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LA THÉOLOGIE POLITIQUE DE CARL SCHMITT VUE PAR HUGO BALL EN 1924 André Doremus P.U.F. | Les études philosophiques 2004/1 - n° 68 pages 57 à 63 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2004-1-page-57.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Doremus André, « La théologie politique de Carl Schmitt vue par Hugo Ball en 1924 », Les études philosophiques, 2004/1 n° 68, p. 57-63. DOI : 10.3917/leph.041.0057 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.35.233.37 - 04/03/2012 13h48. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.35.233.37 - 04/03/2012 13h48. © P.U.F.

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LA THÉOLOGIE POLITIQUE DE CARL SCHMITT VUE PAR HUGOBALL EN 1924 André Doremus P.U.F. | Les études philosophiques 2004/1 - n° 68pages 57 à 63

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2004-1-page-57.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Doremus André, « La théologie politique de Carl Schmitt vue par Hugo Ball en 1924 »,

Les études philosophiques, 2004/1 n° 68, p. 57-63. DOI : 10.3917/leph.041.0057

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LA THÉOLOGIE POLITIQUE DE CARL SCHMITTVUE PAR HUGO BALL EN 1924

Le texte de Hugo Ball, dont la force de pénétration surprenait à l’époquel’auteur même de l’œuvre recensée, réalise cette étonnante performance derester, de nos jours encore, une forme d’introduction privilégiée pour uneobservation de la problématique centrale des rapports entre la personne et ladécision politique souveraine. Bien plus ce texte continue de valoir commetexte de référence englobant potentiellement l’ensemble de la pensée théo-logico-philosophique ultérieure de Schmitt. Plus étonnante encore est lamanière dont une méprise évidente, de la part du recenseur enthousiastepris dans son propre « romantisme », et qui lui fait ignorer la dimension poli-tique actuelle (en 1919-1924) des textes dont il parle, loin de lui avoir masquél’essentiel de l’inspiration de leur auteur, en confirme de façon exception-nelle la nature propre et durable, en même temps qu’elle le conduit à indi-quer à son insu la voie par laquelle fut possible pour Schmitt l’acceptationjouée d’une reconnaissance, en son temps, de la légitimité d’un pouvoirappartenant aux forces dont il se targuera plus tard d’en pouvoir déjouer lesruses en en perçant à jour le plan secret (cf. Glossarium, p. 285).

Carl Schmitt parle en 1970 de cet article comme d’ « un essai brillant, degrande allure, comme c’est à peine si, de toute mon existence, j’en ai réelle-ment connu un second... Un essai inhabituel à tous égards, du point de vuedu style comme du contenu »1. Il faudra pourtant attendre 1986 et 1988pour qu’une Ellen Kennedy reconnaisse l’importance de ce texte : « Lecompte rendu que Ball donne de la théologie politique de Schmitt dans larevue catholique moderniste (sic) Hochland en juin 1924 était la premièreinterprétation globale de ses réflexions politiques, et jusqu’à aujourd’hui laplus perspicace. »2 C’est qu’en effet Schmitt ne sera reconnu comme auteur

1. Joachim Schickel, « Gespräch über Hugo Ball (1970) », in Gespräch mit Carl Schmitt,Merve Vgl, Berlin 1993, p. 31-56 et 92-163.

2. Ellen Kennedy, « Carl Schmitt und Hugo Ball : ein Beitrag zum Thema “politischerExpressionismus” », in Zeitschrift f. Politik, 2 (1988), p. 143-161. Elle prolonge là le travailqu’elle avait présenté au Colloque de Speyer en 1986 : « Politischer Expressionismus : dieKulturkritischen und metaphysischen Ursprunge des Begriffs des Politischen von CarlLes Études philosophiques, no 1/2004

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marquant qu’en 1927, lors de la publication de son écrit Le concept de poli-tique ; jusque-là ses publications le laissent pour ainsi dire encore immergédans le climat de l’époque dont certains des auteurs les plus significatifs(Th. Däubler, Konrad Weiss, Theodor Haecker) sont ses plus proches amis.Le très fin Franz Blei ne s’y trompe pas, quand il écrit à Schmitt, le8 octobre 1924 : « Avec l’article de Ball, je me réjouis de voir que vos tra-vaux se trouvent enfin mis en lumière, et que cela vienne d’une main aussiintelligente que celle de Ball. Scheler m’avait déjà parlé de cet article, un peujaloux comme tous les professeurs, avant que vous ne m’adressiez ce beautravail (communiqué à Gütersloh comme souhaité). »1

Ball et Schmitt se sont rencontrés deux fois. À Munich d’abord, en marsou en mai 1919, à l’occasion de l’un des deux voyages que Ball fait en Alle-magne ; cette rencontre est attestée par Schmitt en 1970, sans plus de préci-sion que le rappel d’une discussion sur Léon Bloy. La seconde rencontre, du11 août au 9 septembre 1924 sur la demande Ball, mais qui va au devant dela curiosité de Schmitt, a lieu à Sorengo près d’Agnuzzio, où Ball habitedepuis septembre 1920. En juin de cet été 1924 a paru dans Hochland l’articleprésenté ici (Ball a été introduit à Hochland par Schmitt). À Sorengo, celui-ci aurait demandé à Ball une préface pour la réédition (qui viendra en 1925) deRomantisme politique. Ball de son côté s’entretient avec Schmitt sur l’oppor-tunité d’une réédition de sa Critique de l’intelligence allemande (1919) – qui paraî-tra fin 1924 sous le titre Les suites de la Réforme – pour accompagner la paru-tion récente (1923) de Christianisme byzantin et souligner ainsi sa nouvelleorientation. Schmitt s’y oppose fermement. Aussi, quand la critique des Sui-tes de la Réforme, très malveillante pour la personne même de Ball, paraît sousla plume de Waldemar Gurian, ami de Schmitt, Ball est convaincu d’une tra-hison de ce dernier et ce lui sera une blessure très cruelle jusqu’à sa mort enseptembre 1927. Il est clair en tout cas que Schmitt a pris ses distances enmesurant la cécité de Ball devant la situation réelle de l’époque.

Le coup de génie de Ball fut de saisir dans un seul mouvement, dans unemême inspiration, les quatre principaux textes de Schmitt publiés àl’époque, en référence explicite à leur présupposé théologique commun. Encampant dans une prose vigoureuse et alerte le catholicisme du professeurde droit de Bonn, Ball s’affirmait lui-même aussi dans cette opposition aupositivisme de l’époque, aux forces ambiantes de relativisme et de roman-tisme. La sympathie qui se lit dans le texte, en dépit d’une réserve majeure,dit assez comment cette laudatio devait venir de la plume de Hugo Ball préci-sément. Ball avait été profondément immergé et engagé durant la guerredans les milieux politiques émigrés de Zürich et de Berne, qui attribuaient

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Schmitt », in Complexio oppositorum, Berlin, 1988, p. 233-265. Jacob Taubes avait cependantreproduit le texte de Ball, au titre de « dossier », en 1983, sans commentaire, dans le collectifDer Fürst dieser Welt. C. S. und die Folgen, p. 100-115.

1. Cf. P. Tommissen, in Complexio oppositorum, p. 83 : « Bausteine zu einer wissenschaftli-chen Biographie. »

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volontiers au protestantisme, et plus encore à la « religion prussienne »1 laresponsabilité allemande de la guerre. Mais il avait quitté ces milieux, assezdéterminé dans le renouveau de sa foi chrétienne qu’il croyait être l’uniqueinspiration maîtresse de Schmitt. Ainsi, avant même de se connaître réelle-ment l’un l’autre, ils pouvaient avoir le sentiment de partager le besoin d’une« recatholicisation » de l’Allemagne, pour laquelle militait le futur présidentAdenauer. Mais ce qui surtout déclenche l’admiration de Ball, et lui permetcette fulgurante perception de la figure intellectuelle du juriste, c’est précisé-ment son juridisme. On peut dire sans doute, comme Paul Noack, que toutce que Schmitt a écrit se trouve en fait dans l’époque, il reste que son origi-nalité est dans la manière de le dire, et cela n’est pas donné par l’époque,mais dans sa sensibilité juridique confondue avec son catholicisme. EtBall, qui a rencontré un juriste, s’enthousiasme ; il écrit à sa femme, le23 novembre 1923 : « Je suis toujours dans la jurisprudence... Pendant desmois, j’ai étudié les écrits du Pr Schmitt, de Bonn. Il a plus d’importancepour l’Allemagne que tout le reste de la Rhénanie, y compris ses mines decharbon. Rarement j’ai lu une philosophie avec autant de passion que lasienne, et c’est pourtant une philosophie du droit. Un grand triomphe pourla langue allemande et pour la légalité. Il me semble encore plus précis queKant, et rigoureux comme un Grand Inquisiteur espagnol quand il s’agitd’idées. »

Mais l’article de 1924, et la rencontre des deux hommes trois mois après,viennent au moment où s’opère pour Schmitt un tournant important. Il sedétourne, à certains égards, de l’Église, moins pour des raisons personnellesque par ce qu’il a compris que l’Église n’était pas disposée à assumer lesimplications politiques de la religion2. Ce souci de responsabilité politique

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1. Schmitt note, le 25 février 1949 : « Qu’est-ce qui se tramait entre 1900 et 1914 ? On déi-fiait le corps et on incarnait le Dieu. Je vois en toi le Dieu que je reconnais en frémissant, et à quiva mon recueillement. Le beau corps et le sain animal, le nouveau Dieu, et tout cela comme lepremier plan de la grande machine. L’esprit de Nietzsche devenait capable de prendre corps, des’incarner. » « Enfin un Dieu ! », s’écriait Rilke en août 1914 (Glossarium, p. 220).

2. Schmitt dit littéralement, en 1979 : « Si j’ai changé entre 1923 et 1970, c’est que, dansl’intervalle, l’Église a eu honte de dire qu’elle était politique. Les Juifs authentiques au con-traire ne se cachent pas pour dire que la religion est politique, et ils ont raison : ce sont les sio-nistes qui ont tort. » Les dates de 1923 et 1970 marquent bien le passage du Catholicisme romain(1923, mais aussi la Théologie politique de 1922) à la seconde Théologie politique, en 1970. Ce pas-sage s’opère dès la seconde édition du Catholicisme romain, en 1925, avec cette fois l’imprimatur,dont il tient à marquer, rétrospectivement, que celle-ci lui semblait vaine.

N’oublions pas le contexte politique précis où paraissent ces travaux : 1922, Mussolini aupouvoir ; 1923, occupation de la Rhénanie par les troupes françaises ; novembre 1923,putsch de Hitler ; décembre 1924, libération de Hitler de sa prison dorée de Landsberg parFranz Gütner, ministre de la Justice de Bavière (on peut dater de cette année le départ effectifdu mouvement national-socialiste : bien des futurs dignitaires du régime occupent déjà despostes dans l’ensemble du pays). Par ailleurs, de 1923 à 1925, le Zentrum « fut soudain un partidu gouvernement », un fait nouveau et capital aux yeux de Schmitt – qui s’offusque en 1970encore de la cécité de Ball (« Il pensait à autre chose, il était totalement absent », J. Schickel,p. 35) – et aboutissement d’une longue progression depuis 1871. Corrélativement le « losvom Rom » s’accentue, et Raoul Patry cite un agitateur, un certain Doll, qui proclameen 1923, à Nuremberg, le 10 août : « Pour détruire le christianisme qui a empoisonné l’esprit

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pourtant clairement lisible dans Catholicisme romain, échappe à Ball qui resteembué dans son aventure spirituelle. Le christianisme byzantin qui paraît lamême année que le Catholicisme romain souligne bien dès 1923 la divergencedes orientations. Schmitt notera pour lui-même, en 1948 : « Hugo Ball asouffert de la maladie allemande du génie, sans en venir à bout. Ball s’estenfui hors de l’époque, dans l’humilité, après être tombé profondémentdans cette époque. » Il complète peu après : « Le mot clé secret de toutemon existence spirituelle et publique (est) la lutte pour le renforcement ducatholicisme... Sur cette voie du renforcement du catholicisme, ils se sonttous éloignés de moi, même Hugo Ball. Il ne me restait plus que KonradWeiss et de vrais amis comme Paul Adams. »1 Sûrement, si Schmitt aussivoulait « guérir l’Église de sa maladie », il n’aurait pas cautionné pour autant,et encore moins pu écrire naïvement une « Thérapie de l’Église »2 ; Schmittaussi voyait dans le protestantisme allemand la source de la déviance de lacivilisation, mais il a su le dire en 1917 (Visibilité de l’Église) de manière plusdiscrète que Ball dans Critique de l’intelligence allemande en 1919 ; il serait entout cas bien éloigné d’opposer à la féodalité germanique le libéralisme desdémocraties occidentales. Schmitt voyait plus loin que son époque dans samanière de l’observer et de la juger. Ellen Kennedy a sobrement saisi avecpertinence la nature de leur différence : « Hugo Ball appartient à l’expérienceque Schmitt fait de son époque tout comme Schmitt appartient à l’expé-rience de Ball... Aux yeux de Schmitt, Ernst Bloch et Hermann Hesse sontdes romantiques typiques, les représentants d’une branche de pensée révo-lutionnaire dans l’Europe contemporaine. »3 Que Ball ait participé aussi decette sensibilité effaçait à ses yeux tous les mérites possibles de l’aventuremystique de Ball.

Le texte se développe en une suite rigoureuse de 12 chapitres.Après avoir dans un premier temps caractérisé l’idéologue qu’est en réa-

lité le juriste Schmitt (I), montré comment cet idéologue veut incarner per-sonnellement l’idée du droit, non content de la seulement représenter (II),indiqué le défi nihiliste auquel, à la différence de ses modèles de la Restaura-tion, il sait faire front, en « transférant dans le concept » le fond irrationnelde l’époque et de lui-même (III), et pour quoi il entreprend une analyse radi-cale du romantisme, plus précisément du romantisme politique (et spéciale-

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allemand et pour le remplacer par des dieux germaniques, des combats terribles seront indis-pensables. Sur 70 millions de Germains, il n’en restera que 7 millions. Mais ces survivants etleurs successeurs seront les maîtres du monde » (cf. Raoul Patry, La Religion de l’Allemagned’aujourd’hui. Catholicisme, protestantisme, christianisme païen, racisme, judaïsme, 1918-1926, Paris,1926, p. 172). Dans ce contexte, la parution du Catholicisme romain était autant un geste uto-pique qu’un défi précis. En tout cas, depuis 1919 déjà, Schmitt était engagé dans ce qu’ilnommera en 1939 sa « lutte contre Weimar-Genève-Versailles », sous-titre de l’édition cumu-lative de ses articles de la période 1923-1939 sous le titre Positionen und Begriffe.

1. Glossarium, p. 165 (16 juin 1948).2. Le christianisme byzantin devait avoir pour contrepartie une « Thérapie de l’Église »,

restée à l’état d’ébauche.3. E. Kennedy, art. cité.

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ment Adam Müller) (IV), dont le caractère principal est l’effacement de latranscendance et donc de la capacité de décision, au profit de deux nou-veaux absolus, la communauté et l’histoire, qui alors se cherchent un tierssupérieur, impuissant à s’opposer à la mécanisation du monde qui est enprincipe la raison d’être du romantisme (V), Hugo Ball entreprend dans unsecond temps une présentation quasi dogmatique de la construction impli-cite à travers l’ensemble des quatre livres, dont l’axe central serait le lienentre Romantisme politique et Théologie politique (chap. 4), comme entre théorieet pratique – une construction qui réfute ou élimine l’occasionnalisme dontest issu le romantisme – (VI), relevant pourtant aussitôt l’incongruité, à sonsens, de la manière dont la Dictature semble vouloir résoudre l’oppositionentre ratio et irrationnel par un « miracle politique » (VII), il rebondit en for-mulant à sa manière l’opposition entre ratio et irrationnel depuis Denysl’Aréopagite pour y intégrer l’opposition de Schmitt à l’époque anarchiste etirrationnelle (VIII), et confronte directement cette fois l’aberrant « miraclepolitique » à ce qu’est une juste dépendance du souverain politique au droitissu de l’Église (IX), excusant somme toute Schmitt d’un manque de matu-rité en 1921, qu’il surmonterait heureusement dans la Théologie politiquel’année suivante, où se formule clairement le lien entre personne et souve-rain, mais reposant sur la seule ratio de la théologie (X), lien qui se formuleenfin sous la forme de l’analogie entre théologie et jurisprudence, une ana-logie qu’on trouve présente dans chacun des quatre livres recensés icicomme un seul texte, y compris la Dictature (XI), et qui trouve dans le Catho-licisme romain, dernier texte en date, sa forme praticable et efficiente parexcellence, celle entre ratio et repraesentatio qui soulève à elle seule de touttemps la fureur antiromaine sous toutes ses formes (XII).

Ainsi l’opposition entre ratio et irrationnel, soulignée en tant que liéed’une façon ou d’une autre au Romantisme politique, domine par sa présencejusqu’au chapitre IX inclus. Annoncé par provision dès le chapitre I en réfé-rence à sa solution dans la Théologie politique, ce lien est repris à son tour dog-matiquement en tant que relation entre théorie et pratique à partir du cha-pitre VI jusqu’au chapitre XI, où l’opposition ratio/irrationnel trouve sonexpression en terme d’analogie, avant de céder finalement la place à sonéquivalent définitif : la repraesentatio au chapitre XII. Tout se passe donccomme si cet ensemble se suffisait à lui-même à condition de faire abstrac-tion de l’introduction d’une forme extra-ecclésiale de dictator a deo excitatus,inscrite dans la Dictature. Ce qui montre que Ball est passé à côté de la diffi-culté que Schmitt veut précisément surmonter. Son silence sur le texte deSchmitt de 1923 (La situation spirituelle historique du parlement aujourd’hui, parula même année que le Catholicisme romain) ne fait que confirmer son absenced’intérêt pour le projet politique. Si, au lieu de mettre Schmitt en contradic-tion avec lui-même au sujet des deux types de commissaires (cf. infra, p. 88),il avait reconnu dans cette dualité l’effet du passage historique de l’époquechrétienne à l’époque moderne, il aurait reconnu en même temps dans cettedualité le conflit dont Schmitt cherche la solution ou la résorption dans la

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saisie d’une strate profonde et constante des conditions du politique, l’arca-num qui existe en continuité avec la tradition de l’Église. Vu dans cette pers-pective, le Catholicisme romain, au lieu de prendre l’allure seulement d’ungrand art de penser, laisserait voir sa fonction de recherche d’un fondementpolitique du monde moderne ; la Dictature se comprendrait du simple faitqu’aucun pouvoir n’est possible sans secret, comme inversement la puis-sance est par définition le secret du monde ; le Romantisme politique, au lieud’être seulement la philosophie trompeuse, serait aussi d’abord une formede l’état très concret du monde ; enfin, la Théologie politique resterait la voieouverte pour toute conciliation viable entre ciel et terre, car dans la recon-naissance même de l’antinomie maximale entre le théologique et l’antithéo-logique, se reconnaît justement la filiation ininterrompue, en dépit de toutenouvelle « révolution ». Enfin, la seconde Théologie politique, en 1970, seraitpour nous le prolongement effectif de celle de 1922 : le « Nemo contra deumnisi deus ipse » étant l’esquisse d’une recherche théologico-philosophique pré-somptivement à même de subsumer la conception du politique dontl’axiome est le concept ami/ennemi : 1922 et 1970, deux moments complé-mentaires dans le processus de sécularisation, deux faces complémentairesdu processus de civilisation planétaire.

La vraie question que pose le texte de Ball est : comment fut possible laméprise de ce dernier et plus encore – si ce n’est la même question – com-ment Ball a-t-il pu, en dépit et à la faveur même de cette méprise, être silucide à la fois très consciemment sur Schmitt lui-même et, sans le savoir,sur la suite de son histoire ? La réponse tient dans la conjonction de lavigueur de l’empathie de Ball pour Schmitt avec le lieu même du croisementde leurs intérêts intellectuels respectifs, tel qu’a su le reconnaître Ellen Ken-nedy (art. cité, p. 6). Si tous deux voulaient rendre la parole au catholicismeen Allemagne, le juriste estimait encore en 1923 que cela devait se produireautant par l’engagement de Rome que par le biais de l’état politique donné,tandis que le récent dadaïste, séduit un temps par la pensée de Bakounine,attendait cela d’un « catholicisme nouveau, approfondi, intégral, qui ne selaisse pas intimider, qui méprise les intérêts, qui connaît Satan et défend lesdroits, quoi qu’il en coûte » (Journal, 9 août 1920). Le ton est donné, et aveclui toute la différence.

Si la rencontre entre les deux hommes a certes été le sujet d’un malen-tendu complet pour Hugo Ball, le texte qui lui survit souligne d’autant plusla générosité intellectuelle de celui qui a su rendre de façon si pertinente lapensée d’un auteur avec lequel il savait pourtant déjà la conciliation impos-sible. De plus cette rencontre acquiert avec le recul du temps une portéeimpersonnelle, intégrant le lien nécessaire et le dialogue impossible quicaractérisent ensemble le malheur de l’individu pris dans le cours logique dela civilisation : la date de 1927 prend ici valeur de symbole, qui conjoint dansune même année l’agonie de Ball et la parution du Concept de politique.

Il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’eut pu être de la rencontre des deuxhommes après 1927 et au-delà de la Seconde Guerre mondiale : en termes

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humains, les raisons de Ball l’emporteraient facilement sur celles de Schmitt,et sa réception du texte de 1924 en serait sensiblement modifiée. Mais, écrità la date à laquelle il le fut, celui-ci a le mérite de rendre malgré tout le fondsde pensée sans lequel Schmitt n’aurait pu écrire la « Visibilité de l’Église » etle Catholicisme romain.

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