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Amours sous la Révolution

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JACQUES CHABANNES

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AMOURS

SOUS LA RÉVOLUTION

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Du même auteur Romans historiques

M. de la Palisse : I L'AMANT DES REINES (Fleuve noir).

II ON NE MEURT PAS D'AMOUR (Fleuve noir). LES AMANTS DE LA SAINT-BARTHELEMY (Fleuve noir). LES ASSASSINS DU VERT GALANT (Fleuve noir).

M. de Florensac : I MON CŒUR AU CANADA.

II L'EVADE DE LA BASTILLE. I I I LA NUIT DE THERMIDOR.

Romans LES QUATRE VENTS DU MONDE (Grand Prix de l'Académie fran-

çaise 1959) (Del Duca). PRINCE CAROLUS (Prix Scarron 1957) (Hachette). L'HOMME QUI FAIT RIRE (Galic). LE CHATEAU DES QUATRE VEUVES (Del Duca). MICROBE, LE FARD, LES DEFROQUES (Albin Michel). BOB HOMME DE « 6 JOURS » (Flammarion). HORS LA LOI, SIMONE DOLLY, TOUTE UNE HISTOIRE, etc.

(Epuisés). Biographies

SAINT BERNARD (France-Empire). SAINT AUGUSTIN (France-Empire). SAINT ANTOINE DE PADOUE (Fayard). MADEMOISELLE MOLIERE (Fayard). GLATIGNY ET LA SAINTE-BOHEME (couronné par l'Académie

française) (Grasset). JACQUES CARTIER (Table Ronde).

Essais DE L'AUTEL A L'ECHAFAUD (France-Empire). LA FEMME COLLABORATRICE DU MARI (Fleurus). LES COULISSES DU CINEMA (Hachette). TEL EST TELE-PARIS avec Roger Féral (Livre Contemporain). ORIENT-EXPRESS, MITROPA, etc.

Romans policiers L'ASSASSIN EST EN RETARD (Grand Prix du Roman d'aventu-

res 1957) (Le Masque). BOULEVARD DU CRIME (Le Masque). CRIME AU CONCERT MAYOL (Hachette). PIEGE AU MAYOL (Ferenczi). ASSASSIN MON AMI (Ferenczi). POURQUOI TUER MADELEINE ? (Ferenczi). UNE ETOILE A DISPARU (Galic). LE BAIN DE MINUIT (avec René Havard) (Ditis).

Théâtre LE PELERINAGE SENTIMENTAL (Studio des Champs-Elysées,

1930). LE VRAI VISAGE (Avenue, 1930). LA DAME DU VEL' D'HIV' ( théâtre Antoine, 1933). VOYAGE CIRCULAIRE (Montparnasse-Baty, 1934). LES VIGNES VIERGES (Festival de Salsbourg, 1933). SOUS LA CENDRE (Sarah-Bernhardt , 1936). PAS DE ÇA CHEZ NOUS (d 'après Sinclair Lewis) (Renaissance,

1937). LE COMPAGNON DE VOYAGE (théâtre de la Méditerranée, 1949). RETOUR PAR DUNKERQUE (Ambigu, 1945). HALTE AU DESTIN (Potinière, 1951).

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JACQUES CHABANNES

AMOURS

SOUS LA RÉVOLUTION

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN PARIS

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© LIBRAIRIE ACADEMIQUE PERRIN, 1967

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

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PREMIÈRE PARTIE

LA DANSE

SUR LE VOLCAN

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I

LA NOBLESSE

N a maintes fois vilipendé la « vie libertine » des règnes de Louis XV et de Louis XVI.

En fait, ces mœurs licencieuses étaient limitées à l'aris- tocratie — et même à la Cour aveugle et sourde, qui essayait de tromper son ennui, dépensait ses dernières forces dans les alcôves et prenait pour le suprême art de vivre ce qui n'était qu'une manière d'échapper, un moment, à une lancinante angoisse du lendemain.

VIE CONJUGALE

— Madame, vous devriez avoir un enfant. Rencontrant, par hasard, sa femme dans une gale-

rie de Versailles, le marquis lui tient ce propos, après lui avoir baisé galamment la main.

La marquise obéit. Il n'est point difficile d'avoir un enfant. On souhaite généralement le contraire.

Neuf mois et quelques jours plus tard, naît une petite fille.

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Le marquis, rencontrant sa femme peu après, lui dit aimablement :

— Marquise, vous devriez avoir un enfant. Elle se le tient pour dit. Cette fois, c'est un garçon.

Au prochain bal de la Cour, la marquise s'approche de son mari et l'interroge :

— Eh bien, Monsieur, qu'en pensez-vous donc ? Devons-nous en rester là ?

On demandait à Lauzun ce qu'il répondrait à sa femme (qu'il n'avait pas vue depuis dix ans), si elle lui écrivait :

« Monsieur le duc, je viens de découvrir que je suis grosse. »

— Je répondrais : « Je suis charmé d'apprendre que le ciel vient enfin de bénir notre union. J'irai vous faire ma cour dès ce soir. »

Plus précautionneux, le comte de Roquemont couchait une fois par mois dans la chambre de la comtesse, pour prévenir les malins propos.

Il disait en s'en allant : — Maintenant, arrive qui plante !

Fragonard raconte que, surpris par un mari en conver- sation galante avec la femme de celui-ci, il entendit le cocu reprocher vertement à son épouse son imprudence :

— Fermez votre porte, Madame ! Si c'était un autre qui était entré ?

— Comment me séparer de mon amant ? Il me har- cèle, gémit une jeune et jolie veuve.

— Eh bien, répond son interlocuteur, épousez-le, pour vous en défaire.

Montesquieu affirme qu'un mari qui voudrait possé- der seul sa femme serait un rabat-joie. « Il est aussi absurde, ajoute-t-il, de dire à une femme qu'on l'aimera

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toujours qu'il le serait d'affirmer que l'on sera toujours en bonne santé. »

Le prudent Meilhan autorisait volontiers sa femme à prendre tous les amants qu'elle voudrait, excepté les prin- ces et les laquais, car ces extrêmes sont « prétextes à scandale ».

Car il faut faire un choix. Il y a des succès qui des- servent dans le monde, « comme des marches pourries ». Telle la liaison de la comtesse de Stainville avec Clair- val, des Comédiens français, qui fut « déshonorante ». Le mari obtint sans peine, par lettre de cachet, l'envoi de sa femme au couvent.

Ces quelques histoires, parmi beaucoup d'autres, nous restituent l 'atmosphère de la Cour. Accablée par le puri- tanisme du vieux Louis XIV, elle avait brusquement éclaté, dès les premières heures de la Régence. Cela devait durer plus de soixante ans.

Chansons, poèmes, gravures, tableaux, le mobilier même tournent autour de ce dédaigneux libertinage. Il importe de parcourir la gamme des aventures amoureu- ses, de se prendre et de se dépendre. Qui plaît est aussi- tôt caressé et s'y prête. Il suffit de dire trois fois à une femme qu'elle est jolie : Elle vous écoute à la première,

vous croit à la seconde et vous récompense à la troisième : « L'amour est un plaisir, qu'il ne faut pas exagérer et

où il ne faut pas s'attarder, sinon l'on s'y ennuie. »

LE ROUÉ

L'homme à la mode est celui que les belles dames veu- lent avoir d'abord sur leur « sofa », pièce maîtresse de leur ameublement (il donna même son nom à une comé-

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die de Crébillon) dans leur lit ensuite... et surtout pas pour longtemps.

Il doit soigneusement organiser sa publicité, afin que chacune tienne à l'avoir, puis se montre publiquement flattée de l'avoir eu. « Ce n'est qu'en se vantant de l'une qu'on a l 'autre » dit un vers du Méchant.

Chaque roué porte sur soi la liste de ses bonnes for- tunes, comme un certificat. Le duc de Richelieu classe dans des dossiers les lettres d'amour qu'il n'a pas eu le temps de lire. Pour lui, la duchesse de Polignac et la mar- quise de Nesle se battent en duel, au bois de Boulogne. On découvrira, à sa mort, cinq billets demandant, au nom de cinq grandes dames, une heure de la même nuit.

Marié pour la troisième fois à quatre-vingts ans, il trompait sa femme et s'en vantait. Comme Marie-Antoi- nette lui demandait comment il s'en était sorti, il répon- dit :

— A mon âge, Madame, là n'est point la difficulté. La marquise de Saint-Pierre assiste à une réunion où

quelqu'un prétend que le duc de Richelieu n'a aimé aucune femme.

— Moi, dit-elle, je sais une femme pour laquelle il a parcouru trois cents lieues.

Puis elle raconte une anecdote à la troisième personne. Gagnée par sa narration, elle termine :

— Il la porta sur le lit avec une violence incroyable et nous y sommes restés trois jours.

— Il est étonnant, disait un roué, que le mot « connaî- tre » une femme veuille dire coucher avec elle, dans plusieurs langues anciennes, comme si on ne « connais- sait » point une femme sans cela. Si les Patriarches avaient fait cette découverte, ils étaient plus avancés qu'on ne le croit.

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« Pourquoi nous marier Quand les femmes des autres Pour être aussi les nôtres Se font si peu prier ? »

En fin de compte, cela était-il vraiment amusant ?

LIBERTINAGE

Un homme de qualité se marie, sans aimer sa femme. Il prend une fille d'opéra, qu'il quitte en disant :

— C'est comme une telle !

Il prend une femme honnête, pour varier, et la quitte en disant :

— C'est comme une telle ! Et ainsi de suite.

« Je n'ai vu dans le monde, conclut Rivarol, que des dîners sans digestion, des soupers sans appétit, des liai- sons sans amitié, et des coucheries sans amour. »

Un des personnages les plus caractéristiques de cette lente agonie d'une forme de civilisation est le comte de Tilly dont les Mémoires me semblent finalement plus puérils que caustiques :

« Je me rappelle, écrit-il, avoir demandé à une femme très célèbre par ses charmes, pourquoi elle avait cédé à quelqu'un que je savais qu'elle n'avait pas aimé et qui n'avait vraiment rien pour justifier son choix. Après avoir longtemps nié, elle me répondit : « Il était là et moi aussi. »

La grande dame va bien vite prendre l'allure et les manières du « roué ». Elle veut « jouir de la perte de sa réputation ». Elle achète une « petite maison », afin que rien ne la gêne quand elle veut tromper son amant en titre.

Tilly sort de souper. Une femme l'aborde et l'invite à

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la suivre. Ils vont dans une maison de rendez-vous. Tilly prend cette femme pour une courtisane. Or, c'est une grande dame. La rencontrant, quelques jours plus tard, chez le ministre de la Guerre, il est embarrassé, mais elle feint d'abord de ne pas le connaître, puis finit par lui fixer un nouveau rendez-vous.

— Que cherchez-vous ? lui demande-t-il alors. — Que nous fassions en secret ce dont vous vous van-

tez en public. On appelle des « citadines » celles qui cherchent aven-

ture dans les rues, dans les promenades, au Palais-Royal, à Versailles, et des « valétudinaires », celles qui se contentent de leurs valets.

Il y a, bien sûr, la manière de se donner — pardon — de se prêter :

« Les hommes vulgaires croient que les femmes se don- nent toutes de la même façon, note Tilly. Les femmes ordinaires pensent qu'il n'y a qu'une façon de se donner. Notion ignoble ! La beauté a besoin d'un charme magique pour accompagner sa chute et pour s'en relever. Une femme de figure médiocre qui fait avec grâce le dernier présent a l'avantage sur celle qui s'abandonne sans cette délicatesse innée, cet artifice imperceptible, qui créent un enchantement prolongé au-delà des plaisirs furtifs. Vénus a besoin d'art pour détacher sa ceinture. »

Cette liberté des mœurs n'est pas toujours désintéres- sée, si nous en croyons Nerciat :

« La Marquise se prostitue. Monsieur Patinaud la paie en or. »

— Charmants amis que ces fermiers généraux, sou- pire-t-elle. Trois cents louis pour l'après-midi. Il faudra bien les endurer.

Cette marquise fait partie d'une société secrète, où l'on s'essaie à ressusciter les débauches antiques :

— Mon mari, confie-t-elle, m'enseigna très vite les raf-

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finements du libertinage. Il m'en donna le goût, en me mêlant à ses orgies. Ma sœur, la chanoinesse, a fait deux enfants clandestinement.

Les « sociétés d'amour » sont des clubs de franc-maçon- nerie galante. Elles se nomment le Club du Bout du Banc ou la Paroisse. Cette dernière société édite un alma- nach, où les saints du calendrier sont remplacés par les noms des dames réputées pour leur galanterie :

« Les Saints seront relégués au Paradis auprès des onze mille vierges. Un type de beauté moins sévère prendra leur place dans le calendrier. La Noblesse aura quatre jours, le Tiers sera fêté le vendredi. Le samedi et le dimanche seront dévolus aux courtisanes. »

Les places d'honneur sont réservées aux duchesses et aux marquises « qui ont toujours donné le ton dans les matières ayant trait aux plaisirs de la chair » et les jours maigres sont « laissés aux bourgeoises, accoutumées à vivre dans une atmosphère d'abstinence ».

« Le 2 février, la fête de la Purification sera celle du bidet. »

L'usage de cet instrument se généralise. Il impres- sionne fort l'Anglais Young, qui en parle longuement dans son récit de voyage en France. La Pompadour en possé- dait un à pieds dorés et à couvercle en bois de rose. Il y eut des bidets de voyage démontables. Marie-Antoinette emmena le sien en prison.

Il y a quelques années, on mit en vente publique un bidet d'argent du XVIII siècle où étaient gravés ces mots :

« Laissez venir à moi les petits enfants. » Au début de la Révolution, l'Almanach des honnêtes

femmes (publié en 1790) suggère d'instituer la fête du bidet, pour encourager son emploi en province.

Le club des Aphrodites a son siège, près de Montmo- rency, dans une magnifique villa spécialement aménagée

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et entourée d 'un jardin clos de hauts murs. Le nombre des sociétaires est limité à deux cents. Les « aspirants » doivent prouver leurs capacités par un examen proba- toire. Chose curieuse, les Aphrodites survécurent pen- dant la Révolution.

La « folie » du duc de Chartres n 'usurpe pas son nom. Là, dit-on, sont conduites de nuit, les yeux bandés, les prostituées les plus séduisantes.

Arrivées dans ce temple, un maître de cérémonie leur fait déposer jusqu'au dernier vêtement et les introduit, nues comme la main, dans la salle à manger, où elles partagent un repas raffiné. Après quoi, elles sont livrées aux laquais. Parfois les spectateurs deviennent acteurs et se mêlent aux voluptés de la valetaille et des prosti- tuées. C'est par l'admission à ces fêtes que le duc de Chartres témoigne son amitié aux intimes.

Fragonard exprime parfaitement son temps : La cul- bute, l'escarpolette, l 'instant désiré. Que dire de l 'art avec lequel il rend le désordre d'un lit ou d'une toilette ?

Toutes les peintures de ce temps, sont d'ailleurs bai- gnées d'érotisme.

Cependant, le plaisir n'est pas le bonheur, loin de là. On s'en lasse vite. Rien de plus monotone. Alors les fem- mes sont volontiers malades. Elles passent des journées entières sur leur chaise longue, un flacon de sels à por- tée de la main. Le corset comprime trop. Les fards sont toxiques. L'abus de parfums, la cuisine épicée n'arran- gent rien. Les médecins sont débordés.

Le célèbre Tronchin conseille à ces déliquescentes : « Frottez vos parquets, bêchez vos jardins, mar-

chez, courez. Quand vous serez exténuées, nous reparle- rons de vos affections vaporeuses. »

Correspondances, Mémoires, tous les documents attes-

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tent le malaise des femmes. C'est une lamentation conti- nuelle sur l 'engourdissement de leur curiosité, le déclin de leur énergie vitale. Elles souffrent de l'ennui.

Le « néant » est un mot qu'elles ne trouvent pas exa- géré pour dépeindre ce « sommeil de mort », auquel elles succombent : « Je suis tombée dans le « néant ». Je retombe dans le « néant ». Etc.

C'est ce substantif qui vient sous leur plume, quand elles veulent parler de leur vie quotidienne. Les plus courtisées, les plus entourées n'y échappent pas : La vie les ennuie affreusement.

Madame du Deffand écrit à Horace Walpole : — « Tous les vivants m'ennuient. La vie m'ennuie.

J 'en envie les arbres. Ils ne sentent pas l'ennui. » D'où vient cette misère morale ? C'est de manquer de ce

que Madame du Deffand appelle un « objet », — c'est- à-dire une « raison d'exister ».

Du MARIAGE

Jusqu'à leur mariage, les filles sont élevées au couvent. La discipline y est stricte. Le mariage est fixé d'avance par les parents, voire par le roi s'il s'agit d'une grande famille.

Le fiancé n'est guère consulté, la jeune fille pas du tout. On se marie sans avoir échangé dix mots.

La cérémonie achevée, le mari retourne à ses habitu- des, à ses liaisons. L'indépendance dont il use, il ne la refuse d'ailleurs pas à sa femme. A quoi bon ?

Les mariées sont souvent très jeunes : Mademoiselle de Choiseul épouse son cousin à quatorze ans. On marie Mademoiselle de Bourbonne au marquis de Mesme, à l'âge de douze ans : « Il est très vieux et très laid, dit- elle et je le hais ». Elle retourne à son couvent, le soir de son mariage, en attendant la puberté.

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C'est aussi à l'âge de douze ans que la petite Roche- chouart est mariée au comte de Chinon. Il la quitte après le repas de noces, pour un long voyage.

La Popelinière raconte la première entrevue, au par- loir d 'un couvent, entre un jeune homme et une jeune fille. La mère a dit à sa fille :

— Tout est convenu. Il n'y a plus qu'à signer les arti- cles, avant de vous mener à l'église. Je ne compte pas vous laisser plus de cinq à six jours dans ce couvent. Pendant ce temps, il faut que vous trouviez bon que le comte vienne vous voir tous les jours, afin que vous vous connaissiez.

Mercier estime que Marivaux ment en « montrant sur le théâtre » un gentilhomme courtisant la jeune fille qu'il doit épouser. Chacun sait que les filles de la noblesse restent au couvent jusqu'au mariage et n'en sortent que pour la cérémonie.

Madame d'Houdetot raconte ainsi son propre maria- ge : Monsieur de Rinville était venu proposer à Monsieur de Bellegarde un mari pour sa fille. On prend rendez- vous. La jeune fille va dîner chez Madame de Rinville, où l'on trouve tous les Rinville et tous les Houdetot. Dès le dessert, on parle de mariage.

— Ce jeune homme, demande Monsieur de Rinville, vous convient-il, oui ou non ? Et à votre fille, oui ou non, de même ?

La jeune fille rougit. Madame d'Esclavelles demande le temps de respirer.

— Soit, répond Monsieur de Rinville. Je vais lire les articles du contrat aux parents. Pendant ce temps, les jeunes gens causeront ensemble. Nous ferons publier les bans dimanche. Nous ferons la noce lundi.

Chose dite, chose faite. En passant, on lit, chez le notaire, le projet de contrat. On va faire part du mariage à toute la famille. On retourne ensuite chez Monsieur de Bellegarde, où, le soir même, on signe les articles.

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— Père, demande le fils du président du Parlement de Dijon, est-il vrai que vous avez l'intention de me marier avec Mademoiselle X ?

— Mon fils, répond le père, occupez-vous de vos affaires.

Dès lors, le mari vit dans ses appartements, la femme dans les siens. Si Madame est à Paris, Monsieur est à Versailles.

— Eh bien, va-t-en, dit une femme à son mari qui lui demande de le tutoyer.

Madame d'Epinay conte que sa mère la jugeait sévè- rement quand elle parlait de son mari avec tendresse :

« Est-ce donc un crime, une indécence d'aimer tendre- ment son mari ? Je me sentais embarrassée rien que de prononcer son nom devant ma mère. »

Madame de Maugiron écrit à son mari : « Je vous écris parce que je ne sais que faire et je

termine parce que je ne sais que dire. » Un vicaire général dit un jour à une pénitente : — Si vous voulez vivre tranquille, cachez votre amour

pour votre mari. L'amour conjugal est le seul que la société ne tolère pas.

Comme un amant s'était comporté grossièrement avec sa maîtresse devant le mari de celle-ci, ce dernier dit :

— Madame, si cet homme a des droits sur vous, qu'il vous maltraite quand vous êtes seule avec lui, mais, en ma présence, c'est me manquer.

Lorsque le prince de Charolais surprend Brissac chez sa maîtresse, il lui dit :

— Sortez, Monsieur. Brissac répond : — Monseigneur, vos ancêtres auraient dit : « Sor-

tons ».

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« Quand on vit dans un monde où les mœurs ont été corrompues » conclut Marmontel, « il est difficile de ne pas devenir indulgent à l'égard de certains vices à la mode. L'opinion, l'exemple, les séductions de la vanité et du plaisir faussent le sens du bien et du mal chez une jeune âme. Il faut devenir époux et père, afin de pouvoir mesurer l'effet de ces vices contagieux sur les mœurs de la société. »

Quelques maris eurent, cependant, certaines vengean- ces subtiles. Nesle déclencha une querelle avec sa femme, en présence de son amant, Soubise. Il lui dit :

— Madame, on sait bien que je vous passe tout. Je vais pourtant vous dire que vous avez des fantaisies par trop dégradantes pour des petites gens. Je vous ai vue rentrer chez vous avec votre perruquier.

Il sortit. Madame de Nesle resta avec Soubise qui la souffleta. Monsieur de Nesle, guilleret, raconta l'histoire à toute la Cour.

La femme du bourreau de Soissons était fort jolie. Le lieutenant criminel du Soissonnais, s'en étant aperçu, envoyait le mari pendre au loin, toutes les fois que l'oc- casion s'en présentait.

Mais voici qu'une nuit l'époux expéditif tombe au logis, comme une bombe. Il s'y introduit sans bruit, allume le fourneau, rougit ses instruments, puis entre dans la chambre à coucher, découvre le couple endormi et, d'une main exercée, applique sur l'épaule du galant le fer à marquer les voleurs.

Mais ce ne sont pas mœurs d'aristocrate. Quand un Monsieur ramène une dame chez elle, son

cocher fait habilement la manœuvre dite du « zig-zag », qui adoucit les mouvements de la voiture, tout en allon- geant le trajet.

Dans le Coupable, de Crébillon, le soupirant, aussitôt installé dans la voiture en face de la dame, couvre de

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baisers sa main, qui le repousse vivement. Alors il se repent de son audace impardonnable. Mais, en même temps qu'il verse des larmes, il écarte le petit mantelet de la belle.

— Eh ! Que faites-vous ? s'écrie celle-ci, frappée du contraste entre les paroles et les gestes de son interlocu- teur.

Il ne répond pas et insiste. La bienséance oblige alors la dame à se voiler la face « par pudeur ». En fait, elle perd ainsi l'usage de l'une de ses mains.

Immobilisant aussitôt la seule main qui reste à la défense, le galant peut se livrer « sur les beautés mises à jour à de grands emportements ». Finalement, la dame cesse de gronder et ronronne.

LIAISONS DANGEREUSES

Cependant le séducteur qui a mené à bien son entre- prise ne pardonne point à la femme sa facilité. Désor- mais, elle n'est plus la proie, le gibier. Elle sera l'adver- saire, bientôt l'ennemie. L'homme devient Méchant avec Gresset. Quelles jouissances dans une méchanceté bien fine, bien aiguisée ! Rompre en disant : « J'ai pris du plaisir avec elle et je l'ai quittée en confondant son amour-propre » est le comble de la volupté.

Que de combinaisons, de gradations, de calculs ! Quelles amusantes expériences on peut faire ! Amener

une femme à tromper par dépit celui qu'elle aime. Faire expirer sa vertu « dans une lente agonie ».

— En vérité, vous êtes singulièrement méchant, dit avec admiration un personnage de Crébillon.

La « méchanceté » devient la justification du plaisir sans amour. Le désir même est devenu un masque, le plaisir une comédie. D'ailleurs, où est-il, le plaisir ? Les

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femmes sont généralement frigides. Le plaisir rapide du partenaire occasionnel les irrite.

« Remplies d'inquiétude », elles vont d'essai en essai, de tentative en tentative. Il faut habilement évoquer devant elles, à mesure qu'elles font un nouveau pas dans la corruption, de nouveaux « rêves de débauche », vite éventés d'ailleurs.

Alors, dans ce jeu cruel, les femmes égalent bien- tôt les hommes. Elles les dépassent même. Leurs roue- ries s'élèvent à un degré quasi démoniaque. Les femmes perdent un homme pour le perdre, torturent les femmes honnêtes dont la vertu leur déplaît, font éclater le déshonneur dans les familles.

Elles réalisent la « corruption supérieure », que l'on serait tenté d'appeler idéale, « la luxure du mal ».

Les relations de l'homme et de la femme deviennent un système mutuel de perdition. On ne séduit que pour per- dre, pour avilir.

Les Liaisons dangereuses sont à la morale aristocrati- que de la France du XVIII siècle ce que le traité du Prince de Machiavel fut à la morale politique de l'Italie du XVI

« On connaît l'histoire », note Tilly. « Une femme est fidèle à son mari. Survient un affreux libertin, le vicomte de Valmont et sa complice, la marquise de Merteuil. « Valmont fait le pari de séduire la chaste épouse et gagne son pari. La marquise le somme aussitôt de rom- pre. Il obéit. L'abandonnée meurt de désespoir. »

Le libertinage « devenu jeu de société » ne sort pas de l'imagination de Laclos. Son livre est un portrait impi- toyable, presque insupportable, mais vrai.

Tilly affirme qu'il n'a eu qu'à « déshabiller la cons- cience d'une grande dame de Grenoble » pour trouver la marquise de Merteuil.

De tout cela, Sade ne sera que l'aboutissement dans la folie.

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Il n'y a qu'à ouvrir le journal de Tilly pour y trouver plusieurs exemples de cette subtile haine des sexes :

« Ma perfide maîtresse, Adeline, m'adjoignit le petit Sartine, tombé depuis sous le glaive robespierrien.

« Je fus surpris de recevoir un jour une lettre, avec une bonbonnière, sur laquelle était son portrait, que j'avais oublié chez elle. Elle contenait un congé formel écrit comme on les écrira jusqu'à la fin du monde : « On comptait sur l'amitié ». C'était charmant.

« Vexé d'être quitté si platement, je devins furieux de vengeance. J'obtins une entrevue, au cours de laquelle elle me promit de vivre « uniquement pour moi ». Cette repentance tue mon amour et ne laisse en mon cœur qu'un désir : celui de la vengeance.

« Pour être bien sûr de mon fait, j'ai rendu les soins à sa plus mortelle ennemie, Mademoiselle Du Fayel, per- sonne aimable, ayant assez de grâce pour faire oublier ses galanteries et assez de figure pour accompagner son esprit. »

Elles se détestaient et demeuraient dans la même rue. C'était une vengeance soignée :

« J'arrange mon plan d'attaque. J'écris à l'une que je suis forcé d'aller à la campagne, à l'autre que je serai ce soir à ses ordres.

« Tout réussit. Me voici redevenu le nouvel amant de mon ancienne maîtresse. Tendres serments, amoureux délires, délicates excuses sur le passé, rien n'y manque. Le matin vient. C'est odieux de se séparer déjà.

« — Tu m'aimes donc ? lui dis-je. « — Plus que jamais. « — Tu ne voudrais plus me quitter ? « — Plutôt mourir. « — Meurs donc, car j'en aime une autre et tu ne me

reverras pas. » Il fait demander « un souper et un déjeuner » chez

Mademoiselle Du Fayel, pour le lendemain :

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« Minuit va sonner. C'est l'heure du plaisir. Nous som- mes presque endormis quand on frappe. C'est Adeline et Monsieur d'Hénin, qui, ayant soupé chez elle, veut me rendre raisonnable et me ramener à ses pieds.

« — Ouvrez, crie dans l'antichambre une voix furieuse, ouvrez, indigne rivale qui m'avez volé mon amant ! Et toi, monstre, tu verras !

« Dignité de la part de Mademoiselle Du Fayel, menace de se plaindre à la police, pour violation de sa maison à une heure indue, pour le scandale donné à un voisinage respectable dont on était considéré.

« Je fais une toilette rapide et gagne un petit escalier qui conduit à une chambre haute.

« Après d'assez longs débats, la délicieuse Adeline, appuyée sur le bras de Monsieur d'Hénin, accompagnée d'une amie, suivie d'une confidente et précédée d'un laquais portant un flambeau, se retire en ordre de bataille.

« La dédaignée fut assez enfant pour être malade de dépit. Moi, après avoir montré mon cabriolet pendant huit jours à la porte de sa rivale, je remerciai Mademoi- selle Du Fayel de sa politesse et je fus ailleurs.

« Il me revint qu'Adeline faisait grand bruit de tout cela. Ce fut ma nouvelle vengeance d'aimer une jolie per- sonne, attachée au même théâtre qu'elle et pour qui elle avait la haine la plus cordiale. C'était Mademoiselle Rosa- lie. »

Le marquis de Genlis avait été son premier amant. — Mon ami, lui avait-elle dit en sortant de ses bras,

si cela ne me fait jamais plus de plaisir, j'ai pris là un mauvais métier.

« Je mis quelque persévérance poursuit Tilly, infati- gable, « à arriver à cette jolie blonde qui nourrissait une passion pour le prince Joseph de Monaco. »

Il l'intéresse en lui faisant le récit de son aventure avec Adeline et Mademoiselle Du Fayel :

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« Après quelques semaines d'hésitation, deux ou trois lettres me rendirent aussi heureux qu'on peut l'être quand on obtient ce qu'on demande.

« A cette terrible nouvelle, la fière Adeline perdit la tête. Son désespoir fut sans borne. Des ambassadeurs très graves furent députés.

« Enfin, après les plus risibles pourparlers, il fut arrêté, stipulé et convenu que ces dames se réconcilie- raient et que je serais seul réputé monstre de noirceur parmi mes contemporains.

« Ma nouvelle maîtresse fit chorus avec mes anciennes amours. Quand je la revis, il me fallut bien du travail pour regagner le terrain que l'entrevue de ces deux sou- veraines m'avait fait perdre.

« Mon nouveau ménage avec Rosalie allait à merveille. Mais c'était un ciel obscurci par bien des nuages. Le prince Joseph de Monaco n'était pas mon seul rival. Un autre homme aimait celle que j'aimais « éperdument ».

« Au reste, cette chère petite devint grosse. Chacun de nous rêva à la paternité et se trouva un cœur préparé à toutes les illusions du sang. Une fille naquit. On dit qu'elle me ressemblait. Je n'en sais rien et je n'en sau- rai jamais davantage, à moins que beaucoup de choses que nous sommes condamnés à ignorer sur ce globe nous soient révélées à la résurrection. »

On est surpris du mal que ces gentilshommes se don- nent pour nuire et faire de la peine. La méchanceté est devenue l'assaisonnement nécessaire à la vie sexuelle.

On s'affiche. Toutes les fois qu'une grande dame prend un nouvel amant, elle le conduit à l'Opéra, le présente, l'authentifie en quelque sorte. L'Opéra est le centre offi- ciel des manifestations amoureuses.

Dans Paris, on s'exhibe un peu partout en galante com- pagnie. Les Tuileries sont un jardin de rendez-vous, où les toilettes défilent sans cesse. Sur les boulevards, la chaussée est encombrée de voitures aux noms étranges,

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éclairées la nuit par des laquais porte-flambeaux : Dor- meuses, paresseuses, berlingots, cabriolets, diables, wiskys.

Le débridement sexuel conduit les seigneurs et les bel- les aristocrates à se laver, ce qui ne se faisait pas sous Louis XIV et guère sous Louis XV.

Les bains à la manière antique sont bientôt à la mode. Les grandes dames blanchissent leur eau avec du lait d'amande et reçoivent leurs visiteurs dans leur baignoire.

Certaines maisons de bains connaissent une telle vogue, qu'on y loue sa place à l'année.

Rue Saint-Lazare, les bains Tivoli ont la spécialité des « bains prénuptiaux ». La veille du mariage, un bain au Tivoli est une preuve de qualité, de raffinement. On y mélange à l'eau du bain, des épices et des plantes aro- matiques. Après le bain, on masse le futur époux avec de l'huile à la cantharide et autres aphrodisiaques. La séance se termine par une collation de truffes cuites au champagne. Et voilà le jeune homme fin prêt pour le sacrifice.

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II

LA « NOUVELLE HÉLOISE »

A ce monde usé par de faux plaisirs et que se disputent les égoïsmes d'une société à l'agonie, Rousseau va apporter de nouvelles raisons de vivre et d'espérer.

Diderot, déjà, a donné à sa fille, à la veille de son mariage, ces conseils inattendus :

« Votre bonheur est inséparable de celui de votre époux. Vous avez le pouvoir de vous rendre l'un et l'au- tre heureux ou malheureux. Réservez toutes les manifes- tations tendres de vos sentiments, l'un envers l'autre, dans l'intimité de votre foyer, si vous souhaitez éviter le ridicule et les remarques désobligeantes.

« Je n'ai pas à vous demander d'être vertueuse, cela me briserait le cœur si quelques soupçons d'une conduite immorale, qui est si répandue aujourd'hui, venait à être relevés contre vous. »

Et Destouches dans les Philosophes mariés, a parlé du « beau titre d'époux » :

Qui me fait tressaillir lorsque je l'articule Et que les mœurs du temps ont rendu ridicule.

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Dans l' Encyclopédie, le mariage est défini comme « l'union volontaire conjugale entre un homme et une femme, contractée par des individus libres ».

Mais ces conceptions raisonnables ne sont pas un remède suffisant. Un traitement de choc s'impose.

C'est par le truchement de Rousseau que le siècle le plus libertin va inventer le romantisme. La Nouvelle Héloïse est à la source de cette spectaculaire révolution.

« Un jour, racontera Madame de Genlis, Madame de Blot, si mesurée d'ordinaire, commença un éloge si emphatique de la Nouvelle Héloïse que l'on fit cercle autour de la table. S'animant à mesure qu'elle parlait, elle finit par s'écrier qu'il n'existait pas une femme véri- tablement sensible qui n'eût besoin d'une vertu supé- rieure pour ne pas consacrer sa vie à Rousseau, si elle pouvait avoir la certitude d'en être aimée. »

L'influence incroyable de Rousseau, sur l'esprit des femmes, le culte véritablement amoureux dont elles l'en- tourent, Madame de Blot les exprime parfaitement.

La Nouvelle Héloïse bouleverse littéralement un milieu où le libertinage atteint au délire. Les femmes du monde retrouvent, comme par un coup de baguette magique, le sens (et le regret) de l'honnêteté. « Ce que Voltaire est à l'esprit de l'homme, Rousseau l'est à l'âme de la femme » diront les Goncourt. « Il lui redonne la vie. » Elle était désespérément vide. Comme par miracle, les « sources de vie » coulent à nouveau.

A ce monde que rongent l'égoïsme et la haine, Rous- seau rend (sans le vouloir sans doute) une force passion- née, qui porte en germe le mouvement romantique. Un vrai philtre d'amour. L'amour apparaît brusquement comme un sentiment inconnu, en somme désirable, idéal et, au sens propre du mot, ravissant.

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Voyant son objet « parfait », l'amant en fait son « ido- le ». Il lui écrit à genoux, sur du papier « baigné de pleurs ». C'est un délire sacré, auquel la Nouvelle Héloïse convie les lecteurs, en des pages qui tremblent « comme un premier baiser ».

« La femme », dira plus tard Madame Roland, « qui a lu la Nouvelle Héloïse sans s'être trouvée transformée après cette lecture n'a qu'une âme de boue. »

Il ne s'agit pas, d'ailleurs, de chercher le bonheur, mais de s'exalter à tout prix, de se transcender.

Le véritable amour est le plus chaste de tous les liens. C'est son « feu divin », qui sait « épurer nos penchants naturels » en les concentrant vers un seul « objet ». C'est lui qui nous arrache aux tentations et qui fait qu'excepté l'objet unique de notre passion un sexe n'est rien pour l'autre.

Pour une femme « ordinaire », un homme reste un homme. La pauvre ! Pour celle qui aime, il n'existe point d'autre homme au monde que son amant.

Un amant n'est-il qu'un homme ? Non ! Il est un être bien plus sublime :

« Elle et lui sont les seuls de leur espèce. Ils ne dési- rent pas, ils aiment. Le cœur ne suit point les sens, il les guide. Il couvre leurs égarements d'un voile délicieux. Il n'y a d'obscène que la débauche et son grossier langage. Le véritable amour, toujours modeste, n'arrache point ses faveurs avec audace. Il les dérobe avec timidité. Sa flamme honore et purifie toutes ses caresses. »

Le mariage doit être le plus libre et le plus sacré des engagements. Toutes les lois qui contrarient le don volontaire et réciproque sont abominables. Tous les pères qui l'osent combattre sont des tyrans. L'amour, sublime volonté de la Nature, ne peut être soumis ni au pouvoir politique, ni à l'autorité paternelle.

Le « rang » se connaît par le mérite et l'union des cœurs par leur choix réciproque. Ceux qui se basent sur

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la naissance ou les richesses sont des « perturbateurs de l'ordre divin ». Ce sont eux qu'il faut punir.

Si l'amour n'exige pas, la raison peut choisir, à la rigueur. Mais si l'amour exige, c'est que la Nature a choisi. Telle est la loi qu'il n'est pas permis à l'homme d'enfreindre et que la considération des états et des rangs ne peut abroger sans qu'il en coûte « des malheurs et des crimes ».

Rousseau réussit cette révolution en traitant le sujet, éculé en apparence, du père qui empêche sa fille d'épou- ser celui qu'elle aime et la marie à un autre.

La duchesse de Polignac doit interrompre sa lecture, « sinon elle se serait trouvée mal ». Une autre lectrice reste huit jours au lit, malade.

Les lecteurs ne sont pas moins transportés. Les uns pour absorber l'ouvrage « sans trop de dommage » ont dû ne lire, chaque jour, que quelques pages — comme sur ordonnance.

C'est qu'on revient de si loin ! Roustand laisse éclater son enthousiasme : « Il faut

étouffer, il faut pleurer ! Il faut vous écrire qu'on étouffe et qu'on pleure. »

Un nouveau code moral et sentimental surgit illico, tout armé : « L'amour est privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne. Pour en sentir le prix, il faut que le cœur s'y complaise et qu'il nous élève en éle- vant l'objet aimé.

« Otez l'idée de perfection, vous ôtez l'enthousiasme. Otez l'estime et l'amour n'est plus rien.

« Comment une femme pourrait-elle honorer un homme qui se déshonore ? Comment pourra-t-il aimer celle qui s'est abandonnée à un vil corrupteur ? Ils se mépriseront mutuellement. L'amour ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce.

« Ils auront perdu l'honneur. Ils n'auront point trouvé la félicité. »

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L'amour « romantique » passe, sans transition, de la littérature à la vie. En 1765, Madame du Deffand, qui s'est tant ennuyée, a soixante-huit ans. Elle est aveugle. Elle tient à Paris, un « salon » réputé. Elle y reçoit, un jour, Horace Walpole. Elle ne le verra jamais, puisqu'elle a perdu la vue.

Sa correspondance avec Horace Walpole comporte deux mille lettres. Etrange illustration de la nouvelle ère que ce long amour platonique entre une vieille dame et un brillant gentilhomme anglais :

« Je vis un bonheur que j'ai cru chimérique. Qu'im- porte d'être vieille et aveugle ? Je suis aimée ! Qu'im- porte que tout ce qui nous environne soit sot et extrava- gant ? Répétez-vous mon âge et mes malheurs et dites- vous qu'il ne tient qu'à vous, malgré tout cela, de me rendre heureuse. »

Et cela continue pendant des années : « Mon âme a les mêmes besoins qu'elle avait à cin-

quante ans. Elle était dégagée des impressions des sens, dont Monsieur Crébillon est un si vilain peintre. J'avais alors et j'aurai jusqu'au dernier moment de ma vie besoin d'aimer et de l'être. »

Elle a quatre-vingt-un ans ! « Je jouis d'un bonheur que j'ai toujours désiré et que

j'étais toujours prête à croire une chimère : Je suis aimée. »

Julie de Lespinasse, gouvernante de Madame du Def- fand, est la maîtresse de d'Alembert, puis elle tombe fol- lement amoureuse de Guibert. Elle lui écrit (en 1772) :

« Je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, avec transports et désespoir. J'existe parce que je vous aime. Vous savez bien que, quand je vous hais, c'est que je souffre avec un degré de passion qui égare ma raison, comme Pauline de Polyeucte. Il est singulier d'ajouter que vous êtes l'homme au monde auquel je me soucie le moins de plaire. »

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Car, même si l'on n'a pas quatre-vingt-deux ans, ce n'est plus sensuel qu'il convient d'être, mais sensible. Sentir (et souffrir si possible) devient l'intérêt primordial de la vie. Il est bon de passer la nuit dans les larmes et le jour dans l'inquiétude.

On va au théâtre pour pleurer. Le plus petit chagrin nous montre le « sublime » de la douleur.

Les amants éclatent en imprécations véhémentes : « Je brûle de l'excès même de mon délire. Mes genoux

fléchissent. Mes pieds chancellent. Mes yeux se troublent. Je me meurs ! Je conjure les vents de déraciner les chê- nes et de les précipiter sur ma tête. »

Car Rousseau fait sortir les amants des boudoirs pour les lancer dans le vent. Soleil, fleurs, paradis perdu des champs et des bois. Ils vont associer le ciel, la terre et l'orage à leurs passions frénétiques.

Vernet reçoit aussitôt des commandes de paysages, avec cascades, ruines, troncs d'arbres, des paysages « sau- vages ». Finis les jardins à la française. Fini Fragonard.

Bientôt, on exagère : Madame de La Galissonnière, héritière de Madame de

Pompadour, avait, pour ami passionné un certain Mon- sieur de Genaive, toujours ténébreux, toujours crotté, toujours muni d'un gros bâton et toujours accompagné d'un caniche affamé qui n'était pas moins sale que lui :

« On n'avait jamais pu deviner, disait Madame de Coislin, de quelles couleurs étaient le linge du maître et le poil du chien. »

Ce Genaive apprend la mort de sa bien-aimée. Le voici qui force les portes de sa maison jusqu'à la chambre à coucher. Le corps de la défunte y est étendu sur une table et « dans un état affreux », car les médecins viennent de l'autopsier.

Genaive se précipite sur le cadavre de Madame de la Galissonnière, en arrache le cœur qu'il entortille dans

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son mouchoir sale. Il met le tout dans sa poche et s'en- fuit.

— Vous devriez envoyer le cœur de votre pauvre amie à ses parents, qui sont en droit de vous faire un procès, lui conseilla un jour Madame de Coislin.

— Si vous saviez ce qu'il est devenu, répondit-il « d'un air sombre et sauvage ». Je l'ai posé sur une malle, en arrivant dans ma chambre. Je me suis couché, je me suis endormi. Le lendemain matin, je m'aperçus que le mou- choir était tombé sur le carreau. Je saute à bas de mon lit. Mon chien avait mangé le cœur de ma bien-aimée. J'ai tué la bête à coups de couteau, mais je n'ai rien retrouvé. Rien du tout. Je me suis souvenu que j'avais oublié de donner à manger à ce chien depuis deux ou trois jours. Quelle aventure romantique, n'est-ce pas, Madame ?

— Effectivement, répondit gravement Madame de Coislin. On pourrait faire de cela un roman au goût du jour. C'est un joli dénouement pour une intrigue amou- reuse.

C'est une longue histoire d'amour romantique que celle de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers.

La comtesse de Sabran était veuve, quand elle rencon- tra le chevalier « un peu peintre, un peu musicien, un peu poète ». Tous deux atteignaient la quarantaine. Ils tombèrent amoureux l'un de l'autre. Le chevalier refusa d'épouser la comtesse, car il était pauvre.

Afin d'acquérir une fortune suffisante, il brigua le poste de gouverneur du Sénégal. La comtesse, qui l'eût épousé sans fortune, lui écrivait à Dakar :

« Vous avez mis un terme à ma vie le 22 novembre 1785, le jour même où vous avez embarqué. Votre ambi- tion a tout détruit et je désespère. Les deux remèdes pour oublier l'amour, le temps et l'absence, n'ont pas le moin- dre effet sur moi. »

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Le chevalier répondait : « Si j'étais beau, si j'étais jeune, si j'étais riche, si je

pouvais vous offrir tout ce qui rend une femme heureuse à ses yeux et à ceux du monde, vous auriez partagé mon nom depuis longtemps. Mais un peu d'honneur et de considération ne peuvent compenser mon âge et ma pau- vreté. »

Une autre lettre du chevalier est plus touchante encore :

« Si je devais éprouver un regret, par-dessus tous les autres, ce serait à la pensée que je suis resté prudent jusqu'au dernier moment, alors qu'un moment d'impru- dence aurait pu être la source de nos plus douces conso- lations. Ne nous laissons pas aller à trop y penser, cela me ferait venir à haïr la vertu. »

La comtesse de Sabran, qui marie sa fille Delphine avec le jeune Custine, écrit à Boufflers, au lendemain du mariage :

« Ah ! si seulement j'étais à la place de ma fille et vous à la place de mon beau-fils, après avoir obtenu, comme eux, la permission de l'église, car autrement, comme dit Saint Augustin, « c'est l'œuvre du démon et cela mène en enfer. »

Nous retrouverons plus tard ces amants héroïques.

Une autre touchante histoire est celle de la princesse Louise de Condé, arrière-petite-fille du grand Condé. Elle a les cheveux bouclés, le teint clair, de grands yeux, une charmante bouche. Elle est « belle à la manière des rei- nes. Il semble que la nature lui ait prodigué toutes les grâces. Elle est recherchée à Versailles pour sa beauté ».

Faisant une cure à Bourbon-l'Archambault, elle ren- contre La Gervaisais, modeste officier de Monsieur. Il a vingt ans. Elle en a vingt-huit.

Elle passe, à Bourbon-l'Archambault, six semaines de cure, du 25 juin au 11 août 1786.

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A peine Louise et La Gervaisais se sont-ils aperçus que, tout de suite, ils comprennent « que c'en est fait d'eux ». C'est le coup de foudre. Hélas ! Elle est cousine du roi, la première princesse du sang après Madame Royale et Madame Elisabeth. Il n'est qu'un modeste officier sans grand avenir.

La cure se poursuit. Ils se rencontrent, font des prome- nades ensemble. Elle raconte à La Gervaisais comment elle est devenue abbesse de Remiremont, ce qui lui donne droit, dans les cérémonies, au grand manteau et à la croix.

Ils s'avouent leur amour sans espoir. Ils vivent un rêve merveilleux, sans lendemain, mais n'y veulent point penser.

Entre deux rencontres, elle lui écrit : « Mon ami, mon tendre ami. Je vous aime et c'est pour

toujours. » Et un autre jour : « Bonjour, tendre ami de mon cœur. Aimez toujours

votre vilaine. J'ai fait un rêve, un beau rêve. Celui d'une maison simple située au pied d'un mont. Une demeure à l'écart, non loin des bois. »

Six semaines de promenades dans les bois, dans les vignes, autour de la station thermale, font chuchoter l'entourage. Les gouvernantes, les majordomes, les chan- celiers s'inquiètent. Mais Louise s'échappe chaque jour pour rejoindre son bien-aimé et se promener avec lui, le regarder, l'écouter.

Le 11 août 1786, la cure se termine. Ils vont être sépa- rés :

« J'ai une telle envie de pleurer qu'il me semble que je ne pourrai plus dire un mot sans que je fonde en larmes. Oh mon ami, aimez-moi bien » lui écrit-elle.

Le prince de Condé arrive en grand équipage pour chercher sa fille. Louise monte dans la berline et s'as- sied derrière son père :

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« La lune donnait sur moi et m'éclairait le visage, écrit-elle à La Gervaisais. J'ai été obligé de me tenir longtemps penchée pour éviter sa clarté. J'ai eu cepen- dant assez de force pour empêcher mes larmes de cou- ler. Bourbon-l'Archambault, les petites maisons, les vignes, qui avaient été, tant de fois, nos compagnes, la main dans la main, tout cela me fuyait. La berline allait et tout s'effaçait dans la nuit. »

A Paris, dans l'hôtel de la rue Monsieur, elle ne vit plus que dans la pensée de l'absent adoré. Elle lui écrit :

« Oh mon ami, comme je voudrais que vous puissiez lire dans mon cœur. »

Du fond de sa garnison bretonne, le jeune officier éperdu d'amour l'assure qu'il est « à elle pour jamais ».

Pourtant des rapports ont été fait à Condé. Il constate la mélancolie de sa fille. Elle refuse d'aller au bal. Il l'interroge. Elle ne répond pas. Il y a près d'elle, outre Monsieur le Prince, son père, le duc de Bourbon, Madame de Monaco (et tous ces gens-là sont avides de connaître son secret), quand elle reçoit une lettre de son bien- aimé :

« Oh mon ami, comme je vous aime ! Quelle bonne let- tre j'ai reçue ce soir ! J'avais du monde, quand on me l'a apportée. J'ai eu la force de la mettre froidement dans ma poche et de ne la sortir qu'au bout de dix minutes. »

La correspondance continue. Louise voudrait faire entrer Gervaisais aux gardes françaises, ce qui le rap- procherait de Paris. Mais les démarches qu'elle entre- prend mettent la puce à l'oreille de Condé. On enquête. Quel est donc ce capitaine de toute petite noblesse ? Louise s'enferme dans sa chambre et refuse d'aller à Ver- sailles :

« Mon ami, écrit-elle à La Gervaisais, je crois que nous avons eu tort de ne pas dissimuler davantage, à Bour- bon. La méchanceté n'a pas de bornes. Il serait possible que la Cour, vus mon rang et mon état, s'en mêlât sour-

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dement et trouvât moyen de nous séparer pour jamais. » La Gervaisais restera dans sa lointaine garnison. Louise

n'aura plus le droit de lui écrire, ni de recevoir de let- tres de lui. Elle lui écrit pourtant une dernière fois :

« 0 mon ami, j'ai réfléchi à notre liaison. Moins de trois semaines ont suffi à la former pour toujours. J'ai des sanglots dans le fond de mon cœur. En le connais- sant bien, je connais le vôtre.

« Tous deux sont loin de profaner les sentiments qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Jusqu'à ce moment, ils ont été purs, ces sentiments. Peut-être le seront-ils encore longtemps. Mais si jamais, 0 mon ami, nous nous revoyions...

« Voici pourtant la dernière lettre que vous recevrez de moi. Faites-y un mot de réponse, pour que je sache si je dois désirer de vivre ou de mourir. »

Elle renonce au monde. On ne la verra plus nulle part. Mais la Révolution éclate. Les Condé quittent la

France. C'est pourtant l'époque où la vie eût pu rappro- cher La Gervaisais de Louise. Mais elle n'aura plus jamais de nouvelles de son bien-aimé. Passent la Ter- reur, le Directoire. Vient l'Empire. L'exil continue.

En 1802, à Varsovie, Louise entre en religion, chez les Bénédictines. Elle devient Sœur Marie-Joseph de la Misé- ricorde.

A la Restauration, elle revient à Paris, au monastère de l'Adoration Perpétuelle. Elle y meurt le 10 mars 1824.

Ceci dit, n'oublions pas que la Nouvelle Héloïse a paru en 1761 — et Les Liaisons dangereuses en 1782 : Le liber- nage et la cruauté ont eu, malgré Rousseau, la vie dure.

Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre paraît en 1787. Nouveau bain de fraîcheur. Le succès de ce livre est inouï. N'est-ce pas le triomphe absolu du « chaste amour » ?

Les enfants nés en 1788 seront baptisés Paul et Virgi-