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La vie et l'œuvre de Sénac de Meilhan - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782402236720.pdf · INTRODUCTION Pour bien juger d'un écrivain il faut, selon Sainte- Beuve,

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LA VIE ET L'ŒUVRE DE

S É N A C DE M E I L H A N

A Monsieur A. Sénéchal

ANDRÉ VIELWAHR

LA VIE ET L'ŒUVRE DE

SÉNAC DE M E I L H A N

A. G. NIZET, PARIS 1970

AVANT-PROPOS

Nous tenons, tout d'abord, à remercier Monsieur Jean- Albert Bédé, Professeur à l'Université de Columbia (New- York), qui a bien voulu diriger cette thèse.

Notre gratitude s'adresse aussi à Madame Gita May et à Monsieur Jean Sareil, Professeurs à la même Université, pour leurs précieuses remarques.

Enfin, il convient de rappeler la récente étude de Mon- sieur Henry A. Stavan, Gabriel Sénac de Meilhan, dont nous n'avons eu connaissance qu'après avoir terminé notre ouvrage. Il en diffère sur bien des points et nous n'avons pas cru inutile de le publier, d'autant plus que Sénac de Meilhan, un auteur « vraiment important » selon Baude- laire, a été trop longtemps ignoré.

INTRODUCTION

Pour bien juger d 'un écrivain il faut, selon Sainte- Beuve, s'intéresser à l 'homme même, s'enquérir avec exac- titude de ses origines, de son éducation, de ses études ; bref, recueillir toute sorte de renseignements sur sa vie. A quoi Proust répondait que la biographie n'ajoutait rien à la compréhension de l'œuvre et qu'avec sa méthode, Sainte-Beuve avait commis méprise sur méprise au sujet de ses contemporains. N'est-il pas évident, remarquait-il, que :

Si tous les ouvrages du dix-neuvième siècle avaient brûlé sauf les Lundis, et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée des rangs des écrivains du dix-neuvième siècle, Stendhal nous apparaîtrait inférieur à Charles de Bernard, à Vinet, à Molé, à M de Verdelin, à Ramond, à Sénac de Meilhan... (1)

Mais si ce travail a pour titre La Vie et l 'Œuvre de Sénac de Meilhan, ce n'est pas qu'il nous ait paru indis- pensable, pour étudier un auteur, de commencer par sa biographie. Il s'agissait, avant tout, de présenter un écri- vain si peu connu, et apparemment si peu digne de l'être, que Proust pouvait le ranger parmi ceux du dix-neuvième siècle. Et quelle importance, dira-t-on, qu'il soit du dix- huitième ou du dix-neuvième siècle ? Replacez-le où vous voudrez, vous ne changerez rien à l'affaire. Que pèse-t-il ce Sénac, auprès d'un Duclos, d 'un Chamfort, d'un Rivarol ? Car il serait ridicule de parler, ici, de Montesquieu, de Voltaire, de Diderot, ou de Rousseau. En effet, Sénac de

(1) Marcel Proust , Contre Sainte-Beuve (Paria : Gal l imard, 1954), p. 139.

Meilhan semble être bien mort et on ne le cite guère dans les manuels de littérature. Certains, pourtant, et de ceux qui comptent, ne lui avaient pas ménagé leurs louanges.

Dès 1814, onze ans après la mort de Sénac, Senancour rédigeait, pour le Mercure de France, un article sur Du gouvernement, des mœurs, et des conditions en France avant la Révolution. (2) Il voyait en lui « un homme de beaucoup d'esprit, un administrateur éclairé autant qu'un écrivain élégant » (3). Il conseillait de se reporter à l'ou- vrage pour comprendre ce qui faisait l'essence de la monarchie ; la sévérité apparente du sujet ne devait pas effaroucher, car le livre de Sénac était « instructif et inté- ressant. » Senancour s'étonnait même de « la multitude de choses que l 'auteur a [vait] su présenter avec clarté et renfermer dans un cadre si étroit. » (4)

Stendhal le lisait attentivement : c'était un « Français qui connaissait bien son pays. » (5) Il appréciait surtout ses réflexions sur l'amour, « bien dites avec exactitude, point outrées. » (6) Comme homme d'esprit, il le mettait parmi « les plus fins de son temps. » (7)

Baudelaire allait encore plus loin ; Sénac de Meilhan est un auteur « vraiment important », assurait-il à Poulet- Malassis qui venait de lui envoyer son dernier catalogue et lui demandait son avis :

Sérieusement, mon ami, tout le monde va se foutre de vous. Qu'est-ce que Sedaine ? de Bièvre ? Gilbert ? J.B. Rousseau ? Le Sage (!!!), etc., etc. Et pourquoi pas Paul et Virginie? et Œuvres choisies de Buffon ? Mais, moi, j'attribue trop d'im- portance à votre réussite pour laisser passer les choses sans

(2) Mercure de France, octobre 1814, pp. 127-132. Le numéro de novembre 1814 contient u n second ar t ic le (pp. 217-224), fa i san t suite à celui de Senan- cour. Cet article, auss i élogieux que le précédent, est signé N.T. L'ouvrage de Sénac, pub l ié pour la première fois en 1795 à Hambourg, fu t réédité à Par is , chez Maradan, en 1814.

(3) Loc. cit. (4) Ibid., p. 128. (5) Stendhal, De l 'Amour. (Paris : Le Divan, 1957), p. 126. (6) Ibid. , p. 273. (7) Stendhal, Courr ier anglais (Paris : Le Divan, 1936), IV, p. 192.

faire acte d'amitié. Je relève avec soin les noms vraiment importants... : Frédéric II, de Brosses, Sénac de Meilhan, Marivaux. (8)

P o u r faire bonne mesure , n o m m o n s auss i Sainte-Beuve qui lu i c o n s a c r a t ro i s é tudes d a n s les Causer ies d u L u n d i (9) ; appe lons m ê m e à la rescousse les Goncour t qu i e s t ima ien t avec le célèbre cr i t ique que, « lo r sque tou t a été dit, la sagesse, m o n Dieu, c 'es t la sagesse de Sénac de Meilhan, qu ' i l a fo rmulée d a n s L 'Emig ré . » (10)

P o u r q u o i donc no t re au t eu r , avec de si bons ga ran t s , est-il si peu c o n n u ? Peu t -on t o u j o u r s a t t r i b u e r le déda in d a n s lequel est t e n u Sénac de Mei lhan à la faiblesse de ses t a len t s ? Ce sera i t a d m e t t r e que Senancour , S tendhal , Baudela i re , Sainte-Beuve on t été de m a u v a i s juges , qu 'Albe r t T h i b a u d e t s 'est g r a n d e m e n t m é p r i s p o u r avoi r d is t ingué d a n s L ' E m i g r é « le seul r o m a n i m p o r t a n t publ ié en t r e P a u l et Virginie de 1787 et Valér ie de 1803 » (11) et que René E t i emble eut t o r t d 'of f r i r a u x l ec teurs de la P lé iade u n e rééd i t ion in tégra le de ce r o m a n . (12) E n fait, Sénac n ' a j a m a i s eu la possibil i té d ' a t t e ind re le pub l i c qu ' i l mér i ta i t . Il d i s p a r u t t rop tôt, selon Sainte-Beuve ; s'il ava i t su a t tendre , il a u r a i t eu sa r e s t a u r a t i o n avec Louis XVIII. Il est évident q u ' e n 1803, da te de sa m o r t à Vienne, les événemen t s e m p ê c h a i e n t que les œ u v r e s d ' u n c i -devant fussen t recuei l l ies p a r des c o n t e m p o r a i n s v ivan t en F rance . Mais a v a n t 1789, ses p r e m i e r s ouvrages ava ien t été reçus f avo rab lemen t et la i ssa ient en t revo i r une belle ca r r iè re qui l ' au r a i t condui t , en outre , à l 'Académie f r an - çaise. La Révolut ion r u i n a ses espérances . E n d ' a u t r e s c i rconstances , ses Cons idéra t ions s u r l ' espr i t et les m œ u r s

(8) Charles Baudelaire, Correspondance générale (Paris : Conard, 1947), II, 35.

(9) Sainte-Beuve, Causeries du L u n d i (Paris : Garnier , 1870), X, 91-130 et XII, 454-475.

(10) Edmond et Jules de Goncourt, Jou rna l (Monaco : Impr imer ie nat io- nale, 1958), VI, 98.

(11) Albert Thibaudet , Histoire de la l i t térature f rançaise de 1789 à nos jours (Paris : Stock, 1936), p. 11.

(12) Dans les Romanciers du X V I I I siècle (Par i s : Gal l imard , 1965), II.

ne seraient certainement pas tombées dans l'oubli. Sénac y donnait le portrait de la société française à la veille de la grande tourmente. Duclos avait déjà présenté celui de la société de son temps dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle dont les multiples éditions établirent définitivement sa réputation et lui assurèrent, parmi les écrivains moralistes, une place pour la postérité. Un autre destin attendait les Considérations de Sénac. Publiées en 1787 avec succès, elles eurent une seconde édition en 1789. Depuis, on ne les a plus rééditées en France, si ce n'est en morceaux choisis et à un petit nombre d'exemplai- res. (13) Et cependant... Un spécialiste de Duclos ne conve- nait-il pas de la supériorité de Sénac de Meilhan, lorsqu'il affirmait : « La vue de Sénac de Meilhan a plus d'étendue que celle de Duclos ; son observation a embrassé plus de sujets, sa psychologie a plus de finesse. » (14)

Toutes les œuvres de Sénac ont eu un sort identique : connues d'une minorité, ignorées de la plupart, vu l'im- possibilité de se les procurer. L'Emigré nous fournit un exemple significatif. Passé inaperçu quand il sort à Bruns- wick en 1797, l'ouvrage demeure introuvable pendant le dix-neuvième siècle. Sainte-Beuve remarque en 1854, au moment où il écrit ses causeries sur Sénac, que le livre est si rare qu'il n'a rencontré personne qui en eût connais- sance. (15) L'amabilité d 'un érudit bibliophile ne lui procu- rera l'oiseau rare que bien plus tard. (16) L'ouvrage ne fut réimprimé qu'en 1904 par Casimir Stryienski et Funck- Brentano, mais amputé de nombreux passages. (17) En 1965, le roman a été présenté in extenso dans une collec- tion accessible au grand public : c'était presque publier de l'inédit. Quoi d'étonnant si Sénac de Meilhan n'a jamais été plus qu'un nom ? N'en n'a-t-il pas été ainsi pour

(13) Considérations s u r l 'Espr i t et les Mœurs (Paris : Sansot, 1905). (14) Léo Le Bourgo, Duclos, sa Vie et ses Œ u v r e s (Bordeaux : Gounoui-

lhou, 1902), p. 179. (15) Op. cit, X, 125. (16) Sainte-Beuve, Correspondance générale (Paris : Didier 1935), X, 235. (17) Sénac de Meilhan, L 'Emigré (Paris : Fontemoing 1904).

Senancour ? Paru en 1804, Oberman n'est pas remarqué. Il ne sera lancé qu'avec la réédition de 1833 préfacée par Sainte-Beuve et celle de 1840 préfacée par George Sand. Sans aller jusqu'à prétendre que l'œuvre de Sénac aurait pu atteindre à une renommée semblable, elle tiendrait, à coup sûr, une place très honorable dans la littérature fran- çaise, lui eût-on accordé les mêmes chances. Naguère, Albert Thibaudet suggérait l'identité de ces deux desti- nées :

La différence de L'Emigré et de Corinne ressemble à celle d'Oberman et de René. Les deux livres de Sénac et Senancour, absolument inaperçus de leur génération contemporaine, ont trouvé un public au fur et à mesure que les deux livres célè- bres, citrons pressés, ne vivaient plus guère que pour l'histoire littéraire. (18)

Moraliste, romancier, Sénac de Meilhan a également composé d'excellents essais historiques. Homme d'expé- rience, qui passa plus de vingt ans dans différents postes d'administrateur, il a décrit, avec clarté, rouages et res- sorts de la monarchie. Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la Révolution donne sur l'ancienne France de justes aperçus d'où tout parti pris est exclu. Au début de la révolution qui va briser sa carrière, il est le premier à en rechercher lucidement les prodromes dans Des principes et des causes de la Révolution en France et laisse à d 'autres le soin de bâtir des systèmes qui expli- quent l'état des choses par les jeux de la fatalité ou l'in- tervention de la justice divine. (19) Nous essaierons de dégager son originalité dans ce domaine, car l'auteur, bien que partisan de l'Ancien Régime, a su voir, dans le nouvel ordre, les commencements d'une grande époque qui a «hâté la marche de l'esprit ». (20) Notons que justice n'a pas été non plus rendue à l'observateur politique. Faut-il

(18) Albert Thibaudet , op. cit., p. 12. (19) Le l ivre a pa ru en 1790 à Par is . (20) L 'Emigré (Paris : Gal l imard, 1965) in Romanciers du X V I I I siècle,

Bibliothèque de la Pléiade, U, 1752.

expliquer, encore une fois, ce manque d'intérêt par la difficulté de trouver ces deux écrits ? (21)

Sénac avait également le goût du racontar, de l'anec- dote légère et bien tournée, de l'histoire mise en papillotes. Il commence sa carrière dans les lettres avec les Mémoires d'Anne de Gonzague, princesse Palatine. (22) Il s'était proposé d'imiter la manière du Cardinal de Retz. Ce pas- tiche élégant nous laisse indifférents aujourd'hui ; l 'auteur lui dut pourtant sa réputation d'écrivain spirituel. Cette œuvre, publiée sous le voile de l'anonymat, était une sorte de ballon d'essai. En cas de réussite, Sénac se faisait connaî- tre ; fût-ce un échec, il gardait l'incognito. Les dupes, d'ailleurs, ne furent pas nombreuses. Il en alla autrement d'une seconde supercherie, puisqu'elle dure toujours. Ce sont les prétendus Mémoires de Madame du Hausset, fem- me de chambre de la marquise de Pompadour. Stendhal, convaincu de leur authenticité, les a honorés d'un long article élogieux dans le London Magazine. (23) Les bio- graphes de Louis XV et de sa favorite n'ont pas cessé de s'en servir avec la même confiance. (24) En réalité, ce ramas d'historiettes n'est qu'une habile fabrication, comme nous espérons le démontrer. Un ami anglais, Quentin Craufurd, se chargea de la publication après la mort de Sénac (25) ; une deuxième édition parut lorsque la mode des mémoires relatifs à l'Ancien Régime et à la Révolution battait son plein. (26) On n'a pas deviné, ici, la main de Sénac de Meilhan ; mais on lui a attribué un poème en six chants, fort pornographique, dont il n'est certainement pas responsable. (27) Voilà une raison supplémentaire

(21) Pr inc ipa lement pour Des pr incipes et des causes de la Révolution, ouvrage qui n ' a j a m a i s été réédité depuis 1790.

(22) Par is , 1786. (23) Stendhal, Courr ier anglais, IV, 184-220. (24) P ie r re Gaxotte, dans u n art icle du Figaro Lit téraire (16 septembre

1961), a b ien taxé de fabr ica t ion ces Mémoires. C'est le seul h is tor ien qui , à notre connaissance, ai t refusé de les ut i l i ser dans ses t r avaux sur le X V I I I siècle.

(25) Mélanges his tor iques (Paris, 1809). (26) Mémoires de Madame du Hausset (Par is : Baudouin, 1824). (27) Le catalogue de la Bibliothèque Nationale énumère, à l 'ar t ic le Sénac

de Meilhan, neuf exemplaires de ce poème, La Foutromanie .

d'étudier son œuvre et d'en établir une bibliographie plus exacte.

Sénac de Meilhan auteur n'a jamais fait l'objet, nous venons de le voir, d'un examen approfondi. Pourquoi se serait-on avisé de s'occuper plus sérieusement de l'hom- me ? Comme la société de son époque passait pour être frivole et corrompue, on s'est contenté, sur la foi de quel- ques témoignages mal intentionnés, de le transformer en petit-maître, homme à bonnes fortunes qui, même sur le tard, affichera des prétentions ridicules. (28) Molé disait de lui à Sainte-Beuve : « Il a bien connu les mœurs de son temps, mais il en avait les vices. » (29) Les Causeries du Lundi nous ont, néanmoins, apporté d'utiles renseigne- ments. Mathurin de Lescure y a ajouté, dans une préface, quelques détails. (30) En revanche, nous avons mis lar- gement à profit les recherches que Louis Legrand a me- nées pour sa thèse, Sénac de Meilhan et l'intendance du Hainaut et du Cambrésis sous Louis XVI. (31) La lecture des journaux de l'époque et plus spécialement du Journal de Paris s'est révélée fructueuse. Les mouvements de Sénac en exil restaient mal déterminés. Fernand Baldensperger indiquait un dossier aux Archives Nationales ; vérification faite, il était question d'un autre Meilhan, celui-ci repré- sentant du peuple. (32) Nous avons eu la bonne fortune de trouver, aux mêmes Archives, des documents qui nous ont permis de suivre de plus près ses errances à travers l'Europe. Les Archives Russes nous ont également aidé à combler certaines lacunes des notices biographiques pré- cédentes.

Un mot maintenant sur la façon dont nous avons con- duit notre travail. Nous n'avons pas divisé cette étude en deux parties distinctes, l'une traitant de la vie, l 'autre de

(28) Fernand Baldensperger accorde au jugement de Til ly sur Sénac de Meilhan une confiance excessive : cf. Le Mouvement des Idées dans l 'Emi- gration f rançaise (17891815), II, 59.

(29) Sainte-Beuve, op. cit., XII, 456. (30) Le Gouvernement, les Mœurs et les Conditions en France avant la

Révolution (Paris : Poulet-Malassis, 1862), pp. 5-64. (31) Thèse pour le doctorat (Valenciennes-Paris : Giard-Thor in , 1868). (32) Fe rnand Baldensperger, op. cit., p. 59.

l'œuvre. Cette méthode aurait entraîné de trop nombreuses redites et il eût été artificiel d'attribuer, ou de donner l'impression d'attribuer, à l'œuvre une unité qu'elle n'a pas. Qu'y a-t-il de commun entre les Mémoires d'Anne de Gonzague et L'Emigré ? L'auteur convenait volontiers qu'en prenant la plume, il lui était égal d'aller dans une direction ou dans une autre. (33) Ce sont les événements, l'intérêt du moment, plutôt qu'une vérité intime, qui lui donnent son élan. Enfin, il est constant que les livres, et c'est indéniable pour ceux de Sénac de Meilhan, reflètent le temps où ils ont été écrits : les Considérations sur l'es- prit et les mœurs, c'est une peinture de la société fran- çaise avant la Révolution. Les principes et les causes de la Révolution en France, c'est une explication de cette Révolution ; L'Emigré, c'est le tableau des années d'exil. Nous avons donc, en suivant l'auteur, pris les œuvres dans leur ordre chronologique au lieu de consacrer un chapitre au moraliste, un autre à l'historien, un troisième au roman- cier. Sans doute, c'était risquer de fragmenter notre ana- lyse et d'exagérer l'importance d'ouvrages mineurs : aussi avons-nous fait effort pour mettre l'accent sur les plus intéressants. Et puis, s'il est bien vrai que Sénac est resté trop longtemps et trop injustement ignoré, le présenter accompagné de tout son bagage littéraire, n'était-ce pas là l'essentiel ?

(33) Sénac de Meilhan, Por t ra i t s et Caractères (Paris : Dentu, 1813), p. 2.

CHAPITRE I

SENAC PERE ET FILS, VERSAILLES ET VOLTAIRE

Premier médecin du roi, surintendant des eaux miné- rales du royaume, conseiller d'Etat, membre de l'Académie des Sciences et de la Société Royale de Nancy, tels étaient les titres du très fameux Jean-Baptiste Sénac dont le fils Gabriel, connu plus tard sous le nom de Sénac de Meilhan, vit le jour à Paris en 1736. Comme nous ne saurions guère ce que put être sa jeunesse, si le père avait été moins célèbre, nous nous occuperons d'abord de ce dernier.

Né en 1692 dans le Gers, Sénac avait tâté de plusieurs métiers avant de trouver sa voie. Elevé dans la religion protestante, il pensait se faire ministre de l'Evangile ; mais l'autorité se montrant trop dure pour ceux de sa secte, il se convertit au catholicisme et devint jésuite. C'est du moins ce que racontaient ses ennemis en ajoutant qu'il avait fini par choisir la médecine, parce que « de tous les marchands d'espérance, les médecins resteraient les plus achalandés à la longue. » (1) Toujours est-il que Sénac prit ses grades à Montpellier, et qu'il commença à faire parler de lui dès 1723 en publiant un Nouveau cours de chimie, suivant les principes de Newton et de Stahl. (2) Le Journal de Trévoux en donna un compte rendu très

(1) Correspondance l i t téraire de Grimm (Par is : Garnier , 1879), IX, 228. (2) Le t i t re complet est : Nouveau cours de chimie, su ivan t les pr inc ipes

de Newton et de Stahl, avec un discours h is tor ique s u r l 'origine et les pro- grès de la chimie (Paris, 1723), 2 vol. L 'ouvrage fu t t r a d u i t en i ta l ien en 1750.

élogieux. (3) Il habitait alors à Palvau, petite ville du Bas- Poitou, où son ambition se trouvait à l'étroit. Pour attirer l'attention, le meilleur moyen était d'attaquer les autorités en place ; le voilà donc qui réfute vivement le docteur régent de la Faculté de médecine de Paris dans des Lettres sur l'usage des saignées. (4) Sénac n'était pas un docteur à la mode de Molière, armé du bassinet et de la lancette. Pour lui, la plupart des malades tombaient victimes de médecins qui ne méritaient, à aucun titre, la confiance de leurs patients. L'affaires fit du bruit, mais le traité de Sénac, écrit avec esprit, netteté et précision, fut bien reçu. (5). Ce fut vers cette époque qu'il vint s'établir à Paris. Sa réputation grandit rapidement, puisqu'on lui enjoignit, par ordre exprès du roi, de composer un ouvrage sur la peste. (6) Avec beaucoup de finesse, il associa à ses travaux Chicoyneau, le premier médecin du roi. Mais ce qui assura définitivement sa célébrité dans le monde fut sa guérison du maréchal de Saxe qu'il suivit dès lors en qualité de médecin personnel. Le vainqueur de Fon- tenoy, qui le prenait aussi comme confident, devait lui dire en mourant : « Mon ami, voilà la fin d 'un beau rêve. (7) Sénac servait également le duc d'Orléans ; il lui dédia en 1749 la première bonne monographie sur le cœur publiée en France. (8) Etabli à Versailles à partir

(3) Jou rna l de Trévoux, octobre 1723 et février 1724. (4) Par is , 1730. (5) Analyse dans le Jou rna l de Trévoux, févr ier 1731 et avr i l 1732. Ces

Lettres pa ru ren t tout d ' abo rd sous le voile d ' u n pseudonyme. Assuré du succès, Sénac les signa.

(6) Traité des causes, des accidents et de la cure de la peste. Par is , 1745. (7) Cf. Mémoires du marqu i s d 'Argenson (Paris : Annet, 1857), III, 372. (8) Traité de la s t ructure du cœur, de son action et de ses maladies

(Paris : Briasson, 1749). Traduc t ion a l lemande en 1781. A l 'ar t icle « Coeur » dans l 'Encyclopédie, on lit : « On ne peut r ien a jouter à l 'exacti tude et à la précision avec laquelle M. de Sénac a exposé les maladies du cœur en son savant traité. » L'art icle est composé d 'ex t ra i t s du livre de Sénac. P a r m i d ' au t re s ouvrages, nous signalerons encore De recondita Febr ium intermit- tentium tum remi t ten t ium n a t u r a (Paris, 1759) parce qu' i l fut t r adu i t en anglais, à Phi lade lphie (1805). Dans sa préface, le t r aduc teur déclara i t : « The name of Dr Sénac, the au thor of the work, is deservedly enrolled among those of the most d is t inguished physic ians of France. » Preuve que la réputa t ion de Sénac était universel le et lui a survécu en part ie .

de 1750, il passa, à la mort de Chicoyneau deux ans plus tard, premier médecin de Louis XV ; il le resta jusqu'à sa mort en 1770.

Travailleur infatigable, Sénac avait aussi beaucoup d'entregent. Ses détracteurs l'accusaient de posséder au suprême degré l'art de la cabale et de l'intrigue. (9) Peut- être n'avaient-ils pas tout à fait tort, car il disposait d 'un très grand nombre de places et les distribuait selon son bon plaisir. Ainsi, un de ses confrères reçut celle de méde- cin à l'infirmerie royale de Versailles ; celui-ci s'était engagé à ne point faire paraître ses critiques contre les œuvres du premier médecin. En revanche, il ne convient pas de prendre au sérieux les accusations de Grimm qui le traitait d'homme faux et de grand fripon. (10) Grimm n'a jamais su lui pardonner ses moqueries quand, tout neuf à Paris, il s'était mis dans la tête de mourir d'amour pour une chanteuse d'opéra. Jean-Jacques Rousseau, alarmé, fit appel à Sénac qui examina Grimm, déclara que ce n'était rien et partit en souriant. (11) Tout le monde, d'ailleurs, faisait l'éloge de son esprit ; on appréciait sa conversation et le dauphin, père de Louis XVI, qui n'ad- mettait pas qu'on lui parlât de sa santé, était fort aise de le voir paur causer avec lui de littérature et d'his- toire. (12) Il entretenait aussi d'excellentes relations avec Voltaire qui, toujours malade, lui demandait des consul- tations par correspondance. (13) Sénac lui fut plus d'une fois utile. En 1760, par exemple, le châtelain de Ferney lui envoya un mémoire concernant la peste au pays de Gex et sollicita son appui pour remédier à la contagion. Sénac intervint et Voltaire eut satisfaction. (14) Ajoutons, enfin, qu'il avait le titre de comte et transmettait à ses enfants

( 9) Cf. Mémoires secrets de Bachaumont , V, 202. (10) Op. cit., IX, 228-229. (11) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,

(Paris : Gal l imard, 1962), I, 370. (12) Sénac de Meilhan, Por t ra i t s et Caractères (Paris : Dentu, 1813), p. 61. (13) Voltaire's Correspondence, ed. by Theodore Besterman. Nous citons

les lettres sous les numéros qu'elles ont dans cette édition (Best. 4832, 4.836, 4.861).

(14) Ibid. (8.663, 8.677, 8.749, 8.837).

une noblesse réelle. Naturellement sa cilentèle était immense, les courtisans assiégeaient son cabinet et sa place, fort lucrative, lui valait chaque année plus de cent mille livres, soit environ cent vingt mille dollars de nos jours. (15)

Grâce à la position de son père, Sénac de Meilhan passa une partie de sa jeunesse à Versailles. Il avait seize ans quand ses parents vinrent s'y installer en 1752. Madame Sénac fut présentée à la reine la même année, mais ne joua qu'un rôle des plus effacés (16) ; le premier médecin, lui, jouit de la faveur royale et veilla à l'avancement de ses enfants.

Il était d'usage dans les familles aisées et récemment anoblies de placer les fils dans l'administration. Sénac de Meilhan et son frère ne dérogèrent pas à la règle. L'un deviendra intendant, l 'autre fermier général. (17) Jean- Baptiste Sénac, homme intelligent qui s'était élevé à force de travail, fit donner à sa progéniture une instruction soi-

(15) Cf. Registres de l 'Académie Royale des Sciences ; extrai t du 21 août 1773.

(16) Mémoires du duc de Luynes s u r la cour de Louis XV (1735-1758) (Paris : Fi rmin-Didot , 1860-1865), XII, 313. Le duc de Luynes indique l 'année et a joute que « M Sénac v in t en grand hab i t de cour à la toilette de la Reine. C'est une femme assez grande, âgée d 'environ 55 ans. » D'après Grimm, op. cit., IX, 229, elle était extrêmement avare et gagnait beaucoup d 'argent , car « tout coquin qui payai t grassement était sûr d 'avoi r une per- miss ion du premier médecin, délivrée pa r sa femme, pour vendre et débiter pa r le royaume des drogues souvent funestes à la santé du peuple. » Nous n ' avons pas t rouvé écho de ces accusations dans les mémoires de l 'époque.

(17) Sur le f rère de Sénac, nous n 'avons que quelques renseignements donnés dans les Mémoires secrets de Bachaumont à la date du 28 j u i n 1783 : « M. Sénac, ancien fermier général, se meurt . On peut se rappeler la vie luxur ieuse qu ' i l menait , les mauva i s exemples qu' i l donnai t à sa femme et qu'elle n ' a que t rop suivis ; l 'éclat scandaleux qui en a résulté et l eur séparat ion. M. Sénac était, en outre, u n phi losophe moderne, c 'est-à-dire croyant peu en Dieu. Aveugle depuis quelques années mais pas p lus reli- gieux. Le curé le juge digne de tous ses soins. Il commence pa r remettre l 'un ion entre la femme et le mar i qui a pardonné à la première et l ' a laissé ren t re r dans sa maison. Quant au reste, on pou r r a juger de la sincérité de cette conversion pa r un propos du mor ibond , toujours très caustique. Allons, mon cher pasteur , a-t-il dit , je consens à être adminis t ré , fai tes-moi venir demain le bon Dieu [sic] ma i s de grand mat in et sans cérémonie, a f in de ne pas faire j a se r dans le quar t ier . » XXIII, 30. Commérages dont il est diff ici le d 'é tab l i r la par t de vérité. Nous ne rencontrerons p lus ce personnage au cours de notre t ravai l .

gnée. Notre auteur avait été envoyé au collège et il étudia le droit à Paris avec succès. (18)

Il rappellera, plus tard, dans L'Emigré qu'il prenait un intérêt particulier au latin et à l'histoire ancienne. (19) Il aimait lire Tacite dont il devait, par la suite, traduire les Annales. (20) Parmi les modernes, ses préférences allaient aux tragédies de Corneille et de Voltaire. Ces lec- tures, écrit-il, développèrent son amour de la liberté et sa haine de l'oppression. (21) Louis Legrand a émis l'hy- pothèse que Sénac avait été, presque dès le collège, hos- tile à la monarchie : vivant en Angleterre, sous un gouver- nement plus libre, il aurait marché sur les traces d'un Pitt. (22) N'est-ce pas exagérer la portée des déclarations de l'émigré ? Certes, Sénac de Meilhan, qui n'appartenait pas à la véritable noblesse, a été en butte aux insolentes railleries des courtisans dont les ancêtres avaient combattu en Terre Sainte, et on aura pu faire de malveillantes allu- sions à la bassesse de ses origines. Mais ces blessures d'amour-propre n'étaient pas profondes. Il n'en méprisa que davantage les grands qui couraient à la toilette de la Pompadour et répondit aux brocards en homme d'es- prit. (23) Pourquoi souhaiter la ruine d'un régime qui avait permis à son père d'arriver à la première dignité de son état ? Lui aussi, avec de l'ambition et de la chance, par- viendrait au ministère. D'ailleurs, il décida d'anoblir son nom au plus vite : on l'appellera désormais Sénac de Meilhan. (24) Il prétendait cacher, ainsi, une naissance bourgeoise en accolant à son patronyme le nom du village

(18) Supplément du dict ionnaire h is tor ique de l 'abbé F.-X. de Fel le r (Paris : Méquignon, 1820), V, art icle « Sénac de Meilhan. »

(19) L'Emigré, II, 1840. (20) Sénac de Meilhan, Annales de Tacite, t raduct ion nouvelle (Paris :

Desenne, 1790). (21) L'Emigré, II, 1840. (22) Louis Legrand, Sénac de Meilhan et l ' Intendance du Ha inau t et du

Cambrésis sous Louis XVI, p. 17. (23) Cf. L'Emigré, II, 1840. (24) Lettre de Voltaire adressée sous ce nom à Sénac : Voltaire's Corres-

pondance (Best. 5741). La lettre est datée du 11 août 1755. Il n ' y a, sans doute, pas longtemps que Sénac se nomme ains i et Voltaire écrit Meillan.

où son père était né. D'après Stendhal, c'était pour Sénac une protection nécessaire contre les plaisanteries humi- liantes de la haute noblesse. (25)

Afin d'entrer dans la magistrature, il n'était pas indis- pensable de porter des titres très anciens ; on acquérait une charge avec de l'argent et M. Sénac était assez riche pour avancer les fonds. D'autre part, en se ménageant l'appui de personnages importants, on était sûr de ne pas rester indéfiniment dans la même place. Sénac va donc s'approcher de quelques grands mais sans trop s'efforcer; ici encore la tâche lui fut facile. Il réussit, tout d'abord, à obtenir un brevet de lecteur du dauphin. (26) Celui-ci le traita affectueusement et aima s'entretenir avec lui. L'auteur nous a rapporté une des conversations qu'il eut avec le fils de Louis XV. (27) Il était question des écrits de M. de Silhouette ; le contrôleur général des finances avançait que le droit civil se déduisait aisément du droit naturel. Sénac, qui voulait briller à tout prix, se mit à démontrer qu'il n'y avait d'autre droit que celui de la force. « Et la religion ? » lui demanda le dauphin qui avait la réputation d'être un authentique bigot. « Elles [les religions] se ressemblent toutes par l'excellence de la mo- rale et cela ne prouve rien pour aucune », répondit Sénac. A peine eut-il achevé qu'il se rendit compte de son impru- dence et demeura interdit. « Eh bien », reprit le dauphin, « vous ne dites plus rien et j 'en vois la raison : on vous a dit que j'étais très dévot et vous croyez m'avoir scanda- lisé... mais tâchez de soutenir votre thèse », ajouta-t-il en riant, « et je soutiendrai la mienne. » (28) Malheureuse- ment, le fils de Louis XV n'était pas en crédit et s 'inquié- tait peu d'en obtenir. D'une nature apathique, il ne s'em- pressait guère auprès du roi qui lui battait froid. Mais Sénac était sans doute flatté de l'estime que le prince lui montrait.

(25) Stendhal, Courr ier anglais, IV, 192. (26) Archives nat ionales, carton BB378. Nous avons t rouvé ce renseigne-

ment dans une lettre de Sénac à son secrétaire et datée de 1790. (27) Por t ra i t s et Caractères, p. 57. (28) Ibid., pp. 59-60.

Comme tout le monde , il fit sa cour à la m a r q u i s e de P o m p a d o u r . D ' ap rès le p o r t r a i t qu ' i l n o u s a laissé d'elle, il ne semble pas avoir apprécié la favori te. (29) Elle n ' ava i t plus, alors, a u t a n t d ' inf luence que j ad i s et, reléguée d a n s le min i s tè re des le t t res et des grâces, elle ne d i sposa i t pas des places de l ' admin i s t r a t ion . (30) Il s ' a t t a cha à elle p lus en c u r i e u x qu ' en cou r t i s an intéressé . D a n s cet te société, il se m i t a u c o u r a n t de tous les r a c o n t a r s sur les re la t ions

d u roi et de sa maî t resse . Il f au t no te r auss i qu ' i l r encon- t r a Q u e s n a y dans cet en tourage . Médecin de m a d a m e de P o m p a d o u r , ce de rn ie r vivait, à Versail les, d a n s l ' en t resol qu 'e l le avai t mis à sa disposi t ion. Il s 'occupa i t cont inue l - l e m e n t d ' économie pol i t ique et son Tab leau économique avai t p a r u en 1758. (31) Le doc teur che rcha i t des disciples et p r ena i t la peine d ' exp l ique r sa doc t r ine à tous ceux qui voula ien t b ien l 'écouter . (32) Sénac é t a i t du nombre . Il r e c o n n a î t r a qu' i l a été p a r t i s a n des phys ioc ra t e s et qu ' i l a eu t o u j o u r s beaucoup de vénéra t ion pour le célèbre éco- nomiste . (33) Nous r e t r o u v e r o n s l ' inf luence de Q u e s n a y dans ses Cons idéra t ions s u r les r ichesses et le luxe. (34)

Q u a n t a u x au t r e s pe r sonnages en vue, tels le comte d 'Argenson, Bernis, le duc de Choiseul, ce fu t p r inc ipa - l emen t à ce de rn i e r qu ' i l t e n t a d 'ê t re p résen té . D 'Argenson et Bernis fu ren t écar tés du pouvoir , l ' un en 1757, l ' au t r e en 1758. Le roi a t t r i b u a à Choiseul les p r i n c i p a u x dépar - tements . Dès 1761, il fu t seul à d i r iger l 'E ta t et son crédi t n ' eu t p lus de bornes . Sénac lui d u t p robab lemen t , a u débu t de sa carr ière , u n a v a n c e m e n t rapide . Il vécut d a n s l ' in t imi té des Choiseul et devint l ' u n des fami l ie rs du sa lon de la duchesse de Gramont , s œ u r du min i s t re . (35)

(29) Ibid., pp. 19-22. (30) Cf. à ce sujet, Jacques Levron, Secrète Madame de P o m p a d o u r (Paris :

Arthaud, 1961), p. 263. (31) L'édit ion pr imi t ive de décembre 1758 connut un succès re tent issant .

Pour des motifs inconnus, cette première édit ion fu t ent ièrement dé t ru i te : cf. G. Schelle, Le Dr Quesnay, Par is , 1907.

(32) Cf. Marmontel, Mémoires d 'un père (Paris : Verdière, 1818), I, 288. (33) Lettre de Sénac de Meilhan au Journa l de Pa r i s , 10 octobre 1787. (34) Par i s : Vve Valade, 1787. (35) Sénac de Meilhan, Por t ra i t s et Caractères, pp. 27-44.

Quoiqu'il établît des relations à Versailles, Sénac n'ap- partint à aucune coterie. On constate que, de 1752 à 1762, il passa inaperçu des chroniqueurs ou des anecdotiers toujours prêts à signaler, dans les moindres détails, les activités du monde de la cour. (36) Pensait-il qu'il lui suffi- sait d'être le fils du premier médecin et qu'il n'avait pas à s'assurer plus d'avantages ? Etait-ce simple mesure de pru- dence ? De toute façon, il n'était pas encore dans les affai- res et cela lui permettait de rester étranger à toutes les cabales. Agréable et spirituel, tous les milieux l'acceptaient, et comme on n'avait rien à craindre de lui, il gardait sa liberté de mouvement. Quand il jouera un rôle, il devra se tenir sur ses gardes ; pour le moment, il se contentait de découvrir Versailles et d'obtenir la sympathie de ses habitants.

La vie de la cour n'était pas, aussi bien, le seul objet de ses occupations. Sénac de Meilhan se sentait autant de goût pour les lettres que pour l'administration. Il s'es- sayait à la poésie et rimait des stances amoureuses ; il composait également quelques poèmes où il se moquait de la religion. Il se décida donc, un jour, à demander l'approbation de l'arbitre incontesté de la littérature et il envoya à Voltaire ce qu'il avait écrit de mieux. La réponse eut de quoi flatter un débutant :

Je n'ai guère reçu en ma vie, Monsieur, ni de lettres plus agréables que celle dont vous m'avez honoré, ni de plus jolis vers que les vôtres. Je ne suis point séduit par les louanges que vous me donnez : je ne juge de vos vers que par eux-mêmes ; ils sont faciles, pleins d'images et d'harmonie ; et ce qu'il y a encore de bon, c'est que vous y joignez des plaisanteries du meilleur ton. Vos voyageurs qui vont chercher le sabre de Ninus et le nez de Jamblique et vos croisés qui vont mourir pour Dieu de la peste en Asie, sont très réjouissants. On n'écrit point

(36) Nous avons consulté, pour cette période pr incipalement , le Journa l de Barb ie r (1718-1763), les Mémoires et Lettres du Cardinal de Bernis ; (1715-1758), les Mémoires du Duc de Luynes (1735-1768), le Journa l et Mémoires du Marquis d'Argenson, le Jou rna l et Mémoires de Collé (1748- 1772). Les his toriet tes qu 'on y l i t se rappor tent uniquement à Sénac père.

ainsi à dix-neuf ans. Je vous assure qu'à votre âge, je n'aurais point fait de pareilles lettres. Si monsieur votre père est le favori d'Esculape, vous l'êtes d'Apollon... (37)

Voltaire, il est vrai, d i s t r ibua i t l ibé ra lement ses louan- ges aux j eunes poètes qui a n n o n ç a i e n t que lque t a l e n t et vena ien t se p lacer sous son égide. L ' a u t e u r avai t eu la bonne inspi ra t ion , a ins i que cet te le t t re l ' indique, de se gausse r des affaires rel igieuses, et voilà qui n ' é t a i t pas pou r m é c o n t e n t e r Voltaire. Comme nous ne possédons pas ces poèmes de Sénac, il n o u s est impossible de savoir ce qu ' i ls vala ient réel lement . Quoi qu' i l en soit, il avai t t rouvé le moyen de plaire et fu t invité aux Délices. Il y alla faire son pèler inage. (38) La cor respondance , on s 'en doute, n ' en r e s t a pas là. Cette fois, Sénac expédia de sa prose : u n essai s u r le m a r é c h a l de Saxe et des anecdotes sur cer- ta ines célébrités, d o n t mademoise l le Lecouvreur . Il se p e r m i t m ê m e de rectif ier de m e n u e s e r r e u r s que l ' a u t e u r du Siècle de Louis XIV avai t commises en p a r l a n t du vain- q u e u r de Fon tenoy . Volta i re r e c o n n u ses mépr i se s de bonne grâce : le doc teur Sénac n 'é tai t - i l pas une au to r i t é en la mat iè re ? L a prose, en tou t cas, n ' é ta i t pas in fé r i eure aux vers et on p réd i t au disciple u n bel aven i r : « Fa i t es de la prose ou des vers, m o n s i e u r ; donnez-vous à la phi- losophie ou aux affaires, vous réuss i rez à tou t ce que vous en t reprendrez . » (39) Aux Délices, Sénac écouta i t son g r a n d h o m m e avec admi ra t ion , ma i s il ava i t auss i son f ranc- pa r l e r et osai t t en i r tête. On par la i t , u n j o u r d u Masque de F e r qui avai t p o u r Sénac « cet a t t r a i t que le mervei l - l eux a p o u r la j eunesse . » (40) Volta i re m a i n t e n a i t que c 'é tai t un f rère j u m e a u de Louis XIV. Son i n t e r l ocu t eu r avai t é tudié le dossier et fit des objec t ions ; Voltaire, qu i n ' a i m a i t pas la contradic t ion, lui r épond i t avec impat ience . Toutefois, ces m o u v e m e n t s d ' h u m e u r n ' e m p ê c h a i e n t p a s

(37) Lettre du 5 avr i l 1756 (Best. 6142). (38) Probablement la même année, entre avri l et juil let . (39) Lettre du 4 jui l le t 1756 (Best. 6239). (40) Sénac raconte sa visite dans Œuvres phi losophiques et l i t téraires,

II, 349.

les bonnes relations, et Sénac, fécond en petits vers, en amusait Voltaire qui, toujours aussi poli, lui distribuait les palmes du génie :

Elève du jeune Apollon Et non pas de ce vieux Voltaire, Elève heureux de la raison

Et d'un dieu plus charmant qui t'instruisit à plaire J'ai lu tes vers brillants et ceux de ta bergère,

Ouvrages de l'esprit, embellis par l'amour. J'ai cru voir la belle Glicère Qui chantait Horace à son tour.

Que son esprit me plaît ! que sa beauté te touche ! Elle a tout mon suffrage, elle a tous tes désirs Elle a chanté pour toi. Je vois que sur sa bouche

Tu dois trouver tous les plaisirs. (41)

Cette réponse chatouilla tellement l'amour-propre de l'ap- prenti poète qu'il se hâta de la publier dans le Mercure de France afin que nul n'en ignorât. (42) Les quelques vers que nous avons de lui ne nous laissent pas trop de regrets sur la perte du reste. Qu'on en juge, l 'auteur chan- tait l 'amour :

Il a jadis récompensé mon zèle Ah ! Qu'il m'a procuré d'agréables moments.

Si j'ai trouvé quelqu'infidèle, Il m'en a consolé par une ardeur nouvelle. Si je le sers moins bien, c'est la faute du temps, C'est ce cruel tyran qui détruit sa puissance :

Rien ne saurait lui résister. Mais je dois à l'amour trop de reconnaissance

Pour ne pas au moins le chanter. (43)

(41) Lettre de septembre 1757 (Best. 6690). (42) Mercure de France, octobre 1757, « Vers de m. Voltaire à M. Sénac

de Meilhan ». (43) Ces vers font par t ie d 'une lettre de Sénac à Voltaire, datée du 13

février 1758 (Best. 6938). Signalons que L. Legrand (op. cit., p. 92) a publ ié quelques vers de Sénac. On t rouvera à la f in de cette thèse (appendice I) une épître inédite de notre au teur qui n 'é ta i t cer ta inement pas né poète.

Sénac avait aimé, et, d'une main distraite il versifiait des galanteries. La poésie n'était qu'un agréable passe- temps et il aurait composé avec la même désinvolture bou- quets à Iris ou essais historiques. Quand il en avait la fantaisie, il faisait vers ou prose, plus par plaisir que pour y gagner une réputation d'auteur. Sénac avait assez d'es- prit pour ne pas être aveuglé par les louanges de Voltaire. Il en proposa, lui-même, une excellente explication :

Il recevait des stances amoureuses que lui envoyait un poète médiocre. Voltaire oubliait les vers et l'auteur, et voyait à sa place Anacréon, Catulle, Ovide, et se livrait, dans sa réponse, à l'enthousiasme que lui inspirait le sujet. L'auteur était pour lui une Iris qui servait de prétexte à des vers agréables. (44)

Sénac s'intéressait aussi au théâtre. Il fit parvenir à Voltaire le grand succès tragique du jour, Iphigénie en Tauride, accompagné de commentaires critiques. Voltaire les trouva très justes. (45) Quand celui-ci commença à préparer son édition des œuvres de Corneille, Sénac lui apprit qu'il désirait y souscrire et demanda qu'on lui en réservât un exemplaire. (46)

Eventuellement, les querelles entre les philosophes et leurs adversaires retenaient son attention. Palissot, en 1760, présenta Les Philosophes ; la même année, Lefranc de Pompignan les attaqua dans son discours de réception à l'Académie. Bien entendu, Sénac prit place dans le camp de Voltaire. Il ne semble pas qu'il se soit spécialement soucié du sort de l'Encyclopédie, mais il montrait un esprit frondeur et les jérémiades de Lefranc n'avaient rien de divertissant. Et puis, comment ne pas suivre les conseils d'un maître qui lui proposait le plus séduisant des pro- grammes : « Moquez-vous de tous ces gens là, et surtout

(44) Œuvres phi losophiques et l i t téraires, II, 217. (45) Lettre du 12 janvier 1758 (Best. 6879). Iphigénie en Taur ide est

l 'œuvre de Guimond de la Touche (1723-1760). Sa pièce fu t jouée en 1757. Voltaire pense comme Sénac que les vers sont mal faits , malgré de beaux morceaux passionnés.

(46) Lettre du 24 août 1761 (Best. 9181).

de ceux qui vous ennuient. Vivez avec votre maîtresse ; goûtez les plaisirs, et chantez-les. » (47) Voltaire devinait le caractère volage de son disciple ; aussi lui rappela-t-il qu'il y avait, outre le métier poétique, des activités plus sérieuses axquelles on pouvait s'attacher. C'était du moins ce qu'il avait déjà suggéré à son jeune ami tout en ayant l'air de le complimenter : « Bientôt je vous dirai par jalou- sie ce que je vous dis à présent par l'intérêt que vous m'inspirez. » (48)

Sénac comprit la leçon et peu à peu les lettres s'espa- cèrent. (49) Un jour il cessa ses envois et Voltaire ne se souvint de « l'élève du jeune Apollon », devenu adminis- trateur entre-temps, que lorsqu'il eut besoin de ses ser- vices. (50)

Cette correspondance n'en est pas moins précieuse, car elle complète le portrait du jeune Sénac de Meilhan. A Versailles son chemin était tout tracé : il entrait dans l 'administration et s'occupait d'arriver aux premières pla- ces. Cependant il n'était pas pressé, les lettres l'attiraient : il rimait, dissertait, sans grand génie peut-être, mais de façon aimable. Après quelques essais heureux, il inter- rompit ses badinages. Malgré ses prétentions, il ne se dissi- mula pas ses insuffisances et ne nourrit pas longtemps d'illusions sur ses talents poétiques. S'il a eu de bonne heure l'ambition des succès littéraires, il finit par se déci- der pour les affaires où il disposait d'atouts plus solides. Encore réserva-t-il une place aux jeux de l'esprit jusqu'au moment où il commença, pour de bon, sa carrière d'écri- vain.

(47) Lettre du 16 ju i l le t 1760 (Best. 8319) (48) Lettre du 5 avri l 1756 (Best. 6142). (49) Voltaire, dans sa lettre du 16 jui l le t 1760 (Best. 8319), reproche à

Sénac sa paresse. « Vous m'écrivez, Monsieur, comme l 'Eglise ordonne qu 'on fasse ses Pâques, à tout le moins une fois l 'an. Je voudra is que vous eussiez un peu p lus de fe rveur . . .» A pa r t i r de 1761, la co r r e spondance s 'arrê ta pendant p lus ieurs années.

(50) Voir le chapi tre suivant .

CHAPITRE II

L'ADMINISTRATEUR ET L'HOMME DU MONDE

Sénac de Meilhan entra à 26 ans dans la carrière admi- nistrative. En 1762, il est reçu comme conseiller au Grand Conseil. (1) C'était passer par la petite porte, car le Grand Conseil, qui avait sous l'Ancien Régime, les fonctions d'une cour de cassation, voyait sa juridiction entravée par les parlements : ces derniers avaient une popularité et sur- tout une autorité bien moins contestées. (2) Sénac ne dut guère rencontrer d'occasion de se faire valoir dans cette place. Son avancement fut, toutefois, rapide. Dès 1763', il est nommé intendant de la Guadeloupe, des îles de France et de Bourbon. Les circonstances ne lui permirent pas de se rendre à sa destination et il s'occupa du travail relatif à ces colonies tout en restant à Paris. Il avait acheté, la même année, une charge de maître des requêtes. (3)

(1) Almanach Royal, 13 février 1762. Les renseignements fourn is p a r les Almanachs royaux sont souvent sujets à caution. Les rédacteurs de ces publ ica t ions se recopiaient d 'une année à l ' aut re sans vér i f ier leurs dires. Voir, à ce sujet, Edmond Esmonin, Etudes s u r la France des X V I I et X V I I I siècles (Paris : P.U.F., 1964), pp. 233-237. Nous pouvons, ici, accepter la date donnée pa r l 'Almanach royal de 1762, car elle se t rouve confirmée pa r une lettre de Sénac, déposée aux Archives Nationales, car ton BB378. Sénac habi ta i t alors à Paris , rue Saint-Thomas du Louvre.

(2) A. Chéruel, Dictionnaire his tor ique des inst i tut ions de la France (Paris : Hachette, 1880), s.v. Grand Conseil.

(3) Gazette de France du 30 avr i l 1763 : « Le Sieur Sénac de Meilhan, Maître des requêtes, est nommé à l ' in tendance de la Guadeloupe et est présenté au roi en cette quali té. »

Pour l ' intendance des îles de France et de Bourbon, a u j o u r d ' h u i îles Maurice et de la Réunion, Sénac indique, dans la lettre citée à la note 1, qu'il s 'en occupa « pendant p lus ieurs mois », mais ne donne aucune autre précision.

Cet office é ta i t t rès recherché . Il condu i sa i t a u x p lus h a u t e s pos i t ions et il n ' é ta i t pas r a r e que, en su ivan t cette filière, on a r r i vâ t a u x postes de chancel ie r ou de minis t re . T u r g o t et Calonne, p a r exemple, f u r e n t m a î t r e s des requê- tes, puis i n t e n d a n t s a v a n t de d i r iger le contrôle généra l des finances. Auss i la charge se vendait-el le assez cher. Sénac, p o u r la sienne, p a y a cent mille livres. (4) Ses a t t r i - bu t ions é ta ien t mul t ip les . Il avai t le privilège de siéger au pa r l emen t , a u Grand Conseil et exerçait , avec ses collègues, une j u r id i c t i on c o n n u e sous le n o m des requê tes de l 'hôtel. On y j u g e a i t les différends qui s 'é levaient en t re les offi- ciers de la m a i s o n du roi. Les ma î t r e s des requê tes r em- p l i ssa ien t également , a u p r è s d u Conseil du roi, les fonc- t ions de r a p p o r t e u r s . (5) P a r les A l m a n a c h s r o y a u x de 1763, 1764 et 1765 nous savons que Sénac s 'occupai t des r equê tes de l 'hôtel en jui l let , août et sep tembre ; il é ta i t au Conseil du roi en octobre, novembre et décembre. Quel- quefois , les m a î t r e s des requê tes a l la ient en miss ion d a n s les provinces où ils r e p r é s e n t a i e n t l ' au tor i t é royale ; ces pré roga t ives leur d o n n a i e n t une g rande place dans les ins- t i tu t ions de la monarch ie . E n revanche , l eur r é p u t a t i o n étai t détes table aup rè s des a d m i n i s t r é s et, si l 'on en croi t u n p a m p h l e t de l 'époque, ils avaient « l ' e spr i t tor tu , une inapp l i ca t ion et u n e légèreté bien pires q u ' u n e nul l i té absolue », en u n mot , ils f o r m a i e n t u n « r amass i s de canai l le » et ne cou ra i en t qu ' ap rè s l eu r s plaisirs . (6) Ces j u g e m e n t s , vra is peu t -ê t re pou r la major i t é , ne s au ra i en t être app l iqués à Sénac de Meilhan. Nous sommes en me- sure, grâce a u x r ense ignemen t s qu ' i l nous a laissés sur u n e de ses miss ions en Bretagne, d ' éva lue r ses activités avec p lu s de jus t ice . (7) Il y avai t été envoyé comme m e m -

(4) Léon Aucoc, Le Conseil d 'Eta l avant et depuis 1789 (Par is : Imprimer ie nationale, 1876), p. 74.

(5) A. Chéruel, op. cit., s.v. Maître des requêtes. (6) L 'Espion dévalisé (Londres, 1782), pp. 216-230. On a cru pendant

longtemps que ce pamphle t était de Mirabeau. L'auteur, en réalité, est un certain Baudoin de Guémadeuc : cf. Barbier , Dictionnaire des Ouvrages anonymes, 3 éd. (Paris, 1872-79).

(7) On t rouvera ces renseignements dans Œuvres phi losophiques et litté- ra i res , II, 264-275.

bre d'un tribunal extraordinaire chargé de suppléer le parlement local démissionnaire. Le jeune magistrat fit preuve, en cette occasion, de beaucoup de maturité et d'un excellent esprit de justice :

La plus grande partie des juges, dit-il, étaient des jeunes gens sans expérience, et plusieurs étaient portés vers la justice ; mais le despotisme offusquait tellement toutes les têtes, dans ce temps, qu'on confondait les idées de justice avec les prin- cipes d'autorité arbitraire et qu'un jeune homme croyait faire son devoir en suivant les maximes qui la favorisaient... Le peu d'expérience que j'avais me rendait très circonspect et me por- tait, dans la crainte de me tromper, à opiner pour le parti le plus doux. (8)

Les collègues de Sénac ne montraient pas tant d'huma- nité. Ils condamnaient aux peines les plus rigoureuses : la potence ou la roue. Pour sa part, justement indigné de leur cruauté, il aurait voulu proportionner les châtiments aux délits. (9) Partisan de Montesquieu, il pensait qu'en cette matière la modération avait de meilleurs effets qu'une extrême sévérité.

La mission dont faisait partie Sénac devait aussi ins- truire le procès de La Chalotais, procureur général du par- lement de Bretagne, devenu célèbre par ses attaques contre les jésuites et qui par la suite s'était attiré l'inimitié du duc d'Aiguillon, gouverneur de la province. (10) Pour le

(8) Ibid., p. 272. (9) Le t ra i té de Beccaria, Des Délits et des Peines, ava i t été i m p r i m é en

1764 et Sénac a pu en avoir entendu par le r pu i sque sa miss ion en Bretagne est postérieure d 'une année. Mais l ' inf luence de l 'Espr i t des Lois est beau- coup p lus certaine.

(10) La Chalotais (1701-1785) mena de vives campagnes contr les jésuites, et son Compte rendu (1761) contr ibua à les fa i re chasser de France. Il publ ia , ensuite, un Essai d 'éducat ion nat ionale (1763) qui susci ta un immense intérêt tant en France qu ' à l 'étranger. Sa nature combative lu i avai t a t t i ré de nombreuses inimitiés, outre celle du duc d 'Aiguil lon. Le magis t ra t f u t arrêté en novembre 1765. La commission, dont Sénac fa i sa i t par t ie , se réuni t à Saint-Malo sous la présidence de Calonne. Après de nombreux incidents de procédure, Louis XV déclara les poursu i tes éteintes. La Cha- lotais n 'en fu t pas moins exilé à Saintes et n 'ob t in t just ice qu 'une dizaine d 'années p lus tard. Louis XVI le réintégra dans ses fonct ions de p rocureur en 1785.

perdre, on lui attribua la paternité de lettres menaçantes adressées au secrétaire d'Etat Saint-Florentin. Le duc dis- posait de puissants alliés à la cour et les juges leur étaient asservis. Sénac, toutefois, gardait son indépendance et ne put s'empêcher de remarquer, après une séance du procès, que la commission n'était qu'une « assemblée où les plus honnêtes gens opinaient suivant leurs craintes, et les autres suivant leurs espérances. » (11) Ce propos imprudent, immédiatement rapporté à Versailles, déplut au duc de Choiseul qui interdit sa porte au trop indépendant maître des requêtes. Disgrâce momentanée, car Choiseul approu- vait au fond sa conduite et Sénac lui était tout dévoué. (12)

Vivant à Paris, Sénac gravitait dans l'entourage du ministre et se lia plus particulièrement à sa sœur, Madame de Gramont, qui avait beaucoup d'ascendant sur le duc. (13) La différence de condition entre un Choiseul et un Sénac, fût-il de Meilhan, était considérable, et ce serait exagérer que de présenter notre auteur comme un ami intime du ministre. Il avait su gagner la confiance de ce personnage et les anecdotes qu'il nous conte montrent de quel crédit il jouissait dans la maison. (14) Ainsi, certain jour qu'il se trouvait chez la duchesse de Gramont, Choiseul entra. Il s'apprêtait à aller porter au roi le décret d'arrestation de Lally, accusé d'avoir trahi « les intérêts du roi, de l 'Etat et de la Compagnie des Indes. » (15) Voyant Sénac, il l'interpella : « C'est de votre compétence, ceci, monsieur; voulez-vous bien lire et nous dire votre avis ? » (16) Aux yeux de Sénac, la condamnation était inique, et il entreprit d'exposer ses raisons qui firent quelque impression. Choi- seul tâcha de fléchir le roi, mais ne put obtenir la grâce

(11) Op. cit., p. 271. (12) Ibid., p. 272. (13) Cf. le po r t r a i t que Sénac lui consacrera, Por t ra i t s et Caractères,

pp. 39-44. Sénac est plein de louanges pour elle. En général, il ne dis t r i - bua i t ses éloges qu'avec parcimonie.

(14) Cf. Le Gouvernement, les Mœurs et les Conditions en France avant la Révolution. éd. de Lescure, pp. 342-362. Dans ces pages, Sénac retrace la carrière du duc de Choiseul et la vie de la duchesse de Gramont.

(15) Ibid., p. 360. (16) Ibid., p. 360.