25
Née à Paris d’un père prince roumain en exil et d’une mère grecque, elle épousa en 1897 le comte Mathieu de Noailles, un officier français. Très jeune elle se mit à écrire, des romans et de la poésie. Son premier recueil Le Cœur innombrable en 1901 reçut un excellent accueil. Elle fréquenta les plus grands du monde des lettres (Proust, Cocteau...) de la politique et de la science. Son lyrisme féminin, d’abord tourné vers la nature, devint de plus en plus obsédé par la mort comme lui vinrent des problèmes de santé. Anna de Noailles, issue de la famille des princes de Valachie, naît le 15 novembre 1876. Son pčre, prince de Brancovan, entreprend de grands travaux dans la propriété au bord du lac "Bassaraba", dont une partie est plantée de vignes . Trčs tôt, la nature l'enthousiasme : un rayon de soleil, un arbre en fleurs, le murmure d'une source, quelques framboises műre, un vol de mouettes ... « Nous étions de trčs petits enfants, heureux ŕ Amphion en octobre . Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du Lac Léman . L’été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleurs et qui soupirent de satisfaction . Les oiseaux , pris de vertige , tournoient sans discernement , dans une confusion bleuâtre , se trompent d’élément , pénčtrent les vagues , d’oů ils rejaillissent , si bien qu’on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée . » Premičre douleur ŕ 9 ans : elle perd son pčre . Parents et amis parlent français autour de la petite roumaine qui est émue la premičre fois qu'elle entend la Marseillaise , elle sera donc républicaine et le restera toute sa vie , tout en appréciant quand męme les mérites de Bonaparte. Elle lit avec passion Musset, Corneille, Victor Hugo, Kant, Nietzche puis J. J. Rousseau . Le 18 aoűt 1897 , Anna se marie ŕ la mairie de Publier avec un officier , Mathieu de Noailles . "Le coeur innombrable" , en 1901 reçoit un accueil extraordinaire . Elle fréquente ŕ cette époque des personnalités comme Colette , Mauriac , Proust , Cocteau ou Einstein . Hélas sa santé s'altčre dčs 1912 ; elle passe une partie de son temps alitée . Le monde politique lui rend visite : Aristide Briant , Caillaux , Painlevé, Herriot , les généraux Marchand et Mangin . 1914 : la guerre éclate . Anna sait trouver les accents pour donner l'espoir :"La France ne peut pas périr, les dieux la défendent" . 1922 : elle est élue ŕ l'Académie Royale de Belgique et reçoit le grand prix de littérature par l'Académie Française ; cette année est aussi la mort de sa mčre bien-aimée . Anna continue d'écrire romans et recueils de poésies oů planent non plus l'amour de la nature et la sensualité de la vie mais la mort et la mélancolie . « Je ne souhaite pas d'éternité plus douce Que d'ętre le fraisier arrondi sur la mousse , Dans vos taillis serrés oů la pie en sifflant Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc . Dormir dans les osiers , prčs des flots de la Dranse Oů la truite glacée et fluide s'élance ,

Anna de Noailles

Embed Size (px)

Citation preview

Née à Paris d’un père prince roumain en exil et d’une mère grecque, elle épousa en 1897 le comte Mathieu de Noailles, un officier français. Très jeune elle se mit à écrire, des romans et de la poésie. Son premier recueil Le Cœur innombrable en 1901 reçut un excellent accueil. Elle fréquenta les plus grands du monde des lettres (Proust, Cocteau...) de la politique et de la science.  

Son lyrisme féminin, d’abord tourné vers la nature, devint de plus en plus obsédé par la mort comme lui vinrent des problèmes de santé.

 

Anna de Noailles, issue de la famille des princes de Valachie, naît le 15 novembre 1876. Son pčre, prince de Brancovan, entreprend de grands travaux dans la propriété au bord du lac "Bassaraba", dont une partie est plantée de vignes .Trčs tôt, la nature l'enthousiasme : un rayon de soleil, un arbre en fleurs, le murmure d'une source, quelques framboises műre, un vol de mouettes ...

« Nous étions de trčs petits enfants, heureux ŕ Amphion en octobre .Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du Lac Léman .L’été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleurs et qui soupirent de satisfaction .Les oiseaux , pris de vertige , tournoient sans discernement , dans une confusion bleuâtre , se trompent d’élément , pénčtrent les vagues , d’oů ils rejaillissent , si bien qu’on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée . »

Premičre douleur ŕ 9 ans : elle perd son pčre .Parents et amis parlent français autour de la petite roumaine qui est émue la premičre fois qu'elle entend la Marseillaise , elle sera donc républicaine et le restera toute sa vie , tout en appréciant quand męme les mérites de Bonaparte.Elle lit avec passion Musset, Corneille, Victor Hugo, Kant, Nietzche puis J. J. Rousseau .

Le 18 aoűt 1897 , Anna se marie ŕ la mairie de Publier avec un officier , Mathieu de Noailles ."Le coeur innombrable" , en 1901 reçoit un accueil extraordinaire . Elle fréquente ŕ cette époque des personnalités comme Colette , Mauriac , Proust , Cocteau ou Einstein .

Hélas sa santé s'altčre dčs 1912 ; elle passe une partie de son temps alitée . Le monde politique lui rend visite : Aristide Briant , Caillaux , Painlevé, Herriot , les généraux Marchand et Mangin .

1914 : la guerre éclate . Anna sait trouver les accents pour donner l'espoir :"La France ne peut pas périr, les dieux la défendent" .

1922 : elle est élue ŕ l'Académie Royale de Belgique et reçoit le grand prix de littérature par l'Académie Française ; cette année est aussi la mort de sa mčre bien-aimée . Anna continue d'écrire romans et recueils de poésies oů planent non plus l'amour de la nature et la sensualité de la vie mais la mort et la mélancolie .

« Je ne souhaite pas d'éternité plus douceQue d'ętre le fraisier arrondi sur la mousse ,Dans vos taillis serrés oů la pie en sifflantRoule sous les sapins comme un fruit noir et blanc .Dormir dans les osiers , prčs des flots de la DranseOů la truite glacée et fluide s'élance ,Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés !Dormir dans le sol vif et luisant oů mes piedsDansaient aux jours légers de l'espoir et du ręve !O mon pays divin , j'ai bu toute ta sčve ,Je t'offre ce matin un brugnon rose et pur ,Une abeille engourdie au bord d'un lis d'azur ,Le songe universel que ma main tient et palpe ,Et mon coeur , odorant comme le miel des Alpes ! »

Au début de 1933 , elle tombe gravement malade et, aprčs plusieurs mois de souffrance, ayant dit adieu ŕ ses amis, elle connaît la mort le 30 avril . Le 3 mai, au milieu de fleurs venues de tous les coins du monde, dix mille personnes assistent ŕ l'église de la Madeleine ŕ Paris ŕ ses funérailles officielles .

Au bord du lac dans un jardin votif qui lui est dédié , on peut lire surun monument en forme de tonnelle érigé grâce ŕ ses amis :

« Étranger qui viendras lorsque je serai morte,Contempler mon lac genevois,Laisse que ma ferveur, dčs ŕ présent t'exhorte,Ŕ bien aimer ce que je vois. »

Son coeur repose au cimetičre de Publier , la stčle porte ces vers :

« C'est lŕ que repose mon coeur, vaste témoin du monde. »

Anna-Elisabeth de Brancovan, comtesse Mathieu de Noailles

(1876-1933)Jeune et belle princesse, issue d'une grande famille roumaine, Anna-Elisabeth Bassaraba de Brancovan naît le 15 novembre 1876 à Paris. Toute petite déjà elle s'exerce à la versification et, à ses peluches et autres poupées, préfère la lecture des Parnassiens, de Musset, Jean-Jacques Rousseau et surtout Victor Hugo. Sa poésie, certes un peu conventionnelle, frémit pourtant d'un certain lyrisme chantant "la réalité sensible" :

"J’écris pour que le jour où je ne serai plusOn sache où l’air et le plaisir m’ont plu".

C'est à Publier qu'on célèbre son mariage avec le comte Mathieu de Noailles ; reine du "Tout Paris", elle écrit un recueil, Le Coeur innombrable (1901), qui lui confère une célébrité qu’elle conserve jusqu'à sa mort survenue le 30 avril 1933.Lui survivent ses oeuvres : L’ombre des jours (1902), Les Forces éternelles (1920), L’honneur de souffrir(1927), inspirées par sa personnalité hors du commun. Léon-Paul Fargue n'a-t-il pas écrit : « Anna de Noailles fut notre dernier poète inspiré »?

1901 Le Coeur innombrable1902 L'ombre des jours1903 La Nouvelle Espérance1904 Le Visage émerveillé1905 La Domination1907 Les Eblouissements1913 Les Vivants et les Morts

1913 De la Rive d'Europe à la rive d'Asie1920 Les Forces Eternelles1921 A Rudyard Kipling1922 Discours à l'Académie belge1923 Les Innocentes ou la sagesse des femmes1924 Poème de l'Amour1926 Passions et Vanités

1927 L'Honneur de souffrir1929 Poèmes d'Enfance1930 Choix de Poésies1932 Le Livre de ma Vie1933 Derniers Vers1934 Derniers Vers et Poèmes d'Enfance

http://www.imagesource.allposters.com/images/pic/BRGPOD/183368~Flowers-Posters.jpgIl fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,Demeurent veill s dans le soir blanc, et songent... � �

Les marronniers, dans l'air plein d'or et de splendeur,R pandent leurs parfums et semblent les tendre;� �On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendreDe peur de d ranger le sommeil des odeurs. �

De lointains roulements arrivent de la ville...La poussi re, qu'un peu de brise soulevait, �Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle rev t,�Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l'habitude de voirCette route si simple et si souvent suivie,Et pourtant quelque chose est chang dans la vie,�Nous n'aurons plus jamais notre me de ce soir. �

Extrait de "l'Offrande Lyrique"

Anna de Noailles LE VERGER

   Dans le jardin, sucré d’œillets et d’aromates,Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu,Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,Chancellent, de rosée et de sève pourvus, Je viendrai, sous l’azur et la brume flottante,Ivre du temps vivace et du jour retrouvé ;Mon cœur se dressera comme le coq qui chanteInsatiablement vers le soleil levé. L’air chaud sera laiteux sur toute la verdure,Sur l’effort généreux et prudent des semis,Sur la salade vive et le buis des bordures,Sur la cosse qui gonfle et qui s’ouvre à demi ; La terre labourée où mûrissent les grainesOndulera, joyeuse et douce, à petits flots,Heureuse de sentir dans sa chair souterraineLe destin de la vigne et du froment enclos. Des brugnons roussiront sur leurs feuilles, colléesAu mur où le soleil s’écrase chaudement ;La lumière emplira les étroites allées

Sur qui l’ombre des fleurs est comme un vêtement. Un goût d’éclosion et de choses juteusesMontera de la courge humide et du melon,Midi fera flamber l’herbe silencieuse,Le jour sera tranquille, inépuisable et long. Et la maison, avec sa toiture d’ardoises,Laissant sa porte sombre et ses volets ouverts,Respirera l’odeur des coings et des framboisesÉparse lourdement autour des buissons verts ; Mon cœur indifférent et doux aura la penteDu feuillage flexible et plat des haricotsSur qui l’eau de la nuit se dépose et serpenteEt coule sans troubler son rêve et son repos. Je serai libre enfin de crainte et d’amertume,Lasse comme un jardin sur lequel il a plu,Calme comme l’étang qui luit dans l’aube et fume,Je ne souffrirai plus, je ne penserai plus, Je ne saurai plus rien des choses de ce monde,Des peines de ma vie et de ma nation,J’écouterai chanter dans mon âme profondeL’harmonieuse paix des germinations. Je n’aurai pas d’orgueil, et je serai pareille,Dans ma candeur nouvelle et ma simplicité,À mon frère le pampre et ma sœur la groseilleQui sont la jouissance aimable de l’été ; 

Je serai si sensible et si jointe à la terreQue je pourrai penser avoir connu la mort,Et me mêler, vivante, au reposant mystèreQui nourrit et fleurit les plantes par les corps. Et ce sera très bon et très juste de croireQue mes yeux ondoyants sont à ce lin pareils,Et que mon cœur, ardent et lourd, est cette poireQui mûrit doucement sa pelure au soleil.

Anna de Noailles LA NUIT

   

Nuit sainte, les amants ne vous ont pas connueAutant que les époux. C’est le mystique espoirDe ceux qui tristement s’aiment de l’aube au soir,D’être ensemble enlacés sous votre sombre nue. Comme un plus ténébreux et profond sacrement,Ils convoitent cette heure interdite et secrèteOù l’animale ardeur s’avive et puis s’arrêteDans un universel et long apaisement. C’est le vœu le plus pur de ces pauvres complicesDont la tendre unité ne doit pas s’avouer,De surprendre parfois votre austère justice,Et d’endormir parmi votre ombre protectriceLeur amour somptueux, humble et désapprouvé...

LE COEUR INNOMBRABLE 1901  (extraits)

L’ EMPREINTE 

Je m'appuierai si bien et si fort à la vie,D'une si rude étreinte et d'un tel serrementQu'avant que la douceur du jour me soit ravieElle s'échauffera de mon enlacement.

La mer, abondamment sur le monde étalée,Gardera dans la route errante de son eauLe goűt de ma douleur qui est âcre et saléeEt sur les jours mouvants roule comme un bateau.

Je laisserai de moi dans le pli des collinesLa chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurirEt la cigale assise aux branches de l'épineFera crier le cri strident de mon désir.

Dans les champs printaniers la verdure nouvelleEt le gazon touffu sur les bords des fossésSentiront palpiter et fuir comme des ailesLes ombres de mes mains qui les ont tant pressés.

La nature qui fut ma joie et mon domaineRespirera dans l'air ma persistante odeurEt sur l'abattement de la tristesse humaineJe laisserai la forme unique de mon coeur.

 

L' OFFRANDE Ŕ PAN

Cette tasse de bois, noire comme un pépin,Oů j’ai su, d’une lame insinuante et dure Sculpter habilement la feuille du raisin Avec son pli, ses noeuds, sa vrille et sa frisure, 

Je la consacre ŕ Pan, en souvenir du jour Oů le berger Damis m’arrachant cette tasse Aprčs que j’y eus bu vint y boire ŕ son tour En riant de me voir rougir de son audace. 

Ne sachant oů trouver l’autel du dieu cornu, Je laisse mon offrande au creux de cette roche,-- Mais maintenant mon coeur a le goűt continu D’un baiser plus profond, plus durable et plus proche... 

 

LA VIE PROFONDE 

Ętre dans la nature ainsi qu'un arbre humain,Étendre ses désirs comme un profond feuillage,Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,La sčve universelle affluer dans ses mains !

Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,Et goűter chaudement la joie et la douleurQui font une buée humaine dans l'espace !

Sentir, dans son coeur vif, l'air, le feu et le sangTourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;- S'élever au réel et pencher au mystčre,Ętre le jour qui monte et l'ombre qui descend.

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,Laisser du coeur vermeil couler la flamme et l'eau,Et comme l'aube claire appuyée au coteauAvoir l'âme qui ręve, au bord du monde assise...

L' IMAGE 

Pauvre faune qui va mourir Reflčte-moi dans tes prunelles Et fais danser mon souvenir Entre les ombres éternelles. 

Va, et dis ŕ ces morts pensifs A qui mes jeux auraient su plaire Que je ręve d'eux sous les ifs Oů je passe petite et claire. 

Tu leur diras l'air de mon front Et ses bandelettes de laine, Ma bouche étroite et mes doigts ronds Qui sentent l'herbe et le tročne, 

Tu diras mes gestes légers Qui se déplacent comme l'ombre Que balancent dans les vergers Les feuilles vives et sans nombre. 

Tu leur diras que j'ai souvent Les paupičres lasses et lentes[,] Qu'au soir je danse et que le vent Dérange ma robe traînante. 

Tu leur diras que je m'endors Mes bras nus pliés sous ma tęte, Que ma chair est comme de l'or Autour des veines violettes. 

-- Dis-leur comme ils sont doux ŕ voir Mes cheveux bleus comme des prunes, Mes pieds pareils ŕ des miroirs Et mes deux yeux couleur de lune, 

Et dis-leur que dans les soirs lourds, Couchée au bord frais des fontaines, J'eus le désir de leurs amours Et j'ai pressé leurs ombres vaines... 

L' OFFRANDE Ŕ LA NATURE

Nature au coeur profond sur qui les cieux reposent,Nul n'aura comme moi si chaudement aiméLa lumičre des jours et la douceur des choses,L'eau luisante et la terre oů la vie a germé.

La foręt, les étangs et les plaines fécondesOnt plus touché mes yeux que les regards humains,Je me suis appuyée ŕ la beauté du mondeEt j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains.

J'ai porté vos soleils ainsi qu'une couronneSur mon front plein d'orgueil et de simplicité,Mes jeux ont égalé les travaux de l'automneEt j'ai pleuré d'amour aux bras de vos étés.

Je suis venue ŕ vous sans peur et sans prudenceVous donnant ma raison pour le bien et le mal,Ayant pour toute joie et toute connaissanceVotre âme impétueuse aux ruses d'animal.

Comme une fleur ouverte oů logent des abeillesMa vie a répandu des parfums et des chants,Et mon coeur matineux est comme une corbeilleQui vous offre du lierre et des rameaux penchants.

Soumise ainsi que l'onde oů l'arbre se reflčte,J'ai connu les désirs qui brűlent dans vos soirs

Et qui font naître au coeur des hommes et des bętesLa belle impatience et le divin vouloir.

Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.Ah ! faut-il que mes yeux s'emplissent d'ombre un jour,Et que j'aille au pays sans vent et sans verdureQue ne visitent pas la lumičre et l'amour...

_______________________________________

 

L' OMBRE DES JOURS  1902  (extraits)

LES PLAINTES D'ARIANE

Le vent qui fait tomber les prunes, Les coings verts, Qui fait vaciller la lune, Le vent qui mčne la mer, Le vent qui rompt et qui saccage, Le vent froid, Qu’il vienne et qu’il fasse rage Sur mon coeur en désarroi! Qu’il vienne comme dans les feuilles Le vent clair Sur mon coeur, et qu’il le cueille Mon coeur et son suc amer. Ah! qu’elle vienne la tempęte Bond par bond, Qu’elle prenne dans ma tęteMa douleur qui tourne en rond. Ah! qu’elle vienne, et qu’elle emporte Se sauvant, Mon coeur lourd comme une porte Qui s’ouvre et bat dans le vent. Qu’elle l’emporte et qu’elle en jette Les morceaux Vers la lune, ŕ l’arbre, aux bętes, Dans l’air, dans l’ombre, dans l’eau,

Pour que plus rien ne me revienne A jamais, De mon âme et de la sienne Que j’aimais...

------------------------------------------------------------

Parfumés de trčfle et d’armoise,Serrant leurs vifs ruisseaux étroits,Les pays de l’ Aisne et de l’ OiseOnt encor les pavés du roi.

La route aux horizons de seigle,De betterave et de blé noir,A l’air du dix-septičme sičcleAvec les puits et l’abreuvoir.

Un pied de roses et de vigneFournit de feuilles les maisons,Oů le soir la lumičre cligneAux fenętres en floraison.

Dans les parcs, les miroirs du sable

Reflčtent l’ombre du sapin ;La pelouse est comme une fableAvec sa pie et ses lapins.

On y voit ŕ l’aube incertaineDes ličvres rouler dans le thym,Comme chez Jean de La FontaineQuand son livre sent le matin.

- Quand La Fontaine avait sa chargeDe maître des eaux et foręts,Le pré pliait en pente large,Le bois avait ses bruits secrets ;

Les rivičres avaient leurs tanches,La plaine humide le héron, Comme aujourd’hui oů le jour pencheSon soleil sur les arbres ronds.

Ce soir, cette basse collineBleuit au crépuscule long,Comme quand le petit RacineJouait ŕ la Ferté-Milon.

- Ô beaux pays d’ordre et de joie,Vous ne déchiriez pas le cśurComme ŕ présent oů l’homme ploieSous votre ardeur et votre odeur.

- Quand Fénelon au temps champętreMarchait dans le soir parfumé,Portant déjŕ la langueur d’ętreUn jour malgré soi-męme aimé ;

La lune, le hętre immobile,L’eau grave, l’if silencieux,Entraient dans son ręve tranquilleEt formaient la face de Dieu.

Et quand, aprčs des pleurs de rage,Les amants entraient au couvent,Les étangs et les beaux ombragesLes consolaient des yeux vivants.

Car dans ce temps, haute et paisible,La Nature, ses bois, ses eaux,N’avaient pas cette âme sensibleQui plus tard fit pleurer Rousseau…

 

LE PREMIER CHAGRIN

Nous marchions en été dans la haute poussičreDes chemins blancs, bordés d’herbes et de saponaires.

Le descendant soleil se dénouait sur nous,Je voyais tes cheveux, tes bras et tes genoux.

Un immense parfum de ręve et de tendresseÉtait comme un rosier, qui fleurit et qui blesse.

Je soupirais souvent ŕ cause de celaPour qu’un peu de mon âme en souffle s’en allât.

Le soir tombait, un soir si penchant et si triste,C’était comme la fin de tout ce qui existe.

Je voyais bien que rien de moi ne t’occupait ;Chez moi cette détresse et chez toi cette paix !

Je sentais, comprenant que ma peine était vaine,Quelque chose finir et mourir dans mes veines,

Et comme les enfants gardent leur gravité,Je te parlais, avec cette plaie au côté…

J’écartais les rameaux épineux au passage,Pour qu’ils ne vinssent pas déchirer ton visage ;

Nous allions, je souffrais du froid de tes doigts nus,Et quand, finalement, le soir était venu,

J’entendais, sans rien voir sur la route suivie,Tes pas trembler en moi et marcher sur ma vie.

Nous revenions ainsi au jardin bruissant,L’humidité coulait, j’écoutais en passant

- Ah ! comme ce bruit-lŕ persiste en ma mémoire ! - Dans l’air mouvant et chaud, grincer la balançoire

Et je rentrais alors, ivre du temps d’été,Lasse de tout cela, morte d’avoir été,

Moi, le garçon hardi et vif, et toi, la femme,Et de t’avoir porté tout le jour sur mon âme…

-----------------------------------------------------------

Si quelque ętre te plaît, ne lutte pas, abordeCe visage nouveau sur lequel est venuSe poser le soleil de tes yeux ingénus ;Tout ce qui te séduit, ma douleur te l'accorde.- Et moi, de loin, le cśur par le tien soutenu,Emmęlant ton plaisir et ma miséricorde,Je bénirai ton front posé sur des bras nus,Ton regard poignardé qui devient plus ténu,Et tes baisers soyeux qui ręvent et qui mordent…

- Je ne me plaindrai pas, je les aurais connus.

 

J' ÉCRIS

J'écris jour que le jour oů je ne serai plusOn sache combien l'air et le plaisir m'ont plu,Et que mon livre porte ŕ la foule futureCombien j'aimais la vie et l'heureuse nature.Attentive aux travaux des champs et des maisonsJ'ai marqué chaque jour la forme des saisons,Parce que l'eau, a terre et la montante flammeEn nul endroit ne sont si belles qu'en mon âme.J'ai dit ce que j'ai vu et ce que j'ai senti,D'un coeur pour qui le vrai ne fut point trop hardiEt j'ai eu cette ardeur, par l'amour intimée,Pour ętre aprčs la mort parfois encore aimée.Et qu'un jeune homme alors lisant ce que j'écris,Sentant par moi son coeur ému, troublé, surpris,Ayant tout oublié des compagnes réelles,M'accueille dans son âme et me préfčre ŕ elles... 

_______________________________________

 

LES ÉBLOUISSEMENTS 1907 (extraits)

Chant dionysien (extrait)

-- Et puisqu’on n’entend plus, ô mon Bacchus voilé,Frissonner ton sanglot et ton désir ailé,Puisqu’au moment luisant des chaudes promenadesOn ne voit plus jouer les bruyantes Ménades,Puisque nul cśur paďen ne dit suffisamment La splendeur des flots bleus pressés au firmament, Puisqu’il semble que l’âpre et l’énervante lyreAit cessé sa folie, ait cessé son délire, Puisque dans les foręts jamais ne se répandL’appel rauque, touffu, farouche du dieu Pan,Ah! qu’il monte de moi, dans le matin unique,Ce cri brűlant, joyeux, épouvanté, hardi,Plus fort que le plaisir, plus fort que la musique,Et qu’un instant l’espace en demeure étourdi ... 

--------------------------------------------------------------

-- Aujourd'hui, le coeur las et blessé par le feu, Je vous bénis encor, ô brasier jaune et bleu, Exaltant univers dont chaque élan m'enivre! Mourante, je dirai qu'il faut jouir et vivre; Que, malgré la langueur d'un corps triste et brűlant, La nuit est généreuse et le jour succulent; Que les larmes, les cris, la douleur, l'agonie Ne peuvent pas ternir l'allégresse infinie! Qu'un moment du désir, qu'un moment de l'été, Contiennent la suave et chaude éternité. O sol humide et noir d'ou jaillit la jacinthe! Qu'importe si dans l'âpre et ténébreuse enceinte Les morts sont étendus froids et silencieux. O beauté des tombeaux sous la douceur des cieux ! Marbres posés ainsi que des bornes plaintives, Rochers mystérieux des incertaines rives, Horizontale porte accédant ŕ la nuit, O débris du vaisseau, épave qui reluit, Comme vous célébrez la joie et l'abondance, La force du plaisir, l'audace de la danse, L'universelle arčne aux lumineux gradins!... Et quelquefois, parmi les funčbres jardins, Je crois voir ses pieds nus appuyés sur les tombes, Un Eros souriant qui nourrit des colombes... 

AZUR

Comme un sublime fruit qu'on a de loin lancé, La matinée avec son ineffable extase Sur mon coeur enivré tombe, s'abat, s'écrase, Et mon plaisir jaillit comme un lac insensé! 

-- O pulpe lumineuse et moite du ciel tendre, Espace oů mon regard se meurt de volupté, O gisement sans fin et sans bord de l'été, Azur qui sur l'azur vient reluire et s'étendre, 

Coulez, roulez en moi, détournez dans mon corps Tout ce qui n'est pas vous, prenez toute la place, Déjŕ ce flot d'argent m'étouffe, me terrasse, Je meurs, venez encor, azur ! venez encor... 

DANSEUSE PERSANE   (extraits)

Dame persane, en robe rose, Qui dansez dans le frais vallon, Tournez vers mon âme morose Votre oeil de biche, sombre et long. 

Veuillez écouter ma complainte: J'étais faite aussi pour danser Sur la tulipe et la jacinthe Que vos pieds viennent caresser. 

Un bas en or sur votre jambe Luit comme un réseau de soleil, Et tout votre jeune ętre flambe Auprčs d'un branchage vermeil. 

Ce bel arbuste solitaire, Oů vous enroulez votre bras, Est en feu comme un lampadaire, Et parfume comme un cédrat. 

Indiquez-moi la douce allée Qui mčne ŕ ce pays charmant; Quel est le nom de la vallée Oů vous dansez éperdument?

Comme je vois ŕ tous vos gestes, ŕ vos secrets qu'on peut saisir, A toutes vos mines célestes, Que vous n'aimiez que le plaisir! 

Que t'importait, ange farouche, Ardent, faible et voluptueux, Ce que, loin de ta douce bouche, Les vieux sages disaient entre eux. 

Pendant leur morne promenade, Sur les bords du Tigre, en été Roulant leurs chapelets de jade, Ils maudissaient la volupté. 

Ils disaient que, puisque tout passe, Puisque l'ętre est pareil au vent, Il faut méditer dans l'espace, Sous les platanes d'un couvent... 

-- Mais toi, danseuse au clair délire, Gâteau de miel, de lis et d'or, Tu ris et dédaignes de lire Leurs manuscrits oů l'on s'endort. 

Que leur corps usé se repose! Mais toi, lorsque le rossignol Se gorge du vin de la rose Et tombe étourdi sur le sol, 

Lorsque, sous la blanche églantine, Dans l'épais tapis des cerfeuils, La lune emplit d'ardeur divine Les loups, les lynx et les chevreuils, 

Tu t'élances sous le beau cčdre, Tu caresses ses noirs rameaux, Tu danses, grave comme un prętre, Chaude comme les animaux! 

Tu chantes, et ta cantilčne Jaillit, bondit, comme un jet d'eau, Toute ton âme se promčne Du vallon noir au noir coteau! 

Tu dis que c'est l'heure de vivre, Que le moment de vivre est court, Que ton Dieu veut que l'on s'enivre De parfum, de vin et d'amour! 

Tu dis que la terre est sans joie Pour ceux qui sont dans le tombeau, Qu'il faut que le désir s'éploie Comme un vautour cruel et beau! 

Tu dis, danseuse sanglotante, Męlant les pleurs ŕ ton appel, Que voici l'heure haletante 

Oů bout le sang universel! 

Voix joyeuse et désespérée, Ah! que veux-tu donc obtenir Par ton angoisse humble et sacrée, Qui semble gémir ou hennir ? 

Tu chantes la vie, et la vie ! Mais, ô soif de l'immensité, Je sais que ta supręme envie Est de mourir de volupté... 

 

OFFRANDE 

Mes livres je les fis pour vous, ô jeunes hommes,                       Et j'ai laissé dedans, Comme font les enfants qui mordent dans des pommes,                       La marque de mes dents. 

J'ai laissé mes deux mains sur la page étalées,                      Et la tęte en avant J'ai pleuré, comme pleure au milieu de l'allée                      Un orage crevant. 

Je vous laisse, dans l'ombre amčre de ce livre,                     Mon regard et mon front, Et mon âme toujours ardente et toujours ivre                     Oů vos mains traîneront. 

Je vous laisse le clair soleil de mon visage,                     Ses millions de rais, Et mon coeur faible et doux, qui eut tant de courage                     Pour ce qu'il désirait. 

Je vous laisse ce coeur et toute son histoire,                      Et sa douceur de lin, Et l'aube de ma joue, et la nuit bleue et noire                      Dont mes cheveux sont pleins. 

Voyez comme vers vous, en robe misérable,                     Mon Destin est venu, Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,                     N'ont pas les pieds si nus. 

-- Et je vous laisse, avec son feuillage et ses roses,                     Le chaud jardin verni Dont je parlais toujours; -- et mon chagrin sans cause,                     Qui n'est jamais fini... 

LA MUSIQUE PASSIONNÉE  (extrait)

S’il y avait un paradis,Vous n’y seriez pas, ô Cécile,Mais, chez les damnés, les maudits,Chez ceux qu’un grand désir exile, 

Dans l’enfer d’amour et de sang,Vous rôderiez, sainte bacchante!

Loin de la calme Trinité,Ŕ ces bouches pleines de soufre,Vous verseriez la voluptéD’un chant qui jouit et qui souffre. 

Il n’est pas d’innocents accords,Il n’est pas de sainte harmonie,L’extase pénčtre les corpsComme une amoureuse agonie.

 ____________________________________

 

LES VIVANTS ET LES MORTS  1913 (extraits)    

LES JOURNÉES ROMAINES

L'éther pris de vertige et de fureur tournoie,Un luisant diamant de tant d'azur s'extrait.Virant, psalmodiant, le vent divise et ploieLa pointe faible des cyprčs.

C'est en vain que les eaux écumeuses et blanches,Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,S'élčvent bruyamment, s'ébattent et s'épanchent:Neptune les tient dans sa main.

Je contemple la rage impuissante des ondes;Dans cette vague éparse en la jaune cité,C'est vous qu'on voit jaillir, conductrice des mondes,Amčre et douce Aphrodité !

L'odeur de la chaleur, languissante et créole,Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil;Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole       Au bord tranchant des toits vermeils;

Et lŕ-bas, sous l'azur qui toujours se dévide,Un jet d'eau, turbulent et lassé tour ŕ tour,Semble un flambeau d'argent, une torche liquide       Qu'agite le poing de L'Amour.

Rome ploie, accablé de grappes odorantes,La surhumaine vie envahit l'air ancien,Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes       Aux thermes de Dioclétien!

Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blęmiesGisent; silence, azur, léthargiques dédains!Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie      De ces Danaés des jardins...

Ils dorment lŕ, liés par les roses paďennes,Ces corps de marbre blond, las et voluptueux:O mes soeurs du ciel grec, chčres Milésiennes,      Que de sičcles sont sur vos yeux!

L'une d'elles voudrait se dégager; sa hancheSoulčve le sommeil ainsi qu'un flot trop lourd,Mais tout le poids des temps et de l'azur la penche:      Elle ręve lŕ pour toujours.

Midi luit; la villa des chevaliers de MalteChoit comme une danseuse aux pieds brűlants et las.Comme un fauve tigré l'air jaunit et s'exalte;      Une nymphe en pierre vit lŕ.

Elle a les bras cassés, mais sa force éternelleEmpourpre de plaisir ses genoux triomphants;Le néflier embaume, un jet d'eau est, prčs d'elle,      Secoué d'un rire d'enfant.

Les dieux n'ont pas quitté la campagne romaine,Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit,Dansent dans le jardin Mattei, oů se promčne      Le saint Philippe de Néri.

-- Mais c'est vous qui, ce soir, partagez mon malaise,Dans l'église sans voix, au mur pâle et glacé,Déesse catholique, ô ma sainte Thérčse,     Qui soupirez, les yeux baissés!

Malgré vos airs royaux, et la fierté divineDont s'enveloppe encor votre coeur emporté,L'angoisse de vos traits permet que l'on devine      Votre douce mendicité.

O visage altéré par l'ardente tortureD'attendre le bonheur qui descend lentement,Appel mystérieux, hymne de la nature,     Désir de l'immortel amant!

Je vous offre aujourd'hui, parmi l'encens des prętres,Comme un grain plus brűlant mis dans vos encensoirs,Le rire que j'entends au bas de la fenętre      Oů je ręve seule le soir;

C'est le rire joyeux, épouvanté, timideDe deux enfants heureux, éperdus, inquiets,Qui joignent leurs regards et leurs lčvres avides,       -- Et dont tout le sanglot riait!

Ils riaient, il étaient effrayés l'un de l'autre;Un jet d'eau s'effritait dans le lointain bassin;La lune blanchissait, de sa clarté d'apôtre,      La terrasse des Capucins.

Une palme portait le poids mélancoliqueDe l'éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit;Rien ne venait briser son attente pudique,      Que ce rire aigu dans la nuit!

Et je n'entendis plus que ce rire nocturne,Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,      Plus clair que les astres au ciel.

-- Je le prends dans mes mains, chaudes comme la lave,Je le męle aux élans de mon éternité,Ce rire des humains, si farouche et si grave,      Qui prélude ŕ la volupté !

----------------------------------------------------------

SYRACUSE

Excite maintenant les compagnons du choeurŕ célébrer l'illustre Syracuse!...                                                PINDARE.

Je me souviens d'un chant du coq, ŕ Syracuse!Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud;La mer, que parcourait un vent large et dispos,Dansait, ivre de force et de lumičre infuse!

Sur le port, assailli par les flots aveuglants,Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses,Et le bruit des marteaux montait dans la fournaiseDu jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents;

J'étais triste.  La ville illustre et misérableSemblait un Prométhée sur le roc attaché;Dans le grésillement marmoréen du sablePiétinaient les troupeaux qui sortaient des étables;

Et, comme un crissement de métal ébréché,Des cigales mordaient un blé blanc et séché.

Les persiennes semblaient ŕ jamais retombéesSur le large vitrail des palais somnolents;Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancsBroyés par le soleil, leurs ferrures bombées:Noirs cadenas scellés au granit pantelant...

Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillagePar la ruse marine et la clarté de l'air,Des bustes sommeillaient, -- dolents, calmes visages,Qui s'imprčgnent encor, par l'éclatant vitrage,De la vigueur saline et du limpide éther.

Une craie enflammée enveloppait les arbres;Les torrents secs n'étaient que des ravins épars,De vifs géraniums, déchirant le regard,Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre.-- Je sentais s'insérer et brűler dans mes yeuxCet éclat forcené, inhumain et pierreux.

Une suture en feu joignait l'onde au rivage.J'étais triste, le jour passait.  La jaune fleurDes grenadiers flambait, lampe dans le feuillage.Une source, fuyant l'étreignante chaleur,Désertait en chantant l'aride paysage.

Parfois sur les gazons brűlés, le pourpre épiDes trčfles incarnats, le lin, les scabieuses,Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse,Et l'herbage luisait comme un vivant tapis& Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses.

Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond,Gisait. Sous un műrier, une auberge voisineVendait de l'eau: je vis, dans l'étroite cuisine,Les olives s'ouvrir sous les coups du pilonTandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine.

Et puis vint le doux soir.  Les feuilles des figuiersCaressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres.D'humbles, graves passants s'interpellaient; les piedsDes chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre,Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre.

Un calme inattendu, comme un plus pur climat,Ne laissait percevoir que le chant des colombes.Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts,Et l'instant semblait fier, comme aprčs les combatsUn nom chargé d'honneur sur une jeune tombe.

C'était l'heure oů tout luit et murmure plus bas...

La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage,Et portant sans orgueil un renom fabuleux,Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillageDans les frais papyrus, élancés et moelleux...

Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonnePar l'insistante angoisse et la muette ardeur.La lune plongeait, telle une blanche colonne,Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur.

Un solitaire ennui aux astres se raconte;Je contemplais le globe au front mystérieux,Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux,Semble un fragment divin, retiré, radieux,De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte!

-- O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis!Logique de Platon! Âme de Pythagore!Ancien Testament des Hellčnes; amphoreQui verses dans les coeurs un vin sombre et hardi,Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits.

Je sais que tout l'espace est empli du courageQu'exhalčrent les Grecs aux genoux bondissants;Les chauds rayons des nuits, la vapeur des nuagesSont faits avec leur voix, leurs regards et leur sang.

Je sais que des soldats, du haut des promontoires,Chantant des vers sacrés et saluant le sort,Se jetaient en riant aux gouffres de la mortPour retomber vivants dans la sublime Histoire!

Ainsi ma nuit passait.  L'ache, l'ânet crépuRépandaient leurs senteurs.  Je regardais la rade;La paix régnait partout oů courut Alcibiade,Mais, -- noble obsession des âges révolus, --L'éther semblait empli de ce qui n'était plus...

J'entendis sonner l'heure au noir couvent des Carmes.L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers.J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes...-- Et le pouvoir des nuits se mit ŕ propagerL'amoureuse espérance et ses divins dangers:

O désir du désir, du hasard et des larmes !

 

L' ÎLE DES FOLLES Ŕ VENISE

La lagune a le dense éclat du jade vert. Le noir allongement incliné des gondoles Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert. -- Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles. 

Fleur de la passion, île de Saint - Clément, Que de secrets bűchers dans votre enceinte ardente! La terre desséchée exhale un fier tourment, Et l'eau se fige autour comme un cercle du Dante. 

-- Ce soir mélancolique oů les cieux sont troublés, Oů l'air appesanti couve son noir orage, J'entends ces voix d'amour et ces coeurs exilés Secouer la fureur de leurs mille mirages! 

Le vent qui fait tourner les algues dans les flots Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie, Guide jusqu'ŕ mon coeur ces supręmes sanglots. -- O folie, ô sublime et sombre poésie! 

Le rire, les torrents, la tempęte, les cris S'échappent de ces corps que trouble un noir mystčre. Quelle huile adoucirait vos torrides esprits, Bacchantes de l'étroite et démente Cythčre? 

Cet automne, oů l'angoisse, oů la langueur m'étreint, Un secret désespoir ŕ tant d'ardeur me lie; Déesse sans repos, sans limites, sans frein, Je vous vénčre, active et divine Folie! 

-- Pleureuses des beaux soirs voisins de l'Orient, Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues. Pour tous les insensés qui marchent en riant, Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue. 

O folles! aux judas de votre âpre maison Posez vos yeux sanglants, contemplez le rivage: 

C'est l'effroi, la stupeur, l'appel, la déraison, Partout oů sont des mains, des yeux et des visages. 

Folles, dont les soupirs comme de larges flots Harcčlent les flancs noirs des sombres Destinées, Vous sanglotez du moins sur votre morne îlot; Mais nous, les coeurs mourants, nous, les assassinées, 

Nous rôdons, nous vivons; seuls nos profonds regards, Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres, Dénoncent par l'éclat de leurs ręves hagards L'effroyable épouvante oů nous sommes de vivre. 

-- Par quelle extravagante et morne pauvreté, Par quel abaissement du courage et du ręve L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté Quand tout l'ętre éperdu dans l'abîme s'achčve? 

-- O folles, que vos fronts inclinés soient bénis! Sur l'épuisant parcours de la vie ŕ la tombe Qui va des cris d'espoir au silence infini, Se pourrait-il vraiment qu'on marche sans qu'on tombe? 

Se pourrait-il vraiment que le courage humain, Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices? Douleur, coupe d'amour plus large que les mains, Avoir un faible coeur, et qu'un Dieu le remplisse! 

-- Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir L'ineffable langueur éparse sur les mondes, Sanglotez! A vos cris de l'éternel désir, Des bords de l'infini les amants vous répondent... 

 

EXALTATION 

Le goűt de l'héroďque et du passionnel Qui flotte autour des corps, des sons, des foules vives, Touche avec la brűlure et la saveur du sel Mon coeur tumultueux et mon âme excessive... 

Loin des simples travaux et des soucis amers, J'aspire hardiment la chaude violence Qui souffle avec le bruit et l'odeur de la mer, Je suis l'air matinal d'oů s'enfuit le silence; 

L'aurore qui renaît dans l'éblouissement, La nature, le bois, les houles de la rue M'emplissent de leurs cris et de leurs mouvements; Je suis comme une voile oů la brise se rue. 

Ah! vivre ainsi les jours qui mčnent au tombeau, Avoir le coeur gonflé comme le fruit qu'on presse Et qui laisse couler son arôme et son eau, Loger l'espoir fécond et la claire allégresse! 

Serrer entre ses bras le monde et ses désirs Comme un enfant qui tient une bęte retorse, Et qui mordu, saignant, est ivre du plaisir De sentir contre soi sa chaleur et sa force. 

Accoutumer ses yeux, son vouloir et ses mains A tenter le bonheur que le risque accompagne; Habiter le sommet des sentiments humains Oů l'air est âpre et vif comme sur la montagne, 

Ętre ainsi que la lune et le soleil levant Les hôtes du jour d'or et de la nuit limpide; Ętre le bois touffu qui lutte dans le vent Et les flots écumeux que l'ouragan dévide! 

La joie et la douleur sont de grands compagnons, Mon âme qui contient leurs battements farouches 

Est comme une pelouse oů marchent des lions... J'ai le goűt de l'azur et du vent dans la bouche. 

Et c'est aussi l'extase et la pleine vigueur Que de mourir un soir, vivace, inassouvie, Lorsque le désir est plus large que le coeur Et le plaisir plus rude et plus fort que la vie...

 

AINSI LES JOURS LÉGERS . . . 

Ainsi les jours légers, et qui te ressemblaient Par la coloration chaleureuse des heures, Ont de toi fait un mort, la nuit, dans ta demeure, Et l'aube, lentement, a blanchi tes volets... 

Et tu fus lŕ, dormant, ŕ jamais insensible, Laissant monter sur ceux que tu privais de toi Ces grands fardeaux du temps aux contours inflexibles; J'ai l'âge de ce jour ou je t'ai vu sans voix: 

Sans regard et sans voix, achevant ma jeunesse Par ce spectacle affreux de faiblesse et de paix, Que mes yeux arrętés puisaient avec détresse Sur ton front assombri, si pauvre et si parfait. 

Les fleurs, entre tes mains et contre ton doux ętre, Parfumaient froidement ton éternel répit; Jamais je ne verrai l'été sans reconnaître Ce jardin qui mourait sur ton coeur assoupi! 

Et tu n'étais plus lŕ, malgré ton fin visage, Le dernier de toi-męme et qui me plaît le plus; O visage accablé, supręme paysage D'un jour de fin du monde, et qu'on ne verra plus! 

Les vivants ont repris leurs errantes coutumes; Ils sont un autre peuple, et tu ne peux toujours Hanter de ta suave et poétique brume Ces malheureux, guidés par d'alertes amours. 

Mais leur vague existence est par l'ombre absorbée, Ils meurent chaque jour, sans enfoncer en nous Ces pointes du malheur, que ta main dérobée Fixe encor dans mon coeur comme de sombres clous... 

                                                               ------------------------------------------------------------

Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent... 

Les marronniers, dans l'air plein d'or et de splendeur,Répandent leurs parfums et semblent les étendre;On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendreDe peur de déranger le sommeil des odeurs. 

De lointains roulements arrivent de la ville...La poussičre, qu'un peu de brise soulevait, Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revęt,Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l'habitude de voirCette route si simple et si souvent suivie,Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir. 

_______________________________________

 

LES FORCES ÉTERNELLES 1920  (extraits)

ASTRES QUI REGARDEZ 

Astres qui regardez les mondes oů nous sommes,Pure armée au repos dans la hauteur des cieux,Campement éternel, léger, silencieux,Que pensez-vous de voir s'anéantir les hommes?A n'ętre pas sublime aucun ne condescend,Comme un cri vers la nue on voit jaillir leur sangQui, sur nos coeurs contrits, lentement se rabaisse.-- Morts sacrés, portez-nous un plausible secours!Notre douleur n'est pas la soeur de votre ivresse;Vous mourez! Concevez que c'est un poids trop lourdPour ceux qui, dans leur grave et brűlante tristesse,Ont toujours confondu la vie avec l'amour...                                                         

DEUX ĘTRES LUTTENT . . 

Deux ętres luttent dans mon coeur,C'est la bacchante avec la nonne,L'une est simplement toute bonne,L'autre, ivre de vie et de pleurs. La sage nonne est calme, et presqueHeureuse par ingénuité.Nul n'a mieux respiré l'été;Mais la bacchante est romanesque, Romanesque, avide, les yeuxEmplis d'un sanguinaire orage.Son clair ouragan se propageComme un désir contagieux! La nonne est robuste, et dépenseSon âme d'un air vif et gai.La paďenne, au corps fatigué,Joint la faiblesse ŕ la puissance. Cette Ménade des foręts,Pleine de regrets et d'envies,A failli mourir de la vie,Mais elle recommencerait! La nonne souffre et rit quand męme:C'est une Grecque au coeur soumis.La dyonisienne gémitComme un violon de Bohęme! Pourtant, chaque soir, dans mon coeur,Cette sage et cette furieSe rapprochent comme deux soeursQui foulent la męme prairie. Toute deux lčvent vers les cieuxLeur noble regard qui contemple.L'étonnement silencieuxDe leurs deux âmes fuse ensemble; Leurs front graves sont réunis;La męme angoisse les visite:Toutes les deux ont, sans limite,La tristesse de l'infini!... 

 MÉLODIE 

Comme un couteau dans un fruitAmčne un glissant ravage,La mélodie au doux bruitFend le coeur et le partageEt tendrement le détruit.-- Et la langueur iriséeDes arpčges, des accords,Descend, tranchante et rusée,Dans la faiblesse du corpsEt dans l'âme divisée...

____________________________________

L' HONNEUR DE SOUFFRIR 1927 (extraits)

VI 

Ils ont inventé l'âme afin que l'on abaisse Le corps, unique lieu de ręve et de raison, Asile du désir, de l'image et des sons, Et par qui tout est mort dčs le moment qu'il cesse. 

Ils nous imposent l'âme, afin que lâchement On détourne les yeux du sol, et qu'on oublie, Aprčs l'injurieux ensevelissement, Que sous le vin vivant tout est funčbre lie. -- Je ne commettrai pas envers votre bonté Envers votre grandeur, secrčte mais charnelle, O corps désagrégés, ô confuses prunelles, La trahison de croire ŕ votre éternité. Je refuse l'espoir, l'altitude, les ailes, Mais étrangčre au monde et souhaitant le froid De vos affreux tombeaux, trop bas et trop étroits, J'affirme, en recherchant vos nuits vastes et vaines, Qu'il n'est rien qui survive ŕ la chaleur des veines !

XII 

Habitante éthérée et fixe des tombeaux, Dont l'âme a soulevé les portes funéraires, Je répands, dans ma juste et songeuse misčre, L'encens du noir séjour sur les clartés d'en haut. 

Un livide univers m'enveloppe et m'étonne. Dans un effort ardu, débile et monotone, Mon trébuchant esprit s'efforce et se démet: Je sens que tu es mort, et ne le sais jamais! 

LXIII 

La femme, durée infinie, Ręveuse d'éternels matins, Dans la puissance de l'instinct Veut créer. Mais cette agonie 

Plus tard, un jour, de son enfant, Cette peur, ces sueurs, ces transes, Ce mourant que rien ne défend, En garde-t-elle l'ignorance? 

Et toute mčre, sans remords, Triomphante et pourtant funčbre, Voue une âme aux longues ténčbres, Et met au monde un homme mort...