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André DRUELLE Yann POILVETexcerpts.numilog.com/books/9782854800166.pdfbreux. Je ne l'ai pas fait pour deux raisons. Dans un premier temps, et c'est dommage pour Louis Beuve, j'ai

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  • L'ARBRE DÉRACINÉ « Et tout d'abord, que dire de ce

    roman, sinon l 'a t tachement que vous lui portez, parce qu'il raconte une his- toire, imprime à votre cœur, à. votre pensée l'élan de sa propre action, rapi- de, brutale, avec des hiatus de tendre détresse ? »

    André DRUELLE Liberté de Normandie

    « Fine, l 'analyse es t de surcroît écrite dans une langue précise e t d 'une qualité rare en ces temps de laxisme littéraire. »

    Jean VILLETTE Paris-Normandie

    « Ce récit a un profond ton hu- main, il es t chaleureux, mais n 'est-ce po in t dans les moment s difficiles qu 'apparaît la chaleur humaine ? »

    Yann POILVET Armor

    « Un livre sensible, pudique, a rdent : un livre sincère sur un thème difficile. Point de fautes de goût, point de clinquant, point de trompettes. Ce qui fut : la Vérité intime des êtres que broient les pinces du Moloch même, du caractère irremplaçable de ses vic- times. »

    Lucien NEVEU Le Perche

    « Yves Jacob a le sens du récit. Son roman va vite, violent e t doux, selon les courants qui le traversent.

    Jean HUGUET Presse Océan

    « ... peinture incisive e t vraie de l 'atmosphère qui enveloppa toute une époque s 'é tendant de 1939 à 1945; analyse des hommes aussi, e t ce n 'es t pas là le côté le moins pass ionnant de ce t ouvrage. »

    Albert DESILE La Manche Libre

  • LES GRANDS MOMENTS LITTÉRAIRES

    DE NORMANDIE DU XVIIIe SIÈCLE

    A NOS JOURS

  • DU MÊME AUTEUR

    L'Île, roman (1972, Éditions Syndicales).

    La Normandie raconte..., Nouvelles en collaboration avec Jean de La Varende, Michel de Saint-Pierre, André Druelle, etc. (1974, Le cercle d'or).

    L'arbre déraciné, roman (1975, Le cercle d'or).

    Au-delà de la fin du Monde, roman, en collaboration avec Grégoire Brainin (1978, Le cercle d'or).

    © by Éditions Charles Corlet, 1981 ISBN 2-85480-016-8

  • Yves JACOB

    LES GRANDS MOMENTS LITTÉRAIRES

    DE NORMANDIE DU XVIIIe SIÈCLE

    A NOS JOURS

    É d i t i o n s C h a r l e s C O R L E T 14110 Condé-sur-Noireau

  • Nous tenons à remercier les Éditeurs qui ont bien voulu nous autoriser à reproduire dans cet ouvrage les textes des auteurs normands contemporains ou récemment disparus.

    R e c h e r c h e s e t p r é s e n t a t i o n i c o n o g r a p h i q u e s de J e a n MABIRE.

  • Pour JEAN MABIRE,

    en hommage à notre commune réflexion sur l'identité littéraire de la Normandie

  • « Je ne serai grand que de ma foi normande. » Louis BEUVE

  • I N T R O D U C T I O N

    Si la Bretagne a récemment vu Charles Le Quintrec se pencher sur son patrimoine littéraire (1), il m'est apparu avec étonnement que nul en Normandie ne s'était inquiété de dresser un panorama critique des écrivains normands, à l'exception, toutefois, de Jean Mabire qui, depuis trentre ans amassait des documents à cet effet.

    La Normandie n'a pourtant, sur un plan littéraire, rien à envier à son illustre voisine. Poètes, historiens, romanciers, philo- sophes, abondent. Devant l'ampleur de la tâche, et afin de ne pas basculer dans le piège du manuel scolaire, négligeant Pierre Grin- gore, Saint-Evremond, Fontenelle, Malherbe, Corneille..., j'ai reporté exclusivement mon attention sur les auteurs d'imagination et leur modernité. Aussi, ma quête débute-t-elle avec le XVIII siè- cle.

    J'aurais pu multiplier les études, tant nos auteurs sont nom- breux. Je ne l'ai pas fait pour deux raisons. Dans un premier temps, et c'est dommage pour Louis Beuve, j'ai écarté les auteurs régionalistes, patoisants ou folkloriques, mon propos se situant ailleurs. Dans un second temps, j'ai voulu que ce livre fût un livre de référence. C'est la raison pour laquelle j'ai éloigné des auteurs dont la pérennité ne me semblait pas évidente, soit que leur œuvre me fût apparue mièvre ou vieillie, soit qu'elle man- quât de nécessité. J'ouvrirai cependant une parenthèse ici, pour Hector Malot, né à La Bouille, en Seine-Maritime, en 1830, pour souligner que s'il fut un romancier prolifique assez médiocre, il

    (1) l e s g r a n d es heures littéraires de Bretagne ( I d. O ues t France)

  • demeure néanmoins le père d'un chef-d'œuvre de la littérature enfantine : Sans Famille.

    Si les critères du choix opéré dans cet ouvrage reposent sur la Normandie, il n'en n'est pas moins vrai que certains auteurs : Druelle, Gide, Drieu La Rochelle, Fleuret pour ne citer qu'eux, sont nés hors de nos frontières. A Fernand Fleuret qui lui écrivait : « Je ne suis pas né à Saint-Pair et ne suis normand que par la famille de ma mère. » Charles-Théophile Féret répondit : « Soyez donc né à Saint-Pair, je le veux ! »

    Splendide cri de l'âme. Est normand avant tout celui qui, vivant en Normandie, se réclame de la Normandie. « On n'est pas de sa province, écrit avec pénétration J. de Saint-Jorre dans Fer- nand Fleuret et ses amis, seulement par la chance des accouple- ments, on l'est aussi et surtout par le cœur et par le désir rai- sonné que l'on a de se rattacher à elle, et de lui témoigner affec- tion et allégeance. »

    Ainsi que le soulignait Fernand Lechanteur (1910-1971) qui symbolisa pendant toute sa vie l'idée de la réunification et de l'autonomie normande, le tempérament normand concilie deux notions fondamentales : l'ordre et la liberté. En dehors d'Octave Mirbeau, Jean Lorrain et Drieu La Rochelle, on retrouve à des degrés différents ces constantes chez les écrivains normands. Si l'on peut qualifier de monarchistes ou d'hommes de droite La Varende, Michel de Saint-Pierre chez nos contemporains, on ren- contre en revanche des auteurs attachés à une certaine idée de la gauche : Fouchet, Salacrou, Breton, Druelle. Tous se réfèrent aux mêmes notions d'ordre et de liberté. Seule leur conception de cet ordre et de cette liberté diffèrent.

    En réalité, le Normand, dans sa complexité, se situe mal sous les étiquettes, aussi flatteuses fussent-elles. A l'exception de quel- ques auteurs prudents : Casimir Delavigne, Bernardin de Saint- Pierre, Robert de Flers, André Maurois, on découvre chez nos écrivains quelques dominantes fondamentales. Beaucoup d'auteurs normands en effet, sont des précurseurs ou des défricheurs : Ber- nardin de Saint-Pierre invente l'exotisme et le premier roman met- tant en scène des enfants, Flaubert cherche des voies littéraires nouvelles, Edouard Dujardin crée le monologue intérieur, Breton le surréalisme, Paul-André Lesort et Druelle bouleversent les bases du roman actuel, Gide propose un homme nouveau, Grainville le délire baroque, Queneau de nouvelles formes de langage, Barbey un univers extraordinaire de violence et de passions. Le roman feuilleton français doit ses plus belles heures à trois Normands célèbres : Maurice Leblanc, Gustave Le Rouge, Gaston Leroux.

    Parallèlement aux précurseurs, les écrivains normands possè- dent un grand nombre de romanciers traditionnels. Maupassant, Flaubert, Maurois, Prévost, Gautier, Costel, Hérubel, Hougron,

  • La Varende, Fleuret, Hardy, Michel de Saint-Pierre, Mabire, nous content des histoires solidement charpentées, accessibles à tous les publics.

    Chez la plupart d'entre eux, on sent profondément la nostalgie des ancêtres vikings et l'influence de notre climat sur leur pensée. Souvent non-conformistes, tous ou presque cultivent le goût de l'action, de la force, de l'indépendance, de l'érotisme, rendent hommage à l'orgueil et à la solitude. A tort ou à raison, quelque soit son choix politique, à l'image d'un Barbey, d'un Bésus ou d'un Prévost, d'instinct l'écrivain normand recherche l'altitude. Il se veut un exemple, un guide, rarement un membre du troupeau. Tel est ce besoin de se singulariser qu'il aboutit parfois à la démesure, démesure caractéristique chez Mirbeau, Lorrain, Drieu La Rochelle, Féret, Grainville...

    En définitive, la pensée normande se trouve profondément marquée par le sentiment tragique de la vie. Même si celui-ci se dissimule derrière les éclats de rire d'Alphonse Allais, les cocasse- ries de Queneau, l'humour de Salacrou, les rimes de Fouchet ou de Muselli, on retiendra la gravité du propos.

    Vouloir cerner l'âme normande à travers l'œuvre de ses écri- vains devient une nécessité. Car cette âme, aujourd'hui, est agres- sée. Déjà, Barbey d'Aurevilly, Maupassant, au siècle dernier, nous entretenaient dans leurs ouvrages, de celle-ci, mais leur position était plus sentimentale que partisane. La recherche d'une véritable identité est née avec l'ère industrielle, le déracinement. Chassés de chez eux par les exigences d'un labeur qui les appelait ailleurs, les Normands, comme les Basques, les Bretons, les Corses, ont pris conscience de leur identité, et de la faiblesse de cette identité face à un état parisien centralisateur.

    Ainsi, depuis Edelestand du Méril, cousin de Barbey d'Aure- villy, qui s'employa à servir et illustrer le mythe viking en Nor- mandie, s'est développée avec Edouard Le Héricher, Charles- Théophile Féret, Louis Beuve, Fernand Lechanteur, une lutte pacifique pour offrir à la Normandie ce qui lui revient de droit : l'itinéraire spirituel d'une culture qui plonge en partie ses racines dans la vérité nordique et la réalisation d'une juste réunification d'une Normandie enfin maîtresse de son destin.

    Cet élan soutenu aujourd'hui avec force par Jean Mabire, n'a pas fini de susciter des vocations.

    Puisse cette modeste anthologie critique, écrite par un horzain, contribuer à redonner à cette province le goût de son indépen- dance culturelle, et à la rendre plus vivante, plus créatrice, plus entreprenante que jamais.

    Cheux, le 25 décembre 1979.

  • N A T U R E E T E X O T I S M E C H E Z B E R N A R D I N D E S A I N T - P I E R R E

    (1737-1814)

    Qui se souviendrait de Bernardin de Saint-Pierre, aujourd'hui, s'il n'avait écrit Paul et Virginie ? Quelques exégètes, peut-être, qui auraient étudié Voyage à l'Île-de-France ou La Chaumière Indienne, et c'est à peu près tout.

    D'emblée, il faut avouer que je viens de citer les ouvrages essen- tiels de Bernardin de Saint-Pierre qui, s'il fut un auteur à succès, ne fut guère un auteur prolifique, et ses Vœux d'un solitaire, ses Harmonies de la Nature, ses Études de la Nature, ont bien vieilli.

    Grand voyageur, avide de nouveauté, séduisant au physique, Bernardin de Saint-Pierre que l'on a soupçonné de franc- maçonnerie, a parcouru bien des océans, visité bien des pays, et paradoxalement, son récit Paul et Virginie, se situe dans une île qu'il a copieusement détestée : l'Île-de-France. Cette île devait lui être doublement providentielle, puisqu'elle lui inspira également son Voyage à l'Île-de-France avec lequel il allait fonder le genre du

    voyage littéraire. Paul et Virginie apparaît aujourd'hui, à maints endroits, empli

    de pompe et de mièvrerie. Toutefois, ces excès à la mode au XVIII siècle, ne dissimulent pas la beauté du texte et la pureté native des héros. Paul et Virginie est un récit — je n'ose employer le mot roman — qui se lit avec joie. Il y a quelque chose de magique dans ce rêve d'une nature où le péché est exclu, où l'harmonie s'épanouit entre la nature et l'homme, où un Dieu omniprésent veille, éloignant toutes les embûches. Bernardin est le premier écri-

  • vain à avoir mis en scène des enfants dans un roman. Il est le pre- mier à avoir mis tant de force pour nous donner le goût de la nature et de l'exotisme. Cela explique qu'une telle œuvre ait été lue dans toutes les chaumières de l'époque, apportant à son auteur fortune et considération.

    Disciple de Jean-Jacques Rousseau, — la plupart de ses idées sont celles de son maître — Bernardin de Saint-Pierre alliait à un puissant sens de l'observation un esprit avide de chimères. On retrouve ces deux constantes dans l'ensemble de son œuvre. Cet esprit chimérique devait lui créer bien des déboires.

    « Il a tenté, affirme André Bellessort, par d'autres moyens que Voltaire et Diderot, et avec une sensibilité qui lui tenait lieu d'intelligence, une explication intégrale de l'univers ; et il fut per- suadé qu'il avait mis la main dessus. Il a aimé Dieu, ah, je crois bien ! Il l'a aimé comme s'il l'avait inventé. Plus d'obscurité ! Plus d'abîme insondable ! Tous les rébus du Créateur sont déchiffrés. »

    Ainsi, il affirmait que Dieu avait voulu les puces noires pour qu'on puisse les attraper sur notre peau blanche. « Et les puces des nègres ? » interrogea innocemment une certaine Madame Arvède Barine.

    Scientiste, il se couvrit de ridicule en soutenant ses théories con- cernant l'influence des glaces polaires sur les marées et l'allonge- ment de la Terre aux pôles.

    Homme, il fut royaliste avec le Roi, révolutionnaire avec la Révolution ; en 1807, il prononça l'éloge de Napoléon en devenant Président de l'Académie Française. Âpre au gain en vieillissant, avide de pensions et d'honneurs, ce grand voyageur devenu curieu- sement sédentaire, sut toujours se situer du côté du pouvoir.

    La question s'est souvent posée de savoir si Bernardin de Saint- Pierre était ou non un grand écrivain. Monsieur Gustave Lanson qui a étudié ses manuscrits, pense que Bernardin n'a pas l'écriture facile. Son style ne se trouve qu'après des efforts infinis. Pour nous, lecteurs, seul le résultat compte. Or, La Chaumière Indienne et Paul et Virginie — les deux livres que je préfère — sont admira- blement écrits. Ces deux ouvrages sont emplis d'amour pour l'homme, et de clarté. Et si Bernardin de Saint-Pierre n'a pas écrit « une œuvre », il a écrit un livre de précurseur qui marque une date dans la littérature. Beaucoup d'écrivains voudraient pouvoir en dire autant.

  • P A U L E T V I R G I N I E

    Les devoirs de la nature ajoutaient encore au bonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs enfants, fruits d 'un amour également infortuné. Elles prenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain, et à les coucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait. « Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères. » Comme deux bour- geons qui restent sur deux arbres de la même espèce, dont la tem- pête a brisé toutes les branches, viennent à produire des fruits plus doux, si chacun d'eux, détaché du tronc maternel, est greffé sur le tronc voisin ; ainsi ces deux petits enfants, privés de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frère et de sœur, quand ils venaient à être changés de mamelles par les deux amies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur mariage sur leurs ber- ceaux, et cette perspective de félicité conjugale, dont elles char- maient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer ; l 'une se rappelant que ses maux étaient venus d'avoir négligé l 'hymen, et l 'autre d 'en avoir subi les lois ; l 'une, de s'être élevée au-dessus de sa condition, et l 'autre d 'en être descen- due : mais elles se consolaient en pensant qu 'un jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l 'Europe, des plaisirs de l 'amour et du bonheur de l'égalité.

    Rien en effet n'était comparable à l 'attachement qu'ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie ; à sa vue il souriait et s'apaisait. Si Virginie souffrait, on était averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissi-

  • mulait aussitôt son mal pour qu'il ne souffrît pas de sa douleur. Je n'arrivais point de fois ici que je les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer ; elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuelle- ment autour de leurs cous, et endormis dans les bras l'un de l'autre.

    Lorsqu'ils surent parler, les premiers noms qu'ils apprirent à se donner furent ceux de frère et de sœur. L'enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt tout ce qui regarde l'écono- mie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois ; et si dans ces courses une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d'oiseaux se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d'un arbre, il l'escaladait pour les apporter à sa sœur.

    Quand on en rencontrait un quelque part on était sûr que l'autre n'était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j'aperçus à l'extrémité du jardin Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon qu'elle avait relevé par-derrière, pour se mettre à l'abri d'une ondée de pluie. De loin je la crus seule ; et m'étant avancé vers elle pour l'aider à marcher, je vis qu'elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l'un et l'autre d'être ensemble à l'abri sous un parapluie de leur invention. Ces deux têtes charmantes renfermées sous ce jupon bouffant me rap- pelèrent les enfants de Léda enclos dans la même coquille.

    Toute leur étude était de se complaire et de s'entraider. Au reste ils étaient ignorants comme des Créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s'inquiétaient pas de ce qui s'était passé dans des temps reculés et loin d'eux ; leur curiosité ne s'étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île ; et ils n'imaginaient rien d'aimable où ils n'étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occu- paient toute l'activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n'avaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons d'une triste morale ne les avaient remplis d'ennui. Ils ne savaient pas qu'il ne faut pas dérober, tout chez eux étant en commun ; ni être intem- pérant, ayant à discrétion des mets simples ; ni menteur, n'ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés en leur

  • disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants ingrats ; chez eux l'amitié filiale était née de l'amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer ; et s'ils n'offraient pas à l'église de longues prières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l'amour de leurs parents.

    Ainsi se passa leur première enfance comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaient avec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que le chant du coq annon- çait le retour de l'aurore, Virginie se levait, allait puiser de l'eau à la source voisine, et rentrait dans la maison pour préparer le déjeuner. Bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour : alors ils commençaient tous ensemble une prière suivie du premier repas ; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur l'herbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait à la fois des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels, et du linge de table dans leurs feuilles larges, longues et lustrées. Une nourriture saine et abondante développait rapidement le corps de ces deux jeunes gens, et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement de leur âme. Virginie n'avait que douze ans ; déjà sa taille était plus qu'à demi for- mée ; de grands cheveux blonds ombrageaient sa tête ; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage : ils souriaient toujours de concert quand elle parlait ; mais quand elle gardait le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une expression d'une sensibilité extrême, et même celle d'une légère mélancolie. Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui le caractère d'un homme au milieu des grâces de l'adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin, et ses yeux, qui étaient noirs, auraient eu un peu de fierté, si les longs cils qui rayonnaient autour comme des pinceaux ne leur avaient donné la plus grande douceur. Quoiqu'il fût toujours en mouvement, dès que sa sœur paraissait il devenait tranquille et allait s'asseoir auprès d'elle. Souvent leur repas se passait sans qu'ils se disent un mot. A leur silence, à la naïveté de leurs atti- tudes, à la beauté de leurs pieds nus, on eût cru voir un groupe antique de marbre blanc représentant quelques-uns des enfants de Niobé ; mais à leurs regards qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, on les eût pris pour ces enfants du ciel, pour ces esprits bienheureux dont la nature est de s'aimer, et qui n'ont pas besoin de rendre le senti- ment par des pensées, et l'amitié par des paroles.

    Paul et Virginie

  • LE PARIA

    Une nuit que j'étais au cimetière des brames, j'aperçus, au clair de la lune, une jeune bramine à demi couverte de son voile jaune. A l'aspect d'une femme du sang de mes tyrans, je reculai d'horreur ; mais je m'en rapprochai de compassion, en voyant le soin dont elle était occupée. Elle mettait à manger sur un tertre qui couvrait les cendres de sa mère, brûlée depuis peu toute vive, avec le corps de son père, suivant l'usage de sa caste ; et elle y brûlait de l'encens, pour appeler son ombre. Les larmes me vin- rent aux yeux en voyant une personne plus infortunée que moi. Je me dis : Hélas ! je suis lié des liens de l'infamie, mais tu l'es de ceux de la gloire. Au moins je vis tranquille au fond de mon précipice ; et toi, toujours tremblante sur le bord du tien. Le même destin qui t'a enlevé ta mère te menace aussi de t'enlever un jour. Tu n'as reçu qu'une vie, et tu dois mourir de deux morts : si ta propre mort ne te fait descendre au tombeau, celle de ton époux t'y entraînera toute vivante. Je pleurais, et elle pleu- rait ; nos yeux baignés de larmes, se rencontrèrent, et se parlèrent comme ceux des malheureux : elle détourna les siens, s'enveloppa de son voile, et se retira. La nuit suivante, je revins au même lieu. Cette fois, elle avait mis une plus grande provision de vivres sur le tombeau de sa mère : elle avait jugé que j'en avais besoin ; et, comme les brames empoisonnent souvent leurs mets funéraires pour empêcher les parias de les manger, pour me rassurer sur l'usage des siens, elle n'y avait apporté que des fruits. Je fus tou- ché de cette marque d'humanité ; et, pour lui témoigner le respect que je portais à son offrande filiale, au lieu de prendre ses fruits, j'y joignis des fleurs : c'étaient des pavots, qui exprimaient la part que je prenais à sa douleur. La nuit suivante, je vis avec joie qu'elle avait approuvé mon hommage ; les pavots étaient arrosés, et elle avait mis un nouveau panier de fruits à quelque distance du tombeau. La pitié et la reconnaissance m'enhardirent.

  • N'osant lui parler comme paria, de peur de la compromettre, j 'entrepris, comme homme, de lui exprimer toutes les affections qu'elle faisait naître dans mon âme : suivant l 'usage des Indes, j 'empruntai , pour me faire entendre, le langage des fleurs : j 'a joutai aux pavots des soucis. La nuit d'après, je retrouvai mes pavots et mes soucis baignés d'eau. La nuit suivante, je devins plus hardi : je joignis aux pavots et aux soucis une fleur de foul- sapatte, qui sert aux cordonniers à teindre leurs cuirs en noir, comme l'expression d 'un amour humble et malheureux. Le lende- main, dès l 'aurore, je courus au tombeau ; mais j 'y vis la foulsa- patte desséchée, parce qu'elle n'avait pas été arrosée. La nuit sui- vante, j 'y mis, en tremblant, une tulipe dont les feuilles rouges et le cœur noir exprimaient les feux dont j 'étais brûlé : le lende- main, je retrouvai ma tulipe dans l 'état de la foulsapatte. J 'étais accablé de chagrin ; cependant le surlendemain j 'y apportai un bouton de rose avec ses épines, comme le symbole de mes espé- rances mêlées de beaucoup de craintes. Mais quel fut mon déses- poir quand je vis, aux premiers rayons du jour, mon bouton de rose loin du tombeau ! je crus que je perdrais la raison. Quoi qu'il pût m 'en arriver, je résolus de lui parler. La nuit suivante, dès qu'elle parut, je me jetai à ses pieds ;mais j 'y restai tout interdit en lui présentant ma rose. Elle prit la parole, et me dit : « Infortuné ! tu me parles d 'amour , et bientôt je ne serai plus. Il faut, à l'exemple de ma mère, que j 'accompagne au bûcher mon époux qui vient de mourir : il était vieux, je l 'épousai enfant : adieu, retire-toi, et oublie-moi ; dans trois jours, je ne serai qu 'un peu de cendre. » En disant ces mots, elle soupira. Pour moi, pénétré de douleur, je lui dis : « Malheureuse bramine ! la nature a rompu les liens que la société vous avait donnés ; achevez de rompre ceux de la superstition : vous le pouvez en me prenant pour votre époux. — Quoi ! reprit-elle en pleurant, j 'échapperais à la mort pour vivre avec toi dans l 'opprobre ? A h ! si tu m'aimes, laisse-moi mourir. — A Dieu ne plaise, m'écriai-je, que je ne vous tire de vos maux que pour vous plonger dans les miens ! Chère bramine, fuyons ensemble au fond des forêts : il vaut encore mieux se fier aux tigres qu 'aux hommes. Mais le ciel, dans qui j 'espère, ne nous abandonnera pas. Fuyons : l 'amour, la nuit, ton malheur, ton innocence, tout nous favorise. Hâtons- nous, veuve infortunée ! déjà ton bûcher se prépare, et ton époux mort t 'y appelle. Pauvre liane renversée, appuie-toi sur moi, je serai ton palmier. » Alors elle jeta, en gémissant, un regard sur le tombeau de sa mère, puis vers le ciel ; et, laissant tomber une de ses mains dans la mienne, de l 'autre elle prit ma rose. Aussitôt je la saisis par le bras, et nous nous mîmes en route.

    La Chaumière indienne

  • R E P È R E S E T Œ U V R E

    Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre est né le 19 janvier 1737 au Havre. Sa famille prétend descendre d'Eustache de Saint-Pierre, bourgeois de Calais.

    A douze ans, Bernardin s 'embarque pour la Martinique, sur un navire com- mandé par son oncle Godebout. De retour en France, il poursuit ses études chez les jésuites de Caen et de Rouen. Exalté, il rêve de devenir missionnaire et martyr.

    Ayant achevé ses études au collège de Rouen, en 1757, il entre à l'École des Ponts-et-Chaussées. L'école étant licenciée, il se retrouve l'année suivante demi-

    ingénieur sans diplôme. En 1759, il se fait at tr ibuer à Versailles un brevet d'ingé- nieur militaire.

    De 1760 à 1765, Bernardin multiplie les voyages. On le rencontre en Allema- gne, à Malte, en Hollande, en Russie où il est présenté à Catherine II, à Varso- vie, où auréolé par son refus de servir une cour despotique, il apparaît comme un héros, et où il s 'éprend d'une princesse polonaise Marie Mesnik, à Vienne, Dresde, Berlin.

    En novembre 1765, son père meurt. Bernardin part au Havre. Son héritage ne lui rapporte rien, car il est dépouillé par sa belle-mère.

    En 1766, il s'installe à Paris dans un garni. Il recherche vainement un emploi. En 1767, il est nommé capitaine ingénieur du roi à l'Île-de-France, mais sa

    véritable destination est Madagascar et sa mission de contribuer au rétablissement du fort Dauphin. Bernardin de Saint-Pierre se brouille avec le chef de mission de Madagascar et il poursuit son voyage jusqu'à l'Île-de-France où il deviendra offi- cier hors cadre, non inscrit sur le registre. Réduit au rôle de « maître-maçon », il répare les bâtiments civils. Après un séjour désenchanté — selon lui l'Île-de-France est une île où règnent le luxe, la misère, les luttes de clans — il quitte l'île en décembre 1770.

    En 1771, de retour en France, il commence à fréquenter la société des philoso- phes et il se lie d'amitié avec Jean-Jacques Rousseau, dont il demeurera fidèlement le disciple.

    En 1773 paraît son Voyage à l'Île-de-France qui connaît un médiocre succès. 1775 marque le début de ses querelles avec les philosophes et des années de misère, de retraite et de travail.

    En 1779, il défend courageusement son frère Dutailli accusé de trahison et enfermé à la Bastille. En 1784, Bernardin publie ses Études de la Nature qui

  • marquent enfin le début de sa réussite et de sa gloire. En 1788 paraît la troisième édition des Études de la Nature. Dans le quatrième tome se trouve Paul et Virgi- nie.

    En 1789, Bernardin de Saint-Pierre publie les Vœux d 'un solitaire. Révolution- naire, il est membre de l'assemblée populaire de son district.

    En 1790 paraît la Chaumière indienne. En 1792 paraît l' Invitation à la Concorde pour la fête de la Confédération. En

    juillet, Bernardin est nommé intendant du Jardin des Plantes et du Cabinet d'histoire naturelle. Il sera à l'origine de l'installation de la ménagerie. Élu à la Convention en septembre, il refuse toute fonction élective.

    En 1793, Bernardin de Saint-Pierre épouse Félicité Didot et il s'installe avec sa femme à Essonnes.

    L'année suivante, Virginie vient au monde. Bernardin devient professeur de morale républicaine à l'École Normale Supérieure. En 1795, l'École Normale Supérieure étant supprimée, Bernardin est nommé à l'Institut.

    1798 marque la naissance de son fils Paul. En 1799, sa femme meurt. Un an plus tard, Bernardin épouse Désirée de Pelleport, belle jeune fille de vingt ans. Ce second mariage, malgré quarante-sept ans de différence d'âge est une parfaite réussite.

    En 1802, naît un troisième enfant, Bernardin, qui meurt à deux ans. Ayant quitté en 1803 la section morale de l'Institut pour entrer à l'Académie

    Française, Bernardin en devient le président en 1807, et prononce l'éloge de Napoléon.

    En 1812, Bernardin de Saint-Pierre apporte ses derniers remaniements à ses Harmonies de la Nature.

    Bernardin s'éteint le 21 janvier 1814, à Eragny-sur-Oise, à l'âge de soixante- dix-sept ans.

  • L E P R U D E N T T A L E N T

    D E C A S I M I R D E L A V I G N E

    ( 1 7 9 3 - 1 8 4 3 )

    Casimir Delavigne a eu un succès considérable de son vivant. Il incarne même la poésie pour toute une génération ; mieux, il fut un poète national. Mais pour avoir été trop à la mode, il est mort avec son temps.

    Sa gloire reposait sur sa recherche du succès pour le succès. Il a eu l'habileté d'écrire des chants patriotiques en un temps où on les attendait. Trop préoccupé de séduire, il a oublié d'avoir du génie. Artisan de talent, il a négligé l'inspiration, soit parce qu'il était incapable d'en avoir, soit parce qu'il manquait de hardiesse pour l'assumer.

    Soucieux d'obtenir les faveurs du public, il n'a pas été un défri- cheur, un créateur, un exemple, mais bien plutôt un représentant de l'opinion de son temps.

    Poète, il a chanté avec flamme et lyrisme les malheurs du pays ; il nous a laissé d'exquises poésies, telle sont Adieu ! à la Madeleine où il nous conte avec nostalgie l 'abandon de sa propriété normande qu'il fut obligé de vendre. Dramaturge, il a écrit ses piè- ces avec un métier consommé. L'intrigue savamment dosée s'y déroule dans une clarté exemplaire, mais l'inspiration faible, est muselée par l'ordre de la composition.

    Détrôné par le romantisme, il n'a pas su lutter avec ou contre lui. Il s'est contenté de céder un peu de terrain sans prendre parti.

  • D'avoir été trop prudent dans ses engagements lui a coûté la gloire posthume.

    Il est peu normand, cet aimable écrivain qui aimait le travail, la famille, les causes nobles et justes, en ce sens qu'il s'écarta avec frayeur de toutes les singularités qui auraient pu lui assurer une véritable postérité.

  • L A B A T A I L L E D E W A T E R L O O

    Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre : Par d'injustes clameurs ces braves outragés A se justifier n 'ont pas voulu descendre ;

    Mais un seul jour les a vengés : Ils sont tous morts pour vous défendre.

    Malheur à vous si vos yeux inhumains N'ont point de pleurs pour la patrie ! Sans force contre vos chagrins,

    Contre le mal commun votre âme est aguerrie ; Tremblez, la mort peut-être étend sur vous ses mains !

    Que dis-je ? quel Français n 'a répandu des larmes Sur nos défenseurs expirants ?

    Prêt à revoir les rois qu'il regretta vingt ans, Quel vieillard n 'a rougi du malheur de nos armes !

    En pleurant ces guerriers par le destin trahis, Quel vieillard n 'a senti s'éveiller dans son âme Quelque reste assoupi de cette antique flamme

    Qui l 'embrasait pour son pays ?

    Que de leçons, grand Dieu ! que d'horribles images L'histoire d 'un seul jour présente aux yeux des rois ! Clio, sans que la plume échappe de ses doigts,

    Pourra-t-elle en tracer les pages ?

  • Cachez-moi ces soldats sous le nombre accablés, Domptés par la fatigue, écrasés par la foudre, Ces membres palpitants dispersés sur la poudre,

    Ces cadavres amoncelés ! Eloignez de mes yeux ce monument funeste

    De la fureur des nations : O mort ! épargne ce qui reste ! Varus, rends-nous nos légions !

    Les coursiers frappés d 'épouvante, Les chefs et les soldats épars, Nos aigles et nos étendards Souillés d 'une fange sanglante, Insultés par les léopards, Les blessés mourant sur les chars,

    Tout se presse sans ordre, et la foule incertaine, Qui se tourmente en vains efforts, S'agite, se heurte, se traîne, Et laisse après soi dans la plaine Du sang, des débris et des morts.

    Parmi des tourbillons de flamme et de fumée, O douleur ! quel spectacle à mes yeux vient s 'offrir : Le bataillon sacré, seul devant une armée,

    S'arrête pour mourir. C'est en vain que, surpris d 'une vertu si rare, Les vainqueurs dans leurs mains retiennent le trépas, Fier de le conquérir, il court, il s 'en empare : LA GARDE, avait-il dit, MEURT ET NE SE REND PAS.

    On dit qu 'en les voyant couchés sur la poussière, D 'un respect douloureux frappé par tant d'exploits, L'ennemi, l 'œil fixé sur leur face guerrière, Les regarda sans peur pour la première fois.

    Les voilà ces héros si longtemps invincibles ! Ils menacent encor les vainqueurs étonnés. Glacés par le trépas, que leurs yeux sont terribles ! Que de hauts faits écrits sur leurs fronts sillonnés ! Ils ont bravé les feux du soleil d'Italie ;

    De la Castille ils ont franchi les monts ; Et le Nord les a vus marcher sur les glaçons Dont l'éternel rempart protège la Russie. Ils avaient tout dompté. . . Le destin des combats

    Leur devait, après tant de gloire, Ce qu 'aux Français naguère il ne refusait pas, Le bonheur de mourir dans un jour de victoire.

  • Ah ! ne les pleurons pas ! sur leurs fronts triomphants La palme de l 'honneur n ' a pas été flétrie ; Pleurons sur nous, Français, pleurons sur la patrie ; L'orgueil et l'intérêt divisent ses enfants. Quel siècle en trahisons fut jamais plus fertile ? L 'amour du bien commun de tous les cœurs s'exile ; La timide amitié n 'a plus d'épanchements ; On s'évite, on se craint ; la foi n 'a plus d'asile, Et s'enfuit d 'épouvante au bruit de nos serments.

    O vertige fatal ! déplorables querelles Qui livrent nos foyers au fer de l 'étranger ! Le glaive étincelant, dans nos mains infidèles, Ensanglante le sein qu'il devait protéger.

    L'ennemi cependant renverse les murailles De nos forts et de nos cités ;

    La foudre tonne encore, au mépris des traités ; L'incendie et les funérailles

    Épouvantent encor nos hameaux dévastés ; D'avides proconsuls dévorent nos provinces ; Et, sous l 'écharpe blanche ou sous les trois couleurs, Les Français, disputant pour le choix de leurs princes, Détrônent des drapeaux et proscrivent des fleurs.

    Des soldats de la Germanie J 'a i vu les coursiers vagabonds

    Dans nos jardins pompeux errer sur les gazons, Parmi ces demi-dieux qu 'enfanta le génie ; J 'ai vu des bataillons, des tentes et des chars, Et l 'appareil d 'un camp dans le temple des arts. Faut-il, muets témoins, dévorer tant d'outrages ? Faut-il que le Français, l'olivier dans la main, Reste insensible et froid comme ces dieux d'airain

    Dont ils insultent les images ?

    Nous devons tous nos maux à ces divisions Que nourrit notre tolérance.

    Il est temps d' immoler au bonheur de la France Cet orgueil ombrageux de nos opinions : Etouffons le flambeau des guerres intestines. Soldats, le ciel prononce ; il relève les lis : Adoptez les couleurs du héros de Bouvines, En donnant une larme aux drapeaux d'Austerlitz.

  • France, réveille-toi ! qu 'un courroux unanime Enfante des guerriers autour du souverain ! Divisés, désarmés, le vainqueur nous opprime ; Présentons-lui la paix, les armes à la main.

    Et vous, peuples si fiers du trépas de nos braves, Vous, les témoins de notre deuil, Ne croyez pas, dans votre orgueil,

    Que, pour être vaincus, les Français soient esclaves. Gardez-vous d'irriter nos vengeurs à venir ; Peut-être que le Ciel, lassé de nous punir,

    Seconderait notre courage, Et qu 'un autre Germanicus

    Irait demander compte aux Germains d 'un autre âge De la défaite de Varus.

    Messéniennes

  • R E P È R E S

    Casimir Delavigne est né au Havre, le 4 avril 1793. Son père est négociant. A l'école, Casimir Delavigne apprend avec difficultés et ne peut suivre sa classe qu'à force de travail.

    A dix ans, il est envoyé au collège à Paris où se trouve déjà son frère. A quinze ans il écrit ses premiers vers. Ses véritables débuts poétiques se

    situent à l'occasion de la naissance du roi de Rome. Il compose un dithyrambe qui retient l 'attention générale. Présenté au comte Français de Nantes qui est alors directeur-général des Droits-Réunis, et réputé pour être un protecteur des Lettres, il se voit nommé par celui-ci à un petit emploi dans son administration, emploi qui n'est en réalité qu'une couverture, puisqu'il s'y présente uniquement le dernier jour de chaque mois pour toucher ses appointements. Ainsi libéré des soucis maté- riels, Casimir Delavigne travaille avec ardeur, et prend part aux concours poéti- ques de l 'Académie où il obtient une mention honorable, puis un accessit.

    En juillet 1815, après la défaite de l'Empire, il compose sa première Messé- nienne, suivie presque aussitôt de deux autres. Le succès est immédiat, déclen- chant l'enthousiasme, et Casimir Delavigne devient un véritable poète national.

    Le comte Français de Nantes ayant été renversé avec l'Empire, le Baron Pas- quier crée pour Casimir Delavigne une place de bibliothécaire au ministère de la Justice.

    En 1819, Casimir Delavigne présente à l 'Odéon une tragédie : Les Vêpres Sici- liennes qui obtiennent un véritable triomphe. Dès lors, l'écrivain se consacre pres- que exclusivement au théâtre où, jusqu'aux environs de 1828, son succès ne se démentira pas. Avec la venue des romantiques, ce succès décline.

    En 1825, Casimir Delavigne est élu à l'Académie Française. Il a trente-deux ans.

    Quand éclate la Révolution de juillet, Casimir Delavigne qui a refusé une pen- sion de 1 200 francs offerte par Charles X, laisse éclater sa joie. Il écrit La Pari- sienne, chanson qui devient une seconde Marseillaise pour les Français.

    En 1830, le poète épouse Élisa de Courtin. Il vit le plus souvent en Norman- die, dans sa propriété la Madeleine qu'il sera obligé de vendre.

    Sa santé s'altère. Le 2 décembre 1843, il quitte Paris pour le midi. La mala- die l 'arrête à Lyon où il meurt le 11 décembre à neuf heures du soir.

  • L ' Œ U V R E

    Si l'on excepte les Messéniennes et ses poèmes et ballades sur l'Italie, l'œuvre de Casimir Delavigne est surtout une œuvre dramatique. Citons :

    — Les Vêpres Siciliennes (1819, tragédie en cinq actes et en vers) ; Les Comé- diens (1820, comédie en cinq actes et en vers) ; Le Paria (1821, tragédie en cinq actes et en vers) ; L'École des Vieillards (1823, comédie en cinq actes et en vers) ; La Princesse Aurélie (1828, comédie en cinq actes et en vers) ; Marino Faliero (1829, tragédie en cinq actes et en vers) ; Louis XI (1832, drame en cinq actes et en vers) ; Les Enfants d'Édouard (1833, tragédie en trois actes et en vers) ; Don juan d'Autriche (1835, comédie en cinq actes et en prose) ; Une Famille au temps de Luther (1836, tragédie en un acte et en prose) ; La Popularité (1838, comédie en cinq actes et en vers) ; La Fille du Cid (1839, tragédie en cinq actes) ; Le Conseiller rapporteur (1840, comédie en un acte et en prose) ; Charles VII (1843 en collaboration avec son frère, Germain Delavigne, livret pour l'opéra d'Halévy).

  • B A R B E Y D ' A U R E V I L L Y

    O U L A V I O L E N C E D E S P A S S I O N S

    ( 1 8 0 8 - 1 8 8 9 )

    Je n'aime pas Barbey d'Aurevilly. Disons que je n'aime pas l'homme, celui de chair et de sang, « ce petit noble d'une petite ville du Cotentin », selon la formule de Barrès. Sa vie m'exaspère, son comportement m'importune, ses idées m'agressent. Je m'expli- que : Barbey d'Aurevilly est avant tout un homme du passé, tant dans ses goûts que par ses fidélités.

    Le 2 janvier 1858, il écrira lui-même, dans un texte d'inaugura- tion de sa collaboration au journal Le Réveil : « En religion nous tenons pour l'Église ; en politique pour la monarchie ; en littéra- ture pour la grande tradition du siècle de Louis XIV. Unité et autorité !... si notre critique se choisissait un symbole, elle prendrait la balance, le glaive et la croix. »

    Voilà pour la pensée. Le physique, bien sûr, suit. Théophile Silvestre, journaliste du Figaro du siècle dernier en a dressé pour son journal un portrait saisissant : « Il est grand et svelte : d'un port d'hidalgo, le pas délibéré et frappant du talon, le nez au vent, roidement campé sur ses jambes, il regarde les gens par dessus la tête et les soldats par dessus la baïonnette ; tout le monde le remarque ; il ne remarque personne, mais de temps à autre il exa- mine le visage des femmes ou leurs bottines. Enserré dans sa redingote-tunique, d'un goût qui n'est qu'à lui seul ; sanglé, coupé en deux à la taille comme un officier belge ; la poitrine enflée, boutonnée, plastronnée ; les bras forcés dans des manches étroites ouvertes sur les côtés à la hussarde, moins les galons : on ne devi- nerait jamais qui il est, qui il pourrait être. »

  • On l'a compris, Barbey d'Aurevilly a un aspect hautain. Il aime les femmes, prône le dandysme, passe un temps fou à sa toilette. Notons, pour achever ce portrait, qu'il aime aussi l'alcool d'une manière excessive, et la solitude pour créer.

    Car, si l'on oublie l 'homme et ses défauts, défauts que l'on retrouvera dans l'œuvre : manque d'humanité, style souvent empha- tique — , on s'aperçoit que Barbey d'Aurevilly fut un créateur de premier plan, voire de génie.

    Critique littéraire, il l'a été avec justesse parfois, avec partialité souvent, avec talent toujours, et l'on retiendra d'admirables études sur Stendhal, Balzac, Baudelaire qu'il défendra avec fougue.

    Mais, ce qui nous intéresse ici, c'est l'écrivain. Barbey a situé l'action de ses romans loin de Paris. On peut dire même, qu'en décrivant presque toujours son Cotentin natal, il a créé le roman de terroir, sans sombrer toutefois dans le misérabilisme régionaliste. Romancier de l'aventure, tragédien inné — il a le sens de la gran- deur et ses héros se situent à une certaine altitude —, il a imaginé, selon l'expression d'Henri Clouard « un monde extraordinaire de femmes démones, de femmes angéliques, de prêtres apostats, d'athées frénétiques ».

    On le voit, l'univers de Barbey est avant tout un univers de vio- lence et de passions, un univers la plupart du temps infernal, au sein duquel ses créatures vivent un drame d'une dévorante intensité qui les mènent à l'extrémité d'eux-mêmes.

    Car cet aigle, ce grand catholique, « ce connétable des lettres », croyait en Satan et en la fatalité, et ce qu'il nous dépeint finale- ment, à travers des situations et des personnages exceptionnels, c'est la tragique horreur de notre condition.

    Je l'ai dit tout à l'heure, l'œuvre de Barbey présente des faibles- ses, disons des inégalités. Sa façon de placer presque systématique- ment ses récits dans la bouche d'un « causeur » qui raconte l'his- toire à un interlocuteur, est un procédé irritant par sa répétition même. Quant à son style, à côté de pages éblouissantes, il présente un certain nombre de passages empâtés, clinquants, artificiels, à la limite du mauvais goût.

    On a souvent cherché à classer Barbey d'Aurevilly. Son art, la force de l'écriture quand il ne s'abandonne pas à l'emphase, la sin- gularité de ses personnages, leurs dimensions extrêmes, l'éloignent de toute école. Si l'on excepte Octave Mirbeau, cet autre Nor- mand, il n'existe pas, à ma connaissance, en France, d'écrivain capable de décrire les passions avec un tel soufre, une telle immo- ralité, une telle puissance.

    Peintre de la Normandie, peintre des passions interdites, peintre de l'exacerbation et du mystère, des dissimulations infernales de l'âme, ce Barbey que je n'aime pas en sa qualité d'homme, est sans

  • doute, malgré les quelques défauts de son art, l'un des hommes que j 'admire le plus par sa qualité d'écrivain.

    Chaque fois que je relis un de ses ouvrages, je ne peux m'empê- cher de comparer les héros de Barbey au Cotentin sauvage perdu à l'extrême ouest de notre continent. On retrouve en eux, transfor- mées en passions humaines, la farouche originalité de ses paysages et leur singulière beauté.

  • L A V E N G E A N C E D ' U N E F E M M E

    Vers la fin du règne de Louis-Philippe, un jeune homme enfi- lait, un soir, la rue Basse-du-Rempart qui, dans ce temps-là, méri- tait bien son nom de la rue Basse, car elle était moins élevée que le sol du boulevard, et formait une excavation toujours mal éclai- rée et noire, dans laquelle on descendait du boulevard par deux escaliers qui se tournaient le dos, si on peut dire cela de deux escaliers. Cette excavation, qui n'existe plus et qui se prolongeait de la rue de la Chaussée-d'Antin à la rue Caumartin, devant laquelle le terrain reprenait son niveau ; cette espèce de ravin sombre, où l 'on se risquait à peine le jour, était fort mal hantée quand venait la nuit. Le Diable est le Prince des ténèbres. Il avait là une de ses principautés. Au centre, à peu près de cette excava- tion, bordée d 'un côté par le boulevard formant terrasse, et, de l 'autre, par de grandes maisons silencieuses à portes cochères et quelques magasins de bric-à-brac, il y avait un passage étroit et non couvert où le vent, pour peu qu'il fît du vent, jouait comme dans une flûte, et qui conduisait, le long d 'un mur et des maisons en construction, jusqu 'à la rue Neuve-des-Mathurins. Le jeune homme en question, et très bien mis du reste, qui venait de pren- dre ce chemin, lequel ne devait pas être pour lui le droit chemin de la vertu, ne l 'avait pris que parce qu'il suivait une femme qui s 'était enfoncée, sans hésitation et sans embarras, dans la suspecte noirceur de ce passage. C'était un élégant que ce jeune homme, — un gant jaune, comme on disait des élégants de ce temps-là. Il avait dîné longuement au café de Paris, et il était venu, tout en mâchonnant son cure-dents, se placer contre la balustrade à mi- corps de Tortoni (à présent supprimée), et guigner de là les fem-

  • mes qui passaient le long du boulevard. Celle-là était justement passée plusieurs fois devant lui ; et quoique cette circonstance, ainsi que la mise trop voyante de cette femme et le tortillement de sa démarche, fussent de suffisantes étiquettes ; quoique ce jeune homme, qui s'appelait Robert de Tressignies, fût horrible- ment blasé et qu'il revînt d'Orient, — où il avait vu l 'animal femme dans toutes les variétés de son espèce et de ses races, — à la cin- quième passe de cette déambulante du soir, il l 'avait suivie... chiennement, comme il disait, en se moquant de lui-même, — car il avait la faculté de se regarder faire et de se juger à mesure qu'il agissait, sans que son jugement, très souvent à son acte, empêchât son acte, ou que son acte nuisît à son jugement : asymptote terrible ! Tressignies avait plus de trente ans. Il avait vécu cette niaise première jeunesse qui fait de l 'homme le Jocrisse de ses sensations, et pour qui la première venue qui passe est un magnétisme. Il n 'en était plus là. C'était un libertin déjà froidi et très compliqué de cette époque positive, un libertin fortement intellectualisé, qui avait assez réfléchi sur ses sensations pour ne plus pouvoir en être dupe, et qui n'avait peur ni horreur d 'aucune. Ce qu'il venait de voir, ou ce qu'il avait cru voir, lui avait inspiré la curiosité qui veut aller au fond d 'une sensation nouvelle. Il avait donc quitté sa balustrade et suivi... très résolu à pousser à fin la très vulgaire aventure qu'il entrevoyait. Pour lui, en effet, cette femme qui s'en allait devant lui, déferlant onduleu- sement comme une vague, n'était qu 'une fille du plus bas étage ; mais elle était d 'une telle beauté qu 'on pouvait s 'étonner que cette beauté ne l 'eût pas classée plus haut, et qu'elle n'eût pas trouvé un amateur qui l'eût sauvée de l 'abjection de la rue, car, à Paris, lorsque Dieu y plante une jolie femme, le Diable, en réplique, y plante immédiatement un sot pour l'entretenir.

    Les Diaboliques

  • S O U V E N I R S D U C O T E N T I N

    SAINT-SAUVEUR

    J 'ai quitté Saint-Sauveur... qui sait ? peut-être pour toujours. Des voyages, en passant, ne sont pas des séjours... Les terres de mon père ont été vendues pour payer ses dettes comme les terres de sa mère, bien plus considérables que les siennes, ont été ven- dues pour payer les dettes de sa mère. Nous étions nés pour être riches ; nous n'avons plus que le morceau de pain qui donne l ' indépendance à la fierté. Et c'est tout ! des trois maisons que nous avions à Saint-Sauveur et dans lesquelles a passé le rêve tur- bulent de nos enfances, il n 'y a plus une poutre à nous, sous laquelle nous puissions nous abriter. Il n'est pas probable que le vent du soir de la vie, qui va souffler, rapporte la feuille arrachée que je suis, au tronc qui ne lui appartient plus.

    Heureusement dans le malheur de quitter un pays où je n'ai plus un grain de poussière qui soit à moi, il y a encore ce toni- que amer de la consolation, c'est que ce pays est de moins en moins mon pays. Ils me l 'ont gâté. Il est venu là des races (race est un bien grand mot pour eux) de Parisiens à pièces de cent sous, qui se sont établis sur les tombes des vieux terriens de la terre natale, et qui les souillent de leurs ordures et de leurs idées parisiennes ! A part quelques vieillards qui m'ont fait jouer dans mon enfance, plus personne ! Les Bois de La Plaise sont coupés, ce manteau de verdure sur les épaules de Saint-Sauveur ! La tou- relle de l 'entrée du château de Nehou est abattue. Les vieilles hal- les noires, trapues, qui portaient sur leurs piliers écrasés le pouce puissant du Moyen Age sont rasées, on ne sait pourquoi. Ils sont

  • capables de détruire le donjon qui n'est plus aimé que des cor- beaux et de moi. Au déclin de l'été de cette année d'adieu, j 'en ai bien vu deux mille coiffer comme d 'un capuchon noir, la plate- forme, où le dernier des Clamorgan Taillefer valsa, comme le Ryno de Vellini — mais sans Vellini — pour épouvanter (et s'attester qu'elle l 'aimait sans doute) sa belle fiancée (Melle de Crenneville) qui s'évanouit au bas de la tour.

    Et il n 'y a pas que les choses de l 'homme, dont l 'homme fasse des ruines ou des néants. Le mont de Rauville qui s'élève en face du donjon de Néel dans la vallée est éventré par des cher- cheurs de pierres pour raccorder les routes et bientôt il sera tout dévoré par le cancer de l'industrie et de l'exploitation. La rivière (la Douve, la profonde), est toujours la même elle ! Mais s'ils avaient la moindre raison d'intérêt pour la mettre en bouteilles, ils l'y mettraient, et il ne resterait pas un bout de ce long et sinueux ruban bleuâtre, strié d'argent, qui semble avoir été oublié par une fée rêveuse dans la vallée.

    VALOGNES

    C'est jeudi que je suis arrivé à Valognes — non moins cher pour moi que Saint-Sauveur. Il est moins changé, quoique le grand aspect de la rue de Poterie n'existe plus. Ses deux larges ruisseaux bouillonnants d 'une eau pure, comme de l 'eau de source, dans lesquels on lavait autrefois du linge qu 'on battait au bord sur des pierres polies, ces deux ruisseaux qui ressemblaient à deux rivières et qu 'on passait sur de petits ponts de bois mobiles, ont été détournés de leur cours. La merveilleuse originalité de cette vue, aux hôtels blancs, est restée, du coup, sur la place... les hôtels blancs y sont toujours ; mais devant eux, il n 'y a plus qu 'un maigre filet d 'eau qui coule ; seulement il a une manière de couler, en frissonnant et l 'eau est si bien de la pureté que j ' a i connue que je me suis, tout à l 'heure, arrêté à voir frissonner cette pureté... C'était mes souvenirs que je regardais frissonner dans cette eau transparente et fuyante. Les gens qui revenaient des vêpres m'y ont surpris.

    Un temps doux et gris, entremêlé d 'un soleil pâle. Hier, avant- hier, des pluies furieuses, et des vents fous. La nature ressemblait à une Hamadryade qui crie... Je suis resté au coin du feu, dans ma chambre d'auberge, allant de temps en temps lever le coin du rideau pour voir les pavés flagellés, par ces pluies qui ressemblent à des poignées de verges ! — En face, un charmant hôtel, un élé- gant et blanc sépulcre comme il y en a ici, toute cette pauvre

  • L A D É N O N C I A T I O N

    Le lendemain, il avait gelé à pierre fendre. Les sabots des enfants sonnaient joyeusement sur le sentier. Ils s'en venaient par petits groupes vers la maison d'école qui se trouvait dans le bâti- ment attenant au manoir presbytéral, près de la grange dîme- resse ; ils se rejoignaient près de la longue avenue de chênes, où les sorciers — on le savait à présent — se réunissaient certaines nuits. Bientôt, ils furent une quinzaine à pépier avec agitation.

    Il n'était question, ce matin-là, que des arrestations opérées la veille. Et les jeunes cervelles s'échauffaient dans le matin froid à restituer de leur mieux le récit qui les avait fait frémir, à la veil- lée, pour les tenir éveillées une partie de la nuit.

    — Man pèr' a dit qu'i sont bi des dî et des chent à v'nint par ichin. I moujussent, i beivent, i danchent touote la gnit. Et pis... que je n'sais pus.

    — Nouos dit itou, renchérissait un autre, qui s'avaolent sus un balai...

    — Y-en-a-ti pé chinq ou sî d'Crettevill' et d'Ap'vill, qu'nouo z'a cachis jusqu'à La Haye...

    Jean Lemoigne, le fils de Constant, écoutait. C'était un blon- din de neuf ans, timide et craintif, qui n'osait trop, à son tour, rapporter ce qu'il avait lui-même appris. Lorsque les plus grands, les plus audacieux se mirent à énumérer les noms des paroissiens qui pourraient avoir maille à partir avec le tribunal du bailli, et seulement parce qu'ils avaient entendu leurs parents les murmurer, Jean Lemoigne releva sa petite taille et joua du coude pour entrer dans le cercle du mystérieux conciliabule. Il révéla, avec beaucoup

  • de conviction, qu'il connaissait, lui, celui, ou plutôt celle que les archers viendraient quérir, la première, un de ces jours à Coigny, pour la conduire dans les cachots de La Haye-du-Puits. Il dit, en blésant :

    — Ou s 'muche pae loin, na... Mé... J'sais bi. Man pèr' a poû de l 'dire au bailli, Nos vaisins itou.

    La curiosité fut vive. Jean Lemoigne, conscient de la gravité de ses confidences, se faisait prier. Il craignait surtout la punition paternelle, car Constant Lemoigne ne plaisantait pas et maniait facilement le bâton.

    Le gamin prit un air buté. Les autres le secouèrent comme un pommier en novembre. Il allait se mettre à pleurer lorsque, dres- sant la tête, afin de chercher un moyen de battre en retraite, il aperçut la Vavasseur, à quelques pas de là, qui venait vers eux en gesticulant.

    — Chést li, avoua-t-il, tout tremblant, et d 'une voix fluette. — La cônue ? — Vère ! La vieille arrivait, le geste menaçant. Ils la connaissaient bien,

    celle-là ! depuis le temps qu'elle leur menait la vie dure, les gour- mandant à tout propos. Elle haïssait les enfants, depuis qu'elle avait perdu les siens. Toute occasion lui était bonne de maudire le moindre marmot dans les bras de sa mère. Les gamins le savaient. Ils lui rendaient bien cette haine qu'elle semblait leur vouer. Maintes fois, le curé avait dû s'interposer et la reprendre rudement lorsqu'elle s'était mêlée d'aller les dénoncer au maître d'école, Étienne Le Monnier, afin qu'il leur infligeât des punitions exemplaires.

    Elle pressa le pas en direction du groupe agglutiné au bout de la « chasse » du château. Elle marchait penchée vers la terre, le bras gauche arc-bouté sur la taille, la tête relevée. Elle se mit à les invectiver :

    — Allous bîtôt vouo depêchi d'aller à l'école ! Ce pouor imbé- cile de l 'Moûni n'est pas seulement capablle de vous duire couomme i faut !

    Mais ils demeurèrent, petits et grands, serrés les uns contre les autres, plantés comme des « bégas » et la dévisageant sans la moindre gêne.

    — Au lu qué de m'guetti, voulous bi vouo dépéqui, s'pèce de graine de racaille !

    Elle fut étonnée de leur immobilité. Habituellement, ils filaient sans broncher, à la moindre de ses remarques, car elle leur inspi- rait une crainte presque instinctive.

    Ils ne bougèrent pas un sabot, malgré le froid piquant qui leur mordait les oreilles ; ils venaient de saisir les raisons de leur frayeur passée : la Vavasseur était bel et bien la sorcière, la

    CouvertureDu même auteurCopyright d'originePage de titreRemerciementsDédicaceÉpigrapheINTRODUCTIONNATURE ET EXOTISME CHEZ BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (1737-1814)PAUL ET VIRGINIELE PARIAREPÈRES ET ŒUVRE

    LE PRUDENT TALENT DE CASIMIR DELAVIGNE (1793-1843)LA BATAILLE DE WATERLOOREPÈRESL’ŒUVRE

    BARBEY D’AUREVILLY OU LA VIOLENCE DES PASSIONS (1808-1889)LA VENGEANCE D’UNE FEMMESOUVENIRS DU COTENTINSAINT-SAUVEURVALOGNES

    LA DÉNONCIATION