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HISTOIRE DE LA MÉDECINE © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 37 AMC pratique n°212 novembre 2012 J.-J. Monsuez Service de cardiologie, Hôpital René-Muret, Hôpitaux universitaires de Paris Seine Saint-Denis [email protected] toujours en vigueur. Et si le premier contracep- tif oral, la pilule Enovid, est commercialisé aux Etats-Unis en 1961, ce n’est que le 17 décembre 1967 que la loi Neuwirth sur le contrôle des naissances est adoptée par l’Assemblée natio- nale en France… et que son décret d’applica- tion la suit en 1972. Le remboursement des contraceptifs par la Sécurité sociale n’est voté que le 28 juin 1974, et la loi Veil sur l’interrup- tion de grossesse le 17 janvier 1975, au prix d’insultes inimaginables lors de sa soumission dans l’hémicycle. « Le Journal d’une femme en blanc », qui précède ces pas de géants, est tout à l’honneur de son auteur, qui risquait, au faîte d’une gloire littéraire incontestée, de voir se retourner contre lui nombre de ses confrères, voire la communauté médicale française dans son ensemble. A vec la parution de son « Journal d’une femme en blanc » en 1963, André Soubiran complète une œuvre déjà monumentale de réflexion sur la Médecine* et son apprentissage. Les quatre tomes des « Hommes en blanc » (Tu seras médecin, La nuit de bal, Le grand métier, Au revoir, docteur Roch), pourraient, ne serait-ce que de leurs seuls titres, résumer la vie de chacun d’entre nous, tout comme « J’étais médecin avec les chars » condenserait ce que tous ceux d’entre nous qui ont été à proximité d’un conflit armé auraient pensé. Mais avec le « Journal d’une femme en blanc », Soubiran s’engage dans une nouvelle voie. De la spiritualité de l’exer- cice médical qu’il a dégagée avec autant d’élé- gance que de modestie dans sa vaste fresque littéraire, il est passé à un activisme auquel rien ne le prédisposait, en prenant, au début des années 60, le parti des femmes. Cette époque, dont l’histoire médicale nous paraît si proche, est pourtant d’un autre temps. « Le passé est un pays étranger, on y vit et on y pense différemment » (Losey). Les 50 ans qui nous séparent du « Journal d’une femme en blanc » sont les mêmes que ceux du rapatrie- ment des Français d’Algérie. Ils partageaient l’illusion que désormais libérés de nos cauche- mars, nous pourrions mettre à profit la pros- périté du pays, l’Etat restauré, pour repartir sur de nouvelles bases de liberté, d’égalité, de fraternité. Un tel enthousiasme condui- sait naturellement à repenser ce qui pêchait dans cette belle perspective et, par l’effet du nombre, en premier lieu, la condition de la femme. Pourtant, ils sont peu nombreux les hommes qui, à cette époque, s’engagent aussi sincèrement dans cette cause. En 1963, le statut de la femme française n’a pas encore radicalement changé. La loi du 31 juillet 1920 contre les pratiques antinatalistes est André Soubiran et le Journal d’une femme en blanc André Soubiran © litolff

André Soubiran et le Journal d’une femme en blanc

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Page 1: André Soubiran et le Journal d’une femme en blanc

HISTOIRE DE LA MÉDECINE

© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 37AMC pratique � n°212 � novembre 2012

J.-J. MonsuezService de cardiologie, Hôpital René-Muret, Hôpitaux universitaires de Paris Seine [email protected]

toujours en vigueur. Et si le premier contracep-tif oral, la pilule Enovid, est commercialisé aux Etats-Unis en 1961, ce n’est que le 17 décembre 1967 que la loi Neuwirth sur le contrôle des naissances est adoptée par l’Assemblée natio-nale en France… et que son décret d’applica-tion la suit en 1972. Le remboursement des contraceptifs par la Sécurité sociale n’est voté que le 28 juin 1974, et la loi Veil sur l’interrup-tion de grossesse le 17 janvier 1975, au prix d’insultes inimaginables lors de sa soumission dans l’hémicycle. « Le Journal d’une femme en blanc », qui précède ces pas de géants, est tout à l’honneur de son auteur, qui risquait, au faîte d’une gloire littéraire incontestée, de voir se retourner contre lui nombre de ses confrères, voire la communauté médicale française dans son ensemble.

Avec la parution de son « Journal d’une femme en blanc » en 1963, André Soubiran complète une œuvre déjà

monumentale de réflexion sur la Médecine* et son apprentissage. Les quatre tomes des « Hommes en blanc » (Tu seras médecin, La nuit de bal, Le grand métier, Au revoir, docteur Roch), pourraient, ne serait-ce que de leurs seuls titres, résumer la vie de chacun d’entre nous, tout comme « J’étais médecin avec les chars » condenserait ce que tous ceux d’entre nous qui ont été à proximité d’un conflit armé auraient pensé. Mais avec le « Journal d’une femme en blanc », Soubiran s’engage dans une nouvelle voie. De la spiritualité de l’exer-cice médical qu’il a dégagée avec autant d’élé-gance que de modestie dans sa vaste fresque littéraire, il est passé à un activisme auquel rien ne le prédisposait, en prenant, au début des années 60, le parti des femmes. Cette époque, dont l’histoire médicale nous paraît si proche, est pourtant d’un autre temps. « Le passé est un pays étranger, on y vit et on y pense différemment » (Losey). Les 50 ans qui nous séparent du « Journal d’une femme en blanc » sont les mêmes que ceux du rapatrie-ment des Français d’Algérie. Ils partageaient l’illusion que désormais libérés de nos cauche-mars, nous pourrions mettre à profit la pros-périté du pays, l’Etat restauré, pour repartir sur de nouvelles bases de liberté, d’égalité, de fraternité. Un tel enthousiasme condui-sait naturellement à repenser ce qui pêchait dans cette belle perspective et, par l’effet du nombre, en premier lieu, la condition de la femme. Pourtant, ils sont peu nombreux les hommes qui, à cette époque, s’engagent aussi sincèrement dans cette cause.En 1963, le statut de la femme française n’a pas encore radicalement changé. La loi du 31 juillet 1920 contre les pratiques antinatalistes est

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André Soubiran et le Journal d’une femme en blanc

le 13 septembre 1802 (26 Fructidor An X…), il faut attendre près d’un siècle pour voir les deux premiers prénoms féminins apparaître au concours du 23 février 1900, avec Madame Louise Tinel, née Géry, et Mademoiselle Marie-France Francillon. La promotion d’IHP de 1963 ne compte, quant à elle, que 14 femmes sur un effectif total de 195.Une belle promotion du reste qui compte quelques beaux esprits dont on n’est pas surpris qu’ils aient côtoyé le mouve-ment d’idées qui conduisait à la libération des femmes au cours des années qui ont suivi. Néanmoins, la pensée dominante en matière de féminité n’était pas celle qu’ils auraient formulée. Dans son hôpital de banlieue, l’hé-roïne résume assez caricaturalement, « j’ai retrouvé à l’internat cette même complicité bourgeoise avec l’ordre et l’hypocrisie établis ». Si les femmes ne sont pas innocentes non plus dans la perpétuation de l’état de fait retardant leur émancipation, c’est aussi parce qu’elles sont les dépositaires, au travers de la marche de la vie au quotidien, de celle de la société dans son ensemble. Ainsi, « si les impératifs professionnels effacent les mesquineries et les mésententes féminines, c’est la preuve qu’il ne faut pas désespérer des femmes ; c’est aussi la preuve que la Médecine est un grand métier ». Et plus loin encore, décrivant une malade dont toute féminité a disparu dans les revers de la maladie, « Pourtant je l’aime, ma vieille « Madame 12 », pour cette effarante patience qu’elle a mise depuis toujours à enfanter, à torcher, à nourrir, à soigner, à tenir tête aux accidents, au malheur, au chômage ».Ainsi, malgré son apparence aujourd’hui banale, le « Journal d’une femme en blanc » a contribué à défricher la route qui a conduit à l’équilibre de justice qui régit la situation des femmes dans la société française actuelle. Cet équilibre, né dans une période privilégiée tant du point de vue économique que social, avait besoin d’être construit, tâche à laquelle Soubiran a largement participé en exprimant l’opinion d’un corps médical progressiste. Un équilibre, comme du reste tout dans la vie, n’étant jamais acquis, son œuvre reste d’ac-tualité tant aujourd’hui que demain.

* André Soubiran écrit le plus souvent Médecine avec une majuscule lorsqu’il traite d’un des aspects humanistes de l’exercice, médecine sans majuscule étant laissé aux consi-dérations techniques.

Son plaidoyer de 1963, Soubiran le présente à nouveau avec modestie dans le récit de la jeune interne, Claude Sauvage, qui suit son stage d’un an à la maternité de Gennevilliers. On ne peut évidemment pas lui reprocher que son héroïne ait hérité des qualités qu’il recon-naît aux « vrais » médecins, quand il lui fait dire « je me suis fait un point d’honneur d’être en toute occasion scrupuleusement lucide et loyale envers moi-même. Pourquoi essayer de tricher ou de me mentir ? ». Sa vie est celle de tous les jeunes médecins. « Il y avait le monde du matin, où je prenais contact avec des êtres qui, désormais, n’étaient plus des états d’âme comme dans les livres, mais de pauvres chairs en proie à la misère et à la souffrance… Il y avait aussi le monde de l’après-midi,…le sandwich ou le maigre déjeuner avalé à la hâte, la course précipitée vers la faculté, les heures passées à la bibliothèque ». On retrouve bien sûr une description voisine dans les « Hommes en blanc ».Pourtant, cette jeune interne en gynécolo-gie-obstétrique (si remarquablement incar-née au cinéma ensuite par Marie-José Nat) est aussi une femme, dont Soubiran retrace les émotions avec tact, sensibilité et pudeur, comme l’aurait probablement fait une femme à sa place. « J’impressionne moins les malades que le patron… ou bien cette sorte d’égalité que confère l’identité du sexe me fait paraître, à leurs yeux, plus femme que médecin ». A l’image des hommes médecins des romans précédents, la jeune obstétricienne aime son métier et s’y soumet avec la même rigueur. « Aujourd’hui, par ma faute, elle [la malade] se trouve précipitée dans le drame… ».Sa perception de l’inégalité des femmes dans la médecine, particulièrement bien vue par Soubiran, est menée au fil des pages d’une perspective personnelle à une conceptuali-sation nourrie de l’expérience. « Et moi qui, depuis mon adolescence, ai rêvé d’apprendre aux femmes à secouer leur esclavage, à dispo-ser sans terreur de leur corps, moi qui ai rêvé de combattre la routine, la mauvaise foi, l’in-différence, l’hypocrisie masculines »Les femmes sont peu nombreuses encore en médecine il y a 50 ans, moins encore dans le statut d’interne dans les hôpitaux. Si l’on n’en compte aucune dans la première promo-tion des internes des hôpitaux de Paris (IHP)