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Texte pour le volume sur (An)amnesia movies Stratégies mémorielles dans les films d’(an)amnèse commerciaux (1997-2007) Par Walter Moser, Université d’Ottawa L’expression anglaise (an)amnesia movies comporte à la fois amnésie – perte de la mémoire et anamnèse – récupération/rétablissement de la mémoire. On va parler ici de films qui combinent ces deux moments de la vie mémorielle, qui parlent d’oubli et de mémoire en figurant ces deux versants de la mémoire souvent dans une séquence narrative : quelqu’un tombe dans un état amnésique, a oublié, et cherche à récupérer la mémoire, à se ressouvenir. On se situera avec cette problématique mémorielle dans un fond thématique qui a alimenté les productions artistiques de mémoire d’homme. Ce qui est nouveau, peut-être, c’est l’importance accordée à l’oubli, comme versant négatif de la mémoire, cette peur de l’état amnésique, le plus souvent figuré dans ces films comme un état pathologique produit accidentellement. I. Pourquoi l’oubli? Nous vivons dans une conjoncture politique et morale qui a tendance à faire du « devoir de mémoire », du « travail de la mémoire » une espèce d’impératif. Cela pourrait mener à un oubli de l’oubli. Ou à faire de l’oubli un terme négatif, binairement et polairement opposé à mémoire. Et surtout à nous induire à ne penser l’oubli que comme une perte de mémoire et, par conséquent, comme une négation de la mémoire. Or, il me semble que l’oubli « mérite mieux ». Qu’il faut reprendre la question de l’oubli pour la libérer de cette logique trop dichotomique et trop manichéiste.

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Texte pour le volume sur

(An)amnesia movies

Stratégies mémorielles dans les films d’(an)amnèse commerciaux (1997-2007)

Par Walter Moser, Université d’Ottawa

L’expression anglaise (an)amnesia movies comporte à la fois amnésie – perte de la mémoire et anamnèse – récupération/rétablissement de la mémoire. On va parler ici de films qui combinent ces deux moments de la vie mémorielle, qui parlent d’oubli et de mémoire en figurant ces deux versants de la mémoire souvent dans une séquence narrative : quelqu’un tombe dans un état amnésique, a oublié, et cherche à récupérer la mémoire, à se ressouvenir. On se situera avec cette problématique mémorielle dans un fond thématique qui a alimenté les productions artistiques de mémoire d’homme. Ce qui est nouveau, peut-être, c’est l’importance accordée à l’oubli, comme versant négatif de la mémoire, cette peur de l’état amnésique, le plus souvent figuré dans ces films comme un état pathologique produit accidentellement.

I. Pourquoi l’oubli?

Nous vivons dans une conjoncture politique et morale qui a tendance à faire du « devoir de mémoire », du « travail de la mémoire » une espèce d’impératif. Cela pourrait mener à un oubli de l’oubli. Ou à faire de l’oubli un terme négatif, binairement et polairement opposé à mémoire. Et surtout à nous induire à ne penser l’oubli que comme une perte de mémoire et, par conséquent, comme une négation de la mémoire. Or, il me semble que l’oubli « mérite mieux ». Qu’il faut reprendre la question de l’oubli pour la libérer de cette logique trop dichotomique et trop manichéiste.

Je mobiliserai deux raisons pour revenir sur l’oubli comme un devoir de pensée et de réflexion.

1. la nécessité systémique de l’oubli comme moment du transfert culturel

D’abord, dans le travail de recherche sur les transferts culturels que je mène depuis quelques années déjà, il s’est avéré que l’oubli est incontournable. Non pas comme un obstacle, mais comme un moment constitutif de la totalité du processus de transfert si celui-ci doit réussir. Il n’est alors plus marqué négativement comme un accident regrettable, mais prend une valeur positive comme une nécessité opérationnelle.

Quelques exemples : pour que le lys des Bourbons puisse devenir un symbole identitaire sur le drapeau québécois, il faut oublier qu’il était, auparavant et encore, un symbole de la monarchie française, comme une visite à la Sainte Chapelle à Paris le montre amplement. De même, pour que les pâtes alimentaires deviennent un mets typiquement italien et puissent marquer l’italianité à travers le monde, il faut oublier qu’elles faisaient partie, bien avant et pendant longtemps, de

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l’alimentation chinoise. Finalement, les patates : pour que les Kartoffeln puissent connoter fortement la cuisine allemande, il faut oublier qu’il s’agit en fait d’un aliment d’origine américaine que les colonisateurs européens ont importé en Europe.

Regardons cela de plus près et un peu plus systémiquement. On peut découper tout processus de transfert culturel, qui transporte des matériaux d’un système culturel donateur à un système culturel récepteur, comme un processus qui se déroule en trois phases. Il y a d’abord le moment de la sélection et du prélèvement dans le système donateur. Il est suivi d’un moment de déplacement – le transfert-transport proprement dit – avec possibilité d’entreposage-archivage pour une durée indéterminée. Finalement, ce matériau est réinséré dans un nouveau système qui finira pas l’intégrer en lui conférant sens et fonction dans la logique de ce système récepteur.

Pour que ce processus puisse réussir, c’est-à-dire pour que le matériau puisse fonctionner dans le système d’accueil, en devenir même une partie intégrante, voire identitaire, il faut qu’au moins une partie de son appartenance au système de départ, c’est-à-dire son identité originaire soit oubliée, effacée au cours de ce processus. On pourrait même en faire une règle générale : plus l’identité originaire du matériau est oubliée dans le processus, plus ce matériau sera disponbile pour une réinsertion réussie dans un nouveau système.

2. Dans la conjoncture du Memento! et Zachor!, penser aussi l’autre côté – un peu oublié - de la mémoire : l’oubli

Ce qui est vrai pour le cas particulier des transferts, peut être généralisé pour toute la vie culturelle et peut s’appliquer aussi, bien au-delà, dans la vie sociale, politique, historique. Il est vrai que, dans des situations particulières, il y a lieu de combattre l’oubli pour qu’une société ne devienne pas amnésique par rapport à un passé problématique, voire traumatisante. C’est le cas aujourd’hui, par exemple, dans les nations latinoaméricaines qui sont sorties récemment d’un régime militaire et se trouvent dans l’obligation « to come to terms » avec un passé que d’aucuns préféreraient frapper opportunément d’un oubli stratégique. Mais d’une manière générale, il paraît intellectuellement plus intéressant de penser l’oubli non pas comme l’opposé ou la perte de la mémoire, mais bien plutôt comme une fonction qui fait intégralement partie de la faculté humaine de mémoire. Il s’agirait alors de penser l’oubli comme faisant partie d’une économie globale de la mémoire qui serait à articuler comme une dialectique « oubli-et-mémoire ».

Cette dialectique peut, schématiquement, se situer dans deux cas de figure offrant un arrière-plan sur lequel elle s’articule. Dans le premier cas, nous avons affaire à une culture de la mémoire. Le cas normal y est la mémorisation, le travail de la mémoire qui est pratiqué et valorisé en principe. Dans une telle culture de la mémoire, tout potentiellement est enregistré, retenu dans la mémoire. On se trouve dans une société mémorisante qui aurait tendance à produire des individus comme Jorge Luis Borges en a fictionnalisé un dans son récit « Funes el memorioso » : incapable d’oublier, le protagoniste de ce récit enregistre tout dans sa mémoire, jusqu’au dernier détail. Le résultat est une espèce d’hypermnésie, une sur-saturation de la mémoire qui ne permet plus à Funes de fonctionner dans la vie normale. Dans une telle société ou culture, l’oubli peut apparaître alors à la fois comme une espèce de péché et comme l’autre qui devient objet de désir. Et l’on est porté à développer des méthodes pour apprendre à oublier, et atteindre un état d’oubli en vue de rétablir un équilibre entre les deux fonctions de la mémoire. Ou, comme le propose

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Nietzsche dans ses Considérations intempestives on doit apprendre à oublier afin de pouvoir agir et atteindre un état de bonheur.

L’autre cas de figure est celui d’une société oublieuse, dont les membres tendent en principe et tout naturellement à glisser dans l’oubli. C’est sur cette arrière-plan d’une absence de mémorisation qu’interviendra alors l’effort civilisatoire qui implanterait le travail de la mémoire : « il faut activement apprendre à se souvenir, à ne pas perdre la mémoire, à développer une culture mémorisante! » Il faut développer une éthique de la mémoire, ce qui donne lieu à des injonctions attribuées soit à une instance transcendante, soit à une espèce de surmoi. « Zachor! » est l’injonction de Dieu adressée à son peuple dans l’ancien testament, tandis que les sociétés modernes ont choisi, sous diverses formes, un « memento! » qui comporte le devoir de mémoire adressé à chaque membre d’une telle société. Un exemple : le « Je me souviens » sur la plaque d’immatriculation québécoise qui transmet, sous une forme grammaticale (« je ») qui implique chaque sujet individuellement, mais qui est en réalité une injonction qu’impose le collectif national moyennant le ministère des transports. Et ce, contre une tendance qu’auraient les sujets de cette communauté nationale d’oublier le contenu identificateur d’un certain passé collectif.

Pour notre analyse, cette distinction schématique est à contextualiser dans une situation historique plus concrète, comme celle que décrit Andreas Huyssen dans Twilight Memories pour la contemporanétié occidentale. Son diagnostic est paradoxal. D’une part, il observe une pléthore de mémorisations, une Mémoire saturée comme le constate aussi Régine Robin dès le titre d’un de ses récents ouvrages. Font partie de cet excès de mémoire le récent développement fulgurant de la muséologie et l’augmentation de musées de toutes sortes; les cérémonies de mémorisations périodiques « administrées » par des communautés et par des collectivités, mais surtout par les États nationaux; la mode des séries nationales des « lieux de mémoire », d’après le modèle français développé par Pierre Nora; la culture et le travail du devoir de mémoire instaurée à la suite des grands traumatismes collectifs du 20e siècle.

D’autre part, dans les mêmes sociétés, il observe une culture amnésique. Plusieurs phénomènes en interaction entre eux constituent cette culture : une perte de la volonté et de la capacité d’intégrer passé, présent et avenir dans l’expérience des sujets individuels et collectifs; une tendance concomitante à rétrécir l’expérience temporelle à la frange étroite de la crête du présent qui chevauche la mer du temps; faire du présentéisme une valeur et vertu qui consiste à valoriser l’intensité du moment présent, son corrolaire négatif étant la perte de profondeur historique et une réutilisation jouissive des matériaux du passé sans conscience de leur identité historique; l’émergence d’une génération no past et no future; tout cela étant partiellement conditionné par des développements technologiques qui imposent, de par la configuration de certains nouveaux médias de masse, la temporalité du in real time et du live. C’est dans ce contexte contemporain du « trop » et « trop peu » mémoriel simultané qu’apparaissent les (an)amnesis movies qui feront l’objet de ce travail. On ne saurait les situer d’emblée dans l’un ou dans l’autre versant de ce paradoxe mémoriel, car ils articulent tant la perte que la récupération de la mémoire. Ce qui est certain, c’est qu’ils sont là pour articuler, dans cette situation, la question de la mémoire.

II. Et le cinéma (commercial)?

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Mais que vient, et que peut faire le cinéma commercial pour articuler cette question, pour la traiter, et même pour nous aider à penser la culture mémorielle dans laquelle nous vivons? Ici, le « nous » dépasse la communauté des chercheurs et les cercles des intellectuels, pour rejoindre une collectivité bien plus vaste : le nous récepteur d’un média de masse.

Il est important de rappeler qu’on ne parle pas ici du cinéma expérimental, qui, lui aussi, traite la problématique de la mémoire. Mais ce cinéma renonce volontairement, ou refuse catégoriquement d’être un média de masse. Il s’adresse à un public restreint. Je prends ici comme exemple le travail hautement intéressant que fait Chris Marker sur la question de la mémoire. On le trouve dans des ouvrages comme La Jetée (1962), un film fait sur base de photos, Immemory (1996) et Level 5 (1997), ces deux derniers des CD-ROMs.

Non, il est bel et bien question ici du cinéma commercial : ce cinéma qui produit, offre et vend du entertainment, donc un produit fait pour la consommation. Et, pire encore pour certains, un produit qui vise à faire des bénéfices. Il fait d’emblée partie de « l’industrie culturelle », qui, selon les penseurs de l’École de Francfort contribue à l’« indoctrination » du peuple consommateur.

Que le champ de la culture connaisse une différentiation interne qui s’exprime, entre autre, par une hiérarchisation est un fait incontestable, mais de là à considérer certains secteurs de la vie culturelle comme plus élevés ou plus nobles que d’autres et à exclure les produits culturels considérés low brow/bas de gamme, tel que le cinéma de masse, du champ d’intérêt et donc d’objets du chercheur, c’est un pas que je ne veux pas faire. Je plaide, bien au contraire, pour qu’on réintègre le cinéma commercial dans l’ensemble de la vie culturelle contemporaine et qu’on observe le travail spécifique qu’il est capable de faire sur la problématique oubli-et-mémoire. Il s’agit de comprendre comment ce travail s’insère dans le paysage culturel plus général.

Je m’appuierai ici sur la thèse luhmanienne qui voit les médias de masse - dont le cinéma – comme remplissant des fonctions importantes dans le système social.1 Parmi les médias de masse, le cinéma est peut-être celui qui a une dimension plus particulièrement sociale, du fait que le spectacle cinématographique a, comme le théâtre, lieu dans des endroits semi-publics où il s’adresse à un public collectif.2 Certes, le cinéma commercial offre et vend un entertainment, mais cela ne l’empêche pas de traiter des troubles, des problèmes ou des dysfonctionnements qui ont surgi dans la vie sociale. Quand le système social connaît des irritations qui représentent potentiellement une menace pour son fonctionnement normal, le film peut les prendre en charge, les articuler et proposer des solutions. Il peut même proposer des manières de réinsérer dans le social ce qui semble vouloir en sortir. Bien sûr, en tant qu’œuvre fictionnelle, il procède sur une voie qui reste séparée du réel et qui se tient dans la modalité logique du « comme-si ». Il procède par narrativisation et par spectacularisation; il peut produire des effets de réel, sans pourtant se confondre avec la réalité. Mais son travail de possibilisation du réel n’en a pas moins un impact indirect sur le réel social, dans la mesure où il permet de le représenter dans la pluralité de ses

1 Niklas Luhmann, Die Realität der Massenmedien. 2 Aujourd’hui, il faut reconnaître que le système du home movie a introduit une spectature privée, ce qui fait perdre au cinéma cette dimension sociale.

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évolutions possibles. En plus, à qui pencherait à discréditer la fonction de entertainment que ce cinéma assume tout au long, je tiens à rappeler la leçon du Bertold Brecht du Petit organon : oubliez de vouloir instruire, enseigner, donner à penser si vous ne réussissez pas d’abord à divertir le public en lui donnant du plaisir (vergnügen).

Il en est ainsi avec la question de « oubli-et-mémoire » qui comme le diagnostic de Huyssen le montre est devenue une problématique sociale importante de nos jours : comment les sociétés et les individus en tant que sujets sociaux peuvent-ils gérer leur fonction mémorielle? Il s’agit là d’un thème « classique », récurrent à travers les âges, mais qui revient aujourd’hui avec une insistance particulière étant donné notre situation paradoxale par rapport à cette question. En particulier aurons-nous à réinsérer dans le social les retombées de nouvelles modalités et accents de cette question qui ont, entre autre, trait à de nouvelles technologies d’archivage, de médiation et de communication, à des expériences extrêmes de trauma collectif, à l’augmentation de maladies de dégénérescence qui s’attaquent à la capacité mémorielle des individus, au phénomène de la fausse mémoire et – peut-être plus que jamais – à des tentatives politiques de manipulation de la mémoire – pour ne donner que cette rapide symptomatologie.

En fait, un nombre considérable de films récents, depuis une dizaine d’années et de diverses origines nationales, annoncent dans le titre même un traitement de la question « oubli-et-mémoire » :

Alejandro Amenábar, Abre los ojos, Espagne-France-Italie, 1997, 117 min

Francis Ford Coppola, Youth without Youth, USA, Allemagne, France, Italie, Roumanie, 2007,

124 min

Michel Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, USA, 2004, 108 min

Aki Kaurismäki, , Mie vailla Menneissyykä (L’Homme sans passé), Finlande, 2002, 97 min

Francis Leclerc, Mémoires affectives, 2004, Québec, 101 min.

Doug Liman, The Bourne Identity, USA, 2002, 119 min.

David Lynch, Mulholland Drive, USA, France, 2001, 124 min

Christopher Nolan, Memento, 2002, USA, 113 min

Hirokazu Koreeda, Wandâfuru Raifu (After Life), Japon, 1999, 118min

La liste n’est, certes, pas complète. Il s’agit d’une sélection qu’on a considérée pour ce travail. Mais déjà ces neuf films permettent de faire l’hypothèse qu’un véritable genre cinématographique s’est développé:  (an)amnesia movies. Ces films traitent toujours la même problématique mais avec un éventail de variations extrêmement riche. Pourtant deux topoi se détachent de cette figuration filmique de « oubli-et-mémoire » :

1er topos : la figuration individualisante

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la question de l’(an)amnèse est figurée par un personnage humain qui l’illustre à travers son expérience subjective. Elle suscite de l’intérêt à partir d’une personne humaine, sous la forme d’un vécu individuel-subjectif.

2e topos : la figuration narrativisanteLes films ont recours à la narration d’une même séquence. Elle commence par un événement qui représente un accident ou une catastrophe pour le protagoniste. Qu’il s’agisse d’un accident de voiture (comme dans les cas de Mémoires affectives, Abre los ojos, Mulholland Drive), d’une attaque violente (comme dans les cas de L’homme sans passé, Bourne Identity, Memento, bien que ce cas s’avère plus complexe par la suite), d’une électrocution (comme dans le cas de Youth without Youth), cet accident se solde toujours par la perte totale ou partielle de la mémoire. Le prochain épisode de l’histoire, souvent le plus long, consiste en la tentative de récupérer la mémoire. Et finalement, le récit enregistre le résultat : échec ou réussite de l’anamnèse.

La question de la mémoire est donc, le plus souvent, figurée dans une individualisation narrative, ou dans une narration individualisante. Ce sont des « histoires de cas » mémorables, exceptionnelles (« il arriva que… ») qui peuvent même avoir une valeur rhétorique de exemplum.3 On raconte un cas particulier, mais tout en lui donnant une valeur et signification générale. On représente et problématise une question générale ayant trait à la mémoire, mais tout en la concrétisant dans une histoire particulière.

Ce sont aussi des « cas » au sens clinique de la psychopathologie : un cas de « dissociated amnesia » (Bourne Identity), un cas de « anterograde memory dysfunction » (Memento), un cas clinique de « memory erasure » qui est en vérité un cas de science fiction (Eternal Sunshine of the Spotless Mind) et le cas de l’accident par électrocution devient un cas médical d’hypermnèse exceptionnel (Youth without Youth). On observe de la sorte, dans ces films, un discours médical clinique inséré dans la fiction, soit avec une grande vraisemblance, soit sur le mode de la science fiction. Ce discours, qui est souvent rajouté en supplément ou redoublé par un spécialiste dans les special features quand il s’agit d’un dvd, donne de la crédibilité, de la légitimation à la fiction. Il connecte la fiction à la réalité non-fictionnelle et produit ainsi un effet de vérité, de réel, en véhiculant un savoir médical vulgarisé tel qu’on le trouve dans des émissions de santé du média de masse qu’est la télévision ou dans des publications telles que le National Geographic Magazine qui présentait justement un dossier sur « oubli-et-mémoire dans son numéro de novembre 2007 : « Memory : Why we remember. Why we forget », (pp 32-57).

Ces histoires fictionnelles d’(an)amnèse peuvent adopter plusieurs codes esthétiques en termes de vraisemblance, c’est-à-dire d’adéquation représentationnelle par rapport à un « réel » socialement reconnu. Un code réaliste leur permet d’assumer le plus directement leur fonction sociale qui consiste à faire face aux irritations et menaces du système. Il fait accroire au spectateur que cela s’est vraiment passé, ou du moins que cela aurait pu se passer ainsi. La plupart des films hollywoodiens (dans notre échantillonnage surtout Bourne Identity et Youth without Youth, dans une moindre mesure Mulholland Drive) fonctionnent plus ou moins selon ce contrat esthétique.

3 Comme c’était le cas des grandes causes juridiques qui ont circulé sur plusieurs circuits de récits exemplaires.

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Le code fantastique, par contre, fait intervenir dans l’univers fictionnel, en plus du monde « réel », la présence d’une autre logique de fonctionnement, contredisant celle de ce qui nous est familier. On a alors affaire aux dissonances de deux mondes possibles qui, en principe, s’exluent, mais qui sont amenés à coexister dans la fiction. Tout le film japonais After Life est basé sur la modalité de représentation de type fantastique : il met en scène, dans un cadre hautement réaliste, des personnages qui, selon la logique de l’histoire, viennent de mourir et se préparent à une vie après la vie. Le plus grand effet de ce film consiste à faire évoluer ces personnages de la manière la plus « normale » dans une situation totalement invraisemblable. Il y a une imbrication complète de deux mondes possibles qui devraient en principe s’exclure.

De la mémoire individuelle à la mémoire collective

Un autre aspect esthétique intéressant dans les (an)amnesia movies est la manière dont certains films articulent, ou du moins suggèrent, le passage de la mémoire individuelle à la mémoire collective. Comment une telle figuration, en principe centrée sur un un protagoniste individuel, et sur un événement unique, peut-il passer de la mémoire individuelle à la mémoire dite collective ? Plus exactement : comment une l’histoire d’un cas individuel peut-elle atteindre une validité qui implique une collectivité et, par conséquent, rejoindre la dimension collective de la mémoire?

Le film québécois Mémoires affectives est un bon exemple pour fournir des réponses à ces questions. Le film raconte l’histoire d’Alexandre Letourneur, un vétérinaire québécois qui, après avoir été frappé par une voiture, tombe dans un coma profond et se trouve longtemps entre la vie et la mort. Quand il récupère sa santé physique, il reste dans un état amnésique grave. La manière dont son histoire est traitée suggère fortement que la figure d’Alexandre Tourneur est une allégorie nationale et qu’on a avantage à l’interpréter en tant que telle,4 pour peu qu’on veuille capter la plénitude de son sens.

En réalité, au-delà et en plus de son cas individuel, le protagoniste de ce film figure les enjeux de « oubli-et-mémoire » au niveau de la nation québécoise. Il figure le sujet collectif « le Québec ». Ceci ne saurait être relégué à une intervention herméneutique qu’on pourrait attribuer à des décisions plus ou moins arbitraires des interprètes, mais est fortement suggéré par un réseau dense d’éléments qui traversent le film dans son entier. Il y a d’abord une pluralité de « lieux de mémoire » québécois : les pylones d’Hydro-Québec, la plaque d’immatriculation québécoise avec sa devise nationale « Je me souviens », le paysage hivernal de la région de Charlevoix, la présence des églises catholiques dans les villages québécois. Ensuite, il y a la relation aux « autres » du Québec : l’ « autre interne » l’Amérindien montagnais, présent par sa langue; mais aussi « l’autre externe » : les États Unis et l’Ontario, présents par un jeu de plaques d’immatriculation intégrées dans l’intrigue du film.5

4 Cf. le texte de Fredric Jameson qui développe la théorie de l’allégorie nationale dans la littérature du Tiers Monde. 5 Dans Hiroshima mon amour aussi, les deux personnages principaux représentent, en plus de leur « histoire personnelle », celle de leurs pays. Elle, la souffrance par exclusion, lui, la souffrance par le cataclysme atomique.

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Une autre stratégie pour faire le saut de la mémoire individuelle à la mémoire collective consiste à choisir des protagonistes qui, en plus de leurs caractéristiques individuelles, présentent des traits idéal-typiques. Ces traits permettent alors d’attribuer à leurs actes une valeur générale dépassant leur personne et rejoignant une vérité supra-individuelle. Voici quelques exemples : le héros de Bourne Identity, Jason Bourne représente le sujet formé par l’institution CIA : il a subi une programmation-subjectivation institutionnelle qui a déterminé son comportement comme « une deuxième nature » et dont il est difficile pour lui de se libérer. Pour ce qui est d’Alexandre Letourneur, le héros de Mémoires affectives, on vient de voir qu’il représente certaines valeurs sociales et certains enjeux de la société québécoise en général. Aussi ses comportements sont-ils perçus comme typiques du Homo quebecensis d’aujourd’hui. Le héros de L’Homme sans passé, quant à lui, figure, par son cas individuel, les mécanismes d’inclusion/exclusion qui prévalent dans les institutions du monde occidental moderne. Le film montre que, ayant oublié son nom, il n’a plus d’identité civique et n’a, de ce fait, plus accès ni aux services sociaux étatiques ni aux services des banques qui sont des entreprises privées. Joel et Clementine, les deux protagonistes de Eternal Sunshine in the Spotless Mind, représentent par leur comportement une configuration de sujet contemporain qu’on pourrait qualifier de postmoderne ou appartenant à la génération X (fun society, demande d’intensités momentanées, instantanéité, discontinuités, instabilité morale).

Le film japonais After Life présente encore une stratégie tout à fait particulière, et donc originale, pour opérer le passage de l’individuel au collectif. Il obtient ce passage par un saut qualitatif issu d’un cumul quantitatif. Comme il met en scène une vingtaine de personnages individuels, des deux sexes et de tous âges, il finit par représenter toute une époque de l’histoire japonaise, et par là aussi les enjeux sociaux spécifiques de cette époque. C’est ainsi que la représentation accède à une valeur collective par un cumul de cas individuels.6

III. Mise au point conceptuelle : mémoire – archive – média

Ces films offrent, dans leur fictionalisation narrative, un terrain fertile qui donne à penser les différences catégorielles entre mémoire et archive, d’une part, et mémoire et média, de l’autre. Indirectement, les différences entre archive et média sont aussi impliquées.

Mémoire n’est pas archive Tous ces films montrent, chacun à sa manière, que mémoire n’est pas archive, mais que le processus mémoriel a besoin d’archives et de média pour pouvoir s’activer. La mémoire est une faculté humaine, en premier lieu attribuée au sujet individuel qui s’active dans des opérations, dans des processus « intérieurs » au sujet humain. Dans ce sens, on est en droit de se demander si, au sens rigoureux du terme, il peut y avoir, une mémoire collective et, si oui, à quel sujet ou à quelle instance on doit alors l’attribuer.7 Le travail de la mémoire est donc en premier lieu de nature psychique. Et surtout : il a rigoureusement lieu dans le présent, tout en s’appuyant sur des matériaux provenant du passé. Pour la médiation entre passé et présent, la mémoire a besoin de

6 On peut observer le même procédé au début de Central do Brasil de Walter Salles : le cumul des récits inviduels finit par tracer un portrait social du Brésil de l’époque. 7 Il est à rappeler ici que même Maurice Halbwachs à qui l’on attribue souvent l’élaboration du concept de « mémoire collective » a plutôt parlé des « cadres sociaux de la mémoire (collective) ».

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s’appuyer sur des supports extérieurs. Un de ces supports, peut-être le plus important, c’est l’archive.

L’archive Pour penser l’archive, je m’appuie ici sur les livres de Jacques Derrida,8 Mal d’archive, de Wolfgang Ernst, Das Rumoren der Archive. Ordnung aus Unordnung9 et de Giorgio Agamben Qu’est-ce qu’un dispositif?.10 Chez Derrida, qui a par ailleurs tendance, comme son sous-titre «Une impression freudienne» l’indique, à penser l’archive trop exclusivement comme appartenant à une médialité de l’écriture et de l’inscription, ce qui intéresse pour notre argument, c’est son insistance sur le fait que l’archive est extérieure au système psychique et qu’elle est matérielle. À la suite de ces deux caractéristiques de base, j’ajouterai qu’une des exigences fonctionnelles principales qu’on adresse à une archive c’est qu’elle soit durable. Elle comporte toujours un minimum de technicalité, parfois beaucoup, comme nous le savons des archives électroniques et numérisées de nos jours.

L’archivage doit permettre le stockage et le rappel (retrieval) de données, dans la mesure du possible sans les altérer. L’archive peut être publique ou privée, elle est souvent bien gardée, si ce n’est secrète. Elle demande une gouvernance qui gère sa constitution techno-matérielle, son accès, les droits qui y sont reliés ainsi que les pouvoirs reliés à constitution, gestion et accès. De ce fait, la gouvernance des archives, surtout publiques ou semi-publiques, implique toujours une dimension politique.

D’où, dans les récits filmiques, la nécessité angoissante de l’amnésique de se constituer des archives dans la foulée de ses expériences, immédiatement après des événements qui lui arrivent et qui risquent de s’évanouir, afin que la mémoire défaillante puisse y prendre appui.

Archive et médiaLes (an)amnesia movies sont d’une riche intermédialité. De fait, ils mettent en scène la mobilisation de beaucoup de média dans le processus de fonctionnement normal de la mémoire, mais surtout dans les tentatives de récupérer l’activité mémorielle (anamnèse).

Les médias « médiatisent » entre le présent et le passé, ils présentifient du passé, en rendant présentement accessible des matériaux provenant du passé. Dans ce sens, il peuvent faire cause commune avec l’archive en contribuant à traduire l’événementiel en durable, l’évanescent en persistant. Mais le média, à son tour peut fonctionner in real time, c’est-à-dire dans une temporalité évanescente, et a alors, à son tour, besoin d’archivage pour atteindre la durabilité de l’archive.11 Le recours à divers média, dans ces films, s’avère incontournable pour faire fonctionner la mémoire. Plus radicalement, l’activité mémorielle sans un quelconque support médiatique apparaît une impossibilité. Plus particulièrement, le recours aux médias d’inscription,

8 Paris : Galilée, 1995.9 Berlin : Merve, 2002.10 Paris : Payot & Rivages, 2006.11 Par exemple, un appel téléphonique peut être enregistré sur un support durable et alors être « archivé ». Des médias tels que la radio et la télévision ont tous leurs propres archives.

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d’impression, d’empreinte donne lieu à des objets permanents qui font fonction d’archives qui s’avèrent indispensables pour déclencher, puis appuyer de manière plus durable les opérations de la mémoire. Mais, contrairement à ce que Derrida semble suggérer en parlant d’archive, on observe que bien d’autres médias peuvent intervenir dans la même fonction et se partager en quelque sorte le travail avec l’écriture et l’inscription.

Intermédialités filmiques

Voici quelques exemples : Il y a d’abord l’oralité, et plus particulièrement, le récit oral auquel les personnages de plusieurs films ont recours pour retenir le vécu qui menace de s’effacer dans l’amnésie. Comme il a les caractéristiques de la performance momentanée, il est sujet à de la mutabilité. De ce fait, à moins d’être enregistré et donc fixé techniquement comme c’est le cas dans des archives de folklore par exemple, il se prête donc à des manipulations. Le récit oral rapportant un fait vécu peut être changé à volonté, surtout s’il s’adresse à une personne amnésique. C’est le cas dans Memento, quand Natalie, après une altercation avec Lenny, le protagoniste, sachant que celui-ci oublie au fur et à mesure ce qui se passe, revient lui donner opportunistement une version orale des faits complètement changée par rapport à ce que le spectateur vient de voir. Également dans Mémoires affectives, certains personnages changent leur récit oral du passé selon leur humeur et bon plaisir, mais surtout selon leur désir de manipuler le passé face à une personne amnésique qui n’a aucun moyen de contrôle sur la justesse de ce qui se dit. Dans ce sens, l’oralité s’avère être un média extrêment peu fiable pour l’amnésique qui cherche à y appuyer son effort de se souvenir.

L’écriture est plus fiable. En fait, la plupart des personnes frappées de perte de mémoire, y ont recours « pour ne pas oublier ». De même dans ces films, plusieurs personnages ont recours à l’écriture, et par là à des archives écrites, puis aussi imprimées, pour retenir sur papier ce que la mémoire risquerait de laisser s’évanouir. Dominique, le héros de Youth without Youth, écrit fébrilement dans toutes les langues, ce que son état hypermnésique lui dicte. Lenny, dans Memento, également, prend des notes et se promène avec des documents écrits partout où il va – surtout avec son dossier de police et de psychiatrie. Mais tout en utilisant l’écrit pour se créer des archives personnelles et donc pour pouvoir se souvenir de certaines informations importantes, il utilise lui-même les documents écrits pour manipuler le passé. Ainsi a-t-il arraché plusieurs pages de son dossier de police, des pages qui lui rappelaient des éléments de son passé auxquels il ne souhaite pas être confronté.

Un cas particulier, et hautement intéressant, est représenté par celui des tatouages dans Memento. La première fois que Lenny enlève sa chemise, on découvre que son buste est couvert de tatouages. Ce sont des inscriptions sur son corps, faites par lui-même ou par des professionnels, écrits à l’endroit ou à l’envers (à être lues quand il se place devant un miroir). Elles ont toutes une fonction mnémotechnique et lui servent à se rappeler des choses importantes sur sa vie passée. Ces écritures-tatouage constituent une espèce d’archive vivante, gravées sur la peau du sujet amnésique pour l’aider à ne pas oublier son passé.12 Elles sont en principe indélébiles, c’est-à-dire aussi durables que la durée biologique d’un être humain.13 Elles sont mises à jour au fur et à mesure que Lenny collectionne de nouvelles informations pertinentes pour la récupération de la 12 Contrairement à Derrida, je ferais une différence entre ces tatouages (une écriture appliquée à la surface de la peau par une technique d’application d’encre dans l’épiderme à être biologiquement retenu) et les marques de la circoncision (des cicatrices résultant de l’amputation d’une partie du prépuce, donc une forme de mutilation rituelle).

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partie oubliée de sa vie. À plusieurs reprises, le spectateur du film assiste à des scènes de tatouage; tantôt Lenny fait de l’auto-tatouage, tantôt il a recours aux services d’une professionnelle qui exécute ses instructions. Cette manière de procéder le transforme en quelque sorte en archive ambulante et biologique. La surface de son corps devient un aide-mémoire généralisé.

La photographie est un autre média qui intervient dans la constitution d’archives. La photo, une fois imprimée et conservée, acquiert en principe valeur d’archive et reçoit, de ce fait, potentiellement une fonction mnémotechnique. Plusieurs films exploitent cette possibilité pour soutenir le travail de la mémoire. On la trouve dans L’homme qui a perdu la mémoire, où une photographie affichée publiquement de l’amnésique qui a perdu son nom, et par là son identité, permet de l’identifier en lui redonnant son identité civile. Dans Youth without Youth la photographie sert plutôt à rappeler le vécu passé. Le cas le plus intéressant est de nouveau celui de Memento. Lenny le protagoniste porte toujours sur lui une caméra polaroïde, en quelque sorte comme un dispositif de survie. C’est qu’il en a besoin et il s’en sert pour retenir des données essentielles, parfois vitales, de son vécu quotidien : le nom de l’hôtel où il loge, le portrait de ses interlocuteurs. La photographie polaroïde, représente un développement technologique intéressant du média photographique, dans la mesure où elle produit des photographies imprimées instantanées – l’image du papier sortant de l’appareil et de Lenny en train de le sécher pour accélérer la révélation de l’image est fréquente dans ce film. Elle a plusieurs avantages pour l’usage mnémotechnique qu’en fait Lenny : d’abord elle produit une image presque instantanée, ensuite, elle n’a pas besoin de laboratoire (qui rendrait son usage plus complexe et plus lent) pour produire le cliché, finalement, elle produit des clichés format poche, ce qui permet à Lenny de transporter son archive photographique dans la poche de sa veste. Au moment de la réalisation de ce film, la technologie de la photographie numérisée14 existait déjà et était déjà commercialisée, mais elle aurait été moins pratique pour l’usage de Lenny du fait qu’il aurait soit dû avoir recours à un ordinateur ou à une imprimante pour bien voir ses photos, soit toujours manipuler son appareil pour chercher sur le mini-écran de l’appareil les photos pertinentes dans son archive numérisée. Étrangement, la technologie la plus récente aurait été moins utile pour son usage personnel qui était exclusivement mnémotechnique.

Autre aspect intéressant du film Memento : Lenny se rend vite compte que l’archive photographie toute seule ne suffit pas pour soutenir adéquatement la mémoire. Car une photo toute seule ne dit rien sur le moment de sa prise, sur l’identité de la personne qui est portraitée à moins qu’on s’en souvienne. Elle ne prend sens qu’accompagné d’une légende ou d’un récit. Or le problème de l’amnésique est qu’il ne se souvient pas. À quoi lui servirait alors la photo d’une personne dont l’identité, de même que les pertinences contextuelles tombent immédiatement dans l’oubli. Lenny a vite compris cette insuffisance de la photographie pour des fins mnémotechniques, voilà pourquoi il combine ce média avec le média écriture pour constituer une archive mixte : photo avec inscription. À peine la photo polaroïde est-elle sortie de son appareil qu’il prend le crayon pour y inscrire le nom de la personne représentée, en plus d’une information importante sur cette personne, par exemple : « is a liar », « don’t trust him », « is dangerous ». Au fur et à mesure que

13 On trouve cette dépendance d’un support biologique aussi dans Fahrenheit 451 où, pour échapper à la police des livres, les individus d’une communauté qui fait résistance au régime totalitaire, apprennent des livres par cœur. Ce sont alors des personnes-livres, mais le texte du livre disparaît à la mort de la personne, à moins qu’il ne soit transmis oralement à une autre personne. 14 Qui a, aujourd’hui, remplacé la polaroïde.

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son histoire avance et évolue, il est obligé, à répétition, de changer les légendes de ses photos. Son archive photo-scripturale, comme d’ailleurs les tatouages sur son corps, a besoin en permanence d’être mis à jour.

Dans le film After Life, c’est surtout le cinéma qui sert de média mnémotechique. Selon les règles de jeu de l’entreprise mandatée à préparer la « vie après la mort » des personnes décédées, chaque personne doit identifier un seul vécu qu’elle veut garder comme souvenir à jamais, tout en laissant glisser le reste de la vie dans l’oubli. Le choix s’avère difficile pour la plupart des personnes, mais une fois que le choix est fait, une équipe de cinéma se met à l’œuvre pour faire une version cinématographique de ce vécu. Cette équipe travaille avec des moyens technologiques très primitifs. Il s’agit presque de bricolage filmique. Ceci montre que la valeur mnémotechnique du film n’est pas dans sa perfection cinématographique au sens technologique ni dans son réalisme accompli, mais réside dans sa valeur d’évocation mémorielle. Dès que le pilote, par exemple parmi les décédés, peut dire « c’est cela, cela me rappelle exactement la sensation que j’avais en pilotant à travers les nuages », même si les nuages filmés ne sont en réalité que des pelotons de coton maintenu en mouvement par les assistants du réalisateur, le but est atteint. Le film va servir d’aide-mémoire et de signe mémoriel pour déclencher le véritable travail de la mémoire.

Finalement, sont dignes d’intérêt deux cas où le protagoniste a recours à une installation multi-média pour reconstruire son passé. C’est le cas d’Alexandre Letourneur dans Mémoires affectives et de Lenny dans Memento. D’une manière remarquablement similaire, ils utilisent une combinaison de photographies, de documents écrits et visuels, d’inscriptions, le tout arrangé de manière chronologique et fixé sur un mur pour permettre une vue synoptique du déroulement antérieur de la vie. Cette installation est complétée comme un puzzle au fur et à mesure que les données du passé deviennent matériellement accessibles. La seule différence entre les deux cas, c’est que l’installation de Lenny est amovible et qu’il peut se déplacer avec elle, tandis que celle d’Alexandre Letourneur est fixée sur une paroi de son chalet.

Finalement, il faut mentionner un cas particulier qui sort de la catégorie des médias, mais qui acquiert une grande importance dans la relation avec la vie passée. Il s’agit du recours à des objets mémoriels. Ce sont des objets qui, ayant joué un rôle particulier dans la vie d’une personne, sont en quelque sorte chargés affectivement du vécu passé. Plus cette charge est forte, mieux leur présence, perception et contemplation peut évoquer ce passé. Et ceci, dans la plupart des cas, de manière involontaire. C’est le fonctionnement de la madeleine de Proust, dans À la recherche du temps perdu.

Dans le film, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, l’histoire veut qu’un spécialiste ait développé une méthode scientifique pour effacer des contenus indésirables de la mémoire. Sa manière de procéder consiste à utiliser ces objets mémoriels pour activer le contenu mémoriel devenu négatif. Ceci lui permet de tracer une topographie des lieux où ce contenu est inscrit dans le cerveau et de les effacer par la suite, un à un, dans un processus nocturne. La science fiction de ce film transpose de la sorte dans une neuroscience fictionnelle le principe topographique de la plupart des techniques mnémotechniques : on étend dans un espace structuré des contenus discrets de la mémoire pour pouvoir les retenir – et ici, pour pouvoir les effacer.

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Il est donc remarquable avec quelle précision et sophistication ces films commerciaux font état de l’intervention de média et d’archives comme indispensables pour les activités de la mémoire. Sur un plan tout à fait pragmatique, le cinéma semble avoir intégré la leçon théorique selon laquelle la mémoire ne saurait « fonctionner » sans des dispositifs faits de supports extérieurs, matériels et techniques. Si ces dispositifs sont donc montrés à l’œuvre, dans toute leur complexité, comme des aide-mémoires et dans une logique mnémotechnique, le potentiel de leur détournement pour la création de fausses mémoires et pour des fins de manipulation de la mémoire est tout aussi bien illustré dans les mêmes films.

IV. Éléments de l’ésthétique filmique des (an)amnesia movies

Après avoir ainsi montré, et ici et là analysé, quelques éléments d’une Werkästhetik qui s’intéresse à comment est faite l’œuvre filmique, voici quelques éléments d’une Wirkungsästhetik, d’une esthétique de l’effet, qui s’intéresse à l’effet qu’est censé produire sur le récepteur cette œuvre. Pour des fins de dramatisation, mais aussi – plus radicalement – pour des fins de transmission du travail/dysfonctionnement de la mémoire, ces films pratiquent tous une esthétique de l’effet qui vise à transmettre au spectateur l’expérience subjective de qui perd et cherche à récupérer la mémoire. Ils produisent de la sorte quelque chose qu’on peut rapprocher du célèbre paradoxe esthétique de la tragédie. Dans la tragédie, nous éprouvons un plaisir esthétique à vivre par procuration la souffrance d’autrui. De même les (an)amnesia movies impliquent esthétiquement le spectateur afin de le disposer à un travail cognitif sur le fonctionnement de la mémoire. Selon la logique de l’esthétique de Baumgarten,15 ces films m’engagent dans un processus cognitif à partir et à travers mes propres perceptions sensorielles.

En appliquant et exploitant résolument le principe wirkungsästhetisch, ces films ne se contentent pas de raconter l’histoire et les expériences d’un amnésique – ce qui pourrait se faire par exemple à l’aide de rapports médicaux, de documentaires, de témoignages par un tiers, de récits, etc. - mais ils cherchent à me faire faire esthétiquement l’expérience subjective d’un amnésique. Ils cherchent à me faire vivre des troubles de mémoire et à m’exposer de la sorte à la confusion, au chaos, à l’angoisse, mais aussi aux ruses et aux (auto)manipulations de l’amnésique. Ils induisent de la sorte une déstabilisation de l’appareil de perception et de connaissance du spectateur.

Certains films poussent ce type d’esthétique plus loin que d’autres. Les plus radicaux et donc les plus intéressants à ce sujet sont : Mulholland Drive, Eternal Sunshine of the Spotless Mind et Memento.

Memento

Memento est sans aucun doute un des films les plus osés, dans ce sens, le plus radical certainement si l’on considère l’expérience esthétique qu’il nous procure. Non seulement, l’effet de la perte de repères perceptifs et cognitifs y est poussé à son extrême, mais, pour les utilisateurs de la version dvd, l’effet esthétique commence déjà au niveau du « para-film »,16 c’est-à-dire dans

15 Son esthétique est en fait une théorie de la connaissance inférieures, une connaissance qui transite par la aïsthesis, c’est-à-dire par l’opacité du corps. 16 Terme formé à partir de « para-texte » de Gérard Genette.

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le packaging, et donc la mise en marché du film. En fait, la cassette du dvd se présente comme le dossier d’un cas de psychopathologie clinique, avec des effets de réel très poussés : on y utilise des termes techniques du discours médical, on fait une mise en scène de confidentialité avec des passages biffés ou censurés pour une éventuelle publication, il y a des passages écrits à la main, souvent par-dessus le texte dactylographié. Le même jeu de make believe se répète au niveau de l’accès au film principal. Le spectateur doit traverser ce qui a l’air d’être un test psychologique pour accéder au film.17

Une fois qu’on a accédé au film, son esthétique, qui est le principe de plusieurs (an)amnesia movies mais que ce film pousse à l’extrême, consiste à plonger le spectateur subjectivement dans le problème amnésique dont souffre le protagoniste. Il s’agit donc de créer cette expérience déstabilisante avec divers moyens esthétiques propres au média cinéma : ne donner au spectateur aucun « avantage » sur la perception et compréhension qu’a le sujet psychopathologique représenté lui-même. C’est-à-dire nous faire « expérimenter » toutes les incertitudes, les questions, les angoisses, les déceptions, les fabrications imaginaires (fausses mémoires), les fausses décisions de son héros. Voici quelques uns de ces procédés :

Le recours à l’alternance du blanc-et-noir et de la couleur. Même si cette distinction pourrait éventuellement nous aider à organiser notre expérience cinématographique, on ne s’y trouve pas avec certitude dès le premier visionnement. On passe par plusieurs hypothèses sur la signification de cette alternance.

o noir : toutes les scènes où il téléphone dans la chambre d’hôtel, ou : toutes les scènes antérieures au traumatisme? (je crois que cela ne marche pas)

o couleur : toutes les scènes de l’action actuelle, après le traumatisme? Pas sûr.

L’absence de contextualisation, de mise en ordre des scènes à partir d’une instance externe (voix narrative) qui pourrait nous aider à organiser les scènes d’après un système de coordonnées spatio-temporelles et une logique causale. Mais le film ne comporte aucune instance narratrice fiable que le spectateur pourrait prendre comme guide. Le film comporte bien un niveau d’une conscience organisatrice qui veut gagner de la distance cognitive et ordonnatrice par rapport au vécu immédiat. Il s’agit de la voix off de Lenny, accompagnant les images noir-et-blanc. Quand il est seul dans sa chambre d’hôtel, il essaie de s’organiser dans sa détresse, de comprendre son handicap et de faire le nécessaire (les mnémotechniques) pour y remédier. « Try to come to terms with incurable memory dysfunction ». On a ainsi accès à l’intériorité subjective du héros, mais est-elle fiable?

L’usage du téléphone : de longues scènes montrent Lenny, dans sa chambre d’hôtel, au téléphone. Mais on ne sait jamais qui téléphone, ou à qui Lenny téléphone. Jamais, comme c’est le cas dans d’autres films, ce film ne nous donne l’autre bout de l’histoire, l’interlocuteur à l’autre bout du fil. Ou, plus fin, il ne nous donne pas à comprendre la part cachée du dialogue par les réponses offertes. On apprend que Lenny parle à Teddy et que Teddy doit être au service de la police, puisqu’il l’interpelle deux ou trois fois par « officer ». Mais c’est tout, et ne clarifie rien.

17 Personnellement, j’ai mis une bonne demi-heure pour trouver cet accès au film principal. Ce qui peut résulter agaçant – au point que quelqu’un a publié les résultats des tests sur un site internet pour abréger le processus.

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Les inversions chronologiques : nous ne traversons pas du tout l’histoire, le vécu de Lenny, dans un ordre chronologique linéaire, avec des flasbacks bien orchestrés. Le montage décousu et parfois presque non-sensical nous oblige à re-monter le film en rapiéçant des bouts de film dans le sens d’un ordre temporel-causal qui serait le bon, qui nous permettrait en tout cas de nous y retrouver. Souvent nous voyons un bout d’un épisode complètement déconnecté du reste, et, quelques scènes plus loin, ce bout d’épisode s’avère être l’aboutissement de toute une séquence d’action que nous ignorions. Ce film fait donc énormément appel à notre capacité de nous constituer une mémoire comme spectateurs, une mémoire nous permettant d’introduire de l’ordre spatio-temporel et causal dans la narration en reconnectant ce qui apparaît déconnecté dans le déroulement filmique. À nous de travailler pour réorganiser les bouts de récits et de visions offerts dans un grand désordre narratif.18 Notre propre travail mémoriel de spectateur – essentiel pour la compréhension du film – est mis à rude épreuve.Le montage et la fragmentation du « fil narratif ». Le film se compose de « lexies filmiques »19

d’une certaine régularité, ce qui lui donne du rythme. S’y ajoute l’alternance noir-et-blanc/couleur. Mais les « lexies » sont coupées dans le déroulement de l’action de manière apparemment arbitraire et surtout ensuite assemblées selon un principe de composition peu transparent. On en reçoit, cependant, l’explication dans les special features du dvd qui révèlent certains éléments de la facture du film : la séquence en couleur est insérée, morceau par morceau, dans la séquence noir-et-blanc, mais en sens chronologique inverse : de la fin au début de l’histoire! Principe de composition et de montage relativement simple, mais combien déroutant pour le spectateur – toujours dans l’intention wirkungsästhetisch de donner à vivre au spectateur les troubles de mémoire de Lenny. Deux caractéristiques particulières de l’utilisation de la caméra sont à mentionner. D’abord la caméra, par moments, est extrêmement furtive dans ses mouvements, dans son « regard »: elle ne montre qu’un bout, un fragment, une marge de l’image et crée un désir scopique de voir le reste, de voir plus, de voir le tout. Elle nous laisse insatisfaits, avec des énigmes à résoudre. Exemple : la scène qui est à l’origine du traumatisme de Lenny; on ne reconnaît aucun personnage, l’image indistincte de la femme – identifiée par Lenny comme son épouse - sous un plastique viendra hanter Lenny pendant le reste du film. Mais, comme la perception de cette scène-clé est si fragmentaire et incomplète, nous ne savons jamais ce qui s’est vraiment passé. Ensuite, par moments, la caméra suit Lenny de dos et ne nous donne à voir que ce que lui peut voir dans sa perspective. C’est le principe de la caméra subjective qui est ici mise au service de l’esthétique de l’effet amnésique.20

L’insertion et le mélange de différentes temporalités. Par exemple, le parallélisme obtenu par montage alternant entre le cas de Sammy Jankins [Jenkins? Vérifier] et l’expérience actuelle de Lenny. Ce sont des vécus temporellement très distants, mais se trouvent dans une relation de superposition de niveaux logiques et même analogiques. L’énigme à résoudre se formule alors comme suit : Lenny est-il lui-même comme Sammy, même un double de Sammy? Comme

18 Cf. à ce sujet ce que dit Robert Musil, dans l’Homme sans qualités sur l’ordre narratif épique : le fil rouge de la narration qui permet de dire avant que, pendant que, après que et de ramener, de la sorte, la complexité de la vie à la monodimensionalité épique. Déjà dans la première moitié du 20e siècle Musil disait cet ordre en crise, c’est-à-dire en désaccord avec l’ordre de la vie moderne. 19 Cf. les segments narratifs que Roland Barthes distingue comme « lexies » dans son livre S/Z. 20 J’ai analysé ce procédé esthétique dans les promenandes audio-visuelles de Janet Cardiff, en retraçant une généalogie de la culture visuelle qui remonte jusqu’aux personnages-silhouette peints de dos au premier plan par Caspar David Friedrich (à paraître dans la revue Intermédialités, numéro thématique « exposer ».

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Sammy autrefois, ainsi Lenny aujourd’hui? Une hypothèse plus osée qu’on est peu à peu amené à formuler : Sammy n’est qu’une figure transférentielle de l’imaginaire de Lenny et qui le protège de son propre passé, s’avère la bonne vers la fin du film.Les flash de mémoire qui tournent autour de la figure de la femme de Lenny et de l’événement traumatisant de son agression nocturne. Ces flashs sont d’une si courte durée que nous ne saurions les percevoir de manière cognitive, c’est-à-dire les insérer dans notre compréhension-interprétation21 du film. Ils ont presque le même statut perceptif que les publicités subliminales qui nous atteignent en-dessous du seuil de la conscience.22

Ce ne sont là que quelques aspects de l’esthétique filmique de Memento, aspects qui contribuent tous à nous mettre dans la peau de l’amnésique et à vivre avec lui et à travers lui, la récupération sinueuse et, comme il s’avère, souvent biaisée de sa propre mémoire. Le disque II de la version dvd nous révèle toutefois une chose importante : cette « esthétique de l’(an)anamnèse » est en grande partie le résultat de la postproduction. C’est ce qu’on comprend quand on voit la version chronologique-linéaire du film. Car le disque II, comportant divers suppléments au film, nous offre une version linéaire qui aurait existé avant le montage wirkungsästhetisch. Cette version est linéaire-progressive : une histoire somme toute banale.

Eternal Sunshine of the Spotless Mind (citation d’Alexander Pope)

À bien des égards, ce film est esthétiquement moins radical, mais il introduit quelques éléments qui sont d’une grande originalité, et qui ajoutent des procédures intéressantes à l’éventail des expédients esthétiques des (an)amnesia movies.

L’intrigue de ce film ne réproduit pas la séquence ordinaire accident traumatisant – amnésie – anamnèse. Elle est, au contraire, centrée sur une histoire de science-fiction selon laquelle un médecin offre un service d’effacement sélectif de la mémoire. Il s’agirait d’un « oubli » médicalement administré et effectué grâce à un appareillage high-tech. La personne qui a fait une expérience désagréable – dans la plupart des cas, il s’agit d’une relation amoureuse douloureuse - peut se faire amputer la mémoire,23 plus exactement le contenu mémoriel qu’est la personne subjectivement perçue comme responsable de cette expérience. L’entreprise qui offre ce service s’appelle – comiquement – Lacunae Inc. (à vérifier), ce qui révèle une dimension légèrement auto-ironique de ce film.

Je tiens à mentionner une chose importante qui découle de l’argument narratif de ce film, mais que je ne saurais analyser ici. La contre-productivité de ce service instantané d’effacement de mémoire se manifeste dans le fait que les personnes avec la mémoire amputée n’apprennent rien et recommencent toujours la même histoire. Elles sont incapables de se former, au sens fort du terme tel qu’on le trouve dans la forme narrative symbolique du Bildungsroman, puisque, aussitôt effacée, leur vécu négatif ne leur sert pas d’apprentissage de vie. Elles apprennent seulement à faire des expériences, momentanées et intenses, mais pas à avoir de l’expérience. 21 Selon Schleiermacher toute interprétation doit être analytiquement construite. 22 En contraste, le film Bourne Identity a recours à un mode de récit de la même rapidité, avec insistance quand même sur quelques moments « allongés » et donc marquants (le regard de l’enfant) quand le protagoniste se souvient enfin explicitement de la scène traumatisante, et que, pour le spectateur, l’énigme mémorielle est résolue. 23 Il faudrait peut-être plutôt parler, avec plus de précision d’une archive mémorielle physiologique.

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L’originalité de ce film réside dans le fait qu’il n’invente pas seulement des stratagèmes esthétiques pour montrer la perception subjective de l’effacement de la mémoire et la résistance subséquente à cet effacement. Mais il montre aussi comment la personne en train d’être oubliée perçoit l’expérience de « l’être oubliée par autrui». Il s’agit là d’un beau paradoxe esthétique du média cinéma qui est contenu dans la problématique générale de re-présenter l’oubli, processus ou résultat. On se trouve ici dans la problématique qu’a traitée Marc Vernet24 dans son livre sur les images de disparition : Comment visualiser l’absence, le vide, la disparition dans un média (audio)visuel? Si « re-présenter » - en principe – consiste à répéter une présence première et pleine. Esthétiquement, le problème n’est pas nouveau : Jean-Jacques Rousseau l’a traité pour la musique en se demandant comment une œuvre musicale peut représenter le silence qui est en principe l’absence de sons. Plus récemment, les artistes qui se sont engagés à créer des monuments pour commémorer l’holocauste se sont trouvés devant la tâche de remémorer une disparition par une représentation sculpturale, ou par une installation.

Le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind propose quelques solutions presque expérimentales à ce paradoxe. Le chapitre 11 du film « montre » ce qui se passe pendant le processus d’effacement. Il montre d’une part la scène assez grotesque de la mise à exécution de l’effacement par une équipe d’assistants quelque peu freaky, ce qui ajoute à l’aspect comique du film. Jusqu’ici, le film reste, esthétiquement parlant, très traditionnel. Mais d’autre part, il propose de visualiser deux choses : du côté de Joel, le sujet sous traitement, il met en scène la tentative de son psychisme de résister à cet effacement en s’accrochant à certains souvenirs agréables. Du côté de Clementine, la personne qui est l’objet de cet effacement, il met en scène les effets négatifs qu’elle subit. Le processus d’être oublié par autrui est visualisé par une espèce d’effacement ontique qui prend la forme de sa disparition de l’image et est narrativisé par un malaise profond de la personne affectée.

En conclusion

Depuis une bonne dizaine d’années, l’importance de la problématique de l’(an)amnèse, « oubli-et-mémoire » qui occupe sous une forme paradoxale l’espace socio-culturel, est reprise et réaffirmée par le film commercial dans différents pays et par plusieurs cinéastes. Elle est traitée comme une thématique récurrente dans des récits traditionnels (séquence : accident – amnésie – anamnèse) mais dans une esthétique remarquablement efficace. Cette esthétique de l’effet, en partie due à l’obligation commerciale de produire des effets forts pour mieux vendre, a recours à des procédés qui vont jusqu’à l’expérimentation filmique.

Un des principes dominants de cette esthétique consiste à mettre le spectateur dans la peau de l’amnésique, c’est-à-dire à lui faire vivre d’une part les affres de l’oubli, sur les plans pratique, psychique et jusqu’à ontique, d’autre part de lui faire ressentir dans la plus grande immédiateté les efforts inimaginables pour recouvrer le fonctionnement normal de la mémoire. Globalement, ce principe vise à subjectiviser l’histoire racontée dans l’expérience esthétique du spectateur cinématographique. Ces films n’ont donc pas seulement recours à des stratégies qui consistent à

24 Vernet, Marc, De l’invisible au cinéma. Figures de l’absence, Paris, De l’Étoile, 1988.

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raconter, représenter, mais aussi – et surtout – à des procédés esthétiquement efficaces conçus pour faire vivre, plonger dedans, faire faire une expérience.

Du point de vue de l’expérience esthétique, le résultat est déroutant pour le spectateur qui est ainsi plongé, délibérément et par « calcul esthétique », dans le vertige amnésique, c’est-à-dire dans une instabilité maximale de la perception et de la cognition. C’est ici qu’intervient la variété presque expérimentale des stratagèmes esthétiques qui ont été identifiés et en partie analysés dans ce travail.

Paradoxalement, tout en nous procurant du plaisir, ces stratagèmes nous demandent un grand effort pour « nous y retrouver » et pour organiser notre expérience filmique en vue de comprendre ce qui se passe tant au niveau narratif qu’au niveau de la problématique traitée. Le poids du travail cognitif est sur nos épaules : à nous de trouver des stratégies de visionnement pour, à la fois, ressentir le plaisir esthétique que nous offre ce genre de film et faire le travail cognitif nous permettant de dépasser l’expérience déstabilisante pour comprendre et connaître l’œuvre, ses enjeux et son fonctionnement. D’où la nécessité de la sémantisation discursive de l’expérience esthétique à laquelle aura contribué ce travail.

Les stratégies esthétiques ainsi identifiées, en plus d’être au service de l’industrie du entertainment, ont également pour effet d’induire en nous un travail de réflexion et de cognition sur les enjeux de « oubli-et-mémoire » dans notre société. Dans ce sens, en effet, le film commercial contribue à nous donner à voir et à penser, dans de multiples variations fictionnelles, un problème de société.