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1 Angeronia Pièce de théâtre en sept tableaux, avec trois personnages. A Francis L. Dans la bataille de notre jeunesse, trompettes, trombones, cors et tambours baroques nous ont consolés de la Promesse…Toi, tu as épousé, fidèle, avec l’humour, tenace et lucide du siècle, la tragédie sournoise de ce temps. Personnages : Rebecca : Trente quatre ans de taille moyenne, menue, les cheveux bruns tirant sur un roux sombre très discret, coupés net à mis dos. L’on remarque ses lèvres rouges ; des yeux noisettes, peut être une légère coquetterie, un air sensuel et grave. Une tunique en soie fine, de la couleur de ses cheveux « amères rousseurs de l’amour », de jeunes seins libres, tendres et vifs ; une nef creuse, de grandes jambes, chevilles fines, pieds cambrés, élégants et nerveux. Colliers et boucles d’oreilles qui jouent avec son corps ; mobile et lascive. Elle parle vite, une arrière voix rauque ; le regard vif et lointain qui ne se laisse jamais capturer, qui vous éclaire quand elle veut. Elle fait des ménages. Curieuse, autodidacte. Elle est passionnée de mythologie et d’art plastique. Max : C’est le plus jeune, beau front, lèvres sensuelles, taille moyenne, attend que les choses viennent, apparemment sans tourment visible, il écoute pour plus loin. Il enseigne les sciences de la nature. Jacob : Une cinquantaine d’année passée, carré d’épaules, statique, un beau front dégagé, des mains fines, un mélancolique enjoué, un calme éruptif. Il enseigne les humanités dans le même établissement que Max. Acte I : Premier tableau, pendant les grèves, avant l’été. Terrasse de bar, un quartier près de la mer que l’on ne voit pas ; en Méditerranée, de très bon matin, temps chaud et couvert. Ils se connaissent depuis quelques mois, se perdront de vue probablement après les grèves, bien qu’ils aient l’air de s’être rencontrés depuis longtemps. Le jour se lève paresseusement ; les platanes sont d’un vert dense ; par intermittence l’on entend dans le silence du ciel vide, comme des déflagrations : le ricanement, le gloussement, les plaintes des goélands. On sait la mer et son ressac au plus près.

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Angeronia

Pièce de théâtre en sept tableaux, avec trois personnages.

A Francis L.

Dans la bataille de notre jeunesse, trompettes, trombones,

cors et tambours baroques nous ont consolés de la Promesse…Toi, tu as épousé, fidèle, avec

l’humour, tenace et lucide du siècle, la tragédie sournoise de ce temps.

Personnages :

Rebecca : Trente quatre ans de taille moyenne, menue, les cheveux bruns tirant sur un roux

sombre très discret, coupés net à mis dos. L’on remarque ses lèvres rouges ; des yeux noisettes, peut –

être une légère coquetterie, un air sensuel et grave. Une tunique en soie fine, de la couleur de ses

cheveux « amères rousseurs de l’amour », de jeunes seins libres, tendres et vifs ; une nef creuse, de

grandes jambes, chevilles fines, pieds cambrés, élégants et nerveux. Colliers et boucles d’oreilles qui

jouent avec son corps ; mobile et lascive. Elle parle vite, une arrière voix rauque ; le regard vif et

lointain qui ne se laisse jamais capturer, qui vous éclaire quand elle veut. Elle fait des ménages.

Curieuse, autodidacte. Elle est passionnée de mythologie et d’art plastique.

Max : C’est le plus jeune, beau front, lèvres sensuelles, taille moyenne, attend que les choses viennent,

apparemment sans tourment visible, il écoute pour plus loin. Il enseigne les sciences de la nature.

Jacob : Une cinquantaine d’année passée, carré d’épaules, statique, un beau front dégagé, des mains

fines, un mélancolique enjoué, un calme éruptif. Il enseigne les humanités dans le même établissement

que Max.

Acte I : Premier tableau, pendant les grèves, avant l’été.

Terrasse de bar, un quartier près de la mer que l’on ne voit pas ; en Méditerranée, de très bon matin,

temps chaud et couvert. Ils se connaissent depuis quelques mois, se perdront de vue probablement

après les grèves, bien qu’ils aient l’air de s’être rencontrés depuis longtemps.

Le jour se lève paresseusement ; les platanes sont d’un vert dense ; par

intermittence l’on entend dans le silence du ciel vide, comme des déflagrations : le ricanement, le

gloussement, les plaintes des goélands. On sait la mer et son ressac au plus près.

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Rebecca souriante avec son regard sombre et lumineux :

« -Max ! Jack me raconte des histoires au fil du rasoir. Elles se veulent pleines de lumière et de vie…

et elles sont coupantes ! »

Jacob : « -Et tu as des lèvres rouges et délicieuses. »

Rebecca : « -Et le bout des seins, carmins… »

Elle pose, amusée, sa main sur la jambe de Max qui sourit.

Max : « - Raconte ! »

Rebecca tout en se roulant une cigarette, les pieds ramenés en arrière, cambrés et nus dans les

sandales :

« - Non c’est Jacob…Allez ! Dis-nous ! »

Jacob : « -Quel rapport avec les grèves ! »

Faussement emphatique :

« -Quel rapport avec les camarades !

Puis, sans transition :

« - Un matin d’été, alors que je descendais avec Marie les marches abruptes

qui mènent à la crique au début du sentier du littoral…

Max qui connait le lieu, l’interrompant :

« -« M’illumino d’immenso … »

Jacob : « -Oui « M’illumino d’immenso… » « Un vieux pécheur avec ses cannes remontait. Il nous

regarda en contre plongée et nous dit : « -Elle est belle, la Grande Bleue, Hein ! Elle est belle…J’ai

ma fille, depuis cette guerre, elle nous parle plus à ma femme et à moi ; elle reste terrée à la

maison…elle nous en veut, elle nous en veut… ».

Rebecca, attentive :

« -ça fait penser à l’homme effrayé par la Sphinge !... »

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:

Jacob mimant :

« -…le visage effaré, les bras ballant dans le vide, les paumes des mains ouvertes, son pallium pourpre

voletant comme une aura autour de sa tête hirsute : l’effroi de l’homme antique qui dans la fissure de

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la grotte, aperçoit au dessus du tas de cadavres, Œdipe devisant avec la Sphinge, candide, effrontée, les

seins dressés, son corps d’oiseaux souillé d’excréments, planté sur ses serres… »

Rebecca qui ne fume plus, les regarde calmement, riche d’elle-même et parfaitement dans son corps :

« -Jacob, ,cette guerre, elle existe dans ta tête, c’est un alibi ! »

Jacob : « - Des incendies la nuit, les détonations sourdes, la peur… »

Max, attentif, discret et distant :

« - Le commanditaire, qui est le commanditaire ? »

Rebecca, sans transition :

« -C’est vrai que tu es chrétien Jacob ? »

Jacob avec une délectation provocatrice :

« - Quand je te vois, Rebecca, ça se dissout, ça se dissout… »

Rebecca : « -Scemo !...Max ! Jacob est un étrusque ! » Mélodramatique :

« -…Au buste sombre et au pas furtif…Tu n’es pas mon genre mais j’aime tes chevilles et tes pieds ! »

Max : »-Raconte- nous ta nuit, Rebecca, raconte-nous ta nuit ! »

Rebecca : « -J’ai dormi, j’avais fait des ménages toute la sainte journée…mais j’ai une amie…j’ai une

amie…mes doux anges !...Je ne raffole plus des hommes…è cosi…vous êtes trop brutes ou

maladroits…Mon amie est jeune, douce… »

Elle les regarde, provocatrice et soucieuse.

Rebecca : « -Allez ne faites pas cette tête…c’est un rêve…Je vous aime et vous désire…là

maintenant…c’est vrai ! »

Max : « - Sinon tu ne serais pas avec nous ! »

Rebecca : « -Davvero ! Je ne serai pas avec vous. »

Méditative : « -Max,…tu es un communiste austère ? »

Max : « -Non…un communiste seul. »

Rebecca : « -Tu le veux bien ! »

Max : « -Pas si sûre…ma communauté, je l’approche parfois dans des rêves. »

Rebecca : « -De vrais rêves ? »

Max : « - De courtes séquences qui se répètent à de long intervalles…et qui viennent de très loin…Elle

existe comme ton amie…Je dois y veiller…Elle est là…silencieuse, attentive…armée et

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désarmée…instruite de tous les livres…soucieuse de toute connaissance…vivante,

découplée…savante et sauvage…n’ayant jamais la certitude de ne pas trahir l’intelligence…

Jacob en a parte : « -« …éveillé il touche à l’être qui dort… »…Max a peur d’être un dupeur-

dupé !...traître et égaré en toute bonne conscience… « Un aveugle conducteur d’aveugles. »

Max, poursuivant son rêve éveillé :

« -…Des hommes rustiques et âpres comme le vieux pécheur…sensibles…les yeux ivres de fêtes et de

recueillement…féroces et dévoués… »

Rebecca : « -Et les femmes ? »

Max, souriant :

« -…presque nues et insaisissables, comme toi ! »

Jacob : « -« Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour… » . »

Rebecca : « -…de la poésie, c’est de la poésie ! »

Rideau, tandis que l’on entend les premières mesures du

premier mvt de la Ritirata de Boccherini.

IIème Acte : IIème Tableau.

Au bord de l’eau, dans une anse, mer, soleil, ombre. Jacob et Max sont allongés sur les galets, Jacob le

dos contre un rocher, son panama sur le crâne ; Max plus loin à l’ombre d’un pin parasol, l’air

effarouché par tant de soleil ; Rebecca dans l’eau à mi-cuisse, les seins nus ; les vêtements sont un

peu partout comme des coquelicots, des anémones. Il est de bon matin, l’eau est transparente. Aucun

bruit encore sinon le ressac délicat des vagues frangées d’écume blanche.

Rebecca : « -Max tu as une femme ? »

Max souriant : « -« Tout vient à point qui sait attendre. »

Rebecca : « - En attendant ? …Et toi Jacob ?

Jacob, grave et joyeux : « -…J’avais un ancien élève, il était devenu rabbin, un jour que nous prenions

le café ensemble, il me répétait à voix basse : - Il ne faut pas rater ici, Celle qui nous attend. »

Il ajoute : « -« Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’Inespéré qui est scellé et impénétrable. »

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Rebecca : « -Jacob ! Jacob ! Tu es un hypocrite ! »

Max : « - Allez ! Jacob ! Ne te dérobe pas ! »

Jacob : « - ça dépend d’elles, mon beau, ça dépend d’elles, à leur discrétion, mes grâces, mes toutes

belles, mes bienveillantes ! »

Puis, d’un ton plus grave : « -« J’ai eu mon été, je me suis consumé en son nom. »

Rebecca dont les vagues éclaboussent le corps, se redressant, les aréoles des seins offertes à la brise du

matin ; regardant les deux hommes avec tendresse :

« -Quand il veut…il est si gentil, Jacob,…c’est un hérisson…craintif…rétracté…comme un

hérisson. »

Elle ne peut retenir un fou rire communicatif.

Jacob se prêtant au jeu :

« - Quand j’étais enfant, j’aimais les hérissons…Je ne supportais pas de les voir disparaître…Je les

aimais blottis et furtifs…Je savais qu’on les tuait pour les manger…il exista dans le Rummel, une

secte de « Mangeurs d’hérissons »…J’en étais horrifié. »

Rebecca : « -Jacob au pays des cyclopes ! » …ouvrant les mains remplies de verres polis et de petits

galets blancs… :

« -Tiens ! Caro mio, prends les blancs…Je te les donne !... »

Max, riant de bon cœur :

« -…Enceinte, sa maman a mangé de l’hérisson !...magie homéopathique ! »

Rebecca : « -Sciagura !...Il parle…Il parle… Il dottore, mais c’est un sauvage ! »

Max, sournois : « -Un cannibale ! »

Rires

Rebecca installe un de ses tissus colorés au milieu des deux hommes ; elle est sur son séant, le dos

soutenu par ses avant-bras :

Un silence

Max : « - L’on fait cette grève et l’on sait tous que ça n’aboutira pas !...Depuis des mois, lugubres, ils

assènent avec componction des lois rédhibitoires tandis qu’ils conviennent, suffisants et idiots, que le

marché n’en a aucune ! »

Il sourit comme indigné qu’ils méritassent sa parole dans l’éclat du matin.

Jacob maugréant :

« -« Tu que no puedes. » … « La treizième revient…c’est encore la première… » …Carême prenant,

anti-physis, le reflux irrépressible des avortons de l’Histoire. »

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« Tu que no puedes »

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Rebecca tout à coup, se frottant les bras, les épaules, comme si elle avait froid ou qu’elle eût envie

d’être caressée…songeuse :

« -J’ai une copine de travail…elle est très malade…Max !...comment es-tu devenu communiste ? »

Jacob le regardant avec tendresse, répondant à sa place… :

« -Il aime les roches, les éléments, la nature…toutes les échelles du vivant qui nous entourent…Hein

Max ! »

Max avec candeur et passion :

« -…Ici nous sommes entourés de roches métamorphiques…Ces schistes bleus, feuilletés, veinés de

quartz blanc compressé sont des phyllades résultant de l’érection de la chaîne pyrénéenne, quatre cents

millions d’années tantôt…La Sardaigne et la Corse en sont des résurgences…Tout est mouvement,

métamorphose, à l’homme de discerner son action, faire du neuf…Les choses sont ce qu’elles sont,

elles se font, se défont et dans cet ordre il n’ya plus de place pour l’injustice et pour toutes les

représentations et justifications factices…tous ces oripeaux idéologiques de l’état de fait et de la

mort…toutes ces herbes pourrissantes … »

Max regarde, amusé, l’écume blanche en frise au sommet des courtes vagues étincelantes qui

déferlent avant de s’étendre et de disparaître… Jacob contemple quelques nuages blancs au dessus

de la ligne d’horizon, puis :

« -Quand j’étais enfant, loin des collines, du maquis, des dunes de sable et de la mer, il y avait peu

de choses à voir qui ne fussent guère corrodées. Par de là la cour…un mont ocre… avec les débris

d’un muret…le rempart romain…disaient-ils…et au dessus des nuages qui effilaient leurs formes

…se faisant,…se défaisant…Sans cesse…J’épousai leur mouvement…il m’était familier… En ce

temps, les figures, que je pouvais projeter dans leurs formes, étaient inépuisables :…voir, lire, écrire

me semblaient le même acte…un de mes prolongements, comme le jeu qui m’était

consubstantiel…J’avais la nostalgie de ce jeune cavalier vu dans un documentaire… le visage

crasseux…un sourire d’où jaillissait la blancheur de ses dents augmentait les fentes de ses yeux

verts… …j’aurais voulu comme lui, vif et cruel, parcourir les steppes, insatiable,…vers

les lisières de la terre et du ciel… »

Rebecca, se levant et aspergeant Jacob de l’eau écumeuse du matin :

« - Jacob l’hippocampe ! Le cheval de mer ! »

Jacob se lève et se dirige vers l’eau ; Rebecca regardant ses épaules :

Rebecca : « -Tu as fait de la boxe, Jacob ? »

Jacob, le visage tourné vers elle, avec l’assurance d’un goujat et la douceur d’un enfant :

« -Tu es la seule femme dont j’aime l’odeur !...l’odeur c’est la trace et la hutte, l’âme de la terre. »

Rebecca, amusée, à ce moment parfaite, comme si son corps et son âme, son désir et sa tendresse

avaient trouvé leur lieu :

« - Tu as fait de la boxe, Jacob ? »

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Jacob : « - La boxe, c’est l’art de l’ellipse, élégant et brutal. »

Contemplant l’élément :

« - La semper Virginia ! La toujours Vierge ! »

Il plonge dans l’eau fraîche, jeune, pailletée d’éclats de soleil ; ses épaules brunes

fendent le flot amer comme une étrave.

Rebecca et Max le suivent à distance font quelques brasses, leur battements de pieds fait jaillir

des gerbes d’écume blanche…puis le corps tout ruisselant, le regard neuf, souriant à pleines dents…Ils

se jettent sur le bord ensemble, fiers, riches et heureux… »

RIDEAU

. Tandis que l’on entend : « Insensatez » interprété par Jobim.

:

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Acte III : 3ème tableau

Intérieur

Il fait chaud et lourd, la ville comme une serre,

les monts gris aux reflets bleus, le ciel blanchâtre, les arbres verts et immobiles ;

la mer est tapis dans la rade.

A l’est près des quartiers qui surmontent le littoral :

Le rez-de- chaussée d’une villa des années cinquante, l’intérieur d’un salon, la

fenêtre grande ouverte sur un jardin à la pelouse sèche. Des murs crépis blanc-

cassé ; l’un à droite est orné d’une nature morte, à plat de couleur jaune dense et

vive dont deux grands citrons sont le prétexte ; l’autre à gauche a dans le coin

près de la fenêtre, sur un bureau en bois exotique, sous un grand sous-verre, une

reproduction du Diogène de Ribera, quelques photos, format 6/6, et des livres

récemment choisis.

Légèrement de biais près de la fenêtre un fauteuil en osier avec

un coussin recouvert d’un tissu de soie blanche, longeant le mur droit un divan

apprêté de coussins et de tissus sobres et de qualité ; au centre une table ronde en

bois sombre avec sur une nappe en dentelles de couleur crème, un chandelier,

quelques coupe- papiers. La lumière tamisée a quatre sources : le clair de lune,

un lustre, les chandelles et une lampe à abat-jour sur un guéridon dans le coin

droit ; tout autour d’un tapis oriental, les murs sont bordés de livres empilés ;

c’est un mode de rangement qui vise à donner toute son existence à l’espace,

aux livres, et aux quelques hôtes qui les méritent. Rebecca est assise dans le

fauteuil en osier face à Max et Jacob installés aux deux extrémités du divan. Ils

parlent tandis que la nuit descend. Un petit baromètre dans un étui de bois

accroché au mur …les livres ne sont pas un prétexte ; ils s’affichent néanmoins

en différentes éditions de tout format, cartonnés, couvertures glacée, reliés…des

poches, des Budé, des Gallimard-blanche, toutes collections, livres neufs,

précieux ou d’occasion, aucune hiérarchie…ils existent comme des rencontres,

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ils se placent comme ils en ont envie…leur désordre témoigne qu’on les touche

souvent, les feuillette et au fond qu’on ne les considère pas innocemment.

Prés du chandelier, un plateau à fruit,

quelques beaux verres, des serviettes brodées, une bouteille de porto, un service

à thé, théière frémissante, quelques biscuits hollandais dans une assiette…

Le rideau se lève alors qu’une

conversation a commencé…

Jacob méditatif, comme s’il se parlait à lui-même :

« -Hier, j’ai été invité dans une villa sur les hauteurs de la ville…il y avait un

micocoulier centenaire, de grands pins, des acacias, de grands eucalyptus ;

j’avais pour voisine une jeune chrétienne…

Rebecca, espiègle :

« - Elle était belle ? »

Jacob, souriant, éludant la question :

« -Elle disait avoir écrit à propos de Judas. »

« -…Toute la soirée j’essayais de transposer l’émotion que m’avaient donnée

ces quelques lignes que je m’empressais de retrouver dès que je fus rentré :

« Car Judas le haoit non pas pour mauvaistié qu’il eust en lui, mais por itant

solement qu’il ne veoit en lui se bien non… »

…et si Judas eût trouvé dans le

fils de l’homme la même traîtrise qu’il avait en lui, il ne l’aurait pas haï mais

aimé plus que tout. »

Max ironique :

« - Ce qui veut dire ? »

Jacob passionné, lapidaire :

« - Pour l’homme Judas, l’existence incarnée d’une parole est forfaiture,

agression physique, acte dénaturé, pervers. Le traître, c’est Lui. »

Rebecca le visage entre les deux mains, les coudes sur les

genoux, studieuse, acquiesçant en silence…jette d’un coup une œillade à Max,

reproche et invite, puis rapidement sur le ton de l’évidence, du sens commun,

comme pour l’affranchir ; elle parodie gouailleuse,

Rebecca :

« -…fils des hommes, nous sommes des crapules, et rien de ce qui est

crapule nous est étranger ! »

Max, intéressé et agacé, dépaysé…il se tient légèrement en retrait et nie de la

tête en souriant.

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Rébecca le considère, les yeux grands ouverts, un peu déçue, le

visage et le corps détendus prêts à tout accueillir, elle adresse à Jacob qui n’est à

ce moment qu’un prétexte :

« -Tu vois Jacob, Max est communiste…il mange pas de ce pain là ! Elle

murmure ironique… :

« -Sicuro, non è cristiano, non è cristiano ! »

Jacob renvoyé une fois de plus au désert de son origine prestigieuse et maudite,

scellée ; amer et bienveillant, il est somme toute plutôt rassuré de la réaction de

son cadet :

Jacob : « -Max aime la poésie mais pas le pathos, poète mais pas mystique !...et

pourtant…et pourtant… »

Rebecca, immédiatement :

« -Tu sais qu’il devait être beau Judas, tout ramassé sur sa force

sombre…personne ne l’a immolé, fier, prompt, lucide, il s’est pendu lui-même,

de son propre chef…il devait être terrible ce moment où cet homme en pleine

force s’est brisé la nuque à l’arbre…s’est tué…sa bourse déversée au pied de

l’arbre…dans l’obscurité.

Jacob ; « -un assassinat rentré. »

Rebecca : « - une semaine de meurtre. »

Max : « -…le commanditaire ? »

Jacob : « -Toi, Max, tu crois à la prise de conscience, à la parole… »

Max : « - à la lumière ! »

Jacob « -Seulement tuer et manger, un repas, une bouffée de haine, un

assassinat…immoler et consommer retournent le cœur de l’homme, par étage ;

dans leur fond, ils n’entendent que la langue du sacrifice, la seule langue qu’ils

comprennent…et pour l’abolir, il s’est donné Lui- même en Sacrifice…notre

seule sauvegarde… « Très haut sacrement et horrifique mystère. »

Max : « …un fait divers en Palestine sous une occupation coloniale. »

Jacob : « - …en un lieu, en un temps, l’histoire de l’homme qui ne connait que

le désir, la transgression et la loi s’est incarnée dans l’Histoire…

Rebecca : « - …Il parlait, Il aimait, Il touchait…ce que vous n’avez pas…le

geste…vous êtes loin, toujours trop loin…

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…les cheveux denses et crépus comme un buisson d’épines, le torse épais,

avec sa toison farouche et pudique…des jambes musclées d’homme qui foule

les sentiers, la nuit, le front bas, buté, les yeux ardents…un homme qui sait

saisir, prendre, qui n’a pas peur de l’argent…il devait être beau, vivant et beau,

Judas… »

Jacob : « -… « Ce que tu fais, fais le vite ! »… »

Rebecca comme une somnambule :

« - Avec quel amour terrible le regardait-Il? Quand il reçut la bouchée… »

Jacob : « -tout le contraire de nos possédés. »

Rebecca : « -…le front bas, le cou épais…les yeux verts… « - est-ce moi

Rabbi ? »

Max ricanant pour détendre l’atmosphère :

« - Il y en a plein d’histoires de ce genre entre hommes ! »

Rebecca sans l’écouter :

« - Et l’Autre ?...Abel…Abel…un prénom unique…un visage que l’on prend

dans ses mains, que l’on serre contre son épaule…notre seul visage…celui qui

aime, souffre, et se tait…un disparu…Hein Jacob ?...toi aussi, parfois, tu es si

gentil, attentif…

Max : « -Quand je pense, combien de jeunes hommes…combien ils en ont

perdus… »

Rebecca les regardant avec une grande pudeur, le visage paisible, un sourire

aimant et désolé…

Rebecca : « -Oui, il est parfois si gentil Jacob…si doux…attentif… »

Jacob ombrageux :

« -« Qui pénètre dans la dure roche perd la dureté de la roche et

trouve la sienne dans la dure roche. ». »

Rebecca : « -…Dimanche, j’ai dormi à ses côtés…quand je me suis levée, belle

et toute nue…il me regardait sans honte ni concupiscence…heureux…et moi

aussi heureuse et fière dans la petite chambre de l’hôtel aux murs blancs et aux

persiennes de bois poudreux…

Jacob : « -…Le jardin d’Eden !... »

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Rebecca : « -Je regardai heureuse sa vigne sombre, ses cuisses en fuseaux, son

ventre, son torse, ses épaules, ses lèvres, ses yeux, ses mains comme des ailes…

Rebecca toujours s’adressant à Max recueilli et amusé :…

« -Il était nu…le buste relevé, ses épaules qui fendent la mer comme deux

linteaux…appuyé sur le flanc…les paupières fendues de plaisir, les yeux en fête

comme après l’amour…avec ses belles lèvres…il me regardait. »

Max doux amer :

« -Tant d’autres disparus ont eu ce regard ! »

Rebecca toujours tendre, pouffant de rire :

« -Max ! Jacob est un étrusque ! La cheville fine, le pied cambré ! »

Max se prêtant au jeu :

« -« …the long nosed, sensitive-footed, subtily smiling etruscans.”

Rebecca, gloussant, les yeux pétillants:

« - Rome les disait vicieux ! »

Max, taquin :

« -Les catholiques ont métamorphosé leurs tombes en coupoles ! »

Rebecca riant aux éclats :

« -Jacob, caro mio, tu es une voûte sombre ! »

Max : « - L’Aïeul immobile ! »

Rebecca, même jeu…un moment amoureuse :

« - Le plein-cintre…sempre innamorato !...abandonné ! »

Elle rit aux éclats, le corps en arrière s’éventant de la main…puis le regard

impassible, d’un élan du corps, les bras étendus, triomphante, elle s’ébouriffe les

cheveux…les aisselles nues…les seins dressés…offerts…puis toute tendre, le

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regard soudain triste et langoureux, elle allonge son beau bras halé…lui prend

furtivement le poignet pour le rassurer…

Rebecca sibylline :

« - Tout est métamorphose…Les anciens s’en délectaient :

Daphné en laurier

Méléagre en tison

La fileuse en araignée

Niobé en rossignol. »

…rêveuse : « - L’usignolo ! Niobé qui pleure ses enfants ! »

Puis sur le même ton :

Rebecca : « -Max veut se croire communiste et il transmigre…Jacob chrétien et

il oscille, les yeux fermés vers une autre forme… »

Max : « - Et Rebecca ? »

Rebecca : « - Elle vit, elle passe, elle meurt…una rondine ! »

Jacob, les yeux mi-clos comme si la pénombre était son milieu naturel :

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« - Dans leur sommeil les hommes collaborent au devenir de leur propre

univers… »

Rebecca : « - Il est parfois si gentil…Jacob…Abel…

Jacob absorbé comme retourné à ses rêveries :

Jacob : « -…Abel, Caïn, Judas…Moi je préfère le visage renfrogné de l’homme

perché au sommet de l’échelle appuyée sur la Croix soutenant Son Corps

disloqué. Les épaules rentrées comme un bossu, il nous regarde par en dessous,

pris dans le rai de la Lumière qui tombe sur la grande descente de croix ; il nous

jauge de haut en bas, à l’emporte-pièce ; c’est le visage de Rembrandt…toutes

les fois que l’eau forte te regarde, tu te vois en instantané sub specie aeternitatis.

« …Quand j’ai quitté le pays où je suis né…le ciel me semblait désormais haut,

noir, vide, tout me séparait. Malgré leur faconde les gens que je côtoyais

m’apparurent perdus. Je craignais la tombée de la nuit, anéanti par une angoisse,

une souillure : l’insomnie qui me menaçait de me défaire était mon seul

bouclier : Un soleil noir. Quelque fois sur mon lit, le dos contre le mur, avec

pour seule compagne une lampe électrique à abat jour, je me retournai vers

Lui…me refusant sans cesse cette plénitude qu’Il pouvait me donner, comme

une insulte à mon intelligence…Les yeux ouverts sur le scandale de la mort

violente, prématurée…Le visage blanc…livide…de la créature tourné vers le

ciel sans le regarder…une bête aux abois, tuée. Toutes les images de

l’enlisement s’imprimaient sur mes prunelles : J’avais découvert la fêlure : le

meurtre, le mensonge, la lâcheté, la trahison, l’abandon, l’injustice, l’obscénité

des fausses raisons, l’inanité de la moindre idée, l’abjection de la maladie,

l’emprisonnement, l’humiliation, les furtifs brandons de haine qui incendient les

yeux, la détresse des murés… Seules ces quelques lignes ne firent pas éteindre

mon regard aveuglé, restituaient la gloire qui m’était due :

« …Heureux ceux qui l’ont vu passer dans son pays ; heureux

ceux qui l’ont vu marcher sur cette terre ; ceux qui l’ont vu marcher sur le lac

temporel ; heureux ceux qui l’ont vu ressusciter Lazare. Quand on pense, mon

Dieu, quand on pense que cela n’est arrivé qu’une fois. Quand on pense mon

Dieu, quand je pense que c’était un homme comme tous les autres, apparemment

ordinaire, il marchait sur la route comme un homme ordinaire ; ses pieds

portaient par terre et il montait les sentiers du coteau. Jérusalem, Jérusalem, tu as

été plus bénie que Rome. En vérité, en vérité tu as été plus fortunée. »…Il

m’arriva alors de voir Son Visage chez celle dont l’amant avait bourré le ventre

de coups de pied, dans la nuque nu de l’enfant orphelin, dans les yeux de l’arabe

bafoué…dans mon propre visage que l’angoisse me ravissait…ma souffrance

était celle de tous…c’est comme cela que je me rapprochai de Vous

Vivant…Moi qui, de tout mon corps, de tout mon cœur déteste souffrir, j’appris

le mystère de l’Amour…Sur cette photo de la jeune résistante soviétique pendue

avec un câble à un poteau électrique dans la steppe…au bruit des talons hauts

de ma mère, partie de bon matin gagner son salaire…j’appris une dignité…au

bout d’une rue qui me conduisait à la salle de boxe, éclairée en enfilade par un

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…le rai de la Lumière qui tombe sur la grande descente de croix .

…Moi je préfère le visage…

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… heureux ceux qui l’ont vu ressusciter Lazare …

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Un soleil noir

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rai de soleil, près des remparts de la ville…j’apercevais au dessus du siège du

Parti, la faucille et le marteau…Je souriais…Je n’étais pas scandalisé…c’était

persistant et conquis l’ordre de la lutte et de la promesse…J’aurais pu rejoindre

Max et les camarades…

Rebecca sérieuse, de plus en plus songeuse… :

« -Moi ; c’était un après midi…j’avais un vieil oncle, il avait fait la guerre,

plusieurs métiers, comme homme de force,…il était devant la télé et il regardait

une émission imbécile…et moi, tournant autour de lui, bella bella,…je sentais

l’ambre et le musc…je le taquinais, mordante, respectueuse…entre nous le

mépris signe notre déchéance… :

« - Mais comment tu peux regarder des conneries pareilles ! » Lui fier et

sauvage me répondit d’une voix humble comme l’eau : -« Petite ! Tu ne sais

pas ce que c’est de ne pas comprendre. » Désormais, beaucoup, quelque fût leur

importance, m’apparurent des usurpateurs disgraciés, à prendre et à laisser le

plus vite possible… »

Max très attentif, très simplement :

« - Moi ; j’ai toujours eu cette répulsion : Pourquoi mentent-t-ils, tout en étant

persuadés de dire la vérité ?...et quand serai-je moi aussi condamné à donner ce

change pitoyable ? »

Rebecca de plus en plus pensive, rageuse malgré elle :

« - Padroni e servi ;

Ladroni, buggiardi,cattivi !

Cosi fan tutti…

« Et puis Rebecca par ci, Rebecca par là…Oui Monsieur…Oui

Madame…Je vous aime…Brava ! …Non çà suffit…ne dites plus rien les

garçons !...Sans paroles…à voix basse… »

Rebecca, enfantine :

« -…Jouons aux muets…Hum ! Hum !...Nous sommes les

muets…Voilà !...Hum ! Hum !...Sans paroles…On se tait ! »

Décontenancée tout à coup, côtoyant un désespoir qu’elle abhorre :

« -Qu’est-ce que je peux faire ? »

Le visage enfoui dans les mains jointes.

-« J’en deviendrai laide ! »

Max et Jacob en chœur :

« -La cenerentola !

Elle les regarde avec un fou rire :

« -Idiots !...Mes fous !...Mes princes ! »

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Elle fait brusquement volte face…puis les embrassant tous deux du regard…le

visage rasséréné, nu, un bel éclat irradie ses yeux qui s’illuminent avec un

sourire bienveillant.

Un silence.

Jacob avec détachement :

« -Nous obéissons aux ordres de César et lui aux circonstances ; aussi il ne peut

pas plus savoir ce que les circonstances exigent que nous ne pouvons savoir ce

qu’il a dans la tête… « …nec illi qui tempora postulatura sint, nec nos quid ille

cogitet scire possumus. »

Max agacé, sans la moindre hésitation :

« -…L’Histoire n’est ni un décor ni une matière inerte…c’est notre organisme,

vivant, agissant…Sur quel versant de son processus inconscient sommes-

nous ?...Les faits sont têtus et derrière les parades, fait sans cesse irruption la

poussée de forces élémentaires : les couches les plus profondes des masses

opprimées surgissent tout à coup, donnent une expression victorieuse aux plus

profonds besoins de l’évolution historique…quelques uns chez qui s’épointe

cette conscience de l’Histoire insistent, déboisent, résistent, donnent son plus

haut sens au processus historique inconscient. »

Jacob : « - …Les cavaliers de l’Epiphanie…en attendant les thermidoriens et

leurs séides de tout acabit ! »

Rebecca : « - Arrête ! Jacob ! ...Ta conscience, ta lucidité est une jeune morte les

yeux ouverts sans regard. Le miroir du Pendu…dans le jardin du Sacrifice ! »

Puis faisant volte face à Max :

Rebecca : « - Ce que tu dis Max…c’est de la poésie !

Max : « - Action. »

Jacob impénitent : « - L’intellect est un outil…et la justice sans la Grâce… ?... »

Max : « - L’intelligence est toujours neuve… : « …de la pensée en avant et

tirant… »

Rebecca le regardant avec tendresse mais détachée :

« - Max tu es très doux et hostile. »

…Rebecca le visage sur les deux poings, les coudes sur les genoux, les lèvres

rouges en évidence ; contre faisant la fille vulgaire :

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« -Vos souffrez…vous êtes orgueilleux et vous souffrez…Ma certo non mi

piacerebbero gli umili… Vous restez collés à la vitre, les yeux écarquillés, les

mains à plat… »

Max : « -Sans la casser. »

Rebecca, de sa vox rauque : « - Prenez le pouvoir ! »

Jacob : « - « Non je n’entre pas, car si j’entre il n’y a personne. »

Rebecca, le visage de profil, un pli amer lui barre la joue, une lueur de haine

dans le regard :

« - Brutti…Pourquoi vous n’avez pas pris le pouvoir ! »

Jacob maugréant : « - Le pouvoir est un bâton merdeux… »

Rebecca à Max, comme si elle parlait à un revenant, à un frère, presque avec

amour, comme si elle seule pouvait l’autoriser :

« -Prend le pouvoir ! »

Jacob : « - Fais le et fais le vite ! »

Puis enchaînant, un sauvage ravi par ces rêves éveillés qui se propagent comme

un incendie et auxquels rien ne résiste :

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« -« Le combat est père et mère de toute chose… »…Le bruit sec et assassin

du direct du boxeur qui exécute…et la rumeur de la foule comme un

râle…quand l’homme, le regard perdu, acquiert son seul visage avant que son

corps ne s’effondre… »

Rebecca : « -Le Colosse !... »

Max exalté :… « - « Cependant c’est la veille. Recevons les influx de vigueur et

de tendresse réelle. Et l’aurore armés d’une ardente patience, nous entrerons

dans les splendides villes. »

Rebecca reprenant en redondance :

« -« Intanto è la vigilia. Accogliare tutti gli influssi di vigore e di tenerezza

vera . E all’aurora, armati di un ardente pazienza ! entrarono nelle splendide

città. »

Max : « -…avec élégance, amour et violence ! »

Rebecca rompant le charme en s’étendant de tout son corps sans pudeur, les

bras abandonnés en arrière…offrant ses aisselles…les yeux mi-clos, d’une voix

de femme futile avec assurance :

« - Max qu’est-ce que tu désires ? »

un silence

Modéré et chantant

« - Sais- tu ce que tu désires ?...Moi je ne sais pas. »

Les deux hommes immobiles l’entendent. Elle

sourit…puis se rétractant de tout son corps, son visage se défait courroucé,

comme si elle n’attendait rien d’eux.

Elle insiste désormais, ne pouvant rien faire d’autre…confuse

à l’idée qu’ils la laissent aux autres, ne le comprenant pas…accablée par leur

impuissance, elle a envie de pleurer…ne pouvant être sans eux, et néanmoins

elle respecte leur silence.

Max, mal à l’aise et convaincu par ce qui s’énonce malgré lui :

« - … « posséder la vérité dans une âme et un corps… »

Rebecca que la parole ressaisit, heureuse à nouveau de les

regarder, de leur parler.

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»…Le bruit sec et assassin du direct du boxeur qui exécute…

« -Le Colosse !... »

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Rebecca : « - …Pilate, le procurateur de Judée, lui a demandé : « - Qu’est-ce que

la vérité ? »…Il n’a rien répondu. »

Jacob comme convoqué, sans concession :

« - C’est une version ! »

Elle sourit : « - Jacob le catholique !...Roma / Amor… »

« - Pourquoi es-tu catholique, Jacob ? »

Jacob, lumineux :

« - Certain matin, devant les portes des boulangeries, dans la chaleur du

four…J’ai la conviction que le monde est bon…Il faut s’en tenir là…le visage

neuf…indestructible. »

Rebecca candide : « - Certo ! Mais tu n’es pas obligé d’aller à l’Eglise ! »

Jacob : « - On n’emporte pas la Paix du monde dans sa poche ! »

Tous trois alternativement et comme un chœur :

Jacob : « -Pierre tu t’appelles Pierre et sur cette pierre je

construirai mon Eglise ! »

Rebecca plus timide : « - C’est la pierre d’Angle qu’on rejetait les bâtisseurs… »

Max se libérant : « -Moi c’est sur pierre vive que je bâtis ! »

RIDEAU.

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IVème Acte : IVème Tableau.

Petit matin…une terrasse de bar sur le boulevard désert, les mêmes.

Max : « -L’autre fois tu nous as raconté une histoire triste, Rebecca. Celle de ta

copine…malade… »

Rebecca baillant :

« - Oui, mais aujourd’hui c’est aujourd’hui et tout à l’heure, je travaille. »

Jacob : « - Nous aussi, on entre ! »

Rebecca : « - Dio cane ! Moi tous les matins, je sors les poubelles, je passe la

serpillère…et je sais que le soir…le lendemain…ça sera encore sale et que je

recommencerai…Alors ! Pensez à moi… »

Plus enthousiaste, le visage lumineux… :

« -Quand vous avez fini votre cours, vous effacez le tableau…et demain c’est

un autre jour… !... Qu’avez- vous obtenu ? »

Max, souriant :

« - Nous étions là…La stratégie, c’est l’imminence qui la crée…Imaginons le

jour dont ils rêvent…où ils n’auront plus personne en face d’eux…des ravis et

des barbares… L’Amérique ! »

Jacob : « - état de veille. » Continuant :

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« -…Dix vierges qui ont pris leurs lampes et sont sorties au devant des mariés.

Cinq d’entre elles étaient stupides et cinq sensées… »

Rebecca, le visage dans les mains appuyées sur les coudes, illuminé comme

celui d’un enfant :

« -…Les stupides avaient pris leurs lampes mais elles n’avaient pas d’huile… »

Elle continue narrant :

« -Le marié est venu et elles n’ont pu célébrer leur nuit d’amour…Elles

n’étaient pas prêtes…Les Vierges folles ! » puis sans transition :

« -L’autre fois aux infos, dans une manif à Jérusalem, un jeune hassid s’était

joint aux « Indignés », il disait : « - Je suis avec eux pour hâter la venue du

Messie … »…Son visage était beau…blanc…sage…les yeux cerclés de

lunettes…la jeune barbe rousse et ses bouclettes…J’ai trouvé ça très beau ! »

Puis comme revenant à elle :

« -…Ma copine de travail…elle est très malade…Sa vie est en danger…elle m’a

dit : « - Maintenant je suis heureuse, je sais que je ne travaillerai plus… »

Silence.

Rebecca, le corps penché en avant, le regard doux :

« -Vous souffrez…Moi quand je souffre, je ne dis rien…Qu’est-ce que ça

changerait…juste, je presse mon foulard contre ma bouche… » Elle sort de son

sac une étoffe de couleur… :

« - Je marche vite, la main posée sur mes lèvres…comme ça…et je me

tais…quelque fois je pleure…Je me tais…patiente, je dissimule mes chagrins,

ma douleur, mes tourments…dans les bus, je prie en silence…puis peu à peu

une joie nouvelle afflue en moi, je suis à nouveau heureuse et fière, dans les

rues…Je désire, J’aime…Je pense… »

Jacob : « - « Un oubly d’une mort

Vous montre un souvenir d’une éternelle vie. »

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Le bruit d’une arroseuse impavide avec son servant en

gilet jaune couvre leur propos…puis s’estompe…

Jacob et Max se lèvent s’efforçant de sourire comme si elle avait épuisé toute

leur ressource d’insouciance. Elle se lève, s’enlaçant le corps, se frottant les

bras nus comme si elle avait froid… :

Rebecca : « - Je suis trop loin de vous ! »

Elle les rejoint, se coule entre leurs deux corps ; elle laisse reposer sa tête sur

l’épaule de Jacob tandis qu’elle enlace de son beau bras brun cerclé de bracelets

fins, désinvolte, la taille de Max. Ils quittent lentement la scène, sans tourner le

dos au public, furtifs, avec élégance. L’on entend la quatrième étude de Chopin.

Le bleu pâle du ciel est strié de nuages qui s’étirent avec des taches blanches

nuancées de rose…Ils passent, changeant de formes, imperceptiblement. Le

feuillage vert du platane a des reflets d’ombre. L’on entend les premiers

roucoulements des tourterelles, le roulement assourdi du bus, le moteur de

quelques voitures. Par intermittence des échappées de lumière jaune pâle

éclairent des édifices.

« Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. »

On discerne peu à peu au fond de la scène

vide…lointaine, puis s’approchant, placée sur l’autel de Volupia, le simulacre

de la déesse Angeronia qu’on représente ayant la bouche couverte d’un bandeau

et scellée…L’on n’entend plus maintenant, se distinguant des bruits assourdis

des mobylettes, des voitures, etc.…que le roucoulement lancinant et doux des

tourterelles…tout cela à mezza voce…avec élégance, science et sans violence

…Nous sommes dans le temple de la Déesse . »

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…Nous sommes dans le temple de la Déesse .

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INTERMEDE

Après-midi

Le mistral s’est levé. Au dessus de la frondaison des platanes, il pousse la pulpe

blanche des nuages qui progressent dans le bleu du ciel tandis que par de là les

rues qui montent et descendent, la côte est frangée par l’écume des vagues qui

étincellent au soleil. Les corps des hommes et des femmes inconséquents

heurtent l’ombre et la lumière.

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Acte v

Après-midi, un bar presque désert, sur une place à un

carrefour, tout autour des édifices aux murs lépreux, vent…ciel bleu et soleil ;

personne ne prête attention à personne, on se sent comme chez soi en pleine rue.

Seules les paroles donnent un sens aux choses, à moins de s’abolir dans

l’insouciance de mise. Le dérisoire convoque notre histoire, un alibi de bric et de

broc, plus ou moins plausible, le temps de tenir tête à la Sphinge, les seins

dressés et le cul souillé de fange.

Jacob : « -C’était le vingt trois Aout dans les années 90, une fin d’après-midi

d’été, une petite ville de garnison dans les Pyrénées du sud…Je suivais deux

amies, la mère et la fille dans une boutique où se vendaient pêle-mêle, souvenirs,

antiquités, produits locaux…Un homme plus âgé que moi, avec une barbe en

collier, assis derrière une vitrine de comptoir…me fixant, péremptoire : « -Toi tu

as l’accent…tu es de là-bas. »…J’étais habitué à cette triviale fausse

sympathie…J’étais identifié à des milliers de kilomètres et comme souvent dans

ce cas, j’admettais, désarmé, gentil comme le gosse qu’on battait, rappelé à ma

condition de faible, comme si mon existence était le signe obscène d’une

ignominie inavouable. »

Max, avec tendresse et admiration :

« -C’est pour çà que tu as fait de la boxe, Jacob…Sur le ring, il ne te lâche

pas…Il a un bon crochet du droit… »

Jacob, continuant :

« -…Je déclinais balbutiant avec plaisir et dégoût comme le complice d’un vice

admis : « -Je suis né à Skikda. » L’autre immédiatement, furieux, possédé, me

fixant, terrible et horrifié comme pris en flagrant délit :

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« -Philippeville…20 Aout 1955 !...Tribunal militaire…tous des

assassins ! …Fous-moi le camp ! Fiche-moi le camp ! » Les filles ne s’étaient

rendues compte de rien, je les suivais, ressaisi par la beauté du soir, attachant

d’autant moins d’importance à cette coïncidence de date qu’elle en avait

réellement, et tout cela était si déplacé, incongru…La mère et la fille étaient

ravissantes, les passants se retournaient sur leur passage ; tout l’après- midi nous

avions passé les cours d’eau, flâner sur les pentes dégustant des mûres que nous

cueillions…maintenant j’attribue plus de sens à ces signatures de l’Ange qu’aux

nombreuses enquêtes et analyses discursives.

Rebecca : « - Approche antique ! Davvero tu es un homme en deuil, Jacob, tu le

sais ! Depuis toujours, tu portes ton deuil, comme au pays autrefois ces veufs

beaux et sombres portaient sur la manche de la veste, recouvrant leur éclatante

chemise blanche, le brassard noir…tu arpentes le monde comme un homme en

deuil, Jacob ! »

Jacob, timide :

« -« L’homme aveugle porte une étoile sur ses épaules.» »

Max, corrosif :

« -L’homme en deuil errant ! »

Rebecca : « - Non ! Max ne rit pas !... »

Elle les regarde avec colère, comme si elle s’était trompée,

compromise avec ces deux là. Elle est envahie par cette répulsion des hommes

qui la nient, la blessent, la souillent, la lapident, défigurant toute la création. Elle

leur en veut de tout son corps…

Rebecca : « - Ah ! Çà ! Elle vous colle à la peau…Vous flairez mes lèvres, mes

seins, mes aisselles…mes fesses…mais c’est avec elle que vous couchez tous, la

hideuse, la femme en noire…votre vieille maîtresse,

« Sur mon crâne incliné, plante son drapeau noir. » »

Jacob, placide :

« -« Les âmes flairent dans l’Hadès. »

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Rebecca : « -…Elles calculent bien leur coup, …l’argent, le sang, et la mort

votre plus fidèle putain…à la première occasion elles vous instillent le lait du

meurtre, de la justice et de la vengeance…

Max esquisse un sourire d’étonnement.

Rebecca : « - Non Max, toi non plus tu n’y échappes pas ! »

« - Fils déchus, abandonnés,

Bandeau sur les yeux, lèvres closes, oreilles scellées,

Rebelles endoctrinés,

Bras brandis en avant, poings serrés vers le ciel,

Somnambules dérisoires,

Hideux dormants, engloutis, yeux ouverts,

Corps tatoués de vos mères,

Les impénitents bourreaux de vous-mêmes,

Prostrés à genoux ou à plat ventre,

Lâches, soumis, méchants,

Jouir de la mort, votre seule, grande, et unique gloire. »

Quand elle prononce cette tirade, Rebecca est sensuelle, désarmante,

irrésistible, la lumière de ses yeux, la grâce et la volupté de son corps, frêle,

presque nu, lascif, désamorce la vitupération. Puis, d’un geste vif, élégant, se

soutenant les seins dans les paumes de sa main, sans appuyer, comme une

caresse :

Rebecca :

« -Moi ! Mon enfant, elles ne me le prendront pas, les femmes en noir ! Je

l’emporterai dans les collines fauves, au bord de la mer, mon fils ; il sera beau,

fort, gai et il me tiendra la main ; je lui donnerai un nom de loup et d’aurore… »

Jacob, la main à la gorge…Max, le front buté, mutique…

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Rebecca : « -Nous parlerons…Je lui nommerai les animaux, les étoiles, les

pierres, les arbres et les hommes…Je lui apprendrai tout ce qui est beau, noble et

savant… »

Max : « - Et le père ? »

Rebecca, le visage livide sur le coup d’un accès de colère froide, leur jetant un

regard fixe, comme un coup de scalpel, accablée de leur maladresse ; prouvant

par leur réplique, la déhiscence qui la mine : Un scandale admis, secret, dont les

femmes font avec depuis si longtemps :

Rebecca :

« -Stupides ! »

Jacob : « - Les pères ? On fait en sorte qu’ils s’entretuent à date régulière. »

Rebecca :

« - Des pères ? Dans un port ?...Ici les hommes vont…viennent…partent ou

échouent…Ils sont comme ces marins, ils n’ont plus leurs bâchis avec le ruban

de deuil mais ils sont tous des orphelins gouailleurs, absous, cajolés, rejetés, par

cette mer fière, immobile, splendide, folle comme Médée, quand les souffles du

mistral la déchaînent… »

Puis d’un air moqueur et effronté :

« -Les fils de la mer !...bravaches, sournois et fuyards… »

Enveloppant du regard la ville autour d’elle :

« -Cette ville sordide et sévère…Elle a un charme…L’on part, l’on revient…Il

murmure : « - Rebecca ti voglio bene ! »…Tous vont, viennent, ou restent

maudissant leur nudité violée ; avec toujours fichée en eux pour horizon depuis

les monts qui la séquestrent jusqu’au bas des rues étroites qui s’y précipitent,

maquerelles fardées, l’échine splendide de la grande bleue, toute gorgée de

soleil.

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VIème Tableau : VIème Acte

Depuis un jour le mistral est tombé. Dans les criques, quelques échines de

rochers émergent couvertes de mousse et d’algues fauves. L’eau est claire,

persistante. Sur le sentier des anses, dans le maquis rehaussé de genêts et de

touffes de lilas, des fleurs jaunes de cactus sont écloses…On entend par

intermittence les premiers chants des cigales…Les soirées sont longues. En

remontant du port illuminé, sur le cours du marché qui commence déjà à être

désert, dans un couloir de soleil qui s’effile, bordé d’ombre, Rebecca et Jacob

marchent côte à côte…Lui de sa cadence chaloupée, son épaule frôlant son

bras…Ils s’arrêtent à l’angle d’une vieille maison, un ancien couvent du dix

huitième siècle probablement, aux balcons ouvragés de la première lettre de

Marie, les yeux levés sur une statue de la Vierge…les mains ouvertes, dont la

niche est la tête d’un ange aux cheveux ondoyants.

Rebecca laisse son bras couler le long du corps de

Jacob ; et de sa main légère comme une aile d’oiseau furtif, caresse le poignet :

Rebecca : « - La dernière chance, Jacob…on a tous une chance Jacob… »

Il ne répond pas, solide et craintif. Elle continue, sans la moindre hystérie, les

yeux humides, sûre d’elle-même :

Rebecca :

« -… « Jérusalem, Jérusalem tu as été plus bénie que Rome. En vérité, en

vérité, tu as été plus favorisée, Jérusalem, tu as été plus fortunée. ». »

Puis, avec un sourire tendre et sensuel, de sa voix charnelle :

« -Je prierai…Jacob, je prierai pour toi… »

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Les yeux vers la Vierge du cours, à voix basse :

« - Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à Vous… »

« -Je prierai pour toi, pour Max, pour tous…Jacob, la Grâce nous L’avons

tous…Je le sais… »

Et du ton d’une femme amoureuse :

« -Je l’ai toujours su, sinon je me serai tuée… « Quand on pense, Seigneur,

quand on pense que s’est arrivé qu’une fois… »

« Je vous salue Marie pleine de Grâce… »

Jacob la regardant, en un aveu comme si toute sa douleur affluait en une

image :

Jacob : « - Tu sais, je suis né dans un pays de sécheresse, l’eau était salée ou

rare. »

Rebecca : « - Laudato si, mi Signore per sor acqua,

La quale è multo utile, et humile et pretiosa et casta. »

Un silence

Elle le quitte, souriante, remonte le cours, pressée, vulnérable et sûre d’elle-

même… »

Jacob remarque qu’elle a laissé tomber un petit mouchoir de batiste

blanc…

Il fait quelques pas, s’incline, le ramasse, il est très propre et

délicatement brodé, il a sans doute été transmis. Il le met dans sa

poche et, sans effet, tourne à l’angle, longe la rue qui mène à son

appartement.

Le rideau tombe tandis que l’on entend le prélude opus 28 n°4 de Chopin.

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VIIème Tableau

Final

Jacob dans la pénombre d’une église : La ténèbre doit être d’autant plus dense

et rafraîchissante qu’elle est sertie dans le jaillissement solaire de l’après-midi

de Juin. Dans une nef latérale qu’éclaire le vitrail de la Trinité, Jacob, agenouillé

devant un autel que surplombe une pietà du XVIIIème siècle.

Il est en communion spirituelle, face à l’ostensoir.

La prière de Jacob

« Quand j’accomplis un bel acte, l’offrande que je te

t’en fais Seigneur, tempère mon exaltation ; car je sais, désormais

qu’excepté le Mal, rien ne se fait sans Toi. C’est donc de Ta

Présence que mon acte témoigne, et face à Elle, j’éprouve,

immédiatement toute ma pauvreté…Mais l’offrande, la Grâce, le

pardon initient.

Du creux de mes reins, je sens ma vraie nature avec toutes tes

créatures.

Ad majoram Gloriam Dei.

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Le rideau tombe tandis que l’on entend l’Agnus Dei du Requiem de Jean de

Richafort.

.

la Vierge

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Glossaire

Les quatre éléments :

Le Feu : La mer, le mont, le ciel

L’arbre, le désir, les idées

La Terre : La souffrance, la douleur,

Le plaisir, le sacrifice et la piété

L’Eau : La prière, la Grâce, le pardon

L’Air : La parole, l’affection, le sourire et la nudité

La Maison est à bâtir

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Table des illustrations

Œdipe interrogeant le Sphinx, Ingres

Los Caprichos, Goya, Quarante deuxième planche

Tombeau étrusque

Femme emportée par des êtres ailés, plaque de Caere, Musée du

Louvre, antiquité étrusque

La grande descente de croix, eau forte de Rembrandt

La résurrection de Lazare, eau forte, Rembrandt

Melancholia, Dürer, détail, la comète

Photo, Cerdan mettant K.O. Tony Zale

Le Colosse, Goya

Angerona, Schönbrunn

Notre Dame de La Salette

Guy Daniel

Août 2012.

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