précieux ou

le violent. On pourrait en accumuler les exemples,montrer le raffinement, dans Praxitèle lui-même, attei-

gnant déjà les confins du maniérisme, mettre en paral-lèle l'affectation de préraphaélites comme Botticelli

avec celle d'un Sassoferrato, d'un Guido Reni, d'un

Pierre de Cortone, poursuivre enfin, dans le domaine

littéraire, les multiples applications de la même loi.

Tel bas-relief attique découvert sur l'Acropole, datant

de l'an 500 au plus tard, et aussi presque toutes les

statues féminines, y compris celle d'Anténor, sont des

oeuvres précieuses, guindées, où gestes et draperiessont également conventionnels, aussi éloignés de

l'observation de la nature qu'épris du « joli » et du « dis-

tingué ». L'allure rythmique de la marche, l'attitude

maniérée des doigts, le plissement fignolé, les envo-

lements multiples des draperies, sont des caractères

de l'archaïsme vrai, que les archaïsants du temps de

Praxitèle ou de Pasitèle n'ont pas inventés 1. Henri

Brunn avait déjà observé, en 1867, que nombre de

caractères attribués aux oeuvres dites archaïsantes se

rencontrent dans les peintures des vases attiques du

beau style : il en avait conclu, avec une logique impla-

1. C'est ce que M. Hauser a mis en lumière d'une manière défi-

nitive, op. laud., p. 164 et suiv. Voir par exemple, les vases publiésdans les Monumenti dell' Instituto, t. I, pi. X ; t. X, pi. XXXVII.

214 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

cable, qu'Euphronios, Hiéron et Brygos étaient des

archaïsants. Cette erreur d'un grand esprit a été féconde.

Comme les fouilles de l'Acropole ont démontré que les

maîtres de la céramique à figures rouges travaillaient

déjà avant les guerres médiques, comme d'ailleurs les

observations de Brunn sont l'évidence même, force

est de convenir que les oeuvres dites archaïsantes sont

presque toutes soit des copies minutieuses d'oeuvres

archaïques, soit des oeuvres archaïques dont la date

et le caractère ont été obstinément méconnus 1.

La figure de Peitho, qui se trouve sur le puteal de

Corinthe, reparaît encore ailleurs, par exemple dans un

joli bas-relief attique du ive siècle représentant une

nymphe dansant devant Pan, type étroitement appa-renté à celui de la danseuse voilée que nous connaissons

par les vases et les terres cuites 2. Il est tentant de pré-tendre que ce type date du ive siècle et que les auteurs

de prétendus pastiches comme les bas-reliefs de Kertch

et de Corinthe l'ont introduit inconsidérément dans leurs

compositions, à côté d'autres d'un siècle ou deux plusanciens. Mais cela ne résiste pas à l'examen : le motif

en question remonte au début du ve siècle et même plushaut.

En effet, d'abord, dans la Peitho de Kertch, les trois

boucles de cheveux qui descendent sur la poitrine ont

un caractère archaïque incontestable : imagine-t-onun pasticheur qui, empruntant une figure du ive siècle,l'aurait « archaïsée » par ce seul détail ? Si l'on va

jusque-là, on devra accorder que ce personnage avait

le sentiment de la différence des styles : alors pourquoiallait-il prendre pour modèle un type du ive siècle,

lorsque le ve ou la fin du vie devaient lui en fournir

qui n'avaient pas besoin de retouches ? Cet archaïsant

1. Voir Hauser, op. laud., p. 166.2. Heuzey Bulletin de correspondance hellénique, 1892, p. 73;

Le Bas-Reinach, Monuments figurés, pi. LIX.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 215

des théoriciens de l'archaïsme factice aurait été à la

fois très ignorant et très astucieux, très impuissantet très imaginatif. Je ne pense pas qu'un pareil homme

ait jamais existé. Il y a eu des pasticheurs ignorants,ou plutôt indifférents ; mais quand ils ont juxtaposédes figures d'époques diverses, ils ne se sont pas imposéla tâche de les mettre en harmonie par des additions

dignes d'un archéologue !

M. Hauser a d'ailleurs donné d'excellentes raisons

pour faire admettre que le type de la Peitho n'est autre

que celui de la Sosandra de Calamis. De cette statue

célèbre, le chef-d'oeuvre de la première décadence

ionienne, nous ne savons guère que ce que nous a dit

Lucien. Or, que nous apprend-il ? Qu'elle se présentaitsous l'aspect d'une danseuse, puisque le rhéteur vante

en elle TÔ eûpue^ov xod TÔ xEyï0?YlY1['iV0Vjexpressions qui dési-

gnent moins une danse véritable qu'une sorte de mou-

ment rythmique et de démarche affectée. Il nous dit

encore qu'elle était vêtue d'une manière à la fois

modeste et coquette, TÔ eùataXèç SI xcâ xôcpiov TYJÇàvaëoX-rjç.

Ses qualités maîtresses étaient la légèreté et la grâce,

X£itTOTï]çxoù %dpiç. Tout cela conviendrait parfaitementà notre Peitho et l'on chercherait vainement, dans

l'art archaïque, une figure à laquelle ces indications

s'ajustent aussi bien. Si l'on voulait en trouver une à

l'époque de la Renaissance italienne, il faudrait la

choisir dans le Printemps de Botticelli, celui de tous les

maîtres modernes dont les qualités, comme les défauts,

rappellent le plus les vieux maîtres ioniens.

Quoi d'étonnant qu'un type créé par Calamis, ou

rendu célèbre par lui 1, ait été imité et même développé

par l'art attique du ive siècle, surtout lorsqu'on réfléchit

aux relations, certaines quoique obscures, qui jettent

1. Ce type n'est, en somme, que celui des Kôpai de l'Acropole pas-sant du repos au mouvement. Il serait tout à fait inexplicable qu'oneût attendu un siècle pour le découvrir.

216 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

comme un pont entre Calamis et Praxitèle ? Pline a

raconté que Praxitèle avait complété une oeuvre de

Calamis et M. Klein a fort bien vu que ce renseigne-ment contenait un témoignage authentique sur la colla-

boration de Calamis avec Praxitèle l'Ancien, peut-êtrele père de Céphisodote et l'aïeul du sculpteur de l'Her-

mès. M. Furtwaengler a montré récemment que la

tradition de Calamis fut continuée jusqu'à la fin du

Ve siècle, et même au delà, par Callimaque et le déco-

rateur de la Balustrade. Quoi qu'il en soit, on peutconsidérer comme établi, ce que Rayet avait déjà

soupçonné 1, que le grand maître du ive siècle n'est pasde la lignée de Phidias : il dérive surtout de Calamis

et de Myron.

Enfin, il ne faudrait pas refuser au ve siècle, ni même

au vie, le talent et le goût de représenter des étoffes

collantes. Les vases peints du beau style montrent

combien elles étaient alors à la mode. Rappelons seu-

lement la coupe d'Euphronios, où l'on voit un homme

barbu assis auprès d'une danseuse 2. Il est vrai que, sur

ce vase, le peintre a sillonné l'étoffe transparente de

mille petits plis ; mais qui nous dit qu'il n'en fût pasde même sur le bas-relief, d'où toutes les traces de

coloration ont disparu ? Il y a cependant une grave

objection : ce sont les draperies terminées en queue

d'aronde, qui se trouvent tant sur le bas-relief de

Kertch que sur le puteal. M. Hauser les qualifie nette-

ment d'archaïsantes ; elles sont même, à ses yeux, un

caractère irrécusable de l'archaïsme factice 3. « Dans

l'art archaïque vrai, écrit-il, on trouve, çà et là, un

arrangement analogue du vêtement ; mais alors les

contours extérieurs des pans d'étoffe sont parallèles,tandis que, dans l'art archaïsant, ils divergent. » Et le

1. Rayet, Etudes d'archéologie et d'art, p. 10 (écrit en 1880).2. Klein, Euphronios, 2e éd., p. 98.3. Hauser, Die neu-attischen Reliefs, p. 165.

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 217

savant allemand ajoute qu'il n'en a découvert qu'unseul exemple vraiment archaïque, sur un fragmentde coupe publié par M. Benndorf 1. Cette fois encore, le

même débris de la lyre du tumulus de Koul-Oba, quia échappé à l'attention de M. Hauser, vient nous per-mettre de lui donner tort en écartant la dernière diffi-

culté. On y reconnaît, finement gravé sur l'ivoire, un

pan d'étoffe plissé, terminé en queue d'aronde, dont

l'analogie avec la ceinture de l'Apollon, sur le bas-

relief de Kertch, ne laisse absolument rien à désirer

(fig. 44). Or, nous avons là une oeuvre ionienne de 430

environ, découverte dans la même région que le bas-

relief de Kertch et, par suite, nettement concluante

en faveur de l'opinion que nous soutenons. Cette opi-

nion, c'est que l'archaïsme ionien du premier tiers du

ve siècle nous est à peu près inconnu ; que nous avons très

peu de documents datés sur la suite de cette tradition,

tant à Athènes qu'en pays ionien ; que, par suite, nous

ne pouvons récuser comme archaïsants les monuments

qui nous restent, sous peine de ne pouvoir expliquer les

caractères d'un archaïsme factice qui n'aurait pas

eu, pour modèle et pour soutien, un archaïsme réel.

J'arrive au dernier point : est-il vraisemblable qu'onait recueilli à Panticapée l'oeuvre d'une école de sculp-teurs archaïsants ?

Cela est tout à fait invraisemblable pour deux rai-

sons. La première, c'est que nous avons reconnu, dans

le bas-relief du Musée d'Odessa, les caractères propresà l'archaïsme ionien vers 470, que Panticapée est une

ville ionienne de première importance fondée vers 540

et qu'a priori la découverte d'une vieille sculptureionienne en cet endroit est la chose du monde la plusnaturelle. En second lieu, Panticapée n'a pas été, comme

telles villes de l'Italie, comme Corinthe elle-même, un

1. Benndorf, Griechische und Sicilische Vasenbilder, pi. XI, n° 4.

218 UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH)

centre de civilisation et d'élégance à l'époque de la domi-

nation romaine : l'étude de la nécropole de Kertch,

dont les produits sont à l'Ermitage et à Odessa, celle

de ses séries monétaires, qui sont représentées partout,concordent à prouver qu'elle était alors appauvrieet déchue. On conçoit un Pasitèle à Rome, en Cam-

panie, à Corinthe même : dans la Panticapée romaine,il n'eût pas été beaucoup moins déplacé que dans la

Tomi d'Ovide. Quelques statues municipales ou impé-

riales, quelques mauvais bas-reliefs funéraires, d'un

style prématurément byzantin, voilà ce qu'il fallait

alors à ces villes dont le courant commercial s'était

détourné. Rome recevait son blé de la Sicile, de la Mau-

ritanie et de l'Egypte, et Athènes elle-même, dépeuplée et

appauvrie, n'avait plus besoin de payer en oeuvres d'art ou

en artistes les récoltes de la Scythie méridionale. L'Italie

seule, à cette époque, pouvait faire vivre un sculpteur

archaïsant, et nous voyons, en effet, que les archaïsants

grecs eux-mêmes sont venus travailler dans ce pays. C'est

là qu'ont été découvertes celles de leurs oeuvres signées

qui donnent la mesure du vrai style d'imitation.

Dira-t-on enfin que ce bas-relief de Kertch, recueilli

dans les ruines d'une église du xe siècle, a pu y être

transporté au moyen âge par quelque bateau venant

de l'Archipel ou de la côte d'Asie ? Mais qui ne sent

combien cette hypothèse est gratuite ? Qui ne voit

combien le hasard aurait été prévoyant et réfléchi en

restituant à la métropole des villes ioniennes du Bos-

phore un monument de l'archaïsme ionien ?

On devine où tendent les conclusions de notre étude ;

mais il faut encore prévenir un malentendu possible.Le bas-relief de Kertch ne saurait être une oeuvre ori-

ginale au sens strict, puisque deux de ses figures au

moins se retrouvent dans des oeuvres analogues. On

n'admettra jamais, par exemple, que l'auteur du bas-

relief de Panticapée ait eu sous les yeux celui de

UN BAS-RELIEF DE PANTICAPÉE (KERTCH) 219

Corinthe, ou réciproquement. Il est évident que l'un et

l'autre, à quelque époque qu'on les place, ont dû puiserà une source commune, dans un trésor de types et de

motifs qui était devenu, pour ainsi dire, la propriétéde tous. Un détail, sur lequel on a appelé mon attention,

pourrait même donner à penser que l'auteur de notre

relief a eu sous les yeux un monument circulaire ; en

effet, dans un monument de cette forme, on compren-drait mieux que dans une composition plane la situa-

tion respective de l'Apollon et de l'Hermès qui se tour-

nent le dos. Il a dû exister, à Athènes, une ou plusieursoeuvres célèbres, remontant à l'époque de Cimon, dont

les figures ou les groupes de figures sont entrés rapide-ment dans la circulation. Le même fait s'observe dans

les bas-reliefs d'époque postérieure, ceux qui repré-

sentent, par exemple, des batailles d'Amazones ; les

mêmes types, les mêmes mouvements y reparaissentsans cesse et autorisent l'hypothèse d'une source com-

mune, telle que les peintures de Micon, exécutées au

portique Poecile à Athènes.

En résumé, je ne conteste pas l'existence d'oeuvres

archaïsantes, mais je crois que l'on est toujours dis-

posé à abuser de ce mot. Même M. Hauser, dans sa

tentative de réaction contre les idées régnantes, a eu

tort de s'arrêter à mi-chemin. N'ayant pas vu, non

plus que personne vivante, l'original du puteal de

Corinthe, je ne veux pas émettre d'opinion formelle

à cet égard, bien que j'incline pour de nombreuses

raisons vers le sentiment d'Otfried Mùller et que jeconsidère celui de M. Hauser comme mal fondé. Mais

en ce qui touche le bas-relief de Kertch, que j'ai eu

l'occasion d'étudier de près, que j'ai revu tous les jours

pendant des semaines, je crois avoir le droit de me

prononcer nettement : c'est une oeuvre attico-ionienne

sculptée vers l'an 470, sous l'influence des modèles

athéniens qu'admiraient les contemporains de Cimon,

XI

LE JUPITER DE SAINT-CÔME

( Lot - et -Garonne)

1

En 1857, J. Boudon de Saint-Amans publia à Agenun in-8° illustré sous ce titre : Essai sur les antiquitésde Lot-et-Garonne. A la p. 198 de cet ouvrage est décrite

la statuette de bronze qui fait le sujet du présent article :

« Petite statue de Jupiter en bronze trouvée à Saint-Côme

près d'Aiguillon. On ne saurait voir en ce genre rien de plusparfait que cette figurine... Cette petite statue, haute de six

pouces, dont les yeux et les extrémités du pénis sont en or,

appartient à M. le vicomte de Vivens, membre du Conseil

général du département de Lot-et-Garonne. »

La planche XXII du livre de Boudon donne une

médiocre gravure au trait de la statuette ; faute de

mieux, et en cherchant où avait passé l'original, je l'ai

fait reproduire dans le Répertoire de la statuaire (1898,t. II, p. 10, n° 2).

Trois ans plus tard, en juillet 1901, cette statuette,

appartenant alors au marquis du Poyen, à Barry prèsde Clairac (Lot-et-Garonne), fut offerte aux Musées

nationaux. Je pus l'acquérir pour le Musée de Saint-

Germain au prix modéré de 1.250 francs.

Cette figurine a presque exactement 0 m. 15 de

1. [Publié en, anglais avec une planche en ph.ototypie dans leJournal of Roman Studies, t. I, 1911, p. 64-67.]

LE JUPITER DE SAINT-COME 221

haut ; elle est couverte d'une belle patine vert-sombre,

qui prend une teinte vert-clair sur le bras droit. La

surface du torse n'est pas en très bon état ; il y a de

nombreuses érosions. La main gauche est presque

détachée du bras ; un trou assez grand se voit au

revers de la cuisse gauche. Il n'est pas exact, malgrél'affirmation de Boudon, que les yeux et l'extrémité

du pénis soient en or; ce dernier semble seulement avoir

été frotté et a pris l'éclat du cuivre pur. Les yeux sont

incrustés d'argent et les globes oculaires concaves.

J'ai lieu de croire que les extrémités des pectoraux

FIG. 45, 46. — Le Jupiter de Saint-Côme (Lot-et-Garonne).

222 LE JUPITER DE SAINT-COME

étaient également incrustées d'argent ; mais le métal

précieux a disparu et la présence n'en est plus attestée

que par deux petites dépressions circulaires. Les san-

dales sont d'un travail très soigné et d'une parfaiteconservation.

Il ne peut y avoir de doute au sujet des attributs.

La main gauche, entr'ouverte, donnait passage à un

sceptre ; la main droite tient le manche d'un foudre,dont la partie inférieure a été brisée.

Le type représenté par ce bronze est bien connu et à

été l'objet, dans ces derniers temps, de nombreuses

études. La liste des répliques, donnée par Overbeck 1,a été pourvue d'un complément par M. Amelung et

pourrait encore être accrue à l'aide de mon Répertoire.

Jusqu'à présent, on n'a signalé qu'un seul exemplaireen marbre et c'est une petite statue de Zeus conservée

à Palerme 2. Le même motif, traité dans un style archaï-

sant, paraît sur le bas-relief bien connu du Vatican,

décoration d'un candélabre découvert dans la villa

d'Hadrien à Tibur 3. Les autres répliques sont en bronze*.

La plus soignée et peut-être la plus semblable à l'ori-

ginal est une statuette exquise de Florence qui, comme

l'a montré M. Amelung, offre beaucoup d'analogiesavec l'Apollon de Cassel, bien qu'elle dérive d'une

statue un peu plus tardive 5. M. Amelung est revenu

sur ce sujet dans le dernier volume de son grand cata-

1. Overbeck, Kunst-Mythologie, t. II, p. 14. La première statuede la liste d'Overbeck, autrefois chez le comte James de Pourtalès,est maintenant au Musée Condé à Chantilly ; elle a été découverteà Besançon, en même temps qu'une Athéna archaïsante publiéepar M. Heuzey dans les Monuments Piot, t. IV, pi. 1-2.

2. Arndt-Amelung, Einzélaufnahmen, n. 547.3. Visconti, Mus. Pio Clem., t. IV, pi. 2.4. Il existe aussi des imitations du même type dans une peinture

(Gazette archéol., 1883, pi. 15) et sur plusieurs monnaies.5. Amelung, Florentiner Antiken, n. 7 et Fiihrer in Florenz, p. 263.

Il y a une bonne lithographie d'après cette statuette dans la Kunst-

mythologie d'Overbeck, t. II, fig. 17.

LE JUPITER DE SAINT-COME 223

logue des sculptures du Vatican, à propos du candé-

labre archaïsant de la Galleria délie statue 1. «La figurede Zeus, écrit-il, dérive incontestablement d'un modèle

appartenant au troisième quart du ve siècle ; nous pos-sédons encore plusieurs copies de l'original, parmi les-

quelles un très beau bronze de Florence, qui est cer-

tainement de travail grec. L'original doit avoir été

sculpté à l'époque de la jeunesse de Phidias. M. Hauser

a prouvé qu'il était connu à Athènes ; M. Amelung,

qu'il était célèbre à l'époque impériale et que le types'en répandit dans tout l'Empire ; mais il nous est

impossible d'en désigner l'auteur. »

D'autres archéologues ont été moins réservés. M. Bo-

tho Graef 2, avec l'assentiment de M. Furtwaengler,mit ce type en rapport avec l'art de Phidias (in Ver-

bindung mit dem phidiasischen Kreis) et M. Perdrizet,insistant sur l'expression placide et bienveillante

du visage dans la réplique de Florence, a assigné

l'original à Phidias lui-même 3. M. Furtwaengler,

frappé de l'absence de répliques en marbre, sup-

posa jadis que l'original pouvait avoir été lui-même

une statuette, tout en admettant, dans une note, quela statuette en marbre de Palerme ressemblait beau-

coup, même dans les détails, au bronze florentin. Cela

suffit à prouver, je crois, que l'original n'était pas une

statuette. Si nous considérons, d'autre part, que la

même attitude des bras paraît dans plusieurs statues

du milieu du ve siècle, ainsi que dans des copies et

imitations romaines de pareilles statues*, en particu-lier dans le « roi héroïque » de Munich et l'Apollon du

Musée national à Naples, nous ne pouvons guère éviter

1. Amelung, Sculpturen des Vaticanischen Muséums, t. II (1908),p. 634-635, n° 413.

2. Aus der Anomia. p. 69.3. Article Jupiter dans le Dictionnaire des Antiquités, p. 703.4. Brunn-Bruckmann, n"3 122, 301, 302, 462, 463.

224 LE JUPITER DE SAINT-COME

la conclusion que Phidias ou Calamis, mais plus vrai-

semblablement le premier, doit être l'auteur de ce typede Zeus debout, si fréquemment imité par les bronziers

à l'époque d'Auguste. Or, comme le même type se

voit dans des statues un peu antérieures à Phidias,

p. ex. l'Apollon de Cassel, il faut admettre que Phi-

dias, ici comme ailleurs, n'a pas créé, mais seulement

modernisé. Une statue de bronze due à Phidias devait

nécessairement trouver beaucoup d'amateurs à l'époque

d'Auguste ; à celle d'Hadrien, le sculpteur du candé-

labre de Tibur peut avoir fait une concession à l'espritd'archaïsme alors à la mode en prenant pour modèle,non la statue de Phidias, mais une de celles qui lui

avaient frayé la voie. M. Furtwaengler a très juste-ment fait remarquer que le Jupiter du candélabre

avait été qualifié à tort de réplique par M. Graef;

c'est, disait-il, « une imitation libre, fortement modifiée,traduite dans un style plus sévère, avec une coiffure

tout à fait différente et une draperie qui diffère égale-ment. » Mais pourquoi attribuer à l'artiste romain

cette « traduction en un style plus sévère », au lieu de

croire, comme j'en ai la conviction, que cet artiste

prenait pour modèle une statue plus ancienne de la

même lignée, probablement des environs de l'an 460,dont celle de Phidias était elle-même une adaptation ?

Le procédé d'adaptation a été pratiqué pendanttoute la durée de l'art antique, alors que la tendance

moderne à l'originalité, à la découverte de thèmes

nouveaux, était, sinon inconnue, du moins beaucoup

plus rare qu'aujourd'hui. Les artistes provinciaux de

l'époque d'Auguste n'ont pas inventé l'éclectisme, non

plus que leurs maîtres de l'époque hellénistique ; ils ont

simplement persévéré dans une ancienne tradition.

Les sculpteurs en marbre, comme l'a montré Furt-

waengler, copiaient souvent, et copiaient servilement,

puisqu'ils se servaient de moulages exécutés sur des

LE JUPITER DE SAINT-COME 225

bronzes ; mais des artisans d'un ordre inférieur, qui

fabriquaient des statuettes de bronze pour des templesou deslaraires privés, ont dû travailler aussi d'après des

recueils de dessins qu'ils combinaient et modifiaient

librement 1. C'est pourquoi nous possédons si peu de

bronzes qui puissent être considérés comme des copiesfidèles d'originaux célèbres, alors que nous en avons

des centaines qui sont des variantes plus ou moins libres

de ces chefs-d'oeuvre. Si les imitations du type de Zeus

dont nous nous occupons ici étaient toutes moulées et

réunies, nous reconnaîtrions sans peine qu'il n'y en

a pas deux qui soient identiques. Le bronze de Saint-

Côme offre comme la combinaison du dessin de Phi-

dias, du modelé de Polyclète, de la liberté d'expressionet de traitement de Lysippe (dans la face, les cheveux

et la barbe du dieu). On peut en dire autant de la plus

grande et de la plus belle statue de Zeus qui ait été

découverte en Gaule, celle du Viel-Evreux 2. En publiantle premier (1890) une reproduction digne de ce chef-

d'oeuvre, j'émis l'opinion qu'il était lysippéen, parce

que j'avais surtout été frappé par la tête et parce que

Furtwaengler n'avait pas encore écrit ses Meisterwerke.

Aujourd'hui, je pense que la tête est lysippéenne et le

corps polyclétéen, ou, du moins, imité d'un modèle

du ve siècle. Ce n'est pas une copie d'un original célèbre,mais une combinaison, une adaptation d'un type sévère

au goût d'un public tout imprégné du baroque grec et quine pouvait pas renoncer complètement à son amour

de 1' « effet ». Pour me servir des termes de Michaelis,ce bronze gallo-romain, comme tant d'autres, est le

1. Voir, à ce sujet, les observations de Furtwaengler sur l'hermèsde bronze polyclétéen trouvé en Gaule, conservé au Musée britan-

nique (Meisterwerke, p. 427.)2. J'ai publié deux excellentes héliogravures de cette statue, l'une

dans YAlbum (inachevé) des Musées de procince (1890), l'autre en

frontispice des Bronzes figurés de la Gaule romaine (1894).

S. REIXACH 15

226 LE JUPITER DE SAINT-COME

produit d' « une tendance artistique... qui combinait

l'imitation des exemplaria grseca de l'époque classiqueavec les conquêtes de l'époque hellénistique dans les

domaines de la technique et du style 1. »

Entre Saint-Côme et Aiguillon, où le Jupiter aujour-d'hui à Saint-Germain a été exhumé en 1827, passe la

voie romaine de Bordeaux à Agen ; au voisinages'élève une tour massive qui a environ 4 mètres de

haut et 9 mètres de diamètre] 2. Aiguillon (Acilio ?)

marque certainement l'emplacement d'une ville cel-

tique, plus tard gallo-romaine ; on y a découvert des

monnaies des Volkes Tectosages 3. Je ne sache pas qu'on

y ait pratiqué des fouilles ; la découverte du Jupitera sans doute été due au hasard. Mais la rencontre d'une

statuette aussi précieuse, dans une région où les bronzes

romains sont relativement rares, implique, semble-

t-il, l'existence d'un temple ou, du moins, celle d'une

riche villa avec lararium. Des archéologues disposés à

remuer le sol devraient bien y aller voir.

1. « Èine kiXnstlerische Richtung... welche den Anschluss an dieexemplaria graeca der klassischen Zeit mit den technischen undstilistischen Errungenschaften der hellenistischen Epoche cerband »

(Jahrbuch der Instituts, 1898, p. 197.)2. Boudon, op. cit., p. 23.3. Dictionn. archêol. de la Gaule, s. v. Aiguillon.

XII

UN HÉRACLÈS DE POLYCLÈTE

Dans ses Schriftquellen, ouvrage publié en 1868,Overbeck distinguait encore deux statues d'Héraclès

par Polyclète, un Héraclès Hageter à Rome et un Héra-

clès tueur de l'Hydre (Hydratôdter) 2. Pour l'Héraclès

Hageter, le professeur de Leipzig se fondait sur un

passage de Pline dont la ponctuation, rétablie avec

certitude de nos jours, ne permet plus d'admettre

que le mot Hageter soit une épithète d'Hercule. Voici

le texte (Pline, XXXIV, 56) : Polycletus... fecit...Mercurium qui fuit Lysimachise, Herculem qui Romse,

hageter a arma sumentem... Donc, Polyclète était l'au-

teur d'un Mercure qui fut à Lysimachie, d'un Hercule

qui était à Rome (du temps de Pline) et enfin d'un chef

militaire (àpj-njp) au moment de prendre les armes. On

a remarqué que la forme dorienne de ce mot («frypîp pour

*rCF4?) prouve que la source grecque que suit ici Pline

dérivait elle-même d'une épigramme placée sous l'imagedu guerrier en question.

L'Héraclès tueur de l'hydre était attesté, aux yeux

d'Overbeck, par un passage du De Oratore de Cicéron

(II, 16, 70) qui ne paraît pas avoir été bien interprété

par les archéologues. Cicéron dit que lorsqu'on s'est

1. Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions en 1908 (Comptesrendus, p. 480 ; cf. Rec. archéol., 1908, II, p. 107, où a paru un résuméde ce mémoire). [Ici d'après Reçue des Études anciennes, 1910, p. 1-19].

2. Overbeck, Schriftquellen, n** 944 et 945.

228 UN HERACLES DE POLYCLETE

rendu capable, par l'étude ou la pratique, de discuter

les affaires, on trouve facilement, en toute circonstance,des mots pour exprimer ce

que l'on veut dire : hune de

toto illo génère reliquarumorationum non plus quaesi-turum esse quid dicat, quam

Polycletum illum, cum Her-

culem fingebat, quemadmodum

pellem aut hydram fingeret,etiamsi haec nunquam sepa-ratim facere didicisset.

Th. Gaillard a traduit par-faitement cette phrase : « On

n'est pas plus embarrassé

pour exprimer tout ce qu'onveut dire que ne le fut Poly-

clète, en travaillant à son

Hercule, pour rendre l'hydreou la peau du lion, quoiqu'iln'eût jamais fait une étude

particulière de ces détails 1. »

Donc, il n'est pas question ici

d'Hercule tuant l'hydre.M. Collignon écrit, dans son

Histoire de la Sculpture

grecque (t. I, p. 502) : « Poly-clète avait trouvé dans le

cycle héroïque le sujet de

quelques-unes de ses statues.

Tel était l'Héraclès tuant l'hydre de Lerne et couvert

de la peau du lion de Némée; ce bronze avait été

transporté à Rome. » Les mots que j'ai soulignés ne sont

pas autorisés par les textes. D'autre part, il est possible

1. Cicéron, éd. Nisard, t. I, p. 232.

FIG 47. — Hercule de bronzede l'ancienne collection W. Rome

UN HÉRACLÈS DE POLYCLETE 229

que M. Collignon ait raison d'identifier la statue signa-lée par Cicéron —

lequel ne dit point qu'elle fût à

Rome — avec celle dont parle Pline, en disant expressé-ment qu'elle s'y trouve ; mais il n'y a là qu'une

possibilité, non une certitude.

Revenons au texte de Cicéron. Puisqu'il ne dit pas

qu'Hercule est représenté combattant l'hydre, ou la

tuant, il faut expliquer autrement la mention de l'hydredans ce passage. Je trouve cette explication dans deux

demi-vers de l'Hercule furieux de Sénèque (v. 45-46).

Junon, dont le long discours ouvre cette tragédie,décrit Hercule de façon très plastique et comme si le

poète avait eu sous les yeux ou dans l'esprit une statue

du héros :

Pro telis geritQuae timuit et quae fudit : armatus cenitLeone et hydra.

C'est-à-dire que les armes d'Hercule sont les ennemis

qu'il a redoutés 1 et terrassés : il vient armé du lion et de

l'hydre. Quelques commentateurs prétendent que cela

veut dire : Hercule est vêtu de la peau de lion et armé

de flèches trempées dans le sang de l'hydre. C'est là

une glose absolument inadmissible ; l'Hercule de Sénèque

porte la peau du lion et la peau de l'hydre comme des

trophées, comme des dépouilles de monstres vaincus

dont il se pare, peut-être aussi (dans la tradition pri-

mitive) comme des armes magiques, comparables au

Gorgoneion d'Athéna ou de Persée. Pellem (leonis)aut hydram, écrit Cicéron ; leone et hydra, dit Sénèque.La concordance est parfaite. Remarquons toutefois

que Cicéron dit pellem aut hydram ; cela n'implique

pas absolument que la statue dont il parle fût revêtue

à la fois de deux peaux, mais qu'une statue d'Hercule

pouvait réunir ces deux attributs. Donc, à supposer

1. Timuit ; ne faut-il pas écrire domuit ?

230 UN HÉRACLÈS DE POLYCLÈTE

que l'Hercule de Polyclète, mentionné par Cicéron,

soit identique à celui dont parle Pline et à celui que

Sénèque avait en vue, il y a tout au moins une possi-

bilité que cette statue célèbre se soit distinguée par deux

attributs du héros, la peau du lion et la peau de l'hydre;

il n'est pas question dans ces textes de la massue.

Botho Graef et Furtwaengler1 ont proposé de recon-

naître non pas la copie, mais l'imitation d'une tête

d'Héraclès due à Polyclète dans un buste d'Herculaneum

dont il existe plusieurs répliques. Le buste en question

est certainement polyclétéen ; mais comme la tête

est nue, sans autre attribut qu'un bandeau, il n'y a

pas de raison pour y voir Héraclès plutôt qu'un athlète,

un vainqueur aux jeux.De mon côté, en publiant la tête du Louvre qui

porte le nom d'Iole ou d'Omphale, à cause du mufle

de lion qui la couvre (fig. 47), j'en ai signalé les

caractères polyclétéens : « Il faut, disais-je, que l'ar-

tiste se soit inspiré d'oeuvres plus anciennes, car les

yeux très ouverts, le nez et la bouche, avec sa forte

lèvre inférieure, se rattachent à l'art de Polyclète 2. »

Avant moi, M. Sieveking, parlant de cette tête dans

une note de l'article Omphale du Lexikon de Roscher

(p. 892), avait émis l'opinion qu'il fallait y voir un

Héraclès juvénile de la fin du ve siècle, féminisé parune restauration arbitraire. Cette dernière observa-

tion est inadmissible, car la restauration a porté seu-

lement sur une partie du front et du sourcil gauche,la peau de lion derrière et sur les côtés du visage, l'oreille

et les cheveux à droite, le cou et le buste. Comme le

buste s'arrête au-dessus des seins, dont il n'y a pas la

moindre indication, on ne peut incriminer le restaura-

teur. Mais M. Sieveking semble néanmoins avoir eu

1. Athen. Mitth., 1889, p. 202 ; Masterpiecet, p. 234.2. S. Reinach, Têtes antiques, pi. 193, p. 154.

UN HÉRACLÈS DE POLYCLÈTE 231

raison de considérer cette tête comme virile et il a

FIG. 48. — Prétendue Iole ouOmphale. Musée du Louvre,

(d'après Bouillon).

232 UN HERACLES DE POLYCLETE

certainement été dans le vrai en la rapportant à un

prototype du ve siècle.

Une tête d'Hercule analogue et coiffée de même, qui

appartient au Musée de Berlin, a été publiée par Furt-

waengler 1. Le savant archéologue y reconnaissait une

oeuvre du ve siècle, mais ne risquait pasd'attribution ; elle appartient, écrivait-

il, au groupe des contemporains de

Phidias, mais avec une individualité

et un caractère particuliers. La forme

de l'oeil y est moins polyclétéenne quedans la prétendue Iole du Louvre, ce

qui peut tenir à la médiocrité de la

copie.La tête en bronze du Doryphore, au

Musée de Naples, permet de précisertrès exactement les caractères des têtes

viriles de Polyclète, qui se retrouvent,

d'ailleurs, dans le Diadumène (fig. 49),

dans l'admirable Hermès polyclétéendes Fins d'Annecy (collection Dutuit),dans le Kyniskos de Londres et dans

d'autres oeuvres de la même série. Yeux

très ouverts, un peu bombés, avec pau-

pières fines, dont la ligne supérieuredéborde un peu sur le contour de 1 oeil, glandes lacry-males accusées, nez fort et large, bouche ondulée, légè-rement tombante aux coins, lèvres épaisses et sensible-

ment égales 2. Ces caractères, ainsi réunis, n'ont rien de

banal ; ils contrastent, par leur archaïsme, avec ceux

des têtes grecques du ive siècle, et si les têtes des mé-

topes du Parthénon s'en rapprochent plus que celles

des frises, c'est que celles-ci, comme on l'a déjà reconnu,

1. M aster pièces, p. 83, fig. 32.2. S. Reinach, Têtes antiques, p. 37.

FIG. 49. — Copieromaine du Dia-dumène de Po-lyclète.Musée du

Louvre.

UN HERACLES DE POLYCLETE 233

sont dues à une école un peu moins avancée quecelles-là.

Je crois pouvoir me fonder sur ces critères, ainsi

que sur d'autres que je signalerai plus loin, pourreconnaître la copie exacte d'un Héraclès de Poly-clète dans une admirable statuette en bronze haute de

9 pouces et demi, qui, après avoir fait partie de la col-

lection de feu W. Rome, à Londres, a été vendue aux

enchères en décembre 1907 (fig. 46).W. Rome avait exposé, vers 1892, sa collection d'an-

tiques au Guildhall. J'eus l'occasion de l'y étudier

et d'y retrouver le vase peint à figures rouges, avec

une image d'Athéna sur un pilier, qui, autrefois

dessiné par Politi, avait disparu depuis longtemps.Le possesseur me permit d'en faire exécuter une pho-

tographie et des dessins que j'ai communiqués à l'Aca-

démie et publiés dans la Revue des Etudes grecquesx.J'avais dû aussi à l'obligeance de W. Rome des pho-

tographies, malheureusement à petite échelle, d'aprèsles bronzes, les terres cuites et les objets égyptiens de

sa collection. La statuette qui fait l'objet du présentmémoire n'y figure pas ; sans doute W. Rome, qui

fréquentait les ventes de Londres, où il avait formé sa

collection, l'aura acquise depuis ma visite. La photo-

graphie me fut envoyée, au commencement de 1908,

par M. Offord, alors que la statuette, qui avait été

vendue 160 livres (4.000 francs), était chez des anti-

quaires de Piccadilly, MM. Spink. M. Arndt, de Munich,

que j'interrogeai à ce sujet et à qui j'envoyai une

épreuve de la photographie, me répondit que cette

statuette, qu'il considérait comme un chef-d'oeuvre,

avait été portée depuis par des marchands à Munich,

où elle ne trouva pas preneur, et de là à Vienne,

1. Reçue des Etudes grecques, 1907, p. 409. Ce beau vase a depuispassé aux Etats-Unis.

234 UN HÉRACLÈS DE POLYCLÈTE

où il pensait qu'un collectionneur l'avait acquise.M. Arndt ajoutait que la patine en était irrépro-chable et qu'il l'attribuait à un atelier gréco-étrusque,mais plutôt grec qu'étrusque. A la vérité, il importe assez

peu de savoir où cette statuette a été fondue ; l'essen-

tiel, c'est qu'elle reproduit un modèle incontestable-

ment grec, incontestablement du ve siècle, et, j'ajoute,non moins incontestablement polyclétéen. Tous les

caractères du style de Polyclète se retrouvent dans

la tête, notamment la grande ouverture des yeux et

l'épaisseur des lèvres. Le type est tout à fait imberbe,d'accord avec l'observation de Quintilien que Polyclèten'a jamais représenté d'hommes barbus (nil ausus ultra

laeves gênas). La pose, avec le poids du corps portantsur une seule jambe, est celle dont les anciens attri-

buaient l'invention à Polyclète, bien qu'il semble

n'avoir fait que la populariser par ses chefs-d'oeuvre.

La position de la main droite sur la hanche est celle

de deux figures déjà rapportées par Furtwaengler et

d'autres à Polyclète, l'éphèbe de la collection Bar-

racco 1 et la Tyché de bronze de la Bibliothèque Natio-

nale 2; enfin, le modelé des pectoraux, du ventre, des

jambes, avec leurs larges surfaces séparées par de

profondes dépressions, la musculature accusée du bras

droit et du thorax sont autant d'indices, peut-êtremême exagérés par le copiste, de l'origine polyclé-téenne de ce bronze. Remarquons, en passant, qu'alors

qu'on ne connaît pas encore une seule statuette de

bronze qui reproduise sûrement un original de Phidias,les oeuvres de Polyclète ont été souvent copiées ou

imitées en métal, jusque dans les ateliers gallo-romains.La dépouille du lion est nouée sur le devant au-des-

sous du cou, enserre la tête, retombe sur le dos et les

1. Furtwaengler, Masterpieces, p. 237, fig. 97.2. Ibid., p. 276, fig. 116.

UN HÉRACLÈS DE POLYCLÈTE 235

épaules et vient s'enrouler sur le bras gauche avancé. Ce

bras, dont les doigts sont brisés, tenait peut-être la mas-

sue que le héros appuyait sur son épaule gauche ; c'est là

un motif que l'on constate dans plusieurs statues d'Her-

cule. Parmi ces très nombreuses statues, il en est quimontrent le héros la main sur la hanche, la massue

contre l'épaule, la tête recouverte de la peau de lion ;mais je n'en connais pas qui soit identique ou même

analogue dans son ensemble à celle de la collection

Rome. Ce n'est pas là une raison pour mettre en doute

qu'elle représente un original de Polyclète, car la

statue des Fins d'Annecy est dans le même cas ; on

n'en a pas encore signalé de réplique. Du reste, les

statues d'Hercule qui remplissent nos Musées ont

presque toutes été si fort restaurées et souvent d'une

façon si arbitraire qu'une réplique du bronze de la

collection Rome peut très bien s'y dissimuler à notre

insu 1.

En 1890, M. Heinrich-Ludwig Urlichs a publié une

statuette mutilée, provenant de Rome et conservée

au Musée universitaire de Wurzbourg. Elle représenteHéraclès debout, le bras gauche abaissé et tenant

sur ce bras la dépouille de l'hydre, dont la tête, qui est

celle d'une jeune fille, vient s'appuyer contre son

épaule (fig. 50, 51) 2. Le style de cette statuette accuse,sans doute possible, un original grec du ve siècle, assez

voisin de la figure juvénile de Stephanos à la villa Albani.

Mais comme la représentation de l'hydre avec tête de

jeune fille ne s'est pas encore rencontrée avant l'époque

1. M. A. Manier a cru justement reconnaître l'influence d'un modèle

polyclétéen dans une statue en marbre d'Hercule, de la collectionde Ny Carlsberg, qui est traitée dans le style de Scopas. Le type decette statue rappelle celui du bronze que nous publions (Polyklet,p. 143, fig. 46).

2. Cf. H. L. Urlichs. Herakles und die Hydra, 1890 pi. I ; Bonn.

Jahrb., XCV, p. 90 ; Arndt-Amelung, Einzelaufn., n°« 883, 884; Rép.stat., t. II, p. 238 et 796.

236 UN HERACLES DE POLYCLETE

hellénistique 1, on a été tenté de supposer que la sta-

tuette de Wurzbourg était le résultat d'une sorte de

contaminatio opérée à l'époque romaine, de l'alliance d'un

type ancien d'Héraclès avec un type beaucoup plusrécent de l'hydre. Toutefois, M. Bulle, auquel s'est

présentée cette hypothèse 2, s'est objecté à lui-même

qu'une représentation gracieuse et simplifiée de l'hydre

avait pu fort bien être adoptée plus tôt par la plastique

en ronde bosse, vu la difficulté de figurer plusieurs

têtes et cols de serpent émergeant, pour ainsi dire, d'un

grand corps. Il y a certainement eu des contaminations

à l'époque romaine ; mais il ne faut en admettre que

1. Rom. Mitth., 1895, p. 210.2. Dans le texte des Einzelaufn.. p. 47.

FIG. 50. — Hercule et l'HydreStatuette de Wurzbourg.

FIG. 51. — Hercule et l'Hydre.Statuette de Wurzbourg.

UN HÉRACLÈS DE POLYCLETE 237

lorsque les éléments d'une statue ou d'un groupe accu-

sent des différences inconciliables de date et de style.N'est-ce pas le cas de rappeler ici les textes de Cicé-

ron, de Pline et de Sénèque que nous avons cités plushaut ? Ces textes établissent la possibilité de l'existence

d'une statue d'Hercule par Polyclète, transportée à

Rome dès l'époque de Cicéron, dont le type était juvé-nile et qui était reconnaissable à deux attributs : la

peau de lion et l'hydre. Si, au lieu d'une massue, la sta-

tuette de l'ancienne collection W. Rome tenait, comme

celle de Wurzbourg, la partie inférieure du corps de

l'hydre de la main gauche avancée, ne serions-nous

pas autorisé à reconnaître que ce type d'Héraklès

à l'hydre remonte à Polyclète et, que le petit bronze

qui fait le sujet de ce mémoire nous a rendu une de ses

créations les plus célèbres ?

XIII

UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX 1

Une des énigmes les plus irritantes de l'iconographie

antique est celle que pose une tête de vieillard, la

bouche ouverte comme s'il chantait ou déclamait, la

physionomie énergique et intelligente, la face et le col

sillonnés de rides profondes, les cheveux hirsutes, la

barbe courte et irrégulière ; on en connaît environ

trente exemplaires, tous malheureusement dépourvus

d'inscription. Bien que plusieurs des répliques de ce buste

soient d'une antiquité douteuse, la plupart sont certai-

nement authentiques. Celles dont la provenance est éta-

blie ont été découvertes en Italie ou en Afrique ; on n'en a

encore trouvé ni en Grèce ni en Asie Mineure 2. Le plusbel exemplaire, en bronze, a été recueilli dans la villa

des Pisons à Herculaneum, en compagnie de trois

autres bustes également anonymes, mais où l'on incline

à reconnaître des philosophes. Dans un seul exemplaire,découvert à Rome et conservé au Musée des Thermes 3,

la tête est ceinte d'une couronne de lierre ; nous verrons

plus loin l'importance de ce détail.

Depuis Fulvio Orsini, on proposa de reconnaître

dans cette tête celle de Sénèque le philosophe, en se

1. [Reçue archéol., 1917, II, p. 357-368.]2. La provenance grecque assignée à l'exemplaire de l'ancienne

collection Somzée repose sur un on-dit sans valeur. [Une bonne ré-

plique a été trouvée au théâtre de Carthage; nous la reproduisonsici, fig. 52].

3. Bernoulli, Griechische Ikonographie, t. II, pi. XXII.

UN PORTRAIT MYSTERIEUX 239

fondant sur l'analogie prétendue des traits avec ceux de

Sénèque sur un médaillon contorniate aujourd'hui

perdu, qui appartenait alors au Cardinal Maffei. Cette

désignation fit fortune ; ainsi, lorsque Rubens voulut

représenter la mort de Sénèque, il donna au philosopheromain les traits du portrait qui nous occupe 1. Mais elle

a été définitivement ruinée, en 1813, par la découverte

d'un hermès double de Socrate et de Sénèque, désignés

par leurs noms, qui est aujourd'hui au Musée de Berlin

(n° 391). Sénèque y est représenté, comme il fallait

1. A l'ancienne Pinacothèque de Munich (A. Rosenberg, P. P.Rubens, p. 28.)

FIG. 52. — Tête découverteau théâtre de Carthage.

240 UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX

s'y attendre, sous les traits d'un Romain d'âge mûr,

complètement rasé; il n'a rien de com'mun avec le type

du vieillard barbu 1(fig. 53).

Tous les savants modernes, sauf Comparetti, se sont

accordés à voir dans le vieillard, barbu un Grec. Compa-retti prétendit y reconnaître Calpurnius Pison, le rival

de Cicéron ; mais cette hypothèse n'a été acceptée de

personne et n'est rappelée ici que pour mémoire.

Presque tous les savants ont vu dans le vieillard

barbu un poète ; la seule exception est Bernoulli qui

propose, mais très dubitativement, d'y voir le docte

Eratosthène. Cette désignation ne tient pas compte

de la couronne de lierre qui ceint la tête de l'exemplairedu Musée des Thermes; il y a d'autant moins lieu de

la discuter que l'auteur ne paraît pas y attacher

beaucoup de prix lui-même et termine une excellente

étude sur notre buste en disant qu'il faut renoncer pourle moment à le dénommer 2.

Parmi les autres archéologues qui ont considéré

ce portrait comme celui d'un poète grec, la plupartont songé à un poète de l'époque alexandrine. Il est,

en effet, évident que le travail réaliste de l'original

d'où dérivent toutes nos répliques—-

original qui devait

être une oeuvre d'art de premier ordre — remonte au

nie ou au 11e siècle avant notre ère et se rattache soit

à l'école gréco-égyptienne, soit à l'une des écoles gréco-

asiatiques de ce temps. Le style offre une parenté évi-

dente avec celui de marbres bien connus, comme la

Femme ivre de Munich, le Vieux pêcheur du Vatican,

la Marchande au panier de New-York, les portraits

1. D'après la première publication, très bonne, de Lorenzo Ré,Seneca e Socrate. Erme bicipite, 1816 (Dissert. Accad. Romana, I, p.188).

2. Bernoulli, Griechische Ikonographie, t. II, p. 160-177. Je renvoieà cette étude pour les références aux travaux modernes sur le même

sujet.

UN PORTRAIT MYSTERIEUX 241

d'Homère au Louvre et ailleurs. M. Jan Six, professeurà Amsterdam, a même essayé de déterminer l'auteur,

qui serait celui de la Femme ivre, copie d'un original

que Pline attribue à tort au célèbre Myron ; ce Myronserait le sculpteur de Thèbes, connu par une signaturesur une base de Pergame et qui aurait pu fort bien

travailler aussi à Smyrne, où l'original du buste d'Ho-

mère pourrait avoir été sculpté par lui. Cette ingénieuse

conjecture est fondée sur des indices assez faibles, mais

n'en est pas moins digne d'attention. Myron de Thèbes

était actif vers l'an 250 avant J.-C.

On a le choix entre les poètes de l'époque alexandrine,

parce que, à peu d'exceptions près, il n'en est pas dont

on connaisse avec certitude la physionomie. Pourtant,il faut, pour qu'une désignation de notre portrait soit

S. REINACH 16

FIG. 53. — Hermès double :Sénèque et Socrate. Villa Albani à Rome.

(Musée de Berlin)

242 UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX

vraisemblable, tenir compte de trois éléments, à savoir :

1° ce qu'il y a de hirsute et d'agreste dans le modèle ;

2° son grand âge; 3° la célébrité dont témoigne le grandnombre des répliques découvertes en Italie.

Ces considérations permettent d'écarter les noms,mis en avant et parfois acceptés, de Callimaque, de

Philétas, de Théocrite, qui furent, plus ou moins, des

poètes de cour, certainement des poètes « bien peignés »,

ainsi que celui de Philiscos, poète tragique (qu'on veut

maintenant confondre avec le poète comique du même

nom), dont la grande réputation à l'époque romaine

n'est ni avérée ni vraisemblable.

En revanche, le nom de Philémon, proposé parM. Studniczka, paraît, au premier abord, bien justifié.M. Studniczka se fonde surtout sur un hermès double,

découvert à Rome, où la tête du pseudo-Sénèque est

accolée à celle d'un jeune homme imberbe en qui, pard'autres raisons, il reconnaît Ménandre. La juxtapo-sition de Ménandre et de Philémon, le plus illustre et

le second poète de la comédie nouvelle, se conçoit sans

peine, comme celle d'Homère et d'Hésiode, de Thucy-dide et d'Hérodote, etc. En outre, nous savons que Phi-

lémon a vécu près d'un siècle, tandis que Ménandre

est mort à cinquante-deux ans; le contraste entre le

jeune homme et le vieillard n'aurait pas besoin d'autre

explication.

Pourtant, quelque séduisante qu'elle soit, cette

hypothèse est insoutenable, et cela pour les raisons

que voici : 1° Philémon, bien que loué par Quintilienet comparé par Apulée à Ménandre, est loin d'être un

des poètes grecs dont les Romains ont fait grand cas;

pourquoi le portrait isolé de Philémon aurait-il été si

souvent copié en Italie ? 2° En admettant, ce qui n'est

pas prouvé, mais paraît très vraisemblable, que le pen-dant du pseudo-Sénèque soit Ménandre, il faudrait queson contemporain et concurrent fût représenté imberbe

UN PORTRAIT MYSTERIEUX 243

comme lui. Le fait que Philémon atteignit un âge très

avancé n'explique nullement qu'on l'ait opposé à Mé-

nandre comme un vieillard à un homme jeune. De

Philémon, qui l'emporta plus d'une fois sur son rival,il devait exister, comme de Ménandre, un ou plusieurs

portraits le représentant à la fleur de l'âge ; ce sont

ces portraits-là qui auraient été copiés à l'époque gré-co-romaine. Lorsqu'un portrait devenu classique repré-sente un poète très âgé

—l'exemple qui s'offre natu-

rellement est celui d'Homère — c'est que ce poèteest devenu célèbre dans sa vieillesse seulement. Homère

a été jeune comme tout le monde, mais l'histoire

littéraire ne connaît que le divin vieillard aveugle ;c'est sous ces traits que l'art l'a représenté et le figureencore. Il n'y avait aucune raison d'en agir de même

avec Philémon.

Comme je l'ai déjà dit, il existe une ressemblance

très étroite entre le buste souvent copié d'Homère

et celui du pseudo-Sénèque ; cette ressemblance est

telle, surtout dans la région des yeux— on la cons-

tate très facilement sur une planche de l'ouvrage de

Hekler, où les deux têtes, orientées de même, sont jux-

taposées1 —

que j'ai été tenté, pendant quelque temps,de voir simplement, dans le second, un autre type d'Ho-

mère, un Homère non plus calme et silencieux, mais

obéissant à l'inspiration qui l'agite. Il est, en effet,bien certain qu'il a dû exister plusieurs types d'Ho-

mère; on n'a aucune raison de croire que le beau typed'où dérive l'exemplaire du Louvre ait été le seul et

j'ai montré moi-même qu'un type assez différent exis-

tait à Smyrne, en publiant une tête en terre cuite

trouvée dans cette ville et qui représente certainement

Homère 2. Pourtant, j'ai renoncé à mon hypothèse avant

1. A. Hekler, Greek and Roman Portraits, p. 118.2. Mélanges H. Weil, p. 407 et suiv.

244 UN PORTRAIT MYSTERIEUX

de l'avoir exprimée, à cause du caractère inquiet et

tourmenté de la physionomie du pseudo-Sénèque ; on

pouvait concevoir ainsi un philosophe, un satirique,

peut-être un lyrique, mais Homère, même inspiré et

dans l'acte de réciter ses poèmes, ne devait pas être

complètement dépourvu de la sérénité olympiennedont son oeuvre entière est comme éclairée.

Que l'Homère soit un portrait de fantaisie, bien

qu'évidemment sculpté d'après un modèle vivant,c'est ce que nous savons par Pline et ce que nous sau-

rions d'ailleurs sans lui, puisqu'il ne peut être questionde portraits grecs réalistes ou même ressemblants avant

le milieu du ve siècle environ. Mais l'analogie de l'Ho-

mère avec le pseudo-Sénèque une fois constatée, on

pouvait se demander si le pseudo-Sénèque, bien quedérivant comme l'Homère d'un modèle alexandrin,n'était pas, lui aussi, l'image conventionnelle de quelquehomme illustre de la vieille Grèce dont on n'avait pasde portrait authentique. Pariunt desideria non tra-

ditos çultus, comme le dit Pline à propos du portraitd'Homère 1

; le pieux besoin de se rendre présents les

grands hommes a fait imaginer leurs portraits.Cette manière de voir a été celle de P. Arndt et

d'A. Furtwaengler ; je la crois absolument légitime.

Seulement, les désignations proposées par ces deux

savants me semblent également inadmissibles : voici

pourquoi.Arndt a proposé Archiloque, le poète des iambes,

dont nous ne possédons pas de portrait assuré. Mais

si l'association d'Archiloque avec Ménandre, dans le

double hermès, est parfaitement recevable (les deux

plus grands poètes grecs après Homère), le buste barbu

ne répond pas à l'idée que les anciens pouvaient se faire

d'Archiloque. Mort les armes à la main, dans la guerre

1. Pline. Hist. Nat., XXV, 9.

UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX 245

entre Chalcis et Érétrie, il n'a jamais dû atteindre un

grand âge ; cet argument n'est pas le seul, mais dispensed'en chercher d'autres pour écarter la désignation pro-

posée par Arndt.

Furtwaengler songeait au poète des choliambes,

Hipponax, par la raison que, suivant les anciens, Hip-

ponax était petit et laid — notabilis foeditas vultus,écrit Pline 1. Hypothèse très malheureuse, car, d'abord,

Hipponax n'a pas été autrement célèbre à l'époque

romaine; puis, l'association d'Hipponax avec Ménandre

n'a pas de raison d'être; enfin, bien que l'on puisse

toujours différer d'opinion sur la beauté ou la laideur

des vieillards, personne, je crois, ne voudrait suivre

Furtwaengler en déclarant que la tête du pseudo-

Sénèque est celle d'un homme « singulièrement laid ».

Ce qu'il y a de juste dans la plupart des désignations

que je viens d'énumérer et de réfuter, c'est le senti-

ment, inspiré par l'étude directe du buste, que l'originaldevait être à la fois un poète et un penseur, avec quelqueinclination vers la satire. Mais la couronne de lierre, si

visible sur l'exemplaire du Musée national de Rome,nous conseille et peut-être nous oblige de chercher

parmi les poètes scéniques plutôt que parmi les lyriquesou les gnomiques. On objecte que cette couronne ne

figure que sur un seul exemplaire. D'accord ; mais

l'auteur de cet exemplaire savait ce qu'il faisait, quel

portrait réel ou de convention il copiait ; s'il a ajoutéla couronne dionysiaque, c'est que le nom du modèle

l'y autorisait. D'autre part, il n'est pas tout à fait

impossible qu'un poète quelconque, autre qu'un poète

scénique, ait été figuré avec une couronne de lierre;mais cela n'est pas, a priori, vraisemblable et il faudrait,

pour l'admettre, des arguments qui font défaut dans

le cas présent.

1. Pline, Hist. Nat., XXXVI, 12.

246 UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX

Un poète scénique grec, à la fois poète et penseur,célèbre à Rome et en Italie, considéré comme chef

d'école et pouvant être associé à Ménandre, arrivé

déjà vieux à la célébrité et mort très âgé : voilà, si jene me trompe, les termes précis dans lesquels se posele problème.

Un nom tentant qu'il faut exclure, c'est celui d'Aris-

tophane. Nous n'avons pas de portrait authentique

d'Aristophane; mais nous savons par les textes que ce

poète était chauve comme Eschyle; on ne l'aurait donc

jamais représenté avec la chevelure hirsute du pseudo-

Sénèque. Je renonce également, bien que j'y aie souvent

pensé, à mettre en avant le nom de Cratinos, qui con-

viendrait certes à bien des égards, mais auquel on peutfaire cette grave objection qu'il n'a pas été célèbre

chez les Romains. Reste donc un nom qui n'a pas encore

été proposé, que je sache, et auquel je ne vois pas,

pour l'instant, qu'une objection sérieuse puisse être

faite : celui du fondateur de la comédie dorienne, de

l'auteur présumé de poèmes philosophiques et de sen-

tences dont s'inspira ou que traduisit Ennius — du

vieux poète sicilien Epicharme.Je n'ai pas l'intention d'écrire ici une biographie

d'Epicharme. Je sais que des critiques modernes ont

tenté de réduire à très peu de chose ce que les anciens

nous ont dit de lui, alléguant que nombre de leurs

informations sont tirées des écrits qui lui étaient attri-

bués et que d'autres sont des inventions ayant pour

objet de le mettre en relation avec Pythagore. Ces

questions n'ont pas d'intérêt pour le problème d'ico-

nographie qui nous occupe. Ce qui nous importe, ce

n'est pas ce qu'Epicharme a vraiment été et ce qu'il a

écrit d'authentique, mais l'idée que se faisaient de lui

les auteurs postérieurs à Alexandre, dont DiogèneLaërce et les lexicographes nous ont transmis en partieles témoignages. Or, pour ces auteurs, Epicharme, né

UN PORTRAIT MYSTERIEUX 247

vers 540 à Cos et venu tout enfant à Mégare en Sicile,

appartenait à une famille d'Asclépiades; il commença

par exercer la médecine et par s'occuper de sciences na-

turelles. Après la destruction de Mégare en Sicile parGélon (484), il s'établit à Syracuse et y vécut à la cour

du roi Hiéron, où il connut Eschyle. Il serait mort très

âgé, à 90 ans suivant les uns, à 97 ans suivant d'autres.

La ville de Syracuse lui éleva une statue dont DiogèneLaërce nous a conservé l'inscription; il y est dit qu'Epi-charme l'a emporté en sagesse sur les autres hommes

autant que le soleil l'emporte sur les étoiles et la mer

sur les fleuves. La vieille comédie mégarienne, qu'on

croyait plus ancienne que celle d'Athènes, avait passéde la Grèce propre en Sicile; Epicharme, au témoi-

gnage d'Aristote, donna un caractère nouveau et pluslittéraire à ces bouffonneries. Il aurait commencé à

composer des drames (car le mot de comédies est im-

propre, ces pièces ne comprenant pas de kômos) six

ans avant la guerre médique, c'est-à-dire en 485 environ;à cette époque il aurait été âgé de 56 ans, c'est-à-dire

que, tout comme Cratinos, il aurait été presque un

vieillard quand il se mit à écrire pour la scène. On fait

de lui un disciple de Pythagore et l'on insiste sur le

caractère philosophique de ses pièces, ou du moins des

sentences qu'on y lisait. Les trente-cinq titres et les

quelques fragments qui nous restent montrent qu'Epi-charme traita tantôt des sujets mythologiques, tantôt

des sujets analogues à ceux de la comédie nouvelle.

Aristophane s'en inspira ; Platon et Cicéron firent

grand cas de lui, sans doute à cause de ses tendances

philosophiques. Ennius avait écrit un poème intitulé

Epicharmus, dont on sait peu de chose, mais qui,comme YEvhemerus du même, comme le De Natura

rerum de Lucrèce, devait avoir pour but de familiariser

les Romains avec la sagesse d'un penseur grec. Celle

d'Epicharme ne s'était pas exprimée seulement dans

248 UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX

des drames, mais dans des écrits (authentiques ou non,mais crus tels par les Romains), traitant de physique,de morale et de médecine ((puotoXo^eT,^pi^olo^tX, laTpoXoysî,

dit Diogène Laërce). En voilà assez pour établir qu'àRome on lui assignait une place éminente tant dans

l'histoire du théâtre que dans celle de la pensée phi-

losophique des Grecs.

Reprenons ce que nous avons appelé les termes précis

dans lesquels se pose l'énigme. Un poète grec—

Epi-charme est le maître de la comédie dorienne — à la

fois poète et penseur— nous venons de le voir — célèbre

à Rome et en Italie — Ennius et Cicéron en témoi-

gnent— arrivé déjà vieux à la célébrité et mort très

âgé— il a 56 ans quand il donne son premier drame

et meurt presque centenaire. Reste à montrer qu'on

a eu raison de l'accoler à Ménandre dans un double

hermès. Nous avons déjà dit que les titres de plusieurs

de ses pièces indiquent qu'il fut un véritable précurseurde la comédie nouvelle ; mais il y a plus. Ce sont les

vers bien connus d'Horace dans son épître à Auguste

(II, 1, 57 et 58) :

Dicitur Afrani toga convenisse Menandro,Plautus ad exemplar Siculi properare Epicharmi.

Quel que soit ici le sens de properare, qui peut impli-

quer une critique ou faire allusion à l'emploi du mètre

trochaïque {t?ly.m, currere, properare), qui fut employéde préférence par Epicharme, nous avons dans ces vers un

exemple frappant du rapprochement de Ménandre et

d'Epicharme. Ce qu'Horace a pu faire ainsi à bon escient,

car il lisait ces auteurs dont nous ne possédons que des

épaves, le sculpteur de l'hermès double de la villa Albani

y était également autorisé. Ainsi le nom d'Epicharme

satisfait, semble-t-il, à toutes les données du problème,alors que tous les noms proposés jusqu'ici n'y satis-

UN PORTRAIT MYSTÉRIEUX 249

font point. J'ajoute pourtant, et cette observation est

essentielle, que les données en question sont peu nom-

breuses ; si quelque découverte vient les compléter

par un élément disparate, mon hypothèse ira rejoindreles précédentes. Je ne prétends donc pas qu'elle soit

définitive, ni que le problème du buste de vieillard

soit résolu, mais seulement que, dans l'état actuel de

nos connaissances, le nom d'Epicharme, poète et phi-

losophe, est le seul qu'on puisse lui attribuer avec

vraisemblance, sans la certitude d'être en dehors de

la vérité (1).

1. [En 1914 (Rec. des Études anciennes, p. 405-6), M. Ph. Le-

grand a mis en avant le mimographe Philistion, très célèbre vers lafin de l'antiquité et plus d'une fois comparé à Ménandre ; il était

contemporain d'Auguste. Mais alors il devrait être rasé ; d'ailleurs,sa célébrité est postérieure à l'âge du bel art gréco-romain, alors quel'original du portrait que nous a occupé doit être fort antérieur à lanaissance de Philistion. Voir ma note dans la Rev. archéol., 1918,II, p. 350. — 1929].

XIV

LA VÉNUS DE MILO EN 1890

Je ne sais si je suis bien autorisé à venir parler d'une

statue célèbre qui a provoqué non moins de polémiques

que d admiration. Il est vrai qu a

l'exemple de bien d'autres j'ai fait le

pèlerinage de l'île où ce chef-d'oeuvre

a été rendu à la lumière ; je me suis

laissé montrer, par le fils du consul

Brest, dont cette découverte a immor-

talisé le nom, l'endroit (aujourd'hui

complètement transformé) où la déesse

de Milo est apparue pour la première

fois, dans sa cachette dix ou quinzefois séculaire, aux yeux du paysan

Yorgos. S'il m'est permis de l'ajouter,

j'ai lu à peu près tout ce qu'on a écrit

sur la Vénus de Milo et j'ai pris partmoi-même à quelques-unes des contro-

verses où la question de la restitution

de ses bras est agitée depuis plus d'un

demi-siècle. Mais tout cela n'est rien,

parce qu'il me manque une chose essentielle, une qualité

qui, d'antiquaire à amateur, est presque toujours com-

municative : la foi en l'une des nombreuses opinions,soi-disant inattaquables, qu'on a émises au sujet de

1. [Gazette des Beaux-Arts, 1er mai 1890, p. 376-394].

FIG. 54. — La Vé-nus restauréeavec un bouclierou un miroir. —

(Restitution deMillingen).

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 251

cette statue. J'aime mieux l'avouer tout d'abord, pour

épargner à mes lecteurs une désillusion dont ils pour-raient rendre responsable la science elle-même ; je suis

indécis, très indécis, presque sceptique sur la possibilitéd'une solution définitive et je répète aujourd'hui ce

que j'écrivais il y a dix ans : La Vénus

de Milo est un mystère.Je me trompe, il n'y a pas qu'un seul

mystère attaché à la Vénus : il y en a

trois. Dans quel état, en compagnie de

quels fragments a-t-elle été découverte ?

A quelle époque et par qui a-t-elle été

sculptée ? Quelle attitude et quels attri-

buts le sculpteur inconnu lui a-t-il don-

nés ? — Autant de questions dont les

deux dernières me paraissent encore

insolubles et dont la première, comme

nous le verrons bientôt, est loin elle-même

de comporter une réponse certaine.

Voila donc, pour parler le langage des

sermonnaires, les trois points que je me

propose de développer. Comme je le

disais en commençant, on a énormément écrit sur

la Vénus et je ne crois pas me tromper en évaluant à

deux ou trois mille pages in-8° l'ensemble des disserta-

tions qu'elle a provoquées. Mais dans tous ces livres,articles ou mémoires, il y a infiniment de redites, de

paroles oiseuses et de suppositions vaines 1 : j'espère

pouvoir faire tenir en quelques pages tout ce qu'ilest essentiel de connaître sur ce grand sujet.

J'ai à peine besoin de rappeler que l'île de Mélos

fait partie du délicieux archipel des Cyclades ; elle

1. On trouvera les indications essentielles à cet égard dans lesdeux ouvrages suivants : Goeler von Ravensburg, Die Venus vonMilo, Heidelberg, 1879, p. 195-197; Veit Valentin, Ueber Kunst,Kilnstler, etc., Francfort, 1889, p. 313-328.

FIG. 55. — Vénusà la pomme clà Thermes. —

(Restitution deTarral.)

252 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

est volcanique et n'a guère que vingt-cinq kilomètres

dans sa plus grande longueur. Son histoire nous est

mal connue : colonie dorienne à l'origine, elle fut priseet dévastée en 416 par les Athéniens, qui passèrent parles armes la population mâle et y installèrent des colons

venus de l'Attique. Les Spartiates la reprirent en 404

et en expulsèrent les Athéniens : à partir de cette

époque, nous n'avons presque plus aucune informa-

tion à son sujet. C'est donc pendant un espace de douze

ans, de 416 à 404, que Mélos, partie intégrante de l'em-

pire athénien, paraît avoir atteint le plus haut degréde richesse et de splendeur. Cependant son théâtre,ses tombeaux, d'autres statues importantes qu'on y a

découvertes et qui datent d'une époque postérieure de

beaucoup au Ve siècle, prouvent qu'elle n'a pas cessé

d'être riche et habitée par une population assez nom-

breuse. Le christianisme s'y développa de bonne heure,comme l'attestent de vastes catacombes encore à

peine explorées. La ville principale, appelée Castro,est située sur une hauteur abrupte qui domine le port.Les environs de ce port sont couverts de ruines, dont la

plus remarquable est un grand théâtre bien conservé.

C'est à cinq cents pas de ce théâtre que l'on a découvert

la Vénus.

Nous possédons, sur les circonstances de cette trou-

vaille, trois témoignages d'une valeur sérieuse. Le pre-mier qu'on ait publié est celui du célèbre Dumont d'Ur-

ville, qui vit la statue à Milo quelques jours après sa

découverte, le 19 avril 1820 ; le second est celui de

M. de Marcellus, publié en 1839 seulement, mais fondé

sur des impressions personnelles de dix-neuf ans anté-

rieures. Le troisième groupe de témoignages, connu

depuis 1874, est la collection des lettres échangées entre

l'agent consulaire français de Milo, Brest, le consul

général de Smyrne, David, et l'ambassadeur françaisà Constantinople, M. de Rivière.

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 253

Je laisse de côté, ou plutôt j'écarte systématique-

ment, les témoignages oraux recueillis dans l'île à

une époque plus tardive et un document d'un nommé

Matterer, qui a été publié en 1874 par M. Aicard. Les

premiers sont évidemment altérés par de véritables

mensonges et le second n'est guère qu'une mystifica-tion d'un bout à l'autre. Nous aurons cependant à

y faire tout à l'heure quelques allusions.

Voici d'abord ce que nous apprend Dumont d'Urville.

La gabare la Chevrette, à bord de laquelle l'éminent

marin servait comme enseigne, mouilla dans la rade

de Milo le 16 avril 1820. Le 19, Dumont alla voir la

Vénus. Il raconte que trois semaines environ aupara-vant, un paysan grec, bêchant son champ, avait ren-

contré des pierres de taille : en creusant plus avant,il déblaya « une espèce de niche » dans laquelle il trouva

« une statue en marbre, deux hermès et quelques autres

morceaux également en marbre... » La statue était de

deux pièces, jointes au moyen de deux forts tenons en

fer. Le Grec avait fait porter dans une étable la partie

supérieure avec les deux hermès ; l'autre était encore

dans la niche le 19 avril. On pense, sans en être certain,

que la partie supérieure avait été découverte avant le

reste. Il faut citer ici le texte même de la relation :

« La statue, dont je mesurai les deux parties séparément,

avait, à très peu de chose près, six pieds de haut ; elle

représentait une femme nue, dont la main gaucherelevée tenait une pomme et la droite soutenait une

ceinture habilement drapée et tombant négligemmentdes reins jusqu'aux pieds ; du reste, elles ont été l'une

et l'autre mutilées et sont actuellement détachées du

corps. » Et plus loin : « Les cheveux sont retroussés parderrière et retenus par un bandeau... Les oreilles ont

été percées et ont dû recevoir des pendants. Tous ces

attributs semblent assez convenir à la Vénus du Juge-ment de Paris, mais où seraient alors Junon, Minerve

254 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

et le beau berger ? 11 est vrai qu'on avait trouvé en

même temps un pied chaussé d'un cothurne et une troi-

sième main ; d'un autre côté, le nom de l'île de Mélos a

le plus grand rapport avec le mot p^ov, qui signifie

pomme. Ce rapprochement de mots ne serait-il pas

indiqué par l'attribut principal de la statue ? »

Tous les termes de cette déposition d'un honnête

marin doivent être pesés attentivement. Ils prouvent

clairement, remarquons-le, que la Vénus a été trouvée

sans ses bras, mais qu'on a découvert avec elle deux

bras mutilés, une troisième main, un pied et deux her-

mès, qui peuvent n'avoir aucun rapport avec la statue ;

enfin,que Dumont d'Urville, ayant vu les deux tronçons

séparés, a fait une simple conjecture en disant que

la main droite retenait la draperie tandis que ïa

main gauche tenait une pomme.Continuons. Après avoir décrit les deux hermès,

Dumont ajoute que l'entrée de la niche était surmontée

d'un grand marbre portant une inscription dont il a

pu lire quelques mots. C'est la dédicace d'une exèdre,

c'est-à-dire d'une sorte de belvédère orné de sièges, à

Hermès et à Héraclès. Encore un marbre sans relation

avec la Vénus, un marbre que le hasard seul a rapproché

d'elle !

L'auteur termine en disant que lors de son passage

à Constantinople, l'ambassadeur le questionna sur

cette statue et qu'il remit à M. de Marcellus, secrétaire

de l'ambassade, la copie de la notice dont nous venons

de donner un résumé. La gabare la Chevrette avait quittéMilo le 24 avril.

Avant Dumont d'Urville, un autre officier de notre

marine, Dauriac, commandant la Bonite, avait passé

à Milo et vu la Vénus. Le 11 avril 1820, il écrivait à

David, consul de France à Smyrne, qu'une statue

« représentant Vénus recevant la pomme de Paris »

avait été découverte trois jours auparavant, c'est-à-

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 255

dire le 8 avril. « On n'a dans le moment, disait-il,

que le buste jusqu'à la ceinture. » Peut-être n'avait-il

été admis à voir que le morceau transporté dans

l'étable de Yorgos. Le même officier nous apprend

que Louis Brest, agent consulaire de France, voulait

acheter la statue et qu'en attendant des instructions

de Smyrne, il avait obtenu des primats de l'île qu'ellene fût pas vendue jusqu'à nouvel ordre. Dès le 12 avril,Brest signalait au consul David la découverte des deux

hermès et de la statue ; il décrivait celle-ci comme

« Vénus tenant la pomme de discorde dans sa main »

et ajoutait : « Elle est un peu mutilée ; les bras sont

cassés et elle est partagée en deux pièces par la cein-

ture. » Le 25, David en référa à M. de Rivière, ambas-

sadeur de France à Constantinople ; celui-ci résolut

de prendre les mesures nécessaires pour assurer l'ac-

quisition de la Vénus.

Lorsque la Vénus de Milo arriva au Louvre, le comte

de Clarac, alors conservateur des antiques, en fit l'objetd'une monographie où l'on trouve nombre d'autres

détails qui lui avaient été contés par M. de Marcellus.

Mais Marcellus n'arriva à Milo qu'assez longtemps

après Dauriac et Dumont d'Urville ; il tira ses infor-

mations du consul Brest et de paysans grecs de l'île, quiavaient tous l'imagination assez vive et dont les affirma-

tions doivent être accueillies avec réserve. Aussi le con-

tenu de la monographie de M. de Clarac, comme celui

des Souvenirs de M. de Marcellus, ne nous inspire-t-il

pas une confiance aussi grande que les lettres, si simplesde ton, écrites au moment de la découverte. A côté de

détails suspects, on en a donné plus tard qui doivent

être absolument condamnés : on a dit, par exemple,

que la statue avait été trouvée intacte dans la grotteet posée debout sur son piédestal. Celui qui ajoute foi

à de pareilles histoires, après les documents véridiques

que nous avons fait connaître, n'a de la critique qu'une

256 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

idée bien imparfaite et peut être abandonné à ses

erreurs.

Un archéologue qui visita Milo en 1838, Morey, a

pu voir encore cette grotte mystérieuse, qui a complè-tement disparu depuis. Sa description ne permet pasde douter que ce fût une grande tombe et, dès lors,il est parfaitement certain que la statue n'y était pas à

sa place. Pourquoi et comment l'y avait-

on introduite ? On a hasardé à ce sujetune hypothèse assez séduisante : lors

du triomphe du christianisme à Milo,

quelque païen ami des arts aurait ainsi

caché la Vénus pour la préserver de la

fureur stupide des iconoclastes.

Toutefois, cette explication romanesquene rend pas compte d'un fait capital :

c'est qu'on a trouvé auprès de la statue,dans la même grotte, deux hermès et

plusieurs fragments de marbre, tels quele pied chaussé d'un cothurne que Dumont

d'Urville a signalé. J'ai la presque certi-

tude qu'il n'y avait pas là une cachette,mais un magasin de chaufournier. Pen-

dant tout le moyen âge et malheureuse-

ment aussi de notre temps, on a fabricrué

de la chaux avec des marbres antiques. La Vénus et les

autres fragments découverts en même temps étaient

destinés à subir le même sort. On peut imaginer qu'unéboulement ou tout autre incident heureux les en

préserva en dissimulant l'entrée du caveau.

En ce qui concerne les fragments de bras, je veux

encore insister sur deux faits. D'abord, lors du trans-

port de la statue sur l'Estafette, on n'embarqua, au

témoignage de Marcellus, qu' « un avant-bras informe »

et « une moitié de main tenant une pomme » ; ces frag-ments sont au Louvre, mais la troisième main et le

FIG. 56. — Vé-nus à sa toi-lette. — (Res-titution deHasse.)

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 257

pied que mentionne Dumont d'Urville ont disparu.En second lieu, le 16 novembre 1820, après le départde la Vénus, Brest écrit au chargé d'affaires de France

à Constantinople qu'il a été prié par l'ambassade de

« faire des recherches pour trouver les bras et autres

débris de la statue, mais que, pour cela faire, il était

urgent d'obtenir un bouyourouldou ». Ceci permet de

reléguer une fois pour toutes au rang des fables, pourne pas dire pis, ce qui a été publié en 1874, à savoir

que les bras de la statue étaient adhérents au moment

de la découverte et furent brisés au cours d'une rixe

entre les marins français et les Turcs.

Marcellus s'était embarqué sur l'Estafette et aborda

le 23 mai 1820 à Milo. Dans l'intervalle, c'est-à-dire

à la fin d'avril ou au commencement de mai, un prêtre

grec, qui voulait s'assurer les bonnes grâces du drog-man de l'arsenal de Constantinople, acheta la statue

et la fit transporter sur le bord de la mer pour l'embar-

quer. Marcellus arriva à temps pour rompre le marché

et faire amener la Vénus sur le navire français. Il la

paya 550 francs, chiffre attesté par la correspondanceofficielle : or, dans ses Souvenirs, M. de Marcellus parlede 6.000 francs 1. On voit que nous avons quelque raison

de ne pas trop nous appuyer sur ses témoignages, sans

incriminer d'ailleurs sa bonne foi.

Aussitôt l'Estafette disparue à l'horizon, le prêtre

grec porta plainte au drogman de l'arsenal et fit infligerune énorme amende aux primats de Milo, coupables,selon lui, d'avoir laissé partir la Vénus. Brest, outré

de cette injustice, s'adressa à l'ambassadeur et celui-ci

obtint de la Porte que les sommes indûment perçues

1. M. de Marcellus a sans doute ajouté aux 550 francs payés pourla statue les 7.000 piastres qui furent remboursées par M. de Rivièreaux primats de Milo, lorsque la Porte, après le commencement de l'in-surrection hellénique, refusa de leur remettre les sommes extorquéespar le drogman de l'arsenal.

S. REINACH 17

258 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

fussent remboursées aux primats 1. M. de Rivière se

chargea de leur porter lui-même cette bonne nouvelle

et arriva le 15 novembre à Milo. Il s'empressa natu-

rellement de visiter le théâtre de la découverte et yrecueillit quelques nouveaux fragments de sculpture :

c'étaient, entre autres, l'inscription de l'exèdre vue parDumont d'Urville et peut-être

2 une base de statue avec

inscription. Quand un aussi gros personnage qu'unambassadeur de France à Constantinople cherche des

marbres dans une île grecque, il est sûr qu'on en trou-

vera sur sa demande, mais rien ne prouve qu'ils auront

été découverts à l'endroit même que les paysans indi-

queront. C'est le cas pour cette base de statue avec

inscription, qui a joué et joue encore un si grand rôle

dans le mystère de la Vénus. Mais si nous avons raison

de considérer la « niche » comme le magasin d'un chau-

fournier, la découverte d'autres marbres, en cet endroit

même, peut s'expliquer aisément, sans qu'il soit besoin

de les mettre en relation avec la grande statue. Ceci

est d'une importance capitale, car la base en question

porte la signature d'un artiste qui ne saurait être anté-

rieur à l'an 220 avant J.-C, et si l'on admet, comme le

font encore trop d'archéologues, que cet artiste est

l'auteur de la Vénus, on sera obligé d'assigner à ce

chef-d'oeuvre une date tout à fait incompatible avec

son style. Ce serait le renversement de ce que nous

croyons savoir de plus sûr touchant l'histoire de l'art

grec : on ne peut pas ainsi démolir à la légère un édifice

que trois générations de travailleurs ont consolidé !

Un profond mystère plane sur les destinées de cette

base. On sait qu'elle arriva au Louvre ; on est aujour-d'hui sûr qu'elle n'y est plus. L'inscription lue par Du-

mont d'Urville et recueillie par M. de Rivière a égale-

1. Ce remboursement ne fut pas fait par la Porte ; voir la note

précédente.2. C'est là un point qui n'a pu être encore établi avec certitude.

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 259

ment disparu sans qu'on sache comment. Une chose,du moins, est pour nous presque certaine : c'est que la

base n'a pas été trouvée avec la statue, dans son voi-

sinage immédiat, sans quoi Dumont d'Urville, qui a

bien copié la dédicace à Hermès, n'aurait certainement

pas négligé d'en dire un mot 1. Si l'on s'est obstiné à

soutenir le contraire, c'est parce qu'il existe un dessin,fait au Louvre en 1821, où la statue est placée sur un

piédestal qui porte cette inscription. Mais ce dessin

ne peut être lui-même qu'une restitution conjecturale ;si la base inscrite s'était adaptée parfaitement à la

plinthe de la statue, elle aurait été mise en place avec

elle et nous la posséderions encore. Maintenant que

l'original a été perdu ou détruit, toute vérification est

impossible, mais les apparences concordent à nous per-suader qu'il n'a jamais appartenu à la Vénus.

Je passe au second point : à quelle époque et par

quel artiste notre statue a-t-elle été sculptée ?

Chacun sait que notre connaissance de l'art grecest encore très fragmentaire, mais nous avons cependant,

grâce surtout aux découvertes du xixe siècle, des pointsde repère absolument sûrs. L'histoire politique nous

apprend que Milo devint athénienne en 416 et le resta

jusqu'en 404 ; l'histoire de l'art nous permet d'affirmer

que le style de la Vénus de Milo est celui des sculptures

attiques de la même période, c'est-à-dire des élèves

et des successeurs de Phidias. Je sais bien qu'il est

aujourd'hui de mode en Allemagne d'attribuer la Vénus

à une époque beaucoup plus récente; mais, sans m'at-

tarder à démêler dans cette opinion un parti pris de

dénigrement auquel nos chefs-d'oeuvre eux-mêmes

n'échappent pas, je me contente de dire que l'analogiede style, d'exécution, de sentiment, que l'on constate

1. Dumont d'Urville signale bien une inscription, qu'il dit illi-

sible, sur le piédestal d'un hermès ; mais la signature d'artiste rap-portée par M. de Rivière était, au contraire, parfaitement distincte.

260 LA VENUS DE MILO EN 1890

entre la Vénus de Milo et les sculptures des frontons

du Parthénon, suffit à réfuter toute hypothèse qui

placerait l'auteur de notre statue plus bas que la pre-mière moitié du ive siècle. Puis-je démontrer cela

comme un géomètre, qui prouve que les trois anglesd un triangle équivalent ensemble a

deux angles droits? Non, sans doute,

mais la certitude mathématique n'est

heureusement pas la seule forme de

la certitude. Le goût a ses vérités,

comme la raison et le coeur ; ces

vérités ne s'imposent pas à tous avec

une égale évidence, mais elles ont cela

de commun qu'elles produisent en

nous, à leur contact, un sentiment

de satisfaction et, si j'ose dire de plé-nitude qui nous oblige à nous incliner

devant elles.

C'est là un point, du reste, sur

lequel je me garderai d'insister ; je

n'essayerai pas non plus de faire sen-

tir la perfection d'un chef-d'oeuvre

qui parle assez clairement et assez haut par lui-même. On

demandait à un philosophe ancien : « Qu'est-ce que le

beau ?» — « Questions d'aveugle », répondit-il.— A

celui qui demanderait ce qu'il y a d'admirable dans la

tête, dans le torse, dans la draperie même de la Vénus 1

— « questions d'aveugle ! » répondrais-je, et je lui don-

nerais le conseil de la belle Vénitienne à Jean-JacquesRousseau : Lascia le donne e studia la matematica !

1. [Mme d'Agoult écrivait de Florence, à propos de son ami et por-traitiste Bartolini, appelé par elle « le premier statuaire d'Europe » :« Bartolini est un artiste fort curieux, il ne croit pas au beau idéal.Il trouve l'Apollon du Belvédère une chose détestable, le Laocoon

stupide, et dit que la Vénus de Milo n'a de beau que les jambes et. les

pieds. » (Mercure de France, 1er février 1929, p. 542.)]

FIG.56 bis.Baigneuse surprise.; — (Restitution deVeit Valentin.)

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 261

Nous possédons, depuis 1877, un chef-d'oeuvre

authentique de Praxitèle, l'Hermès portant Dionysos,

que les Allemands ont découvert à Olympie ; nous

pouvons aussi, grâce à diverses répliques, nous faire

une idée assez exacte de la fameuse Vénus de Cnide,

sculptée par le même artiste vers 350 avant Jésus-Christ.

Eh bien ! dans l'une et l'autre de ces belles statues,le regard le moins exercé reconnaîtra une tendance aux

raffinements, à la coquetterie, je dirais presque à la

manière, qui est absolument étrangère à la sublime

déesse de Milo. Si donc la Vénus est une oeuvre attiquecomme l'indique son style, c'est entre Phidias et Praxi-

tèle que son auteur a dû vivre : qu'on songe à Alcamène

le Jeune ou à Scopas, je le veux bien, mais ces noms et

d'autres ne pourront jamais être que des hypothèses.Ceux qui nient que la Vénus soit de l'école de Phidias

sont obligés de la faire descendre à l'époque alexan-

drine, époque qui a produit de très grands artistes et

où bien des traditions de l'école de Phidias ont refleuri.

Mais pas une des belles statues féminines que nous

connaissons de cette période ne peut affronter la compa-raison avec la Vénus sans en être écrasée au premier

coup d'oeil ! C'est encore là, je l'avoue, une impression

qui ne se démontre point.Plusieurs archéologues ont raisonné comme il suit.

L'art grec, à l'époque la plus ancienne, n'a pas figuréde femmes nues. Il existe des statues analogues à la

Vénus où le haut du corps est recouvert d'une draperie.

Donc, la Vénus est une réplique, une copie libre d'une

oeuvre plus ancienne dont l'auteur, inventeur du motif,avait reculé devant ce qu'une demi-nudité même a de

hardi. — Si l'on serre les choses de plus près, tout ce

raisonnement paraît bien fragile. D'abord, Phidias

déjà avait sculpté une figure féminine nue. En second

lieu, l'emploi des étoffes transparentes, qui sont loin

d'être plus chastes que le nu, remonte à l'époque même

262 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

de Phidias. Enfin, le même motif ayant servi à la repré-sentation de divinités différentes, il est parfaitement

possible que celui de la Vénus de Milo, inventé pourune figure à moitié nue, ait été imité plus tard par un

sculpteur qui, ayant à figurer une Muse, par exemple,obéit à la tradition en la représentant toute vêtue.

Divers indices ont porté à croire que la Vénus avait été

sculptée d'après un modèle vivant, ce qui ne permet-trait pas d'y voir une copie ; je n'attache pas trop

d'importance à ces indices, mais j'en attache une très

grande à la Vénus elle-même, qui ne peut pas être

autre chose qu'un original. Cela ne veut point dire

que l'on n'ait pas représenté antérieurement une femme

debout dans une attitude analogue ; mais dira-t-on

que telle Vierge de Raphaël soit une copie, parce qu'onretrouve le même motif dans un tableau de son maître,

le Pérugin ? J'ajoute qu'on a grandement raison de

rapprocher, pour en former des séries, les sculptures

antiques qui présentent des ressemblances d'attitude,

mais le tort consiste à vouloir arranger chacune de ces

séries en une sorte d'arbre généalogique vertical. J'ima-

gine qu'un sculpteur ou un peintre, vers 450 avant

notre ère, ait le premier figuré une femme, drapée

complètement ou à moite, dans l'attitude de la Vénus

de Milo ; ce motif très simple aura pu être repro-

duit simultanément, indépendamment, par cinquante

artistes, peintres ou sculpteurs, qui l'auront varié de

toutes les manières, suivant leur inspiration personnelle,

et parce que l'idée de la copie servile est étrangère à

l'art grec. Il est donc, à mon avis, tout à fait chimérique

de vouloir établir des relations chronologiques entre

les différentes variantes d'un type plastique général ;

si l'on appliquait cette manière de raisonner aux pro-duits de l'art moderne, dont la chronologie est connue,

on arriverait à de bien étranges conclusions !

Je passe à la dernière question, la plus difficile, j'allais

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 263

dire la plus désespérée de toutes : « Comment faut-il

se figurer la Vénus de Milo avant la mutilation qui l'a

privée de ses bras ? »

Tout d'abord, je fais observer que les copies, les gravureset les photographies de la Vénus, qui ont été répanduesdans le commerce avant 1883, présentent une inexac-titude grave qui a donné naissance à des idées fausses.

Lorsque la statue fut installée au Louvre, en 1822, on

commit une erreur en rajustant le torse sur le bas du

corps. Par suite de circonstances matérielles dont le

détail serait long à donner, le torse fut rejeté sur ladroite par l'insertion de deux cales en bois. Ces cales

n'ont disparu que de notre temps. M. Ravaisson, conser-

vateur des antiques, en constata l'existence en 1871,

lorsque la Vénus fut remontée sur son piédestal aprèsla guerre, où elle avait été cachée dans une cave de la

Préfecture de police. Malheureusement, la découverte

de M. Ravaisson gênait des habitudes acquises ; on

insista pour que la statue fût rétablie dans l'attitude

qu'elle avait auparavant. C'est en 1883 seulement quesa position originale lui a été rendue. C'est alors aussi

qu'on a fait disparaître le pied gauche, mauvaise addi-

tion en plâtre remontant à 1821, ainsi que beaucoupd'autres petites réparations de la même époque dont

l'effet était assez disgracieux. Chose plus importante, on

a supprimé le socle moderne dans lequel la plinthe

antique était engagée et l'on a donné à la base nouvelle

une forme circulaire, qui laisse intacte cette question

litigieuse : sous quel aspect, de trois quarts ou de profil,la Vénus doit-elle être considérée ? Disons tout de

suite que le côté gauche du visage et de la draperie étant

beaucoup moins soigné que le côté droit, c'est proba-blement de profil que la statue devait être regardée.

Le premier problème qui se pose, lorsqu'on cherche

à restituer les bras de la Vénus, est singulièrement

compliqué et difficile. Le fragment de main gauche

264 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

tenant une pomme, qui a été découvert en même temps,lui appartient-il ? Le marbre est le même, les dimen-

sions concordent à un millimètre près, mais le travail

est de beaucoup inférieur à celui du reste de la statue.

On a supposé parfois que ce bras avait été donné à

la Vénus par une restauration faite dans l'antiquité.

Nous ne pouvons rien en savoir et j'ai déjà trop sou-

vent, en ce qui me concerne, changé d'avis sur ce point

pour risquer de me contredire encore une fois.

Si l'on résout cette question par l'affirmative, comme

la pomme est un attribut traditionnel de Vénus, le

nom qu'on a donné dès l'abord à la déesse se trouve

définitivement justifié. Mais si l'on écarte ce fragmentcomme indigne, il n'en est plus de même et l'on peut

croire, avec quelques archéologues, que la prétendueVénus est plutôt une Victoire ou une Nymphe locale.

A vrai dire, la nudité du torse et les traces de pendantsd'oreilles viennent à l'appui de la désignation générale-lement admise, mais ces indices ne permettent pas de

la considérer comme tout à fait sûre. Celle de « Notre-

Dame de Beauté », que proposait spirituellementHenri Heine, a l'avantage d'être moins compromet-tante...

Sur ce point encore, je suis donc très sobre d'affirma-

tions. Toutefois, de ce que la statue a été trouvée près

du théâtre de Milo, on n'a pas le droit de conclure

qu'elle représente une Muse, erreur où quelques auteurs

sont tombés; en effet, les textes nous apprennent

qu'il y avait des statues de Vénus dans les théâtres et

la belle Vénus d'Arles a précisément été exhumée dans

les ruines du théâtre romain de cette ville.

En général, lorsqu'il s'agit de restituer une oeuvre

antique mutilée, les archéologues peuvent invoquerle secours de répliques plus ou moins exactes, sculp-

tures, bas-reliefs, peintures, médailles, monnaies, quiforment quelquefois, pour un même type, des séries

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 265

extrêmement nombreuses. Ce secours fait à peu prèsdéfaut pour la Vénus, et ce n'est pas là une des moins

surprenantes particularités de ce chef-d'oeuvre. Nous

avons sans doute un certain nombre de figures dans

une attitude analogue, Victoires écrivant sur un bou-

clier, Vénus tenant la pomme ou^groupées avec un per-

sonnage viril. Aucun de ces témoignages n'a réelle-

ment d importance. En enet, d a*

bord, ces prétendues répliques ne

ressemblent que de fort loin à la

déesse de Milo : ce sont des déri-

vées très divergentes d'un type du

ve siècle dont l'auteur de la Vénus

lui-même s'est inspiré. En second

lieu, le type général une fois créé,une fois admis dans le vocabulaire

de l'art, a naturellement servi, comme

les termes du vocabulaire en litté-

rature, à l'expression d'idées diffé-

rentes. Il faut être bien novice en

archéologie pour prétendre restituer

avec certitude la Vénus de Milo,

parce qu'une statue de femme, por-tant sur le pied droit et relevant un

peu le pied gauche, aura été décou-

verte avec tel ou tel attribut dans une main. Seule, une

réplique exacte et intacte de notre statue, avec le même

regard portant au loin, la même différence de niveau

entre les épaules, pourrait autoriser une conclusion

sérieuse. Cette réplique est encore à découvrir.

Je crois qu'en l'état actuel de la science, on a déjàfait un progrès quand on a reconnu que le problèmede la restitution de la Vénus est insoluble. Je ne veux

pourtant pas m'en tenir là et je dois exposer rapidementles cinq principales restitutions qui ont été tentées :

1° celle de Tarral, où la Vénus est debout près d'un Her-

FIG. 57. — Vénus etMars. — Restitu-tion de Zur Stras-sen.

266 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

mes ; 2° celle de Hasse, où elle est occupée à sa toilette ;

3° celle de Veit Valentin, où elle paraît dans l'attitude

d'une baigneuse surprise ; 4° celle de MM. Quatremère

de Quincy et Ravaisson, où elle est groupée avec le

dieu Mars ; 5° celle de Millingen et d'Overbeck, où elle

tient un bouclier.

Vers 1860, un médecin anglais, Claudius Tarral, qui

exerçait son art à Paris, proposa une restitution de la

Vénus fondée sur la conviction où il était que le frag-ment tenant la pomme avait appartenu à l'original.Sa restauration, exécutée en plâtre, fut exposée en 1861

et accueillie avec une faveur marquée. Tarral a groupéla Vénus avec un des Hermès qui ont été découverts

au même endroit et il a fait figurer sous cet Hermès

la signature d'artiste dont j'ai eu l'occasion de parler.Ceux qui trouveront que le mouvement du bras tenant

la pomme répond à l'idée de la grâce, ou même à une

idée quelconque, partageront l'opinion de Tarral, mais

non la mienne. Il est vrai que la pomme par elle-même,

symbole bien connu d'Aphrodite, est en même tempsle symbole parlant de l'île, puisque pomme se dit

melon en grec ; mais dans la restauration de Tarral,

Vénus semble plutôt jongler avec une pomme que la

présenter à la manière d'un attribut doublement expres-sif. On peut se demander aussi si le mouvement du bras

droit n'est pas disgracieux, parce que la draperie est

suffisamment retenue par l'avancée du genou et n'a

pas besoin du secours d'une main prête à s'y poser.M. C. Hasse, professeur d'anatomie à l'Université

de Breslau, affirme, à son tour que le fragment de bras

gauche et la main gauche tenant la pomme ont appar-tenu l'un et l'autre à la statue. Il y reconnaît l'imagede Vénus qui, sur le point d'entrer dans la mer, relève

sa draperie de la main droite, tandis que sa main

gauche lui sert à dénouer ses cheveux. Mais l'objet

sculpté dans cette main n'est pas une pomme, comme

LA VÉNUS DE MILO EN 1890 267

sa petitesse suffit d'ailleurs à l'indiquer : c'est l'extré-

mité, roulée sur elle-même, du lien qui retient sa che-

velure. La restitution de Hasse paraît être restée

inconnue en France ; ce qu'il dit de la pomme repose,

je crois, sur une erreur 1 et je ne suis nullement disposéà admettre, pour une statue comme notre Vénus, le

motif frivole que l'anatomiste de Breslau a imaginé.Un archéologue allemand, s'inspirant d'une obser-

vation faite par l'éminent antiquaire anglais Millin-

gen, a pensé que l'attitude du corps de la Vénus indi-

quait comme un mouvement d'étonnement et de répul-sion. Après avoir d'abord supposé que la déesse reculait

pour se soustraire à quelque familiarité amoureuse,il a récemment modifié son hypothèse; il s'incline à

reconnaître dans la déesse la chaste Artémis, surpriseau moment du bain par Actéon 2. Se trouvera-t-il per-

sonne, en dehors de M. Veit Valentin, pour voir une

baigneuse alarmée dans la majestueuse déesse de Milo ?

J'espère bien que non.

Voici maintenant une tentative plus sérieuse. Dès

l'arrivée de la statue à Paris, l'illustre archéologue

Quatremère de Quincy pensa qu'elle était groupée avec

un second personnage, et que ce personnage était Mars.

Cette idée a depuis été reprise et précisée par M. Ravais-

son, qui, après des hésitations nombreuses, témoi-

gnage de la sincérité de ses études, est arrivé à la conclu-

sion suivante : Aphrodite est placée à côté de Mars ;elle appuie sur l'épaule du dieu son bras gauche quitient la pomme ; sa main droite se relève comme pour

indiquer qu'elle parle au dieu. Quant à celui-ci, il doit

être figuré sur le modèle d'une statue de travail grecconservée au Louvre et qu'on appelle, à cause de la

1. Clarac a déjà fait observer que cet objet peut être aussi bienune grenade qu'une pomme, mais il est certain que c'est un fruit.

2. M. Veit Valentin insiste sur le motif, mais ne propose le nomd'Artémis que sous réserve.

268 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

collection dont elle a fait partie, le Mars Borghèse.

Malheureusement, M. Ravaisson n'a pas encore publiéson essai de restitution et, comme il arrive trop sou-

vent chez nous, il s'est laissé devancer par un étrangersur le propre terrain de ses études. C'est un sculpteurallemand qui a, le premier, restitué en plâtre un groupede Mars et Vénus d'après les idées de M. Ravaisson et

qui en a fait paraître une gravure dans une revue

illustrée. Nous reproduisons les lignes principales de

cette gravure, faute d'un meilleur document ; la res-

titution, comparée à celle de M. Ravaisson, présente

des différences de détail assez importantes, mais elle

est conforme, dans son ensemble, aux vues de l'ancien

conservateur du Louvre 1.

Ce projet se fonde sur un argument sérieux, à savoir

le fait que le côté gauche de la statue est plus négli-

gemment travaillé que le reste. Mais il se heurte, d'autre

part, à de graves objections. Rien n'y explique la direc-

tion du regard de la Vénus, qui ne semble nullement

s'occuper du dieu placé auprès d'elle. L'histoire de l'art

ne connaît aucun groupe de Mars et Vénus remon-

tant au Ve siècle avant notre ère. Enfin, rien ne peut

prévaloir, à mon sens, contre l'impression qui se dégagede l'étude du marbre lui-même, fait pour se suffire

dans sa majestueuse grandeur et ne pouvant qu'être

gâté par le rapprochement avec un autre personnage.Il est vrai qu'on a signalé des groupes d'époque romaine

où une femme drapée, dans une attitude assez sem-

blable à celle de la nôtre, est placée à côté d'un guerrierressemblant au Mars Borghèse ; mais nous savons que

1. M. Ravaisson pense que le bras droit de la Vénus était relevéet n'admet pas qu'elle saisît de la main droite le bras de Mars. Jene me crois pas autorisé à insister ici sur d'autres divergences,M. Ravaisson ayant seul qualité pour le faire. Le plus gravedéfaut de la tentative de M. Zur Strassen, c'est qu'il a tournéarbitrairement vers la gauche la tête de sa Vénus.

LA VENUS DE MILO EN 1890 269

les motifs isolés, créés par les grands sculpteurs de la

belle époque, ont très souvent été associés à d'autres

motifs dans les groupes en ronde bosse et les bas-reliefs

d'une époque postérieure. Loin donc qu'il y ait là un

argument en faveur de l'hypothèse du groupe pri-

mitif, j'y vois la preuve

que ce groupe est inad-

missible, car dans toutes

les compositions romaines

dont je parle, l'inclinaison

de la tête et du torse de

la Vénus est différente de

ce que l'on voit dans notre

statue.

En général, il ne faut

pas se fier aux préten-dues répliques de la Vénus

dans la statuaire, car les

bras ont toujours plus ou

moins souffert et leur as-

pect actuel est dû aux

restaurateurs modernes.

Nous attacherons plus

d'importance aux figuresdes bas-reliefs, que le

temps a beaucoup mieux respectés. Il en est une,

notamment, qui ne paraît pas avoir été assez remar-

quée : c'est une Victoire faisant partie de ce magni-

fique ensemble de trois mille figures qui se déroule

sur le fût de la Colonne Trajane à Rome (fig. 58). Elle

rappelle d'une manière frappante une Victoire en

bronze découverte à Brescia, qui doit avoir tenu éga-lement un bouclier 1, et aussi une Vénus trouvée au

théâtre de Capoue, dont l'attitude présente une ana-

1. Le bouclier actuel a été ajouté par un restaurateur.

FIG. 58. — Victoire, relief de laColonne Trajane à Rome.

270 LA VÉNUS DE MILO EN 1890

logie souvent signalée avec celle de la Vénus de Milo.

Faut-il conclure de là que Millingen et d'autres

savants ont eu raison de donner un bouclier pour attri-

but à la Vénus victorieuse, soit comme un miroir,

soit comme une tablette où elle inscrivait des noms,soit comme un témoignage de sa victoire sur Mars,

rappelant ainsi ces vers de Musset :

... le bonheur suprême,Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé !

Je m'en garderai bien, parce que cette hypothèse, pourêtre définitivement acceptable, impliquerait que la

main gauche tenant la pomme, qui est conservée au

Louvre, est étrangère à la statue ou appartiendrait,comme on l'a gratuitement supposé, à une restauration

faite dans l'antiquité. Je me suis contenté de poserle problème de la restitution, de montrer les difficultés

qu'il soulève, mais j'ai dit d'avance que je ne le résou-

drais pas. Franchement, si ce problème était actuelle-

ment soluble, se figure-t-on que les éminents savants

qui s'occupent depuis soixante-dix ans de la Vénus

m'auraient laissé le plaisir et l'honneur d'être, moi

tard-venu, moi chétif, l'OEdipe de ce Sphinx ?

Peut-être ai-je tort, et je m'en accuse, d'employer cette

comparaison mythologique. Le Sphinx faisait rouler dans

l'abîme les malavisés qui ne devinaient pas son énigme,mais la Vénus de Milo est plus clémente. Elle semble

savoir gré à tous, en les récompensant par la plus vive

des jouissances, des efforts qu'ils font pour pénétrer son

secret. Car ces efforts les mettent en contact avec le chef-

d'oeuvre le plus accompli de l'art antique : ils y trouvent

sans cesse des raisons nouvelles de l'admirer davantage et,

loin d'expier par une chute mortelle l'impuissance où ils

sont de tout savoir, ils s'élèvent à la suite de la déesse

dans ces régions sereines où les splendeurs de l'art hellé-

nique, victorieuses des siècles, brillent d'un éclat éternel.

XV

DOCUMENTS ET HYPOTHÈSES RÉCENTES

SUR LA VÉNUS DE MILO

i

Le document Trogoff1

L'Illustration du 12 décembre 1896 a publié un

extrait des notes de voyage prises par M. de Trogoff,

aspirant sur la corvette l'Espérance, au printemps de

1820. Voici le passage intéressant la Vénus :

1. [Chronique des arts, 9 janvier 1897, p. 16-17, et 16 janvier 1897,p. 24-26.]

2. [Voir l'Illustration, 12 déc. 1896, p. 470, d'après les documentsgraphiques fournis par moi, et Monuments nouveaux de l'art antique,t. I, p. 263-265. La restauration de Ravaisson, exécutée en plâtm(au Louvre), a été publiée Rev. archéol., 1890, II, pi. XV].

1 2 3 4 5 6 7FIG. 59. — Restitutions de la Vénus de Milo, proposées par Quatremère (1),

un sculpteur viennois (2), un sculpteur anglais (3), Furtwaengler (4),Saloman (5) Stillman (6) et Ravaisson (7) *.

272 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

« Lors de notre relâche à Milo, un paysan grec, en labourant

son champ, trouve que la terre résiste aux coups redoublés de

sa pioche, et, l'ayant retirée, il aperçoit une sorte de voûte.

Piqué par la curiosité et par l'espoir de quelque découverte

précieuse, il creuse tout autour et reconnaît une espèce de niche.

Enfin, après beaucoup de travail, trouvant l'ouverture-porte,il s'y précipite et voit, à son très grand étonnement, une magni-

fique statue de femme, ayant à ses côtés deux hermès.

Elle est bien conservée. Dans une de ses mains elle tient une

pomme, ce qui l'a fait prendre pour la déesse de l'île —parce

que melon, en grec, signifie pomme ; •— mais on peut tout

aussi bien la prendre pour une Vénus. Elle est d'une grandebeauté ; les draperies sont d'un fini admirable. »

Les premiers mots de ce document : lors de notre

relâche à Milo, sont précisés, nous dit-on, par le livre

de bord : YEspérance relâcha à Milo du 4 au 11 mars,

pour aller de là à Smyrne.L'auteur de l'article de l'Illustration a conclu de ce

nouveau témoignage : 1° Que la Vénus a bien été décou-

verte au commencement du mois de mars 1820, et non

le 8 avril; 2° qu'elle a bien été découverte intacte, avec

ses bras. — Ce seraient là, sans doute, des résultats

d'une grande importance; mais je ne les crois fondés

sur rien. La note de M. de Trogoff, comme je vais le

démontrer, n'a pas même été rédigée à Milo.

Remarquons d'abord que M. de Trogoff ne dit pas

avoir vu la statue ; il raconte la découverte d'après un

récit qui lui a été fait. En outre, quand il écrit ceci :

« Dans une de ses mains, elle tient une pomme, ce quil'a fait prendre pour la déesse de l'île », il fait clairement

allusion à un commencement de controverse, entre

gens d'une certaine instruction, sur le nom qu'il conve-

nait de donner à la statue.

En ce qui touche la date de la découverte, voici

ce qu'on pourrait appeler les éphémérides de la Vénus.

J'ai composé le tableau suivant à l'aide des ouvrages

imprimés et d'une note très détaillée sur les mouve-

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 273

ments de l'escadrille française, qu'a bien voulu me

communiquer M. le Directeur des Archives de la Marine.

Dans mes références, l'abréviation Rav. renvoie à la

page du dernier mémoire de M. Ravaisson-Mollien, La

Vénus de Milo, Paris, Klincksieck, 1892. Je ne fais,

naturellement, aucun usage du « document Matterer »,

publié par Aicard, en 1874, que je considère comme

une mystification 1.

4 mars 1820. — La division navale du Levant, com-

posée de YEspérance (commandant baron Des Rotours,

chef de la division), de la Lionne et de YEstafette, mouille

le 4 mars à Milo. M. de Trogoff était à bord del'Espé-

rance, M. Voutier sur YEstafette.

12 mars 1820. —UEspérance part pour Smyrne. Le

gros temps l'oblige à chercher un refuge à l'entrée du

golfe d'Athènes. Ce bâtiment repart le 21 mars ; un

nouveau coup de vent le contraint à mouiller au Port-

Olivier (île de Lesbos), d'où il repart le 28 mars, pourmouiller le même jour à Smyrne. La Lionne et VEstafetterestent à Milo.

29 mars. — Le 19 avril, dans un rapport adressé

au commandant de la Chevrette, Dumont-d'Urville

écrit que la statue a été découverte « trois semaines

environ avant notre arrivée à Milo. » Cette indication

conduirait à placer la découverte de la statue vers le

29 mars ; elle est évidemment approximative et sans

valeur (Rav., 27).

1. [M. Ravaisson en a fait justice dans le Mémoire cité ci-dessus en

prouvant qu'il n'a pas été rédigé avant 1838 ; les soupçons qu'ilexprime sur l'authenticité de ce document ne paraissent pas d'ailleursfondés. Voir aussi Aicard, Le roman d'une statue, dans le supplé-ment illustré de la Revue hebdomadaire, 19 octobre 1912.]

S. REINACH 18

274 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

8 avril. — Le paysan Yorgos découvre la Vénus,

que voit aussitôt Voutier, élève de première classe à

bord de YEstafette. La date est fournie par une lettre

de Dauriac, capitaine de frégate, commandant la

Bonite, lettre du 11 avril adressée au consul de France,Pierre David, et débutant ainsi : « Il a été trouvé, il

y a trois jours, par un paysan, etc. » (Rav., 10). Le témoi-

gnage de M. Voutier a été publié en 1874 (Découverteet acquisition de la Vénus de Milo) 1.

Les précieux croquis faits par le même au moment

de la découverte, montrant la Vénus en deux morceaux,

sans bras, ont été reproduits par M. Ravaisson dans

l'ouvrage cité plus haut (pi. II ; ici fig. 60). Voutier,

dans sa brochure, « confirme qu'il n'avait d'abord été

découvert que la moitié supérieure de la statue, ajou-tant qu'il avait trouvé ensuite la moitié inférieure et

un fragment destiné à être placé entre les deux moitiés 2 ».

1. Cette brochure a été imprimée à Hyères ; on la trouve à la Biblio-

thèque Nationale.2. Ecrite, cinquante-quatre ans après les événements, par un

homme évidemment fatigué, la brochure de M. Voutier doit être

FIG. 60. — Dessins de Voutier faits à Milo.

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 275

10 avril. — Note des Archives de la Marine : « Les

deux autres bâtiments de la division, la Lionne et

l'Estafette, étaient restés à Milo 1, où ils reçurent, le

consultée avec grande précaution. Comme elle est des plus rareset que M. Ravaisson n'en a cité que quelques lignes, je crois utilede résumer ici ce qui concerne la découverte : «P. 7 : En 1820, je faisais

partie de la station du Levant, embarqué sur la goélette l'Estafette.Dans le loisir d'une relâche à Milo, je voulus faire des fouilles...

Après avoir examiné les lieux, il fut hors de doute que je devaiscommencer mes recherches au pied du rocher escarpé sur lequelavait été située la ville antique, dont les débris, à sa destruction,devaient y avoir été précipités. En effet, je ne tardai pas à rencon-trer un nombre infini de fragments du plus beau marbre de Paros,architecture, sculpture, un buste dont la tête avait été changéeplusieurs fois, un pied de bon travail, deux statues drapées du meil-leur style, sans tête, ni mains, ni pieds. Interrompu par l'aventure

qui fait l'objet de cet écrit, je fis enfouir tout cela pour le mettre àl'abri des vicissitudes jusqu'à un moment favorable. Pendant que jesurveillais mes travailleurs, deux braves marins de l'Estafette, à vingtpas de nous, un paysan tirait des pierres d'une petite chapelle enfouie

par l'exhaussement du sol et qui montrait encore des traces de pein-tures intérieures. Le voyant s'arrêter et regarder avec attentionau fond de son trou, je m'approchai ; il venait de mettre au jour la

partie supérieure d'une statue en fort mauvais état et, comme ellene pouvait servir dans la construction, il allait la recouvrir dedécombres. Quelques piastres la firent, au contraire, sortir. Elle n'avait

pas de bras, le nez et le noeud de la chevelure étaient cassés, un trou

grossièrement fait dans le côté droit indiquait une ancienne et bar-bare restauration... Je pressai mon homme de chercher l'autre partie.Il ne tarda pas à la rencontrer, mais les deux parties ne pouvaients'ajuster : il manquait un tronçon intermédiaire... Beaucoup de pa-tience et de nouveaux encouragements firent aussi découvrir ce blocnécessaire. Alors, je fis dresser la statue. » Aussitôt Voutier va aver-tir l'agent consulaire français et retourne à bord chercher son album.

Cependant, le paysan continuait sa fouille et découvrait deux termesavec inscriptions, ainsi qu'un bras si fruste « qu'il était impossibled'en tirer parti » (p. 10). Le dessin de Voutier prouve qu'il se trompesur un point : malgré la découverte du « bloc nécessaire », il ne fit

pas tout de suite dresser la statue, mais en dessina d'abord séparé-ment les deux tronçons. Mais Voutier raconte avec détail comment ilfit dresser la Vénus, avec l'aide du paysan grec, sur le lieu de la trou-

vaille, puis à bord, avec celle de ses gabiers (p. 18-10).1. Voutier se trompe donc quand il écrit (p.l7):« Je suis sûr qu'aucun

autre bâtiment de guerre que le nôtre n'était sur les lieux au tempsde la découverte. »On peut, cependant, admettre que la Lionne avaitmomentanément quitté le port pour des exercices.

276 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

10 avril, par la Bonite rentrant en France, l'ordre du

chef de division de rallier YEspérance à Smyrne. Ces

bâtiments sont arrivés à Smyrne le 26 avril, retardés

à Milo et dans leur traversée par les calmes et vents

contraires (d'après le rapport du commandant Des

Rotours. ») Cette note officielle fait autorité ; il est

donc faux : 1° que le commandant de l'Estafette, sur la

vue des documents de Voutier, ait appareillé pour

Constantinople, afin d'instruire de la découverte notre

ambassadeur, M. de Rivière (Rav., ÎO1)^0

que la Bonite

ne soit arrivée à Milo que le 11 avril.

11 avril. —Dauriac, commandant de la Bonite, écrit

à P. David, consul à Smyrne, que la statue a été trouvée

1. M. Ravaisson a emprunté cette assertion à Voutier. Ce dernierraconte qu'il était allé avertir le commandant Robert « qui, sur

l'heure, décide notre départ pour Constantinople, afin de faire appelà notre ambassadeur. M. de Rivière, à la vue des dessins et de notrechaleureuse admiration, ordonna à un de ses secrétaires d'ambas-sade, M. de Marcellus, d'aller immédiatement traiter cette brillanteaffaire. Le vent nous avait favorisés ; en peu de jours nous étionsde retour. Nous entrions joyeusement dans la rade, quand nous aper-çûmes une chaloupe lourdement chargée, qui se dirigeait vers unbrick ragusais. Nous disions en riant : a Voilà notre statue qu'on«nlève ! » Ce n'était que trop vrai. » Suit l'histoire de l'heureuse inter-vention de Marcellus. —Voutier a brouillé les dates. La découverteest du 8 avril ; or, l'Estafette, amenant Marcellus de Constantinopleà Milo, n'arriva dans le port de cette île que le 23 mai; elle en partitle 26 avec la statue. Dans l'intervalle entre le 10 avril et le 23 mai,l'Estafette avait été à Smyrne, avec le reste de l'escadrille, et ce quedit Voutier sur un voyage rapide et direct de Milo à Constantinopleest absolument controuvé. J'en puis encore donner comme preuveune lettre du consul David à M. de Rivière, datée de Smyrne le25 avril 1820 (Goeler, Die Venus, p. 190), où il résume la lettre queDauriac lui écrivait le 11 avril et ajoute : « M. le commandant de

VEstafette l'a vue aussi et trouvé le torse bien modelé ; il pourra don-ner plus de détails à Votre Excellence. » Comme il n'est pas questiondu commandant de l'Estafette dans la lettre de Dauriac, il faut ad-mettre : 1° que le commandant avait parlé de la statue à David,lors de son arrivée à Smyrne vers le 25 avril ; 2° qu'à cette date ilallait partir ou venait de partir pour Constantinople.

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 277

par un paysan il y a trois jours, qu'elle représenteVénus recevant la pomme de Paris et ajoute : « On n'a,dans ce moment, que le buste jusqu'à la ceinture. J'ai

été la voir. La tête me paraît bien conservée, ainsi que la

chevelure. Le bout d'un des seins est cassé. » (Rav., 10).M. Ravaisson a pensé que Dauriac avait seulement vu

la partie supérieure de la statue, transportée dans la

cabane du paysan grec, sans doute avec la main tenant

une pomme, qui avait été trouvée au même endroit.

« Autrement, d'où aurait-il pu induire que la déesse

recevait de Paris la pomme de Discorde ? » Cette conclu-

sion peut être discutée. Voutier écrit, en effet (p. 19) :

« Leur disposition (des plis), d'accord avec toute la

partie supérieure de la draperie, m'avait donné l'idée

de Vénus laissant tomber son voile et recevant la

pomme. Le mouvement qu'on peut reconnaître aux

bras se prête à cette hypothèse. » Donc, Voutier, témoin

oculaire de la découverte, n'a pas remarqué que le

fragment de bras dont il parle tînt une pomme. S'il

dit vrai, ceux qui ont parlé après lui de Vénus recevant

la pomme de Paris n'ont fait que répéter son hypothèse,

qui trouva créance d'autant plus aisément que Voutier

passait pour archéologue.

12 avril. —Brest, agent consulaire de France, écrit

à David (Rav., 11) : « Un paysan vient de trouver trois

statues en marbre représentant, l'une, une Vénus

tenant la pomme de discorde à la main. Elle est un peumutilée ; les bras sont cassés. Elle est partagée en deux

pièces par la ceinture1... Les opinions sont.cependanttrès partagées, car il y a de ces messieurs les officiers

1. Brest dit expressément que les deux autres statues sont « ledieu Hermès et un jeune enfant » ; M. Ravaisson se trompe en son-

geant à deux statues de femmes acéphales qui avaient été dessinées

par Voutier (Rav., p. 11).

278 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

qui l'ont observée, qui disent que ce n'est pas grand'chose,et d'autres, au contraire, disent que c'est un fort bel ouvrage

(Rav., 11). » On avait donc déjà discuté sur la Vénus.

II 1

M. Ravaisson écrit (p. 12) : « Peu après, M. Duval

d'Ailly, commandant de la station navale du Levant

et monté sur la gabare la Lionne, arrivait à Milo ; il

voyait, lui aussi, dans la chaumière de Yorgos, la partie

supérieure de la Vénus et il écrivait à M. David en des

termes tout semblables à ceux dont s'était servi M. Dau-

riac. » Il y a là, je crois, deux petites erreurs à rectifier.

Duval d'Ailly commandait la Lionne, et non la station

du Levant, qui avait pour chef M. Des Rotours ; la

Lionne n'arriva pas à Milo « peu de jours après », attendu

qu'elle y était en station depuis le 4 mars 2 et partitda là pour Smyrne le 10 ou le 11 avril.

16 avril. — Dumont d'Urville, enseigne de vaisseau

sur la gabare la Chevrette, aborde à Milo.

19 avril. — Dumont d'Urville va voir la Vénus et

adresse, à ce sujet, un rapport au commandant du

navire ; ce rapport a été publié (Rav., 27). En voici

les phrases essentielles : « Un paysan grec... parvintà déblayer une espèce de niche dans laquelle il trouva

une statue en marbre, deux hermès et quelquesautres morceaux également en marbre. La statue était

de deux pièces, jointes au moyen de deux forts tenons

1. [Chronique des Arts, 16 janvier 1897.]2. Il est toujours possible que le navire se fût momentanément

éloigné de la côte le 8 avril.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 279

en fer 1. Le Grec... en avait fait porter... dans une étable,la partie supérieure, avec les deux hermès ; l'autre

était encore dans la niche. Je visitai le tout attenti-

vement... La statue... représentait une femme nue,dont la main gauche relevée tenait une pomme et la

droite maintenait une ceinture habilement drapée et

tombant négligemment des reins jusqu'aux pieds ;du reste, elles ont été l'une et l'autre mutilées et sont

actuellement détachées du corps... Tous ces attributs

sembleraient assez convenir à la Vénus du Jugementde Paris ; mais où seraient alors Junon, Minerve et

le beau berger ? Il est vrai qu'on avait trouvé en même

temps un pied chaussé d'un cothurne et une troisième

main; d'un autre côté, le nom de l'île, Mélos, a le plus

grand rapport avec le mot melon, qui signifie pomme.Ce rapprochement de mots ne serait-il pas indiqué parl'attribut principal de la statue ? »

Les lignes qui précèdent présentent une grande

analogie avec la fin de la note de M. de Trogoff 2. Il

n'est pas croyable que deux jeunes officiers de marine

soient arrivés, indépendamment l'un de l'autre, à

rapprocher le nom de l'île du mot grec qui signifie« pomme ». Ils se sont faits les échos d'une même hypo-

thèse, qui avait sans doute pris naissance dans l'entou-

rage du consul Brest. Trogoff n'était pas à Milo quandon a découvert la statue ; il aura reçu à ce sujet une

lettre à Smyrne, où se trouvait son bâtiment. Notez qu'ilne dit point avoir vu la Vénus ; il dit seulement qu'ellea été trouvée « lors de notre relâche » et cette erreur de

date pourrait s'expliquer aisément, puisque la date

1. Voutier, p. 5 : « Il n'y avait aucune apparence d'un tenon de ferunissant les deux blocs. » Cette déclaration est importante. Nous

voyons par là que Dumont d'Urville affirme, dans sa relation, ce quel'examen des objets le conduisait seulement à supposer. La confiance

que j'avais autrefois en cette relation s'est de plus en plus affaiblie.2. Où l'on trouve aussi l'expression une espèce de niche.

280 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

du 8 avril est la seule qui soit sérieusement établie

par le témoignage de Dauriac. Dumont d'Urville

indique approximativement le 29 mars; Brest, dans

une lettre à Marcellus, datée du 26 mai, indique non

moins approximativement le 26 avril (« lorsque cette

statue fut trouvée il y a un mois », Rav., p. 14);d'autres ont placé la découverte « vers la fin du mois

de février » (Froehner, Notice sur la sculpt., p. 172.)Mais je crois qu'il n'y a pas d'erreur à proprement

parler.Comme nous l'avons vu, sur trois bâtiments arrivés

à Milo le 4 mars, deux y étaient restés jusqu'au 10 avril ;

l'Espérance seule, avec le commandant Des Rotours

et Trogoff, était partie pour Smyrne. Ce navire étant

celui du chef de la division, Trogoff a fort bien pu rap-

peler un événement qui s'était produit « lors de notre

relâche », entendant par ces mots « lors de la relâche de

notre escadrille. »

Nous concluons de là que le nouveau témoignage

est sans valeur, non seulement en ce qui touche la

date, mais en ce qui concerne l'attitude et les attributs

de la statue. Il faudrait cependant en finir une bonne

fois avec cette légende de la Vénus découverte intacte.

Le 26 novembre 1820, Brest écrit au chargé d'affaires

de France à Constantinople : « Son Excellence m'a laissé

des ordres pour faire des recherches pour trouver les bras

et autres débris de la statue. » Cette phrase ne suffit-elle

pas à dissiper tous les doutes 1 ?

Si l'on fait abstraction du récit de Voutier, la ques-tion des bras se présente comme il suit. Le 11 avril,

Dauriac parle de Vénus recevant la pomme de Paris ;

le 12, Brest dit qu'elle tient la pomme de discorde à la

main et ajoute que les bras sont cassés. Donc, ce n'est

1. Si Brest a dit plus tard tout le contraire, par exemple à MM. Pis-

catory et Doussault, c'est qu'il a fini par croire lui-même à un conte

qu'il avait imaginé.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 281

pas un bras qu'on avait trouvé avec la Vénus, mais

une main tenant la pomme : c'est, vraisemblablement,celle qui est au Louvre, bien qu'il soit fort douteux

qu'elle ait appartenu à la statue. Dumont d'Urville

écrit, le 19 avril, qu'on a trouvé en même temps une

troisième main (notez qu'il parle d'une main et non

d'un bras) ; il dit aussi que les mains (dont l'une tenait

la pomme et l'autre soutenait une ceinture) sont l'une

et l'autre mutilées et détachées du corps. Donc, il aurait

existé, dans la même cachette que la Vénus, trois

mains, dont l'une tenait une pomme; Dumont d'Ur-

ville a supposé que l'une des deux autres soutenait

la « ceinture » de la Vénus; mais, ici, de deux choses

l'une : ou cette main tenait un morceau de draperie,et alors elle ne pouvait pas appartenir à la Vénus, dont

la draperie ne porte aucune trace d'une main qui aurait

servi à la soutenir; ou cette main n'était qu'un frag-

ment, et alors — ce qui me semble avéré — Dumont

d'Urville aura simplement indiqué, comme l'avait

déjà fait Dauriac, une restitution qui lui paraissait

possible et qui ne l'est pas.Avec le récit de Voutier, l'obscurité augmente. Car,

comme nous 1 avons fait observer, Voutier mentionne

la découverte d'un bras « si fruste qu'il était impossibled'en tirer parti »; il ne dit pas que ce bras se terminât

par une main qui tenait une pomme ; il dit formelle-

ment qu'il est arrivé, par hypothèse, à l'idée d'une

Vénus recevant la pomme de Paris. Cela est possible;mais alors il faut admettre que Voutier connaissait

seulement le fragment de bras qui est au Louvre (Rav.,

pi. III, n°l), et que la main avec la pomme (ibid., n° 2)ne fut trouvée ou remarquée que plus tard.

Disons encore qu'il ne faut pas serrer de trop prèsle texte de Dumont d'Urville : « On avait trouvé

en même temps un pied chaussé d'un cothurne et

une troisième main. » En conclure qu'on possédait

282 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

déjà deux mains de la Vénus, serait excessif ; la

troisième main peut-être simplement une main iso-

lée, jugée trop grande ou trop petite pour avoir

appartenu à la Vénus. Peut-être cette main, comme

le pied chaussé du cothurne, provenait-elle non de la

« cachette » de la Vénus, mais des fouilles que Voutier

avait faites dans le voisinage et au cours desquellesil dit avoir découvert « un pied de bon travail »

Voutier a dessiné les deux hermès 1 sur leurs pié-douches (Rav., pi. II). M. Ravaisson a bien voulu me

communiquer une photographie prise sur le dessin

original de Voutier. Cette photographie montre que la

publication de ce dessin, dans le mémoire de M. Ravais-

son, est fautive, car elle reproduit un calque du dessin,

et non l'original. L'inscription d'un des hermès, telle

que l'a donnée M. Ravaisson, est inintelligible. Voici

les lectures que m'a fournies l'examen de la photo-

graphie.Le piédouche de Thermes à tête juvénile porte l'ins-

cription :

ANAI INIAO

IOXEYSAnOMAIANAAOEnOIHSEN

C'est, avec une faute à la seconde ligne, la fameuse

inscription que M. Furtwaengler et d'autres s'obs-

tinent à mettre en relation directe avec le piédestalde la Vénus. On sait qu'elle a été transportée au Louvre,où elle fut dessinée par Debay, et qu'elle a disparu

mystérieusement peu ds temps après.Le piédouche de Thermes à tête barbue porte une

inscription que M. Ravaisson n'a pas transcrite et

1. « Il n'y avait que deux hermès et non trois. » (Voutier, p. 5).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 283

qu'il semble avoir considérée comme une suite de carac-

tères mal copiés. Sur la photographie, je lis clairement :

E0AQPI2AL AAIEinPATOZ

ce qui doit se restituer ainsi :

©soSiopcSaç 'AyvjatCTTpâTOU

Nous obtenons ainsi un nom nouveau de sculpteur,Théodoridas fils d'Agésistratos (in-ne siècle av. J.-C).

M. Furtwaengler (M aster pièces, p. 375) dit que Ton

a sans doute découvert avec la Vénus deux piédouches

portant au milieu une cavité carrée et que Voutier

aura arbitrairement superposé les hermès à ces pié-douches. Cette hypothèse ne supporte pas l'examen.

En effet, le dessin de Voutier comprend : 1° le torse

de la Vénus jusqu'à la ceinture; 2° le bas du corps;3° et 4° les hermès. Si Voutier avait été en veine de

restitutions, il aurait dessiné l'ensemble de la Vénus.

En second lieu, Dumont d'Urville note, le 19, que « le

piédestal d'un des hermès a dû porter aussi une inscrip-tion », en ajoutant que «les caractères en sont tellement

dégradés qu'il m'a été impossible de les déchiffrer ».

Ceci paraît prouver qu'entre le 10 et le 19 avril, Ther-

mes juvénile avait été séparé de son piédouche; restait

l'autre, dont l'inscription devait, en effet, être peu lisible

puisque Voutier Ta transcrite avec cinq fautes sur vingtet une lettres. J'ai démontré récemment, à l'aide de

copies d'inscriptions faites en 1819 par Dumont d'Ur-

ville et conservées dans les papiers de Clarac, que ce

brave marin ne pouvait déchiffrer que les textes faciles 1.

Ainsi, à Théra, il copie un fragment comme il suit :

niNrniNin rus

1. Revue archéol., 1896, I, p. 122.

284 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

c'est-à-dire d'une manière tellement fautive qu'aucunerestitution n'est possible, du moins pour moi.

M. Furtwaengler suspecte Voutier parce que, sur

son dessin de la partie inférieure de la Vénus, la plinthedessine un rectangle parfait. C'est là une restauration

sans aucune importance, un simple tracé géométrique 1.

Mais la meilleure preuve de l'exactitude de Voutier,c'est qu'il n'a pas dessiné un fragment destiné à être

placé entre les deux moitiés de la statue, fragment quine fut rajusté au torse que postérieurement à l'exécution

du dessin. Du reste, dans un post-scriptum à sa brochure

(p. 28), Voutier félicite M. Ravaisson d'être opposéaux restaurations des statues antiques, et il ajoute :

« Mais grâce pour le nez de la Vénus, sans intérêt pourl'art et dont la mutilation donnerait, j'en suis sûr, au

puriste le plus sévère le même sentiment pénible qui l'a

fait rétablir dans mon dessin, tandis que les autres (sic)étaient d'une exactitude scrupuleuse. » Un homme quis'accuse ainsi, après cinquante-quatre ans, d'avoir

rétabli un bout de nez, n'était pas capable de figurer,sous les hermès, deux piédouches avec inscriptions

qui n'auraient pas appartenu à ces marbres. Ainsi, jecrois qu'on peut affirmer, sans hésitation, que le sculpteurd'Antioche du Méandre n'est pas l'auteur de la Vénus,

conclusion directement opposée à celle de M. Furt-

waengler et d'une grande importance pour la date de la

Vénus.

Un critique allemand des Meisterwerke de M. Furt-

waengler écrivait récemment que la « question de la

Vénus » était résolue. Pour quiconque sait lire avec

soin ce qui précède, il doit être évident qu'elle est encore

1. Voutier (p. 19) écrit que la plinthe était « large, intacte et hori-zontale », ce qui permettait de dresser la statue sur le pont d'une

goélette en mouvement. « Intacte » est de trop ; mais il est certain

que la base, telle qu'elle était, suffisait parfaitement à supporterla statue.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 285

à résoudre 1, puisque la thèse soutenue par M. Furt-

waengler est inconciliable avec les faits.

III

Théodoridas, fils de Laïstratos 2

Quelques jours après la publication de l'article pré-

cédent, je reçus la visite d'un savant allemand, M. Hiller

von Gaertringen, qui s'occupait alors de réunir, pourl'Académie de Berlin, les inscriptions de Milo, de Théra

et d'autres îles. Quand je lui montrai celle qu'avait

copiée Voutier, il se souvint aussitôt d'en avoir vu une

semblable ; après quelques instants de recherches,

nous l'avons retrouvée. Cette inscription me paraîtfort importante pour tout l'ensemble des problèmes quesoulève la Vénus ; peut-être même en donnera-t-elle

la solution.

Elle a été copiée en 1878 à Milo par feu Charles Tissot

et se lit ainsi :

0EOAQPIAAS AAIETPATO

nOZEIAANI

c'est-à-dire : « Théodoridas, fils de Laïstratos, à Poséi-

don 3 ». Tissot l'a copiée «au vieux port, sur un piédestalde statue » (Bulletin de Correspondance hellénique,t. II, p. 522).

Or, comme le nom de Théodoridas est assez rare,

on est surpris de rencontrer, à Milo, un Théodoridas fils

d'Agésislratos (inscription de Voutier) à côté d'un Théo-

1. C'est aussi l'opinion de M. Collignon, Histoire de la sculpturegrecque, t. II, p. 473.

2. [Chronique des Arts, 30 janvier 1897, p. 42-4.]3. [Je corrige partout Daïstratos, lecture fautive, en Laïstratos

1929 J].

286 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

doridas fils de Laïstratos (inscription de Tissot) ; on se

demande si ces deux personnages ne seraient pas iden-

tiques, ce qui impliquerait, chez Voutier, une erreur de

copie en plus de celles que nous avons constatées.

Cette hypothèse devient presque une certitude quandon compare les deux mots :

AAIEILTPATOZ (Voutier),AAIS TPATO (Tissot).

Voutier a simplement répété, en copiant, les lettres

12. Donc, il faut restituer, sur le piédouche de Thermes,le nom du même personnage qui figure sur le piédestalvu par Tissot : Théodoridas, fils de Laïstratos.

Ce piédestal a, depuis, été transporté au Musée

central d'Athènes (n°237 du catalogue de M. Cavvadias).Tissot en avait transcrit l'inscription en caractères

appartenant, au plus tard, au milieu du IVe siècle av.

J.-C; M. Cavvadias attribue les lettres « à la belle époquede l'art grec » (p. 194). En outre, la forme dialectale

rioaetSàvt et Tépel AaitrtpaTO (au lieu de AaiaTpaiou) sont

des indices d'une époque assez ancienne.

Si Théodoridas, fils de Laïstratos, qui a offert une

dédicace à Poséidon, est identique à celui qui a consacré

Thermes trouvé avec la Vénus, cet hermès est certaine-

ment antérieur à Alexandre le Grand. 11 n'y a plus

lieu, d'ailleurs, de considérer Théodoridas comme un

sculpteur; l'inscription vue par Voutier doit être une

dédicace, non une signature.Mais voici où les choses se compliquent (il est dit

que, partout où la Vénus de Milo est en jeu, on se heurte

à des difficultés imprévues !)Au mois de mars 18781, un nommé Jean Nostrakis,

propriétaire d'un jardin situé au bord de la mer, à Milo,

1. [Comme on le verra plus loin, la date de 1877, donnée dans l'ar-ticle de la Chronique des arts, était erronée,]

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 287

dans la localité dite Klima, plantait des citronniers.

Au cours de son travail, il rencontra quatre statues

de femmes, sans tête, une statue équestre mutilée et

une statue colossale de Poséidon, haute de 2 m. 17 et

bien conservée, quoiqu'en fragments. Charles Tissot

était alors ministre de France à Athènes. Désireux

d'acquérir le Poséidon pour le Louvre, il se rendit à

Milo sur un bâtiment de guerre, le Sané. Mais Brest— le fils de l'agent consulaire qui avait contribué à

l'acquisition de la Vénus et agent consulaire lui-même—

paraît s'être montré peu diplomate en cette occur-

rence 1 : bien que le ministre de l'Instruction publique2

eût autorisé Tissot à donner 40.000 francs du Poséidon,

que Tissot appelait « le frère de la Vénus de Milo »,

l'acquisition fut impossible, parce qu'on en avait ébruité

le projet. Le gouvernement grec acheta le Poséidon et

trois autres marbres provenant de la même trouvaille

au prix de 27.000 drachmes et les fit transporter à

Athènes. Le Poséidon ne fut reconstitué et exposéau public qu'en 1889 ; M. Collignon en donna alors

une héliogravure (Bulletin de Corresp. hellénique, 1889,

pi. III et p. 498).Outre

'le Poséidon, le Musée central d'Athènes

possède les marbres suivants, découverts en 1878 au

même endroit :

N° 236. Statue colossale de femme drapée ;N° 237. Statue d'homme sans tête, drapé, de grandeur natu-

relle ;N° 238. Statuette de femme (Aphrodite?)

Or, d'après une note remise à M. Collignon par

1. J'ai vu Brest à Milo dans l'automne de 1880. Il rejetait l'in-succès sur Tissot, qui avait donné l'éveil au gouvernement grec enarrivant dans l'île sur un croiseur de l'escadre ; en revanche, Tissotaccusait Brest d'avoir voulu far da se.

2. [C'était alors Bardoux ; j'avais parlé à tort de J. Ferry.]

288 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

M. Carteron, consul de France à Syra, on avait trouvé,avec le Poséidon, quatre statues de femmes et une statue

équestre. Cette dernière a disparux

; d'autre part, la

note de M. Carteron ne mentionne pas l'homme drapé

(n° 237 du musée d'Athènes). Tout cela n'est pas facile

à débrouiller, mais ne concerne pas directement notre

propos.La statue d'homme drapé est exposée au musée

d'Athènes sur le piédestal vu par Tissot au vieux port,

qui porte Tincription Théodoridas Laistrato Poseidani.

M. Cavvadias, dans son catalogue, n'émet aucun doute

sur la connexité de la statue et de la base. Jusqu'ànouvel ordre (j'ai demandé à ce sujet des informa-

tions à Athènes), la chose me semble douteuse. Si,

toutefois, M. Cavvadias a raison, il en résultera les

conséquences que voici : Théodoridas a consacré à

Poséidon une statue colossale entourée d'autres statues ;Tune de ces dernières était sa propre image, sur le pié-destal de laquelle il a fait inscrire : Théodoridas à

Poséidon. Mais nous avons vu que ce même Théodoridas

a dédié l'un des hermès découverts avec la Vénus ;si la Vénus est contemporaine de cet hermès, elle est

donc aussi contemporaine du Poséidon.

Tissot, M. Collignon et, après lui, M. Furtwaengleront insisté sur les analogies que présentent la Vénus

et le Poséidon. « Comme la Vénus de Milo, écrit M. Col-

lignon, la statue est faite de deux blocs rapportés, quise rajustent par une section horizontale à la hauteur

de la ceinture. » La Vénus fut découverte dans une

niche ; or, le Poséidon, dit M. Collignon, « était des-

tiné à figurer soit dans une niche, soit contre une paroi »,

parce que « le travail du revers est tout à fait négligé. »

La valeur artistique du Poséidon semblait médiocre

1. [Elle a été retrouvée dans l'île et je l'ai publiée, Cultes, t. IV,1912, p. 426.]

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 289

à M. Collignon, qui en trouvait l'attitude « conquéranteet quelque peu tapageuse » ; il l'attribuait au 11e siècle

avant J.-C. et ajoutait : « La statue de jeune homme,

qui porte la dédicace de Théodoridas, offre le même

style facile et banal, le même geste de la main poséesur la hanche ; j'inclinerai à la croire contemporainede la statue qui nous occupe. On en peut dire autant

d'une statue colossale de femme (n° 236 du musée

central), où le travail des draperies, les gros plis massés

en bourrelet épais autour de la ceinture dénotent une

exécution fort médiocre. »

Ce qui précède serait admissible si l'inscription de

Théodoridas pouvait appartenir au 11e siècle avant J.-C.

Mais, à moins que Tissot n'en ait fait une copie de fan-

taisie, cela est absolument impossible; il faut remonter,

pour trouver de pareils caractères, jusqu'au milieu

du ive siècle. J'ai demandé des informations à Athènes;si je viens à apprendre que l'inscription de Théodoridas

peut être du 11e siècle, je me hâterai d'en convenir ;

mais, dans l'état actuel de notre savoir, je dois la placerau ive siècle, avec la Vénus et le Poséidon 1.

M. Furtwaengler place la Vénus et le Poséidon au

11e siècle avant J.-C. Jusqu'à présent, pour établir

la date de la Vénus, on disposait des éléments que voici :

1° La mention d'Antioche du Méandre, fondée entre

281-261, patrie du sculpteur qui a signé sur la base

d'un des hermès ; cette mention ne donne évidemment

qu'une limite supérieure; 2° les caractères de cette

inscription, vue par Clarac, mais connue depuis par une

gravure seulement, l'original ayant disparu. Clarac

pensait que l'inscription pouvait dater du ine siècle,

mais la plupart des autres critiques l'ont attribuée

au Ier siècle avant J.-C. Maintenant, on va pouvoir

1. [La publication du fac-similé ne laisse aucun doute : l'inscriptionde Théodoridas est bien du ive siècle. Voir Cultes, t. IV, p. 425,fig 2. —1929.]

S. BEjNACH 19

290 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

s'autoriser de l'autre inscription de Théodoridas, quiexiste à Athènes; car il n'y a aucun motif de tenir

compte de l'inscription d'un des hermès et de négligerl'autre. Si cette inscription remonte au ive siècle,

comme celle qui lui fait pendant est certainement pos-térieure à 280 (à cause de la mention d'Antioche), il

faudra conclure que les deux hermès ne sont pas

contemporains, qu'ils ne sont pas davantage contempo-rains de la Vénus et que la question de la date de notre

statue doit être entièrement laissée à l'appréciationdes historiens de l'art. En revanche, si elle peut appar-tenir au ne siècle, il sera nécessaire d'admettre la thèse

de M. Furtwaengler : à savoir que la Vénus, les hermès

et le Poséidon ont été sculptés vers Tàn 100 avant J. -C.

On sent de quelle importance sera, pour les discussions

à venir, le fac-similé de l'inscription de Théodoridas.

Il est un point, en tous les cas, sur lequel M. Furt-

waengler a cause perdue. Dans sa restauration de la

Vénus, il annexe à la plinthe actuelle de la statue le

fragment disparu avec^ l'inscription, fragment qui por-

tait, à sa partie supérieure, un large trou rectangulaire

(dessin de Debay). Dans ce trou, M. Furtwaenglerinsère un pilier sur lequel la Vénus appuie son bras

gauche. Or, le dessin de Voutier a irrévocablement

démontré que l'objet inséré dans le trou n'était pas un

pilier, mais un hermès. Cet hermès est trop bas pour quele bras de la Vénus puisse s'appuyer sur lui. Si donc

le fragment avec l'inscription, qui supportait Thermes,a été rajusté, dès l'antiquité, à la plinthe de la statue 1,la seule restauration admissible est celle de Tarral :

Vénus, ayant un hermès à côté d'elle, relève son bras

gauche vers sa chevelure. L'attitude ainsi obtenue étant

1. Dans le dessin de Voutier, comme dans celui de Debay, le pié-douche avec inscription présente, sur la gauche, une cassure en biseau,qui répond à peu près à la cassure diagonale de la plinthe de la Vénus,à droite du spectateur.

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 291

fort disgracieuse, on ne se résoudra pas aisément à

l'attribuer à l'auteur de la Vénus, et Ton reviendra à

l'hypothèse, déjà ancienne, d'une restauration faitedans l'antiquité, vers le ier siècle avant J.-C. La Vénus

serait alors une statue attique de la première moitié

du ive siècle au plus tard ; victime d'un accident quel-

conque, mutilée, elle aurait été restaurée, avec un

hermès à côté d'elle, par un sculpteur d'Antioche du

Ménandre, peut-être aux frais du riche Théodoridas.

Le bras relevé tenant la pomme proviendrait de la

même restauration.

Cette hypothèse n'aurait rien d'invraisemblable,

vu que nous avons de nombreux exemples de statues,de bas-reliefs, de vases peints, etc., qui ont été restaurés

dans l'antiquité. Mais on sent que, pour adopter une

pareille solution, il faut avoir désespéré d'en trouver

une autre. Attendons ce que nous apprendra l'étude

de l'inscription de Théodoridas !

IV 1

Louis Brest et la Vénus de Milo

(D'après des documents inédits)

Pendant Tété de 1896, les journaux parisiens annon-

cèrent la mort de Brest, vice-consul de France à Milo,en ajoutant qu'il avait « découvert » la Vénus ; il était

presque centenaire, suivant les uns, plus que cente-

naire, suivant les autres. Ces «autres» calculaient bien,car Louis Brest, en 1896, aurait eu à peu près 110 ans.

En réalité, Louis Brest est mort vers 1870, octogénaire;c'est son fils, vice-consul de France à son tour, qui s'est.

éteint en 1896. Quand je vis Brest fils, en 1880, il me

1. [Chronique des Arts, 20 février 1897, p. 72-74.]

292 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

dit qu'il avait cinq ou six ans lors de la découverte de

la Vénus ; il mourut donc à quatre-vingts ans passés.Le père et le fils Brest ont raconté un nombre

infini de fois l'histoire de la trouvaille mémorable à

laquelle reste associé leur nom. Les bâtiments de guerre

naviguant dans l'Archipel ont toujours touché à Milo

pour y prendre des pilotes grecs; chaque fois qu'unnavire français y jetait l'ancre, les officiers invitaient

les Brest à déjeuner; neuf fois sur dix, sans doute, la

Vénus de Milo faisait les frais de la conversation. Vers

1838, peut-être un peu plus tôt, Brest père, qui croyaitavoir eu à se plaindre de M. de Marcellus, commença

à donner à ses récits une couleur romanesque, propre à

rehausser la part qu'il avait prise à l'affaire. Avec les

années, il finit probablement par croire à l'histoire

très extraordinaire qu'il racontait. Mais il ne publia rien

lui-même. Quelques personnes, qui l'entendirent causer,montrèrent moins de réserve. C'est ainsi que le géologue

Fouqué, dans la Revue des Deux Mondes de 1867

(t. LXIII), imprima des choses invraisemblables tou-

chant la découverte de la Vénus relatée par Brest.

L'architecte Morey en fit autant vers la même époque 1.

Après la mort du vice-consul, un architecte, Dous-

sault, remplit toute une brochure avec les récits fan-

taisistes qu'il avait recueillis de la bouche de Brest,trente ans auparavant, à la table de Piscatory, ministre

de France à Athènes (La Vénus de Milo, Paris, 1877).Le fils Brest se plut à répéter les mêmes histoires.

Jules Ferry, ministre de France à Athènes, qui visita

l'île en mars 1873, fut sa plus illustre dupe. Il imprimadans le Temps (16 avril 1874) une lettre, fort dénuée de cri-

tique, fondée tout entière sur les racontars de Brest fils et

sur ceux d'un nommé Antonio Bottonis, « beau vieillard»,

1. Morey, La Vénus de Milo, dans les Mém. de l'Acad. de Nancy,1868, p. 7. Morey avait visité Milo en 1838, avec R. Rochette.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 293

qui prétendait être le fils de Yorgos, avoir contribué à

déterrer la statue et se souvenir à merveille de son atti-

tude 1. Ace moment (1874), le futur académicien Aicard

venait de publier, dans le Temps (9, 10, 11 avril 1874),son étude sur la Vénus de Milo, d'après la relation

inédite de Matterer, qui était second capitaine de la

Chevrette en avril 1820. Cette relation, où rien de ce

qui est nouveau ne peut être pris au sérieux, mit en

émoi les amateurs d'archéologie. Il fallut que M. de Vo-

gué, alors ambassadeur de France à Constantinople,exhumât les lettres écrites en 1820 par Brest à David,

pour réduire à néant — du moins aux yeux des gensbien informés —le roman suivant lequel la Vénus aurait

été découverte presque intacte, debout sur un piédestal,

puis mutilée au cours d'une rixe sur la plage, etc. 2.

En dehors de lettres fort courtes, je ne sache pas

qu'on ait encore rien publié sous la signature de Brest.

Jules Ferry écrivait en 1874 : « Pour achever la lumière

et rallier les plus obstinés, un seul document resterait

à trouver : c'est le premier rapport adressé par M. Brest

père à l'ambassadeur de France à Constantinople. »

Ce rapport a été publié par le frère de Marcellus; il

est très bref et n'apprend pas grand'chose, sinon queBrest avait renoncé à acquérir la statue, dont on deman-

dait 20 à 30.000 francs 3. En revanche, je suis en mesure

de faire connaître une relation détaillée adressée par

Brest, en 1862, à M. Bourée, ministre de France à

Athènes. Voici comment elle est venue entre mes mains.

Un médecin anglais établi à Paris, où il mourut en

mars 1886, Claude Tarral, avait consacré de longues

années à l'étude des marbres antiques du Louvre et,

1. La lettre de J. Ferry a été reproduite par Aicard, La Vénusde Milo, Paris, 1874, p. 188.

2. Comptes rendus de l'Acad. des Inscriptions, année 1874 (Paris,1875, p. 152-160).

3. Aicard, La Vénus, p. 202 ; Goeler, Die Venus, p. 191.

294 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

en particulier, de la Vénus de Milo. A une époque où

presque tous les archéologues pensaient autrement,Tarral soutint les thèses suivantes : 1° La Vénus n'a

pas été restaurée dans l'antiquité; elle n'a pas été

mutilée en 1820; 2° le fragment de bras, avec la main

tenant la pomme, appartient à la statue; 3° la partiedroite de la plinthe, aujourd'hui perdue, avec la signa-ture du sculpteur Agésandre d'Antioche, lui appar-tenait également; 4° sur cette partie de la plinthe était

dressé un hermès, qui se trouvait, par suite, à la gaucheet tout près de la Vénus; 5° la déesse relevait le bras

gauche et abaissait le bras droit vers sa draperie. Tar-

ral pensait encore qu'Agésandre était le sculpteurnommé par Pline comme un des auteurs du Laocoon,et il prétendait trouver une analogie étroite entre

l'exécution du groupe du Vatican et celle du chef-

d'oeuvre du Louvre.

S'inspirant de ces principes, Tarral exposa, en 1862,

un modèle restauré de la Vénus, qui a été reproduiten phototypie dans le livre de Goeler (Die Venus, pi. 4)et ailleurs (voir fig. 54). Pour justifier sa restauration,Tarral avait accumulé les matériaux d'une longue mono-

graphie, dont il écrivit même quelques chapitres ; mais il

mourut avant d'avoir rien publié 1. Après sa mort, un édi-

teur photographe de Paris avec lequel il était lié, M. Don-

tenvil, apporta à M. de Ville fosse une énorme liasse de

papiers, dont Tarral avait voulu que le conservateur

des antiques du Louvre devînt le dépositaire. Sachant

que je m'occupais à nouveau de la Vénus,M. de Ville-

fosse a eu l'obligeance de mettre à ma disposition les

papiers de Tarral. Le dépouillement auquel je les ai sou-

mis ne m'avait rien fourni d'intéressant,et j'étais sur le

point de regretter le temps perdu, lorsque je tombai

1. Goeler von Ravensburg a été en correspondance avec Tarralet s'est inspiré de ses lettres dans sa monographie, encore précieuse,sur la Vénus (Heidelberg, 1879).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 295

sur une copie du rapport encore inédit de Louis Brest.

Dans un chapitre manuscrit de son ouvrage, écrit

vers 1877 en réponse aux publications de J. Ferryet d'Aicard, Tarral a expliqué comment il s'était

procuré la copie en question. Honoré, sous l'Empire,de la bienveillance de Mme la princesse Mathilde, il

s'était adressé à la cousine du souverain pour obtenir

une déposition officielle du vieux Brest. La princessefit prier Bourée, alors ministre de France à Athènes

(1862), de demander un rapport écrit au vice-consul

de Milo. Ce rapport, rédigé à une époque où Brest

s'était fait, depuis longtemps, une habitude d'altérer

la vérité, témoigne cependant d'une certaine réserve ;écrivant à son ministre, Brest ne pouvait pas donner

cours à son imagination comme lorsqu'il conversait,inter pocula, avec des officiers de marine ou des tou-

ristes. Quoi qu'on pense, d'ailleurs, des inexactitudes

qui s'y rencontrent, c'est le seul document émané de

Brest lui-même que Ton puisse désormais alléguer à

côté de ses lettres de 1820 ; je crois donc nécessaire

de le publier in extenso. J'indiquerai chemin faisant,en note, les principales erreurs de fait commises parBrest ; mais je dois me réserver d'insister plus tard

sur les informations nouvelles que nous lui devons et

qui sont loin d'être toutes méprisables.

V

Rapport de Louis Brest 1

Milo, le 3 juin 1862.

Monsieur le ministre,

Je reçois aujourd'hui même la lettre que vous m'avez faitl'honneur de m'écrire le 26 du mois dernier et m'empresse de

1. Chronique, 27 février 1897, p. 84-87.

296 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

vous faire un exposé détaillé relatif à la découverte, l'achat et

l'embarquement de la Vénus de Milo, achetée par moi et remise

à M. le vicomte de Marcellus, d'après l'ordre de S. E. M. le mar-

quis de Rivière, ambassadeur à Constantinople, pour être

envoyée en France, au Musée du Louvre, à Paris, vers la fin de

l'année 1819 KUn certain paysan du pays, nommé Théodore Kendro-

tas 2, labourant son champ situé près de l'amphithéâtre, vit

écrouler un rocher qui, en tombant, fit une ouverture où il

put apercevoir une statue : cette statue fut la Vénus. Le paysans'étant mis à déblayer l'emplacement où gisait la Vénus,.

envoya son fils me prévenir de cette découverte, et au reçu de

cet avis, je m'étais de suite rendu sur les lieux d'où j'ai pu exa-

miner de près, reconnaître et admirer la beauté de la statue. Sur

la demande que j'avais adressée audit Kendrotas s'il voulait

me la vendre, il me répondit qu'il me la céderait de préférenceà tout autre, moyennant le prix de six cents piastres, plus d'uni

habillement pour lui de la valeur de dix-huit piastres, en tout

six cent dix-huit piastres du G. S.

La statue à peine dégagée et enlevée de sa niche, je la fis

transférer en ma présence et pour ma tranquillité chez moi,et le lendemain je m'étais empressé de donner avis à S. E. M-

le marquis de Rivière de l'acquisition de cette antiquité, que jevenais de faire pour 618 piastres, que je croyais digne pour le

musée de France, et de le prier en même temps de m'envoyer le-

plus tôt possible un navire de guerre pour venir la chercher

d'ici 3.Un mois s'était écoulé et aucune réponse je ne recevais de la

part de M. l'ambassadeur à Constantinople ; quelque temps

après, une corvette anglaise, qui avait à bord deux lords, ayant

appris à Smyrne, par les officiers des bâtiments de guerre fran-

çais, que j'étais possesseur d'une belle statue, vint à Milo et

les deux voyageurs me demandèrent la permission de la leur

montrer, ce que je leur avais accordé par complaisance.

Après l'avoir bien examinée, les deux visiteurs m'ont inter-

rogé si je voulais vendre l'antiquité et à quel prix pouvais-jela leur céder ; je répondis à ces messieurs qu'elle n'était pas à

1. La découverte est de 1820 seulement.2. Peut-être s'appelait-il aussi Yorgos ; c'est le nom que lui donnent

les autres versions.3. Il n'est pas vrai que la statue ait été transférée chez Brest ; il

n'est pas vrai qu'il l'eût acquise. La lettre de Brest au consul de

Smyrne (et non à l'ambassadeur) est du 12 avril.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 297

vendre, que je ne l'avais point achetée pour en spéculer dessus,mais pour la dédier au Musée de ma nation, lorsque MM. les

Anglais m'ajoutèrent qu'ils me donnaient deux mille tallariset qu'ils pouvaient même porter le prix à trois mille ; leur ayantdonné la même réponse, ils ont quitté ma maison et, en partant,ils ont ajouté qu'ils pouvaient me la payer jusqu'à quatre milletallaris *.

Aussitôt après leur départ, j'avais de nouveau écrit à S. E.M. l'ambassadeur à Constantinople en lui rendant compte enmême temps de la visite et de la proposition que MM. les

Anglais m'avaient faite relativement à la statue. M. le marquis deRivière m'avait à la fin écrit que dans quelques jours M. levicomte de Marcellus, troisième secrétaire de l'ambassade, par-tirait bientôt sur la goélette du roi, YEstafette, pour aller visiterJérusalem et qu'il donnerait l'ordre de toucher à Milo pour voirla statue et que, s'il la trouvait belle, il la prendrait ; en atten-

dant, il me priait de la bien conserver jusqu'à son arrivée à Milo.A la réception de la lettre de Son Excellence, j'avais fait trans-

porter la statue au bord de la mer et mise en magasin, atten-dant l'arrivée de la goélette. MM. les Anglais, piqués de la réponseque je leur avais donnée par rapport à la statue, en partant d'ici,s'étaient rendus à Chio où se trouvait alors le drogman du capa-dan pacha (grand amiral), nommé Mourusi (c'était là où tousles primats des îles de l'archipel devaient se rendre pour payerle tribut d'usage), et ils ont obtenu de lui d'envoyer un bengardi(décret) menaçant fortement les notables du pays pour lui faireavoir la Vénus, pour que le susdit Mourusi pût la porter au capa-dan pacha à sa rentrée à Constantinople 2.

L'homme du drogman porteur dudit décret était arrivé ici àl'effet de réclamer la statue, mais je m'étais à luifortement opposé,en lui déclarant que je croyais légale l'acquisition que je venais defaire et aucunement contraire aux traités et capitulations exis-tant entre les deux gouvernements ; que, d'ailleurs, la statue iraità Constantinople et que le capadan pacha pourrait la réclamer

de M. l'ambassadeur de France, en sorte que, après bien des dis-

cussions, l'envoyé du drogman partit seul. Un misérable prêtregrec, nommé Vergis Milioti, ami du drogman Mourusi, est resté

1. Tout cela paraît inventé ; personne n'a jamais entendu parlerde ces lords anglais. C'est seulement après l'enlèvement de la Vénus

qu'un bâtiment anglais vint à Milo.2. Rien de cela n'est vrai ni vraisemblable. C'est la première fois

qu'on voit intervenir « la perfide Albion » dans cette affaire.

298 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

ici et n'a cessé de menacer et d'effrayer les primats de l'île.

Dans le courant du mois de mai 1820, la goélette du roi,YEstafette, ayant à bord M. de Marcellus, étant arrivée en ce

port et pendant que je me trouvais à bord, le hardi prêtre Vergisse rendit au magasin où j'avais disposé la statue, enleva la

moitié et la porta à bord d'un bâtiment rayas de Ghalaxidis,en relâche en ce port, allant à Constantinople. Sorti à peine à

terre de la goélette et appris le vol qui nous avait été fait, aussi-tôt avoir embarqué l'autre moitié de la statue et les deux

autres pièces représentant Hermès et Hyraclès, je m'étais embar-

qué à bord de la grande chaloupe de la goélette, accompagné deson digne lieutenant, M. Berranger, et de douze hommes et nous

fûmes à bord du navire agresseur. Au commencement, ils ontvoulu nous défendre de monter ; mais nous y sommes parvenus de

force d'enlever et de porter la statue à bord de la goélette 1.Cette affaire finie, M. le vicomte Marcellus et moi nous étionsmontés chez moi, où nous avions trouvé -réunis tous les primatsde l'île, tout effrayés et tremblants, craignant les avanies du

drogman Mourusi. Le méchant prêtre Vergis avait nolisé un

petit bateau et il s'était rendu à Chio pour aller porter plaintecontre eux au drogman. Touchés de leur position, nous avionsfait tout notre possiblepour les tranquilliser ; je me rappelle quenous deux leur avions même formellement signé et livré un

document officiel, par lequel nous déclarions que si, par suitede l'acquisition faite par moi, à Milo, d'une statue représentantune femme en marbre, les primats et notables de l'île essuyaient,de la part du drogman, quelque injustice ou disgrâce, M. l'am-bassadeur de France leur promettait de les protéger et de lesassister en cette occasion.

Les premiers jours du mois de juillet, le drogman Mourusi vintà Syphante, d'où il avait envoyé un officier de là marine turque,à l'effet de saisir d'ici et d'amener auprès de lui les trois primatsdu pays, les sieurs Pietro Tataruky, Av. (sic) Chiniandrity Michelet le vieux Économe Arminy ; arrivés à Syphante, il les avaitmis d'abord en prison et, ensuite, après leur avoir fait donner la

bastonnade, il les a obligés de payer une amende de six millecent piastres, équivalant alors à autant de francs. Informé decet incident, j'avais écrit à Son Excellence à Constantinople,pour la renseigner sur l'injuste et brutale conduite du drogmanenvers les trois primats de l'île.

1. Ainsi, pas de bataille à terre, pas de statue traînée sur le rivage ;il n'y a plus trace, ici, du roman que Brest et Matterer ont raconté.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 299

La goélette l'Estafette, à bord de laquelle il y avait M. de

Marcellus, ayant relâché à l'île de Paros d'où il devait se rendreà Antiparos pour visiter la fameuse grotte de stalactites, il m'écri-vit une lettre par laquelle il me disait que nous avions fait uneexcellente acquisition antique et que notre statue faisait l'admi-ration de tous les connaisseurs ; à la réception de sa lettre,j'avais nolisé un bateau et étais allé à sa rencontre pour l'infor-mer et du mauvais traitement et de l'avanie que les trois malheu-reux primats avaient souffert du drogman Mourusi ; malheu-

sement, arrivé à Paros, j'avais trouvé partie l'Estafette, et àmon retour à Milo, j'avais de nouveau écrit à ce sujet à M. l'am-bassadeur à Constantinople. Au reçu de ma lettre, M. le marquisde Rivière avait, en effet, entretenu de cette affaire le capadanpacha, qui lui avait promis qu'à l'arrivée à Constantinople du

drogman non seulement il l'aurait réprimandé de ce qu'il avait

fait, mais qu'il l'aurait obligé à restituer la somme injustementenlevée aux trois primats. Dans le courant du mois de novembre

1820, M. le marquis de Rivière, allant en France sur la gabareLa Lionne, avait exprès relâché en ce port et il m'a remis le

bengardy que j'ai l'honneur de vous renfermer ci-joint et dont

je vous prie, après en avoir pris connaissance, de me le retourner.En cette occasion j'avais réuni chez moi tous les primats du payset leur en avais donné lecture ; malheureusement aucune satis-faction ne leur fut accordée, attendu la révolution grecque quiallait éclater alors et qu'à peine le drogman Mourusi rentréà Constantinople au commencement de 1821, fut soupçonnécomme complice de la révolte et décapité ainsi que son frère.

D'après la pronjtesse par écrit que M. de Marcellus et moi avionsdonnée aux primats et notables du pays de leur faire donner

justice en cas d'avanie, ces messieurs venaient tous les jourschez moi me demander le remboursement de l'amende qu'ilsavaient payée ; toutes mes plaintes et réclamations auprès demes chefs directs, ambassadeur ou chargé d'affaires à Constan-

tinople et au consulat général de Smyrne, étant restées sansaucun effet, j'ai été forcé de payer à la fin, de moi-même, laditesomme de six mille cent francs.

Son Excellence M. le marquis de Rivière, arrivé en France,avait cédé la Vénus au Musée du Louvre à son nom direct commeun objet par lui découvert et à lui appartenant, sans vouloirfaire donner le mérite à celui qui, par ses grands soins, l'avaitachetée et sauvegardée le premier, souffert tant de peine jus-qu'à ce qu'il ait parvenu à lui donner la destination qu'il lui a

désignée dès le premier jour de sa découverte et à l'embarquer

300 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

pour la France. Bien que la chose fût autrement de ce qu'elle a été

présentée à Paris, Son Excellence M. le marquis de Rivière,étant alors un personnage bien puissant et très influent auprèsdu roi, personne n'a osé à le contredire.

M. de Beaurepaire, protégé de M. le marquis de Rivière, étant

resté alors chargé d'affaires à Constantinople, par crainte sans-

doute que je ne fisse publier par des journaux de l'opposition, en

France, quelque article concernant la découverte de la Vénus

(chose que je n'aurais jamais faite), m'avait écrit et ordonné de

lui envoyer toute la correspondance regardant. cette acquisi-tion, consistant en cinq lettres de Son Excellence, trois de

M. le vicomte de Marcellus, la caution que nous avions signée et

délivrée aux primats et que j'avais retirée de ces messieurs,

plus tard, après les avoir payés, et les reçus et quittances des

primats pour les sommes que je leur avais payées, sous prétexteet promesse de les examiner et de me les rendre quelques jours

après, promesse que M. de Beaurepaire n'a pas maintenue.

Malgré mes prières maintes fois réitérées, malgré les bontés detous ces chefs pour moi, personne n'a jamais voulu écrire en

ma faveur, sur cette affaire, au département des Affaires étran-

gères, par crainte, toujours, de contrarier le susdit grand et

puissant personnage.Onze à douze ans après, M. le marquis de Rivière étant

presque en agonie, sur le point de mourir, assisté par M. l'abbéJanson Forbin, son confesseur, celui-ci lui avait dit quelquesmots en ma faveur et alors il avait donné ordre au nommé

Auguste Castagne, son protégé, chancelier de notre ambassade

à Constantinople, de me rembourser la somme de six mille cent

francs ; c'est ce que j'ai reçu plus tard, avec la différence qu'àcette époque-là le franc valait deux piastres et trente paras, de

sorte que j'avais essuyé une perte de cinq mille piastres environ,sans compter les intérêts de dix ans, les frais de transport de lastatue et d'autres dépenses que personne ne m'a jamais payées.En voici, Monsieur le ministre, tout le récit, concernant la

découverte, l'achat et l'embarquement de la Vénus.Je reviens, maintenant, au reste de vos questions.

1° Vous me questionnez : «Dans quelle attitude était la Vénus ?— Elle fut trouvée dans sa nichex ; il y avait également debout

les deux autres statues de Hermès et d'Héraclès.2° « Avait-elle ou n'avait-elle pas ses bras ?— Elle n'en avait point, la partie supérieure de la niche ayant

1. Il est certain qu'elle était en deux morceaux.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 301

écroulé les aura peut-être cassés et fit aussi une légère égrati-

gnure au nez de la statue.3° « Si elle les avait, comment se sont-ils brisés ?— Comme la statue n'en avait pas, je présume qu'ils se sont

brisés de la manière que je dis plus haut.4° « Dans ce cas, quelle était la pose et comment se fait-il qu'ils

aient été perdus ?— Je vous dirai ce que je sais à ce sujet à la demande suivante.5° « Si on les a envoyés en France tardivement, par quel bâti-

ment sont-ils partis et à quelle maison la caisse était-elle adressée ?—

Après le départ de Son Excellence pour la France, conformé-ment à son désir, j'avais fait des recherches à l'endroit où lastatue s'était trouvée et, parmi les cailloux et la terre, j'avaistrouvé beaucoup de morceaux de marbre provenant de statues

mutilées, quelques offrandes, telles que des pieds d'enfants, desmains et autres et les deux bras que j'ai cru appartenir à la

Vénus, le bras droit (sic) en trois morceaux, dont les doigts de lamain fermée tenaient une pomme, et le gauche en deux morceaux

ayant les trois doigts fermés et le pouce et l'index joints parais-sant qu'ils aient tenu quelque chose. J'avais le tout emballédans une caisse et envoyé en France vers le commencement de1821 par un brick français et si je ne me trompe pas, c'était le

Saint-Esprit ou bien la Confiance en Dieu, capitaine Riquier, àl'adresse qui m'avait été donnée par Son Excellence de M. Bede-

fort, négociant à Toulon.

6° « Pensez-vous que des fouilles faites sur le terrain voisin

seraient permises par le propriétaire, et que ces fouilles amène-

raient quelques découvertes ?— Je ne pourrais rien vous assurer à ce sujet ; je vous dirai

seulement que pendant la révolution des Grecs, que tout lemonde avait la permission de faire des fouilles ; le sieur Théodore

Xenos de Patmos, alors négociant établi à Smyrne, plus tardconsul général grec en ladite ville, se trouvait à Milo, réfugiéavec sa famille et celle de son frère Jean, s'étant arrangé avecle propriétaire du champ de la Vénus, avait fait des excavationsdans une époque où je me trouvais absent de l'île avec M. l'ami-ral de Rigny, que j'accompagnai de partout par ordre minis-

tériel, en qualité d'interprète ; à mon retour ici, j'avais appris

que M. Xenos avait trouvé, à l'est de la niche de la Vénus, un

emplacement rond ayant trois pieds de hauteur, plâtré d'unblanc très luisant, portant en trois lignes de grandes lettres,écrites à l'encre rouge, ayant au milieu une espèce de demi-

colonne en pierre, avec un trou au centre ; cet emplacement

302 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

avait la grandeur d'une chambre, mais ronde. Je pense que:c'était un offertoire où l'on portait les objets offerts à la déesse.Le sieur Xenos avait démoli cet endroit si curieux et il n'a pasmême copié l'inscription qui se trouvait tout autour. Le mêmeavait fait des fouilles de l'autre côté de la niche de la Vénus, vers

l'ouest, et il a rencontré une nouvelle niche avec de grandespièces de marbre portant des inscriptions.

Au-dessus du champ dé la Vénus, environ 15 à 20 pieds versle sud, il y a un terrain appartenant au nommé Antoine Vergis,pilote en chef des Anglais, alors embarqué avec le commodore.

Hamilton, sur la frégate Le Cambrian, et qui, par ordre et pourcompte de son commandant, avait fait des fouilles en ligne droitede la niche de la Vénus. Ayant trouvé une statue représentant unhomme tout à fait nu, manquant de tête et de bras, on disait

que c'était un héros qu'on avait placé à l'entrée de Nomos (sic) (1),et quelques chandeliers en bronze.

Je vous dirai en outre, Monsieur le ministre, qu'en 1817M. de Forbin, conservateur du musée du Louvre, ayant passépar Milo, avec la division commandée alors par M. le capitainede vaisseau Halgan, j'avais acheté pour son compte deux statues

mutilées, sans tête ni bras, pour trente piastres du G. S. Je me,

rappelle que ce monsieur avait dit que les deux statues en ques-tion représentaient Junon et Minerve ; dans ce même terraindécouvert se trouvait une autre statue en marbre, mais encore

privée de tête et de pieds ; on disait que c'était Paris et que les

Anglais l'ont également pris 2.7° « Serait-il très difficile d'exporter les objets trouvés?— Résidant à la capitale, vous ne devez pas ignorer, Mon-

sieur le ministre, que les fouilles sont prohibées par le gouver-nement grec et que, sans une autorisation du ministre de T Inté-

rieur, on ne peut pas en faire ici, et ensuite il y a dans le pays unsoldat invalide, payé ad hoc par le gouvernement, à l'effet

d'empêcher tous ceux qui travaillent sans permission et de sur-veiller les fouilles autorisées. Lorsqu'on découvre quelquece soit antiquité, le surveillant et le propriétaire du terrain sont

obligés de la dénoncer à l'éparque ; celui-ci l'envoie, ainsi quele propriétaire, à Athènes, où elle est estimée par une commission

d'archéologie (bien entendu, estimation minime et préjudicieuse

1. [Peut-être du dromos. —1929.]

2. Ceci est fort important ; on se rappelle que Voutier, Dumontd'Urville et Brest ont cru que la Vénus appartenait à un groupereprésentant le jugement de Paris. L'origine de cette singulière hypo-thèse se trouve enfin expliquée.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 303.

pour le propriétaire), et on lui paie la moitié de sa valeur.Le propriétaire a aussi le droit de garder chez lui l'antiquitétrouvée, s'il ne veut pas la vendre au gouvernement, pourvu'qu'il fournisse une caution en toute règle qu'il ne l'expor-tera pas à l'étranger.

Si Votre Excellence désire faire faire des fouilles, je crois

que ce n'est pas difficile d'obtenir la, permission ; en ce cas, vous,voudrez bien m'en donner avis, afin que je puisse faire préparerles outils et instruments nécessaires pour les excavations, et je

prends sur moi le soin de les faire rigoureusement surveiller.

Quant à la permission à obtenir du propriétaire, je me charge dela solliciter, bien entendu en le dédommageant. Par le behgardyque vous trouverez ci-annexé, vous verrez par son contenu,Monsieur le ministre, que Son Excellence M. le marquis de

Rivière ne dit pas dans la plainte portée au capadan pacha quelui ou son secrétaire, M. de Marcellus, avait trouvé ou achetéune statue à Milo, mais que cette statue avait été achetée par les

Français et pour la France ; c'est, bien entendu, par l'agent,consulaire de cette nation résidant à Milo 1.

Telle est, d'après ce que je me rappelle, Monsieur le ministre^l'histoire de la Vénus que, conformément à vos ordres, je me suis

empressé de vous raconter en détail.J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,

Monsieur le ministre,Votre très humble et très obéissant serviteur,

Louis BREST.

VI 2

Conclusions arrêtées en 1898.

Je demande ici la permission de résumer en quelques?

lignes les conclusions auxquelles je suis arrivé 3:

1. On se décourage au milieu de tant de mensonges ! Brest avaitécrit à Rivière : « J'ai voulu contracter avec le propriétaire. Maisles habitants de l'île lui ayant fait croire qu'elle (la statue) valait20 à 30.000 francs, je n'en ai rien fait. » Tout ce que Brest obtint

(et c'était beaucoup) fut que la statue ne fût pas donnée au capitanpacha jusqu'à nouvel ordre (Brest à David, 12 avril 1820).

2. [Chronique des Arts. 9 juillet 1898, p. 224-226].3. Voir aussi un article sm? le même sujet dans The Nation, (New-

304 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

1° Le rapport, enfin exhumé, du consul Brest établit

définitivement que la statue était privée de ses

bras ;2° Les dessins de M. Voutier, reproduits en 1892

par M. Ravaisson, prouvent qu'elle fut trouvée en

compagnie de deux hermès et de deux inscriptions

(fig. 60);3° L'une de ces inscriptions, signature d'un artiste

postérieur à Tan 260, Agesandros, était gravée sur un

bloc de marbre dans lequel était pratiquée une cavité ;Voutier a figuré Thermes imberbe posé verticalement

sur le bloc de marbre ;4° L'autre inscription, portant le nom de Théodoridas

fils de Laïstratos 1, servait, suivant le dessin de Voutier,de base à Thermes barbu ; mais comme le bloc portantcette inscription a disparu, on peut douter qu'il existât,

à l'origine, un rapport quelconque entre l'inscriptionet Thermes. Ce dernier a pu fort bien, lors de la décou-

verte de la statue, être posé debout pour faire pendantà Thermes juvénile 2, dont le socle portait la signature

d'artiste postérieure à Tan 260 avant J.-C.

Ce qui précède suffit à prouver que la restauration

de la Vénus, préconisée par M. Furtwaengler, est abso-

lument inadmissible. En effet, le savant archéologuede Munich croit que la base avec signature (égaréemalheureusement depuis plus d'un demi-siècle) s'adap-tait à ce qui reste de la base de la Vénus ; seulement,dans la cavité que présente le bloc inscrit, il imagineune colonnette de marbre sur laquelle se tenait appuyéle bras gauche de la Vénus. Il est désormais évident

York), 1897, p. 222, réimprimé dans la Revue archéologique, 1897,II, p. 298, avec quelques changements.

i. [Je répète que j'écris Laïstratos au lieu de Daistratos, pre-mière lecture ; il est certain qu'il y a un A, non un A.]

2. « Je fis dresser la statue » écrit Voutier dans sa brochure. Il asans doute fait dresser aussi les hermès.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 305

que la base inscrite n'a jamais pu supporter qu'un

hermès, et non une colonnette. Donc, si la base inscrite

s'adaptait vraiment à celle de la Vénus, la seule restau-

ration admissible serait celle de Tarral : la Vénus debout,

à côté d'un hermès, avec le bras gauche relevé et non

appuyé (fig. 54).Mais si Ton admet que la base inscrite, avec signature

d'artiste, était bien celle de la Vénus, il faut placercette statue après 260 avant J.-C. Furtwaengler,il est vrai, d'accord avec beaucoup d'archéologues alle-

mands, n'hésite pas à la faire descendre jusqu'auxenvirons de Tan 100 avant l'ère chrétienne ; mais le

style du chef-d'oeuvre ne cesse de protester contre cette

hypothèse, que le témoignage le plus explicite (et il

n'y en a point) ne suffirait guère à nous faire admettre.

Or, en l'espèce, comme nous l'avons montré, c'est

trop peu de dire que la Vénus, au cas où la base signée

d'Agesandros serait la sienne, devrait être attribuée

à une époque bien basse ; il faudrait encore se résoudre

à accepter l'affreuse restitution de Tarral, contre

laquelle le goût de Furtwaengler s'est insurgé,

puisqu'il lui en a substitué une autre, d'ailleurs im-

possible à défendre (fig. 59,4). Donc — et ceci est d'une

rigueur presque mathématique— les admirateurs de la

Vénus, s'ils veulent être conséquents, doivent poseren principe que le fragment de base, avec la signature

d'Agesandros et Thermes, n'a rien de commun avec la

statue.

D'après un dessin fait au Louvre avant la perteou la destruction de ce fragment, on voit que la lignede brisure, sur la gauche, s'ajustait par à peu près à la

ligne suivant laquelle est brisée, à droite, la base de la

Vénus. C'est là un simple hasard. S'il y avait eu corres-

pondance exacte entre les deux surfaces brisées, on

les aurait rejointes et l'inscription ne serait pas égarée.Il n'y avait certainement qu'un à peu près. L'hermès

8. REINACH 20

306 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

et la base signée -sont les fragments d'un groupe quel'

conque ; la Vénus est une figure isolée.

On savait déjà que Ton avait découvert, avec la

Vénus, des morceaux de sculpture appartenant à

d'autres statues et à des époques diverses. C'est pour-

quoi j'avais émis l'opinion, en 1890, que la niche où

elle a été trouvée avait servi de dépôt à un chaufour-

nier 1. Je maintiens cette opinion, bien qu'Edmond

Le Blant, dans l'intervalle, ait soutenu que la Vénus

avait été cachée par quelque païen, ami du beau, au

moment du triomphe du christianisme et de la fureur

iconoclaste qu'il déchaîna 2. S'il en était ainsi, on aurait

trouvé la Vénus seule ou avec d'autres statues complètes,

comme les hermès qui lui tenaient compagnie ; on

ne l'aurait pas exhumée avec un troisième bras (de

dimensions trop grandes pour la statue), un pied, des

inscriptions, etc 3.

De ces inscriptions, celle que Voutier a lue sur le bloc

qu'il donne pour base à Thermes barbu prend une

importance singulière, à la lumière des observations que

j'ai faites en 1897 et que je puis compléter aujourd'hui.

L'inscription se lit : Théodoridas Laistratou, c'est-à-

dire : « Théodoridas fils de Laïstratos. » Comme elle est

perdue, et que le dessin de Voutier est très sommaire,

on ne peut en estimer la date par l'étude de la forme des

lettres ; mais il se trouve que ce Théodoridas est connu

d'ailleurs. C'est lui qui a dédié à Poséidon, vers 370

avant J.-C, la statue d'homme—sans doute son propre

portrait—

que j'ai reproduite d'après un dessin fait

par M. Gilliéron au Musée d'Athènes *.

1. Gazette des Beaux-Arts, 1890, I, p. 376-394, (plus haut, p. 256),2. E. Le Blant, Mélanges de Rome, t. X, p. 389.3. Voir le témoignage de Dumont d'Urville, Chronique des Arts,

1897, p. 25 (plus haut, p. 279).4. [Voir Cultes, mythes, etc., t. IV, p. 425 et Rép. stat., t. II,

p. 662, 5.]

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 307

La base de la statue a été découverte ancienne-

ment, transportée au vieux

port et publiée en 1878 ; la

statue a été exhumée la

même année, au lieu dit

Klima 1.

M. Cavvadias et tous les

archéologues qui l'ont vue

debout sur son piédestal

affirment, sans aucune ré-

serve, que la base appar-tient bien à la statue 2.

L'inscription gravée sur

cette base se traduit ainsi :

« Théodoridas, fils de Laïs-

tratos, à Poséidon. »

Or, la statue de Théo-

doridas faisait partied'un ensemble. En même

temps qu'elle on a décou-

vert une statue colossale

de Poséidon, haute de

plus de 2 mètres, quiest aujourd'hui au Musée

d'Athènes 3(fig. 61). Il est

assez naturel de penser que

Théodoridas, ayant consacré le colosse de Poséidon en

1. [M. Lallier, vice-consul de France à Milo, m'a écrit la lettre sui-vante (Chronique, 1898, p. 275) : « Le lieu dit Klima est le nom donnéaux jardins qui sont dans le terrain au bord de la mer : la Vénus aété trouvée sur le flanc de la montagne au-dessus de ces jardins,près du théâtre et à environ 150 mètres du bord de la mer. Le Nep-tune a été trouvé par M. Jean Nostrakis, notaire à Milo, auprès de latour Mavro Tïkho, à peu de distance de l'endroit où fut découvertela Vénus. »].

2. Cavvadias, Glypta, t. I, p. 193, n° 237.3. S. Reinach, Répertoire de la statuaire, t. II, p. 28 ; Gazette des

Beaux-Arts, 1890, I, p. 389.

Fi?. 61. — Le Poséidon de Milo.

308 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

même temps que d'autres statues, ait voulu aussi

consacrer au dieu sa propre image, comme celle d'un

respectueux adorateur. Les dédicaces de ce genre sont

fréquentes en Grèce ; les textes littéraires en ont con-

servé plus d'un exemple.Cela étant, il est bien probable que la statue de Po-

séidon doit être contemporaine de la dédicace de Théo-

doridas, à moins qu'on ne veuille supposer que le

Poséidon de Théodoridas ait été remplacé plus tard

par quelque autre image du même dieu. Assurément,cela est possible

1; mais, en bonne méthode, il faut

raisonner d'après les vraisemblances, dès qu'un motif

grave ne nous oblige pas à raisonner autrement. Donc,

jusqu'à preuve du contraire, j'admettrai que le Poséi-

don de Milo a été sculpté vers 370 avant J.-C, c'est-à-

dire à l'époque où l'école de Phidias, continuée parAlcamène et par Céphisodote le Vieux, allait faire placeà celle de Scopas et de Praxitèle.

Cette conclusion peut paraître étrange, parce quetous les archéologues, jusqu'à présent, ont placé le

Poséidon, d'après le style, vers Tan 150 avant J.-C. Mais

les archéologues peuvent s'être trompés sur ce point.M. Furtwaengler ne vient-il pas, tout récemment encore,de signaler à Venise des originaux de la plus belle

époque grecque, que Ton s'accordait à considérer

comme des oeuvres alexandrines ou romaines 2 ? Et si,

pour un chef-d'oeuvre comme la Vénus de Milo, les

plus habiles archéologues n'ont pu se mettre d'accord,les uns la plaçant vers 400, les autres vers 100 avant

J.-C, n'a-t-on pas le droit, quand il s'agit d'une oeuvre

moins parfaite, quoique sans conteste d'une belle allure,

d'arguer de la latitude que nous laisse notre connais-

sance encore rudimentaire des styles grecs ?

1. [C'est ce que je crois aujourd'hui.—

1929.]2. Voir Mémoires de l'Académie de Bavière, 1. XXI (1898).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 309

Non seulement le Poséidon est, comme la Vénus,de dimensions colossales, mais il présente avec celle-ci

des analogies incontestables, en particulier dans la

disposition et le traitement des draperies. Ces ana-

logies avaient frappé très vivement M. Furtwaengler;elles ne le gênaient d'ailleurs pas, puisqu'il plaçaitPoséidon et Vénus vers 150 avant J.-C. Elles ne nous

gênent pas davantage, nous qui croyons les deux statues

de plus de deux cents ans antérieures. Il y a donc moyende s'entendre.

Et la statue de Théodoridas ? Elle est sans tête,ce qui enlève toujours un élément d'appréciation.Avouons franchement qu'à première vue on l'attri-

buera volontiers à l'époque romaine, où les figures

drapées de la sorte sont très nombreuses. Mais les

artistes romains n'ont pas inventé cela ; leurs typesconvenus d'hommes drapés, de femmes drapées, sont

imités de motifs grecs de la belle époque, en particulierdu ive siècle. Si le travail de la statue de Théodoridas

n'est pas très bon, cela n'empêche pas du tout d'attri-

buer cette figure au ive siècle ; il y a certes moins de

différences, comme qualité, entre le Théodoridas et le

Poséidon qu'entre le Poséidon et la Vénus 1. Or, Poséidon

et Vénus doivent être contemporains. Et tout fait

penser que ces deux figures étaient, à l'origine, sinon

groupées, du moins placées à peu de distance Tune de

l'autre. C'est ce qui explique— et je ne vois guère

comment l'expliquer autrement —qu'une inscription

au nom du même Théodoridas, lié indissolublement

au Poséidon de Milo, se soit rencontré, teste Voutier,

à côté de la Vénus.

Je suppose qu'il y avait à Milo un sanctuaire de

1. M. Collignon, qui place le Poséidon au ne siècle, croit le Théo-doridas de la même époque. M. Furtwaengler et M. Collignon trouvent

que le Poséidon ressemble à la Vénus. Donc, il n'y a pas trop detémérité à rapprocher de la Vénus notre statue de Théodoridas.

310 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

Poséidon, consacré par un riche citoyen du nom de

Théodoridas —peut-être un armateur — et tout rempli

de statues. Le nom de Théodoridas devait être gravésur d'autres marbres que celui qui servait de pié-destal à la statue du donateur. Le jour des catastropheset de la barbarie venu, quelques ex-voto de Théodo-

ridas restèrent en place ; la Vénus, avec d'autres frag-ments de même provenance, fut transportée par un

chaufournier en lieu sûr. L'inscription au nom de

Théodoridas que Ton a exhumée avec elle semble décla-

rer bien hautement, à notre avis, qu'elle vient du

même endroit que le Poséidon.

La Vénus ! Que de fois cette désignation d'Aphro-dite a été révoquée en doute ! On a songé à une Vic-

toire, à une Nymphe de l'île, à une Muse, que sais-jeencore ? Après tout, il faut bien avouer que la désigna-tion traditionnelle ne repose sur rien de bien solide.

La déesse, dit-on, avait les oreilles percées pour recevoir

des pendants. Cela suffit-il, en archéologie, pour affirmer

qu'une déesse s'appelle Vénus ? Les pendants d'oreille

sont-ils des attributs divins ?

Il semble donc que, tout en maintenant, jusqu'ànouvel ordre, la désignation traditionnelle, on soit

libre d'en chercher et même d'en proposer une autre.

Or, voici, pour terminer, une hypothèse nouvelle; jela donne comme une hypothèse, car je ne suis pas du

tout convaincu qu'elle soit justifiée; mais j'aime au-

tant, après l'avoir ruminée pendant plus d'un an,m'en délivrer en la soumettant à nos lecteurs.

Philochore, historien grec qui écrivait vers Tan 300

avant J.-C, nous apprend qu'il existait, dans Tîle

de Ténos, deux statues de Poséidon et d'Amphitrite,hautes de neuf coudées, qui étaient l'oeuvre du sculpteurathénen Télésias. Par Strabon, nous savons que le

temple et le bois sacré de Poséidon à Ténos étaient

situés en dehors de la ville; Tacite aussi parle du culte

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 311

de Poséidon à Ténos. Je rappelle ces deux textes

pour qu'on ne soit pas tenté de remplacer, dans le

passage de Philochore, le nom de Tenos par celui de

Melos.

Télésias est, d'ailleurs, complètement inconnu. Mais,comme Philochore écrivait vers 300, on peut sup-

Fig. 62. — Le Poséidon de Milo, restitué au Muséed'Athènes, et la maquette de la Vénus (Amphi-trite), exécutée par P. Weber, suivant le projet deS. Reinach, au Musée de Paint-Germain.

poser que Télésias a vécu au ive siècle avant J.-C. A

cette époque et, a fortiori,SM ve siècle, il ne peut guèreêtre question d'une Amphitrite groupée avec un Poséi-

don, mais on peut parfaitement admettre la juxta-

position, dans un temple ou en plein air, de deux statues

de ces divinités de la mer.

Les statues de Ténos avaient neuf coudées de haut,ce qui fait exactement 4 mètres, presque le double du

Poséidon de Milo, haut de 2 m. 45 (cinq coudées et

312 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

demie). La Vénus de Milo a 2 m. 038 de haut (quatrecoudées et demie). Il n'y a donc aucune relation directe

à établir entre ces statues.

Mais s'il existait à Ténos, au ive siècle, un sanctuaire

de Poséidon avec des statues de ce dieu et d'Amphi-

trite, pourquoi l'île voisine de Mélos n'aurait-elle pas

possédé, à la même époque, deux statues d'Amphi-trite et de Poséidon, ornant quelque sanctuaire du dieu

marin ?

Dans l'hypothèse où la Vénus de Milo serait une

Amphitrite 1, on s'explique enfin la direction singulièrede son regard. H. Brunn a très justement fait remarquer

que les divinités marines regardent au loin, comme si

elles voulaient sonder l'horizon. Or, cette particula-rité de la Vénus de Milo est précisément de celles quiont le plus embarrassé les auteurs des restitutions;,c'est la grande objection à la restauration de Millingen,

qui la concevait comme se mirant dans un bou-

clier.

Le Poséidon de Milo retient sa draperie de la main

gauche et, de la main droite élevée, il tient un trident..

Si la Vénus de Milo est une Amphitrite et si elle a

fait pendant au Poséidon, force est d'admettre qu'elleretenait sa draperie de la main droite 2 et qu'elle tenait

un trident de sa main gauche levée (fig. 62).Aux artistes à voir si cette restitution est accep-

table. Puisse-t-elle, du moins, ne pas scandaliser les.

archéologues !

1. [Comparable à celle qui figure, à côté de Poséidon, sur une-

mosaïque africaine au Louvre, publiée Archàol. Zeitung, 1860, pi. 144et Eranos Vindobonensis, p. 196. —

1929].2. Elle pouvait porter la main vers sa draperie sans la reUnir-

stricto sensu.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 313

VII

Découverte, au Louvre même, de la base-

de Théodoridas 1

On lit dans le compte rendu officiel de la séance de

l'Académie des inscriptions, tenue le 14 septembre1900 :

« M. HÉRON DE VILLEFOSSE annonce à l'Académie

qu'on vient de retrouver au Musée de Louvre une base

de marbre ornée d'une inscription grecque qui porte le

nom de Théodoridas fils de Laïstratos, découverte à

Milo en même temps que la célèbre Vénus du Louvre..

Ce monument n'était connu que par le croquis d'un

officier de marine nommé Voutier, présent à la décou-

verte, croquis publié par M. Ravaisson et étudié parM. Salomon Reinach. Au Louvre, cette base avait été

malencontreusement accouplée, à une époque déjà

lointaine, avec un monument funéraire de basse époque,,et les lettres de l'inscription, passées au rouge, avaient

été dénaturées. Ce qui est particulièrement intéressant,,c'est que l'un des hermès découverts avec la Vénus

de Milo entre exactement dans une cavité pratiquéeà la partie supérieure de la base; les moulages présentésà l'Académie par M. Héron de Villefosse le démontrent

avec évidence. Il est donc certain que Voutier n'avait

pas réuni arbitrairement cette base et cet hermès, comme

on Ta supposé; les historiens de l'art antique pourrontutiliser ce document dans leurs études.

« M. SALOMON REINACH insiste sur l'importance de la,

découverte annoncée par M. Héron de Villefosse. Cette

découverte permet, à son avis, d'écarter d'une façon

1. [Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions,. 14'sept. 1900,^p. 463 et suiv.]

314 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

définitive l'opinion de M. Furtwaengler, qui attribue

la Vénus de Milo aux environs de Tan 100 avant J.-C.

M. Reinach pense qu'elle confirme, en revanche, la

thèse qu'il soutient depuis plusieurs années, consistant

à placer vers 380 avant J.-C, non seulement la Vénus

de Milo, mais le Neptune de Milo... Ce Neptune a pro-bablement été offert par le même Théodoridas qui a

oonsacré la base de Thermes retrouvée par M. de Ville-

fosse, laquelle, d'après les caractères de l'inscription,est antérieure à Tan 350 avant J.-C. M. S. Reinach

croit que la Vénus de Milo — considérée par lui

comme une Amphitrite— a été associée autrefois au

Neptune, et que ces deux oeuvres, d'exécution inégale,mais apparentées par la conception, sont sorties du

même atelier. »

La note de M. H. de Villefosse, publiée in extenso

dans les Comptes rendus (1900, p. 465-472) avec deux

planches, mérite de ne pas rester enfouie dans ce recueil.

Je la reproduis intégralement :

« Dans le mémoire que notre savant et regretté confrère FélixRavaisson a publié sur la Vénus de Milo 1, il a fait connaîtredes croquis très intéressants, exécutés au mois d'avril 1820,au moment même de la découverte, par un jeune officier demarine nommé Voutier, qui était, à cette époque, élève de pre-mière classe à bord de l'Estafette, navire de la division navale duLevant mouillé à Milo. Ces croquis, reproduits sur la planche IIdu tirage à parta, sont au nombre de quatre. Les deux premiers(1-2) représentent la moitié supérieure et la moitié inférieure dela Vénus ; les deux autres (3-4) représentent deux hermès, l'un

imberbe, l'autre barbu, trouvés en même temps que la statue et

exposés aujourd'hui au Louvre 3; les témoignages de Dumont

1. Mém. de l'Acad. des Inscr., t. XXXIV, lre partie.2. Cf. ibid., p. 9 et 10.3. Froehner, Notice de la sculpture antique, n08 194 et 209. — Cata-

logue sommaire, n08 404 et 405.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 315

d'Urville, de Brest et de Voutier s'accordent pour nous

apprendre que ces deux hermès furent découverts à Milo enmême temps que la Vénus. Mais, dans les croquis de Voutier, lesdeux hermès sont soutenus par des bases, également découvertesavec la statue et portant toutes deux des inscriptions ; ilssemblent s'y adapter très naturellement. M. Furtwaengler penseque Voutier avait arbitrairement superposé les hermès à ces bases 1.C'est là une impression tout à fait personnelle, car la preuve dufait est impossible à établir. On peut facilement soutenir la thèsecontraire. L'examen des monuments doit cependant nous per-mettre de rechercher si cette adaptation est vraisemblable.

La première de ces inscriptions, signature d'un artiste origi-naire d'Antioche du Méandre, et par suite postérieure à l'année

260, était gravée sur un bloc de marbre brisé à droite; à la

partie majeure de ce bloc avait été pratiquée une cavité carrée.On connaît ce détail d'une façon positive par un dessin très

précis d'Auguste Debay, exécuté en 1821, lorsque le marbrearriva à Paris. Le dessin de Debay a été reproduit par le comtede Clarac 2, qui voulait reconnaître dans le marbre en questionun morceau de la plinthe de la Vénus 3. Voutier, au contraire,témoin de la découverte, a représenté, dans son croquis, Thermesimberbe placé verticalement sur ledit marbre et s'adaptant dansla cavité. Malheureusement, cette base, entrée au Louvre en

1821, en même temps que la Vénus de Milo, est celle dont tousles archéologues déplorent la perte et que les conservateurs duLouvre ont recherchée en vain depuis plus de cinquante ans.Elle semble avoir disparu mystérieusement peu de temps aprèsavoir été dessinée par Auguste Debay 4. On ne peut donc, pourle moment, faire aucune constatation au sujet de la réunion de

Thermes imberbe et de la première base.La seconde inscription, gravée sur une seconde base qui, dans

1. Meisterwerke der griech. Plastik, p. 601 et suiv.2. Sur la statue antique de Vénus Victrix, 1821 pi. 1. Il est remar-

quable que Debay, dans son dessin, et Voutier, dans son croquis,indépendants l'un de l'autre, s'accordent pour représenter cette

première base sans aucune moulure, avec des faces absolument unies.Cf. Hiller von Gaertringen, Inscr. gr. insularum, fasc. III, n° 1241.

3. Clarac, op. cit., p. 48 et suiv. On voit, par le texte de Clarac,que le conservateur des Antiques était resté étranger à la décision

prise au sujet de ce bloc de marbre.4. Longpérier, dans sa lettre à Friederichs citée plus loin, insinue

que les architectes du Louvre, qui avaient alors la haute main surles travaux de restauration des antiques, ont pu l'avoir fait débiter !

316 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

le croquis de Voutier, sert de soutien à Thermes barbu, était

encore inconnue avant la publication de ce croquis, ou tout au

moins elle était très inexactement connue, comme on le verratout à l'heure. M. Ravaisson ne l'avait pas transcrite. M. Salo-mon Reinach a eu la pensée de l'étudier à l'aide d'une photo-graphie prise sur le dessin original de Voutier, et il a obtenu la

transcription : OeoScopiSaç Ay/joiarpâTou 1.Sur les indications de M. Hiller de Gaertringen, M. S. Reinach

rapproche cette inscription d'un autre texte copié à Milo en1878 par M. Charles Tissot, et mentionnant une dédicace à

Poséidon faite par un certain Théodoridas, fils de Daistratos 2.Ces deux Théodoridas paraissant identiques, M. S. Reinach

supposa que Voutier avait commis une erreur de copie et,

par une correction très vraisemblable, il proposa de lire, sur le

croquis de Voutier, le nom de Daistratos au lieu de celui d'Age-sistratos.

Cette heureuse correction se trouve confirmée de la manièrela plus éclatante par la découverte de la base dessinée par Vou-tier. Ce n'est pas à Milo qu'elle a été retrouvée : c'est au Muséedu Louvre, où personne assurément n'en soupçonnaitl'existence.Clarac n'en dit pas un mot et on en cherche en vain le dessin dansson atlas des Inscriptions grecques et romaines du Louvre.Ce fait, rapproché de la disparition de la première base, semble

prouver, comme le pensait Longpérier, que les fragments arrivésà Paris avec la Vénus de Milo n'avaient pas été laissés sousla garde du conservateur des Antiques et qu'ils avaient été dépo-sés dans un magasin dépendant directement du service desarchitectes. Ce qui est particulier, c'est que VInventaire du règnede Louis XVIII, sous le n° 299, ne mentionne en 1821 quel'entrée de la Vénus de Milo ; il n'est pas question des autres

fragments. Quoi qu'il en soit, la seconde base existe et j'ail'honneur d'en présenter un moulage à l'Académie. J'ai fait

mouler également Thermes barbu ; il est facile de constater qu'ils'adapte à merveille dans la cavité creusée à la partie supérieurede la base. L'assertion de M. Furtwaengler, qui consiste à dire

que Voutier, dans son croquis, avait arbitrairement superposéThermes barbu à cette base, est très discutable, car il n'y a pas deraison pour rejeter a priori une adaptation faite par un témoinde la découverte et dont on peut vérifier l'exactitude.

L'original, dont la forme est rectangulaire, est en marbre pen-

1. Chronique des Arts, 1897, p. 26.2. Chronique des Arts, 1897, p.42 ; cf. Inscr. gr. insularum, fasc. III,

n° 1096 ; le marbre porte AAIïTPATO

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 317

télique. Il est orné de moulures sur la face antérieure et sur lesdeux faces latérales ; la face postérieure, destinée à être appli-quée contre le mur, est restée à peine dégrossie. La hauteur totaleest de 0 m. 28 ; la largeur sur la face antérieure est de 0 m. 46 ;la profondeur sur les faces latérales est de 0 m. 42. Entre lesmoulures (petite corniche et plinthe), la hauteur de la surface

plane est de 0 m. 19; cette surface plane a été gradinée ; lesmoulures sont restées sous le ciseau. La cavité creusée à la partiesupérieure mesure en profondeur 0 m. 04 ; en longueur 0 m. 207 ;en largeur 0 m. 17.

Sur la face antérieure, au-dessus de la corniche, on lit :

eoSuptSaç Aaictpa-ro Ep[jia.. La première lettre a été enlevée par unecassure de la pierre ; les trois dernières sont très effacées et selisent avec une certaine difficulté ; à la fin il reste la place d'unelettre maintenant illisible. Sans aucun doute on doit transcrire :

[0]EoSiopt(5aç AtxiaTpâTo('j) 'Fp|j.ôc[i]1

J'ai dit plus haut que ce texte était jusqu'ici très inexacte-ment connu. Il avait été cependant publié par M. Froehner en1865a. Mais auparavant, et depuis plusieurs années déjà, selon

l'antique et déplorable usage, les lettres avaient été passées auminium et dénaturées ; de plus, comme on ignorait, au Louvre,la provenance du marbre, il avait été très malencontreusement

accouplé, à une époque déjà lointaine, avec un petit monumentfunéraire de basse époque, également sans provenance connue.Cet assemblage monstrueux avait donné naissance à une ins-

cription également monstrueuse :

IloxXtou Fpavt'ou"EpWTOÇÇï]

Sur la plinthe [©jEoSiopijaowa Ai<rrpaTO£(sic).On reconnaît faci-lement, dans cette dernière ligne, le texte défiguré de la base deMilo.

Pendant longtemps, ce monument bizarre fut déposé sous lacolonnade du Louvre, dans l'ancienne galerie africaine, rare-ment ouverte au public et qui avait fini par servir de magasin.Je me souviens très bien de l'y avoir vu autrefois. C'est seule-

1. La restitution ZTJVÎproposée par Hiller de Gaertringen, Inscr.gr. insularum, fasc. III, n° 1092, est à rejeter.

2. Les inscriptions grecques (du Louvre), n° 178.

318 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

ment il y a une dizaine d'années, lorsqu'on donna cette galerieau département égyptien, que le monument fut transporté parles marbriers du Louvre sous l'escalier Daru où de nombreux

fragments antiques se trouvaient déjà déposés. Il y a quelquessemaines, en mettant de l'ordre dans ce recoin obscur,M. Etienne Michon, conservateur adjoint des Antiques et moi,nous avons découvert cette base, toujours surmontée de son petitmonument funéraire ; M. Michon y a immédiatement reconnu

la base de Théodoridas, dessinée par Voutier et étudiée parM. S. Reinach.

Les caractères de l'inscription peuvent appartenir au ive siècle ;Thermes barbu entre exactement dans la cavité supérieure.Il existe donc un rapport certain entre l'inscription et Thermes.

Le Théodoridas, fils de Laïstratos (et non Daistratos), quia consacré le monument à Hermès, est certainement le même

qui a fait à Milo une dédicace à Neptune.Je laisse à ceux de nos confrères qui se sont plus spécialement

occupés de la Vénus de Milo et du Neptune de Milo, dont on peutvoir en ce moment un moulage à l'Exposition universelle, devant

le palais de la Grèce 1, le soin de tirer de ma communication des

conséquences utiles pour l'histoire de ces deux statues. Il mesuffit de répéter que Voutier n'a pas agi arbitrairement en

réunissant la base et Thermes. Je m'empresse, en outre, d'annon-cer à l'Académie que le monument rétabli dans sa position véri-table est exposé maintenant auprès de la Vénus de Milo. Jesouhaite que le dieu qui préside aux trouvailles heureuses nousfavorise encore de sa protection pour retrouver la première base

qu'on recherche au Louvre depuis si longtemps.J'ajouterai quelques mots au sujet d'une autre inscription

découverte en même temps que la Vénus. C'est la dédicace deTexèdre à Hermès et à Héraclès par Bacchios, fils de Sattos 2.Dans sa Notice publiée en 1821, Clarac a donné le texte (p. 25)d'après une copie de Dumont d'Urville ; il ne l'avait donc passous les yeux ; le marbre n'était donc pas encore à Paris à cette

époque. M. Hiller de Gaertringen, dans son recueil des inscriptionsgrecques de Milo, insère une note tendant à prouver qu'il n'yest jamais venu : « Lapidem Parisiis in museo conservari falso

scripsit Boeckh ; Meli relictum tradit vie. de Marcellus, Sou-

1. Ce moulage entrera au Louvre après l'Exposition. Le gouverne-ment grec a bien voulu, sur ma demande, en faire don au gouverne-ment français.

3. Collignon, Hist. de la sculpture grecque, II, p. 470 ; Hiller de

Gaertringen, Inscr. gr. insularum, III, n° 1091.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 319'

venirs de l'Orient, I, 148 sq. not. A. Schiff. »Boeckh avait raison,et M. de Marcellus n'avait pas tort. La première publication deClarac prouve bien que l'inscription n'était pas arrivée à Paris enmême temps que la Vénus, mais elle y vint plus tard. En effet,dans le tome II, 2e partie, p. 853, du Musée de sculpture antiqueet moderne, qui porte la date de 1841, Clarac écrit à propos decette inscriptionl : «Je la publiai dans la notice que je fis paraître,en 1821, sur ce chef-d'oeuvre (la Vénus de Milo). Mais ce fut une

copie fautive, et mon inscription le fut aussi. Le marbre étantarrivé à Paris, je pus la copier avec exactitude, et je la rétablistelle qu'elle est dans l'article sur la Vénus de Milo que je fi»

pour le Musée royal, etc.. »

Elle est donc arrivée au Louvre, peut-être en même temps quela base de Théodoridas, mais elle ne s'y retrouve plus depuislongtemps. Ainsi, de ces deux textes, celui qui a été étudié et

signalé par le comte de Clarac, conservateur des Antiques, est

aujourd'hui égaré ; il a subi la mauvaise fortune qui s'estattachée aux inscriptions découvertes avec la Vénus de Milo ;celui, au contraire, qui était resté dans l'ombre et dont on

ignorait la présence au Louvre, est sorti de son obscurité. Jene désespère pas de retrouver un jour le marbre de Bacchios, car

je ne puis ajouter foi aux accusations de Longpérier contreles architectes du Louvre 2.

VIII

Nouveaux témoignages relatifs à la Vénus de Milo *

M. E. Michon vient de publier4 un intéressant article

sur la découverte de la Vénus, son arrivée et son expo-

1. Cf. l'atlas des Inscriptions grecques et romaines du musée duLouvre, daté de 1839, pi. LIV. Dans la Description de la sculptureantique, édition de 1847, n° 802, Clarac dit encore : « Trompé parune copie inexacte qui en avait été fournie avant que le marbre fût àParis... etc. ».

2. Cf. la lettre d'A. de Longpérier dans K. Friederichs, Bausteine,1868, I, p. 334. Cette curieuse lettre n'a pas été reproduite dans laseconde édition... Voir les réflexions de M. Froehner, Notice de lasculpture antique du Louvre, I, p. 176, note 2.

3. [Chronique des Arts, 22 décembre 1900, p. 388-390.]4. Revue des études grecques, 1900, p. 302-370,

320 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

sition au Louvre. Je me propose de signaler brièvement

ce que cet article apporte de nouveau et de discuter,chemin faisant, quelques points sur lesquels je ne suis

pas d'accord avec l'auteur.

Le marquis de Rivière revint en France sur la Lionne,où avaient été embarqués la Vénus et les autres marbres

recueillis à Milo. Il avisa aussitôt le comte de Forbin,directeur des Musées royaux, qu'il désirait offrir ces

objets au roi. Forbin écrivit au marquis de Lauriston,ministre de la Maison du Roi, pour lui demander l'au-

torisation de faire débarquer et encaisser la statue à

Toulon par les soins du peintre Révoil (22 décembre

1820). Six jours après, comme on paraissait craindre

la dépense, Forbin revint à la charge (28 décembre).

Enfin, le 4 janvier 1821, il put transmettre à Révoil,alors à Aix, l'invitation de se rendre à Toulon pour pro-céder aux opérations nécessaires. Le 12 janvier, il

écrivit au comte Missiessy, vice-amiral commandant

à Toulon, pour le prier de prêter son concours à Révoil.

La Vénus arriva à Paris en février (on ignore la date

exacte) et la donation fut annoncée par le Moniteur

du 7 mars ; elle avait été acceptée par le roi le 1er mars,au cours d'une audience accordée à Rivière.

Dès le 2 mars, Forbin demande à Lauriston l'auto-

risation de faire enlever « ce monument qui embarrasse

beaucoup M. de Rivière » ; il ajoute : « Je vais faire faire

un procès-verbal de l'état dans lequel elle (la statue)se trouve, qui exigera d'importantes restaurations. »

Ce procès-verbal manque. Une lettre de Forbin à

Ernest David (13 septembre 1821) affirme qu' « il

n'existe au Musée royal aucun procès-verbal relatif

à l'enlèvement de la statue. » Mais, à la fin de 1822,

Forbin composa une note, destinée à l'Académie des

Inscriptions, qui, publiée en 1852 seulement dans la

Revue contemporaine, a été exhumée par M. Michon ;

cette note, dont la réimpression occupe cinq pages,

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 321

a pour but de suppléer, dans une certaine mesure, à

l'absence du procès-verbal d'enlèvement. Forbin dit

l'avoir rédigée à l'aide de documents communiqués

par les Affaires étrangères (correspondance des consuls

de l'Archipel) et une note détaillée remise par Marcellus;cette dernière avait été soumise par lui au vieux Fauvel,consul de France à Athènes, dont Forbin publia la

réponse, d'ailleurs verbeuse et sans intérêt.

Voici deux assertions de Forbin qui présentent un

certain caractère de nouveauté : 1° La statue aurait

été exhumée en février 1820 ; 2° Marcellus aurait fait

transporter la statue « du bord du brick grec sur son

vaisseau », après l'avoir payée, alors que le moine grecOikonomos l'enlevait sans la payer. M. Michon pense

que la date de février est exacte, tandis que j'ai conclu

d'une lettre de Dauriac que la Vénus avait été décou-

verte le 8 avril (« il y a trois jours », écrit Dauriac à

David, le 11 avril 1820). Je maintiens mon opinion.Les auteurs qui indiquent la date de février, Clarac,

Forbin, Quatremère, Froehner, se sont tous inspirésdu rapport de Marcellus et leurs témoignages se rédui-

sent, en fait, à ce dernier.

Marcellus assure 1que Yorgos trouva le buste à la

fin de février et, deux semaines après, la partie inférieure.

Cela est en contradiction formelle avec le récit de Vou-

tier, qui dit avoir vu découvrir le même jour les deux

parties de la statue 2. Non seulement il le dit, mais il le

prouve par le dessin de son album qu'a publié M. Ra-

vaisson. Il était allé à bord, dit-il, pour chercher cet

album ; se serait-il dérangé s'il ne s'était agi que de

dessiner la partie inférieure d'une statue ? D'autre

part, le dessin réfute l'assertion d'après laquelle Yor-

gos aurait transporté la partie inférieure de la Vénus

1. Marcellus, Souvenirs de l'Orient, t. I, p. 237.2. Chronique des Arts, 1897, p. 17 (plus haut, p. 275).

S. REINACH 21

322 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

dans sa cabane. Voutier doit avoir dit la vérité; or,

le bateau où il était élève se trouvait bien à Milo le

8 avril.

Quant à la question du paiement, elle est singulière-ment obscure. Le moine paraît bien avoir payé la Vénus,

mais au prix dérisoire qu'il lui convint de fixer (750 fr.);Marcellus compta à Yorgos un tiers en sus. Mais com-

ment remboursa-t-il le moine qui, furieux, s'embarqua

presque aussitôt pour Chios ? Il me paraît probable

qu'il ne le remboursa pas du tout et qu'il se persuada

ne lui rien devoir, parce que le moine, pensait-il, n'avait

rien payé.Dans le rapport envoyé par Brest à Bourée (1862),

que j'ai découvert dans les papiers de Tarral, (plus haut,

p. 295), il est dit que M. de Forbin, en 1817, passa par Milo

et y acquit, par l'entremise de Brest, deux statues muti-

lées qu'il appela « Junon et Minerve. » Brest ajoute : «Dans

le même terrain découvert (sic) se trouvait une autre sta-

tue en marbre, mais encore privée de tête et de pieds; on

disait que.c'était Paris et que les Anglais l'ont également

pris. » Donc, dès 1817, Brest avait entendu parler par

Forbin du « Jugement de Paris » ; comme on connais-

sait le beau berger et deux des déesses, on devait s'at-

tendre à rencontrer la troisième, Vénus. Ainsi s'explique,comme je l'ai fait observer en 18971, pourquoi, sitôt

la Vénus de Milo exhumée, Voutier et Dumont d'Ur-

ville, forts de l'érudition que Brest devait à Forbin,.se mirent à parler d'un groupe représentant le Juge-ment de Paris.

Cette conclusion, pourtant bien logique, n'agrée pasà M. Michon. Il prétend que la statue virile mutilée,mentionnée par Brest en 1862, serait le n° 200 de

Berlin, découvert, au témoignage de Brest lui-même

(dans une lettre écrite en italien à Gerhard en 1830)

1. Chronique des Arts, 1897, p. 87 (plus haut, p. 301).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 323

en 1827, dans le même champ où avait été trouvée la

Vénus. Mais cela est fort invraisemblable. Brest, quiavait correspondu avec Gerhard au sujet de cette

statue et lui avait envoyé copie de la signature d'ar-

tiste qu'elle porte, n'aurait pas oublié cela au pointde dire qu'elle avait été emportée par les Anglais.Il me semble évident que le prétendu « Paris » de Brest

est différent de la statue de Berlin ; ce devait être un

fragment sans intérêt, comme les deux statues acquises

par Forbin et dont on n'a plus jamais entendu parler.

Mais, alors même que M. Michon aurait raison d'iden-

tifier les deux statues viriles dont il a été question,mon raisonnement resterait très acceptable : c'est la

demi-science de Forbin, reçue et transmise par Brest,

qui est responsable des propos de Voutier, de Dumont

d'Urville et de Brest lui-même au sujet de la Vénus,considérée comme victorieuse dans le concours de

beauté sur le mont Ida.

A la p. 339 de son mémoire, M. Michon publie pourla première fois le petit hermès barbu découvert avec

la Vénus, planté sur la base retrouvée au Louvre en

1900. On sait que cette base porte une dédicace de

Théodoridas (voir p. 282) ; sur l'original on a pu lire,

à la suite du nom du père du dédicant, Laïstratos, celui

du dieu auquel la dédicace est faite : Hermès. Il faut

donc modifier l'étiquette du Louvre qui qualifie ce

buste de Bacchus, erreur commise par la plupart des

archéologues et, d'ailleurs, facile à commettre. 11 est

sûr, absolument sûr, que le piédouche est bien celui de

Thermes ; donc, M. Furtwaengler a eu tort d'incriminer

la fides de Voutier et, en même temps, il appert que ce

dernier a eu raison de figurer le second hermès, celui

d'Hercule jeune (qualifié de Mercure par l'étiquette),

sur le fragment de base avec la signature du sculp-teur d'Antioche

Il me semble évident que ces deux hermès, qui n'ont

324 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

rien de commun avec la Vénus, n'ont rien de commun

entre eux, car la tête barbue est encore phidiesque,tandis que la tête imberbe est hellénistique. Donc —

puisqu'on ne peut imaginer un artiste d'Antioche

signant un simple hermès 1 — le terme juvénile a dû

être associé, comme le sont souvent les termes, à une

statue perdue. Cette statue ne pouvait être la Vénus :

1° parce que le bras gauche de celle-ci était levé et

qu'elle n'aurait eu aucun rapport avec le terme voisin,

ce qui est sans exemple dans Tart grec ; 2° parce que le

style est tout différent. En outre, j'ai observé récemment

que la partie supérieure et postérieure de la tête du

terme imberbe est entamée, comme si une main ou

un attribut avait autrefois reposé sur elle. On peut donc

reconstituer par la pensée un groupe où le terme aurait

sa place, mais d'où la Vénus serait absente. J'ajoute

que le style du terme imberbe est parfaitement d'accord

avec la date indiquée par l'inscription du sculpteurd'Antioche (200-150 avant J.-C).

M. Michon a peur d'adopter sans réserves mes conclu-

sions, parce que, à l'époque où le fragment de la base

inscrite fut transporté au Louvre, on crut remarquer

qu'il s'adaptait sur la droite à la plinthe de la Vénus.

Il revient —timidement, il est vrai —- à l'hypothèse

d'une restauration antique. Mais cette restauration

aurait été absurde, Thermes juxtaposé à la Vénus ne

signifiant rien. Je répète donc que la juxtaposition parà peu près de la plinthe et de l'inscription ne pou-vait être autre chose qu'un hasard ; s'il y avait eu

concordance parfaite, l'inscription eût été rajustéeà la plinthe et nous l'y lirions encore. On se laisse

facilement tromper par la similitude des surfaces de

cassure, alors même que les morceaux rapprochés

1. Je ne connais pas d'exemple d'un hermès isolé, en marbre,portant une signature, à l'exception peut-être d'un hermès portrait.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 325

n'ont rien de commun. Au début des fouilles de Myrina,il m'est arrivé de réunir des têtes de terre cuite à des

torses, des bras, des épaules, etc., et de ne m'apercevoirde Terreur que le lendemain. Je faisais alors ce qu'on a

dû faire au Louvre, après avoir rapproché de la plinthede la Vénus le fragment de base inscrite ; je prononçaisle divorce pour incompatibilité. Si Ton écarte —- commele fait, bien entendu, M. Michon —

l'hypothèse gratuiteet injurieuse d'une destruction volontaire du fragmentde base 1, la seule explication plausible est qu'on Ta

éloigné parce qu'on a reconnu qu'il ne s'adaptait

pas, et qu'on Ta ensuite égaré, parce qu'on n'y attacha

plus aucune importance.M. Michon a donné des détails piquants et nouveaux

sur les tiraillements et les petites querelles auxquellesdonna lieu l'installation de la Vénus au Louvre. Clarac,conservateur des Antiques, se plaignait de n'être con-

sulté ni sur la restauration, ni sur le placement de la

statue. Forbin, directeur des Musées, rejetait ce manque

d'égards sur l'Institut et sur Quatremère de Quincy,tout en revendiquant, d'ailleurs, le droit de prendreles décisions qui lui convenaient sans en référer préa-lablement à Clarac. « Comment se fait-il, écrivait ce

dernier vers le mois de mai 1821, que j'aie trouvé hier

tous les préparatifs (sic) pour placer cette statue,sans que j'en aie reçu encore avis ? Il n'y a personne

qui ne trouvât extraordinaire qu'une statue de cette

importance soit venue à mon insu, et conduite parMM. les architectes, se placer au Musée et en chasser

une autre qu'on a reléguée je ne sais où ».

1. Cette hypothèse, chère aux archéologues allemands, est fondéesur une lettre particulière adressée par Longpérier à Friederichs.M. Michon a reproduit cette lettre et en a montré les impossibilitéset les équivoques. Il faut dire, à la décharge de Longpérier, qu'ilne pouvait pas se douter que Friederichs aurait l'indiscrétion depublier sa boutade.

326 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

La Vénus fut d'abord exposée pendant quelques

jours, au moment de la donation, dans ce qui est aujour-d'hui la salle Lacaze, puis dans la salle d'Auguste,ensuite dans la salle de la Paix, puis dans la salle du

Tibre, enfin (vers 1853) dans l'ancienne salle de TIsis,où elle est encore. La correspondance de 1822, entre

Forbin et l'architecte Fontaine, dont le mauvais vouloir

était très difficile à vaincre, est une des parties amu-

santes du mémoire de M. Michon; mais l'intérêt archéo-

logique en est nul. Le mémoire se termine par une

notice sur deux projets destinés à commémorer la

donation de la Vénus au roi : l'un concernait l'exécu-

tion d'un vase de Sèvres, décoré d' « un sujet relatif à

l'acquisition de la statue et à l'hommage que M. le mar-

quis de Rivière en a fait à Sa Majesté » (il n'y fut pasdonné suite) ; l'autre comportait la frappe d'une

médaille commémorative dont le coin existe encore

à la Monnaie (M. Michon en a publié un dessin), mais

qui ne paraît pas avoir été distribuée. La légende ne

fait aucune mention de la donation de M. de Rivière ;

singulier exemple d'ingratitude royale !

On voudrait savoir si Brest a eu raison, en 1862,de se plaindre des procédés de Rivière, qui laissa sup-

porter au pauvre agent consulaire les frais de l'amende

infligée aux habitants de l'île de Milo, et ne le dédom-

magea qu'in articulo mords (plus haut,p. 300).M. Michon

se contente, à cet égard, de reproduire une lettre de

Forbin à Rivière, alors capitaine des gardes du corpsdu Roi (8 avril 1825), par laquelle il lui transmet

une réclamation adressée par les primats de Milo à

M. de Rigny, capitaine des vaisseaux du Roi. D'autre

part, M. Ravaisson a écrit que la quittance en grec, déli-

vrée par les primats à M. de Rivière, qui les dédom-

magea de sa bourse, existe aux Archives nationales.

Ce document mériterait d'être publié avec sa date, que

. M. Ravaisson n'a pas indiquée.

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 327

A diverses reprises, en lisant le travail si conscien-

cieux de M. Michon, j'ai été frappé de ce fait que cer-

taines circonstances, indubitablement authentiques,ne sont plus attestées que par la notice de M. Froehner

sur la Vénus de Milo, dans son catalogue, si remar-

quable pour l'époque, de 1869 (p. 168-179). C'est

donc qu'il a disposé de documents ou recueilli des

traditions orales dont il était seul à profiter. Dans

le même ordre d'idées, je ferai observer que M. Michon

ne cite jamais le dossier relatif à la Vénus de Milo, quidevrait être au Louvre; or, je me suis assuré qu'il n'yest pas. Comme M. Ravaisson n'a pas toujours été

soigneux dans l'indication de ses sources, je ne suis pascertain qu'il ait disposé lui-même d'un dossier de la

Vénus ; toutefois, dans les nombreuses et longuesconversations que j'ai eu l'honneur d'avoir avec lui

au sujet de sa statue favorite, il ne m'a jamais dit quece dossier manquât. Il est donc possible qu'il se soit

égaré ou qu'il ait été déplacé, et Ton peut espérer, par

conséquent, qu'on réussira quelque jour à le découvrir.

J'ai vu avec plaisir que M. Michon incline à l'hypo-thèse que j'ai émise en 1898 (plus haut, p. 310), consis-

tant à qualifier notre Vénus d'Amphitrite et à l'as-

socier (non pas à la grouper) avec le Neptune de Milo 1.

VIII

La dédicace de la niche où se trouvaitla Vénus de Milo 2

Dumont d'Urville, au mois d'avril 1820, copia à Milo

une dédicace qui surmontait l'entrée de la niche où

1. Voir p. 312, à propos de la mosaïque de Constantine au Louvre,où Amphitrite est debout à côté de Neptune, dans une attitude etun costume analogues à ceux de la Vénus. Voir aussi YAmphitritedu musée d'Avignon (Rêp. de la statuaire, t. II, 334, 4).

2. [Chronique des Arts, 9 février 1901, p. 44-46.]

328 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

Yorgos et Voutier avaient découvert la Vénus. « L'entrée

de la niche, écrit-il, était surmontée d'un marbre de

quatre pieds et demi environ de longueur, sur six à

huit pouces de largeur. Il portait une inscription dont

la première moitié seule a été respectée par le temps ;

l'autre est entièrement effacée... Néanmoins, j'ai copiéavec soin les caractères qui restaient encore de cette

inscription et je puis les garantir tous, excepté le pre-

mier, dont je ne suis pas sûr. Le nombre que j'indique

pour la partie effacée a été estimé d'après l'espace

qu'occupent les lettres apparentes. »

La première ligne contient le nom du dédicant et de la

fonction qu'il a remplie (ùwoYupoKHapx'/îaaç), la seconde lignementionne les objets dédiés, -râv TE èÇs'Spavxai TO... suivis de

treize points ; la troisième ligne donne les noms des divi-

nités auxquelles est faite la dédicace : 'Ep[Aaï'HpaxXeï,sans

indication de lettres illisibles ni à gauche ni à droite.

Cette inscription ne figure pas dans les neuf pièces

que M. de Marcellus embarqua à Milo le 26 mai 1820.

M. de Marcellus a même expressément affirmé qu'ill'avait laissée dans l'île. D'autre part, il dit non moins

expressément qu'elle a été emportée au mois de

novembre de la même année par le marquis de Rivière :

« M. de Rivière, en quittant l'Archipel, désira voir le

champ qui m'avait cédé sa Vénus. Il s'arrêta donc à

Milo, y renouvela ses libéralités, reconnut la niche et le

champ d'Yorgos et en rapporta deux bras informes,d'un marbre différent de celui de la statue... Ils étaient

sortis de terre depuis mon départ à l'endroit même

où fut exhumée la Vénus. M. le marquis de Rivière

emporta la longue inscription que j'avais copiée et quidébute par ArXEOS ATIOT (1). »

Cette lecture ArXEOS ATIOT est identique à celle

1. Revue contemporaine, XIII, p. 291 (Loewv, Inschriften griech.Bildhauer, p. 214).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 329

de Dumont d'Urville ; en réalité, il faut lire BAKXIOS

HATTOT (x). H serait singulier que Dumont d'Urville

et M. de Marcellus eussent l'un et l'autre omis de copierun des deux £. La conclusion qui s'impose, c'est queM. de Marcellus n'a pas copié la pierre, mais le rapportde Dumont d'Urville. Nous savons en effet que ce rap-

port lui avait été communiqué au commencement de

mai 1820.

Dans le tome II du Musée de Sculpture de Clarac,

publié en 1841, se trouve, à la planche LIV, n° 441, un

fac-similé de la dédicace. Ce fac-similé est évidemment

très soigné et n'a pu être exécuté que d'après l'original.

Ainsi, quand même nous n'aurions pas le témoignage de

M. de Marcellus, il serait nécessaire d'admettre que le

marbre est arrivé au Louvre.

C'est donc à tort que M. Hiller von Gaertringen,le savant éditeur des inscriptions de Milo dans les

Inscriptions graecae insularum (fascicule III, 1898),écrit à propos de ce texte : « Boeckh a dit faussement

que ce marbre est conservé à Paris au Musée ; le vicomte

de Marcellus rapporte qu'il a été laissé à Milo. » C'est

Marcellus lui-même qui nous a appris le contraire 2.

M. Hiller n'a pas non plus jugé nécessaire de figurer

par des points les lettres déclarées illisibles par Dumont

d'Urville. Aussi admet-il, quoique avec un ?, à la seconde

ligne, le complément proposé en 1893 par M. Furt-

waengler : TOÎVTE é^àpav zal TÔ âyaÀj/.a.M. Furtwaengler a proposé ce complément dans la

pensée que la dédicace de Bakkhios étant postérieure à

Tan 200, comme la prétendue signature de la Vénus de

Milo par l'artiste d'Antioche sur le Méandre, la construc-

tion et la dédicace de Texèdre, la statue et les deux her-

mès sont contemporains 3. Tô âyaX^a désignerait la Vénus.

1. Correction de M. Collignon.2. Cf. Michon, Revue des Études grecques, 1900, p. 333.3. Furtwaengler, Masterpieces, p. 377.

330 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

M. Furtwaengler admet cependant qu'il pouvait yavoir TÔd^al^ct. 'AopoSt-njç.

D'après Dumont d'Urville, il y avait les traces de

treize lettres après TO. Le mot âfaXiAcc n'en donne que

six, ce qui est trop peu ; àYaXfAa 'A'fpo<Sîr/]ç en donne

quinze, ce qui est trop. Je laisse de côté la singularitéd'une dédicace ainsi conçue : « Bakkhios, fils de Sattès,

ayant été hypogymnasiarque, dédie Texèdre et la

statue d'Aphrodite à Hermès et à Héraclès », où

l'importance d'une statue comme la Vénus est bien

peu mise en lumière. Il suffit de dire que, matérielle-

ment, les restitutions de M. Furtwaengler sont impos-sibles.

Sur la pierre, après TO, il y a l'amorce d'un X ou d'un

a. Si Ton écrit TÔXIGIVÔVsàoç, cela fait exactement onze

lettres. Or, à la première ligne, où la restitution

îjiroYupamapxTJaaç est certaine, il y a dix lettres là où

Dumont d'Urville ne marquait que huit points; on peutdonc admettre qu'il a pu commettre une légère erreur

dans l'évaluation des lettres manquantes. On obtien-

drait exactement les treize lettres si Ton écrivait :

TÔ XtSivôv (rcèyoç.

De toutes façons, il ne peut être question de la

dédicace de la Vénus par Bakkhios, et ainsi s'écroule un

des arguments mis en avant par M. Furtwaengler pourabaisser la date de la statue.

Héraclès et Hermès sont les patrons ordinaires des

gymnases. 11 devait y avoir, dans le gymnase de Milo,bien des dédicaces à Hermès et à Héraclès, tantôt

réunies, tantôt séparées, surmontées de petits termes

représentant ces dieux. Le fait que Bakkhios, vers 200

avant J.-C, dédia une exèdre à Hermès et Héraclès

et que, dans cette même exèdre, à côté de la Vénus,on a trouvé deux hermès d'Hermès barbu et d'Héraclès,ne prouve nullement que ces hermès aient été dédiés

par Bakkhios et soient contemporains soit de Texèdre,

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 331

soit de la grande statue qu'on y a trouvée. En admet-

tant cela, M. Furtwaengler est allé beaucoup trop vite

en besogne. C'est ce que démontre, d'ailleurs, l'étude

directe du terme d'Hermès barbu et de la dédicace

de Théodoridas à Hermès qu'il surmonte. D'abord,cette dédicace étant au nom de Théodoridas, non de

Bakkhios, il est impossible de l'attribuer à ce dernier. En

second lieu, les caractères de cette dédicace sont du

ive siècle, tandis que ceux de la dédicace de Bakkhios,

à en juger par le fac-similé de Clarac, sont bien posté'rieurs. Enfin, M. Furtwaengler n'aurait pas dû se

contenter de dire que la tête qui surmonte ce terme est

antérieure à l'Empire; le style—

je m'en suis aperçude nouveau en étudiant l'original avec M. Helbig

est celui de la première moitié du ive siècle, pour ne pasdire du début même de ce siècle.

Il est possible que Bakkhios, pour orner son exèdre,ait pris des termes plus anciens et en ait décoré sa cons-

truction ; mais cette simple possibilité ne modifie en

rien les conclusions auxquelles nous sommes arrivé.

Prenons maintenant le second hermès, celui dont la

tête est celle d'Héraclès jeune. Quoiqu'en ait dit

M. Furtwaengler, sans doute pour l'avoir regardée

trop vite, cette tête est postérieure à celle de l'Hermès

barbu. Il y a, dans l'intervalle, non seulement l'art de

Scopas, mais celui de Praxitèle ; le rendu des yeux,en particulier celui de la paupière inférieure, est abso-

lument différent. Rien n'empêche d'attribuer la tête

d'Héraclès jeune au 111e siècle, comme tout oblige à

placer celle d'Hermès barbu au ive.

Cet hermès avait aussi un piédestal, qui n'est plusconnu que par les dessins de Voutier et de Debay, et

sur lequel on lisait la signature du sculpteur d'An-

tioche du Méandre.

Il est inadmissible qu'un sculpteur ait pris la peinede signer tout au long un hermès de facture courante.

332 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

Évidemment, la signature était celle d'un groupe dont

le terme ne formait qu'un élément.

Le terme sert d'ordinaire de point d'appui à la figure

principale ou à l'un de ses attributs. Je ne connais pasun seul exemple d'un terme d'Héraclès, d'Hermès

ou de Priape posé à côté d'une statue d'Aphrodite et

sans relation avec elle. Cela est vrai des statues en

marbre ou en bronze comme des terres cuites.

Or, le bras gauche de la Vénus de Milo étant levé, il

n'a jamais pu s'appuyer sur la tête d'un terme. D'autre

part, cette tête est mutilée en haut du front et parderrière ; elle a donc fort bien pu supporter une main

ou un attribut d'une statue plus grande placée sur la

gauche.11 résulte de là avec une quasi certitude :

1° Que le terme d'Héraclès et la Vénus de Milo

n'ont rien de commun ;2° Que la signature sur la base du terme d'Héraclès

n'est pas celle de l'auteur de la Vénus ;3° Que les hypothèses de M. Furtwaengler doivent

partager le sort de celles de Tarral et passer au débar-

ras de l'histoire de l'art.

IX

La découverte du Neptune de Milox

J'ai relaté plus haut (p. 286)2 les circonstances de la

découverte du Neptune de Milo en 1878, d'après les

renseignements communiqués à M. Collignon parM. Carteron, consul de France à Syra, et publiés parM. Collignon, avec l'héliogravure du Neptune, en

1. Chronique des Arts, 4 mai 1901, p. 139-141.2. Ibid., 30 janvier 1897, p. 43.

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 333

18891. En 1898, j'ai complété ces informations par une

note de M. Lallier, vice-consul de France à Milo, qui

précise l'endroit où a été découverte la statue 2.

D'autre part, j'ai insisté à plusieurs reprises sur

l'importance d'une figure virile drapée, découverte en

même temps que le Neptune, qui a été placée au

Musée d'Athènes sur une base portant une dédicace

de Théodoridas à Poséidon 3. La base et la statue ont-

elles été exhumées au même endroit? A quelle époqueles a-t-on d'abord rapprochées? Autant de questions

qui restaient en suspens ou dans le vague.Par les conversations nombreuses que j'eus autrefois

avec lui sur cette affaire, je savais que Charles Tissot,

ministre de France à Athènes de 1876 à 1880, s'était

rendu à Milo sur un navire de guerre, le Sané, peu de

temps après la découverte du Neptune, et avait adressé,

sur cet événement archéologique, un rapport à M. Wad-

dington, ministre des Affaires étrangères, qui l'avait

transmis à son collègue de l'Instruction publique et

des Beaux-Arts, M. Bardoux.

Après de longues démarches dont le détail est sans

intérêt, je suis enfin en mesure de publier la partieessentielle du rapport de Charles Tissot. Malheureu-

sement, les quinze dessins qui l'accompagnaient ont été

égarés. Une note inscrite sur la dépêche originale

porte qu'ils ont été transmis au ministère des Beaux-

Arts ; mais, malgré l'obligeance de M. Roujon, direc-

teur, qui a prescrit des recherches rue de Valois, il n'a

pas été possible de les retrouver.

Or, ces dessins sont d'une singulière importance.Ils nous fourniraient seuls, si nous les possédions, des

renseignements précis sur l'état primitif des sculptures

qui ont été exhumées à Milo en 1878.

1. Bulletin de correspondance hellénique, 1889, p. 498.2. Chronique, 1898, p. 275 (plus haut, p. 307).3. Chronique, 1897, p. 43 (plus haut, p. 285).

334 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

J'espérais trouver aussi un croquis topographique

indiquant, avec la rigueur de mise en pareille matière,

l'emplacement de la découverte ; cette espérance a

été déçue.

Voici, sans plus ample préambule, ce que nous

apprend, sur l'affaire du Neptune, la correspondance

diplomatique de Charles Tissot.

Le 19 mars 1878, Tissot télégraphie au ministre des

Affaires étrangères pour lui annoncer la découverte de

« cinq statues de style grec, probablement de la fin du

ive siècle. » 11 ajoutait : « La principale, un Neptune, est

de toute beauté et comparable à la Vénus... Je vous

envoie mes dessins par courrier. » Ce télégramme est

commenté par une lettre de la main même de ce

ministre, expédiée d'Athènes le 19 mars 1878 ; j'enextrais ce qui peut intéresser l'archéologie :

« J'ai l'honneur de transmettre ci-joint à Votre Excellenceles dessins dont mon télégramme de ce matin vous annonçaitl'envoi. Ces croquis se ressentent des conditions défavorablesdans lesquelles je les ai exécutés. La statue équestre et Tune desdeux statues de femmes sont seules placées de façon à ce qu'onpuisse en saisir l'ensemble ; les trois autres sont enfermées dansune pièce souterraine de six ou sept pieds carrés qui ne reçoitla lumière que par une étroite ouverture. Il m'a été impossibledès lors de les dessiner sous un jour convenable et à une distancesuffisante pour éviter les raccourcis. Mes dessins ne peuvent doncdonner qu'une idée très imparfaite du mérite des oeuvres d'art

que je vais essayer de décrire.« La statue équestre (nos 1, 2, 3 et 4) est déplorablement muti-

lée. Du cavalier il ne reste que le buste jusqu'à la naissance des

cuisses; la tête, les épaules, les jambes et les bras ont été brisés.« Les jambes du cheval ont également disparu, mais la queue

et la tête ont été retrouvées et sont représentées sous le n° 4.Le cavalier est revêtu d'une cuirasse de forme grecque, c'est-à-dire à courte taille, ornée d'une tête de Méduse et de deux ser-

pents. Deux rangées de ptéryges, frangées à l'extrémité, des-cendent sur la tunique. Les bandes de cuir de la rangée inférieure,

beaucoup plus longues qu'elles ne sont dans le costume romain,recouvrent en partie l'encolure et la croupe du cheval. Le cava-

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 335

lier est ceint d'une zona et porte un pallium sur l'épaule gauche.Le cheval, de petite taille et à forte encolure, appartient évidem-

ment à la race grecque. Le harnachement est encore reconnais-

sable et on distingue parfaitement la têtière avec ses bossettes,le balteus qui ceint le poitrail et la housse qui recouvre la selle.

« Le groupe est de grandeur naturelle.« La statue de femme reproduite dans le croquis n° 5 est un

peu plus grande que nature. La tête et les deux bras, formés de

morceaux rapportés, ont disparu. Le buste est revêtu d'une

tunique serrée par une taenia. La partie inférieure du corps est

enveloppée dans un péplum.« Le dessin n° 6 représente une autre statue de femme, de

grandeur naturelle, appuyée sur une cariatide et entièrement

drapée dans un manteau sous lequel se dessine le bras droit.

Par son mouvement et par l'ajustement des draperies, cette

statue rappelle les plus gracieuses figurines de Tanagra. La

tête et Tavant-bras gauche n'existent malheureusement plus.Le marbre est couvert en partie par des concrétions sablon-

neuses dont il serait facile de le débarrasser.« La statue représentée sous le n° 7 présente une certaine

mollesse de modelé. Elle ne vaut ni mieux ni moins que la plu-

part des figures masculines mises en scène dans les bas-reliefs

funéraires du Dipylon. Elle est du même style et appartient,

je crois, à la même époque. Des habitants de Milo m'ont affirmé

qu'une base isolée, portant l'inscription suivante :

6E0AQPIAAS AA1XTPAT0

FOEEIAANI

avait été retrouvée à côté de la statue et lui servait de pié-destal. L'inscription est gravée en beaux caractères ; le sigmaest encore d'une forme ancienne et le génitif en 0 semble indi-

quer une date antérieure aux premières années du ive siècle.

Comme toutes ces statues, d'ailleurs, ont été retrouvées enseve-

lies pêle-mêle dans une sorte de fosse, je serais tenté de croire

que le piédestal portant une dédicace à Neptune appartient plu-tôt à la cinquième statue qui est, de beaucoup, la plus remar-

quable de toutes.« Haute de 2 m. 50, elle représente un Neptune debout, appuyé

sur son trident, ayant à ses pieds le dauphin qui figure parmiles attributs de cette divinité. La main gauche, appliquée sur la

hanche, retient les plis d'un manteau qui couvre la partie infé-

336 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

rieure de la statue et remonte sur l'épaule gauche. Le dessinn° 8 donne l'ensemble de la figure, brisée en plusieurs fragmentsqui existent tous et se rajustent exactement. Les nos 9, 10 et 11

représentent la partie supérieure de la statue sous trois aspectsdifférents. J'ai éprouvé un véritable regret de ne pouvoir, parsuite des circonstances que j'ai indiquées, la reproduire plusfidèlement et avec plus de détails. La tête est bien conservée,moins le nez, qui est brisé. La chevelure, la barbe, le front, lesarcades sourcilières sont traités avec une largeur remarquable.Les attaches du cou, les muscles de la poitrine et des côtes sontmodelés avec autant de finesse que de vigueur. Je ne connais

pas de torse antique d'un travail plus parfait. Les croquis 12 et 13,

qui donnent la partie inférieure de la statue, de face et de côté,ne sont que de simples indications ; ce fragment étant couché

par terre, sous une voûte basse, il est impossible de saisir l'en-semble. Les croquis nos 14 et 15, représentant l'avant-bras

gauche, le bras droit et le pied gauche, ont été pris par un desofficiers du Sané. La main droite est complète, moins l'index.Le trident devait être en bronze et former une pièce mobile.

« Le Neptune de Milo est, à mon avis, une des oeuvres les plusremarquables de l'art hellénique. »

Charles TISSOT.

Donc, avec le Neptune, on a trouvé une statue

équestre, deux statues de femmes drapées et une statue

d'homme drapé (Théodoridas) ; l'information de M. Car-

teron, qui parlait à M. Collignon de quatre statues

de femmes, était, par suite, inexacte. Dans le cataloguedu musée d'Athènes, les statues féminines portent les

n«s 236, 238; la statue d'homme est le n° 237; le Nep-tune est le 235 ; je ne trouve pas trace du groupe

équestre (x).

1 [En effet, ce groupe colossal, d'époque romaine impériale, étaitresté à Milo ; grâce à une photographie de M. Alfred Schiff, j'ai pule publier dans la Revue archéologique de 1902, au cours d'un article

réimprimé en 1912 dans Cultes (t. IV, p. 421-437). Quelques partiesde cet article résument les études reproduites ici. —

1929.]

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 337

X

M. Furtwaengler et la Vénus de Milox

J'éprouve parfois quelque peine, je l'avoue, à discu-

ter froidement avec M. Furtwaengler 2. Il a une fureur

d'avoir toujours raison, même quand il a tort, quimettrait la patience d'un saint à rude épreuve. Cela

dit, je vais être très « objectif. »

De la publication récente de textes relatifs à la Vénus,en particulier du rapport de Xéno 3, et de ce qu'on savait

depuis longtemps, M. Furtwaengler conclut qu'il yavait dans la ville de Milo un gymnase, dont les divinités

étaient Hermès et Héraclès. Dans ce gymnase se trou-

vaient trois niches voisines : 1° une niche carrée, conte-

nant la Vénus et surmontée de la dédicace de Thypo-

gymnasiarque Bakkhios, lequel avait consacré à Hermès

et à Héraclès Texèdre (c'est-à-dire la niche) et autre

chose (T<£yaX[xa, la statue de la Vénus, restitue M. Fur-

waengler) ; la même niche contenait le fragment de

signature du sculpteur d'Antioche et deux hermès,dont l'un barbu, l'autre imberbe; 2° à vingt pieds de là,dans une seconde niche, était une statue d'Hermès,

signée d'Antiphane de Paros (C. I. G. Ins., III, 1242);3° la troisième niche contenait une statue dont les

pieds seuls ont été trouvés en place : c'était le portrait

1. Chronique des Arts, 14 mars 1903, p. 85-87.2. Furtwaengler, Der Fundort der Venus von Milo, extrait des

Sitzungsberichte de l'Académie de Bavière, 1902, IV, p. 456-461.3. Michon, Revue des Études grecques, 1902, p. 24. Il s'agit d'une

lettre adressée en 1828 au grec Démétrios Capuda, alors chargé dela vente d'une statue signée d'Antiphanès, découverte le 3 février1827 à Milo (Musée de Berlin, n° 200), par le négociant hollandaisThéodore Xéno, résidant à Milo. Il a fouillé près de l'endroit où l'ona découvert la Vénus et y a trouvé un mur avec deux niches où il y-avait des statues (p. 31).

S. BEINACH 22

338 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

d'un certain Hagésiménès (ibid., III, 1090), voué par

son père et par son frère à Hermès et à Héraclès.

M. Furtwaengler considère aujourd'hui que Thermes-

barbu, avec l'inscription de Théodoridas, remonte à la

fin du ve siècle 1 et que Thermes imberbe appartient au

milieu du ive siècle 2; l'un et l'autre seraient, à son avis,,

plus anciens que la Vénus... « Ces deux petits hermès,.

simples offrandes au dieu de la palestre, appartiennentà l'époque plus ancienne du gymnase de Milo. Plus

tard, quand les niches furent construites et pourvues de

grandes statues, au 11e ou au Ier siècle avant J-C.,.

ils furent employés à la décoration de la niche dédiée

par Bakkhios 3 ».

Ainsi, Ton découvre ensemble une statue d'époque

indéterminée, une inscription et un hermès de 400,.

un hermès de 350 et deux inscriptions de 150-100 avant

J.-C. M. Furtwaengler veut absolument que la statue

soit contemporaine des dernières inscriptions, et, à cet

effet, il élimine purement et simplement les deux hermès.

comme appartenant à « l'époque plus ancienne du.

gymnase. »

On sait que Voutier a dessiné la Vénus entre deux

hermès : Thermes barbu sur la dédicace de Théodoridas4,.Thermes imberbe sur la signature de l'artiste d'An-

tioche. La thèse de M. Furtwaengler exige que cette

signature soit celle de l'auteur de la Vénus; or, comme

1. Il se contentait autrefois, de dire qu'il était «antérieur à l'Em-

pire » ; c'est moi qui en ai fixé la date (Chronique, 1900, p. 389;:1901, p. 45 ; plus haut, p. 324).

2. Il considérait autrefois les deux hermès comme contemporains ;-.c'est moi qui l'ai détrompé (ibid.).

3. Cela est emprunté à la même page de la Chronique des Arts de-1901 (plus haut, p. 331), où je signalais cette hypothèse comme une« simple possibilité » : « Il est possible que Bakkhios, pour orner son

exèdre, ait pris des termes plus anciens et en ait décoré sa cons-truction, etc. ».

4. Voir l'exposé de la question dans la Chronique des Arts 1898,.,p. 224 (plus haut, p. 304).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 339

il est évident que la Vénus groupée avec Thermes imberbe

forme un ensemble parfaitement ridicule, il faut que'M. Furtwaengler nie avec passion, contre toute vrai-

semblance, l'exactitude du seul dessin d'un témoin

de la découverte, celui de Voutier. Cet honnête marin,

ayant constaté que Thermes barbu entrait dans le trou

de la base au nom de Théodoridas, se serait imaginé (!)

que Thermes imberbe s'adaptait dans le trou de l'autre

bloc avec inscription. En réalité, il n'en était rien ;Thermes imberbe doit être mis en pénitence; le trou

qu'il a usurpé donnait l'hospitalité à un pilier carré en

marbre (dont on n'a pas trouvé le moindre fragment !)et où devait s'appuyer le bras gauche de la Vénus 1.

M. Furtwaengler prend à son compte tout ce que j'aidit et répété

2 sur l'impossibilité de grouper la Vénus

avec Thermes imberbe. Au lieu d'en conclure que, Ther-

mes imberbe étant inséparable de la signature, la Vénus

n'a rien à voir ni avec la signature, ni avec Thermes,il envoie promener Thermes et garde la signature. Est-

ce là raisonner sagement ?

L'éminent archéologue n'a pas dit un mot de ma

conclusion —pourtant, ce me semble, bien logique :

à savoir que Thermes imberbe et sa base appartenaientà un groupe détruit du 111e siècle 3 et que la Vénus

(Amphitrite) n'avait rien à voir avec ces marbres. Une

fois que M. Furtwaengler est obligé d'admettre que la

niche n° 1 contenait des objets datant du ve au Ier siècle,

1. M. Furtwaengler ne peut cependant pas ignorer que j'ai démon-tré l'impossibilité de cette restitution tendancieuse (Chronique des

Arts, 9 février 1901 ; plus haut, p. 332).2. Par exemple Chronique des Arts, 1898, p. 224 (plus haut p. 305).

Il faut bien que je rappelle ces textes, M. Furtwaengler étant, àses heures, un très capricieux bibliographe.

3. « Il est inadmissible qu'un sculpteur ait pris la peine de signertout au long un hermès de facture courante. Évidemment, la signa-ture était celle d'un groupe dont ce terme ne formait qu'un élément ».

(Chronique des Arts, 1901, p. 45 ; plus haut, p. 324).

340 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

pourquoi veut-il joindre tel ou tel d'entre eux à la statue

et en écarter les autres? C'est purement arbitraire.

Quel dommage que le tribunal de La Haye ne

tranche pas les litiges scientifiques ! Je donnerais

volontiers rendez-vous à M. Furtwaengler devant des

juges non archéologues, mais prononçant d'après les

simples lumières du bon sens et d'après les vraisem-

blances. Il y passerait un mauvais quart d'heure.

En terminant, M. Furtwaengler revient sur le lieu

de la découverte du Poséidon 1. Ce lieu, dit-il, est Klima,

qui est loin du gymnase de la ville. Que signifie, au juste,

cet adverbe « loin »? Munich est loin de Paris, mais la

Madeleine est-elle loin du Louvre? Entre le gymnase et

le port de Milo, il ne devait pas y avoir beaucoup de

chemin 2. Dans la niche I du gymnase, avec la Vénus,

on trouve un hermès dédié par Théodoridas; à Klima,

on trouve une dédicace du même Théodoridas à Poséi-

don, avec une statue de Poséidon. Voilà le fait essentiel,

que je suis heureux d'avoir le premier mis en lumière 3.

Si ledit Théodoridas a dédié, vers 400, un Poséidon, il

a pu lui donner comme parèdre une Amphitrite, d'au-

tant plus qu'on nous signale un groupe colossal de Poséi-

don et d'Amphitrite dans l'île voisine de Ténos et que ce

groupe remontait au moins au ive siècle. Cette Amphi-trite a pu être employée plus tard à la décoration d'un

gymnase (M. Furtwaengler admet maintenant la même

hypothèse pour les deux hermès), tandis que le Poséi-

don, volé par quelque Romain, était remplacé par une

médiocre copie, celle qui est conservée aujourd'huiau musée d'Athènes. Telle est, après diverses fluctua-

tions qui témoignent de ma bona fides, l'hypothèse que

1. Voir mon article à. ce sujet dans la Revue archéologique, 1902,II, p. 207 et suiv.-.2. Voir la lettre de M. Lallier dans la Chronique des Arts, 1898,p. 275 (plus haut, p. 307).

3. Chronique des Arts, 1897, p. 42 (plus haut, p. 285).

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 341

je crois la plus satisfaisante. Qu'est-ce que M. Furt-

waengler peut y opposer?

D'abord, il maintient, contre moi, que le Poséidon

d'Athènes et la Vénus sont « stylistiquement et techni-

quement apparentés », mais que le Poséidon n'a rien

à voir avec la technique et le style de l'art impérialromain (p. 461). « Toutefois, la parenté stylistique est le

seul lien entre la Vénus et le Poséidon ; à cela près, il

n'a rien à faire avec la statue d'Aphrodite découverte

dans un gymnase de la ville sous le patronage d'Hermès

et d'Héraclès ». Voilà des affirmations, mais pas autre

chose. J'ai cru, autrefois, que le Poséidon était contem-

porain de Théodoridas ; aujourd'hui, je pense que c'est

seulement une copie romaine de la statue vouée parThéodoridas avec TAmphitrite. En somme, c'est là

une question peu importante. L'essentiel c'est que, de

l'affinité constatée par moi comme par M. Furtwaen-

gler entre le type de TAmphitrite et celui du Poséidon,

je conclus à un lien historique entre ces deux figures,tandis que M. Furtwaengler conclut seulement qu'ellessont contemporaines, et que le chef-d'oeuvre (la Vénus)doit être rabaissé, descendu avec des câbles jusqu'auniveau du' colosse de fabrique courante (le Poséidon).A mes yeux, la date du couple est donnée par la belle

sculpture; aux yeux de mon contradicteur, elle Test

par la plus faible. L'un et l'autre nous opérons sur des

vraisemblances. Mais, alors que M. Furtwaengler est

obligé d'admettre qu'il y avait à Milo, vers 100 avant

J.-C, un sculpteur capable d'exécuter une merveille

digne d'un élève de Phidias, ce qui est plus que témé-

raire, je suis contraint à la simple hypothèse qu'unestatue de Poséidon, dédiée vers 400 par Théodoridas,dont la dédicace de cette époque subsiste, a été remplacée

par une copie médiocre à l'époque romaine. De ce der-

nier fait il y a de très nombreux exemples, alors queM. Furtwaengler doit supposer une sorte de miracle,

342 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

c'est-à-dire, suivant la définition de Renan, une chose

qui ne se serait produite qu'une seule fois.

Parmi les statues du Ier siècle avant J.-C, copiesexcellentes de belles oeuvres grecques du ve et du

ive siècles, qu'Edhem-Bey a récemment exhumées à

Tralles 1, il y a une figure demi-nue, sans tète, dont le

torse est modelé avec une largeur qui rappelle la Vénus

de Milo. Je signale cette sculpture à M. Furtwaengler,comme une arme dont il pourrait se servir contre moi.

Mais il y a pourtant entre la statue de Tralles et

celle de Milo l'intervalle qui sépare une copie d'un

original. On peut démontrer que toutes les statues de

Tralles sont des copies ; donc, il existait, au ive ou

au ve siècle, un original analogue à la Vénus de Milo.

A la réflexion, cette découverte de Tralles, qui m'avait

troublé d'abord, apporte une confirmation à la manière

de voir que je soutiens, sine ira nec studio, avec l'espé-rance de convaincre un jour mon éminent ami et

contradicteur.

XI

La découverte de la Vénus de Milo

(Mémoire inédit de Tarral 2)

Il y a juste quarante-quatre ans que le hasard fit découvrirl'adorable Vénus de Milo, la perle du Musée du Louvre. Malheu-

1. [S. Reinach, Monuments nouveaux, t. I, p. 354.]2. Revue archéologique 1906, I, p. 193-202. — Extrait des papiers

de Tarral qui font partie de ceuxd'O. Rayet. Claudius Tarral, méde-cin anglais établi à Paris sous le second Empire, avait voué un véri-table culte à la Vénus de Milo. Il en exécuta une restauration à petiteéchelle qui a été publiée par Goeler von Ravensburg et par moi.Cette restauration, à mon avis, ne vaut rien et ne prouve pas queTarral eût un sentiment bien délicat de l'art antique. Pourtant,comme il a fait effort pour débrouiller les problèmes que soulève lacélèbre statue et qu'il est mort sans avoir publié le grand ouvragequ'il préparait à ce sujet, il me semble utile d'imprimer le brouillond'un mémoire sur la Vénus qu'il avait l'intention, en 1864, de com-

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 343

reusement, ce court espace de temps a vu disparaître les princi-paux personnages qui ont joué un certain rôle dans cette splen-dide conquête sur l'antiquité. Le jeune enseigne de vaisseau,Dumont d'Urville, qui, le premier, fut frappé de la beauté de ce

précieux marbre, qui le dessina et le décrivit avec tant d'intel-

ligence, a trouvé une mort affreuse sur un chemin de fer. Fau-

vel, le dernier débris de l'expédition Choiseul, l'illustre savant

Quatremère de Quincy, le studieux Clarac, Forbin Janson, le

marquis de Rivière, Émerie David, ne sont plus. Marcellus, quieut l'insigne honneur de recevoir la Vénus et de la transporteren France, est mort récemment, jeune encore. Ainsi nous sommesréduits à puiser presque tous nos renseignements dans les écrits

qu'ils ont légués à la postérité. M. Brest, l'agent consulaire deFrance à Milo, qui déploya une si louable activité dans l'acqui-sition de ce chef-d'oeuvre, est encore parmi nous ; mais il est plusqu'octogénaire ; sa mémoire, je le crains, n'est plus très fidèle ;il se croit victime d'injustes procédés de la part de ses supé-rieurs et des historiens ; notre ravissante déesse, loin d'être unsouvenir de jouissance, est pour lui un sujet d'une amertumeextrême ; il faut pourtant plaindre ce vénérable vieillard si ses

griefs sont fondés, et, dans ce cas, il serait encore temps d'adou-

muniquer à l'Académie des Inscriptions. Je corrige un peu le style,qui est souvent d'une barbarie rebutante, et je donne à la suite

quelques indications complémentaires.M. Froehner, interrogé par M. le commandant Espérandieu, a bien

voulu lui donner, sur Tarral, les renseignements que voici : « Tarralétait le médecin de lord Hertford ; il fut plus tard celui de Richard

Wallace, fils de ce lord. Il avait une jolie fortune et habitait un petithôtel au Cours-la-Reine. C'était un homme aimable —; et très bavard.Il croyait avoir des connaissances techniques, surtout minéralogiques,qui le qualifiaient pour étudier la sculpture antique. C'était undilettante. Il ne s'occupait que des questions les plus difficiles, sansaucune préparation. Comme un archéologue bien connu de notre

temps, il avait le don de reconnaître la main d'un même artiste dansles oeuvres les plus disparates. Il croyait que le vase Borghèse étaitde la même main que les Forges de Vulcain, qui sont de la Renais-sance. Mes relations avec lui étaient très cordiales. Il était reçu danstous les salons de Paris, déjeunait tous les dimanches chez R. Wal-lace ; il a fait des démarches, après 1870, pour me faire nommerconservateur de la collection Wallace. Son intérieur n'était pas heu-reux. Sa femme — une Italienne, je crois — avait perdu la vueet était sujette à des accès de folie ; il vivait avec elle et une nièce.Bien qu'Anglais de naissance, Tarral parlait le français correctementet presque sans accent. »

344 DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO

cir le chagrin de ses derniers jours par un prompt retour à la

justice. M. Beulé professe publiquement que la France doit la

possession de la Vénus de Milo à M. Brest ; cette appréciationmérite un examen approfondi. J'ai sous les yeux un rapportinédit, très détaillé, écrit il y a deux ans par M. Brest, dans lequelil affirme « avoir acheté pour la France, vers la fin de 1819,l'immortelle Vénus, d'un paysan grec, Théodore Kendrotas, pourla somme de 600 piastres, plus un habillement de 18 piastres,en tout 618 piastres, équivalant alors à autant de francs. »

M. Brest la fit transporter tout de suite chez lui et la conserva

malgré les menaces du prince Mourousi ; plus tard, le torse est

volé et placé à bord d'un bâtiment raya ; M. Brest, aidé du lieu-

tenant Berranger et de douze hommes de l'équipage de la goé-lette Estafette, le reprend de vive force ; c'est encore M. Brest

qui a dû payer l'amende de 6.000 piastres imposée aux primatsde l'île de Milo par le despote Mourousi, M. Brest les ayant garan-tis contre ses vengeances ; dix ans après seulement, M. Brestest remboursé de cette somme, mais alors la différence dans le

change de l'argent lui est très défavorable et il subit une pertede 5.000 francs ; cette perte, ainsi que d'autres frais, ne lui a

jamais été remboursée. M. Brest affirme encore que M. de Beau-

repaire, chargé d'affaires à Constantinople, pendant l'absencedu marquis de Rivière, a su, par supercherie, retirer de sesmains toutes les correspondances, toutes les quittances qui cons-tataient la véracité de ses assertions. Voilà, certes, de gravesaccusations contre des morts ; il faut les accepter avec réserve,car il se peut que la mémoire de M. Brest l'égaré à son insu.Voici quelques motifs pour faire douter de l'exactitude de sesrécits. D'abord, M. Brest n'a jamais réclamé publiquementcontre tant d'iniquités. Il soutient avoir acheté la Vénus vers lafin de 1819 ; à peine dégagée et enlevée de sa niche, il la fittransférer chez lui; or, cette dernière affirmation est réfutée

par Dumont d'Urville qui, au moins quatre mois après (19 avril

1820), vit la partie supérieure de la Vénus dans une étable du

paysan grec et trouva la partie inférieure de la statue encore danssa niche. M. Brest prétend aussi qu'on n'a pas trouvé de braset cependant Dumont d'Urville a vu deux bras et une maintenant une pomme, qui ont été livrés à M. de Marcellus avec laVénus et d'autres fragments. M. Brest ne parle que de deuxHermès découverts avec Vénus ; il y en avait trois. En voilà assez

pour prouver que M. Brest se trompe dans certains détails histo-

riques ; il peut avoir raison dans d'autres ; c'est à la chancelleriede France de contrôler ses allégations et s'il y a lieu, de lui faire

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 345

amende honorable, car il serait honteux pour la France qu'unepareille ingratitude pût être attachée à la possession d'unmonument d'une gloire impérissable.

Voici un petit abrégé de la découverte de la Vénus ; il est bienfâcheux que les circonstances qui s'y rattachent aient été si

imparfaitement décrites, car beaucoup de questions archéolo-

giques de haut intérêt présentent une perplexité extrême. La

première description du joyau du Louvre est du jeune Dumontd'Urville ; elle est encore la meilleure. Sans être un archéo-

logue, son instinct d'observation a donné une leçon aux anti-

quaires ; son rapport remarquable est peu connu ; il mérite unesérieuse attention et, comme il confirme ma restauration, je cite-rai les passages les plus importants. « Le 19 avril 1820, ditDumont d'Urville (Annales maritimes, par Bajot, 1821, p. 150),j'allai visiter quelques morceaux d'antiquités découverts àMilo peu de jours avant notre arrivée. Trois semaines environavant notre arrivée à Milo, un paysan grec, bêchant son champrenfermé dans cette enceinte, site de l'antique Mélos, rencontra

quelques pierres de taille ; comme ces pierres, employées parles habitants dans la construction de leurs maisons, ont unecertaine valeur, cette considération l'engagea à creuser plusavant, et il parvint ainsi à déblayer une espèce de nichedans laquelle il trouva une statue en marbre, deux hermèset quelques autres morceaux également en marbre. Lastatue était de deux pièces, jointes au moyen de deuxforts tenons en fer. Le paysan, craignant de perdre le fruit deses travaux, en avait fait porter et déposer dans une étable la

partie supérieure, avec les deux hermès ; l'autre était encoredans la niche. J'ai visité le tout attentivement, et ces diversmorceaux me parurent d'un bon goût, autant cependant que mesfaibles connaissances dans les arts me permirent d'en juger.La statue, dont je mesurai les deux parties séparément, avait,à très peu de chose près, six pieds de haut ; elle représentait unefemme nue, dont la main gauche relevée tenait une pomme, etla droite soutenait une ceinture habilement drapée et tombant

négligemment des reins jusqu'aux pieds ; du reste, elles ont étél'une et l'autre mutilées et sont actuellement détachées du corps.Le seul pied qui reste est nu ; les oreilles ont été percées et ontdû recevoir des pendants. Tous ces attributs sembleraientassez convenir à la Vénus du Jugement de Paris ; mais où seraientalors Junon, Minerve et le beau berger? Il est vrai qu'on avaittrouvé en même temps un pied chaussé d'un cothurne et unetroisième main ; d'un autre côté, le nom de l'île, Mélos, a le

346 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

plus grand rapport avec le mot melon, qui signifie pomme. Ce

rapprochement de mots ne serait-il pas indiqué par l'attribut

principal de la statue ?« Les deux hermès qui l'accompagnaient dans sa niche n'ont

rien de remarquable ; l'un est surmonté d'une tête de femme ou

d'enfant, et l'autre porte une figure de vieillard avec une longuebarbe. L'entrée de la niche était surmontée d'un marbre de

4 pieds et demi de longueur sur 6 à 8 pouces de largeur. Il

portait une inscription dont la première moitié seule a été res-

pectée par le temps ; l'autre est entièrement effacée. Cette

perte est inappréciable : peut-être eussions-nous acquis par là

quelques lumières sur l'histoire de cette île que tout prouve avoir

été jadis très florissante et dont le sort nous est complètementinconnu depuis l'invasion des Athéniens, c'est-à-dire depuis plusde 22 siècles. Au moins eussions-nous appris à quelle occasionet par qui ces statues avaient été consacrées. J'ai copié cette

inscription. Le piédestal d'un des hermès a dû porter aussi une

inscription, mais les caractères en sont tellement dégradés

qu'il m'a été impossible de les déchiffrer. Lors de notre pas-

sage à Constantinople, M. l'ambassadeur m'ayant questionnésur cette statue, je lui dis ce que j'en pensais, et je remis à M. de

Marcellus la copie de la notice qu'on vient de lire. A mon retour,M. de Rivière m'apprit qu'il en avait fait l'acquisition pourle Muséum. J'ai su depuis que M. de Marcellus arriva à Milo

au moment même où la statue allait être embarquée pour uneautre destination ; mais, après divers obstacles, cet ami des

arts parvint enfin à conserver à la France ce précieux reste

d'antiquité. »

Ainsi donc le jeune naturaliste Dumont d'Urville a vu de ses

propres yeux la moitié inférieure de la Vénus dans sa niche ;il dit que la moitié supérieure était réunie à l'inférieure par deuxforts tenons en fer ; cela ferait croire que le paysan grec les

aurait enlevés, que la Vénus était entière, et debout comme ledit M. Brest ; mais d'autres témoignages affirment que la Vénusa été trouvée en deux morceaux séparés ; les coups visibles debêche dans le torse rendent cette dernière version vraisemblable.Dumont d'Urville est très explicite sur les deux mains, la

gauche tenant la pomme, la droite soutenant la ceinture ; ilse trompe sur la désignation d'un hermès, notre petit Mercure,

qu'il prend pour une femme ou pour un enfant, ce qui atteste

peu de science de l'antiquité ; il n'a pu déchiffrer l'inscriptionsur le socle de cet hermès, ce qui témoigne de son peu d'habitudedes recherches épigraphiques. La copie qu'il fit de l'inscription

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 347

sur le marbre placé au-dessus de la niche est devenue très impor-tante, comme nous le démontrerons plus bas. Il me semble queDumont d'Urville a eu une très grande part dans cette acqui-sition ; M. Brest n'a aucune autorité dans les arts ; son opinionne pouvait influencer l'ambassadeur à Constantinople ; mais

l'opinion éclairée de Dumont d'Urville contribua puissammentà sauver cet unique monument en faveur de la France.

M. de Marcellus nous a laissé, sur la fouille de Milo, quelquesdétails qui paraissent exacts, quoiqu'ils contredisent M. Brest :

«Un Grec nommé Yorgos, occupé à bêcher son champ vers la fin

de février 1820, découvrit une sorte de niche oblongue, bâtie

dans le roc ; il parvint à déblayer cette petite construction,ainsi qu'une cave étroite enfoncée de cinq ou six pieds au-des-

sous du niveau du sol actuel. Il y trouva pêle-mêle et confu-

sément couchés le buste de la statue qu'il transporta aussitôt

dans son étable, trois hermès, quelques socles et d'autres débris

de marbre ; deux semaines après, en continuant ses recherches,il découvrit la partie inférieure de cette même statue et quelques

fragments de sculpture antique. » Voici maintenant la descrip-tion de la Vénus faite de visu par M. de Marcellus : « La statue se

composait de deux blocs unis entre eux par un tenon de fer qui. n' a

pas été retrouvé ; la draperie repliée sur le flanc gauche cachait la

ligne où s'unissaient les deux marbres. La chevelure tout entière

était détachée (il faut entendre par cette expression le chignon

seulement), mais assez bien conservée et d'une grande élégance.Je fis successivement étaler sur le pont de la goélette YEstafetteles trois hermès et les fragments antiques qui tous m'avaient été

livrés ». Dans une note, M. de Marcellus ajoute : « Sur un marbre

de 4 pieds et demi de longueur et de 8 pouces de largeur, étaient

des lettres qui ont paru ne se rapporter en rien à la statue ; cette

inscription, en partie effacée, est restée à Milo ». Quelle incroyable

stupidité! Et pourtant l'intelligent Dumont d'Urville l'avait

jugée très importante et en déplorait la dégradation ! M. de Mar-

cellus observe : « Des volumes de dissertations laudatives sur la

Vénus virent le jour ; on remarque parmi ces écrits les pages

pleines de goût et de science de Quatremère de Quincy, de

Clarac et de Saint-Victor. Quelques dessins des poses qu'oncherchait à retrouver avaient été soumis au Roi ; on avait même

tenté d'ajuster aux épaules de la statue deux bras et une main

tenant une pomme, que j'avais également rapportés; mais il

était facile de reconnaître que ces bras informes n'avaient pu

appartenir à la Vénus que dans un premier et grossier essai de

restauration attribué aux chrétiens du vme siècle. Il fut démon-

348 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

tré [par qui?] que la statue chargée de vêtements, de colliersd'or et de pendants d'oreille avait représenté la Panagia (sainteVierge) dans la petite église grecque dont j'avais vu les ruinesa Milo ». Voilà bien des absurdités ; la diplomatie ne donne pasdu jugement à l'archéologue improvisé. J'ai cité ses paroles pourprouver que M. de Marcellus a réellement rapporté en Francedeux fragments de bras avec une main tenant une pomme, braset main parfaitement décrits par Dumont d'Urville. Comment sefait-il que Clarac ignorait ce fait et qu'il écrit les lignes sui-vantes : « On croyait que le bras gauche manquait en entier;mais en passant à Milo, pour s'assurer par lui-même de tout ce

qui avait rapport à sa statue, le marquis de Rivière fit faire denouvelles excavations et Ton a heureusement trouvé les frag-ments d'un bras et d'une main, qu'à la qualité du marbre, au

travail, on peut croire avoir appartenu à notre Vénus, et Tonvoit par les trous du tenon et par l'arrachement que le bras yavait été fixé ». Ce bras et la main gauche sont-ils les mêmes qu'acités et rapportés M. de Marcellus? En lisant M. de Marcelluset en regardant la gravure de la Vénus où le fragment de brasest figuré, on est disposé à taxer Clarac de confusion ; cependant,dans le rapport inédit de M. Brest, je lis qu'il fut chargé en effetde faire de nouvelles fouilles à Milo par M. de Rivière et qu'ondécouvrit alors deux bras que M. Brest crut avoir appartenu àla Vénus. « Le bras droit en trois morceaux dont les doigts de lamain fermée tenaient une pomme, et le gauche en deux mor-ceaux ayant les trois doigts fermés et le pouce et l'index joints,paraissaient tenir quelque chose ». M. Brest affirme avoir envoyéces fragments à Toulon à l'adresse de M. Bedfort.

M. Brest, dans son rapport inédit, affirme que « la Vénusn'avait point de bras : la partie supérieure de la niche ayantécroulé les aura peut-être cassés et fit aussi une légère égrati-gnure au nez de la statue ».

Il y a bien des contradictions entre ces historiens. M. Brest

prétend que la Vénus n'avait point de bras, mais M. Dumontd'Urville les a vus et dit que la main gauche tenait la pomme ;M. de Marcellus reçut ces fragments des mains de M. Brest etles rapporta en France. Clarac parle d'une main gaucheavec la pomme, M. Brest d'une main droite ; mais, à la

rigueur, M. Brest a pu très bien se tromper à cet égard ;dans ce cas, on aurait déterré à Milo deux fragments deVénus à la pomme. Le musée du Louvre ne possède aujour-d'hui qu'un fragment du bras et de la main gauche que j'aifait mouler et qui appartiennent incontestablement à notre

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 349

statue ; je crois ces deux fragments les mêmes que ceux vus et

décrits par Dumont d'Urville et rapportés en France parM. de Marcellus. Clarac ne parle que d'un seul bras retrouvé dans

la seconde excavation de Milo ; M. Brest affirme en avoir déterré

deux. M. de Sartiges, ambassadeur à Rome, visita il y a quelquesannées Milo et il m'assure que M. Brest lui a parlé des deux bras

qu'il envoya en France ; Tannée passée, M. Gobineau, archéo-

logue très instruit, quoique diplomate très habile, de retour de

sa mission en Perse, rencontra à Constantinople M. Brest, quilui réitéra les mêmes assurances au sujet des deux bras. Ce quiest positif est que la Vénus en plusieurs morceaux, des fragmentsde bras droit et gauche, et d'une main gauche tenant une pomme,de trois hermès, d'un socle avec inscription grecque, d'un frag-ment de la plinthe, ont franchi les seuils du Louvre. Ici, nous

avons à constater un fait déplorable, inexplicable : le Muséene possède plus aujourd'hui ni le bras droit, ni le fragment de la

plinthe, ni le socle de Thermes Mercure orné d'une inscription

grecque d'une grande importance. M. de Longpérier a fait de

minutieuses recherches pour les retrouver ; il a fouillé même le

sol des caves ; peine inutile, ces fragments sont perdus à tout

jamais. Dans les arts, comme dans la politique, la passiondu parti pris, la vanité, Tamour-propre du savant, l'ignorance

jouent un grand rôle. Les Grecs et les Romains avaient bien

raison de faire répondre sur la vie des gardiens de la conserva-tion de leurs trésors artistiques. Sous le règne de Louis-Phi-

lippe, un homme très influent au musée du Louvre proposa au

Roi de lui faire de superbes dessus de tables avec les vénérablesmonuments égyptiens ; l'art, disait ce savant architecte, n'yperdrait rien, le mobilier de la couronne y gagnerait beaucoup.J'ai entendu un peintre très en vogue, beau parleur, déclarer ques'il était le directeur du Louvre, il mettrait tous ces vilains

Égyptiens à la porte. Comment expliquer la perte mystérieusede ces fragments de la Vénus? On soutenait qu'ils ne pouvaientavoir appartenu à la statue de la Vénus, que c'étaient des

restaurations, par conséquent des morceaux de marbre sansintérêt.

Clarac, il est vrai, regardait l'inscription comme importante ;mais elle gênait sa conviction que la Vénus était l'oeuvre dePraxitèle. Tout cela exposait ces fragments à la destruction ;

toujours est-il que leur perte sera une honte éternelle pourl'administration du Louvre , car la plus grave mutilation de laVénus s'est accomplie dans ce sanctuaire des arts !

Il y a quarante-trois ans, votre illustre secrétaire perpétuel,

350 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

Quatremère de Quincy, est venu rendre, dans cette enceinte,un hommage éclatant à l'adorable Vénus de Milo ; sa parolesavante et élégante produisit une profonde sensation, car,alors comme aujourd'hui, la Vénus était le sujet de la conversa-tion de tous les salons, la préoccupation de tous les artistes. Sonaffreuse mutilation excitait l'imagination des antiquaires ;on se demandait quelle était, avant sa profanation, l'attitudede cette fière déesse. Chacun disait tout bas son idée. Qui mieux

que l'auteur du « Jupiter Olympien » pouvait prétendre jeterla lumière sur une question si difficile à résoudre? Quatremère

expliqua, avec sa science et sa clarté habituelles, que la noble

figure représentait jadis une Vénus victorieuse groupée ou en

colloque avec Paris ou Mars, qu'elle était l'oeuvre de Praxitèleou de son école. Malgré l'immense autorité de Quatremère, ilne réussit pas à convaincre tout le monde; Clarac combattit

l'idée d'un groupe tel que Quatremère l'entendait ; il croyait la

statue isolée, mais en rapport avec d'autres figures, qui pou-vaient être Paris et les deux déesses, auxquelles avec fierté et

dédain elle montrait la pomme, trophée de sa victoire. La convic-tion de Clarac fut de courte durée. Le savant Millingen trouva une

médaille de Corinthe frappée sous Septime Sévère, où une figurede femme mi-drapée tient un bouclier dans ses mains et dans

lequel elle semble se mirer ; à l'aide de cette indication, Millin-

gen restaura la Vénus de Capoue qui a tant de rapport avecnotre fameux marbre ; mais il oublia que la base de la statue de

Capoue portait jadis deux petits pieds de Cupidon ; c'est égal,le pauvre Clarac est séduit par Millingen, la Vénus de Milodut aussi se mirer dans un bouclier ; adieu la pomme, adieu safierté et adieu le dédain de la victorieuse déesse! Émeric Davidsoutenait que la Vénus n'a jamais fait partie d'un groupe, il

y voyait une véritable statue : « Elle ne représente point Vénus,mais plutôt la nymphe Mélos, c'est-à-dire l'île de Mélos person-nifiée ». M. Paillot de Montabert la déclare plutôt une Muse.Est-ce plutôt la courtisane Glycère d'Argos, joueuse d'instru-

ments, statue exécutée par cet Hérodote d'Olynthe qui travaillaen société avec Praxitèle à la statue de Phryné ? Ne suppose-t-onpas naturellement la lyre qu'elle tenait de la main gauche et quel'autre main était prête à faire résonner ? Qui osera décider ces

questions? M. P. de Montabert déclare seulement que notre

précieuse Vénus « n'est qu'une copie qu'aurait reniée Hérodote

d'Olynthe. » Enfin, d'autres savants de la trempe de Montabert

prétendent que la Vénus était dans l'acte de tirer Tare, de se

coiffer, de se mirer dans un miroir, en Muse écrivant l'histoire

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 351

sur une énorme tablette qui cacherait nécessairement sa superbepoitrine 1. Enfin, l'illustre historien national, M. Thiers, penseque la Vénus est une Victoire sonnant la trompette ; il m'amême montré le point d'attache de la trompette au genou;c'est encore là un petit péché de ce grand admirateur desarts...*

(Le reste manque.)Cl. TARBAL.

Xll

Notes complémentairessur la statue dite « Vénus de Milo »3

Il est très difficile d'être au courant de ce qui concerne

la Vénus de Milo et il ne servirait de rien de donner

ici la bibliographie des nombreux articles et chapitres

d'ouvrages qu'on a consacrés, dans ces dernières années,,à cette statue. Je profite de l'occasion que me fournit la

publication qui précède pour dresser un tableau métho-

dique, accompagné de références, des faits et des hypo-thèses qu'on a fait valoir à ce sujet

—supposant connu

du lecteur ce que M. Collignon a écrit sur la Vénus de

Milo dans le tome II de son Histoire de la sculpture

grecque.

I. Témoignages sur la découverte de la statue. —Topographie

de Milo, le lieu-dit Klima (Chronique des arts, 1898, p. 275 ;.1903, p. 86).

—Éphémérides de la découverte, mouvements de

l'escadrille française (ibid., 1897, p. 16).— Les deux relations de

Dumont d'Urville (Aicard, La Vénus de Milo, 1874, p. 173-184 ; Chronique, 1897, p. 25). — Lettre de Dauriac, 11 avril!1820 (Chronique, 1897, p. 17).

— Lettre de Brest à David,

1. On peut voir, chez les plâtriers de Paris, la Vénus restaurée en

Muse, écrivant l'histoire sur une énorme tablette qui cache la plus.belle partie de son corps (Note de Tarral).

2. Cf. Rev. archéol., 1905, I, p. 132 (Thiers et la Vénus de Milo).3. [Rev. archéol., 1906, I, p. 192-200].

352 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

12 avril 1820 (ibid.).— Lettre de David à Rivière, 25 avril

1820 (ibid.). —Que Dumont-d'Urville copiait malles inscriptions

(Rev. arch., 1896, I, p. 122).Relation de Forbin (Chronique, 1900, p. 388) ; de Marcellus

(ibid.) ; lettre d'Edouard de Marcellus (Aicard, op. L, p. 199-200).— Résumé de la relation de Voutier (Chronique, 1897, p. 16).•— Croquis de Voutier (Ravaisson, La Vénus de Milo, 1892,

pi. II ; cf. Chronique, 1897, p. 16).— M. Furtwaengler nie à

tort l'autorité du dessin de Voutier représentant Thermes

imberbe sur la base signée (Chronique, 1903, p. 86).Relation de Matterer (Aicard, op. /., p. 143-159).

— Relationde Trogoff (Chronique, 1897, p. 16).

— Rapport de Brest à Bou-

rée (ibid., 1897, p. 73-84).— Faux témoignages de Brest répétés

par Fouqué, Morey, Doussault (ibid., 1897, p. 72).— Faux

témoignages de Brest fils répétés par Jules Ferry (Aicard, op.L, p. 188-195 ; Chronique, 1897, p. 73).

—Témoignage (de

Xeno?) sur les niches où étaient placées la Vénus et deux autres

-statues (Rev. des Études grecques, 1902, p. 24).Pourquoi Brest et Dumont d'Urville ont pensé au Jugement

•de Paris (Chronique, 1900, p. 389).IL Transport de la Vénus et installation au Louvre. — Le dos-

sier de la Vénus retrouvé au Louvre en 1901 (Rev. des Études

grecques, 1902, p. 11-31).•— Arrivée de la statue à Toulon et

expédition au Louvre (ibid., 1900, p. 302-370 ; Chronique, 1900,

p. 388).— Placement de la Vénus au Louvre (Rev. des Études

grecques, 1902, p. 13 ; Chronique, 1900, p. 389)III. Paiement aux primats de Milo. — Revue des Études

grecques, 1902, p. 17 ; Chronique, 1900, p. 390.IV. Disparition de deux des inscriptions rapportées avec la

Vénus. — Lettre de Longpérier à Friederichs (Bausteine, 1868,t. I, p. 334), diffamant (d'après des propos de Tarral),les conservateurs ou les architectes du Louvre (Loewy,Inschriften griech. Bildhauer, p. 214 ; Furtwaengler, Meister-

werke, p. 603 ; Revue des Études grecques, 1900, p. 336).—

Hypo-thèse suivant laquelle la signature du sculpteur d'Antioche étaitcelle d'un groupe perdu auquel appartenait Thermes imberbe

(Chronique, 1901, p. 45).— Restitution de la dédicace de la

niche où se trouvait la Vénus (ibid., 1901, p. 44).V. Restaurations. —

Hypothèse d'une restauration antique(Chronique, 1900, p. 389).

— La Vénus serait une Amphitrite,-tomme celle du sculpteur Télésias que Philochore signale dansl'île de Ténos (Chronique, 1898, p. 226 ; 1900, p. 390).

Restaurations graphiques de Millingen (Gazette des Beaux-

DOCUMENTS SUR LA VENUS DE MILO 353

Arts, 1891, I, p. 376); de Tarral (ibid., p. 377); de Hasse (ibid.,p. 381); de Veit Valentin (ibid., p. 385); de Zur Strassen (ibid.,p. 389) ; de Bell (ibid., 1896, II, p. 331) ; de Furtwaengler (ibid.,1896, II, p. 332) ; de G. Saloman (ibid., 1896, II, p. 333) ; deRavaisson (Rev. archéol., 1890, pi. XV). Il y a une restaurationen marbre, grandeur de I original, dans le

jardin royal de Stuttgart (fig. 63), conforme,dans l'ensemble, à un petit modèle en plâtrequi figure dans la maison de Goethe à Weimar.La restauration de Stuttgart, oeuvre du Hof-bildhauer Hofer, a été placée dans le jardinroyal en 1854.

VI. La question des hermès et de la base deThéodoridas fils de Laïstratos. — L'hermèsbarbu sur une base avec dédicace de Théo-doridas (Chronique, 1897, p. 26).

— Cettebase est retrouvée par M. Michon au Louvre

(Comptes rendus de l'Acad.,15 septembre 1900)et publiée avec Thermes replacé sur elle (Revuedes Études grecques, 1900, p. 339).

— L'her-mès imberbe a été vu par Voutier sur la baseavec la signature d'Agesandros (Chronique,1897, p. 26).

VII. Découvertes d'autres statues à Milo. —

Acquisitions de statues par Forbin en 1817

(Chronique, 1900, p. 389).— Fouilles de Rot-

tiers en 1825 (Rev. des Études grecques. 1902,p. 27). — Statue signée d'Antiphane, décou-verte en 1827, tout auprès de l'emplacementde la Vénus (ibid., 1902, p. 22-24).

— Décou-verte du Poséidon et d'autres statues en 1878

(Chronique, 1897, p. 43). — Relation delissot sur ces trouvailles (ibid., 1901, p. 139).— La statue équestre (Rev. archéol., 1902, II, p. 207).

Le Poséidon, la statue équestre et d'autres statues auraientorné une place publique (ibid., 1902, II, p. 219).

— La statued'homme drapé, placée sur une base avec dédicace de Théo-doridas (Chronique, 1897, p. 42).

— Relations supposées deThéodoridas avec la Vénus (ibid., 1898, p. 224).

— La basede Théodoridas serait celle d'un Poséidon, enlevé à l'époqueromaine et remplacé par la copie découverte en 1878 (Rev.archéol, 1902, II, p. 221 ; Chronique, 1903, p. 86-87).

— Asso-ciation supposée de Poséidon et d'Amphitrite (Chronique, 1898,

S. liEINACB 23

FIG. 63. — Restau-ration de la Vénusde Milo en marbre(grandeur natu-relle) par le sculp-teur Hofer (1854).Jardins royauxde Stuttgart(Wurtemberg).

354 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

p. 226).—

Que le motif de la draperie"du Poséidon remonte au

ive siècle (Rev. arch., 1905, I, p. 39).—

Que le motif de la drape-rie de la Vénus remonte au ive siècle (Chronique, 1903, p. 87).

*

Je n'ai jamais cessé de relater, dans la Revue archéologique, les

hypothèses nouvelles, ou le renouvellement d'anciennes erreurs, dont

la célèbre statue du Louvre a été l'objet. Laissant de côté ce qui a été

publié dans des ouvrages d'ensemble sur l'art grec, tous aisément

accessibles, je renvoie ici à quelques articles de publications quoti-diennes ou périodiques qui n'ont pas été mentionnées ci-dessus :

Revue critique, 1893, p. 445-7. Art. de S. Reinach, Ravaisson et laVénus de Milo. « Il appert des desseins de Voutier que l'inscriptionse rapporte uniquement à Thermes imberbe et qu'elle n'a aucune rela-tion avec la Vénus » (p. 447).

Revue archéologique, 1901, II, p. 123. Brochure de Bitter : la Vénusest une Danaïde versant de l'eau d'une urne. — Restauration, dite« horrible », de Geskel Salomau et annonce de la maquette due àP. Weber (plus haut, p. 311Ï.

Ibid., 1905,1, p. 131. Thiers et la Vénus (d'après Tarral). —P. 304,découverte du théâtre de Milo et des catacombes par deux Françaisen 1735 (d'après le R. P. J. Brucker).

Ibid., 1907, II, p. 350. Nouvelle relation de Dumont d'Urville,découverte à la bibliothèque de Caen, et publiée avec commentaires

par M. Besnier. La preuve est faite que D. d'U. s'est beaucoup vantéet a commis des inexactitudes pour grandir son rôle.

« L'article de M. Besnier, joint à celui de M. Michon (Le M** deRivière et la donation de la Vénus de Milo, Société des Amis du Louvre,Paris, 1906), forme une importante addition à la bibliographie de laVénus donnée Rev. arch., 1906, I, p. 199-200. »

Ibid., 1907, II, p. 457. Brochure de Miliarakis d'après une relationd'Arist. Tatarakis (1867), où reparaissent les légendes de la bataille,de la perte des bras, etc.

Ibid., 1909, II, p. 280. Un ingénieur anglais anonyme raconte

qu'on a découvert en 1898, près de Sidon, un bronze haut de 0 m. 60

représentant la Vénus complète, dont celle du Louvre ne serait qu'unecopie ; à ses pieds, un Éros dont la Vénus caresse la tête.

Ibid., 1911, I, p. 159. Opinion du sculpteur Rodin sur la Vénus

jugée comme oeuvre d'art.

Ibid., 1911, II, p. 189. Le Siècle réchauffe les hâbleries de Matterer.— Dans le Bull. Soc. anthrop., MM. Chaillon et Mac-Auliffe montrent

que le buste de la Vénus est celui d'une femme musculaire, opposéeaux femmes respiratoires.

Ibid., 1918, I, p. 184. Suivant un Espagnol, la Vénus serait une

Proserpine.Ibid., 1927,1, 259. M. Keramopoullos émet l'hypothèse que trois

DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO 355

petites lettres sans intérêt de Bourée (1862), dont il n'a pu lire lasignature, étaient de Ravaisson et renouvelle, à cette occasion, lalégende du combat, de la fracture des bras, etc..

Ibid., 1929, I, p. 182. Sous le titre de Sottisier de la Vénus de Milo,S. Reinach reproduit ou résume des articles ou lettres de R. Puauxet G. Bertrand (avec une lettre inédite de Fouqué, de Milo, 20 juil-let 1866) qui réitèrent les assertions frauduleuses de Matterer etde Brest père et fils. Ces documents ont paru dans le Temps, 25 et27 novembre 1928.

XII

Épiloguex

Le cavalier colossal était resté à Milo et ne fut

transféré au musée d'Athènes qu'en 19012. Il était placésur une base dont l'inscription, en caractères d'époque

romaine 3, prouve que le titulaire s'appelait Tiberius

Claudius Frontonianus, qu'il était citoyen de l'île

et s'était distingué à la guerre, comme orateur et comme

grand-prêtre d'Asie. Cette statue colossale ne peut avoir

figuré que sur l'agora de Melos, d'où proviennent sans

doute les statues qui ont été trouvées en même temps.La Vénus et le Neptune peuvent avoir été dans le même

cas et y avoir occupé une place d'honneur.

Bien que Cavvadias ait cru certain que la statue

d'homme drapé sans tête (plus haut, p. 228) avait figurésur la base avec la dédicace de Théodoridas, Lechat

avait exprimé des doutes à ce sujet4 et ces doutes ont

été croissants. On a vu que Tissot (p. 335) préférait sup-

poser que cette base avait supporté le Neptune, ex-voto

1. Je ne réimprime pas ici mon article publié dans la Revue archéo-

logique de 1902 (t. II, p. 207-222) sur TAmphitrite et le Poséidonde Milo, parce que je l'ai déjà reproduit dans Cultes, Mythes et Reli-

gions, t. IV, p. 421-437; mais je fais quelques emprunts à ce derniertravail.

2. S. Reinach, Cultes, t. IV, p. 434, avec gravure, p. 426.3. Inscr. graec. insul., III, 1119.4. Cf. Cultes, t. IV, p. 422.

356 DOCUMENTS SUR LA VÉNUS DE MILO

de Théodoridas vers 370. Pour le Poséidon du Musée

d'Athènes, cela est impossible; mais si j'ai eu raison de

supposer que Yex-voto original de Théodoridas, pendant

de la Vénus, avait été transféré à Rome et remplacé

alors par une copie vigoureuse, mais assez grossière, on

est tenté de supposer que, suivant leur habitude, les

Romains n'emportèrent pas la base de cette statue et

qu'elle resta à Milo, sans que la copie exécutée dans

l'île y fût placée. La question est loin d'être résolue,

mais l'étude directe du Poséidon d'Athènes ou même

d'un moulage (il en existe un à Paris), tout en confir-

mant l'impression de Tissot que le Neptune et la Vénus

sont frère et soeur, ne permet pas un instant d'admettre

que l'exécution de ces deux statues puisse être attri-

buée à la même époque. Il n'en est pas de même de la

conception. En viendra-t-on à penser, comme l'a suggéré

M. Edmond Pottier 1, que le Neptune puisse être une

imitation tardive de TAmphitrite à laquelle il devait

faire pendant sur la place publique de Mélos? Je ne le

pense pas, car le Poséidon a été dédié par Théodoridas,

irrévocablement associé, comme on Ta vu, à la Vénus,

et la dédicace de Théodoridas à Poséidon, par son

écriture et par sa langue, ne peut descendre plus bas

que le milieu du ive siècle.

L'hypothèse de M. Paul Arndt 2, qui voit dans l'ori-

ginal du Neptune une oeuvre du sculpteur Léocharès,

auteur du Ganymède dont nous avons des copies, est

contredite par la paléographie de la dédicace, Léocha-

rès ayant été contemporain d'Alexandre le Grand.

Cette agora de Melos devait être un véritable musée

de statues. Il est bien à désirer qu'un jour on fouille

jusqu'au roc tout l'emplacement désigné aujourd'hui

sous le nom de Klima et les abords du théâtre.

(1929).

1. Cultes, t. IV, p. 436.2. Ibid., p. 435.

XVI

QUATRE STATUES

FIGURÉES SUR LA COLONNE TRAJANE'

On a publié trois listes, toutes incomplètes et fau-

tives 2, des répliques de la statue célèbre, connue, depuis

Visconti, sous le nom de Venus genetrix et dont le plusbel exemplaire est conservé au Louvre. A ces trois listes

manque une réplique très importante qui est représentéeen relief sur la Colonne Trajane, dans la scène de l'em-

barquement des Romains à Ancône, au commencement

de la seconde guerre dacique (105 après J.-C). Je repro-duis ici ce relief, d'après une photographie prise sur

un moulage partiel exécuté au Musée de Saint-Ger-

main (fig. 64).Les premiers éditeurs de la Colonne Trajane n'ont pas

reconnu le motif de la statue, qui est cependant fort

clair. Dans la gravure de Bellori (pi. 68), elle soutient

son menton de sa main droite levée ; le texte nous

avertit obligeamment que c'est la statue d'une déesse,

non celle de Décébale (nel vestibulo... vedesi la statua

d'una Dea, non di Decebalo). G. Froehner y a vu une

Vénus marine tenant un sceptre de la main droite 3.

1. [Revue archéologique, 1905, I, p. 393-403.]2. Bernoulli, Aphrodite, p. 86 ; S. Reinach, Gazette archéologique,

1887, p. 257 ; Klein, Praxiteles, p. 55. _ fefl3. Froehner, La Colonne Trajane (grande édition), t. I, p. 17.

« Deux temples couronnent la plate-forme du rocher qui domine lacôte... Au second plan se dresse un sanctuaire de proportions moins

considérables, mais plus gracieux de forme ; la statue de la divinité

358 STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE

Le sceptre n'existe pas ; ce sont les longs plis du man-

teau qui donnent l'illusion de cet attribut. La vérité

a été reconnue par M. Benndorf et acceptée parM. Cichorius, le dernier édi-

teur et commentateur des

reliefs de la Colonne (1900)*.La Venus genetrix est figurée

ici comme la « statue de culte »

du temple de la déesse, quiétait le plus important d'An-

cône ; l'emplacement en est

occupé aujourd'hui par la ca-

thédrale de San Ciriaco. Vénus

était la divinité protectrice

d'Ancône 2, dont les mon-

naies portent au revers son

effigie (tête de profil) 3.

Voilà donc un document

irrécusable, et jusqu'à présent

unique, qui nous montre la

Venus genetrix dans la cella

d'un temple. Il y a là un

témoignage qui mérite d'être

pris en sérieuse considération

et qui n'a pas,que je sache, été

allégué encore dans la discus-

sion, toujours ouverte, sur la date et la destination de

l'original.Nous savons que César avait dédié, en 46 avant

J.-C, un temple à Venus genetrix, son aïeule et l'aïeule

que Ton voit à l'intérieur (le sculpteur l'a placée sur le seuil de la

Î)orte),sur sa base de marbre, représente une femme drapée, appuyant

e bras droit sur un sceptre. C'est probablement une Vénus marine ».1. C. Cichorius, Die Reliefs der Trajansâule, Dritter Textband.

Berlin, 1900, p. 12, 18.2. Catulle, XXXVI, 13 ; Juvénal, IV, 40.3. Eckhel, Doctrina, t. I, p. 98.

FIG. 64. — Aphrodite figuréesur la Colonne Trajane.

STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE 359

<les Romains, que ce temple s'élevait à Rome et qu'on

y avait placé, avant même qu'elle fût achevée, une

istatue de culte, oeuvre d'Arcésilas 1.

Du fait que la silhouette de îa statue appelée par les

modernes Venus genetrix figure sur les monnaies de

l'impératrice Sabine avec la légende VENERf GENE-

TRICI, on avait conclu que la statue d'Arcésilas repro-

duisait le même motif. Mais d'autres monnaies offrent

•des images différentes avec la même légende, et la même

image avec des légendes différentes. On en était donc

1. Pline, Hist. Nat., XXXV, 155 (d'après Varron) : Ab hoc factamVenerem genetricem in foro Caesaris et priusquam absolveretur fes-

..tinatione dedicandi positam.

FIG. 65. — Trois statues surmontant un arc de triomphe(Colonne Trajane).

360 STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE

venu à révoquer en doute que le type de la Venus gene-trix eût rien de commun avec la Vénus d'Arcésilas 1.

Le témoignage de la Colonne Trajane semble donner

tort aux sceptiques. 11 est assez naturel que le templede Vénus à Ancône, colonie romaine dès l'époque de^

Pline 2, ait possédé une statue analogue à celle du templede Vénus à Rome. Le type de la Venus genetrix est très

fréquent à l'époque romaine, surtout en Italie ; les

répliques provenant d'autres parties de l'Empire sont

fort rares. On est donc autorisé à croire qu'un originalcélèbre et s'imposant, pour ainsi dire, à l'imitation des

villes provinciales d'Italie existait à Rome et y jouis-sait d'une faveur particulière. Cette image de l'Aenea-

dum genetrix a pu être copiée quelquefois hors de

l'Italie ; mais c'est en Italie surtout qu'elle était

significative et avait sa raison d'être en tant que« statue de culte. »

Ce qui n'est pas admissible, c'est qu'Arcésilas ait

inventé le motif ; il Ta emprunté au fonds de la statuaire

grecque. Mais à quel artiste faire honneur de l'inven-

tion? On a songé tour à tour à Praxitèle (l'Aphroditede Cos), à Alcamène (l'Aphrodite des Jardins d'Athènes),à Calamis (la Sosandra) ; j'ai proposé, en 18993, d'attri-

buer l'original à Callimaque, artiste ionisant et archaï-

sant qui travaillait à Athènes et à Platées vers 420*.

Cette hypothèse est, je l'avoue, un peu en l'air; mais

il me semble que toutes les autres sont inacceptables,ce qui ne veut pas dire qu'on ne puisse en découvrir

de meilleure. Quoi qu'il en soit, trois faits nouveaux

sont à signaler, dont devront tenir compte ceux qui

1. Klein, Praxiteles, p. 53.2. Pline, Hist. Nat., III, 111.3. Revue critique, 1899, II, p. 277.4. Je renvoie à l'exposé que j'ai donné de cette controverse dans,

mon Recueil de têtes antiques, p. 91 et suiv. M. Lechat incline à par-tager mon opinion (La sculpture attique avant Phidias, p. 490).

STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE 361

aborderont désormais ce problème ; il me reste à les

indiquer brièvement :

1° De toutes les régions du monde antique, aucune n'a

fourni autant de statuettes en marbre de Vénus que

l'Egypte. Nous savons qu'on les donnait en cadeaux de

noces ; nous savons aussi que les artisans qui les fabri-

quaient ne se mettaient pas en frais d'imagination, mais

copiaient et recopiaient des modèles connus. Or, jusqu'à

présent, sur plusieurs centaines de statuettes trouvées

en Egypte, toutes dérivant de l'art grec du ive siècle,aucune ne reproduit le type de la Venus genetrix. Cela suffit

à faire écarter définitivement l'attribution de ce motif à

Praxitèle ; il doit être ou plus ancien ou plus récent ;2° Une petite copie découverte à Athènes offre une

variante très importante qui démontre l'ancienneté du

motif. Piscatory, qui fut ministre de France en Grèce

sous le règne de Louis-Philippe, acquit un groupe en

marbre haut de 0 m. 40, aujourd'hui chez sa fille,Mme Trubert, que j'ai reproduit dans mon Répertoire de

la statuaire 1(fig. 70). La Venus genetrix y est associée

à un Ëros de style alexandrin, qui est certainement

une addition du copiste et ressemble à nombre d'autres

Ëros associés à des Aphrodites de Praxitèle. Il n'y a

pas lieu d'insister sur ce détail. Mais la coiffure de la

déesse présente, dans cet unique exemplaire, un aspecttrès archaïque ; elle descend sur la nuque en une large

nappe trapézoïdale. Dira-t-on que ce trait caracté-

ristique, qui suggère un original antérieur à 450 avant

J.-C, soit dû à un caprice de copiste? Cela est absolu-

ment impossible. L'original était sans doute athénien,la copie est athénienne ; elle a dû, sur ce point impor-

tant, se conformer à l'original. Donc, il ne peut être

question d'attribuer le motif à Alcamène, à moins qu'on

1. Rêp. de la stat., II, 378, 4. [Aujourd'hui chez M. Ternaux-Com-

pans. Il y a un moulage à Saint-Germain. —1929.]

362 STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE

ne veuille faire intervenir ici Alcamène l'ancien, le

rival et non l'élève de Phidias. Cela même souffrirait

des difficultés, car dans le fronton ouest du temple de

Zeus à Olympie, qui est probablement d'Alcamène

l'ancien, il n'y a pas d'exemple de cette disposition

archaïque de la chevelure. Étant donné le type de la

Genetrix, cette coiffure fait l'effet d'un archaïsme voulu,

ou, du moins, d'un souvenir archaïque qu'on attri-

buerait volontiers à Callimaque1

;

1. M. Lechat a récemment montre (op. L, p. 497) que le dos d unedes Cariatides de l'Erechthéion, où travailla Callimaque, est pareil•à celui des Korés athéniennes des environs de 500.

FIG. 66, 67. — Aphrodite et Éros. Autrefois chez Mme Trubert à Paris.

STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE 363

3° La statue du Louvre a passé, au xixe siècle, pouravoir été découverte à Fréjus ; aussi en a-t-on exposéun moulage au Musée de Saint-Germain. Mais c'est là

une simple légende d'antiquaire, à laquelle il faut abso-

lument renoncer. Les faits relatifs à l'histoire de la

statue du Louvre ont été racontés en détail parM. Michon 1. On sait que, peu avant 1670, une statue fut

découverte à Fréjus et donnée au président d'Oppède,

qui la fit transporter à Paris ; mais rien ne dit que ce fût

une Vénus, ni que le président d'Oppède Tait donnée

au roi. D'autre part, dès 1678, la Venus genetrix paraîtaux Tuileries 2

; elle fut transportée de là à Versailles

et on la trouve en 1802 au Louvre. En 1811, Millin dit

qu'une « Vénus Uranie », provenant de Fréjus, avait été

envoyée à Paris vers 16503 ; M. Froehner, dans son

catalogue des sculptures du Louvre (n° 135), écrit quela Venus Genetrix a été « probablement trouvée à

Fréjus en 1650 » ; il ne restait plus qu'à l'identifier à la

statue d'Oppède, ce que Ton a fait sans motif. Non

seulement donc la provenance n'est pas établie, mais

celle qu'on admet est invraisemblable, car si une statue

aussi bien conservée et de cette importance avait été

découverte au xvne siècle à Fréjus, nous posséderions,à ce sujet, plus qu'une simple mention, et mieux

que l'indication du sujet représenté.Je suis convaincu que la Venus genetrix a été décou-

verte à Naples vers 1520 et donnée à François Ier vers

1530 par le condottiere Renzo da Ceri, lieutenant-

général pour le roi dans les Etats de Naples. Dans l'au-

tomne de 1530, elle était au château d'Amboise. Cela

ressort, à mon avis, avec évidence de textes publiés ou

réunis récemment par M. Picot, poésies latines et fran-

1. Michon, Statues antiques trouvées en France, in Mémoires de laSociété des Antiquaires, t. LX (1901), p, 79 et suiv.

2. Ibid., p. 82.3. Millin, Voyage, t. II, p. 491.

364 STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE

çaises relatives à une statue de Vénus qui fut offerte en

1530 à François Ier 1. M. Picot, analysant ces textes,a reconnu qu'ils s'appliquent à une statue de marbre

de Vénus, tenant une pomme à la main 2; mais il n'en

a pas tiré une conclusion que je crois évidente, à savoir

que cette statue était habillée. En effet, les poètes

latins, qui ont fait d'elle l'objet de leurs épigrammes,n'auraient pas manqué de vanter ses seins, ses hanches,

ses jambes, etc., si elle avait offert à la vue ces trésors de

sa beauté. Leur silence, à cet égard, est significatif ;écrivant en latin, ils n'avaient aucune raison d'être

prudes ni de s'abstenir, de célébrer ce qu'ils voyaient 3.

Donc, la statue donnée à François Ier était une Vénus

drapée, de marbre, tenant une pomme, et cette Vénus

fut louée comme un chef-d'oeuvre. A moins d'admettre

qu'elle ait été égarée ou détruite, ce qui est invrai-

semblable, il faut l'identifier à la Venus genetrix du

Louvre. Peut être est-elle restée au château d'Amboise

jusque vers le milieu du xvne siècle, époque où elle fut

transportée aux Tuileries.

J'ai dit que presque toutes les répliques de la Venus

genetrix ont été découvertes en Italie. Celle dite de Fré-

jus, la plus belle de toutes, semblait faire exception ;

cette exception n'existe pas.La tête de la Vénus du Louvre est sculptée dans le

style de la seconde moitié du ve siècle, comme celle d'une

des copies en terre cuite découvertes à Myrina. Elle

1. Picot, Revue archéol., 1902, II, p. 222.2. Cette pomme est, dit-on, restaurée dans toutes les répliques en

marbre ; la restauration de l'exemplaire offert à François Ier avait

peut-être été faite en Italie.3. Une pièce de vers français, oeuvre de Marot (Picot, art. cité,

p. 228), confient les vers suivants : Cette déesse, avec sa ronde pomme...C'est du haut ciel quelque vertu divine, Qui de sa main t'offre la

pomme ronde. Marot n'aurait pas parlé ainsi d'une figure nue oumême demi-nue ; il n'aurait pas qualifié de « vertu divine »une Vénus

quelque peu oublieuse de la pudeur.

STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE 365

atteste donc l'influence d'un modèle qui n'est pas

l'original à la coiffure archaïque, comme pour le groupe

Piscatory, mais une variante un peu modernisée

de cet original. La statue d'Arcésilas, conforme au même

type, marquait peut-être un pas de plus dans l'évolution

qui Téloignait de l'archaïsme; ce pouvait être simple-ment une copie libre, comme on en a fait beaucoup à

cette époque. Quoi qu'il en soit, cela fait au moins trois

étals du type de la Genetrix. L'existence de ces états

successifs n'a rien d'extraordinaire; le motif du Dia-

dumène, par exemple, a subi des transformations ana-

logues. On se trouve ainsi ramené à une opinion voisine

de celle que j'exposais en 1887; je concluais alors quele type, créé par Alcamène, avait été successivement

reproduit, mutatis quibusdam, par Praxitèle et par Arcé-

silas 1. Au lieu de se refuser à discuter cette opinion,ce qui est trop commode et d'ailleurs impoli, M. Klein

aurait bien dû nous dire ce qu'il pensait de la Venus

genetrix d'Arcésilas et nous expliquer pourquoi le motif

de la statue du Louvre a été copié presque exclusive-

ment en Italie 2.*

* *

Dans la même scène de l'embarquement à Ancône,

sur la Colonne Trajane, on voit un arc de triomphe sur-

monté de trois statues que je reproduis d'après une

photographie du moulage (fig. 65). L'arc de triomphe

d'Ancône, dédié à Trajan en 115, subsiste encore 3

et l'emplacement qu'il occupe est parfaitement conci-

liable avec celui que lui attribue le bas-relief 4. Mais ce

1. Gazette archéol, 1887, p. 280.2. Klein, Praxitéles, p. 55.3. Rossini, Archi Triunfali, pi. 44; Baumeister, Denkmâler, pi. 84.4. « Du haut de la ville, un escalier taillé dans le roc conduit vers

l'arc d'honneur dressé sur la côte. Ce monument est surmonté d'un

groupe de trois statues colossales, etc. » (Froehner). Une vue de l'arcd'Ancône est gravée dans le texte de Cichorius, t. III, p. 25.

366 STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE

bas-relief est de 110 ou de 112 au plus tard, c'est-à-dire

d'une époque où Tare était encore en construction 1

ou même seulement à l'état de projet. C'est ce qui

explique que Tare actuel ne ressemble pas exactement à

celui du relief; ce dernier n'a pas d'attique et il est

surmonté de trois statues viriles, alors que le sommet

de Tare actuel porte les traces d'une statue équestre

accompagnée de deux figures en mouvement 2.

Les trois statues ont bien pu n'exister que dans l'ima-

gination d'un des estimables artistes employés par

Apollodore de Damas à la décoration de la Colonne ;mais il est plus simple d'admettre qu'il y en avait de

pareilles à Ancône, sur quelque monument à l'entrée

du port.

Jusqu'à présent, on ne s'est pas mis d'accord pourleur assigner des noms 3.

M. Froehner proposait, à titre de conjecture, d'yreconnaître Poséidon entre Jupiter armé du foudre et

Mercure portant le caducée. M. Benndorf a pensé à

Neptune entre les Dioscures. Enfin M. Studniczka, à

qui j'avais fourni un surmoulage de ce groupe, a cru

y voir Palémon-Portunus entre Castor et Pollux, héros

sauveurs invoqués par les marins 4; il s'est persuadé,

malgré le témoignage contraire de M. Jûthner, que les

deux figures à droite et à gauche portaient des four-

reaux d'épées, attributs qui conviendraient aux Dios-

1. C'est aussi l'opinion de M. Benndorf ; M. Cichorius admet l'exis-tence d'un arc antérieur au même endroit.

2. Voir l'article de Rohden dans les Denkmâler de Baumeister,t. III, p. 1877. L'inscription sur l'attique apprend que l'arc a étédédié à Trajan, à sa femme Plotine et à sa soeur Marciane (Corp.inscr. lut., IX, 5894).

3. La planche de Bellori est très inexacte ; la tête de Neptune yest tournée à gauche. Dans le texte, il est dit que les statues si rife-riscono ad Hercole et a Traiano. Une photographie d'après un mou-

lage, fourni parle Musée de Saint-Germain, a été insérée dans le t. IIIdu commentaire de M. Cichorius (p. 13).

4. Ap. Cichorius, op. laud., t. III, p. 22.

STATUES SUR LA COLONNE TRAJANE 367

cures, mais qui ne sont pas figurés sur le bas-relief 1.

Cette hypothèse, d'ailleurs, ne tient pas compte du

fait, impossible à contester, que la figure de gauche

porte une massue. C'est même le seul attribut sur lequelon puisse se prononcer avec certitude; les autres ne sont

qu'ébauchés. Poséidon est au milieu, dans une attitude

bien connue, avec Hercule à sa droite ; il est inadmis-

sible qu'un grand dieu comme Jupiter soit placé à

la gauche. La figure faisant pendant à celle d'Hercule

doit être aussi celle d'un héros. Le nom qui s'imposeimmédiatement à l'esprit est celui de Palémon 2, iden-

tifié par les Romains à Portunus et, d'ailleurs, mythi-

quement apparenté à Hercule, puisque nous connais-

sons, dans la mythologie grecque, un Hercule-Palé-

mon 3. L'attribut ordinaire de Portunus est une clef, la

clef du port ; peut-être l'attribut resté indistinct sur

la Colonne est-il destiné à représenter une longue clef,

analogue à la clef de l'écurie que porte Epona sur un

bas-relief gallo-romain de Gannat 4.

1. La figure du milieu étant ou paraissant imberbe, M. Studniczkan'a pas voulu y voir Poséidon ; mais le sculpteur pouvait-il s'occuperde ce détail ?

2. Pausanias (II, 2, 1) signale dans le temple de Palémon surl'isthme de Corinthe une statue de Palémon, à côté de Poséidon etde Leucothée. Cf. ibid., II, 1, 8.

3. Voir les références dans le Lexikon de Roscher, s. v. Palsemon,p. 1255.

4. Revue archéol, 1898, pi. 11.

XVII

LA VÉNUS D'AGENi

Quand il publia, en 1879, la belle statue qui fait l'objetdu présent mémoire, Jules Quicherat crut pouvoiraffirmer qu'elle serait bientôt célèbre 2. La prédiction de

l'éminent archéologue ne s'est pas encore réalisée. La

Vénus découverte au Mas d'Agenais a été reproduite

quatre ou cinq fois en France 8; elle n'a jamais été, que

je sache, mentionnée à l'étranger. Depuis que le Musée

de Saint-Germain en possède un moulage, j'ai souvent

pris plaisir à provoquer l'admiration et la surprise des

archéologues auxquels je la faisais voir. A mon avis,

sans excepter la Vénus d'Arles, la statue du Mas

d'Agenais est le plus beau marbre antique qui ait été

découvert en France; c'est, sinon un chef-d'oeuvre,

du moins une oeuvre très remarquable, que les plus

riches Musées peuvent envier à celui d'Agen. Voilà

1. [Revue archéologique, 1907, I, p. 369-376 ; 1907, II, p. 2*5-303.]2. Quicherat, Rev. des Sociétés savantes, 1879, p. 324 : « Ce qu'il

importe de publier avant tout, c'est le mérite de la statue commeoeuvre d'art. Lorsqu'elle aura été vue d'un nombre suffisant deconnaisseurs et qu'on en aura parlé comme il faut parler des choses

pour qu'elles acquièrent la célébrité, elle prendra certainement sa

place parmi les plus beaux produits de la sculpture antique ».3. Quicherat, Revue des Sociétés savantes, 1879, t. I, pi. à la p. 324 ;

Quicherat et Tholin, Bull, de la Société des antiquaires, 21 mars 1877,pi. à la p. 100 ; Collignon, Mémoires de la Société archéologique de

Bordeaux, 1877, p. 8, pi. II ; Momméja, La Vénus du Mas d'Agenais,dans la Revue de l'Agenais, t. XXVIII (1901), p. 197-209 (tir. à p.) ;S. Reinach, Répertoire de la statuaire, t. II, p. 335, 9.

LA VENUS D AGEN 369

pourquoi j'ai cru devoir en faire l'objet d'une petite

enquête, dont les textes imprimés et d'amicales corres-

pondances m'ont fourni

les éléments. ^^^^ ^T^^.

Le Brégnet est le nom

d'un petit village situé

sur une éminence natu-

relle qui domine le cours

de la Garonne 1(à 2 kilo-

mètres et demi du Mas

d'Agenais). Bien qu'on

n'y ait pas recueilli d'in-

scriptions, les traces de

l'occupation romaine ysont nombreuses ; on yrencontre notamment

des tuiles à rebords et

des fragments de vases

dits samiens 2.

A quelques centaines de mètres plus loin s'étend une

nécropole considérable, celle de Saint-Martin de Lesque

(commune de Caumont), qui a été explorée par un

savant bordelais, M. Nicolaï. Elle lui a fourni de nom-

breux spécimens de la céramique à glaçure rouge des

ateliers rutènes, dont beaucoup portent des estam-

pilles de potiers 3.

1. Tholin, Bull. Soc. Antiq., 1877, p. 102.2. M. Momméja mentionne aussi des cubes de mosaïque (op. laud.,

P- 10)-. . .,3. Nicolaï, Le Mas d'Agenais et le amelière gallo-romain de Saint-

Martin, Bordeaux, 1896 ; cf. Déchelette, Vases ornés, t. I, p. 205,272. Une belle lampe de bronze provenant de ce cimetière a été

S. REÏNACH 24

Fig. 68, 69. — La Vénus d'Agen.

I

370 LA VÉNUS D'ACEN

Le Mas d'Agenais, chef-lieu de canton de l'arrondis-

sement de Marmande, à 45 kilomètres au nord-ouest

d'Agen, d'une superficie de 2.112 hectares, a été iden-

tifié par Adolphe Magcn à la station romaine de Pom-

peiacum, mentionnée par les Actes du martyre de saint

Vincent 1. C'est là que fut transféré, un siècle et demi

après sa mort, le corps du saint; on y éleva une basi-

lique que Fortunat décrivit vers 5602. L'endroit où le

saint avait souffert le martyre s'appelait ager Vellanus,.Reonemensis ruris, et le texte du martyrologe nous dit

que Reonemense était à cinq milles de Pompeiacum.

Uager Vellanus, dépendant, à ce qu'il semble, du Rus

Reonemense, pouvait en être moins éloigné. Il est donc

possible que ïager Vellanus soit Le Brégnet, bien qu'on

n'y ait pas trouvé de traces de la première basilique de

Saint-Vincent, élevée au lieu du martyre du saint et

détruite en 585 par le roi Gontran 3. C'est par une conjec-ture vraisemblable, mais dont la démonstration reste

à fournir, qu'on place au même endroit le temple appeléVernemetis dans un passage célèbre de Fortunat 4;

l'évêque Leontius II de Bordeaux le consacra au vrai

Dieu et à saint Vincent. On peut alléguer, à l'appui de

cette hypothèse : 1° que saint Vincent fut tué « non loin

d'une rivière, sur une colline où s'élevait un temple

publiée par M. Tholin (Rev. des Sociétés savantes, 5e série, t.. VI,p. 130).

1. Caslrum quod ah incolis Pompeiacum dicitur, fere quinis milibusa Reonemense separatum (Acla martyrii S. Vincentii, dans la collec-tion des Bollandistes, 2 juin. p. 168 ; cf. Longnon, Géographie de laGaule au vie siècle, p. 550). — Suivant Ad. Magen, les débris d'une

chapelle du Mas d'Agenais et les propriétés voisines ont conservéle nom de Pompéjac.

2. Fortunat. Carmina, I, 8.3. Gre<;. Tur., Hist. Franc, VII, 35 ; cf. Longnon, op. laud., p. 549-4. Fortunat, Carmina, I, 9. Le poète traduit Vernemetis par fanain

ingens, ce qui paraît exact ; mais on n'a pas le droit d'en inférer qu'ily eût là un « temple colossal » ou même un « grand temple ». Gran-ville n'est pas toujours une grande ville, ni Grandmont un rival duMont Blanc.

LA VÉNUS D'AGEN 371

païen s1 ; 2° que Leontius pouvait être tenté de convertir

ce temple même en une basilique sous le vocable de

Saint-Vincent; 3° que certaines versions des Actes

de saint Vincent appellent le théâtre de son martyre

Nemetum, désignation évidemment analogue à Verne-

metis 2.

Quant au cimetière de Saint-Martin, on a supposé

qu'il dépendait de la ville antique d'Ussubium,mention-née par l'itinéraire d'Antonin sur la voie d'Agen à

Bordeaux. Une inscription portant le nom de cette ville

ou de la divinité topique se trouve au Mas d'Agenais,mais a pu y être transférée d'ailleurs 3.

II

La date exacte de la découverte de la statue de Vénus

au Brégnet ne m'est pas connue avec certitude. Dans la

notice de Quicherat, il est dit qu'elle fut exhumée au

printemps de 18774, alors que la planche gravée pour

accompagner cette notice la fait découvrir en 1876.

Il est probable que la trouvaille date des derniers mois

de cette année. L' « inventeur » fut un paysan du nom

de Rousseau, qui creusait un trou pour planter un

arbre 5 et rencontra la statue à moins d'un mètre de pro-fondeur. Un peu plus tard, l'exploration du champfut reprise; on mit au jour « un mur droit, de peu

d'épaisseur, et de gros quartiers de ciment faisant

pavage 6. » «Tout autour, ajoute M. Tholin, abondent les

1. Longnon, op. laud., p. 550.2. Ibid., p. 550, note 2.3. Cf. Jullian, Inscr. de Bordeaux, t. II, p. 183, 221 ; Corp. inscr.

lut., t. XIII, 1, p. 119 ; Allmer, Rev. épigr., 1906, p. 203.4. Rev. des Soc. savantes, 1879, I, p. 323.5. Bull. Soc. antiq., 1877, p. 100 (Tholin). M. Momméja seul parle

d'un laboureur (op. laud., p. 10).6. Tholin, Bulletin de la Société des Antiquaires, 1877, p. 102.

372 LA VÉNUS D'AGEN

débris de tuiles à rebords, dont plusieurs sont mar-

quées par des raies parallèles qui dessinent des courbes

diverses et qui ont été tracées sur la pâte fraîche au

moyen d'un instrument muni de dents et de pointes.Il y a, de plus, sur l'une des tuiles, une marque de

fabrique de grande dimension. On a trouvé aussi un

beau fragment de poterie dite samienne, orné de des-

sins en relief. » Dans la même notice, M. Tholin a signalé— le premier, je crois, et le seul jusqu'à présent

— la

découverte de deux fragments importants d'une tête

sur lesquels nous aurons à revenir avec détail. Je trans-

cris intégralement ce passagel : « Dans l'espérance

de retrouver la tête et les bras [de la statue], on a fouillé

sur un grand espace le champ du Brégnet. On a trouvé

deux fragments d'une tête qui ne s'ajuste pas exactement

à la statue. Le cou est trop mince, ainsi que la figure, qui

paraît avoir été mutilée par le ciseau et par la râpe.Le crâne avec sa chevelure (qui est pareille à celle de

la Vénus de Médicis), a été séparé par un sciage de

l'autre fragment qu'il déborde un peu 2. Le grain du

marbre de ces débris a paru différer de celui du corps.Cette différence est peu sensible et je croirais volontiers

que c'est bien réellement la tête de la statue qui a été

retrouvée. Peut-être ces fragments appartiennent-ilsà une restauration faite à l'époque romaine. Ce

qui a lieu d'étonner, c'est une mutilation accomplied'une manière systématique, au moyen des outils du

sculpteur3 ».

Un ancien élève de M. Braquehaye (professeur du

cours élémentaire des Beaux-Arts à l'École des Beaux-

1. Tholin, ibid., p. 101.2. En réalité, il n'y a pas eu division en deux par sciage : les deux

fragments sont limités par des sections planes, comme on en a cons-taté souvent dans les marbres de la meilleure époque. Cf. mon Recueilde Têtes, p. 127, 160 ; H. de Villefosse, Monuments Piot, t. I, p. 71.

3. La note précédente répond sur ce point à M. Tholin.

LA VÉNUS D'AGEN 373

Arts de Bordeaux), M. Luflade, exerçait, à cette époque,la profession de menuisier au Mas d'Agenais 1. Il avisa

M. Braquehaye de la découverte et ajouta que le pro-

priétaire désirait vendre sa statue. M. Braquehaye lui

répondit sur-le-champ pour lui conseiller de ne pasébruiter la chose, d'écarter les marchands et d'avertir

M. Tholin, archiviste à Agen. Quelques jours après,M. Braquehaye fit lui-même le voyage, vit la statue et

l'admira. Le propriétaire en demandait 2.500 francs et

dit qu'il l'avait déjà offerte au musée d'Agen, où l'on

trouvait la somme trop forte. M. Braquehaye déclara

qu'à défaut du musée il serait acheteur lui-même;

puis il vit M. Tholin à Agen, lui vanta la beauté de la

Vénus et revint à Bordeaux, attendant la photogra-

phie que lui avait promise M. Luflade. Dès qu'il l'eut

reçue, il la soumit au Congrès des Sociétés savantes,

dans la séance du 6 avril 18772. Quelques jours aupara-

vant, le 21 mars, M. Quicherat avait montré cette

photographie à la Société des Antiquaires et avait lu

à ce sujet une bonne notice, au nom de M. Tholin,associé correspondant de la Société à Agen ; cette

notice fut publiée avec un dessin de M. L. Sellier 3.

Comme la communication de Quicherat à la réunion

des Sociétés savantes avait passé presque inaperçue,le même savant revint à la charge lors de la réunion de

1879 et apporta, au nom de M. Braquehaye, une photo-

graphie plus grande qui fut reproduite, à sa demande,

par l'héliogravure 4. Dans cette notice, Quicherat ne

1. Ce qui suit est fondé sur une lettre de M. Braquehaye (au Muséede Saint-Germain).

2. Revue des Sociétés savantes, 6e série, t. V (1877), p. 454 : «M. Char-les Braquehaye a soumis à l'assemblée la photographie d'une statueromaine de bon style, représentant une Vénus, que l'on vient dedécouvrir au Mas d'Agenais. »

3. Bull, de la Société des Antiquaires, t. XXXVII, 21 mars 1877,avec pi. à la p. 100.

4. « A la réunion des Sociétés savantes, en 1877, M. Braquehaye

374 LA VÉNUS D'AGEN

fit aucune mention des fragments de tête découverts

dans le même champ et il proposa une restitution tout à

fait inadmissible de la statue en « Hébé ».

III

Entre temps, la Vénus du Mas d'Agenais avait été

acquise par le Conseil général de Lot-et-Garonne, quil'avait déposée dans le musée d'Agen, alors en voie de

formation. Tout cela ne s'était pas fait sans peine ;voici les détails que M. Lauzun 1 a bien voulu me fournir

à ce sujet d'après les délibérations (manuscrites) du

Conseil général.Vers la fin de 1876, la Société académique d'Agen

prenait l'initiative de la création d'un Musée, auquelelle destinait comme local un bel hôtel de la Renais-

sance qu'elle sauva ainsi de la destruction. Dans un

rapport du mois d'avril 1877, le préfet, M. Félix Renaud,

annonça au Conseil général que la statue découverte au

Mas d'Agenais était à vendre. « On peut craindre chaque

jour, écrivait-il, qu'elle soit enlevée. Des offres sérieuses

de 2.000 francs ont été faites 2. Il paraît probable que le

(secrétaire général de la Société archéologique de Bordeaux) avait

déjà apporté une photographie, mais plus petite, qui circula sous les

yeux de l'assistance sans être remarquée, de sorte que la commu-nication passa inaperçue. M. Braquehaye a voulu la réitérer en pro-curant au comité une autre image dont la dimension fît mieux appré-cier le mérite de l'oeuvre... Le Comité, à son tour, ne saurait mieuxfaire que de vulgariser cette image au moyen d'une gravure qui endira plus que tous les discours qu'on pourrait tenir sur la statue duMas d'Agenais. » (Quicherat, Rev. des Soc. sav., 1879, I, p. 325).

1. Secrétaire perpétuel de la Société des sciences, lettres et arts

d'Agen.2. Julien Gréau reprocha plus tard à M. Braquehaye d'avoir laissé

échapper un marbre qu'il estimait de 50 à 60.000 francs. Gréau,amateur et commerçant lui-même, savait le prix des belles choses ;en l'espèce, on ne peut dire qu'il l'exagérât. M. Tholin, en avril

1877, écrivait (Bulletin monumental, 1877, p. 197) : « L'adminis-tration du Louvre est avertie, afin de traiter de Tachât, si c'est

possible. » Je ne possède pas d'autres renseignements à cet égard.

LA VÉNUS D'AGEN 375

propriétaire céderait cet antique pour la somme de 3 à

4.000 francs. Ce prix est loin d'être exagéré. » Le préfetinsistait pour que le Conseil général procédât à l'acqui-sition ci donnât mandat, à cet effet, à la commission

départementale. Le 12 avril, le rapporteur de la com-

mission, M. Laporte, s'exprima ainsi : « Tout en se ran-

geant à l'opinion de M. le Préfet, la Commission d'admi-

nistration générale ne croit pas qu'il y ait lieu d'ouvrir

pour le moment un crédit spécial. » Le motif allégué,c'est qu'on ne connaissait pas suffisamment la valeur

artistique de la statue ; le rapporteur proposait de

demander au ministre l'envoi d'un expert. En atten-

dant, des négociations seraient engagées avec le pro-

priétaire, que l'on prierait de fixer son prix, la ques-tion devant revenir devant le Conseil à la session

d'août.

La réaction monarchiste du mois de mai 1877 coûta

sa place au préfet Renaud, qui fut remplacé parM. Charles Ayliès. Le nouveau préfet fut encore plusfavorable à l'acquisition. La Vénus était toujours à

vendre pour 4.000 francs. Une première lettre adressée

au ministère étant restée sans réponse, le préfet en écri-

vit une seconde pour demander avec insistance un avis

sur la valeur de la statue. Le ministre répondit :

« Conformément à votre désir, j'ai soumis les photogra-

phies à MM. les inspecteurs des Beaux-Arts qui, sans

porter un jugement formel, faute d'avoir vu l'oeuvre,ont cependant déclaré d'un commun accord que le prixde 4.000 francs était modéré, eu égard à son impor-tance. » M. Tholin avait aussi demandé l'opinion de

Quicherat. Celui-ci répondit : « En faisant l'acquisitionau prix offert, le département ne paiera pas trop cher

une pièce qui est incontestablement de premier ordre ;il s'apercevra qu'il n'a pas fait une mauvaise affaire

dès que la Vénus sera exposée dans un Musée où les

touristes pourront la visiter... Citez l'exemple de la

376 LA VÉNUS D'AGEN

ville de Besançon qui donna 30.000 francs il y a quelquesannées pour empêcher d'aller en Allemagne un petittaureau de bronze, trouvé dans le pays, auquel il

manque trois pattes 1. »

Le préfet conclut que le département devait acquérirla statue, voter un crédit de 4.000 francs pour l'achat,

plus 200 francs pour l'emballage et le transport.Le Conseil général s'étant réuni le 7 septembre 1877,

le rapporteur de la commission d'administration,M. Sarrette, député, conclut au rejet du crédit de

4.200 francs « parce qu'il n'y a pas encore de Musée

et qu'on ne saurait où mettre la statue. » Le vicomte

Olivier de Luppé, conseiller général du Mas et proprié-taire du château de Revenac, tout proche du Brégnet,combattit cette conclusion et, faisant valoir la beauté

de l'oeuvre, le danger qu'elle passât à l'étranger, plaidachaleureusement la cause de l'achat. Une longue dis-

cussion s'engagea. Finalement, et en considération du

fait que le Musée existait déjà en germe, grâce à l'ini-

tiative de la Société Académique, les conclusions de la

commission furent rejetées et le crédit de 4.200 francs

fut voté avec cette addition : « Le choix du local

demeure réservé et il y a lieu de laisser au préfet le

soin d'assurer le dépôt provisoire (de la statue) à la

Préfecture, jusqu'au jour où le Musée pourra la rece-

voir. »

Dès lors, la Société des Sciences, Lettres et Arts pritl'affaire en mains. Par les soins de MM. Magen, Tholin,

Marraud, etc., le propriétaire reçut les 4.000 francs,et la statue, transportée à Agen, fut immédiatement

installée au Musée, devenu depuis Musée municipal.Mais la Vénus n'appartient pas à la ville d'Agen ;elle est propriété du département, qui l'a seulement

1. Ce bronze est reproduit dans le Répertoire de la statuaire, t. II,p. 730, n° 5.

LA VÉNUS D'AGEN 377

déposée au Musée, dont elle est considérée, à juste

titre, comme le plus bel ornement 1.

IV 2

La Vénus d'Agen est sculptée dans un beau marbre

blanc à grain fin et compact 3, dont il est difficile de

déterminer la provenance. Ce n'est pas, quoi qu'on en

ait dit, du pentélique; mais on peut hésiter entre un

marbre italien (Carrare) et un marbre de la région pyré-néenne (Saint-Béat). La même incertitude pèse sur une

partie des sculptures qui ont été découvertes aux

Martres-Tolosanes 4. Pour ma part, je crois la prove-nance italienne plus vraisemblable.

Dès la découverte de la statue, on se préoccupa d'en

restituer le motif. Trois hypothèses furent successive-

ment émises : 1° la figure tenait une coupe et une

aiguière; ce serait une Hébé; 2° elle tenait un miroir

de la main gauche et pressait ses cheveux de la main

droite ; 3° elle pressait ses cheveux des deux mains. —

A mon avis, ces trois hypothèses sont également mal

fondées; il faut les examiner successivement.

1° La première est due à Quicherat5 :« L'ajustement

du personnage, qui consiste en un pallium retenu

sous l'aisselle gauche et laissant le devant du corps

1. Pendant l'été de 1906, je reçus la visite d'une party d'automo-bilistes anglais et américains qui venaient de voir la Vénus à Agenet m'annonçaient obligeamment

— sans savoir qu'il y en eût un

moulage à Saint-Germain — qu'Agen possédait « une autre Vénusde Milo. » L'un des admirateurs de la statue était le critique d'artbien connu, M. B. Berenson.

2. [Revue archéologique, 1907, II, p. 245-303.]3. Tholin, Bull, de la Soc. des Antiquaires, 1877, p. 100.4. Cf. Joulin, Etablissements gallo-romains de la plaine de Martres,

1901, p. 95 et suiv.; Espérandieu, Recueil des bas-reliefs de la Gaule,t. II, p. 29.

5. Rev. des Soc. savantes, 1879, I, p. 324.

378 LA VÉNUS D'AGEN

presque complètement nu, a fait prendre cette statue

pour une statue de Vénus, quoique son attitude ne soit

celle d'aucune des représentations connues de Vénus.

Le bras gauche, tout à fait plié, dénote que la main quiétait au bout tenait dressé quelque chose comme une

coupe, tandis que le mouvement du bras droit, accusé

par l'épaule, justifierait très bien la supposition que le

personnage avait une aiguière dans l'autre main. La con-

clusion serait que la divinité du Mas d'Agenais est une

Hébé plutôt qu'une Vénus. Je livre cette idée pource qu'elle est, c'est-à-dire pour une simple conjecture. »

Quicherat avait raison de faire des réserves. Le motif

qu'il a supposé n'est pas antique; il jne se trouve guère

que dans l'école de Canova. Du reste, les traces de che-

veux sur le bras gauche, dont il sera question plus bas,

dispensent de toute discussion à ce sujet ;2° Étudiant la même statue en 1877, M. Max Colli-

gnon écrivait 1 : « Il est à peine besoin de déterminer le

nom qu'il convient de lui attribuer. On reconnaîtra à

première vue une Vénus tenant un miroir de la main

gauche et, de la droite, arrangeant les boucles de sa

chevelure. Ce marbre offre de grandes analogies avec

deux statues, l'une trouvée à Arles (Clarac, 342, 1307),

l'autre, sans indication de provenance, conservée au

Musée du Louvre (Clarac, 342, 1315) ». Il s'agit de la

célèbre Vénus d'Arles, dont il existe deux répliques,l'une exhumée près du théâtre d'Athènes (le torse seule-

ment) 2, l'autre au Louvre et provenant, comme l'a

montré récemment M. Arthur Mahler, de la collection

Cesi à Rome 3. Rien ne prouve que la Vénus d'Arles doive

1. Mèm. de la Société archéologique de Bordeaux, t. IV (1877), p. 8.2. Brunn-Bruckmann, Denkmàler, n° 300 A.3. Mahler, Revue archéol., 1902, 1, p. 301 et pi. 12 ; Michon, ibid.,

1903, I, p. 39. Cf. mon Recueil de têtes, p. 144, où j'ai rapproché,peut-être à tort, la Vénus d'Arles de l'Eiréné de Céphisodote ;l'écartement des seins, par rapport à leur diamètre, est fort différentdans ces deux statues.

LA VÉNUS D'AGEN 379

être restituée avec un miroir à la main. M. Mahler a

donné des raisons pour y reconnaître une Fileuse (la

Katâyouaa de Praxitèle1). Je crois, à cause de l'existence

de deux répliques et du travail sec de la draperie, que

l'original était en bronze.

M. Momméja a suivi M. Collignon : « Concluons que,selon toutes les probabilités, la Vénus du Mas était une

Aphrodite à sa toilette, ajustant sa coiffure de la main

droite et se mirant dans un miroir que soutenait sa

main gauche2 ».

Si l'on essaye de restituer ainsi la statue, on s'aperçoit

que le miroir supposé serait beaucoup trop près du

visage; en outre, comme nous le verrons, le mouvement

attribué au bras droit est inadmissible ;3° En 1885, après avoir écarté l'opinion de Quicherat,

M. Tholin s'exprimait ainsi 3:

« J'ai constaté une singulière ressemblance entre la

statue du Mas et une Vénus à sa toilette du Musée de

Naples (n° 280 du Catalogue), statuette en marbre

trouvée à Pompéi. La tête est penchée en avant; les

deux mains sont appliquées à l'arrangement de la cheve-

lure, ce qui donne aux bras le même mouvement quenous remarquons dans la statue du Mas ».

J'ai moi-même incliné vers l'opinion de M. Tholin

quand j'ai qualifié la Vénus du Mas d'Anadyomène*.

Mais, en étudiant de plus près le moulage, je me suis

assuré, par l'état du marbre au-dessous de l'aisselle

droite, que le bras droit ne devait pas être relevé, mais

abaissé. Il me semble certain qu'il se portait vers le

milieu du corps, pour retenir la draperie et l'empêcherde glisser; le mouvement en avant de la cuisse droite

1. Mahler. Papers of the American School in Rome, t. I, p. 142.2. Revue de l'Agenais, 1901, p. 202.3. Bull, monumental, 1885, p. 5, en note.4. La Vénus d'Alesia, lecture faite à la séance publique des cinq

Académies, 25 octobre 1906, p. 2.

380 LA VÉNUS D'AGEN

répond à la même préoccupation. Ce geste se trouve

parfois dans des statues d'Aphrodite qui n'appar-tiennent pas au type des Aphrodites pudiques, mais leur

ont emprunté ce motif 1. Je me figure ainsi l'Aphroditeoù plutôt l'Amphitrite de Milo, le bras gauche étendu

tenant le trident, le bras droit ramené vers la draperieet prêt à la saisir, comme dans la restauration en

marbre exposée au jardin royal de Stuttgart 2.

V

M. Momméja, conservateur du musée d'Agen, a bien

voulu communiquer au Musée de Saint-Germain trois

fragments de marbre découverts dans le même champ

que la statue; ils ont été moulés par M. Champion et

considérés avec toute l'attention qu'ils méritent. Je

donne ici les conclusions de cette étude.

Un petit fragment du bras droit s'y ajustait avec une

exactitude parfaite. Ce fragment est important, car, à

la partie interne, on y voit la trace indiscutable d'une

boucle de cheveux ; cela prouve que la main gauchede la Vénus, loin de tenir un miroir, pressait une

boucle de cheveux qui se prolongeait au delà du sein.

Les deux autres fragments sont ceux d'un visage très

mutilé avec la partie supérieure du cou et d'un occiputcouvert de cheveux. L'un et l'autre sont des pièces de

rapport qui étaient ajustées suivant des sections planes,travaillées assez grossièrement à l'outil ; au milieu de la

première est creusé un trou qui paraît moderne et s'ex-

plique par un essai de restauration.

Il a déjà été question de ces deux morceaux, signalés

par M. Tholin; ce sont, dit-il, « deux fragments d'une

1. Rêpert. de la statuaire, t. I, p. 322, 1 et 2 ; t. III, p. 104, 7.2. Revue archéol., 1906, I, p. 201 [plus haut, p. 353].

LA VÉNUS D'AGEN 381

tête qui ne s'ajuste pas exactement à la statue ». Je

sais, par M. Momméja, qu'une restauration de la tête

de la Vénus, à l'aide de ces morceaux, avait été tentée

au musée d'Agen. « Des deux fragments dont vous avez

les plâtres, m'écrit M. Momméja, on avait composé une

tête qu'on avait complétée avec du mastic...; c'était

une réelle horreur. » Une expérience faite au Musée

de Saint-Germain nous a convaincus que M. Momméjaa raison, qu'une tête composée à l'aide des deux frag-ments en question ne peut qu'être « horrible ». En effet,ils appartiennent sans conteste à deux têtes différentes;

si l'on superpose le second morceau au premier, non

seulement il n'y a pas raccord, mais le haut de la tête

est beaucoup trop développé pour le visage. Le mieux

donc est de négliger définitivement le second fragment.

Quant au visage mutilé, M. Tholin pensait qu'il

pouvait être le reste d'une restauration de la statue

faite à l'époque romaine. Cette opinion peut et pourra

toujours se soutenir ; pourtant, la présence d'une sec-

tion plane, caractère souvent signalé des sculptures de

bonne époque, m'incline à croire que nous avons là

un débris authentique de l'original.La cassure du cou est telle qu'il n'est pas possible de

l'ajuster au torse sans le secours de plâtre ; mais, dans

la restauration adoptée à Saint-Germain, les plans du

•cou et ceux de la nuque se suivent à souhait et n'offrent

pas le moindre désaccord. On peut trouver que la tête

est un peu petite pour le corps, que le cou est un peu

épais pour la tête ; c'est affaire d'appréciation person-nelle et d'esthétique. En somme, si la légitimité de la

restauration est probable, je ne voudrais pas être plus-affirmatif. Le second fragment, certainement étranger

à notre statue, prouve qu'il y avait, au Mas d'Agenais,

plusieurs figures de marbre de dimensions analogues

(environ les 2/3 de la grandeur naturelle) ; s'il en exis-

tait deux, il pouvait y en avoir trois ou davantage, et

382 LA VÉNUS D'AGEN

le visage utilisé dans notre restauration pouvait appar-tenir à une troisième figure. Le doute ne s'impose pas,mais il est permis 1.

VI

Nous avons vu que le motif des bras de la Vénus du

Mas est rare, mais non sans exemple; celui de la drape-

rie, laissant à découvert la cuisse gauche, n'est pas non

plus très fréquent, bien qu'il s'en rencontre des spéci-mens dans la grande sculpture 2, notamment dans la

belle statue, aujourd'hui disparue ou défigurée par des

restaurations, qui faisait partie de la collection Cesi

à Rome au xvie siècle 3.

C'est un grand honneur pour la statue du Musée

d'Agen d'avoir suggéré, dès le moment de sa découverte,certains rapprochements avec un chef-d'oeuvre incon-

testé de l'art grec. « Il y a quelque chose dans la cam-

brure, dans le mouvement général du corps, qui rap-

pelle le type de la Vénus de Milo », écrivait, en 1877,

M. Tholin 4. Et ailleurs, la même année 5 : «Une drape-

rie, retenue entre le coude gauche et le flanc, contourne

les reins et vient recouvrir entièrement la jambe droite.

Elle est à peine indiquée sur les parties saillantes telles

que le genou; elle forme, au contraire, des plis superbessur les vides; les bordures qui retombent verticalement

sont profondément fouillées. Cet arrangement de la

draperie constitue une ressemblance 6 avec le type de la

1. [Je dirai aujourd'hui qu'il s'impose et je ne reproduits pas lastatue complétée par une tête trop petite pour elle. — 1929.]

2. Répertoire, t. I, p. 323, 8 ; p. 326, 3 ; p. 327, 1 ; t. II, p. 336,2et 5 ; p. 337, 6 ; t. III, p. 103, 3 ; Rev. archéol, 1904, pi. VI.

3. Album de Pierre Jacques, pi. 9 b.4. Bull, monumental, 1877, p. 197.5. Bull, de la Soc. des Antiquaires, 1877, p. 101.6. On a imprimé par erreur dissemblance.

LA VÉNUS D'AGEN 383

Vénus de Milo. L'analogie entre les deux statues est

surtout sensible dans la cambrure, dans le mouvement

général du corps. Seulement, pour la statue du Mas,

c'est à la jambe droite que le sculpteur a donné le mou-

vement qui, dans la Vénus de Milo, est reporté sur la

jambe gauche. En somme, la statue du Mas, vue de

profil du côté droit, rappelle d'une manière frappante

notre chef-d'oeuvre du Louvre, vu de profil du côté

gauche ». Beaucoup de visiteurs du Musée d'Agen ont

eu la même impression et l'ont exprimée (p. 377).

Il faut bien dire, cependant, que la statue d'Agen est

de celles dont la photographie tend à atténuer les

défauts. Le torse sinueux et la draperie sur le devant

sont vraiment admirables; mais la partie inférieure de

la jambe gauche, beaucoup trop grosse, est mauvaise ;

elle paraît ne pas avoir été terminée, n'étant pas desti-

née à être vue. Le dos, qui ne devait pas être vu davan-

tage (la statue était sans doute placée dans une niche)

est simplement indiqué, d'un travail froid et plat ;

enfin, la partie inférieure du bras qui se relève est

singulièrement lourde. On a l'impression d'une bonne

sculpture qui est l'écho affaibli d'une très belle scul-

pture, presque d'un chef-d'oeuvre; mais la qualifi-

cation de chef-d'oeuvre ne convient pas à la statue

d'Agen.Cette région de la Gaule a fourni, notamment aux

Martres, beaucoup de copies de statues grecques célèbres;

je crois que la Vénus du Mas est de ce nombre. Le fait

qu'il n'en existe pas de répliques (pas plus que de la

Vénus de Milo) prouve simplement, si l'on admet le

principe posé par moi en 18971, que l'original grec

n'était pas en bronze, mais en marbre ; le copiste

travaillait non d'après un moulage, mais d'après une

petite copie ou un dessin, ce qui expliquerait les imper-

1. Cf. Cultes, mythes et religions, t. II, p. 346.

384 LA VÉNUS D'AGEN

fections de détail là où son modèle ne le guidait pas avec

précision. L'époque à laquelle appartient l'original ne

peut être antérieure au milieu du ive siècle, car il n'ya aucun intervalle entre les seins 1

; il y en a même un

peu moins que dans la Vénus de Milo et beaucoupmoins que dans la Vénus d'Arles. C'est donc à l'école

de Praxitèle, non à Praxitèle lui-même, que j'attri-buerais l'original en question. Vouloir préciser davan-

tage serait chimérique ; je me serais même abstenu

de prononcer le nom de Praxitèle si le modelé de la

draperie, avec ses beaux effets de lumière et de clair

obscur, ne faisait songer à un des plus admirables mor-

ceaux de la sculpture antique : la draperie à la gauchede l'Hermès.

1. Voir Comptes rendus de l'Acad., 1907, p. 228.

XVIII

RECHERCHES SUR LA VÉNUS DE MÉDICIS 1

La Vénus dite de Médicis, ornement de la Tribune des

Ufpzi à Florence, a été publiée pour la première fois, en

1638, dans le recueil des statues du Bourguignon Perrier

(pi. 81-83, face et profil2).La partie supérieure de la base

est rapidement indiquée sur la planche 81, mais on

n'y distingue aucune trace d'inscription. La table

imprimée à la fin du volume (qui est dépourvu de texte)

désigne ainsi la statue : Venus Aphroditis in hortis

Mediceis.

En 1679, une gravure de la Vénus parut dans la

Teutsche Akademie de Sandrart; ce dernier ayant quittél'Italie avant 1635, son dessin est peut-être antérieur à

celui dont Perrier a fait usage. Entre 1677 et 1679, la

statue fut transportée de Rome à Florence par les

soins de Cosme III de Médicis.

La base de la Vénus de Médicis présente un profitondulé et porte l'inscription suivante :

, . KAEOMENHi:. AnOAAOAÛPOTW AOHNAIOi; EIÏQESEN

La modernité de cette inscription a été reconnue par

Gori; elle est d'ailleurs gravée sur un morceau de marbre

moderne, qui est comme l'enveloppe extérieure, très

soigneusement rajustée, d'une base plus petite et de

1. [Mélanges G. Perrot, 1903, p. 285-290.]2. F. Perrier, Icônes et segmenta nobilium signorum, Rome, 1638.

S. REINACU 25

386 RECHERCHES SUR LA VÉNUS DE MEDICIS

forme irrégulière sur laquelle reposent les pieds. L'ou-

vrage de Gori (Muséum Florentinum, 1731) est le

premier où il en soit fait mention.

Le Musée du Louvre possède une fonte de la Vénus

de Médicis exécutée par J.-B. et J-.J. Keller pourLouis XIV, en 16871. Sur la base, de même forme quecelle de la statue de la Tribune, on lit :

m KAEQMENHC AIIOAAOAQPOV[U) AOHNAIOO EnOIEI

MM. Michaelis et Schoene se sont demandé si cette

inscription n'avait pas été gravée après coup. Une étude

attentive du bronze du Louvre ne laisse aucun doute

cet égard. Lorsque la statue a été fondue, la base ne

devait porter aucune inscription ; celle qu'on lit sur le

bronze n'est pas venue à la fonte, mais a été incisée à

l'outil en lettres très profondes, très nettes et sans

style 2.

Cette inscription n'a pas été imaginée à Paris. Le

premier ouvrage imprimé où elle paraisse est le recueil

de statues de Bishop (Episcopius), publié vers 1671 ;

la statue y est gravée sous plusieurs faces (pi. 47-50),

avec un texte reproduisant l'inscription a. M. Michaelis

l'a également signalée dans le Diary d'Evelyn, à la

date du 29 novembre 1644.

En 1887, Kaibel 3appela l'attention sur un feuillet

de manuscrit ligorien conservé à Turin, où est représentéun hermès d'Eros, soi-disant trouvé sur le mont Cac-

lius, avec l'inscription :

EPQS TIANTAMATQP (phallus) KEOMENHSW AlIOAAOAUPOr A8HNAI0S EIIQIXEN

1. Cf. Clarac, Revue archéol., 1846, p. 138.2. Voir les fac-similés des deux inscriptions dans Loewy, Inschrif-

ten griechischer BUdhauer, p. 341.3. Kaibel, Hermès, t. XXII, p. 153; cf. Inscript. Graec. Ital. (1890),

p. 16*, n° 143*.

RECHERCHES SUR LA VÉNUS DE MEDICIS 387

Le faussaire Ligorio florissait vers 15601. Entre cette

inscription et les deux signatures a et 6, il existe une

parenté évidente : ou bien Ligorio a connu et imité

l'inscription de la Vénus de Médicis ; ou l'auteur de cette

dernière inscription s'est inspiré d'un faux de Ligorio ;

ou, enfin, il existe une source commune des trois textes

a, b et c. On remarquera que c est bien plus voisin

de b que de a, puisqu'on lit, dans b et c, KAEOMENHS

(a, KAEQMENHC) et les formes EnQESEN, EIIQI2EN

(a, EIIOIEI).Du fait de la publication de Kaibel, il résultait que b,

connu seulement depuis 1731, avait pu exister dès

1560 : l'EIIQEZEN de b, mal lu, pouvait suggérer à

Ligorio le barbarisme EIIQIXEN. On en vint même à

penser que Ligorio était l'auteur de b comme de c ;mais qui donc lui aurait donné le nom de l'artiste athé-

nien Cléomène, fils d'Apollodore?Mon jeune et savant ami Seymour de Ricci a dépouillé

à la Bibliothèque de Bruxelles un manuscrit de Phi-

lippe de Wingbe, mort à Florence en 1592, qui est

la copie d'un recueil d'inscriptions grecques de Rome,

copiées vers 1590 par Jean l'Heureux dit Macarius,mort en 1614. On y lit (fol. 7, verso) : In basi

pulcherr. Veneris in hort. Med. :

KAEDMENHE, „ AnOAAOAOPOY (sic)w A0HNAIOE

EIIGEEEN

Le texte de d est conforme à celui de b (sauf la faute

AxoAÀoàopou) ; mais il comprend quatre lignes au lieu de

deux. Il en résulte que, vers 1590, la Vénus de Médicis

était posée, dans les jardins médicéens à Rome, sur une

base portant la signature de Cléomène. Cette signature

1. Il mourut en 1593 (cf. Corp. inscr. lat., t. VI, p. LI).

388 RECHERCHES SUR LA VENUS DE MEDICIS

a été connue et imitée par Ligorio vers 1560(c). Rien ne

permet d'affirmer ni que l'inscription rfsoit un faux, ni

qu'elle soit la signature de l'auteur de la Vénus ; cette

base pouvait appartenir à une autre statue. Dans la suite,

elle s'égara ou fut détruite ; à Florence, on fit pour la

Vénus une plinthe nouvelle et, postérieurement à 1687,

on y grava en deux lignes le texte de d, sans doute

d'après une ancienne copie. Sur la fonte de Keller, on

reproduisit l'inscription a, déjà donnée par Bishop en

1671, d'après une copie altérée et soi-disant corrigée.

On pourrait supposer que l'inscription d, la seule

dont l'authenticité soit avérée, était gravée sur l'an-

cienne plinthe de la Vénus, qui a été insérée dans la

plinthe nouvelle; mais la disposition du texte sur

quatre lignes n'est pas favorable à cette hypothèse.On pourrait aussi penser qu'elle était gravée sur le

tronc d'arbre servant de support, qui, à la rigueur,

pouvait être qualifié de basis par Macarius 1; mais c'est

là une simple possibilité.Le fait que la Vénus de Médicis n'est reproduite dans

aucun des recueils archéologiques du xvie siècle, tels

que ceux de Lafrérie, de Cavallieri, de Vaccarius 2,

semble prouver d'une manière absolue qu'elle n'exis-

tait, avant son transport dans les jardins Médicis, qu'à

l'état de fragment. Cette opinion diffère de celle qu'ont

accréditée les recherches de M. Michaelis 3 et a besoin,

en conséquence, d'être justifiée.Deux textes (du Prospettivo milanese* et d'Albertini)

mentionnent, en 1500 et en 1510, des statues antiques

au palais Délia Valle à Rome. En 1513, lors de la proces-

1. On trouve la même confusion dans une lettre en italien de Brestà Gerhard au sujet de l'Hermès de Milo, aujourd'hui à Berlin (Loewy,op. I, p. 250).

2. Cf. Michaelis, Archseol. Zeit., 1880, p. 13.3. Voir, en particulier, l'article de ce savant dans la Kunstchronik,

1890, p. 297.4. Atti dell' Accad. dei Lincei, 1875-76, p. 39.

RECHERCHES SUR LA VENUS DE MEDICIS 389

sion triomphale de Léon X du Vatican au Latran, on

avait dressé, devant le palais de l'évêque Andréa délia

Valle, un arc de triomphe orné de statues antiques ;

dans le nombre, on cite une Vénus, que M. Michaelis

identifie à la Vénus de Médicis. Pour être employéede la sorte à l'ornement d'un arc, devait-elle vraiment,

comme le suppose M. Michaelis, être entière? La

conclusion ne s'impose pas, et l'on peut aussi admettre

qu'il s'agit d'une statue toute différente.

En 1550, dans la cour du palais Délia Valle, alors

habité par Quinzio de' Rustici, Aldroandi signale une

statue de Vénus (p. 212) : Nel frontispizio a man dritta

è una Venere ignuda quando nacque délia spuma del

mare ; onde ha un delfino appresso con la spuma in

bocca, che questa fittione accenna. Ce texte vise évidem-

ment une statue du type de la Vénus de Médicis ; mais

doit-on en conclure qu'elle se présentât dès lors sous le

même aspect qu'aujourd'hui? D'abord, si la statue avait

été complète, on ne l'aurait probablement pas placée

à une certaine hauteur, nel frontispizio ; puis, répétons

qu'on ne s'expliquerait pas qu'une statue entière de

cette importance eût été négligée par tous les graveurs du

temps. A y regarder de près, le texte d'AIdroandi

n'affirme pas positivement que la Vénus fût accompa-

gnée d'un dauphin. Voici comment je l'entends : « Sur

le fronton, à main droite, est une Vénus nue, au moment

où elle naît de l'écume de la mer. C'est à cause de cette

légende que les artistes placent auprès d'elle un dauphin

avec de l'écume à la bouche. » Ainsi, la fin de la phrase,

que l'on a prise pour une description de la statue, n'est

peut-être qu'un commentaire inspiré à Aldroandi par

une des nombreuses répliques du même type. Le dau-,

phin placé à gauche de la Vénus de Médicis n'a point

d'écume à la bouche, et il porte sur son dos plusieurs

Amours, dont Aldroandi aurait vraisemblablement dit

un mot, s'il les avait vus. J'en conclus que la statue dont

390 RECHERCHES SUR LA VÉNUS DE MÉDICIS

parle Aldroandi en 1550 était bien la Vénus de Médicis,mais encore à l'état de fragment.

En 1584, les antiques des palais Délia Valle et Capra-nica furent acquis par le cardinal Fernand de Médicis,

qui les transporta à la villa Médicis et dans les jardinsde cette villa. L'inventaire des statues du palais Délia

Valle 1 mentionne : Una Venere di naturale con tutti

i suoi membri con il delfino, qui fut vendue 250 ducats.

Cette statue est certainement la Vénus de Médicis, queMacarius vit, quelques années après, sur une base por-tant une inscription dans les jardins Médicis. Donc,

entre 1550 et 1584, la Vénus avait été restaurée une

première fois. L'indication précise de l'inventaire,

con tutti i suoi membri con il delfino, se justifierait d'au-

tant mieux si l'auteur de cette restauration avait préci-sément ajouté les bras, les jambes et le dauphin.

Ici intervient, à l'appui de ma thèse, un document

nouveau : c'est le dessin représentant la Vénus de

Médicis, sous trois aspects, qui figure à la planche 41 b

de l'Album de Pierre Jacques, sculpteur à Reims 2.

Ce feuillet est daté de 1576. La statue est figurée sans

bras et le dessin s'arrête à mi-hauteur des*cuisses, ce

qui ne prouve pas que les jambes ne fussent pas conser-

vées jusqu'aux genoux; mais, si la statue avait été

entière sur un piédestal, il est à croire que l'artiste

champenois l'eût reproduite dans son ensemble. Cette

statue est la seule que Pierre Jacques ait dessinée de

trois côtés, de face, de dos et de profil; c'est donc qu'ilen appréciait le modelé ferme et souple, que son dessin

a d'ailleurs un peu alourdi. Si l'on ajoute à cette

considération que la tête, avec l'oreille percée, est bien

celle de la Vénus de Médicis, on reconnaîtra que j'aieu raison, dans mon édition de YAlbum de Pierre

1. Documenti, t. IV, p. 380.2. Voir l'édition que j'ai donnée de cet album, Paris, Leroux, 1902.

RECHERCHES SUR LA VÉNUS DE MÉDICIS 391

Jacques, d'identifier la statue dessinée par lui à celle de

la Tribune. 11 est vrai que la date, 1576, n'est accom-

pagnée d'aucune indication de lieu; mais, sur les deux

feuillets précédents, 40 b et 41, on voit une tête de

femme de profil et la même tête de face, qui paraît bien

•être celle de la Vénus de Médicis; or, la tête de profilest accompagnée de la mention : Valle. En vain allè-

.•guerait-on que le profil et la face en question diffèrent

par certains détails de la tête de la Vénus de Médicis

telle qu'elle est aujourd'hui; ces différences s'expliquenten partie par l'imperfection des dessins, en partie par le

fait que la tête de la Vénus a été audacieusement

raclée et retouchée, notamment vers la naissance des

cheveux. On distingue les traces de ce travail de raclagemême sur la photographie d'Alinari (n° 1332).

Donc, P. Jacques a vu, en 1576, la Vénus de Médicis

;au palais Délia Valle, alors qu'elle n'était encore ni

restaurée, ni posée sur une base, ni accompagnée d'un

.dauphin.Si les considérations qui précèdent sont admises, il

•en résultera cette conséquence imprévue que les jambes,les pieds, le dauphin avec les Amours qu'il porte et le

tronc d'arbre auquel s'appuie le dauphin sont autant de

restaurations exécutées entre 1576 et 1584.

On admet généralement que le bras droit et la partieinférieure du bras gauche de la Vénus de Médicis sont

modernes. Devant l'original, au printemps de 1902,il m'a semblé que la partie supérieure du bras gauche,•entre le coude et l'aisselle, était suspecte. Peut-être

subsistait-il une trace du bracelet, dont on n'attribue-

rait pas volontiers l'invention à un restaurateur ;

peut-être aussi, du temps de P. Jacques, le haut du bras

•était-il en magasin et n'avait-il pas encore été rajusté 1.

1. Rendant compte, dans la Berliner philologische Wochenschrift{21 juin 1902, p. 788), de mon édition de YAlbum de P. Jacques,M. Furtwaengler admet que la planche 41 b de l'Album représente

392 RECHERCHES SUR LA VENUS DE MÉDICIS

Quant aux jambes, à partir du milieu des cuisses,

elles ont été tellement retravaillées et repolies qu'ilme semble impossible d'en affirmer l'antiquité. J'en

dirai autant des pieds, qui présentent l'aspect de ceux

du Rémouleur et n'inspirent pas plus de confiance,

malgré l'incontestable élégance du dessin. Le dauphinet les Amours m'ont semblé absolument modernes,

ainsi que le tronc d'arbre qui les soutient.

On objectera les cassures et les raccommodages quise voient sur toute la partie inférieure de la statue. Les

jambes sont brisées au-dessous des genoux et au-dessus

des chevilles ; la jambe droite est brisée à mi-hauteur

du mollet; il y a de nombreux raccords dans le dauphinet dans les Amours. Mais il faut observer que ces rac-

cords sont très apparents et qu'ils ont été exécutés assez

grossièrement avec du plâtre ; en revanche, il y a

d'autres raccords très soignés où la couche de plâtre

interposée ne paraît pas, notamment en haut du

bras gauche et à la cuisse gauche. J'en conclus que la

Vénus avait été restaurée très habilement à Rome, à la

fin du xvie siècle, mais que, pendant le transport de

Rome à Florence, elle se brisa en un grand nombre de

morceaux, qui furent rajustés, plus sommairement

cette fois, avec du plâtre. Du reste, la tradition recueillie

par Sandrart (1679) veut que la statue, au cours de son

voyage, ait été brisée en neuf morceaux, et l'on apprend,d'autre part, que les bras et les mains ont été restaurés,,en 1677, par Ercole Ferrata 1.

bien la Vénus de Médicis, et ajoute : «Je viens de m'assurer, en étudiant

l'original, que les deux bras ne sont nullement antiques, comme l'acru M. Amelung ; l'avant-bras gauche est antique jusqu'au coude ;la partie inférieure du bras gauche et tout le bras droit sont modernes.Mais l'avant-bras gauche était également détaché et a été rajusté ;il se peut très bien qu'on n'ait procédé à cette réparation que posté-rieurement au dessin de P. Jacques. »

1. Loewy, Inschriften griechischer Bildhauer, p. 340, avec les renvois.aux textes.

RECHERCHES SUR LA VÉNUS DE MEDICIS 393

Les savants qui ont étudié la Vénus de Médicis ne

sont pas d'accord sur les parties restaurées 1; mais tous

admettent qu'elle a subi « différentes réparations »•

(Visconti), qu'elle a été l'objet de raclages, de polis-

sages et d'autres opérations (Dùtschke, Amelung).M. Michaelis a bien voulu me communiquer la copiedes notes prises par lui à Florence en 1861. J'y lis

cette phrase : Die Fusse sind wohl ohne Frage ait, aber

am wenigsten vollendet, wohl infolge von Ueberarbeitung.Cela signifie que l'illustre archéologue a éprouvé d'abord

des doutes sur le caractère antique des pieds et qu'il a

fait effort pour se rassurer à cet égard. Je crois que la

première impression de M. Michaelis était la bonne et

que les pieds sont modernes. Mais les pieds sont insé-

parables de la petite base, encastrée dans la plinthereconnue moderne par Gori; et ce qui est vrai de cette

base doit l'être du tronc d'arbre, du dauphin et des.

Amours.

En résumé, il n'y a d'authentique dans la Vénus de

Médicis que le torse et l'amorce des bras; la tête est

antique, mais retouchée et l'on peut se demander-

si la statue ne gagnerait pas à être ramenée, du moins

sous l'aspect d'un moulage placé tout auprès, à son.

état d'avant 15762.

1. M. Amelung (Fiihrer in Florenz, p. 46) déclare restaurés « le-bout du nez, le bras droit, les doigts de la main gauche, des morceauxsous le sein droit et aux cuisses ; du dauphin, la queue et la nageoiregauche de devant ; de l'Eros supérieur, les ailes et le mollet gauche ;-enfin, tout le rebord de la base avec l'inscription ».

2. [M. F. Boyer (C. R., de l'Acad. Insc, 1929, p. 59) a cité unnouveau texte (1585-1590) qui signale une Vénus nue, debout, à lavilla Médicis ; l'inventaire de 1590 semble bien viser la statue ds la^Tribune.]

XIX

STATUETTE D'APHRODITE

DÉCOUVERTE DANS LA BASSE-EGYPTE i

J'ai déjà plusieurs fois appelé l'attention sur les

statuettes en marbre que l'on découvre en grandnombre dans la Basse-Egypte 2. Ces sculptures sont

sorties d'ateliers grecs dont l'activité paraît avoir

été grande depuis le 111e siècle avant J.-C, sans quel'on puisse fixer pour l'instant, d'une manière plus

précise, la limite chronologique inférieure de leur

production. Ce qui est certain, c'est que les modèles

en faveur dans ces ateliers furent ceux de la

grande statuaire grecque du ive siècle; je ne connais

pas de marbres de cette série qui reproduisent des

oeuvres du ve siècle et je n'en connais pas davantageoù se trahisse l'influence des écoles de Rhodes ou de

Pergame. M. Amelung a montré, en 1897, que les mar-

briers de la Basse-Egypte ont été les imitateurs et les

copistes de Praxitèle 3; une collection de statuettes de

•cette provenance serait une véritable galerie de l'art

attique au ive siècle. C'est une raison de les recueillir

avec soin et d'en fixer le souvenir, avant que les hasards

du commerce, en les dispersant à travers le monde, n'en

aient laissé perdre ou altérer l'état civil.

1. [Rev. archjol, 1904, I, p. 374-381].2. Ibid., 1903, I, p. 232, 388.3. Cf. ce que j'ai écrit à ce sujet dans mon Recueil de têtes, p. 144,

:163; 208, etc.

STATUETTE D APHRODITE 395

La statuette que reproduit notre fig. 71 appartientà M. Dattari, au Caire. Elle a exactement un pied

. anglais de haut. Le possesseur croit savoir qu'elle fut

découverte à Mithrahine. J'en dois des photographiesa 1 aimable entremise d un

amateur de Londres, M. JosephOfford.

Le travail du marbre est fort

soigné. On remarquera toute-

fois la grosseur du bras droit

et de la main, qui paraissentun peu massifs. A la diffé-

rence des petites copies de sta-

tues grecques que l'on dé-

couvre en Syrie, celles qu'onrecueille en Egypte ne visent

pas à la gracilité et à l'élé-

gance ; au contraire, les co-

pistes ont un peu alourdi

leurs modèles, tendance quise remarque également dans

le rendu des bras, des cuisses

et des hanches. L'école des

copistes syriens, sans doute

postérieure à celle des copistes

alexandrins, a dû tenir compted'un changement dans le goûtde la clientèle, analogue à ceux

qui se sont produits plusieursfois dans les temps modernes. Il n'y a pas plus loin

d'une Aphrodite syrienne à une Aphrodite égyptienne

que d'une Vierge de Botticelli à une Vierge de Raphaël.Le bras et la main de la Sainte-Catherine de Raphaëlà la National Gallery ne sont pas beaucoup moins

lourds, à notre goût, que le bras et la main de l'Aphro-dite Dattari.

FIG. 70. — Aphrodite et Éros.Musée du Vatican.

396 STATUETTE D'APHRODITE

Le type de cette Aphrodite est voisin de celui de

l'Aphrodite de Cnide, mais il y a cette différence essen-

tielle que la main droite ramène sur le milieu du corps

une draperie qui couvre entièrement la jambe droite.

En outre, les répliques permettent d'établir que l'Aphro-

dite, ainsi drapée à demi, était grou-

pée avec Ëros. C'est ce qu'a parfai-tement établi M. Bernoulli, qui a décrit

une quinzaine d'exemplaires de ce

type 1. « La déesse, dit-il, tient de la

main droite une draperie devant son

corps; l'autre extrémité de cette dra-

perie, qui couvre la partie postérieurede la figure, est passée sur le bras

gauche qui est porté en avant. Sous

ce bras gauche est un Éros, qui semble

s'élever vers la déesse, tantôt plus

grand, quand il est posé sur le sol, tantôt

plus petit, lorsqu'il est sur la tête d'un

dauphin, et plus petit encore lorsque

le dauphin lui-même a pour supportun rocher. »

A cette description répondent plu-sieurs statues plus ou moins restau-

rées, dont la plus célèbre, plus grande que nature,

décore le Belvédère du Vatican 2(fig. 70). C'est un

groupe d'Aphrodite avec Ëros, qui paraît avoir été

découvert à Rome au xve siècle ; il faisait déjà par-

tie de la collection du pape Jules II, qui l'exposa dans

le Cortile du Belvédère. L'inscription latine de la

base nous apprend que ce groupe a été dédié à Venus

Félix par Sallustia et Helpidus :

1. Bernoulli, Aphrodite, p. 268 et suiv.

2. Helbig, Fuhrer 2, n° 146 ; Visconti, Mus. Pio Clem., II, 52 ;

Clarac, 609, 1349 ; Bernouili, Rômische Ikonographie, t. III, p. 107.

Fig. 71 — Aphrodite,statuette de mar-bre découverte enEgypte. Anciennecollection Dattari.

STATUETTE D'APHRODITE 397

Veneri felici sacrum Sallustia Helpidus d. d. 1.

Visconti a supposé que Sallustia et Helpidus étaient

des affranchis de Sallustia Barbia Orbiana, une des

femmes d'Alexandre Sévère. La tête de l'Aphrodite a

les apparences d'un portrait et l'on a voulu y recon-

naître, à l'aide des monnaies, celui de l'impératriceSallustia. Mais la ressemblance a été contestée, entre

autres par MM. Bernoulli et Helbig ; elle est, en effet,

plus que contestable. Il vaut mieux s'en tenir au témoi-

gnage de la coiffure et de l'inscription, qui sont d'accord

pour faire attribuer aux environs de l'an 150 le groupedédié par Sallustia et Helpidus.

Bien que le travail en soit très médiocre, ce groupe a

joui, pendant deux siècles, d'une véritable célébrité 2.

C'est de lui qu'entendent parler tous les auteurs de

descriptions de Rome, depuis Fulvius (1527) jusqu'àMauro (1556), lorsqu'ils signalent la « Vénus du Vati-

can ». Elle fut dessinée, entre 1535 et 1538, par Martin

van Heemskerck, et il est probable que Vasari en a

fait mention dans sa Vie de Bramante 3. En 1645 encore,

dans le Diary de l'Anglais John Evelyn, elle est vantée

comme une des « pièces rares » de la collection.

Le sentiment de tant d'artistes et de connaisseurs ne

les trompait pas. Si le travail de la copie romaine est

de troisième ordre, le motif est vraiment digne d'un

grand sculpteur ; la petite réplique Dattari suffirait

d'ailleurs à attester que l'original doit appartenirau ive siècle. Voici ce que M. Bernoulli écrivait en 1873

(je traduis librement 4) : « Si l'on ne peut reconstituer

tous les traits de l'original et si aucune des répliquesne remonte à l'époque grecque, il n'en est pas moins

1. Corp. inscr. lat., VI, 1, 782.2. Michaelis, Journal of Hellenic studies, 1887, p. 326.3. Vasari, Vite, éd. Milanesi, t. IV, p. 157.4. Bernoulli, Aphrodite, p. 273.

398 STATUETTE D'APHRODITE

certain que la composition de l'original nous est

connue avec plus de précision que celle de la plupartdes groupes analogues. Celui-ci comprend deux figures,

Aphrodite et Ëros, avec cette particularité qu'Érosne joue pas un simple rôle décoratif, mais est associé à

sa mère en vue de quelque action, sous les traits d'un

melléphèbe et non d'un enfant. Il est probable qu'ilétait placé debout sur un animal marin, élevant la

main gauche ; Aphrodite, la jambe droite drapée,la draperie posée sur le bras droit, tournait légèrementla tête vers la gauche, comme pour aller au-devant d'un

désir exprimé par le dieu de l'Amour. S'il existait,dansles textes littéraires, une allusion quelconque à un pareil

groupe, rien ne serait plus facile que de l'identifier à

l'original impliqué par nos répliques ; malheureusement,les textes sont muets. M. Urlichs a bien rappelé, à ce

propos, le groupe de Scopas à Samothrace, composé

d'Aphrodite groupée avec Pothos ou Phaéthon ;mais c'est là une simple hypothèse dont la vrai-

semblance est encore atténuée par le fait que le

groupe présumé paraît postérieur aux Aphrodites de

Praxitèle. »

L'assertion initiale do M. Bernoulli, que l'on ne pos-sède pas de répliques grecques du même motif, n'est

plus exacte aujourd'hui. En dehors de la statuette

Dattari, on peut en alléguer deux autres, découvertes

l'une dans la Grèce propre, l'autre à Alexandrie 1.

Une très belle réplique fragmentée, connue par ma publi-cation de l'Album de Pierre Jacques (pi. 9 b), existait

au xvie siècle à Rome dans la collection Cesi. Je ne

sais si l'on a déjà remarqué qu'une Aphrodite très

semblable à celle qui nous occupe, mais sans Ëros,

tenant sa draperie de la main gauche et une phiale de

la main droite, paraît dans le magnifique tableau de

1. Répertoire, t.. II, p. 336, 2 et 5.

STATUETTE D'APHRODITE 399

Titien au Prado, L'offrande à la déesse des Amours 1,dont une réplique, avec quelques variantes, a fait partiede la collection Somzée à Bruxelles 2. Évidemment, le

grand peintre de Cadore avait été frappé, lui aussi, de

la beauté du motif, dont il put voir à Rome plusieurs

exemplaires, outre celui qui porte la dédicace à Vénus

Félix.

Cette dédicace ne nous apprend pas grand'chose. Le

culte de Vénus Félix paraît avoir été mis à la mode

par Sylla et un passage de Plutarque autoriserait à

croire que l'épithète grecque correspondant à Félix

était Eutychès3

; mais nous ne savons rien, en Grèce,d'une Aphrodite Eutychès et il serait très hardi, pourne pas dire plus, de vouloir justifier cette épithète parl'idée de la mère heureuse, par l'association d'Aphroditeavec son fils déjà grand.

Ainsi, l'on entrevoit aujourd'hui avec certitude l'exis-

tence, au ive siècle, d'un groupe célèbre représentant

Aphrodite groupée avec Ëros; mais les archéologuesn'ont pu nous renseigner, ni sur l'auteur, ni sur l'époque

précise de l'original. Je ne suis pas convaincu, pour ma

part, qu'il doive être placé après l'Aphrodite cnidienne,

qui est de 350 environ avant J.-C, car au cours du proces-sus qui, dans la première moitié du ive siècle, dépouillasuccessivement Aphrodite de tous ses voiles, il est

assez naturel de jDenser que les types à demi-drapéssont antérieurs à ceux où la déesse se montre toute nue.

Comme tous les chefs-d'oeuvre, la Cnidienne a une pré-

histoire; elle dérive d'autres sculptures dont les textes

ne nous disent rien, mais qui sont des éléments néces-

saires de la série iconographique dont elle marqueun des développements essentiels. Pourquoi Praxitèle

1. Archivio dell'Arte, 1893, pi. à la p. 284.2. Catalogue Somzée. 2e partie (1904), n° 344, pi. 38.3. Plutarque, De Fort. Rom., IV, p. 318, et Sylla, 19. Cf. Wissowa,

Religion und Kult der Rômer, p. 237.

400 STATUETTE D'APHRODITE

lui-même n'aurait-il pas sculpté l'original de ce groupe?Je puis, à cet égard, invoquer un argument qui, tout

faible qu'il est, mérite de ne pas rester inaperçu. Pline

(XXXIV, 69) parle d'une Aphrodite en bronze de Praxi-

tèle qui fut transportée de Grèce à Rome et figura long-

temps devant le temple de Félicitas, où elle péritdans un incendie sous le règne de Claude ; elle était,

nous dit-il, aussi célèbre que la Cnidienne : Praxiteles...

fecit tamen ex aère pulcherrima opéra... signa quseunte Felicitatis aedem fuere Veneremque quse ipsa sedis

incendio cremata est Claudii principatu, marmorese Mi

suse per terras inclutse parem. Il résulte de ce texte

qu'une statue en bronze d'Aphrodite, par Praxitèle,

était placée soit devant le temple de Félicitas, soit dans

ce temple même ; mais nous savons, d'autre part, quel'enceinte du temple de Félicitas, construit en 151 sur

la Voie Triomphale par Lucullus 1, contenait d'autres

ouvrages en marbre de Praxitèle, en particulier les

Muses de Thespies 2. Il est assez naturel qu'une Aphro-dite de Praxitèle, placée dans le temple de Félicitas ou

dans l'enceinte de ce temple, ait été qualifiée de

Venus Félix, comme l'on a nommé Venus Genetrix

une des statues du temple élevée à Vénus Genetrix

par Jules César 3; or, c'est précisément ce nom de

Venus Félix que nous lisons sur la base du groupe dédié

par Sallustia et Helpidus! Cela peut n'être qu'une coïn-

cidence, mais il faut avouer qu'elle est curieuse et

suggestive.Cicéron dit que Mummius enleva de Thespies les

Thespiades (que l'on identifie aujourd'hui à des Muses)et d'autres statues (cetera profana ex Mo oppido), mais

1. Voir les textes dans 0. Gilbert, Geschichte und Topogr. der StadtRom. t. III, p. 106.

2. Cic, Verr., II, 4, 4 ; Pline, XXXVI, 39 et la note de Miss Sellerssur ce passage.

3. Cf. S. Reinach, Gazette archéologique, 1887, p. 272.

STATUETTE D'APHRODITE 401

qu'il laissa en place l'Ëros de Praxitèle, qui fut enlevé

plus tard et exposé à Rome dans les « écoles » d'Octavie 1.

Or, parmi les cetera profana, il y avait une Aphrodite de

Praxitèle, statue en marbre signalée par Pausanias à

côté d'une image de Phryné par le même sculpteur :

£VT<xO0ajcswaÙToOIIpa^triÀouç 'A'-ppoSÎT'/)xoù <l>piiv'/]çÊcmv EIV.ÙVD,XL'OOU

y.aî ÏJ Opûvï) xal »)Gsôç2. Nous apprenons en outre, par Alci-

phron, que la Phryné était placée entre l'Aphrodite et

l'Ëros 3. Mais, à l'époque d'Alciphron, l'original de l'Ëros

ayant été transporté à Rome, il avait été remplacé à

Thespies par une copie de l'Athénien Ménodoros, comme

nous l'apprend Pausanias : TÔVSE âV ^s>v 'EpwTa h ©suitiaîç

ÉâOt7](?£VA87]VaÏ0Ç MvjvdSwpOÇTÔ ÈpyOVXÔ Iïpa^lTêXoUÇ fJU[M)ti|A£VOÇ.Il n'est guère admissible, si l'Aphrodite en marbre avait

été aussi remplacée par une copie, que Pausanias l'eût

ignoré ou n'en eût rien dit. Donc, cette statue ne putêtre parmi celles qui figuraient à Rome dans l'enceinte

du temple de Félicitas ; mais l'Aphrodite en bronze de

Praxitèle, qui fut consumée par un incendie au ier siècle,

pouvait fort bien provenir elle-même de Thespies,

puisqu'il y avait, dans le même temple romain, des

statues de la même ville grecque, attribuées elles aussi

à Praxitèle. Rappelons que Phryné, le modèle et la

maîtresse de Praxitèle, était de Thespies et qu'on y

voyait, au dire de Pausanias, sa statue en marbre, de

la main du grand sculpteur athénien.

Comme Thespies était célèbre par le culte d'Éros 4,

il y a tout lieu de croire qu'une image d'Aphrodite, à

Thespies, devait être associée à Ëros, non pas à l'Ëros

enfant des Alexandrins, mais à l'Ëros melléphèbe du

ive siècle. La déesse et le jeune dieu pouvaient se faire

pendant, comme dans le groupe en marbre de Praxi-

1. Pline, XXXVI, 22.2. Pausanias, IX, 27, 5.3. Alciphr., Epist., frag. 3 (Overbeck, Schriftquellen, 1251).4. Voir la note de Frazer sur Pausanias, IX, 27, 1 (t. V, p. 145).

S. REINACn 26

402 STATUETTE D'APHRODITE

tèle dont parlent Pausanias et Alciphron ; ils pouvaient,

aussi être étroitement unis, comme dans le groupe dont

l'Aphrodite Dattari est une copie partielle.En résumé, ce que nous savons de ce groupe, joint

à la ressemblance de la figure principale avec l'Aphro-dite de Cnide, nous incline à l'attribuer à Praxitèle;,

le fait que la plus grande des répliques connues fut

dédiée au 11e siècle après J.-C. à Vénus Félix fait songer

au temple de Félicitas à Rome, qui posséda plusieurs

oeuvres de Praxitèle, parmi lesquelles il y avait au moins

une Aphrodite; enfin, l'origine thespienne des statues

du temple de Félicitas et le fait qu'Ëros était l'objet

d'un culte particulier à Thespies peuvent aussi suggérerl'idée — nous ne prétendons pas dire davantage

—que

l'original était un groupe en bronze de Praxitèle, repré-

sentant Aphrodite avec Ëros melléphèbe et sculpté;

vers 355 pour Thespies 1.

1. On sait que M. Furtwaengler a voulu reconnaître l'Aphrodite-thcspienne de Praxitèle dans l'Aphrodite d'Arles, dont il y a deux

répliques au Louvre et une à Athènes ; mais je ne crois pas que cette

opinion soit fondée (cf. Recueil de têtes, p. 144).[Amelung, dans son grand catalogue du Vatican (t. II, p. 112),

a discuté mon hypothèse et l'a repoussée ; mais je n'admets pas ses-

objections. 1° Les prétendues répliques, d'ailleurs peu nombreuses,ne seraient pas, à proprement parler, des répliques.

— D'accord,mais cela prouve seulement que le bronze original n'avait pas été

moulé, mais copié au jugé ; 2° Si l'on voulait postuler un originalcommun, il devrait être en marbre, non en bronzo. — Je ne voisaucune raison à l'appui de cette manière de voir. Amelung me con-cède du reste (p. 115) qu'on a bien pu qualifier de Venus felix uneVénus placée devant le temple de Félicitas; or, c'est là l'observationnouvelle sur laquelle mon hypothèse est bâtie, à cause du passagecité de Pline (XXXIV 69). Je ne vois donc aucune raison de changerd'avis, et je continue à considérer mon hypothèse comme très vrai-semblable. —

1929.]

XX

APHRODITE ET ÉROS

Groupe de Myrina au musée d'Athènes 1

Un négociant originaire de Cérigo, Misthos, qui avait

acquis une belle fortune à Smyrne, acheta vers 1884

une très importante série de figurines en terre cuite

provenant de la nécropole de Myrina. Vers 1890, il

en fit cadeau au Musée National d'Athènes, où sa col-

lection fut installée et ouverte au public en 18922.

En 1891, un archéologue de passage à Athènes, dont

j'ai le regret d'avoir oublié le nom, obtint la permissionde photographier un certain nombre des figurines de la

collection Misthos et m'en adressa des épreuves à titre

confidentiel, désirant que le nom de Misthos ne fût pas

prononcé. Dans la séance du 17 avril 1891, je fus admis

à présenter à l'Académie des Inscriptions quelques-unesde ces photographies; je déclarai que les originaux pro-

venaient de Myrina, mais ne donnai pas d'informations

touchant leur possesseur 3. Le but de ma communica-

1. [Rev. archéol, 1903, I, p. 205-212.]2. L'installation de la collection Misthos a été signalée dans le Bul-

letin de Corresp. hellénique, 1893, p. 191 ; cf. mes Chroniques d'Orient,t. II, p. 218. Des spécimens de la collection Misthos ont été publiéspar M. Perdrizet dans les Monuments Piot, t. IV (1897), pi. XVII

(ephedrkmos), pi. XVIII (têtes de Smyrne), Bros et Psyché sur un« éléphant-poney » (p. 212), femme nue (Sapho suivant l'éditeur !)avec volumen (p. 213), Galate (?) de fabrique smyrniote (p. 214).

3. Comptes rendus de l'Acad., 1891, p. 121 ; Rev. archéol, 1891, I,

p. 393 ; Chronique d'Orient, t. II, p. 58.

404 APHRODITE ET EROS

tion était de signaler l'intérêt de deux groupes, celui

que reproduit notre fig. 72 et un autre, encore inédit,

qui représente un adolescent ailé parlant à une jeune

fille, sur l'épaule de laquelle est posé un Ëros enfant.

Il y avait là, comme je le fis observer, une réunion peuordinaire des deux types attri-

bués par l'art grec à Ëros, le

type classique du melléphèbeet le type alexandrin de l'enfant.

Dans le premier groupe, jereconnus naturellement Aphro-

dite, armée d'une sandale, dont

elle châtie ou dont elle menace

Ëros. Ce motif n'était pas ignorédes anciens archéologues ; mais

ils n'en pouvaientciter que deux exem-

plaires, où la déesse

était d'ailleurs seule

figurée. Le premierest une statuette de

bronze découverte à

Chypre, qui appartintautrefois à M. de Palin

à Rome et qui fut

publié par Stackelberg ; on ignore où elle se trouve

aujourd'hui 1. La déesse est debout, toute nue, le bras

gauche abaissé contre le corps, tenant de la main droite

élevée un objet qui ressemble bien à une sandale.

Le second monument est une statue de bronze acquiseà Damas, aujourd'hui au musée de Dorpat en Livo-

nie, qui a été publiée par L. Merklin en 18542.

1. Stackelberg, Graeber der Hellenen, pi. LXXI ; inde Millier-Wiese-ler, Denkmâler, 3e éd., n° 285 b et Répertoire, II, 346, 4.

2. L. Merklin, Aphrodite Nemesis mit der Sandale. Dorpat, 1854 ;Répertoire, t. II, 346, 6.

Fig.' 72. — Aphrodite et Éros. Groupeen terre cuite, provenant de Myrina,au Musée d'Athènes.

APHRODITE ET EROS 405

L'attitude de la déesse est analogue, sauf que le bras

droit est moins élevé et que l'objet qu'il tient —- du

moins sur la gravure de Merklin — ressemble moins à

une sandale. On n'avait pas tardé à rappeler, à ce pro-

pos, le passage de Lucien où Aphrodite dit qu'elle a

frappé Ëros avec sa sandale, en spécifiant la partie du

corps sur laquelle avaient porté ses coups 1. Merklin

prétendit, il est vrai, que c'était là une invention du sati-

rique, qu'il s'agissait, en réalité, de Némésis, dans les

mains de laquelle une sandale était le symbole du pied,c'est-à-dire de la mesure (!) ; mais Blùmner et Frie-

derichs lui objectèrent avec raison qu'une conceptionsi profonde aurait revêtu une forme plus solennelle 2;

Hubner et Bernoulli se rangèrent à l'opinion de Friede-

richs 3.

En 1859, Ch. Lenormant avait signalé en passant, et

sans expliquer ce qu'il entendait par là, l'importance

symbolique de la sandale dans la main de Vénus : « On

ne saurait laisser passer sans remarque (il s'agit d'un

vase peint) la chaussure enveloppant tout le pied que

porte ici Vénus. La chaussure de cette déesse est célèbre

dans les traditions de l'Orient. Parmi les types variés

qu'offrent les Vénus nues en bronze, découvertes depuis

quelques années à Tortose de la Syrie, et envoyées suc-

cessivement en France, où elles ont fait l'intérêt domi-

nant de plusieurs ventes d'antiquités, on remarque la

figure qui tient une sandale dans une de ses mains;

on en voit un bel exemplaire dans la collection de

M. le vicomte de Janzé. Sur la chaussure de Vénus,

voir les mythographes, surtout Hygin, Poet. Astron.,

1. Lucien, Dial. Deor., XI : "IIÔT)SExal irXï]iùç <XÛTÛÈVSTEIV<XÈÇtàçTruyàçTÛ cravoâXco.

2. Bliimner. Arch. Stud. zu Lukian, p. 71 ; Friederichs, Berlin santike Bildwerke, t. II, p. 393, n° 1843.

3. E. Hubner, Archàol. Zeit., 1870, p. 92, pi. 38 ; Bernoulli, Aphro-dite, p. 352.

406 APHRODITE ET EROS

I, 161 ». A la suite de Ch. Lenormant, Bachofen 2 et

Fr. Lenormant 3exprimèrent l'avis que la sandale tenue

par Aphrodite exprimait quelque idée du symbolismeoriental. Wieseler n'a pas cru inutile de discuter cela.

Il convient que les deux seules figures à lui connues

d'Aphrodite à la sandale proviennent l'une et l'autre

de l'Orient hellénisé et qu'il en est de même des sta-

tuettes inédites signalées par Ch. Lenormant. Toutefois,

ajoute-t-il, cette circonstance n'oblige nullement à

chercher dans le symbolisme oriental une explicationde la sandale. Dans la statuette de Dorpat, la sandale

qu'élève la déesse est bien la sienne, parce qu'elle a

exactement la dimension de son pied 4. — Se trouverait-

il aujourd'hui un archéologue pour discuter sérieuse-

ment ces rêveries?

A côté de ces deux ou trois figures d'Aphrodite à la

sandale, on en connaissait quelques autres où la déesse

nue, dans la même attitude, tient de la main droite un

objet assez indistinct, qui ressemble à une grosse ban-

delette repliée. Hubner en publia une, découverte à

Alexandrie, en 18705 et exprima l'opinion qu'elle repré-sentait Aphrodite menaçant Ëros ou Mars avec une

couronne ou une bandelette qu'elle emploie comme

lanière, motif de genre décrit dans le petit poème de

Reposianus6 :

Verbera saepe dolens mentila est dulcia serto.

1. Lenormant et de Witte, Elite des monuments cêramographiques,t. IV, p. 109-110, texte et note.

2. Bachofen, Die Sage von Tanaquil, p. 57 (cité par Wieseler, textedes Denkmdler, p. 429). Je n'ai pas vérifié le passage.

3. Fr. Lenormant, Gazette archéol., 1877 (III), p. 148.4. Wieseler, op. laud., p. 430.5. Archâol. Zeitung, 1870, pi. 38 ; Friederichs-Wolters, Gipsabgilsse,

n° 1740 ; Répertoire, t. II, p. 346, 1. On trouvera, sur la même page,quatre figurines analogues.

6. Reposianus, De concubitu Marlis et Veneris, v. 80 (Riese, Anthol.

Lat., p. 253).

APHRODITE ET Él'.OS 407

Stephani, qui avait le génie de la ce lùradiction, ne

voulut point entendre une explication aussi simple1 :

« Il m'a toujours semblé plus vraisemblable que les

auteurs des deux statuettes de bronze, représentai;';une femme nue menaçant avec i:nc sandale, ont son^éà Omphale et non, comme on l'a généralement suppo ;è,à Aphrodite. Car, évidemment, aux yeux des anciens,littérateurs et artistes, cette action était caractéristique

d'Omphale 2, alors qu'elle n'est indiquée pour Aphrodite

qu'une fois, et cela par allusion au châtiment ordinaire

infligé par les mères à leurs enfants 3. Les nombreux

monuments qui représentent Aphrodite corrigeant son

fils offrent toujours des motifs tout différents 4.

La nudité complète d'Omphale n'a rien qui répugneà son caractère mythologique ; la peau de lion et la

massue sont ici suffisamment remplacés, comme attri-

buts caractéristiques, par la sandale. D'après cela il

faudra aussi rectifier l'interprétation de deux autres

statuettes de bronze 5 où la sandale est remplacée parun autre attribut encore inexpliqué, probablement une

ûiro6u[xîç, qui ne conviendrait pas moins à Omphale. »

Ce qui suffit à ruiner l'hypothèse de Stephani, c'est

que nous ne connaissons pas un seul exemple de cette

prétendue Omphale nue, frappant Hercule, qui soit

1. Stephani, Compte rendu pour 1870-1871, p. 193.2. Lucien, Dial. Deor., XIII, 2 : i:a.td|ievoç ÛTTÔTTJ<;'OpicpàXrjÇXP'J<TÇ>

cavSâXco. —• Lucien, Quom. conscr. sit hist., 10 : TOxiôpiEvovvizb -rijç'0[icpâXT]çTQ <7av5aXik>,— Térence, Eunuch., V, 8, 2 : Hercules servivit

Omphalae Utinam tibi commitigari videam sandalio caput. Il ya peut-être une allusion à Omphale dans YAnthol. Palat., X, 55,5 : el 8', où cravSaXiip, tp/jç, T'J-iïTojJiat,etc. (résumé de la note de

Stephani).3. Sur cet usage, Jahn, ad Pers., V, 169 et Sâchs. Sitzungsber.,

1855, p. 224. Stephani ne connaissait qu'un exemple figuré, Vasens.der Ermit., n° 875.

4. Annali dell' Instit., t. XXXVIII, p. 90 et Bull., 1871, p. 181.5. Hertz, Catal. of the collection of antiq., p. 130, pi. 2 ; Arch.

Zeit., 1870, p. 92, pi. XXXVIII.

408 APHRODITE ET EROS

désignée comme Omphale par la massue et la peau du

lion ; dire que la sandale tient lieu de ces attributs et

suffit à faire connaître la maîtresse d'Hercule, c'est

proprement se moquer.En 1894, publiant le Catalogue raisonné des Bronzes

du Musée de Saint-Germain, j'ai décrit sous le n° 45

un bronze analogue à celui d'Alexandrie et j'ai répété,à ce propos, les observations de Hubner, que je continue

à croire judicieuses. Je n'ai pas manqué d'alléguer le

groupe inédit de Myrina à l'appui de l'interprétationadmise par ce savant 1.

M. de Ridder m'a donné tort. Il a fait connaître, en

1900, une statuette en bronze découverte à Athènes, qui

représente Aphrodite nue tenant une sandale à pointefourchue de la main droite levée 2. Il connaissait le

groupe Misthos et la mention que j'en avais faite en

1891 ; mais il n'admettait pas que l'Aphrodite debout

tenant une sandale ou une bandelette élevée pût être

considérée comme faisant un geste de menace. « Il

n'y a rien à tirer, écrit-il, du témoignage tardif de

Reposianus cité par Hubner. » A quoi j'objecterai quece témoignage ne vaut pas moins pour être tardif et

que, d'ailleurs il n'est pas isolé, car on lit dans la

VP Jdylle d'Ausone (v. 88) :

... roseo Venus aurea sertoMaerentem puisât puerum...

Remarquons que pulsare est sans doute l'expressionconsacrée dans le vocabulaire des corrections fami-

lières, car là où Ausone dit serto... puisât, on lit dans

Juvénal solea pulsare notes, et le complément direct de

pulsare, dans ce dernier passage, rappelle le texte de

Lucien : i^yà; aOTôièvéïeiva èç xàç -royàç T<J>travSaJ.w.

1. S. Reinach, Bronzes figurés, p. 62.2. Bulletin de corresp. hellénique, 1900, p. 17.

APHRODITE ET ÉROS 409

Hic magicos adfert cantus, hic Thessala vendit

Philtra, quibus valeat mentem vexare maritiEt solea pulsare nates 1.

« L'Aphrodite Misthos, écrit M. de Ridder, est, à la

différence de notre bronze et de ses répliques, à demi

accroupie vers le sol, et il fallait qu'elle le fût pouratteindre le petit Ëros qui disparaît presque devant

elle. » Assurément; mais il y a une différence entre

l'action de frapper un petit Ëros et celle de menacer un

homme, par exemple Ares, comme dans le passage de

Reposianus. A ma grande surprise, M. de Ridder sembla

d'abord se rallier à l'explication de Stephani : « Trois

textes caractéristiques, dont deux précisément du même

Lucien, parlent de la sandale d'or dont Omphale aurait

frappé Héraclès. La légende paraît bien établie et une

représentation connue devait en avoir consacré le

motif. La sandale, dans l'esprit du décorateur alexan-

drin, serait un signe de la sujétion dans laquelle la reine

lydienne tenait son captif. C'est, à n'en pas douter, le

sens de nos figurines. » Mais M. de Ridder a senti qu'ilallait trop loin et il a atténué son explication d'une

manière plus ingénieuse que convaincante : « Non

qu'elles représentent Omphale elle-même; la figure est

bien Aphrodite, mais, par la sandale qu'elle brandit,la déesse menace qui voudrait se révolter contre elle ;elle le traiterait comme Omphale traitait Héraclès et le

punirait comme un enfant rebelle. Le symbole est

d'autant plus clair que le châtiment par la sandale a

parfois, à n'en pas douter, un sens erotique. » Enfin,

M. de Ridder suppose que la statuette athénienne faisait

peut-être, du bras droit qui manque, le geste de la Vénus

pudique : « Aphrodite, surprise, se voilerait d'une main

et de l'autre menacerait les indiscrets. »

1. Juvénal, VI, 612. On pourrait citer ces vers de Juvénal commeune allusion à l'humiliation d'Hercule par Omphale.

410 APHRODITE ET EROS

Il y a, je crois, quelque invraisemblance dans cette

solution éclectique. D'abord, les répliques de l'Aphro-dite au bras levé ne la montrent jamais dans l'attitude

pudique ; puis, une fois que M. de Ridder admet que la

déesse fait un geste de menace, après avoir d'abord

semblé dire le contraire, que peut-il trouver à blâmer

dans l'opinion fondée sur le vers de Reposianus, d'après

laquelle la déesse, armée de sa sandale ou d'une bande-

lette repliée, menacerait Mars ou Ëros? On peut bien

menacer un enfant d'une baguette sans se courber

pour se mettre à son niveau ; il sera temps de s'incliner

ainsi quand on passera de la menace à l'exécution 1.

Ce qui précède suffit à établir que le groupe Misthos

n'a pas seulement une valeur artistique, mais qu'il peutservir à autoriser l'interprétation, contestée par Merklin

et Stephani, d'une petite série de figurines analogues au

repos.Le fait que le petit Ëros appartenait au groupe n'est

pas absolument démontré ; toutefois, il me semble

bien difficile de ne pas l'admettre, car il faudrait, dans

le cas contraire, que Misthos ou son fournisseur eût

découvert ailleurs un petit Ëros, dans une attitude

suppliante, qui pût être groupé avec l'Aphrodite de

manière à expliquer le geste de celle-ci. Voici, d'ailleurs,ce qu'écrit à ce sujet M. de Ridder, qui a sur moi

l'avantage d'avoir examiné l'original : « On voit, sur

une même base, la déesse levant la sandale et un petitËros se blottissant par peur du châtiment. Si, comme il

est possible, les deux figures appartiennent au même

ensemble, on ne peut guère les expliquer autrement quene l'a fait M. Reinach 2 ».

1. M. de Ridder renonce à s'occuper de la statuette de Damas (àDorpat), parce que « la description de Schwabe ne peut suffire à uneétude. » Il oublie que j'ai publié cette figurine décrite par Schwabe,Répertoire, t. II, 346, 6.

2. Bull, de corresp. hellénique, 1900, p. 21.

APHRODITE ET EROS 411

M. Cavvadias m'a fait l'amitié de m'envoyer un mou-

lage peint—

déposé au musée de Saint-Germain —

de la main de la déesse tenant la sandale. La sandale est

légèrement fourchue à l'extrémité et assez épaisse ;

un coup asséné avec cette chaussure ne devait avoir

rien de commun avec une caresse maternelle.

XXI

L'EX-VOTO D'ATTALE

ET LE SCULPTEUR ÉPIGONOS 1

M. A. Michaelis vient de publier, dans l'Annuaire de

l'Institut archéologique allemand, un travail du plus

grand intérêt sur une série de statues qui présente une

importance considérable non seulement pour l'histoire

de l'art, mais pour notre histoire nationale 2 : il s'agit,en effet, des plus anciennes représentations de guerriers

gaulois par l'art hellénique, dans la dernière partie du

111e siècle et au début du 11e siècle avant notre ère.

On sait que les Galates, ayant envahi l'Asie Mineure

en 278 comme mercenaires d'un prince bithynien, yexercèrent pendant quarante ans d'horribles ravages.Deux rois de Pergame, Attale Ier (241-197) et Eumène II

(197-159), finirent par les refouler dans une province

qui s'appela désormais la Galatie. En mémoire de ces

succès, les vainqueurs dédièrent en divers lieux des

groupes de statues. On admet, depuis un travail de

H. Brunn, publié en 18703, que nous possédons des

répliques partielles de deux de ces groupes, à savoir :

1° D'un groupe, ou plutôt d'une série de groupes,

1. [Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions au mois de décembre1893 et publié dans la Revue des Études grecques, 1894, p. 37-44.]

2. Michaelis, Jahrbuch des Instituts, 1893, p. 119 et suiv.3. Brunn, Annali dell' Instituto, 1870, p. 292.

L'EX-VOTO D'ATTALE ET EPIGONOS 413

dédiés sur l'Acropole d'Athènes et mentionnés par

Pausanias, il nous reste des Gaulois morts ou combat-

tants, des Amazones, des Géants et des Perses, décou-

verts à Rome au début du xvie siècle. L'oeuvre originale

comprenait quatre rangées de petites figures, se rap-

portant aux luttes des dieux contre les Géants, des

Athéniens contre les Amazones, des Athéniens contre

les Perses, des Grecs d'Asie contre les Gaulois. Comme

on n'a pas trouvé de statues qui puissent être considé-

rées comme celles des vainqueurs, il est probable queles vaincus seuls étaient représentés ;

2° D'un ensemble de grandes statues disposées en

fronton, sans doute sur l'Acropole de Pergame, il nous

reste le prétendu Gladiateur mourant du Capitole, quiest un Gaulois, et le prétendu groupe d'Arria et Paetus

(villa Ludovisi), où Raoul Rochette a déjà reconnu, en

1830, un Galate se tuant lui-même après avoir tué sa

femme. Les vainqueurs font également défaut.

Dans un travail publié en 1889, sous le titre : Les

Gaulois dans l'art antique 1, nous avons essayé de réunir

toutes les informations que l'on possédait à ce sujet et

nous avons décrit un certain nombre de sculptures et

de reliefs qui dérivent, directement ou indirectement,des ex-voto commandés par les rois de Pergame.

L'étude de M. Michaelis ajoute des renseignementsnouveaux à ceux qu'il nous a été donné de mettre en

oeuvre; mais nous ne pouvons pas admettre toutes les

conclusions qu'il en a tirées et croyons pouvoir, sur un

point essentiel, en proposer une différente.

Touchant la découverte des répliques à Rome, en

1514, nous possédons deux témoignages, l'un de FilippoStrozzi (publié par Gaye) 2, l'autre du lyonnais Claude

i. Paris, Leroux (extrait de la Revue archéol.), 76 pages, avec 29

vignettes et 2 planches hors-texte.2. Gaye, Carteggio, II, p. 139. M. Miinlz a rappelé l'attention sur

ce texte dans la Revue archéologique de 1882 (t. I, p. 35).

414 L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS

Bellièvre (publié par M. Bormann) 1. Les statues, quel'on prit d'abord pour celle des Horaces et des Curiaces,furent exhumées dans la cave d'un couvent de femmes

dont l'identité n'a pas encore été établie. Ce couvent

paraît avoir été placé sous la protection d'Alfonsina

Orsini, veuve de Piero de' Medici, mort en 1503. Bel-

lièvre vit six statues chez Alfonsina ; une septièmeavait été transportée au Vatican (ad papam vecta erat) 2.

Toutes étaient viriles, sauf une seule, où Bellièvre

reconnaît la soeur des Horaces, étendue morte avec une

blessure au-dessus du sein droit, tandis qu'un enfant

est suspendu à sa mamelle desséchée 3. J'écrivais à ce

sujet en 1889 : « Klûgmann avait pensé que c'était

l'Amazone de Naples, auprès de laquelle un restaura-

teur de la Renaissance aurait placé un enfant. Cette

hypothèse, évidemment inadmissible, a été repousséeavec raison par M. Mayer; d'après lui, il s'agirait d'un

groupe analogue à celui qui est figuré sur le registre

supérieur du sarcophage Ammendola. Pline signale un

groupe semblable dû au sculpteur Epigonos 4; ailleurs

encore, le même écrivain parle d'un tableau d'Aristide

de Thèbes, représentant la prise d'une ville, où l'on voit

une mère blessée et mourante et un enfant qui se traîne

en ranrpant vers le sein maternel. De pareils motifs ne

1. L'historique que nous résumons est aujourd'hui bien connu ;M. Mùntz en a fait un exposé détaillé, qui est encore inédit, dans uneséance de l'Académie des Inscriptions (juillet 1893). On trouverales références dans l'article cité de M. Michaelis.

2. J'ai eu tort de révoquer en doute l'identité de cette statue aveccelle qu'a signalée Aldrovandi (la statua di un Curiatio bellissima) ;mais je continue à ne pas considérer comme certain qu'il s'agissedu Perse combattant aujourd'hui au Vatican.

3. Horatiorum soror, forma décora, confossa paulo super mamillam

dextram, quam prostratam infantulus suus arida sugens ubera amplec-titur.

4. Pline, XXXIV, 88 : Epigonus omnia fere praedicla imilatus

praecessit in lubicine et matri interfectae infante miserabiliter blan-dientc.

L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS 415

se prêtaient pas moins à la statuaire qu'à la peinture;les artistes de l'ex-voto d'Attale devaient naturel-

lement être amenés à les reproduire. Malheureusement,le groupe vu par Bellièvre a disparu ; mais il n'est pasdéraisonnable d'espérer qu'on puisse le retrouver

quelque jour. »

En 1550, Aldrovandi décrivait le même groupe, ajou-tant que l'enfant n'avait ni tête ni bras. A partir de ce

moment, on en perd la trace.

Le palais Madama, résidence d'Alphonsina Orsini,

passa après elle à Marguerite d'Autriche, fille de Charles-

Quint, qui épousa en 1538 Octave Farnèse. Vers 1540,

des artistes bâlois, visitant Rome, exécutèrent, d'aprèsles statues antiques qu'on y conservait, une série de

dessins à la plume qui sont aujourd'hui à la bibliothèquede Bâle. M. Michaelis a eu le bonheur d'y découvrir

un croquis représentant une femme étendue sur le sol,dans le costume d'une Amazone, avec un enfant mutilé

qui semble lui prendre le sein 1. Or, l'Amazone est exac-

tement conforme à celle qui, de la collection Farnèse,a passé en 1796 au musée de Naples et que l'on a rap-

portée depuis longtemps à l'ex-voto d'Attale. Donc,c'est un restaurateur du xvie siècle qui, trouvant le

fragment de putto d'un effet désagréable, en a fait dis-

paraître les restes. Cette conclusion a été vérifiée à

Naples même, en présence de l'original, par un jeune

archéologue, M. B. Sauer, qui a clairement reconnu les

traces de la petite figure enlevée par le trop zélé pra-ticien.

Ainsi, le groupe supposé perdu est retrouvé; mais ici

se présente une difficulté très grave. Nous possédons des

centaines d'images d'Amazones, en ronde bosse, en

relief, en peinture : aucune n'est accompagnée d'un

enfant. Ces guerrières de la fable n'étaient pas des

1. Ce croquis est reproduit dans le Jahrbuch, 1893, p. 122.

416 L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS

vierges, mais l'art a toujours omis de faire allusion à

leur maternité. Faut-il admettre, avec M. Michaelis,

que l'artiste, travaillant pour Attale, un prince d'Asie,ait pu figurer une Amazone avec son enfant, ce quen'aurait jamais fait un artiste attique? Il est bien diffi-

cile de se ranger à cette opinion. La tradition asiatique

rapporte que les Amazones ne laissaient vivre que leurs

filles ; or, ceux qui ont vu l'enfant du groupe Farnèse

(le dessin de Bâle ne nous renseigne pas à cet égard)l'ont qualifié d'infantulus, putto, ce qui semble bien

indiquer qu'ils l'ont considéré comme de sexe mâle.

M. Mayer s'est déjà demandé si la prétendue Amazone

de Naples ne serait pas une Gauloise ; on sait, en effet,

que chez les Gaulois et les Germains les femmes accom-

pagnaient souvent leurs maris à la bataille. Mais le

costume d'Amazone que porte la statue rend cette

explication très précaire : la femme gauloise, dans le

groupe dit d'Arria et Paetus, les femmes gauloises figu-rées sur le sarcophage Ammendola, portent de longsvêtements ou des pantalons collants qui n'ont rien de

•commun avec la tunica succincta des Amazones. Tout

ce qu'on peut admettre, c'est que l'artiste, figurant la

•défaite des Amazones, comme il figurait celle des

Perses et des Géants, par allusion à celle des Gaulois,

ait prêté à une Amazone le nourrisson d'une Gauloise,

usant d'une licence que des spectateurs grecs pouvaient

comprendre et qu'ils avaient même certains motifs

d'excuser. Nous verrons plus loin comment cette licence

se justifie par une considération qui a échappé à

M. Michaelis et qui nous paraît seule de nature à tran-

cher la difficulté.

Découvert en 1514, ce groupe, quoique mutilé, devait

frapper par le pathétique du sujet. Il me semble en

reconnaître l'influence dans une gravure de Marc-

Antoine, exécutée vers la même époque d'après un des-

sin de Raphaël. C'est la célèbre composition appelée

L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS 417

Il Morbetto (la peste de Phrygie) 1. Sur la gauche, on

aperçoit une femme morte, dont un enfant saisit la

mamelle pendant qu'un homme fait effort pour l'en

écarter. Je croirais volontiers qu'il n'y a pas là une

simple rencontre et qu'il faut ajouter cet exemple à

ceux que l'on a déjà cités des emprunts libres faits par

Raphaël à l'antique pendant les dernières années de

sa vie 2.

Deux autres Amazones combattant nous sont con-

nues par un dessin de Heemskerck que M. Michaelis a

publié 3. Ce sont des fragments très dégradés; dans

l'un, on aperçoit le pied d'une figure virile, qui paraîtmarcher à côté de l'Amazone. M. Michaelis est disposéà croire que ces figures ont fait partie d'une des répliquesde l'ex-voto d'Attale; mais alors il faudrait admettre

que certaines des figures qui le composaient étaient

étroitement groupées. Si cette hypothèse est recevable,on doit reconnaître ici une imitation du groupe d'Arria

et Paetus et non pas, comme l'a pensé M. Michaelis, le

combat d'une Amazone avec un Grec. Cette considéra-

tion est importante pour la suite de notre étude, mais

nous ne pouvons y insister pour le moment.

Il a déjà été question d'un témoignage de Pline, quiattribue au sculpteur Ëpigonos une statue en bronze

présentant le même motif que l'Amazone de Naples,matri interfectae infans miserabiliter blandiens. Cinq

signatures de cet Ëpigonos, sur des bases de statues,

ont été découvertes à Pergame, au cours des fouilles

que le gouvernement allemand y a pratiquées. Plu-

sieurs de ces bases ont dû supporter des compositions

importantes, exécutées entre 265 et 230 avant J.-C.

1. Mùntz, Raphaël, 2e éd., gravure à la p. 610.2. Je ne dis pas que Raphaël, dans le Morbetto, ait imité l'Amazone

avec l'enfant, mais je pense qu'il a traité, à sa manière, le motif

pathétique que la découverte de cette statue lui révélait.3. Jahrbuch, 1893, p. 126.

S. REINACH 27

418 L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS

Or, il est singulier que Pline ne mentionne pas Ëpigo-nos parmi les artistes qui célébrèrent les victoires

d'Attale et d'Eumène sur les Galates : il nomme Isigo-

nos, Phyromachos, Stratonicos et Antigonos. Le nom

d'Isigonos est suspect, parce qu'il n'existe, à son sujet,aucun autre témoignage : M. Michaelis a donc certaine-

ment vu juste lorsqu'il a remplacé ce nom, dans le

texte de Pline, par celui d'Epigonos.

Déjà Urlichs, que j'ai suivi dans mon étude de 1889,

avait émis l'hypothèse que le prétendu Gladiateur du

Gapitole et le groupe Ludovisi étaient des copies de

statues en bronze faites par Épigonos. Pline cite, en effet,

parmi les oeuvres de cet artiste, un tubicen, c'est-à-dire

un sonneur de trompe (tubicen, dans Pline, est une

traduction par à peu près du grec kéraulès ou kérataulès):

or, sur la base du prétendu Gladiateur, figure précisé-ment un instrument de ce genre ; l'hypothèse est donc

plus que vraisemblable.

M. Michaelis est allé plus loin. Au lieu d'admettre,

comme on le faisait jusqu'à présent, que les groupesdédiés sur l'Acropole d'Athènes, composés de figures

plus petites, soient postérieurs à la grande compositionde Pergame, il croit y reconnaître également la main

d'Epigonos, à cause du groupe de l'Amazone avec son

enfant qui correspond à la description de Pline. Ici

encore, il nous est impossible de le suivre et nous

croyons avoir pour cela de bonnes raisons.

Même dans les copies de marbre qui nous en restent —

copies exécutées, d'ailleurs, en marbre de Fourni et

probablement dans un atelier d'Asie Mineure — le

Gladiateur du Capitole et les figures du groupe Ludo-

visi trahissent non seulement la même inspiration,mais une exécution identique. Les deux Gaulois portentune forte moustache; le reste de leur visage est rasé.

Le bouclier du prétendu Gladiateur offre exactement la

même décoration que celui du prétendu Paetus. En

L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS 419

revanche, les statues du second groupe, apparentéesentre elles, différent, par le style plus sec comme parles détails, des grandes figures d'Epigonos. Trois des

Gaulois sont imberbes, sans moustache; le quatrième,celui de Venise, est barbu. Le bouclier conservé dans la

figure du Louvre ne présente pas les ornements carac-

téristiques des boucliers du Gladiateur et du Paetus.

Enfin, la forme des têtes n'est pas la même dans les

deux grandes statues et dans les petites : la saillie si

accusée de la mâchoire inférieure est très atténuée

dans les figures du groupe athénien. En second lieu,

je ne crois pas que l'original de l'Amazone de Naplesavec son enfant, oeuvre, à tout prendre, de second ordre,ait jamais pu exciter l'admiration des anciens au pointd'être mentionné par l'auteur grec que suivait Pline

comme un titre de gloire d'un sculpteur célèbre. Il

me semble, au contraire, fort simple d'admettre l'hypo-thèse suivante, fondée sur le texte même de Pline :

Epigonus praecessit1 in tubicine et matri interfectae

infante miserabiliter blandiente. Si le tubicen a fait partied'un groupe relatif aux victoires d'Attale, n'est-il pasvraisemblable que la mater interfecta y aura également

appartenu? Or, depuis Otfried Mùller, on admet que la

composition due à Ëpigonos présentait, comme celle

du groupe des Niobides, la forme pyramidale, l'aspectd'un fronton. Au centre devait se trouver la scène du

suicide, c'est-à-dire le groupe Ludovisi; un roi galatese perçant de son poignard paraît également au centre

de la bataille qui occupe la face principale du sarco-

phage Ammendola, et j'ai démontré en 1889 que le

Gaulois barbu de Venise, restauré à tort comme se

défendant contre un cavalier, était représenté au mo-

ment où il se donnait la mort. Cela posé, l'extrémité

droite du fronton —par rapport au spectateur— devait

1. Dans le grec, il y avait probablement r^ic-teve, « a excellé. »

420 L'EX-VOTO D'ATTALE ET ÉPIGONOS

être occupée par le Gaulois mourant du Capitole. N'est-il

pas tentant de restituer à gauche, comme pendant à

cette figure de tubicen, la mater interfecta mentionnée

par Pline à côté de cette dernière statue? Nous admet-

tons donc que, dans la grande composition de Pergame,

Ëpigonos avait figuré une Gauloise mourante ou morte

avec son enfant auprès d'elle, cherchant à lui prendre le

sein ou à la caresser. Ce dernier type une fois introduit

dans le « cycle des sculptures galatiques », consacré parle suffrage des connaisseurs, fut imité par l'auteur —-

très inférieur à Ëpigonos— du groupe d'Athènes. Cela

seul peut expliquer, du même coup, l'espèce de « conta-

mination » dont l'Amazone de Naples offrait la trace

dans son état primitif. Le groupe d'Athènes ne faisait

aucune place aux femmes gauloises, qu'il remplaçait pardes Amazones : un artiste eut l'idée d'assimiler une des

Amazones à une Gauloise, en tirant parti d'un motif

touchant et déjà populaire inventé par son prédéces-seur. Nous sommes certain que ses emprunts à Ëpigo-nos ne se bornèrent pas à cela, puisque le Gaulois de

Naples est une imitation, d'ailleurs assez médiocre, du

Gaulois mourant d'Epigonos. On a vu plus haut que le

groupe central, YArria et Paetus, avait peut-être été

imité aussi à Athènes. Nous croyons donc avoir retrouvé

le motif de la statue qui, dans le groupe pergaménien,faisait pendant au Gaulois du Capitole et qu'ainsile dessin de l'Anonyme de Bâle nous permet de jeter

quelque lumière sur l'oeuvre du premier sculpteur grec

qui ait représenté des Gaulois.

XXII

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

Découverts à Bulla-Regia (Hammam Darradji)1

I

« On a fait un livre sur les coiffures des dames

romaines ; les matériaux ne manqueraient pas pouren écrire un sur les miroirs. » En s'exprimant ainsi,dans un mémoire publié en 18722, M. de Witte paraissaitformer un souhait qui n'a pas encore été réalisé à l'heure

actuelle. Les matériaux ont continué à s'accumuler ;au vaste trésor des miroirs étrusques, qui avaient fait

l'objet de la volumineuse publication de Gerhard 3,sont venus s'ajouter un grand nombre de miroirs grecs,

parmi lesquels il y a des chefs-d'oeuvre de la période la

plus florissante de l'art 4; cependant la science regretteencore le manque d'un travail d'ensemble' qui embras-

serait ce sujet dans toute son étendue, qui chercherait

des éclaircissements non seulement dans les textes

1. [Collections du Musée Alaoui, 4e livraison, 1890].2. J. de Witte, Les Miroirs chez les Anciens, Bruxelles, 1872 (27

pages), extrait des Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique,t. XXVIII 2e série, t. VIII, p. 6 et suivantes.

3. E. Gerhard, Étruskische Spiegel, Berlin, 1843-1867, 4 vol. avec443 pi. L'ouvrage est continué par Klùgmann et Kôrte, 1884 et suiv.

4. Mylônas, 'EXXijvixàxâTonTpa, Athènes, 1876, et surtout Dumont-

Pottier, Céramiques de la Grèce propre, t. II, p. 175 et suiv., où setrouve un catalogue complet, accompagné de références, des miroirshistoriés découverts jusqu'à ce jour en pays grecs.

422 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

anciens et dans l'étude des miroirs eux-mêmes, mais

dans les nombreuses représentations de miroirs conser-

vées, par les vases peints, les pierres gravées, les terres

cuites et les monuments divers de la sculpture.Celui qui aborderait aujourd'hui un pareil travail

ne devrait pas borner ses recherches à la Grèce et à

PËtrurie ; les nécropoles de l'Afrique romaine vien-

draient aussi lui fournir leur contingent.

Jusqu'à présent, les miroirs d'époque romaine décou-

verts en dehors de l'Italie et de la Grèce ont été fort

négligés des archéologues. La raison en est simple :

c'est que la plupart ne présentent pas de décoration. Ce

sont, en général, des plaques circulaires du genre de

celles que Caylus avait acquises à Arles et qu'il décrivit,en 1759, dans le troisième volume de son Recueil

d'Antiquités 1. « On m'a envoyé d'Arles trois miroirs à

l'usage des Romains et tous très bien conservés. Le

plus grand est d'une forme absolument circulaire :

il est inutile de le dessiner, il est renfermé dans une

boîte de forme pareille et de même matière... On peut

regarder les deux autres miroirs comme pareils : ils le

sont pour le diamètre, on voit seulement quelques diffé-

rences dans les cercles dont ils sont ornés ; l'un et l'autre

sont parfaitement ronds et très bien conservés; la

matière dont ils sont composés et l'étamage qui leur

procure la réflexion sont travaillés avec soin. » L'année

suivante, le 28 janvier 1760, Caylus écrivait à Paciaudi 2 :

« Je vous dirai sur le miroir que vous m'annoncez que

je serai charmé de le comparer aux trois que j'ai déjàentiers et très conservés ; je les ai eus d'Arles, où ils

ont été trouvés l'année passée. J'en ai rapporté un dans

le troisième volume... Il a son pareil exactement, et

l'autre que j'ai eu depuis est considérablement plus

i. Caylus, Recueil, t. III, pi. LXXXIX, p. 331.2. Correspondance inédite du comte de Caylus, publiée par Ch. Ni-

sard, t. I, p. 135.

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 423

grand et s'est trouvé avec sa boîte ou son étui, tel qu'ilétait autrefois 1. »

On le voit, le savant amateur ne songeait pas encore à

des miroirs gravés ou ornés de reliefs, et l'intérêt qu'iltrouvait aux modestes monuments entrés dans sa

collection surprend aujourd'hui les archéologues, plusdifficiles à contenter que Caylus.

Ce sont les nécropoles de l'Ëtrurie qui fournirent les

premiers spécimens de miroirs historiés, souvent accom-

pagnés d'inscriptions en caractères étrusques qui dési-

gnent les personnages par leurs noms. Le nombre de

ces miroirs s'est tellement accru, depuis le commen-

cement du xixe siècle, qu'on en comptait, il y a une

vingtaine d'années, plus de mille ; il n'est guère de

collection publique ou privée qui n'en possède quelques-

uns. La fabrication des miroirs gravés, particulière-

ment active en Ëtrurie, où elle était arrivée de Grèce,

Tayonna de là dans les régions voisines, notamment dans

le Latium ; plusieurs miroirs découverts à Préneste

portent, en effet, des inscriptions en langue latine 2.

Cependant, à l'époque romaine, les miroirs gravés ou

ornés de reliefs deviennent rares 3; les premiers surtout

disparaissent presque complètement, et Gerhard n'a

pu citer qu'un seul miroir gravé, représentant un

aurige, comme provenant d'un tombeau romain 4.

En ce qui concerne les reliefs, notre pénurie est peut-

être plus apparente que réelle ; les musées contiennent

sans doute, sous le nom de phalères, de patères, d'ap-

pliques, etc., de nombreux objets où une étude plus

attentive reconnaîtrait des décorations de miroirs. Que

1. Sur une boîte de miroir trouvée en Angleterre, voir la notice de

Gage dans YArchaeologia, vol. XXVII (1838), p. 360 et pi. xxv.2. Fernique, Étude sur Préneste, p. 162 ; J. de Witte, mém. cit.,

p. 14 ; Jordan, Kritische Beitrâge, p. 3.3. Friederichs, Kleinere Kunst und Industrie, p. 85 ; Gerhard,

\Elrusk. Spiegel, t. I, p. 8.4. Gerhard, op. laud., pi. 409.

424 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

la coutume d'orner les miroirs de reliefs ne se soit pas

perdue sous l'Empire romain, c'est ce qu'atteste, indé-

pendamment des spécimens qui font l'objet de la pré-sente étude, une curieuse notice récemment publiée

par M. Froehner : ce savant a appelé l'attention sur

une série de dix-huit miroirs de poche dont le revers

présente, en guise d'applique, une grande monnaie

en bronze de Néron 1.

Il semble bien qu'à l'époque romaine la matière dont

étaient faits les miroirs importait plus aux acheteurs

que leur décoration artistique. Pline nous apprend2

qu'on fabriquait autrefois à Brindes des miroirs d'étain

très estimés, mais que plus tard les miroirs d'argentdevinrent si communs que les servantes mêmes en fai-

saient usage. Quant aux miroirs de verre, qui ont

aujourd'hui fait oublier tous les autres, l'antiquité les

a certainement connus, et Pline 3 les mentionne comme

un produit remarquable des verreries de Sidon 4; mais il

n'en a pas encore été découvert, que nous sachions,un seul spécimen et tout porte à croire qu'ils furent très

peu répandus.Olivier Rayet a proposé pour les miroirs grecs une

division en deux classes 5. Jusqu'au milieu du ve siècle,ce sont des disques de bronze montés sur un pied en

1. Annuaire de la société de numismatique, Paris, 1889, p. 395. Dansson Catalogue des bronzes antiques de la collection Gréau (Paris, 1885,p. 124), M. Froehner décrit ainsi le n° 611 : « Boîte à miroir trouvéeà Avignon. Dans le couvercle est enchâssé l'avers d'un grand bronzede Néron et sur le dessous de la boîte le revers de la même monnaie.A l'intérieur, deux miroirs argentés, d'une conservation parfaite. Lecouvercle d'une boîte semblable a été trouvé à Cologne et publiédans les Bonner Jahrbùcher, t. LXXI, p. 117. On connaît en outreune dizaine de grands bronzes de Néron transformés en miroirs depoche et fabriqués à l'usage des soldats. »

2. Pline, Hist. Nat., XXXIV, 48 (éd. Littré, t. II, p. 455).3. Pline, ibid., XXXVI, 66 (éd. Litre, t. II, p. 531).4. Cf. J: de Witte, Mém. cit., 8; Gerhard, Etrusk. Spieg.. t. I, p. 78,.

note 38.5. 0. Rayet, Monuments de l'art antique, notice de la pi. 22, p. 2-

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 42S

forme d'Aphrodite ; ces miroirs sont de vrais meubles

de table à toilette. Vers le ive siècle, le miroir devient

une plaque ronde sans support ni poignée, dont le

côté poli est souvent argenté et l'autre orné d'une

gravure au trait. Il est enfermé dans une boîte à

charnière 1 dont le couvercle est souvent décoré d'une

applique en relief ; parfois, mais rarement, il y a des

reliefs des deux côtés du couvercle2.A la fin du ivesiècle,

la boîte à couvercle est supprimée; le disque porte du

côté poli une gravure au trait, qui n'empêchait pas le-

visage de la personne de s'y réfléchir, et il est orné, de

l'autre, d'une applique en relief. Les boîtes à charnière-

ne sont pas d'ailleurs les seules : on en trouve qui sont

formées de deux parties qui s'emboîtent, comme les

bonbonnières actuelles, et alors le miroir proprement dit

est une plaque métallique polie ou argentée sur une

face, qui se trouve protégée par la boîte contre la pous-

sière et l'humidité. Il arrive enfin que la face intérieure

du couvercle de la boîte est polie elle-même et fait office

de miroir. Mais, de toute façon, le bas-relief se trouve-

toujours à l'extérieur, tantôt au dos de la plaque qur

réfléchit l'image, tantôt sur la partie apparente de la

boîte fermée.

1. On a pensé, dès l'antiquité,que la boîte à miroir, X09EÏOVcrpoY-fûXov,était mentionnée dans les Nuées d'Aristophane (v. 746), mais cette

expression peut être interprétée autrement (cf. le scholiaste sur ce

passage). Le miroir à charnière est souvent figuré sur les oeuvres d'art,

par exemple sur une boucle d'oreille en or, où il est tenu par un Éros .

(Antiquités du Bosphore cimmêrien, pi. VII, n° 12) et entre les mains

de statuettes en terre cuite (Pottier et Reinach, Nécropole de Myrina,^

p. 325 ; Furtwaengler, Collections Sabourof, pi. 87 ; Cartault,Collection Lecuyer, pi. M). La première boîte à miroir découverte en

Grèce a été publiée par Stackelberg, Graeber des Hellenen, pi. VII,n 08 9 et 10 ; M. Pottier en a énuméré 48 (Céram. de la Grèce propre,t. II, p. 244 et suiv.) Couvercles de provenance italienne : Gerhard,Etrusk. Spieg.,t. I, p. 86, pi. XX, XXI ; J. de Witte, Collection B eu gnot,

p. 131, n° 390. Les miroirs étrusques décorés de reliefs et en forme:

de boîtes sont assez rares (de Witte, mém. cit., p. 16.)2. Dumont-Pottier, Céramique de la Grèce, t. II, p. 243, 244.

426 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

Ces bas-reliefs sont des appliques souvent très minces

et que l'on découvre ordinairement détachées de leur

support. Celles que l'on a recueillies en Afrique sont

toutes travaillées au repoussé dans une pièce de cuivre,

qui paraît avoir été revêtue d'une légère dorure ; on en

connaît d'autres provenances qui ont été coulées dans

des moules.

Tous les miroirs dont l'origine est certaine ont été

trouvés dans des tombeaux. Ce fait doit nous paraîtreassez naturel, puisque le mobilier funéraire est l'image de

celui dont se servaient les vivants : il a cependant assez

surpris les archéologues de l'ancienne école pour donner

lieu à des interprétations singulières. Pendant long-

temps, les antiquaires italiens ont considéré les miroirs

comme des patères servant à des libations; puis ils

leur ont donné le nom de miroirs mystiques, specchimistici. M. de Witte, en 1872, était encore sous l'in-

fluence de ces idées lorsqu'il écrivait 1 : « Le miroir est

nommé parmi les objets symboliques dont on faisait

usage dans les mystères, et on sait que chez les Grecs

comme chez les Romains, le miroir figurait dans les

cérémonies religieuses. » Mais il ajoute avec raison un

peu plus bas : « On aurait tort de considérer les miroirs,conservés dans nos collections, comme des miroirs mys-

tiques, ayant été employés exclusivement au culte des

dieux. » Exclusivement est encore de trop. Un texte

ancien, jusqu'à présent unique, fait allusion à l'usage de

placer des miroirs dans les tombes. Pline, parlant de la

pierre sarcophage d'Assos 2, dit, en effet, d'après Mucien,

qu'elle pétrifie les miroirs, les strigiles, les vêtements et

les chaussures que l'on enterre avec les morts. Le miroir

est un objet de toilette ; le strigile est un instrument

usité dans les palestres, et peut être considéré égale-

1. J. de Witte, mémoire cité, p. 20.2. Pline, Hist. Nat., XXXVI, 132 (éd. Littré, t. II, p. 521).

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 427

ment comme un accessoire de toilette à l'usage des

hommes ; or, miroirs et strigiles sont également fré-

quents dans les tombes. Le texte de Pline, tout laco-

nique qu'il est, suffirait donc à écarter toute interpréta-tion symbolique et à rendre plus qu'invraisemblable

l'hypothèse ainsi formulée par M. Meester de Raves-

tein 1 : « On plaçait probablement (les miroirs) dans les

tombeaux afin de signifier que le défunt laissait dans le

monde son enveloppe mortelle pour se trouver face à

face avec Dieu. » Si les anciens avaient voulu exprimercette idée hautement spiritualiste, il faut croire qu'ilsauraient su le faire moins obscurément.

II

Dans sa première notice sur les nécropoles païennes de

Bulla-Regia, publiée en 18902, M. le Dr Carton énumé-

rait parmi ses trouvailles « quarante miroirs en airain,ronds ou rectangulaires; la plupart sont brisés, mais

quatre d'entre eux possédaient un couvercle en cuivre

doré, en relief, qui présente des sujets fort curieux ».

Trois de ces reliefs ont figuré à l'Exposition du Cente-

naire 3, où ils ont vivement frappé les archéologues,

surpris de trouver dans l'Afrique romaine des objets quin'avaient guère encore été signalés qu'en Italie et dans

le monde hellénique 4. Malheureusement, leur conserva-

tion est défectueuse. Le plus grand et le plus intéres-

sant est tellement détérioré qu'il a été impossible d'en

1. Musée de Ravestein, Liège, 1871, t. I, p. 526.2. Revue archéologique, 1890, I, p. 16-28 ; voir p. 26. Une notice

plus complète, où l'on trouve des dessins au trait des miroirs, a été

publiée par M. Carton dans le Bulletin du Comité, 1890, p. 149-226.3. Exposition du service des antiquités et des arts de la Régence, p. 13.4. La Grèce propre, le Bosphore cimmérien et la côte asiatique ;

ce dernier pays n'a encore fourni qu'une seule boîte de miroir à

reliefs, qui a été découverte à Myrina.

428 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

publier une photogravure*; il a fallu se contenter

d'en reproduire un dessin à la grandeur d'exécution,

qu'on peut comparer avec l'esquisse réduite donnée

dans le Bulletin du Comité 2. A quelques détails près,,ces deux images sont d'accord.

Dans l'explication des sujets de ces reliefs, nous exa-

minerons d'abord les trois qui ont figuré à l'Expositionde 1889, pour passer ensuite à celui dont nous présen-tons ici un dessin (fig. 73).

I. — On distingue encore un homme à demi-nu, couché

«ur un lit qui est surmonté d'une sorte de baldaquin;

1. La colle forte sur laquelle il a été plaqué au moment de la décou-verte en a accéléré la destruction; il n'en subsiste plus que des frag-ments insignifiants.

2. Dr. Carton, Bulletin du Comité, 1890, p. 198, fig. 24.

FIG. 73. — Miroir historié de Bulla-Regia.

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 429

à. ses pieds est une femme assise; de l'autre côté,une seconde femme, d'une silhouette assez élégante,lui apporte peut-être quelque breuvage. On songe natu-

rellement aux scènes de banquets, si fréquentes sur les

bas-reliefs funéraires 1; mais l'état de mutilation de

l'original ne permet que d'indiquer ce rapproche-ment.

IL — Le second miroir est encore plus détérioré.

« J'y distingue clairement, m'écrit M. de La Blanchère,un personnage assis sous un arbre, à droite, étendant la

main ; vis-à-vis, à gauche, un autre personnage debout,

appuyé sur son bouclier, dont le bord repose sur son

genou ; entre les deux se tient une femme debout. »

La photographie permet de s'assurer que cette descrip-tion est exacte; mais je crois devoir m'abstenir de toute

hypothèse sur la nature de la scène représentée.III. — Le troisième relief est bien conservé, mais sou-

lève une question difficile (fig. 74). Quel est le personnagedont le buste apparaît ainsi entre deux fleurs et une

tête de pavot? Malgré l'énergie du profil, qui ne manque

pas de noblesse, l'indication très accusée des seins oblige

d'y reconnaître une femme. Sur les miroirs grecs et

étrusques, la représentation de bustes, tantôt de face,tantôt de profil, est assez fréquente; on trouve ceux de

Dionysos, d'Aphrodite, de Jupiter Ammon, d'Athéna,d'une Gorgone 2, d'Attis coiffé du bonnet phrygien 3,enfin des têtes féminines indéterminées 4. Ici, l'attribut

du pavot ne nous permet de choisir qu'entre un petitnombre de noms mythologiques. Le pavot est associé

à Déméter, à Cybèle, à Perséphone et à Hécate, à Aphro-

dite, à Hypnos, aux Heures et aux Saisons, aux Cha-

1. Miroir avec scène de banquet, Gerhard, Etrusk. Spieg., pi. 419.2. Cf. Dumont-Pottier, op. laud., p. 201, 202, 245, 246, 247 ;

Gerhard, op. laud., pi. 243.3. Friederichs, Kleinere Kunst, p. 83, n° 162.4. Meester de Ravestein, op. laud., t. I, p. 534, 535.

430 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

rites, aux personnifications de villes 1, enfin, bien quecela ne soit pas attesté par les textes, à Attis ; Visconti

a, en effet, cru reconnaître des têtes de pavot parmi les

attributs de la célèbre image d'Attis hermaphrodite

découverte à Ostie 2. Sur un bas-relief du musée de Ber-

lin, qui représente Cybèle et Attis, la déesse tient dans

sa main droite une tête de pavot 3. C'est entre Cybèle,Cérès et Attis (ce dieu était considéré comme androgyne)

que le choix des archéologues nous semble devoir por-

1. Cf. Stephani, Compte rendu de la commission archéologique de

Saint-Pétersbourg pour 1869, p. 47, où les textes antiques ont étéréunis in extenso.

2. Annali dell' Instituto, 1869, p. 224 ; Monumenti, t. IX, pi. VIII,a, n° 2 ; cf. Pottier et Reinach, Nécropole de Myrina, p. 407.

3. Bonner Jarhbûcher, t. XXIII, pi. 31.

FIG. 74. — Médaillon de Bulla-Rcgia

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 431

ter ici ; la désignation de Cérès est peut-être celle qui,en l'absence du bonnet phrygien et de la couronne

murale, soulèverait le moins d'objections.IV. — Dans l'étude du quatrième relief (fig. 73), il faut

avant tout insister sur la petite figure d'Ëros, debout sur

un piédestal ou un autel sur lequel est dessinée une

flèche. Cette figure, qui se retrouve dans d'autres

oeuvres d'art,—

par exemple dans celle que nous repro-

duisons ci-dessus à titre de rapprochement (fig.75),—•

indique qu'il s'agit d'une scène où le rôle principal et

décisif échoit à l'Amour. Le déshabillé de la jeune femme

debout à gauche ne peut convenir qu'à Vénus ou à

l'une de ses plus chères protégées. Le jeune homme quila regarde paraît conquis ou désarmé par les charmes

qu'elle offre à sa vue. Des deux autres personnages,

l'un, un vieillard portant un rameau, éveille l'idée

d'un messager de paix; l'autre, tenant un bouclier de la

main gauche, représente plutôt l'idée contraire.

Il ne peut s'agir ici du Jugement de Paris 1. Non seule-

1. Remarquons cependant que la présence d'Eros ne contredirait

pas cette explication ; sur une monnaie de Scepsis en Troade, où

Fin. 75. — Petit côté d'un sarcophage d'Aquincum.

432 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

ment, en effet, Junon est absente 1, mais le lieu de la

scène n'est pas l'Ida, puisqu'il est marqué par une

muraille dont l'appareil est indiqué avec soin; en second

lieu, le costume de Paris ne ressemblerait en rien à celui

que prêtent au berger phrygien toutes les oeuvres

d'art. Ces deux objections ne seraient pas moins

gênantes si l'on voulait reconnaître Héraclès entre

Aphrodite et Athéna, ou entre la Volupté et la Vertu,

suivant la célèbre allégorie de Prodicus 2. D'ailleurs, le

regard du jeune homme est déjà fixé sur la femme à

demi-nue dont Ëros est le puissant auxiliaire; s'il ya lutte, c'est elle qui l'emporte : l'homme qui opte pourla Volupté n'est pas Héraclès.

Peut-être la comparaison avec une sculpture tout

récemment publiée nous aidera-t-elle à sortir d'embar-

ras. M. J. Ziehen vient de faire connaître 3 un bas-relief

du Musée de Pest, sculpté sur le petit côté d'un sarco-

phage qui provient, à ce que l'on croit, d'Aquincum.Nous reproduisons (fig. 75) cette composition, dont

l'analogie avec celle qui nous occupe est évidente.

Non seulement l'attitude de l'homme debout est presque

identique, mais le petit Ëros s'élançant d'un piédestalou d'un autel est commun aux deux scènes, et la femme

debout, sur le relief du miroir, est exactement semblable

à celle que présente le sarcophage. Elle nous offre

l'attrait d'un dévêtement calculé, plus provocant que la

nudité complète. M. Ziehen incline à reconnaître dans

le bas-relief d'Aquincum une scène de YIlioupersis :

figure la scène du Jugement, le petit dieu s'élance d'un cippe commesur le miroir de Bulla-Regia (Head, Historia numorum, p. 474).

1. Il faut dire que Junon manque parfois à cette scène; cf. Gerhard,Etrusk. Spieg., t. II, pi. 195 ; t. IV, pi. 372 ; Auserlesene Vasenbilder,pi. 172 ; Millingen, Ancient unedited monuments, pi. 17 ; Welcker,Annali dell' Instituto, 1845, p. 207.

2. Xénoph., Mem. Socr., II, i, 21.3. J. Ziehen, Archseologisch-epigraphische Mittheil. aus Oester-

reich, 1890, t. XIII, p. 65, fig. 19.

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 433

Ménélas, rencontrant Hélène pendant le sac de Troie,

s'arrête, séduit par ses charmes, et remet dans son

fourreau le glaive dont il s'apprêtait à la frapper. Les

monuments, tant grecs que romains, ont bien des fois

reproduit cet épisode, qui symbolise, comme le désar-

mement de Mars par Vénus, le triomphe de la beauté

sur la force brutale. Ainsi s'explique la présence d'Ëros;

ailleurs, on trouve Aphrodite ou Peitho, Athéna ou

Apollon 1. En général, surtout sur les vases, la scène de la

rencontre des époux est tumultueuse : c'est au moment

où il va tuer Hélène que Ménélas s'arrête. Ici, la fureur

du guerrier est déjà calmée; elle a fait place à l'admi-

ration et l'on devine que l'amour renaissant aura bien-

tôt triomphé de toutes les rancunes. C'est la version

qu'avaient suivie Ibycus et Leschès de Pyrrha, celle

dont Aristophane et Euripide nous ont conservé le

souvenir 2. La scène n'est pas héroïque, comme sur les

vases peints, mais sensuelle et déjà presque erotique.C'est ce qu'indiquent nettement ces vers d'Aristophanedans Lysistrata

3 : « Quand il vit la rondeur des seins

d'Hélène nue, Ménélas, je crois, jeta son épée. » Dans

Euripide 4, Pelée reproche à Ménélas de n'avoir pas tué

son épouse infidèle, mais d'avoir jeté son glaive à

l'aspect du sein d'Hélène pour tomber dans ses bras,

vaincu par l'amour.

Une peinture d'un vase à figures rouges, trouvé à

Vulci, où les personnages sont désignés par leurs noms 5,

1. Cf. l'article d'Engelmann dans le Lexikon der Mythologie de

Roscher, t. I, p. 1946, 1948, 1971.2. Sur les différentes versions de la rencontre d'Hélène et de Mé-

nélas, cf. Robert, Bild und Lied, p. 77, et les articles Helena, Iliouper-sis, dans les lexiques de Roscher et de Baumeister.

3. Aristoph., Lysislr., v. 155.4. Eurip., Androm., v. 628.5. Museo Gregoriano, t. II, 5, 2 ; Overbeck, Gallerie heroicher

Bildwerke, pi. XXVI, 12 ; Roscher, Lexikon, t. I, p. 1946 ; Baumeis-

ter, Denkmseler, fig. 798.

S. REINACH 2S

4û4 RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE

montre Ménélas courant vers Hélène, qui s'est réfugiée

auprès de l'idole d'Athéna ou Palladion; entre les deux

personnages se tient Aphrodite, dans une attitude à la

fois gracieuse et sévère. L'épée de Ménélas vient de

tomber; Ëros, planant entre lui et la déesse, apporteune bandelette, tandis que Peitho, de l'autre côté de la

composition, tient un rameau de la main gauche levée.

Nous reproduisons ici cette belle peinture, dont la com-

paraison avec le miroir de Bulla-Regia et le bas-relief

d'Aquincum est fort instructive (fig. 76). On remarquera

combien le céramiste du Ve siècle insiste sur le côté

pathétique de la scène et se contente d'indiquer, parla présence d'Éros, le caractère que les artistes posté-rieurs ont accusé. Sur le vase, Hélène est presque entiè-

rement vêtue; seule, la jambe droite est découverte

jusqu'à la hanche, suivant la mode lacédémonienne ;

mais ce n'est pas là l'effet d'une coquetterie savante:

la vivacité du mouvement suffit à expliquer ce désordre.

Il n'en est pas de même dans les deux bas-reliefs, où

l'épouse a pris l'attitude d'une courtisane. L'épisode

tragique de la dernière nuit d'Ilion s'est transformé,

sous le ciseau des artistes romains, en un épisode galantd'une nuit de Suburra.

L'explication du relief de Bulla-Regia paraît donc

certaine. Si le glaive de Ménélas a été oublié sur le

bronze, le geste du héros, sans doute consacré par la

FIG. 7G. —-Peinture d'un vase de Vulci.

RELIEFS DE MIROIRS EN BRONZE 435

tradition, suffisait à en éveiller l'idée. Pour le person-

nage à droite, on peut hésiter entre Athéna et Ulysse :

le dessin publié par le Dr. Carton rend cette dernière

désignation préférable. Les murs qu'on aperçoit au

fond du tableau indiquent que la scène se passe à Troie.

Enfin, le vieillard qui s'avance vers Ménélas, portantun rameau d'olivier, est un suppliant qui joue, dans

notre scène, le même rôle que la déesse de la Persuasion

sur le vase de Vulci figuré plus haut.

L'analogie entre cette composition et celle du sarco-

phage d'Aquincum prouve qu'elles sont, l'une et

l'autre, la copie libre de quelque original célèbre, quifaisait partie du répertoire mythologique des artistes

romains. C'est lorsqu'on aura publié, rapproché et

classé un grand nombre de ces scènes qu'on peut espérerreconstituer le curieux portefeuille de croquis qui

s'ajoutait au bagage de chaque sculpteur et de chaque

peintre, comme un carnet de formules et de vers tout

faits accompagnait, dans leurs pérégrinations à travers

l'Empire, les compositeurs d'épitaphes versifiées.

LISTE DES GRAVURES

Pages Pages

Corne d'Amallhée Frontispice - 26. — Vase peintFIG. 1. — Anneau d'or ir- d'Artsa 153

landais 47 - 27. — Vase à étrier- 2,3. — Lunules d'or d'Artsa 154

irlandaises 48-49 - 28. — Rasoir en bronze4. — Croissant, en or d'Artsa 154

du Danemark.. 50 - 29. — Tombe de Mou-- 5. — Croissant en liana 155

bronze du Dane- - 30. — Ëpêes de Mou-mark 51 liana 155

6, 7, 8. — Haches de - 31. — Fibule de Mou-bronze ornées 52 liana 156

- 9, 10. — Pointes de - 32. — Vases géomé-flèches d'Irlande triques de Mou-et de Portugal.. 58 liana 157

- 11. — Pendeloque por- - 33. — Cuve funérairetugaise en ar- de Mouliana.... 158doise 59 - 34. — Décor d'un

- 12. — Croissant d'or vase de Moulia-de Valognes.... 68 na 158

- 13. — Collier d'or - 35. — Coffre funéraired'Evora 82 de Siteia 159

- 14. — Collier d'or de - 36. — Bague d'or dePenella 83 Vourlia 160

- 15. — Collier d'or de - 37. — Statuette deCintra 84 Petsofa 162

- 16. — Pendant d'or - 38. -— Menhir anthro-desMousselots.. 85 poïde de Saint-

- 17. — Tonnelet de Sernin 162bronze du Jura.. 86 — 39. — Bas-relief de

- 18,19. — Ornements Panticapée 197du collier - 40. — Profil d'Hermèsd'Evora 88 archaïque 204

- 20. — Sphéroïde de - 41, 42. — Puteal del'Allier 89 Corinthe... 205-206

- 21. — Lunules d'or ir- - 43. — Hermès aveclandaises 90 talonnières 208

- 22. — Crosse de schiste - 44. — Gravure surportugaise 91 ivoire de Koul-

- 23. — Mercure colossal Oba 210deLezoux 144 - 45, 46. — Jupiterde

- 24. — Coffre funéraire Saint-Côme..... 221d'Artsa 151 - 47. — Héraclès de la

- 25. — Sépulture à coll. W. Rome.. 228inhumation - 48. — Buste dit d'Iole

d'Artsa 152 au Louvre 231

438 LISTE DES GRAVURES

Pages49.— Tête du Diadu-

mène de Poly-clète 232

50, 51. — Hercule etl'Hydre 236

52. — Tête d'Epi-charme, de Car-thage 239

53. — Sénèque etSocrate 241

54. — La Vénus deMilo suivantMillingen 250

55. — La Vénus deMilo suivantTarral 251

56. — La Vénus de Milosuivant Hasse... 256

56 bis. La Vénus de Milosuivant V. Valen-tin 260

57. — Vénus et Marssuivant ZurStrassen 265

58. — Victoire, sur laColonne Trajane 269

59. — Restitutionsdiverges de laVénus de Milo.. 271

60. — Dessins de Vou-tier d'après laVénus 274

61. — Le Poséidon deMilo 307

Pages62. — Le Poséidon et la

Vénus de Milo.. 31163. — LaVénusdeMilo

restituée àStuttgart 353

64. — Aphrodite surla Colonne Tra-jane 358

65. — Trois statues deia Colonne Tra-jane.... 359

66. 67. — Groupe d'A-

phrodite et Éros,coll. Trubert.... 362

68, 69. — La Vénusd'Agen 369

70. — Groupe d'Aphro-dite et Éros,Vatican 395

71. — Aphroditedécouverte en

Egypte 39672. — Aphrodite mena-

çant Ëros, de

Myrina 40473. — Miroir historié

de Bulla-Regia. 42874. — Médaillon de

Bulla-Regia.... 43075. — Petit côté d'un

sarcophaged'Aquincum... 431

76. — Peinture d'unvase de Vulci... 434

INDEX SOMMAIRE

Acy (E. d'), 160.Adaptation des modèles

du ve siècle, 224-5.Agesandros, sculpteur,

283 sq., 332.Afforacrite, sculpteur,

170.Aiguillon (Acilio), 226.Ailerons aux pieds

d'Hermès, 207-8.Alcamène , sculpteur,

170.Alexandrie, son com-

merce, 127.Amazone galate (?), 414,

416 ; types des Ama-zones dans l'art, 178.

Ambre, 101 ; ambre etor, 64.

Ampbitrite ou Aphro-dite ? 310, 327.

Amyclées, trône d', 192.Anacréon, 169.Ancône, arc d', 366.Anneaux ouverts avec

disques, 47.Antinous Mondragone,

167.APHRODITE, accroupie,

de Cnide, debout surune jambe, 37-9 ;d'Agen, 368-384 ; deCnide, 186 ; de Milo,189, 250-356 ; sa res-semblance avec celled'Agen, 382 ; resti-tutions qu'on en aproposées, 265-8,271,311, 353 ; sa biblio-graphie, 351-5 ; deMédicis, 385-393 ; deMitrahine, 394-402 ;de Myrina, 403-11 ;de Petworth, 190 ;drapée de Phidias,169 ; du Belvédère

au Vatican, 396 ;Genetrix, 42, 187 ;sur Colonne Trajane,357 ; petite copie Pes-catory, 361 ; ex. duLouvre, pas de Fré-jus, 363 sq.

Apollon de Vaupois-son, 146 ; du Belvé-dère, 191.

Apoxyomène, 182.Aquincum, relief d', 432.Arcésilas,sculpteur,359.Archaïsme réel ou fac-

tice, 200 sq.Ardoise, pendeloques,

59, 91.Ares Borghèse, 170.Artémis de Chypre, 187.Artsa, 150-153.Athéna Albani, 169 ;

d'Herculaneum, 195.Attale, ex-voto d', 412-

420.Autel des Douze dieux,

202.Bakkhios, dédicace de,

329 sq.

Bâle, dessins de, 415.Bartolini, sculpteur,

260.Bénévent, tête de, 183.Blessé de Crésilas, 177.Boîtes à miroir, 425.Bornholm, 57.Bourée, diplomate, 295.Bouts de ceinture, 160.Brest (L.), consul, 291

sq ; lettres à Bourée,295 ; à David, 277 ;ses inventions, 292,296, sq.

Bronzes (grands et

petits), 33-41.Bulla-Regia, 427.

Cachette de la Venus deMilo, 256, 306.

Calamis, sculpteur, 169,187, 215.

Callimaque, sculpteur,174, 187.

Carthage, tête trouvéeau théâtre, 239.

Carton (Dr), trouve desmiroirs à reliefs, 427,429.

Cavalier de Milo, 355.Celtes, destructeurs de

civilisations, 79.Céphisodote, 184.Cérès {?), buste de,

430.Chars votifs, 177.Chine, peinture jugée

par Perrault, 9.Ciempozuélos, céra-

mique, 92.Cintra, collier de, 84.Ciste Ficoroni, 171.Cléomène, sculpteur,

385, sq.Colliers d'Evora, 81; de

Penella 83 ; de Cintra,84.

Colonne Trajane, sta-tues figurées sur la,357-367 ; reliefs cri-tiqués par Perrault,3 ; Victoire avec bou-clier, 269.

Copies antiques et ré-

pliques, 33-35 ; onne copie pas le mar-bre en bronze, maisla réciproque n'est

pas vraie, 36, 37.Corail, étymologie, 129;

en Gaule et en Inde,142-3 ; dans l'in-dustrie celtique, 100-135.

440 INDEX SOMMAIRE

Coralli, 130.Corinthe, Puteal de,

205-6.Cornouaille, 51.Courant occidental, 99.Crésilas, 177 ; le Blessé,

44.Crète, tombes mycé-

niennes, 150-163;poste avancé de l'Eu-rope chalcolithique,162.

Croissants d'or irlan-dais, 45-80, 90 ; chro-nologie, 96.

Crosses de schiste, 91.Cuves funéraires en

Crète, 151, 158-9.Cypsèle, coffret de, 194.Danemark préhis-

torique, 50.Danseuses Borghèse, 8;

du calathiscos, 173.Dattari, collection, 395.Dauriac, marin, 254.Degas, peintre, 31-2.Délos, acrotères de, 176.Dessin au trait, peu

estimé de Perrault,10.

Diadumène, 232 ; Far-nèse, 181.

Diane de Gabics, 187.Diitréphès, 177.Dioscures du Monte-

Cavallo, 170.Doidalsès, sculpteur,

38.Doryphore, 180-1.Druidisme, 81.Dumont d'Urville, 253,

278, 281.

Écoles d'art, 137-9.Ëpées de Crète, 154-5.Éphémérieles de la

Vénus de Milo, 272-8.Epicharme, son por-

trait, 238-249; Epi-charme et Ménandre,248.

Epigonos, sculpteur,416-7.

Erechtheion, 171-3.

Etoffes collantes, 3, 216.Eubouleus, 187.Euphranor, sculpteur,

188-9.Evora, collier d', 81-

99.Evreux, Jupiter d', 225.Ex-voto suspendus aux

arbres, 97.Eyck (les Van) 27-

8 ; influences ita-liennes, 30.

Falconet, sculpteur, surle Laocoon, 14.

Faux antiques dutemps de Perrault, 5.

Félicité, temple de la,400.

Félix. Voir Vénus.Femme nue couchée,

20-22.Ferry (Jules), trompé

par Brest, 292.Fibule d'Artsa, 156.Forbin (Aug. de), 320.Frontalité, 17.Furtwaengler (Adolf) ,

son livre sur la plas-tique grecque, 164-196 ; ses erreurs surla Vénus de Milo,263 sq, 304-5, 337 sq.

Galates, statues de, 412-3.

Galop dans l'art, 19.Gaule, art de la, 136-

149.Gaulois du Capitole,

418720.Gauloise, 416.Gavr' Inis, 61.Géométrique, style, 98.Gestes, histoire des, 15-

32 ; geste de ten-dresse, 23-4.

Gobelets gravés, 92.Grenats, succédanés des

coraux, 132.

Haches de bronze gra-vées, 51-2.

Hagélaïdas, sculpteurs,180-1.

Hallebardes préhisto-riques, 94.

Hallstatt, époque de,123 sq.

Hanches saillantes, 211;la main sur la hanche,234,

Hauser (Fr.), étudie lesreliefs néo-attiques,20 sq.

Hégias, sculpteur, 168.Hélène et Ménélas,

433.Helenenberg, 183.Héraclès de Poly-

clète, 227-37 ; avechydre, 236-7 ; surî'arc d'Ancône, 367.

Hercule. Voir Héraklès.Hermès d'Olympie, 185;

termes trouvés avecla Vénus de Milo,323-4, 331.

Homère, ses portraits,243.

Hydre, attribut d'Hé-raclès, 229,

Idolino, statue, 183.

Inde, commerce avec1', 125.

Iole (?), 230.Ionien, art, 197.Irlande, civilisation

brillante et déca-dence, 76 ; et Armo-rique, 61 ; et Portu-gal, 18, 95 ; riche enor, 66, 69-70 ; préhis-torique et protohis-torique, 54 sq.

Jacques (Pierre), 390.Jupiter. Voir Zeus.

Kalkmann (A.), 183.Kassiteros, 78.Kertch. Voir Panli-

capée.Korallioplastai, 105.Koul-Oba, tumulus de,

209.Kyniskos, 182.

INDEX SOMMAIRE 441

La Ferté Hauterive.89.

Laocoon, jugé par Per-rault, Voltaire, Fal-conet, 13-14.

Latène, civilation de,121 sq.

Le Brun, comparé àVéronèse, 11-12.

Léocharès, sculpteur,356.

Lezoux, 144.Longpérier,lettre à Frie-

derichs, 325.Lucain, sur les arbres

sacrés, 97.Lunules. Voir Crois-

sants.

Macarius (Joh.), 387.Mahler (A.), 35.Maniérisme ionien, 213.Marc-Aurèle, sa statue

à Rome, 5.Marcellus (Ch. de), 255,

257.Mariemont, 181.Mas d'Agenais, 369.Matterer, 273.Méduse Rondanini, 178.Mélodie sans harmonie,

10.Mélos, Aphrodite de,

250-356 ; son histoire,252.

Ménélas et Hélène, 433.Menhirs anthropoïdes,

139, 140-3.Mercure de Lezoux, 144;

oeuvre de Zénodore,146; prétenduesimages en Gaule, 140.

Michaelis (Ad.), sur lesstatues des Galates412.

Michon (E.), sur laVénus de Milo, 319.

Milo. Voir Melos.Miniaturistes, ne copient

pas de peintures auxve siècle, 43.

Minnes en Irlande, 40.Miroirs à reliefs, 421

sq.

Misthos, collection, 403.Monnaies inspirées par

Phidias, 170.Morbetto (il), 417.Motif du pied levé,

184.Moulages anciens, 35.Mouliana, 154-5.Mousselots (les), 85.Moydons (les), 86.Mycènes et la Scan-

dinavie, 100. VoirCrète.

Myres, 161.Myron d'Eleuthères,

179 ; de Thèbes, 241.New-Grange, 61.Niké aptère, temple de,

174. Voir Victoire.Noces aldobrandines.ll.

11.Nudité, motifs nou-

veaux, 20-22.

Odessa, musée de, 197sq.

Omphale (?) 230, 407.Or, premier métal

connu, 11 ; reculedevant la civilisa-tion, 70 ; et étain,73 ; dans l'Europeoccidentale, 64 sq.

Ovide, prétendu tom-beau d', 11.

Palémon, sur l'arc d'An-cône, 367.

Palmella, poterie, 92.Panticapée, relief de,

197-219.Paris le Phrygien, 198.Parthénon, 168, 171 ;

copies en terre cuitede la frise, 195 ;interprétation desfrontons, 175.

Peitho, 200, 214.Penella, collier de, 83.Périclès, portrait de,

177.Périple de la mer Rouge,

126.Perrault (Ch.), sa cri-

tique de l'art antique,1-14.

Petsofa, 161.Phidias, 166, 169, 223.Photographie instan-

tanée, 31-2.Phryné, 185-6.Polyclète, sculpteur,

181, 227 sq.Portugal néolithique,

58.Poséidon de Milo, 268

sq. ; 333 sq. ; ana-logue à la Vénus, 288 ;original remplacé parune copie, 341 ; surl'arc d'Ancône, 367.

Praxitèle, sculpteur,185, 384, 400 ; l'an-cien, 167.

Primitifs, peu estimés

par Perrault, 8.Promachos. Athéna,

167.Propylées, 172.

Querelle des anciens etdes modernes, 1.

Queue d'aronde, dra-perie en, 217.

Raphaël jugé par Per-rault, 12 ; son des-sin du Morbetto, 417.

Rasoir de bronze, 153.Ravaisson (F. ) , dé-

couvre les cales de laVénus de Milo, 263 ;propose une restitu-tion de la statue, 268.

Reliefs de miroirs, 421—35.

Répertoire mytho-logique des artistes,435.

Retard, théorie du, 56.Rivière (Mis Ch. de),

299,328.Robbia (L. délia), 29.Rogier van der Wevden,

23, 26.Rollon, 97.Rome (W.), collection,

233.

442 INDEX SOMMAIRE

Saint-Côme, Jupiter de,220-6.

Saint-Germain, muséede, collier d'or por-tugais, 81 ; Jupiter deSaint Côme, 220; Mer-cure de Lezoux, 144.

Saint-Sernin, menhiranthropoïde, 162.

Samos, école de, 193.Sandale d'Aphrodite,

405-11.Sangliers celtiques, 131.Schiste. Voir Ardoise.Scopas, 184.Sénèque, portrait sup-

posé, 238-49.Serre-plis (?), 47.Sitcia, 159.Smilis, sculpteur, 194.Somzée, collection, 181.Sosandra de Calamis,

215.Sphéroïde, 89.Spirales, 62.Stocchades, îles, 124.Stucs florentins, 29.Style gaulois, 147-8.Stylisation, 98-9.

Ta'onnières d'Hermès,208.

Tarquinii, ivoires, 207.Tarral (Cl.), 293 sq.; son

mémoire sur la Vénusde Milo, 342-51.

Tartessos, 63.Télésias, sculpteur 311.Terre nourricière, sta-

tue de la, 176.Théodoridas, citoyen de

Mélos, 283 sq. ; 285,307, 355 ; dédie auive siècle une of-frande à Poséidon,285, 335 : son nomlu par S. R. sur labase d'un hermèstrouvé avec la Vénus,283, 317 ; cette ins-cription retrouvée auLouvre, 313.

Thespies, 401.Tireur d'épine, 192.Tissot (Ch.) 333 sq.Torse Médicis, 167.Trogoff, document dit

de, 271,279.Trône amycléen, 192 sq.

Vaupoisson. Apollon de,146.

Vénus. Voir Aphrodite,

Vénus felix, 397, 399-Véronèse, comparé à

Le Brun, 11-12.Victoire avec bouclier,

sur la Colonne Tra-jane, 269,

Vienne (Isère), têted'ivoire, 209.

Vourlias 160.Voutier, 274, 275, 303,

339; son dessid'après la Vénus deMilo, 274,

Vulci, vase de, 434.

Winckelmann, 33.Wiirzbourg, Héraclès

de, 235.

Xanthoudidis, explo-rateur de la Crète,150.

Xenos, fouille à Milo,301.

Ypres, tableau d', 24,

Zénodore, sculpteur.146.

Zeus de Saint-Côme,220-6: dit de Talley-rand, 168.

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Pages

PRÉFACE vii-vm

I. Charles Perrault, Critique d'art 1-14Ch. Perrault et la Querelle des anciens et modernes ; sa lecture

à l'Académie, 1. — Le Parallèle et la critique d'art, 2. — Critiquede la Colonne Trajane, des draperies mouillées, etc., 3. — Antiqueset faux antiques, 4-5. — Le Marc Aurèle de Rome, 5. — Le bas-relief des Danseuses Borghèse, 8. — Critique de la peinture romaineet des primitifs. 8—9.— La peinture de la Chine, 9. — Le dessin autrait ; la musique sans harmonie, 10. — Les noces Aldobrandines ;le tombeau d'Ovide, 11. — Le BrunetVéronèse, 11-12.—Raphaël,12. — Critique du Laocoon, 13. — Voltaire et Falconet sur leLaocoon, 14.

II. L'histoire des gestes 15-32Gestes et attitudes ; difficulté de l'histoire des gestes, 15. —

Progrès dans la représentation des gestes ; frontalité,16-17. — Len-teur de l'évolution» 18.— Représentation du galop, 19. — Nudités ;le motif de la femme couchée dans Titien, Velasquez, Baudry, 20-22. — Aucun artiste n'est élève de la nature, 22. — Le geste del'enfant embrassant le cou de sa mère; Kourotrophes et Vierges,23. — Tableau d'Ypres ; les peintres anversois, 24. — Le geste detendresse ; tableau de la famille de Horn, 24-25. — Tableau d'aprèsRogier chez Cernuschi, 23. — Dessin de Rogier à Dresde ; tableauxd'après Gérard David, 26. — Jean van Eyck et la Vierge à la fon-taine, 27-28. — Stucs florentins ; Luca Délia Robbia, 29. —Influences italiennes sur les Van Eyck, 30. — La photographieinstantanée instruit Degas, 31-32.

III. Grands et petits bronzes 33-44Winckelmann sur les copies antiques, 33. — Copies et répliques ;

théorie de Furtwaengler sur les moulages, complétée par S. Reinach,34-35. —Mahler et le Replikenschatz, 35.—Les anciens n'ont pas copiéde marbres en bronze, sauf exceptions plus apparentes que réelles,36-37.—La Cnidienne, l'Aphrodite accroupie, l'Aphrodite debout surune jambe, 37-39. — L'Aphrodite de Doidalsès, 38. — Une statue demarbre ne doit pas être copiée en bronze, 40-41: — Applicationsde ce principe, 41. — L'Aphrodite genetrix, 42. — Les miniaturistesdu xve siècle ne copient pas des peintures, 43. — Le Blessé deCrésilas, 44.

IV. Lès croissants d'or irlandais 45-80Richesse en or du Musée de Dublin, 45. — Poids élevé des objets,

46. — Anneaux terminés par des disques ; serre-plis, 47. — Crois-

444 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES

sants, lunules, minnes, 48. — Décoration limitée, toute géomé-trique, 49. — Analogies au Danemark, 50. — Croissants trouvésen Cornouaillc avec haches de bronze plates, 51. — Haches de bronzeanglaises et danoises décorées comme les lunules, 51-52. — Erreurde Frazer sur la date des lunules, 53.—La littérature et l'archéologieen Irlande, 54. — Vues judicieuses et erreurs de Coffey, 54-55. —La théorie du retard de l'Europe occidentale, réfutée par Monte-lius, 56. — Fouilles de Vedel à Bornholm, 57. — L'Irlande et lePortugal à l'époque néolithique ; pointes de flèche, 58. — Pendelo-ques portugaises en ardoise, 59. — Irlande, Espagne et Scandinavie,60. — Irlande et Armorique; New-Grange et Gavr'inis, 61. — Migra-tions de la spirale, 62. — La marine irlandaise ; Tartessos, 63. —Ambre et or, 64. — L'or dans l'Europe occidentale, 65. — L'orde l'Irlande en Scandinavie, 66, — Distribution géographique deslunules, 67. — Collier ou hausse-col, 67-68. — Torques gaulois69. — L'Irlande a été un Eldorado, 69-70. — L'or recule devantla civilisation, 70. — L'or, premier métal recueilli ; observationsde Fournet, 71. — L'or à l'âge de la pierre polie, 72.—L'or et l'étain,73. — L'or en Sibérie, en Nubie, 74. — Épuisement rapide desgisements d'or, 75. — Civilisation brillante de l'Irlande, suivied'une décadence ; phénomènes analogues en Gaule et en Grèce,76-77. — Le mot kassiteros, 78. — Invasion des Celtes ; la bar-barie fut celtique, 79. — Le druidisme irlandais, 80.

V. Le collier d'Evora 81-99Collier d'or pesant 2.300 grammes au Musée de Saint-Germain, 81.—

La trouvaille d'Evora, 81-82. — Collier de Penella, 83. — Collierde Cintra, 84. — Pendant d'or des Mousselots, 85. — Tonneletdes Moydons, 86. — Signification des bijoux lourds, 87. — Orne-ments du collier d'Evora, 88. — Sphéroïde de La Ferté-Hauterive,89. — Lunules d'or d'Irlande, 90. — Crosse de schiste portugaisecomparée à d'autres crosses, 91. — Poterie de Palmella et de Ciem-pozuelos à l'âge du cuivre ; gobelets gravés, 92. — Thèses de Siretet de Nils Aoberg, 93. — Hallebardes, 94. — Irlande et Portugal,95. — Chronologie des lunules ; opinions de Montelius et de Siret,96. — Ex-voto suspendus aux arbres ; témoignage de Lucain, 97.—Histoire de Rollon, 97-98. — Décor géométrique et style géomé-trique ; art naturaliste et stylisation, 98-99. — Arthur Evanset le courant occidental, 99.

VI. Le corail dans l'industrie celtique 100-135Mycènes et Scandinavie ; thèse de Montelius, 100. — Com-

merce de l'ambre et du corail, 101.— Origine du corail, 102.—Corail de l'ouest de la Méditerranée, 103. — Corail de Tunisie,104. — Korallioplaslae, 105. — Corail dans les nécropoles d'Ita-lie, 106-107. — Corail dans les nécropoles d'Allemagne, 107-108. — Corail à la fin du hallstattien ; statistiques d'O. Tischler,109. — Corail en Hongrie et en Russie, 110-111. — Corail enGrande-Bretagne, 111-112. — Corail en Gaule, distribution destrouvailles, 112-119. — Emplois décoratifs du corail à la fin del'époque de Hallstatt et à celle do Latène, 119. — Chronologie ;corail et vases peints importés en Gaule, 120. — La civilisation de

TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES 445

Pages

Latène où paraît le corail n'est pas celle de la Gaule de César,121-122. — Nécropoles du second âge du fer en Gaule,122.—Passagede la civilisation de Hallstatt à celle de Latène, 123. — Le coraildes îles Stoechades, 124-125. — Témoignage de Pline sur l'emploidu corail en Gaule ; commerce avec l'Inde, 125. — Le Périple dela mer Rouge, 126-127. — Rôle d'Alexandrie dans le commercedu corail, 127. — Superstitions celtiques relatives au corail ; lecorail en médecine ; étymologie du mot, 128-129. — Les Corallivoisins de Tomi, 130-131. — Sangliers celtiques, 131. — Corail,émail rouge et grenats, 132-133. — Goût des Gaulois pour lescouleurs vives, 134. — Rôle du corail dans la civilisation, 135.

VII, Idées générales sur l'art de la Gaule au débutdu xxe siècle 136-149

L'histoire de l'art est celle des styles, 136. — Pas d'art sansécoles, 137. — Paradoxe de Virchow sur les écoles d'art, 138. —L'école des sculpteurs et graveurs de l'âge du renne et à l'époque dedolmens ; menhirs anthropoïdes, 139. — Prétendues imagesde Mercure mentionnées par César, 140. — Style décoratif enGaule ; polychromie, 141. — Corail en Gaule ; exportation àAlexandrie et de là en Inde, 142-143. — Art gallo-romain, 143. —Le Mercure de Lezoux, 144. — Évolution du type plastique deMercure, 145. — Le Mercure de Zénodore ; l'Apollon de Vaupois-son, 146. — Bronzes gallo-romains ; objets d'art importés ouindiçèues, 147. — Le style gaulois survit à la conquête romaine,148-149.

VIII. Tombes mycéniennes en Crète 150-163Fouilles de Xanthoudidis ; coffres d'argile funéraires d'Artsa,

150-151. — Imitation des coffres de bois, 152. — Vases mycéniensd'Artsa ; rasoir de bronze, 153. — Tombes de Mouliana ; épées debronze, 154-155. — Fibules, vases géométriques et cuve funéraire deMouliana, 156-158. — Coffre d'argile de Siteia, 159. — Tombesde Vourlia, 160. — Thèse d'Ernest d'Acy sur les bouts de ceintureà franges pris pour des jambes, 160. — La statuette de Petsofa, 161.— La Crète, poste avancé de l'Europe chalcolithique, 162. —Menhirs anthropoïdes, 160-163.

IV. Adolf Furtwaengler et la plastique grecque... 164-196Les Meisterwerke de Furtwaengler, 164. — Application de la

méthode de Morelli, 165. — La Lemnia de Phidias, 166. — La Pro-machos de Praxitèle l'ancien ; le torse de Médicis ; Phidias rimonien,167. — Le Zeus d'Olympie et les sculptures du Parthénon, 168.—— Aphrodite et Éros de Phidias ; Calamis, 169. — Alcamène ; Ago-racrite ; les Dioscures du Monte Cavallo, 170. — Diffusion de l'artde Phidias ; le temple d'Athéna sur l'Acropole, 171. — Les Propy-lées et l'Erechtheion, 172-173. — Le temple de Niké ; Callimaque,174. — Interprétation des frontons du Parthénon, 175. — Acro-tères de Délos, 176. — Chars votifs ; Crésilas, 177. — MéduseRondanini, 178. — Myron, 179. — Polyclète, 181. — Le Dory-phore, 181. — Athlète versant de l'huile, 182. — Idolino ; têtede Bénévent, 183. — Scopas, 184. — Praxitèle, 185. — Aphrodite deCnide, 186. — Aphrodite Genetrix, 187. — Euphranor, 188. —

446 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES

Pages

La Vénus de Milo,189. — L'Aphrodite de Petworth, 190. — L'Apol-lon du Belvédère, 191. — Le trône amycléen, 192. — L'École deSamos, 193. — Smilis ; le coffret de Cypsèle, 194. -—Les copiesen terre cuite de la frise du Parthénon, 195. — Qualités durables del'oeuvre de Furtwaengler, 196.

X. Un bas-relief de Panticapée au Musée d'Odessa. 197-219.Influence de l'art ionien sur l'art attique, 197. — La forma-

tion de l'art classique reste obscure, 198. — Bas-relief de Pantica-

pée (Kertch), 199. — Artémis, Apollon, Hermès, Peitho, 200. —

OEuvre archaïque ou archaïsante ? 200. — Vases archaïsants ; auteldes douze dieux, 202. — Pas d'archaïsme factice dans le bas-reliefde Panticapée. 203. — Hermès avec pétase ailé, 204. — Putea! deCorinthe, 205—206.— Ailerons fixés aux pieds d'Hermès, 207. •—

Talonnières recoquillées, 208. — Ivoire du tumulus de Koul-Oba,209-210. — Taille mince et hanches saillantes, 211. — Un passagedes Nuées d'Aristophane, 212. — Le maniérisme ionien, 213. —La Peitho de Kertch et la Sosandra de Calamis, 214—215.— Lesétoffes collantes, la queue d'aronde. 216-217. — Panticapée étaitdéchue à l'époque rorr.aine, 218. — Diffusion des motifs ioniensau ve siècle, 219.

XL Le Jupiter de Saint-Côme 220-226Première publication en 1857 et achat par le Musée de Saint-

Germain en 1901, 220. — Beauté de cette statuette, 221. — Typetrès répandu de Zeus debout, 222. — Rapports de l'originel avecPhidias, 223.—Adaptation des modèles du ve siècle, 224.-—Combi-naisons de différents types, comme dans le Jupiter d'Evreux,225. — Aiguillon, localité à explorer, 226.

XII. Un Héraclès de Polyclète 227-237Héraclès sculpté par Polyclète, 227. — Il n'est pas certain qu'il

ait sculpté l'Héraclès tuant l'hydre, 228. — L'hydre attributd'Héraclès, 229. — L'Omphale ou Iole du Louvre, 230-231. —Caractères des têtes de Polyclète ; le Diadumène du Louvre, 232.— Héraclès de la collection W. Rome, 233. — Attitude de la mainsur la hanche, 234. — Statuette d'Héraclès à Wûrzbourg, 235. —Héraclès à l'hydre, type remontant peut-être à Polyclète, 236,237.

XIII. Un portrait mystérieux 238-249Le portrait dit de Sénèque, 238. — Exemplaire trouvé à Car- JÀJ

thage, 239. — Eratosthène, suivant Bernoulli, 240. •— Hypo-thèse de P. Six sur Myron de Thèbes, sculpteur, 241. — Philé-mon, suivant Studniczka, 242. — Portraits convenus d'Homère,243. — Archiloque, suivant P. Arndt, 244. — Hipponax, suivantFurtwaengler, 245. — On ne peut songer à Aristophane, maisà Epicharme, 246. -— Caractère des écrits d'Epicharme, 247. —

Epicharme associé à Ménandre dans un double hermès et dans lesvers d'Horace, 248. — Hypothèse de Ph. Legrand sur Philistion,249.

TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES 447

Pages

XIV. La Vénus de Milo en 1890 250-270Difficulté des problèmes soulevés par cette statue; il n'y a pas

un, mais plusieurs mystères, 250, 251. — Histoire sommairede Milo, 252. — La découverte de la statue racontée par Dumontd'Urville, 253. -—Témoignage de Dauriac, 253. — Témoignage deMarcellus, 255. — Hypothèse d'Edm. Le Blant : la statue auraitété cachée par des païens. 256. — Embarquement de la statue ;rôle de Marcellus, 257. — La prétendue base inscrite, 258. — Contro-verses sur la date de la statue, 259. — Appréciations de la statue :Bartolini, 260. — Ecole attique ou hellénistique ? 261. — Semi-nudité, 262. — Découverte des cales par Ravaisson, 263. — Vénuset la pomme de discorde, 264. — Cinq tentatives de restitution

par Tarral, Hasse, V. Valentin, Quatremère, Ravaisson, 265-268. — La Victoire au bouclier de la Colonne Trajane, 269. —

Le Sphinx n'a pas dit son énigme, 270.

XV. Documents et hypothèses récentes sur la Vénus deMilo 271-356.

i. Le document Trogoff. — Sept restitutions graphiques dela Vénus, 271. — Éphémérides de la Vénus, 272-278. — Lemémoire de Matterer, 273. — Le dessin et le récit de Voutier,274-275. — Lettre de Dauriac à P. David, 276. — Lettre deBrest à P. David, 277.

il. La base inscrite et les hermès. — Dumont d'Urville, 278. —

Trogoff dépend de Dumont d'Urville, 279. — La question des bras,280. — Critique de la relation de Dumont d'Urville, 281. -— Basesinscrites des deux hermès ; Agésandre et Théodoridas, 283. —

Furtwaengler suspecte à tort Voutier, 283. — Erreur fondamentalede Furtwaengler, 284.

m. Théodoridas et le Poséidon de Milo. — Ex-voto de Théodoridasà Poséidon, 285. — Découverte du Poséidon de Milo, 286. — Sta-tues trouvées au même endroit, 287. — Analogies du Poséidon etde la Vénus, 288. — La base de Théodoridas, avec caractères duive siècle, fixe la date de la Vénus, 289. — Hypothèse d'une res-tauration antique de la Vénus, 290.

iv. Louis Brest et la Vénus de Milo. — Mort de Brest ; le fils Brest,291. — Erreur de Jules Ferry, 292. — Thèses de Tarral, 293. — Ses

papiers, 294. — Rapport de Brest à Bourée, 295. •—•Inventionsde Brest, 296-297. — La bataille pour la Vénus est un mythe,298. — Conduite singulière attribuée par Brest, au M>"de Rivière,299. — La Vénus a été découverte sans bras, 300. — Fouillesde Xénos à Milo, 301. — Autres statues trouvées à Milo, 302.

v. Conclusions provisoires.— Importance du rapport de Brest

et des dessins de Voutier, 303. — Erreurs de Furtwaengler, 304„305. — La Vénus était dans un dépôt de chaufournier, 306. — Labase de la statue de Théodoridas, 307. — Date du Poséidon, 309.— Vénus ou Amphitrite ? 310. — Le sculpteur Télésias, 311. —

Association de Poséidon et d'Amphitrite, 312.vi. Découverte au Louvre de lu base de Théodoridas. — Commu-

nication de Héron de Villefosse, 313. — Observations de S. Rei-nach, 314. — Texte intégral de la note d'Héron de Villefosse ;.la lettre de Longpérier à Friederichs, 314-319, 325.

448 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES

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vu. Nouveaux témoignages relatifs à la Vénus de Milo. — Articled'E. Michon, 319. — Rôle do Forbin, 320. — Date de la découvertede la Vénus, 321. — La légende du Jugement de Paris, 322. —La dédicace de. l'hermès barbu, 323. — L'hermès imberbe a

supporté une main, 324. — Désaccords entre Clarac et les archi-tectes du Louvre. 325. — Médaille commémorative de l'acqui-sition de la Vénus, 326. — M. Michon incline à dénommer la statue

Amphithrite, 327.vm. La dédicace de la niclie où se trouvait la Vénus. —

Inscription emportée par le M18de Rivière, 328. — Dédicace deBakkhios, 329. — Bakkhios n'a pas dédié la Vénus, 330. — Lesdeux hermès ne sont pas contemporains, 331. — La signaturesur la base de l'hermès barbu n'a rien à voir avec la Vénus, 332.

ix. — La découverte du Poséidon de Milo. — Rôle et rapport deCharles Tissot, 333-336.

x. Furtwaengler et la Vénus de Milo. — Hypothèse de Furtwaen-gler sur la Vénus et les hermès dans le gymnase de Milo, 337. —

La statue serait plus récente, 338. — Le dessin de Voutier seraitsans autorité, 339. — Le lieudit Klima, 340. — Le Poséidon de Milo

peut être une copie de l'original emporté par les Romains, 341. — Lastatue de Tralles, 342.

xi. La découverte de la Vénus de Milo. — Publication d'unmémoire inédit de Tarral, 342-351.

XII. Notes complémentaires sur la Vénus. — Bibliographie desarticles qui la concernent, 351-354. — Hypothèses et erreursrécente» à son sujet, 354-355.

xm. Épilogue. —- Le cavalier colossal de Milo et la base deThéodoridas, 355, 356. — Le Poséidon serait, suivant P. Arndt,de Léocharès, 356.

XVI. Quatre statues figurées sur la Colonne Trajane. 357-367Copie de la Vénus genetrix sur la Colonne, 357. — La statue

figurait dans le temple d'Ancône, 358. — La statue d'Arcési-las, 359. — Arcésilas n'a pas inventé le motif, 360. — La petitecopie Pescatory-Trubert, 361. — Caractère archaïque de cette copiegrecque, 362. — La statue du Louvre vient de Naples, non deFréjus, 363. — Histoire de la Vénus genetrix du Louvre, 364. — Dif-férents états du motif de la Vénus drapée, 365. — Les trois statuessur l'arc d'Ancône, 366. — Poséidon, Héraclès et Palémon, 367.

XVII. La Vénus d'Agen 368-384

Opinion de Quicherat sur cette statue, 368. —Le Brégnet et Le Mas

d'Agenais, 369. — Martyre de saint Vincent, 370. — Découverte dela statue, 371. — Découverte de fragments de têtes, 372.— Histoirede l'acquisition de la statue, 373-377. — Tentatives de restitution,377-380. — Fragment d'un bras, 380. — Essai d'adapter une têtede même provenance à la statue, 381. — Ressemblance avec laVénus de Milo, 382. — Défauts de la Vénus d'Agen, 383. — L'ori-

ginal appartenait à l'école de Praxitèle, 384.

.XVIII. Recherches sur la Vénus de Médicis 385-393Prétendue signature de Cléomène, 385. — La fonte de Keller,

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 449

Pages

387. — La copie de Macarius, 387. — Le Vénus de Médicis nefut d'abord qu'un fragment, 388. — Texte d'Aldroandi, 389. —Dessins de Pierre Jacques, 390. — Restaurations effectuées depuis1576, 391. — Brisure nouvelle de la statue restaurée lors de sontransport à Florence, 392. — Il n'y a d'authentique que le torseet l'amorce des bras, 393.

XIX. Statuette d'Aphrodite découverte dans la Basse-Egypte 394-402

Influence de Praxitèle sur les marbres de la Basse-Egypte,394. — Statuette de Mitrahine, dans la Collection Dattari, 395.— Type de l'Aphrodite du Belvédère au Vatican, 396. — Célé-brité de cette sculpture, 397. — Nombreuses répliques et imitations,398. — Dédicace à Vénus Félix, 397, 398. — Statue de Praxitèleplacée à Rome devant le temple de Félicitas, 400. — Elle pro-venait peut-être de Thespies, 401. —Objections d'Amelung àl'identification de l'original avec une Aphrodite et Eros de Praxi-tèle et réponses à ces objection?, 402.

XX. Aphrodite et Éros, groupe de Myrina au Muséed'Athènes 403-411

La collection Misthos, 403. — Aphrodite châtiant Éros, terre-cuite de Myrina, 404. — La sandale aux mains de la déesse, 405.—Inutilité de faire intervenir le symbolisme, 406. — Thèse de Ste-phani : Omphale et non Aphrodite, 407. — Réfutation de la thèseéclectique d'A. de Ridder, 408-411.

XXI. L'ex-voto d'Attale et le sculpteur Épigonos... 412-420Mémoire de Michaelis sur les statues de Galates, 412. — Décou-

verte des statues de Galates à Rome, 413. — La statue fémininedite Amazone-mère, 414.—'Les dessins de Bâle, 415. — Amazoneou Gauloise ? 416. -—La composition de Raphaël dite // morbetto,417.— Le sculpteur Epigonos, 416, 417. -— La Mater interfecia,pendant du Gaulois mourant du Capitole, 418-420.

XXII. Reliefs de miroirs en bronze découverts à Bulla-Regia 421-435

Miroirs grecs à reliefs, 421. — Rareté des miroirs romains his-toriés, 422,423.—Miroirs d'argent et de verre, 424. — Classificationdes miroirs grecs ; boîtes à miroir, 425. — Des miroirs étaientplacés dans les tombes, 426. — Découverte de miroirs avec cou-vercle doré et reliefs à Bulla-Regia, 427. — Publication du Dr Car-ton à leur sujet, 429. — Buste féminin sur un de ces miroirs, 429. —

Image de Cérès ? 430. — Miroir avec scène mythologique, 431. —

Comparaison avec un relief d'Aquincum, 432.— Ménélas et Hélène,433. — Comparaison avec une peinture de vase de Vulci, 434. —Le répertoire mythologique des artistes romains, 435.

LISTEDESGRAVURES 437-438INDEX SOMMAIREET TABLEANALYTIQUE 439-449

S. REIN'ACH 29

Fontenay-aux-Roses. — 1929Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Louis Bellenaad. — 1.421

LIBRAIRIE ERNEST LEROUX

28, RUE BONAPARTE, PARIS (VIe)

SALOMON REINACH

Membre de l'Institut, Conservateur des Musées Nationaux

RÉPERTOIRE DE LA STATUAIRE GRECQUE ET ROMAINE

TOME I. — Clarac de poche, contenant les bas-reliefs

de l'ancien fonds du Louvre et les statues anti-

ques du Musée de Sculpture de Clarac. Nouvelle

édition, un volume in-12 40 »

TOME II. — Volume I, troisième édition 30 »

Volume II, seconde édition épuisé

TOME III. — Seconde édition, un volume in-12 20 »

TOME IV. — Un volume in-12 20 »

TOME V. — En deux volumes, chacun 20 »

TOME VI. — Sous presse.

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Un volume grand in-8° 65 »

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Trois volumes grand in-8°, chacun 40 »

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DU MOYEN AGE ET DE LA RENAISSANCE

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Deux volumes in-12 (deuxième édition, revue et

corrigée), chacun 30 »