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Anna Gavalda L’Échappée belle le dilettante

Anna Gavalda - L’Échappée belle

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Page 1: Anna Gavalda - L’Échappée belle

Anna Gavalda

L’Échappée bellele dilettante

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Simon, Garance et Lola, trois frère et sœurs deve-nus grands (vieux ?), s’enfuient d’un mariage defamille qui s’annonce particulièrement éprouvant pouraller rejoindre Vincent, le petit dernier, devenu guidesaisonnier d’un château perdu au fin fond de la campa-gne tourangelle.

Oubliant pour quelques heures marmaille,conjoint, divorce, soucis et mondanités, ils vonts’offrir une dernière vraie belle journée d’enfancevolée à leur vie d’adultes.

Légère, tendre, drôle, L’Échappée belle, cinquiè-me livre d’Anna Gavalda aux éditions Le Dilettante,est un hommage aux fratries heureuses, aux belles-soeurs pénibles, à Dario Moreno, aux petits vins deLoire et à la boulangerie Pidoune.

« Nous avons parlé des mêmes choses qu’à dixans, qu’à quinze ou qu’à vingt ans, c’est-à-dire des liv-res que nous avions lus, des films que nous avions vusou des musiques qui nous avaient émus... [...] Allongésdans l’herbe, assaillis, bécotés par toutes sortes depetites bestioles, nous nous moquions de nous-mêmesen attrapant des fous rires et des coups de soleil. »

dilettante n. (mot ital.). Personne qui s’adonne à uneoccupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir.Personne qui ne se fie qu’aux impulsions de ses goûts.

(Le Petit Larousse.)

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L’Echappée belle

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DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME EDITEUR

Je voudrais que quelqu’unm’attende quelque part, 1999.

Je l’aimais, 2002.

Ensemble, c’est tout, 2004.

La Consolante, 2008.

JEUNESSE

35 kilos d’espoir, Bayard, 2002.

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Anna Gavalda

L’Échappée belle

le dilettante19, rue Racine

Paris 6e

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L’Échappée belle est parue hors commercechez France Loisirs en 2001... voici laversion revue et corrigée par l’auteur.

© le dilettante, 2009ISBN 978-2-84263-184-0

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Je n’étais pas encore assise, une fesseen l’air et la main sur la portière, que mabelle-sœur m’agressait déjà :

– Mais enfin... Tu n’as pas entendu lescoups de klaxon ? Ça fait dix minutesqu’on est là !

– Bonjour, je lui réponds.

Mon frère s’était retourné. Petit clind’oeil.

– Ça va, la belle ?– Ça va.– Tu veux que je mette tes affaires

dans le coffre ?– Non, je te remercie. J’ai juste ce

petit sac et puis ma robe... Je vais laposer sur la plage arrière.

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– C’est ça ta robe ? sourcille-t-elle enavisant le chiffon roulé en boule sur mesgenoux.

– Oui.– Que... qu’est-ce que c’est ? – Un sari.– Je vois...– Non, tu ne vois pas, lui fis-je re-

marquer gentiment, tu verras quand je lemettrai.

Petite grimace.

– On peut y aller ? lance mon frère.– Oui. Enfin, non... Tu pourras t’arrê-

ter chez l’Arabe au bout de la rue, j’ai untruc à prendre...

Ma belle-sœur soupire.– Qu’est-ce qui te manque encore ?– De la crème pour mes poils.– Et tu achètes ça chez l’Arabe ?– Oh, mais j’achète tout chez mon

Rachid, moi ! Tout, tout, tout !Elle ne me croit pas.

– C’est bon, là ? On peut y aller ?– Oui.

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– Tu ne t’attaches pas ?– Non.– Pourquoi tu ne t’attaches pas ?– Claustrophobie, je lui réponds.Et avant qu’elle n’entame son couplet

sur la mort du greffon et l’hôpital deGarches, j’ajoute :

– Et puis je vais dormir un peu. Je suiscassée.

Mon frère sourit.– Tu viens de te lever ?– Je ne me suis pas couchée, précisé-

je en bâillant.

Ce qui est faux bien sûr. J’ai dormiquelques heures. Mais c’est pour énerverma belle-sœur. Ça n’a pas loupéd’ailleurs. Et c’est ce que j’aime bienavec elle ça ne loupe jamais.

– Où tu étais encore ? Rognognotte-t-elle en levant les yeux au ciel.

– Chez moi.– Tu faisais la fête ?– Non, je jouais aux cartes.– Aux cartes ?!

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– Oui. Au poker.Elle secoue la tête. Pas trop. Il y a du

brushing dans l’air.

– Combien tu as perdu ? s’amuse monfrère.

– Rien. Cette fois-ci, j’ai gagné.Silence assourdissant.

– On peut savoir combien ? finit-ellepar craquer en ajustant ses Persol.

– Trois mille.– Trois mille ! Trois mille quoi ?– Ben... euros, fis-je naïvement, on ne

va pas s’emmerder avec des roublesquand même...

Je ricanais en me roulant en boule. Jevenais de lui donner du grain à moudrepour le restant du trajet, à ma petiteCarine...

J’entendais les rouages de son cer-veau se mettre en branle :

« Trois mille euros... tiquetiquetique-tic... Combien il fallait qu’elle en vende,

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elle, des shampoings secs et des com-primés d’aspirine pour gagner trois milleeuros ?... tiquetiquetiquetic... Plus lescharges, plus la taxe professionnelle,plus les impôts locaux, plus son bail etmoins la TVA... Combien de fois elledevait l’enfiler sa blouse blanche pourgagner trois mille euros net, elle ? Et laCSG... Je pose huit et je retiens deux... Etles congés payés... font dix que je multi-plie par trois... tiquetiquetic... »

Oui. Je ricanais. Bercée par le ronronde leur berline, le nez enfoui dans lecreux de mon bras et les jambes repliéessous le menton. J’étais assez fière de moiparce que ma belle-sœur, c’est tout unpoème.

Ma belle-sœur Carine a fait phar-macie mais préfère qu’on dise médecine,donc elle est pharmacienne mais préfèrequ’on dise pharmacien, donc elle a unepharmacie mais préfère qu’on dise uneofficine.

Elle aime bien se plaindre de sacomptabilité au moment du dessert etporte une blouse de chirurgien boutonnée

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jusqu’au menton avec une étiquettethermocollante où son nom est écritentre deux caducées bleus. Aujourd’hui,elle vend surtout des crèmes raffermis-santes pour les fesses et des gélules aucarotène parce que ça rapporte plus,mais préfère dire qu’elle a optimisé sonsecteur para.

Ma belle-sœur Carine est assez pré-visible.

Avec ma sœur Lola, quand on a sucette aubaine-là, qu’on avait dans lafamille une fournisseuse d’antirides,dépositaire Clinique et revendeuseGuerlain, on lui a sauté au cou commedes petits chiots. Oh ! La belle fêtequ’on lui avait réservée ce jour-là ! Onlui a promis qu’on viendrait toujoursfaire nos emplettes chez elle dorénavantet on était même prêtes à lui donner dudocteur ou du professeur Lariot-Molinoux pour qu’elle nous ait à labonne.

On était prêtes à prendre le RER pouraller la voir ! Et c’est quelque chose

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pour Lola et moi de prendre le RER jus-qu’à Poissy.

Nous, au-delà des Maréchaux, onsouffre déjà...

Mais on n’a pas eu besoin d’allerjusque là-bas parce qu’elle nous a prisespar le bras à la fin de ce premier déjeunerdominical et nous a confié en baissant lesyeux :

« Vous savez.., euh... Je ne pourraipas vous faire de réductions parceque... euh... Si je commence avec vous,après... enfin vous comprenez... aprèsje... après on ne sait plus où ça s’arrê-te, hein ? » « Même pas un petitquelque chose ? avait répliqué Lola enriant, même pas des échantillons ? » «Ah si... elle avait répondu en soupirantd’aise, si, les échantillons, si. Pas deproblème. »

Et quand elle est repartie en tenantbien fort la main de notre frère pour nepas qu’il s’envole, Lola a gourgonné,tout en leur envoyant des baisers depuisle balcon : « Eh ben ses échantillons,

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elle pourra se les mettre où je pense... » J’étais bien d’accord avec elle et nous

avons secoué la nappe en parlant d’autrechose.

Maintenant, on aime bien la fairetourner en bourrique avec ça. À chaquefois qu’on la voit, je lui parle de ma copi-ne Sandrine qui est hôtesse de l’air et desréductions qu’elle peut nous obtenirgrâce au duty-free.

Exemple :– Hé, Carine... Dis un prix pour

l’Exfoliant Double Générateur d’Azoteà la vitamine B12 de chez EstéeLauder.

Alors là, notre Carine, elle réfléchitbeaucoup. Elle se concentre, ferme lesyeux, pense à son listing, calcule samarge, déduit les taxes, et finit parlâcher :

– Quarante-cinq ?– Je me tourne vers Lola– Tu te souviens combien tu l’as payé ?– Hum... Pardon ? De quoi vous parlez ?– Ton Exfoliant Double Générateur

d’Azote à la vitamine B12 de chez Estée

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Lauder que Sandrine t’a ramené l’autrejour ?

– Eh ben quoi ?– Combien tu l’as payé ?– Oh là... Tu m’en poses de ces

questions... Dans les vingt euros, jecrois...

Carine répète en s’étranglant– Vingt euros ! L’Eu-Dé-Gé-A à la

vitamine B12 de chez Lauder ! Tu es sûrede ça ?

– Je crois...– Non, mais à ce prix-là, c’est de la

contrefaçon ! Sorry, mais vous vous êtesfait avoir les filles... Ils vous ont mis dela crème Nivea dans un flacon de contre-bande et le tour est joué. Je suis désoléede vous dire ça, renchérit-elle triomphan-te, mais c’est de la camelote votre truc !De la pure camelote !

Lola prend un air accablé :– Tu es sûre ?– Absôôôlument sûre. Je connais les

coûts de fabrication quand même ! Ilsn’utilisent que des huiles essentielleschez Lau...

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C’est le moment où je me tourne versma sœur en lui demandant :

– Tu l’as pas, là ?– De quoi ?– Ben, ta crème...– Non, je ne crois pas... Ah si ! Peut-

être... Attendez, je vais voir dans monsac.

Elle revient avec son flacon et le tendà l’experte.

La voilà qui chausse ses demi-lunes etinspecte l’objet du délit sous toutes lescoutures. Nous la regardons en silence,suspendues à ses lèvres et vaguementangoissées.

– Alors, docteur ? se hasarde Lola.– Si, si, c’est bien du Lauder... Je re-

connais l’odeur... Et puis la texture...Le Lauder, il est très spécial commetexture. C’est incroyable... Combien tudis que t’as payé ça ? Vingt euros ?C’est incroyable, soupire Carine enrangeant ses lunettes dans leur étui, l’é-tui dans la pochette Biotherm et lapochette Biotherm dans le sac Tod’s.C’est incroyable... A ce niveau-là, c’est

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du prix coûtant. Comment tu veuxqu’on s’en sorte s’ils cassent le mar-ché comme ça ? C’est de la concurren-ce déloyale. Ni plus ni moins. C’est...Il n’y a plus de marge alors, ils...C’est vraiment n’importe quoi. Ça medéprime, tiens...

Et, plongée dans un abîme de per-plexité, elle se console en tournantlongtemps son sucre sans sucre au fondde son café sans caféine.

Là, le plus difficile, c’est de gardernotre sang-froid jusqu’à la cuisine,mais quand on y est enfin, on se met àglousser comme des dindes en cha-leur. Si notre mère passe par là, elle sedésole « Ce que vous pouvez êtremesquines toutes les deux... » et Lolarépond offusquée « Euh... pardon...Ça m’a quand même coûté soixante-douze caillasses, cette saloperie ! »puis nous pouffons de nouveau ennous tenant les côtes au-dessus dulave-vaisselle.

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– C’est bien, avec tout ce que tu asgagné cette nuit tu pourras participer auxfrais d’essence pour une fois...

– D’essence ET de péage, dis-je enme frottant le nez.

Je ne les vois pas, mais je devine sonpetit sourire satisfait et ses deux mainsposées bien à plat sur ses genoux serrés.

Je me déhanche pour extraire un grosbillet de mon jean.

– Laisse ça, dit mon frère.Elle couine :– Mais, euh... Enfin, Simon, je ne vois

pas pourqu...– J’ai dit laisse ça, répète mon frère

sans hausser le ton.Elle ouvre la bouche, la referme, se

tortille un peu, ouvre la bouche de nou-veau, époussette sa cuisse, touche sonsaphir, le remet d’aplomb, inspecte sesongles, va pour dire quelqu... se tait fina-lement.

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Il y a de l’eau dans le gaz. Si elle laboucle, ça signifie qu’ils se sont en-gueulés. Si elle la boucle, ça signifie quemon frère a élevé la voix.

C’est si rare...Mon frère ne s’énerve jamais, ne dit

jamais de mal de personne, ne connaîtpas la malveillance et ne juge pas sonprochain. Mon frère est d’une autre pla-nète. Un Vénusien peut-être...

Nous l’adorons. Nous lui deman-dons : « Mais comment tu fais pour êtresi calme ? » Il hausse les épaules : « Je nesais pas. » Nous lui demandons encore :« Tu n’as jamais envie de te lâcher unpeu quelquefois ? De dire des trucs bienpetits, bien minables ? »

« Mais je vous ai pour ça, mesbeautés... » répond-il dans un sourireangélique.

Oui, nous l’adorons. Tout le mondel’adore d’ailleurs. Nos nounous, sesinstitutrices, les profs, ses collègues debureau, ses voisins... Tout le monde.

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Quand nous étions petites, affalées surla moquette de sa chambre, en train d’é-couter ses disques et en lui taxant desbecs pendant qu’il faisait nos devoirs,nous nous amusions à imaginer notreavenir. Nous lui prédisions :

« Toi, tu es tellement gentil que tu teferas mettre le grappin dessus par unechieuse. »

Bingo.

J’imagine bien pourquoi ils se sontengueulés. C’est probablement à causede moi. Je pourrais reproduire leurconversation au soupir près.

Hier après-midi, j’ai demandé àmon frère s’il pouvait m’emmener. «Quelle question... » s’est-il offusquégentiment au téléphone. Ensuite l’autregreluche a dû piquer sa crise, ça lesobligeait à faire un gros détour. Monfrère a dû hausser les épaules et elle ena remis une couche. « Enfin chéri...pour le Limousin... la place Clichy

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ce n’est pas exactement un raccourci queje sache... »

Il a été obligé de se faire violencepour paraître ferme, ils se sont couchésfâchés et elle a dormi à l’hôtel du CulTourné.

Elle s’est levée de mauvaise humeur.Elle a redit devant sa chicorée bio :« Quand même, ta feignante de soeur,elle aurait pu se lever et venir jusqu’ici...Franchement, ce n’est pas son boulot quila tue, si ? »

Il n’a pas relevé. Il étudiait la carte. Elle est allée bouder dans sa salle de

bains Kaufman & Broad (je me souviensde notre première visite... Elle, une espè-ce d’écharpe en mousseline mauveautour du cou, virevoltant entre ses plan-tes vertes et commentant son PetitTrianon avec des glouglous dans la gorge: « Ici la cuisine.., fonctionnelle. Ici lasalle â manger... conviviale. Ici le salon..,modulable. Ici la chambre de Léo...ludique. Ici la buanderie.., indispensable.Ici la salle de bains.., double. Ici notrechambre...

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lumineuse. Ici la... On avait l’impres-sion qu’elle voulait nous la vendre.Simon nous avait raccompagnés jus-qu’à la gare et, au moment de le quitter,nous lui avions redit : « Elle est belle tamaison... » « Oui, elle est fonctionnelle», avait-il répété en hochant la tête. NiLola ni Vincent ni moi n’avons pronon-cé la moindre parole pendant le trajetretour. Tous un peu tristes et chacundans notre coin, nous devions probable-ment songer à la même chose. Quenous avions perdu notre grand frère etque la vie allait être bien plus arduesans lui...), ensuite elle a dû regarder samontre au moins dix fois entre leurrésidence et mon boulevard, gémi àtous les feux, et quand enfin elle aklaxonné – parce que c’est elle qui aklaxonné, j’en suis sûre – je ne les aipas entendus.

Misère de misère de misère.

Mon Simon, je suis désolée de te fairesubir tout ça...

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La prochaine fois, je m’organiseraiautrement, je te le promets.

Je me débrouillerai mieux. Je me cou-cherai tôt. Je ne boirai plus. Je ne joueraipas aux cartes.

La prochaine fois, je me stabiliserai tusais... Mais si. J’en trouverai un. Un bongarçon. Un Blanc. Un fils unique. Un quia le permis et la Toyota au colza.

Je vais m’en choper un qui travaille àla Poste parce que son papa travaille à laPoste et qui fait ses vingt-neuf heuressans tomber malade. Et non fumeur. Jel’ai précisé sur ma fiche Meetic. Tu neme crois pas ? Eh ben, tu verras.Pourquoi tu te marres, idiot ?

Comme ça je ne t’embêterai plus lesamedi matin pour aller à la campagne.Je dirai à mon chouchounou des PTT :« Ho ! Chouchounou ! Tu m’emmènesau mariage de ma cousine avec ton beauGPS qui fait même la Corse et les Dom-Tom ? » et hop ! l’affaire sera réglée.

Et pourquoi tu ris bêtement, là ? Tupenses que je ne suis pas assez maligne

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pour faire comme les autres ? Pour m’enchoper un gentil avec le gilet jaune etl’autocollant Nigloland ? Un fiancé àqui j’irais acheter des caleçons Celiopendant ma pause déjeuner ? Oh oui...Rien que d’y penser, j’m’émeus déjà...Un bon bougre. Carré. Simple. Fourniavec les piles et le livret de Caissed’Epargne.

Et qui ne se prendrait jamais la tête.Et qui ne penserait à rien d’autre qu’àcomparer les prix dans les rayons avecceux du catalogue et qui dirait : « Y a pasà tortiller chérie, la différence entreCasto et Leroy Merlin, c’est vraiment leservice... »

Et qu’on passerait toujours par lesous-sol pour ne pas salir l’entrée. Etqu’on laisserait nos chaussures en basdes marches pour ne pas salir l’escalier.Et qu’on serait amis avec les voisins quiseraient si sympathiques. Et qu’on auraitun barbecue en dur et que ça serait unechance pour les enfants parce que lelotissement y serait bien sécur comme ditma belle-soeur et que...

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Ô bonheur.C’était trop affreux. Je me suis endor-

mie.

J’ai émergé sur le parking d’une sta-tion essence du côté d’Orléans. Biendans le coaltar. Ensuquée et baveuse.J’avais du mal à ouvrir les yeux et mescheveux me paraissaient étonnammentlourds. D’ailleurs je les ai même tâtéspour voir si c’étaient vraiment des che-veux.

Simon attendait devant les caisses.Carine se repoudrait.

Je me suis postée devant une machineà café.

J’ai mis au moins trente secondesavant de réaliser que je pouvais récupé-rer mon gobelet. J’ai l’ai bu sans sucre

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et sans conviction. J’avais dû me tromperde bouton. Un petit goût de tomate cecappuccino, non ?

Bouh. La journée allait être bienlongue.

Nous sommes remontés en voituresans échanger un mot. Carine a sorti unelingette d’alcool de son vanity pour sedésinfecter les mains.

Carine se désinfecte toujours lesmains quand elle sort d’un lieu public.

C’est à cause de l’hygiène.Parce que Carine, elle voit les

microbes.Elle voit leurs petites pattes velues et

leur horrible bouche.C’est la raison pour laquelle elle ne

prend jamais le métro d’ailleurs. Ellen’aime pas les trains non plus. Elle nepeut pas s’empêcher de penser aux gensqui ont mis leurs pieds sur les fauteuils etcollé leurs crottes de nez sous l’accou-doir.

Elle interdit à ses enfants de s’as-seoir sur un banc ou de toucher les

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rampes des escaliers. Elle a du mal àles emmener au square. Elle a du mal àles poser sur un toboggan. Elle a dumal avec les plateaux des McDonald’set elle a beaucoup de mal avec leséchanges de cartes Pokémon. Elledéguste avec les charcutiers qui ne por-tent pas de gants et les petites vendeu-ses qui n’ont pas de pince pour lui ser-vir son croissant. Elle souffre avec lesgoûters communs de l’école et les sor-ties de piscine où tous les gamins sedonnent la main avant de s’échangerleurs mycoses.

Vivre, pour elle, est une occupationharassante.

Moi, ça me gêne beaucoup cette his-toire de lingettes désinfectantes.

Toujours percevoir l’autre comme unsac de microbes. Toujours regarder sesongles en lui serrant la main. Toujours seméfier. Toujours se planquer derrière sonécharpe. Toujours mettre ses gosses engarde.

Touche pas. C’est sale.

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Ôte tes mains de là.Ne partage pas.Ne va pas dans la rue.Ne t’assieds pas par terre ou je t’en

colle une !

Toujours se laver les mains. Toujoursse laver la bouche. Toujours pisser enéquilibre dix centimètres au-dessus de lalunette et embrasser sans y poser les lèv-res. Toujours juger les mamans à la cou-leur des oreilles de leurs mômes.

Toujours.Toujours juger.

Ça ne sent pas bon du tout ce truc-là. D’ailleurs, dans la famille deCarine, on a vite fait de se déboutonnerau milieu du repas et de parler desArabes.

Le père de Carine, il dit les crouilles.Il dit : « Je paie des impôts pour que

les crouilles fassent dix gamins. »Il dit : « J’te foutrais ça dans un

bateau, et je te torpillerais toute cette ver-mine, moi... »

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Il aime bien dire aussi : « La Franceest un pays d’assistés et de bons à rien.Les Français sont tous des cons. »

Et souvent, il conclut comme ça : «Moi, je travaille les six premiers moisde l’année pour ma famille et les sixautres pour l’État, alors qu’on ne viennepas me parler des pauvres et des chô-meurs, hein ?! Moi je travaille un joursur deux pour que Mamadou puisseengrosser ses dix négresses alors qu’onne vienne pas me faire des leçons demorale ! »

Je pense à un déjeuner en particulier.Je n’aime pas m’en souvenir. C’était lebaptême de la petite Alice. Nous étionsréunis chez les parents de Carine près duMans.

Son père est gérant d’un Casino (lespetits pois, pas le terrain de jeu) et c’esten le voyant au bout de son allée pavée,entre son lampadaire en ferronnerie d’artet sa belle Audi, que j’ai vraiment com-pris le sens du mot fat. Ce mélange debêtise et d’arrogance.

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Cet inébranlable contentement de soi-même. Ce cachemire bleu ciel tendu surce gros ventre et cette façon étrange – sichaleureuse – de vous tendre la main envous haïssant déjà.

J’ai honte en pensant à ce déjeuner.J’ai honte et je ne suis pas la seule. Lolaet Vincent ne sont pas fiers non plus,j’imagine...

Simon n’était pas là quand laconversation a dégénéré. Il était au fonddu jardin et construisait une cabane à sonfils.

Il doit avoir l’habitude, lui. Il doitsavoir qu’il vaut mieux s’éloigner dugros Jacquot quand il se débraguette.

Simon est comme nous : il n’aime pasles engueulades de fin de banquet,redoute les conflits et fuit les rapports deforce. Il prétend que c’est de l’énergiemal employée et qu’il faut garder sesforces pour des combats plus intéres-sants. Que les gens comme son beau-père sont des batailles perdues d’avance.

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Et quand on lui parle de la montéede l’extrême droite, il secoue la tête :« Bah... C’est la vase au fond du lac.C’est obligé, c’est humain. N’y tou-chons pas, ça la fait remonter à lasurface. »

Comment supporte-t-il ces déjeunersfamiliaux ? Comment fait-il pour aiderson beau-père à couper sa haie ?

Il pense aux cabanes de Léo.Il pense au moment où il prendra

son petit garçon par la main et s’en-foncera avec lui dans les sous-boissilencieux.

J’ai honte car nous nous sommesécrasés ce jour-là.

Nous nous sommes encore écrasés.Nous n’avons pas relevé les propos decet épicier enragé qui ne verra jamaisplus loin que son lointain nombril.

Nous ne l’avons pas contredit. Nousne nous sommes pas levés de table.Nous avons continué de mastiquerlentement chaque bouchée en nous

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contentant de penser que ce type était unconnard et en tirant fort sur toutes lescoutures pour tâcher de nous draperencore dans ce qui nous tenait lieu dedignité.

Pauvres de nous. Si lâches, si lâches...

Pourquoi sommes-nous ainsi tousles quatre ? Pourquoi les gens quicrient plus fort que les autres nousimpressionnent-ils ? Pourquoi les gensagressifs nous font-ils perdre nosmoyens ?

Qu’est-ce qui ne va pas chez nous ?Où s’arrête la bonne éducation et oùcommence la veulerie ?

Nous en avons souvent parlé. Nousavons tant battu notre coulpe devant descroûtes de pizzas et des cendriers defortune. Nous n’avons besoin de per-sonne pour nous appuyer sur la nuque.Nous sommes assez grands pour lacourber seuls et quel que soit le nombrede bouteilles vides, nous en arrivons tou-jours à la même conclusion. Que si nous

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sommes ainsi, silencieux et déterminésmais toujours impuissants face aux cons,c’est justement parce que nous n’avonspas la moindre parcelle de confiance ennous. Nous ne nous aimons pas.

Pas personnellement, j’entends.Nous ne nous accordons pas tellement

d’importance.Pas assez pour postillonner sur le

gilet du père Molinoux. Pas assez pourcroire une seconde que nos cris d’or-fraie pourraient infléchir la courbe deses pensées. Pas assez pour espérer quenos mouvements de dégoût, nos serviet-tes jetées sur la table et nos chaises ren-versées puissent changer de quelquemanière que ce soit la marche dumonde.

Qu’aurait-il pensé ce brave contri-buable en nous regardant nous agiterainsi et quitter son logis la tête haute ? Ilaurait simplement gavé sa femme toutela soirée en répétant

« Quels petits cons. Non mais, quelspetits cons. Non mais, vraiment, quelspetits cons... »

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Pourquoi imposer cela à cette pauvrefemme ?

Qui sommes-nous pour gâcher la fêtede vingt personnes ?

On peut aussi dire que ce n’est pas dela lâcheté. On peut aussi admettre quec’est de la sagesse. Admettre que noussavons prendre du recul. Que nous n’ai-mons pas marcher dans la merde. Quenous sommes plus honnêtes que tous cesgens qui moulinent sans cesse et n’irri-guent nulle part.

Oui, c’est ainsi que nous nous récon-fortons. En nous rappelant que noussommes jeunes et déjà trop lucides. Quenous nous tenons à mille coudées au-des-sus de la fourmilière et que la bêtise nenous atteint pas tant que ça. Nous nousen moquons. Nous avons autre chose.Nous avons nous. Nous sommes richesautrement.

Il suffit de se pencher à l’intérieur.

Il y a plein de choses dans notre tête.Plein de choses très éloignées de ces

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borborygmes racistes. Il y a la musiqueet les écrivains. Des chemins, desmains, des tanières. Des bouts d’étoilesfilantes recopiés sur des reçus de cartebleue, des pages arrachées, des souve-nirs heureux et des souvenirs affreux.Des chansons, des refrains sur le boutde nos langues. Des messages archivés,des livres massues, des oursons à laguimauve et des disques rayés. Notreenfance, nos solitudes, nos premiersémois et nos projets d’avenir. Toutesces heures de guet et toutes ces portestenues. Les flip-flap de Buster Keaton.La lettre d’Armand Robin à la Gestapoet le bélier des nuages de MichelLeiris. La scène où Clint Eastwood seretourne en disant Oh... and don’t kidyourself Francesca... et celle où NicolaCarati soutient ses malades suppliciésau procès de leur bourreau. Les bals du14 Juillet à Villiers. L’odeur descoings dans la cave. Nos grands-parents, le sabre de Monsieur Racine,sa cuirasse luisante, nos fantasmes deprovinciaux et nos veilles d’examen.

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L’imperméable de Mam’zelle Jeannequand elle monte derrière Gaston sursa moto. Les Passagers du vent deFrançois Bourgeon et les premièreslignes du livre d’André Gorz â safemme que Lola m’a lues hier soir autéléphone alors que nous venions enco-re de saquer l’amour pendant uneplombe : « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centi-mètres, tu ne pèses que quarante-cinqkilos et tu es toujours belle, gracieuseet désirable. » Marcello Mastroiannidans Les Yeux noirs et les robes deCristobal Balenciaga. L’odeur de pous-sière et de pain sec des chevaux, lesoir, quand nous descendions du car.Les Lalanne dans leurs ateliers séparéspar un jardin. La nuit où nous avonsrepeint la rue des Vertus et celle oùnous avons glissé une peau de harengsous la terrasse du restaurant où tra-vaillait cet âne bâté de Poêle Tefal. Etce trajet, allongés sur des cartons àl’arrière d’une camionnette, pendantque Vincent nous lisait tout L’Etabli àhaute voix. La tête de Simon quand il

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a entendu Björk pour la première fois desa vie et Monteverdi sur le parking duMacumba.

Toutes ces bêtises, tous ces remords,et nos bulles de savon à l’enterrement duparrain de Lola...

Nos amours perdues, nos lettres dé-chirées et nos amis au téléphone. Cesnuits mémorables, cette manie de tou-jours tout déménager et celui ou celleque nous bousculerons demain en cou-rant après un autobus qui ne nous aurapas attendus.

Tout ça et plus encore.Assez pour ne pas s’abîmer l’âme.Assez pour ne pas essayer de discuter

avec les abrutis.Qu’ils crèvent.Ils crèveront de toute façon.Ils crèveront seuls pendant que nous

serons au cinéma.

Voilà ce qu’on se dit pour se consolerde n’être pas partis ce jour-là.

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On se rappelle aussi que tout ça, cetteapparente indifférence, cette discrétion,cette faiblesse aussi, c’est la faute denos parents.

De leur faute, ou grâce à eux.Parce que ce sont eux qui nous ont

appris les livres et la musique. Ce sonteux qui nous ont parlé d’autre chose etqui nous ont forcés à voir autrement.Plus haut, plus loin. Mais ce sont euxaussi qui ont oublié de nous donner laconfiance. Ils pensaient que ça viendraittout seul. Que nous étions un peu douéspour la vie et que les compliments nousgâcheraient l’ego.

Raté.Ça n’est jamais venu.Et maintenant nous sommes là.

Sublimes toquards. Silencieux faceaux excités avec nos coups d’éclatmanqués et notre vague envie devomir.

Trop de crème pâtissière peut-être...

Un jour, je me souviens, nous étionsen famille sur une plage près d’Hossegor

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– et c’était rare que nous soyons en famillequelque part, parce que la Famille avec ungrand F majuscule, ça n’a jamais été exac-tement pour nous – notre Pop (notre papan’a jamais voulu qu’on l’appelle Papa et,quand les gens s’en étonnaient, nousrépondions que c’était à cause de maisoixante-huit. Ça nous plaisait biencomme explication, « Mai 68 », c’étaitcomme un code secret, c’était comme sion disait « C’est parce qu’il vient de la pla-nète Zorg »), notre Pop, donc, a dû lever lenez de son livre et il a dit :

« Les enfants, vous voyez cette plage ?(La Côte d’Argent, vous voyez

comme plage ?)Eh bien, vous savez ce que vous êtes,

vous, dans l’univers?(Oui ! Des privés de Chichis !)Vous êtes ce grain de sable. Juste ce

grain, là. Rien de plus. »

Nous l’avons cru.Tant pis pour nous.

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– Qu’est-ce que ça sent ? s’inquièteCarine.

J’étais en train d’étaler la pâte deMadame Rachid sur mes jambes.

– Mais que... qu’est-ce que c’est quece truc ?!

– Je ne sais pas. Je crois que c’est dumiel ou du caramel mélangé avec de lacire et des épices...

– Quelle horreur ! C’est vraimentdégoûtant. Et tu fais ça ici, toi ?

– Bien obligée... Je ne vais pas y allercomme ça. On dirait un yéti.

Ma belle-soeur s’est retournée en sou-pirant.

– Tu fais attention aux fauteuils quandmême... Simon, coupe la clim quej’ouvre ma fenêtre.

…s’il te plaît, ai-je ajouté entre mesdents.

Madame Rachid avait enveloppé cegros loukoum dans un tissu humide. «Riviens mi voir la prochaine fois.Riviens mi voir qui ji m’occupe di toi.

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Qui ji m’occupe di ton pitit jardin d’a-mour. Ti verras comme il sira ton hommequand ji t’aurai tout enlevé, il siracomme un fou avec toi et ti pourras luidimander tout ci que ti vo... » m’avait-elle assuré dans un clin d’oeil.

Je souriais. Pas trop. Je venais de faireune tache sur l’accoudoir et jonglais avecmes Kleenex. Quel merdier.

– Et tu vas t’habiller dans la voitureaussi ?

– On s’arrêtera un peu avant... Hein,Simon ? Tu me trouveras bien un petitchemin ?

– Qui sent la noisette ?– J’espère bien !

– Et Lola ? demande encore Carine.– Lola, quoi ?– Elle vient ?– Je ne sais pas.– Tu ne sais pas ? sursauta-t-elle.– Non. Je ne sais pas.

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– C’est incroyable... Avec vous, per-sonne ne sait jamais. C’est toujours lamême chose. C’est toujours le grand flouartistique. Vous ne pouvez pas vous orga-niser un peu de temps en temps ? Aumoins un minimum ?

– Je l’ai eue hier au téléphone, fis-jesèchement. Elle n’était pas très enforme et ne savait pas encore si ellevenait.

– Tu m’étonnes...Oh, que je n’aimais pas ce petit ton

condescendant...– Qu’est-ce qui t’étonne ? grinçai-je.– Oh là ! Rien. Rien ne m’étonne

plus avec vous ! Et puis si Lola estcomme ça, c’est aussi de sa faute. C’estce qu’elle a voulu, non ? Elle a quandmême le chic pour se retrouver dansdes galères pas possibles. On n’a pasidée de...

Je voyais le front de Simon se plisserdans le rétroviseur.

– Enfin, moi, ce que j’en dis, hein...

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Oui. Exactement. Ce que t’en dis,hein...

– Le problème avec Lo...– Stop, l’explosai-je en plein vol,

stop. J’ai pas assez dormi, là... Une autrefois.

Elle a pris son air excédé :– De toute façon, on ne peut jamais

rien dire dans cette famille. Dès qu’onfait la moindre remarque les trois autresvous tombent dessus avec un couteausous la gorge, c’est ridicule.

Simon cherchait mon regard.– Et ça te fait sourire, toi ? Ça vous

fait sourire, tous les deux ! C’est vrai-ment n’importe quoi. C’est puéril. Onpeut quand même avoir un avis, non ?Comme vous ne voulez rien entendre,on ne peut rien dire et comme personnene dit jamais rien, vous restez intou-chables. Vous ne vous remettez jamaisen cause. Moi, je vais vous dire ce quej’en pense...

Mais on s’en tape de ce que t’en pen-ses, ma chérie !

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– Je pense que cette espèce de pro-tectionnisme, ce côté « on fait bloc eton vous emmerde » ne vous rend passervice. Ce n’est absolument pas cons-tructif.

– Mais qu’est-ce qui est constructif ence bas monde, ma petite Carine ?

– Oh et ça aussi, pitié. Arrêtez deuxminutes avec votre philosophie deSocrates désabusés. Ça devient pathé-tique à votre âge. Dis donc, t’as fini là,avec ton mastic, parce que c’est vraimentignoble ce machin...

– Oui, oui... la rassurai-je en roulantma boule sur mes petits mollets blancs,j’y suis presque.

– Et tu ne te mets pas une crèmeaprès ? Là, tes pores sont choqués, ilfaut que tu les réhydrates maintenantsinon tu vas avoir des points rougesjusqu’à demain.

– Zut, j’ai rien pris...– Tu n’as pas de crème de soin ?– Non.– Ni de crème de jour ?– Non.

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– Ni de crème de nuit ?– Non.– Tu n’as rien ?Elle était horrifiée.– Si. J’ai une brosse à dents, du den-

tifrice, de L’Heure Bleue, des pré-servatifs, du mascara et un tube deLabello rose.

Elle était ébranlée.– C’est tout ce que tu as dans ta trous-

se de toilette ?– Euh... C’est dans mon sac. Je n’ai

pas de trousse de toilette.Elle a soupiré, est partie en mode

forage dans son vanity et m’a tendu ungros tube blanc.

– Tiens, mets-toi ça quand même...Je lui ai dit merci dans un vrai sourire.

Elle était contente. C’est une superchieuse c’est vrai, mais elle aime bienfaire plaisir. On peut lui reconnaître cettequalité quand même...

Et puis elle n’aime pas laisser despores sous le choc. Ça lui fend le coeur.Au bout d’un moment elle a ajouté :

– Garance ?

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– Mmmm...– Tu sais ce que je trouve de pro-

fondément injuste ?– Les marges de Marionn...– Eh bien c’est que tu seras belle

quand même. Avec juste un peu debrillant à lèvres et une trace de Rimmel,tu seras belle. Ça me fait mal de te ledire, mais c’est la vérité...

Je n’en revenais pas. C’était la pre-mière fois depuis des années qu’elle medisait quelque chose de gentil. Je l’auraispresque embrassée, mais elle m’a calméeaussitôt :

– Hé ! Tu me finis tout mon tube, là !C’est pas du L’Oréal, je te signale.

C’est ma Carine tout craché, ça...De peur d’être prise en flagrant délit defaiblesse, elle t’envoie systéma-tiquement une petite pique après lacaresse.

Dommage. Elle se prive de plein debons moments. C’eût été un bonmoment pour elle si je m’étais jetée à

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son cou sans crier gare. Un gros baisernu entre deux camions... Mais non. Ilfaut toujours qu’elle gâche tout.

Souvent je me dis que je devrais laprendre en stage chez moi quelques jourspour lui apprendre la vie.

Qu’elle baisse enfin la garde, qu’ellese lâche, qu’elle tombe la blouse etoublie les miasmes des autres.

Ça me chagrine de la savoir commeça, sanglée dans ses préjugés et in-capable de tendresse. Et puis je me sou-viens qu’elle a été élevée par les sé-millants Jacques et Francine Molinouxau fond d’une impasse dans la banlieuerésidentielle du Mans et je me dis que,tout compte fait, elle ne s’en tire pas simal...

La trêve n’a pas duré et Simon en apris pour son grade :

– Ne roule pas si vite. Verrouille-nous, on s’approche du péage. Qu’estceque c’est que cette radio ? Je n’ai pasdit vingt à l’heure quand même.Pourquoi tu as baissé la clim ? Attention

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aux motards. Tu es sûr d’avoir pris labonne carte ? On peut lire les panneaux,s’il te plaît ? C’est idiot, l’essence étaitsûrement moins chère là-bas... Attentiondans les virages, tu vois bien que je mefais les ongles ! Mais... Tu le fais exprèsou quoi ?

J’aperçois la nuque de mon frère dansle creux de son appuie-tête. Sa bellenuque droite et ses cheveux coupés ras.

Je me demande comment il supporteça et s’il ne rêve pas quelquefois de l’at-tacher à un arbre et de démarrer entrombe.

Pourquoi lui parle-t-elle si mal ? Sait-elle seulement à qui elle s’adresse? Sait-elle que l’homme assis à ses côtés étaitun dieu des modèles réduits ? Un as duMeccano ? Un génie des Lego System ?

Un petit garçon patient qui a mis plu-sieurs mois à construire une planète déli-rante avec du lichen séché pour faire lesol et des bestioles hideuses fabriquéesen mie de pain et roulées dans de la toiled’araignée ?

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Un petit gars têtu qui participait àtous les concours et les gagnaitpresque tous : Nesquik, Ovomaltine,Babybel, Caran d’Ache, Kellogg’s etClub Mickey ?

Une année, son château de sable étaitsi beau que les membres du jury l’ontdisqualifié en l’accusant de s’être faitaider. Il a pleuré tout l’après-midi etnotre grand-père a dû l’emmener dansune crêperie pour le consoler. Là, il a butrois bolées de cidre d’affilée.

Sa première cuite.

Réalise-t-elle que son bon toutou demari a porté jour et nuit et pendant desmois une cape de Superman en satinrouge qu’il pliait consciencieusementdans son cartable chaque fois qu’il fran-chissait les grilles de l’école ? Le seulgarçon qui savait réparer la photo-copieuse de la mairie. Et le seul aussiqui ait jamais vu la culotte de MylèneCarois, la fille de la boucherie Carois etfils. (Il n’avait pas osé lui dire que ça nel’intéressait pas tellement.)

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Simon Lariot, le discret Simon Lariot,qui a toujours mené son petit bonhommede chemin avec grâce et sans embêterpersonne.

Qui ne s’est jamais roulé par terre,qui n’a jamais rien exigé, qui ne s’estjamais plaint. Qui a réussi ses annéesde prépa et son entrée à l’Ecole desmines sans grincement de dents etsans Ténormine. Qui n’a pas voulufêter ça et a rougi jusqu’aux oreillesquand la directrice du lycée Stendhall’a embrassé dans la rue pour leféliciter.

Le même grand garçon qui peut rirebêtement pendant vingt minutes montreen main quand il tire sur un joint et quiconnaît toutes les trajectoires de tous lesvaisseaux de Star Wars.

Je ne dis pas que c’est un saint, je disqu’il est mieux que ça.

Alors pourquoi ? Pourquoi se laisse-t-il ainsi marcher sur les pieds ? Mystère.Mille fois, j’ai voulu le secouer, lui ouvrir

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les yeux et lui demander de frapper dupoing sur la table. Mille fois.

Un jour Lola a essayé. Il l’a envoyéebouler et lui a rétorqué que c’était savie.

C’est vrai. C’est sa vie. Mais c’estnous qui sommes tristes.

C’est idiot d’ailleurs. On a bien assezde travail comme ça dans nos propresplates-bandes...

C’est avec Vincent qu’il parle le plus.A cause d’Internet. Ils s’écrivent tout letemps, s’envoient des blagues débiles etdes adresses de sites pour trouver desvinyles, des guitares d’occasion ou desamateurs de maquettes. Ainsi, Simons’est déniché un super ami dans leMassachusetts avec lequel il échange desphotos de leurs bateaux télécommandésrespectifs. Ce dernier s’appelle Cecil(Sisseul) W. (Deubeulyou) Thurlinghtonet habite une grande maison sur l’île deMartha’s Vineyard.

Avec Lola, on trouve ça superchic... Martha’s Vineyard... « Le berceau

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des Kennedy », comme ils disent dansParis Match.

On rêve de prendre l’avion etd’approcher la plage privée de Cecil encriant : « Youhou ! We are Simon’s sisters! Darling Cécile ! We are so veryenchantéde ! »

On l’imagine avec un blazer bleumarine, un pull en coton vieux rose surles épaules et un pantalon en lin crème.Une vraie pub pour Ralph Lauren.

Quand on menace Simon d’un tel dés-honneur, il perd un peu de son flegme.

– On dirait que tu le fais exprès ! Jeviens encore de déborder !

– Mais enfin, combien de couches tute mets ? finit-il par s’inquiéter.

– Trois.– Trois couches ?– La base, la couleur et le fixateur.– Ah…– Attention, mais préviens-moi quand

tu freines !Il lève les sourcils. Non. Pardon. Un

seul sourcil.

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À quoi pense-t-il quand il lève ainsison sourcil droit ?

Nous avons mangé un sandwichcaoutchouteux sur une aire d’auto-route. Un truc infâme. Je préconisaisplutôt un petit plat du jour chez un rou-tier mais ils ne « savent pas laver lasalade ». C’est vrai. J’oubliais. Donctrois sandwichs sous vide. (Beaucoupplus hygiénique.)

« Ce n’est pas bon, mais au moins,on sait ce qu’on mange ! »

C’est un point de vue.

Nous étions assis à l’extérieur à côtédes bennes à ordures. On entendait des« brrrrrammm » et des « brrrrroummm »toutes les deux secondes mais je voulaisfumer une cigarette et Carine ne sup-porte pas l’odeur du tabac.

– Il faut que j’aille aux toilettes,annonça-t-elle en prenant un air

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douloureux. Ça ne doit pas être le grandluxe ici...

– Pourquoi tu ne vas pas dans l’herbe? lui demandai-je.

– Devant tout le monde ? Tu es folle !– Tu n’as qu’à aller un peu plus loin.

Je viens avec toi si tu veux...– Non.– Pourquoi, non ?– Je vais salir mes chaussures.– Oh... mais... Qu’est-ce que ça peut

faire pour trois petites gouttes ?Elle s’était levée sans daigner me

répondre.– Tu sais, Carine, déclarai-je solen-

nellement, le jour où tu aimeras fairepipi dans l’herbe, tu seras beaucoup plusheureuse.

Elle a pris ses lingettes.– Tout va très bien, je te remercie.

Je me suis tournée vers mon frère. Ilfixait les champs de maïs comme s’ilessayait de compter chaque épi. Il n’avaitpas l’air très en forme.

– Ça va ?

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– Ça va, répondit-il sans se retourner.– Ça n’a pas l’air...Il se frottait le visage.– Je suis fatigué.– De quoi ?– De tout.– Toi ? Je ne te crois pas.– Et pourtant c’est vrai...– C’est ton boulot ?– Mon boulot. Ma vie. Tout.– Pourquoi tu me dis ça ?– Pourquoi je ne te le dirais pas ?

Il me tournait de nouveau le dos.– Oh ! Simon ! Mais qu’est-ce que tu

nous fais, là ? Hé, t’as pas le droit deparler comme ça. C’est toi le héros de lafamille, je te rappelle !

– Eh ben justement... Il est fatigué lehéros.

J’en étais sur le cul. C’était la pre-mière fois que je le voyais à la dérive.

Si Simon se mettait à douter, alors oùallions-nous ?

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À ce moment-là, et je dis que c’est unmiracle, et j’ajoute que ça ne m’étonnepas, et j’embrasse le saint patron des frè-res et soeurs qui veille sur nous depuisbientôt trente-cinq ans et qui n’a paschômé le brave homme, son portable asonné.

C’était Lola qui s’était finalementdécidée et lui demandait s’il pouvaitpasser la prendre à la gare deChâteauroux.

Le moral est revenu aussitôt. Il a glis-sé son portable dans sa poche et m’ademandé une cigarette. Carine est reve-nue en s’astiquant jusqu’aux coudes. Ellelui a rappelé le nombre exact des victi-mes du cancer du... Il a fait un petit gestede la main comme s’il voulait chasserune mouche et elle s’est éloignée entoussotant.

Lola allait venir. Lola serait avecnous. Lola ne nous avait pas lâchés etle reste du monde pouvait biens’évanouir.

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Simon avait mis ses lunettes de soleil.Il souriait.Sa Lola était dans le train...

Il y a quelque chose de spécial entreeux deux. D’abord ce sont les plus rap-prochés, dix-huit mois d’écart, et puis ilsont vraiment été enfants ensemble.

Les 400 coups c’était toujours eux.Lola avait une imagination délirante etSimon était docile (déjà...), ils se sontenfuis, ils se sont perdus, ils se sontbattus, ils se sont martyrisés et ils sesont réconciliés. Maman raconte qu’el-le l’asticotait continuellement, qu’ellevenait toujours l’emmerder dans sachambre en lui arrachant son livre desmains ou en shootant dans sesPlaymobil. Ma sœur n’aime pas qu’onlui rappelle ces faits d’armes (elle al’impression d’être mise dans le mêmepanier que Carine !), du coup notremère se sent obligée de rectifier le tir etd’ajouter qu’elle était toujours partantepour bouger, pour inviter tous lesgamins alentour et inventer des tas de

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nouveaux jeux. Que c’était une espècede cheftaine cool qui turbinait à milleidées la minute et veillait sur son grandfrère comme une poule ombrageuse.Qu’elle lui confectionnait des gloubi-boulga au Benco et qu’elle venait lechercher au milieu de ses Lego quandc’était l’heure de Goldorak oud’Albator.

Lola et Simon ont connu la GrandeEpoque. Celle de Villiers. Quand noushabitions tous au fin fond de la cam-brousse et que les parents étaient heu-reux ensemble. Pour eux, le monde com-mençait devant la maison et s’arrêtait aubout du village.

Ensemble, ils ont détalé devant destaureaux qui n’en étaient pas et visité desmaisons hantées pour de vrai.

Ils ont tiré sur la sonnette de lamère Margeval jusqu’à ce qu’elle soitmûre pour l’asile et détruit des pièges,ils ont pissé dans les lavoirs, trouvé lesmagazines cochons du maître, volé despétards, allumé des mammouths et

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pêché des petits chats qu’un salaud avaitenfermés vivants dans un sac enplastique.

Boum. Sept chatons d’un coup. C’estnot’ Pop qui était content !

Et le jour où le Tour de France estpassé dans le village... Ils sont allésacheter cinquante baguettes et ontvendu des sandwichs à tour de bras.Avec les sous, ils se sont acheté des far-ces et attrapes, soixante Malabar, unecorde à sauter pour moi, une petitetrompette pour Vincent (déjà!) et ledernier Yoko Tsuno.

Oui, c’était une autre enfance... Euxsavaient ce qu’était une dame de nage,fumaient des lianes et connaissaient legoût des groseilles à maquereau.D’ailleurs, l’événement qui les a le plusmarqués a été consigné en secret derrièrela porte de la remise :

« Aujourdui le 8 avril on a vu l’abé enchorte »

Et puis ils ont vécu ensemble ledivorce des parents. Vincent et moi

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étions trop petits. Nous, on a vraimentréalisé l’arnaque le jour du déména-gement. Eux, au contraire, ont eu l’occa-sion de profiter pleinement du spectacle.Ils se relevaient la nuit et allaient s’as-seoir côte à côte en haut de l’escalierpour les entendre « se discuter ». Unsoir, Pop a fait tomber l’énorme armoirede la cuisine et Maman est partie avec lavoiture.

Ils suçaient leur pouce dix marchesplus haut.

C’est idiot de raconter tout ça, leurcomplicité tient à beaucoup plus qu’à cegenre de moments un peu lourds. Maisenfin...

C’est tout à fait différent pourVincent et moi. Nous, on a été minots àla ville. Moins de vélo et plus de télé...On était incapables de coller une rustinemais on savait comment gruger les con-trôleurs, entrer dans les cinémas par lasortie de secours ou réparer une planchede skate.

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Et puis Lola est partie en pension etil n’y a plus eu personne pour noussouffler des idées de bêtises et nouscourser dans le jardin...

Nous nous écrivions toutes lessemaines. Elle était ma grande sœurchérie. Je l’idéalisais, je lui envoyaisdes dessins et lui écrivais des poèmes.Quand elle rentrait, elle me demandaitsi Vincent s’était bien comporté pen-dant son absence. Bien sûr que non, luirépondais-je, bien sûr que non. Et jeracontais dans le détail toutes les infa-mies dont j’avais été la victime lasemaine passée. A ce moment-là, et àma grande satisfaction, elle le traînaitjusque dans la salle de bains pour lecravacher.

Plus mon frère hurlait, mieux jebichais.

Et puis un jour, pour que ce soitmeilleur encore, j’ai voulu le voirsouffrir. Et là, horreur, ma sœurdonnait des coups de cravache dansun polochon pendant que Vincentbeuglait en rythme et en lisant un

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Boule et Bill. Ce fut une affreuse dé-ception. Ce jour-là, Lola est tombée deson piédestal.

Ce qui s’avéra être une bonne chose.Nous étions désormais à la même hau-teur.

Aujourd’hui elle est ma meilleureamie. Ce truc à la Montaigne et LaBoétie, vous savez... Parce que c’étaitelle, parce que c’était moi. Et que cettejeune femme de trente-deux ans soit masœur aînée est tout à fait anecdotique.Disons un petit plus dans la mesure oùnous n’avons pas perdu de temps à noustrouver.

À elle Les Essais, les super théories,que l’on est puny pour s’opiniaster etque philosopher c’est apprendre àmourir. A moi le Discours de la servi-tude volontaire, les abus infinis et tousces tyrans qui ne sont grands que parceque nous sommes à genoux. A elle lavraye cognoissance, à moi les tribu-naux. A nous deux l’impression d’estre

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la moitié de tout et que l’une sans l’autrene serait plus qu’à demy.

Nous sommes bien différentes pour-tant... Elle a peur de son ombre, je m’as-sois dessus. Elle recopie des sonnets, jetélécharge des samples. Elle admire lespeintres, je préfère les photographes.Elle ne dit jamais ce qu’elle a sur lecoeur, je dis tout ce que je pense. Ellen’aime pas les conflits, j’aime que leschoses soient bien claires. Elle aime être« un peu pompette », je préfère boire.Elle n’aime pas sortir, je n’aime pas ren-trer. Elle ne sait pas s’amuser, je ne saispas me coucher. Elle n’aime pas jouer, jen’aime pas perdre. Elle a des brasimmenses, j’ai la bonté un peu échaudée.Elle ne s’énerve jamais, je pète lesplombs.

Elle dit que le monde appartient àceux qui se lèvent tôt, je la supplie deparler moins fort. Elle est romantique,je suis pragmatique. Elle s’est mariée, jepapillonne. Elle ne peut pas coucheravec un garçon sans être amoureuse,

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je ne peux pas coucher avec un garçonsans préservatif. Elle... Elle a besoin demoi et j’ai besoin d’elle.

Elle ne me juge pas. Elle me prendcomme je suis. Avec mon teint gris etmes idées noires. Ou avec mon teint roseet mes idées bouton-d’or. Lola sait ceque c’est qu’une grosse envie de cabanou de talons hauts. Elle comprend leplaisir qu’il y a à faire chauffer une cartede crédit et à culpabiliser à mort dèsqu’elle a refroidi. Lola me gâte. Elletient le rideau quand je suis dans la cabi-ne d’essayage, me dit toujours que jesuis belle et que non, pas du tout, ça neme fait pas un gros cul. Elle me deman-de à chaque fois comment vont mesamours et fait la moue quand je lui parlede mes amants.

Quand nous ne nous sommes pas vuesdepuis longtemps, elle m’emmène dansune brasserie, chez Bofinger ou auBalzar pour regarder les garçons. Je meconcentre sur ceux des tables voisines etelle, sur les serveurs. Elle est fascinée par

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ces grands dadais en gilet cintré. Elle lessuit du regard, leur invente des destins àla Sautet et dissèque leurs manières sty-lées. Le truc rigolo, c’est qu’il arrive tou-jours un moment où l’on en voit un pas-ser dans l’autre sens à la fin de son servi-ce. Il ne ressemble plus à rien. Le jean oule bas de survêt’ a remplacé le grandtablier blanc et il salue ses collègues enles apostrophant vulgairement :

– Salut Bernard !– Salut Mimi. On t’voit d’main ?– C’est ça. Espère, mon con.Lola baisse les yeux et sauce son as-

siette avec les doigts. Adieu veaux,vaches, cochons, Paul, François et lesautres...

Nous nous étions un peu perdues devue. Sa pension, ses études, sa liste demariage, ses vacances chez ses beaux-parents, ses dîners...

L’accolade était là, mais il nous man-quait l’abandon. Elle avait changé decamp. D’équipe, plutôt. Elle ne jouait

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pas contre nous, elle jouait dans uneligue qui nous ennuyait un peu. Un genrede cricket à la con avec plein de règlesimbitables, où tu cours après un truc quetu ne vois jamais et qui fait mal en plus...Un truc en cuir avec un coeur en liège.(Hé, ma Lolo ! Sans faire exprès, je viensde tout résumer !)

Alors que nous, « les petits », nous enétions encore à des schémas plus ba-siques. Beau gazon houba, houba !Canettes et galipettes. Grands garçons enpolo blanc honk, honk ! Batte dansle derrière. Enfin, vous voyez le genre...Pas vraiment mûrs pour les promenadesautour du bassin de Neptune...

Donc voilà. On s’envoyait des petitscoucous de loin. Elle m’a faite marrai-ne de son premier enfant et je l’ai faitedépositaire de mon premier chagrind’amour (et j’en ai pleuré, des fontsbaptismaux...), mais entre ce genre degrands événements il ne se passait pasgrand-chose. Des anniversaires, desdéjeuners de famille, quelques ciga-rettes en cachette de son cher et pou,

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un clin d’oeil complice, ou sa tête surmon épaule quand nous regardions lesmêmes photos...

C’était la vie... La sienne, du moins.Respect.

Et puis elle nous est revenue. Cou-verte de cendres et le regard fou de lapyromane qui vient rendre la boîte d’al-lumettes. Demandeuse d’un divorceauquel personne ne s’attendait. Il fautdire qu’elle cachait bien son jeu, la bou-gresse. Tout le monde la pensait heureu-se. Et je crois même qu’elle était admiréepour cela, d’avoir su trouver la sortie sivite et si facilement. « Lola a tout bon »,admettions-nous sans amertume et sansl’envier. Lola continue d’inventer lesmeilleures chasses au trésor...

Et puis badaboum. Changement deprogramme.

Elle a débarqué chez moi à l’impro-viste et à une heure qui ne lui ressemblaitpas. A l’heure des bains et des histoiresdu soir. Elle pleurait, elle demandait

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pardon. Elle pensait sincèrement queson entourage était ce qui la justifiait surcette terre et que le reste, tout le reste, cequi couvait dans sa tête, sa vie secrète ettous les petits replis de son âme n’a-vaient pas tellement d’importance. Cequ’il fallait, c’était être gaie et tirer surle joug sans en avoir l’air. Et quand çadevenait plus difficile, il y avait la soli-tude, le dessin.., les promenades, de plusen plus longues, derrière la poussette,les livres des enfants et la vie domes-tique dans lesquels il était si confortablede se retirer.

Eh oui. Super commode, la petitepoule rousse du Père Castor comme boutdu monde...

Poulerousse est une bonne ménagère :Pas un grain de poussière sur les meubles,Des fleurs dans les vases,Et aux fenêtres de jolis rideaux bien repassés.C’est un plaisir d’aller chez elle.

Seulement voilà, la petite poule rous-se, couic. Elle l’avait égorgée.

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Comme tout le monde, je suistombée des nues. Les mots me man-quaient. Elle ne s’était jamais plainte,ne m’avait jamais fait part de ses douteset venait de mettre au monde un deuxiè-me petit garçon adorable. Elle étaitaimée. Elle avait tout, comme on dit.Comme les imbéciles disent.

Comment faut-il réagir quand onvous annonce que votre système solairese détraque ? Que faut-il dire dans cecas-là ? Bon sang, c’était elle qui nousmontrait le chemin jusqu’à présent.Nous lui faisions confiance. Enfin, moi,en tout cas, je lui faisais confiance.Nous sommes restées très longtempsassises par terre à siffler ma vodka. Ellepleurait, répétait qu’elle ne savait plusoù elle en était, se taisait et pleurait denouveau. Quelle que soit sa décision,elle serait malheureuse. Qu’elle parteou qu’elle reste, la vie ne valait plus lapeine d’être vécue.

L’herbe de bison aidant, j’ai fini parla secouer un peu. Hé ! Ce n’était pas

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elle toute seule ce naufrage ! Quand lelivret des règles du jeu est gros commeun annuaire et que tu cours en boucle surun bout de gazon à la con avec personnepour te soutenir, pas lui en tout cas, c’estsûr au bout d’un moment euh... Roule,ma poule !

Elle ne m’entendait pas.« Et pour les petits, tu... tu ne peux

pas tenir encore un peu ? » ai-je fini parmurmurer en lui tendant un autrepaquet de mouchoirs. Ma question l’aessorée direct. Mais je ne comprenaisdonc rien ? C’était pour eux ce carnage.Pour leur éviter d’en souffrir. Pourqu’ils n’entendent jamais leurs parentsse battre et pleurer au milieu de la nuit.Et parce qu’on ne peut pas grandir dansune maison où les gens ne s’aimentplus, si ?

Non. On ne peut pas. Pousser peut-être, mais pas grandir.

La suite est plus sordide. Avocats,pleurs, chantage, chagrin, nuitsblanches, fatigue, renoncements,

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culpabilité, douleur de l’un contre dou-leur de l’autre, agressivité, attestations,tribunal, clans, appel, manque d’air etfront contre le mur. Et au milieu de toutça, deux petits garçons aux yeux trèsclairs pour lesquels elle continuait defaire l’Auguste en leur inventant, au borddu lit, des histoires de princes pétomaneset de princesses vraiment gourdes.C’était hier et les braises sont encorechaudes. Il n’en faut pas beaucoup pourque le chagrin né du chagrin causé lanoie de nouveau, et je sais que certainsmatins sont difficiles. Elle m’a avouél’autre jour que, lorsque les enfants par-taient chez leur père, elle se regardaitlongtemps pleurer dans le miroir del’entrée.

Pour se diluer.

C’est la raison pour laquelle elle nevoulait pas venir à ce mariage.

Se cogner la famille. Tous cesoncles, ces vieilles tantes et ces cousinséloignés. Tous ces gens qui n’ont pasdivorcé. Qui se sont arrangés. Qui ont

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fait autrement. Leurs mines vaguementcompatissantes ou vaguement conster-nées. Tout ce folklore. Le blanc virginal,les cantates de Bach, les serments defidélité éternelle appris par coeur, les dis-cours potaches, les deux mains sur lemême couteau et Le Beau Danube bleuquand on commence à avoir vraimentmal aux pieds. Mais surtout : les enfants.Ceux des autres.

Ceux qui vont courir dans tous lessens toute la journée, les oreilles un peurouges d’avoir fini les fonds de verres, ensalissant leurs beaux habits et en sup-pliant pour ne pas aller se coucher tout desuite.

Les enfants justifient les réunions defamille et nous en consolent.

Ils sont toujours ce qu’il y a demieux à regarder. Ils sont toujours lespremiers sur la piste de danse et lesseuls à oser dire que le gâteau est écoeu-rant. Ils tombent amoureux fous pour lapremière fois de leur vie et s’endormentépuisés sur les genoux de leurs mamans.Pierre devait être damoiseau d’honneur,

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il avait repéré que son cybersabre tenaitparfaitement sous la large ceinture à pliset se demandait s’il pourrait filouterquelques pièces après la quête. MaisLola avait mal regardé le calendrier dujuge : ce n’était pas son week-end. Pas depetit panier et pas de bataille de riz sur leparvis. On lui a suggéré d’appelerThierry pour voir si elle pouvait interver-tir les week-ends. Elle n’a même pasrépondu.

Mais elle venait ! Et Vincent quinous attendait ! On allait pouvoirs’installer tous les quatre à une table àl’écart avec quelques bouteilles fau-chées derrière une tente et commenterle chapeau de la tante Solange, leshanches de la mariée et l’allure ridiculede notre cousin Hubert avec son haut-de-forme de location bien calé sur sesgrandes oreilles. (Sa mère n’avaitjamais voulu entendre parler d’unrecollement, car « on ne défait pasl’oeuvre de Dieu ».) (Hé ? C’est beaucomme de l’antique, non ?)

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Le clan se ressoudait. La vie se re-mettait en quatre.

Sonnez, clairons ! Chantez, coucous !C’était nous les cadets de Gascogne,de Carbon et de Castel-je-ne-sais-plus-où.

– Pourquoi tu prends cette sortie ?– On passe prendre Lola, répond

Simon.– Où ça ? s’étrangle sa douce.– A la gare de Châteauroux.– C’est une blague ?– Non, pas du tout. Elle y sera dans

quarante minutes.– Et pourquoi tu ne me l’as pas dit ?– J’ai oublié. Elle m’a appelé tout à

l’heure.

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– Quand ?– Quand nous étions sur l’aire d’auto-

route.– Je n’ai rien entendu.– Tu étais aux toilettes.– Je vois...– Tu vois quoi ?– Rien.Ses lèvres disaient le contraire.

– Il y a un problème ? s’étonna monfrère.

– Non. Pas de problème. Aucunproblème. C’est juste que la prochai-ne fois tu mettras une loupiote de taxisur le toit de la voiture, ce sera plusclair.

Il n’a pas relevé. Les jointures de sesdoigts pâlissaient.

Carine avait laissé Léo et Alice chezsa mère pour, je cite, deux points, ouv-rez les guillemets, passer un week-enden amoureux, trois petits points, fermezles guillemets.

Ça s’annonçait chaud, chaud, chaud !

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– Et vous.., vous avez l’intention dedormir dans la même chambre d’hôtelque nous, aussi ?

– Non, non, ai-je fait en secouant latête, ne t’inquiète pas.

– Vous avez réservé quelque chose ?– Euh... Non.– Bien sûr... Je m’en doutais, note

bien.– Mais ce n’est pas un problème ! On

dormira n’importe où ! On dormira cheztante Paule !

– Tante Paule n’a plus de lits. Elleme l’a encore redit avant-hier autéléphone.

– Eh bien on ne dormira pas et puisvoilà !

Elle a répondu vounjertsmalévés entortillant les franges de son pashmina.

Je n’ai pas compris.

Pas de chance, le train avait dixminutes de retard et quand, enfin, lesvoyageurs sont descendus, pas de Lola àl’horizon.

Simon et moi serrions les fesses.

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– Vous êtes sûrs que vous n’avez pasconfondu Châteauroux et Châteaudun ?craquetait la grue.

Et puis si, tiens... La voilà... Tout aubout du quai. Elle était dans le dernierwagon, elle avait dû monter dans le trainen catastrophe mais elle était bien là etmarchait vers nous en agitant les bras.

Identique à elle-même et telle que jem’attendais à la voir. Le sourire auxlèvres, la démarche un peu chaloupée,les ballerines, la chemise blanche et levieux jean.

Elle portait un chapeau délirant. Uneimmense capeline bordée d’un largeruban de gros-grain noir.

Elle m’a embrassée. Que tu es belle,m’a-t-elle dit, tu t’es fait couper les che-veux ? Elle a embrassé Simon en luicaressant le dos et a ôté son grand cha-peau pour ne pas froisser les bouclettesde Carine.

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Elle avait été obligée de voyager dansle wagon à vélos parce qu’elle n’avaitpas trouvé de place pour poser sa cor-nette et demandait si nous pouvions faireun détour par le buffet de la gare pouracheter un sandwich. Carine a regardé samontre et j’en ai profité pour acheter dupipole.

La presse chiotte. Notre ignominieusemignardise...

Nous sommes remontés en voiture,Lola a demandé à sa belle-sœur si ellepouvait prendre son chapeau sur sesgenoux. Sans problème, a-t-elle répondudans un sourire un peu forcé. Sansproblème.

Ma sœur a levé le menton l’air dedire que se passe-t-il ? et j’ai levé lesyeux au ciel façon de répondre commed’hab’.

Elle a souri et demandé à Simon s’ilavait de la musique.

Carine a répondu qu’elle avait mal aucrâne.

J’ai souri aussi.

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Ensuite Lola a demandé si quelqu’unavait du vernis pour ses ongles de pied.Une fois, deux fois, pas de réponse.Finalement notre pharmacien préféré luia tendu un petit flacon rouge :

– Tu fais bien attention aux fauteuils,hein ?

Ensuite on s’est raconté des trucs desœurs. Je passe cette scène-là. Il y a tropde codes, de raccourcis et de hennisse-ments. Et puis sans le son ça ne rendrien.

Les sœurs comprendront.

Nous sommes arrivés en pleine cam-brousse, Carine tenait la carte et Simonen prenait pour son grade. A un moment,il a dit :

– Donne cette putain de carte àGarance ! C’est la seule qui ait le sensde l’orientation dans cette foutuefamille !

Derrière, on s’est regardées en fron-çant les sourcils. Deux gros mots dans lamême phrase et un point d’exclamationau bout... Ça n’allait pas fort.

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Peu avant d’arriver au castel de latante Paule, Simon nous a dégoté unpetit chemin bordé de mûres. Nous noussommes jetées dessus en évoquant lescharmilles de la maison de Villiers avecdes trémolos dans la voix. Carine, quin’avait pas bougé son cul de la voiture,nous a rappelé que les renards pissaientdessus.

On s’en foutait.Erreur...– Bien sûr. L’échinococcose ça ne

vous dit rien. Les larves de parasitestransmises par l’urine et...

Mea culpa, mea maxima culpa, je mesuis un peu énervée :

– Mais c’est des conneries, ça ! C’estboulchite et compagnie ! Les renards,ils ont toute la nature pour pisser ! Tousles chemins ! Tous les talus ! Tous lesarbres et tous les champs alentour, et ilfaudrait qu’ils viennent pisser là ?!Exactement sur nos mûres ?! Mais

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c’est n’importe quoi ! Moi, c’est ça quime tue, tu vois... C’est ça qui me rendmalade. Ce sont les gens comme toi quiabîment toujours tout...

Pardon. Mea culpa. C’est ma faute.C’est ma très grande faute. Je m’étaispromis de bien me tenir pourtant. Je m’é-tais promis de rester calme et infinimentzen. Encore ce matin, dans la glace, jem’étais prévenue en agitant l’index :Garance, pas d’histoire avec la Carine,hein ? Tu nous la fais pas gueuled’atmosphère pour une fois. Mais là, j’aicraqué. Je suis désolée. Toutes mesconfuses. Elle nous a gâché nos mûres etnotre peu d’enfance avec. Elle me gonfletrop. Je ne peux pas la supporter. Encoreune réflexion et je lui fais bouffer lesombrero de Lola.

Elle a dû sentir le vent du boulet, carelle a fermé la portière et mis le moteuren marche. Pour la clim.

Ça aussi, ça m’énerve, les gens quine coupent pas le moteur à l’arrêt pour

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avoir chaud aux pieds ou froid à la tête,mais bon, passons. On reparlera duréchauffement de la planète un autrejour. Elle s’était enfermée, c’était déjàça. Soyons positifs.

Simon se dégourdissait les jambespendant que nous nous changions.J’avais donc acheté un magnifique saripassage Brady, juste à côté de chez moi.Il était turquoise rebrodé de fil d’or avecdes perles et de minuscules grelots.J’avais une petite brassière à em-manchures, une longue jupe droite trèsmoulante et très fendue, et une espèce degrand tissu pour enrober tout ça.

Magnifique.Des boucles d’oreilles à pampilles,

toutes les amulettes du Rajasthan autourdu cou, dix bracelets au poignet droit etpresque le double au gauche.

– Ça te va bien, décréta Lola. C’estincroyable. Il n’y a que toi qui puisses tepermettre ça. Tu as un si joli ventre, siplat, si musclé...

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– Hé... fis-je radieuse en le bouchon-nant, sixième sans ascenseur...

– Moi, mes grossesses m’ont mis lenombril entre parenthèses... Tu feras bienattention, toi, hein ? Tu te mettras de lacrème tous les jours et...

J’ai haussé les épaules. Ma petite lon-gue-vue ne portait pas jusque-là.

– Tu me boutonnes ? pépia-t-elle en seretournant.

Lola portait pour la énième fois sarobe en faille noire. Très sobre, audécolleté rond, sans manches et avecmille miniboutons de soutane dans ledos.

– Tu n’as pas fait de frais pour le ma-riage de notre cher Hubert, constatai-je.

Elle s’est retournée en souriant :– Hé...– Quoi ?– Dis un prix pour le chapeau.– Deux cents ?Elle a haussé les épaules.– Combien ?– Je peux pas te le dire, gloussa-t-elle,

c’est trop horrible.

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– Arrête de te marrer idiote, je n’ar-rive pas à choper les boutonnières...

C’était l’année des ballerines. Lessiennes étaient souples et nouées, lesmiennes couvertes de sequins dorés.

Simon a frappé dans ses mains :– Allez, les Bluebell Girls... En

voiture !

En me tenant au bras de ma soeurpour ne pas trébucher, j’ai marmonné :

– Je te préviens, si l’autre morue medemande si je vais à un bal costumé, jelui fais bouffer ton chapeau.

Carine n’a pas eu l’occasion de direquoi que ce soit parce que je me suisrelevée direct en m’asseyant. Ma jupeétait trop étroite et j’ai dû l’enlever pourne pas la craquer.

En string et sur les fauteuils en vis-cose d’alpaga, je fus... hiératique.

Nous nous sommes maquilléesdans mon poudrier pendant que notre

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échinococcoseuse nationale vérifiait lahauteur de ses clips dans son miroir decourtoisie.

Simon nous a suppliées de ne pas nousparfumer toutes les trois en même temps.

Nous sommes arrivés à Pétaouch-noque dans les temps. J’ai enfilé ma jupederrière la voiture et nous nous sommesrendus sur la place de l’église sous lesyeux médusés des Pétaouchnoquiens auxfenêtres.

La jolie jeune femme en gris et rosequi discutait avec l’oncle Georges, là-bas, c’était notre maman. Nous lui avonssauté au cou en prenant garde auxmarques de ses baisers.

Diplomate, elle a d’abord embrassé sabelle-fille en la complimentant sur satenue, puis s’est tournée vers nous enriant :

– Garance... Tu es superbe... Il ne temanque que le point rouge au milieu dufront !

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– Manquerait plus que ça, a lâchéCarine avant de se précipiter sur le pauv-re tonton fané, on n’est pas au carnavalque je sache...

Lola a fait mine de me tendre sonchapeau et nous avons éclaté de rire.

Notre mère s’est tournée versSimon :

– Elles ont été insupportables commeça tout le trajet ?

– Pire que ça, a-t-il acquiescé grave-ment.

Il a ajouté :– Et Vincent ? Il n’est pas avec toi ?– Non. Il travaille.– Il travaille où ?– Eh bien, toujours dans son château...Notre aîné a perdu dix centimètres

d’un coup.– Mais... Je croyais... Enfin il m’avait

dit qu’il venait...– J’ai essayé de le persuader mais rien

à faire. Tu sais, lui, les petits-fours...Il semblait désespéré.– J’avais un cadeau pour lui. Un

vinyle introuvable. J’avais envie de le

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voir en plus... Je ne l’ai pas vu depuisNoël. Oh, je suis tellement déçu... Je vaisboire un coup, tiens...

Lola a grimacé :– Calamba. Il n’est pas dou tout en

forme notle Simone...– Tu m’étonnes, ai-je rétorqué en

matant miss Rabat-Joie qui se frottait àtoutes nos vieilles tantes, tu m’étonnes...

– En tout cas, vous, mes filles, vousêtes splendides ! Vous allez nous leremonter, vous allez le faire danser votrefrère ce soir, n’est-ce pas ?

Et elle s’est éloignée pour assurer lescivilités d’usage.

Nous suivions du regard cette petitefemme menue. Sa grâce, son allure, sonpeps, son élégance, sa classe...

La Parisienne...

Le visage de Lola s’est rembruni.Deux adorables petites filles couraientrejoindre le cortège en riant.

– Bon, elle a dit, je crois que je vaisaller rejoindre Simon, moi...

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Et je suis restée comme une idioteplantée au milieu de la place, les pans dusari tout flapis.

Pas pour longtemps tu me diras, parceque notre cousine Sixtine s’est appro-chée en caquetant :

– Hé, Garance ! Harikrishna ! Tu vasà un bal costumé ou quoi ?

J’ai souri comme j’ai pu en megardant bien de commenter sa mous-tache mal décolorée et son tailleurvert pomme du Christine Laure deBesançon.

Quand elle s’est éloignée, c’est latante Geneviève qui s’y est collée :

– Mon Dieu, mais c’est bien toi, mapetite Clémence ? Mon Dieu, maisqu’est-ce que c’est que cette chose en ferdans ton nombril ? Ça ne te fait pas malau moins ?

Bon, je me suis dit, je vais allerrejoindre Simon et Lola au café, moi...

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Ils étaient tous les deux en terrasse.Un demi à portée de main, la gorge ausoleil et les jambes allongées loindevant.

Je me suis assise dans un « crac » etj’ai commandé la même chose qu’eux.

Ravis, en paix, les lèvres festonnéesde mousse, nous regardions les bonnesgens sur le pas de leur porte qui glosaientsur les bonnes gens devant l’église.Merveilleux spectacle.

– Hé, ce serait pas la nouvelle femmede ce cocu d’Olivier, là-bas ?

– La petite brune ?– Nan, la blonde à côté des

Larochaufée...– Au secours. Elle est encore plus

moche que l’autre. Mate le sac...– Faux Gucci.– Exact. Et même pas la qualité

Vintimille. Faux Goutch’ de chezBeijing...

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– La honte.

On aurait pu continuer comme çaencore longtemps si Carine n’était pasvenue nous chercher :

– Vous venez ? Ça va commencer...– On arrive, on arrive... a dit Simon, je

termine ma bière.– Mais si on n’y va pas tout de suite,

insista-t-elle, on sera mal placés et je neverrai rien...

– Vas-y, je te dis. Je te rejoins.– Tu te dépêches, hein ?Elle était déjà à vingt mètres, quand

elle a crié :– Et passe à la petite épicerie d’en

face pour acheter du riz !Elle s’est encore retournée :– Pas du trop cher, hein ? Prends pas

de l’Uncle Ben’s comme la dernière fois! Pour ce qu’on en fait...

– Ouais, ouais... il a bougonné dans sabarbe.

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On a aperçu la mariée au loin et aubras de son papa. Celle qui allait bien-tôt avoir une tripotée de petits ratonsavec des oreilles de Mickey. On acompté les retardataires et ovationnél’enfant de choeur qui galopait à touteberzingue en se prenant les pieds dansson aube.

Quand les cloches se sont tues et queles autochtones sont retournés à leurs toi-les cirées, Simon a dit :

– J’ai envie de voir Vincent.– Tu sais, même si on l’appelle main-

tenant, a répondu Lola en soulevant sonsac, le temps qu’il vienne...

Un gamin de la noce en pantalon deflanelle et raie sur le côté est passé à cemoment-là. Simon l’a alpagué :

– Hep ! Tu veux gagner cinq partiesde flipper ?

– Ouais...– Alors retourne suivre la messe et

viens nous chercher à la fin du sermon.– Vous me donnez l’argent tout de

suite ?

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Je rêve. Les gamins d’aujourd’huisont incroyables...

– Tiens, jeune escroc. Et pas de bla-gues, hein ? Tu viens nous chercher ?

– J’ai le temps d’en faire une main-tenant ?

– Allez, vas-y, a soupiré Simon, etaprès, direction les orgues...

– O.K.

On est restés encore un momentcomme ça et puis il a ajouté :

– Et si on allait le voir ?– Qui ?– Ben, Vincent !– Mais quand ? j’ai dit.– Maintenant.– Maintenant ?– Tu veux dire maintenant ? a répété

Lola.– Tu dérailles ? Tu veux prendre la

voiture et partir maintenant ?– Ma chère Garance, je crois que tu

viens de résumer parfaitement le proposde ma pensée.

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– Tu es fou, a dit Lola, on ne va paspartir comme ça ?

– Et pourquoi pas ? (Il cherchait de lamonnaie dans sa poche.) Allez... Vousvenez les filles ?

Nous ne réagissions pas. Il a levé lesbras au ciel :

– On se casse, je vous dis ! On se tire! On met les bouts. On prend la tangenteet la poudre d’escampette. On se fait labelle !

– Et Carine ?Il a baissé les bras.Il a sorti un stylo de sa veste et retour-

né son sous-bock.« Nous sommes partis visiter le châ-

teau de Vincent. Je te confie Carine. Sesaffaires sont devant ta voiture. On t’em-brasse. »

– Ho, petit ! Changement de pro-gramme. Tu n’es pas obligé d’aller à lamesse, mais tu donneras ça à la damehabillée en gris avec un chapeau rose quis’appelle Maud, compris ?

– Compris.– T’en es où ?

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– Deux extra-balls.– Répète ce que je viens de dire.– J’inscris mon nom au tableau d’hon-

neur et après je donne votre carton debière à une dame en chapeau rose quis’appelle Maud.

– Tu la guettes et tu lui donnes quandelle sort de l’église.

– O.K., mais ce sera plus cher...Il se marrait.

– T’as oublié le vanity...– Oups. Demi-tour. Ça, elle ne me le

pardonnerait jamais...Je l’ai déposé bien en vue sur son sac

et nous avons redémarré dans un nuagede poussière. Exactement comme si nousvenions de braquer une banque.

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Au début, on n’osait pas parler. Onétait quand même un peu émus et Simonregardait dans son rétro toutes les dixsecondes.

On s’attendait peut-être à entendre lessirènes d’une voiture de police lancée ànos trousses par une Carine folle de rageet la bouche pleine d’écume. Mais non,rien. Calme plat.

Lola était assise devant et je m’étaisaccoudée entre eux deux. Chacun atten-dait que son voisin brise la gêne.Simon a allumé la radio et les Bee Geesbêlaient :

And we‘re stayin’ alive, stayin’ alive...Ha, Ha, Ha, Ha... Stayin’ alive,

stayin’ alive...

Oh peuchère. C’était trop beau pourêtre vrai. C’était un signe ! C’était ledoigt de Dieu ! (Non. C’était une dédi-cace de Patou à Dany pour fêterleur anniversaire de rencontre au balde Treignac en 1978, mais ça on ne l’a

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su que plus tard.) Nous avons repristous en chœur : « HA ! HA ! HA ! HA !S TAY I N ’ A L I I I I I I I I I I I I - V E U . . . »pendant que Simon zigzaguait sur laD114 en dénouant sa cravate.

J’ai remis mon fut’ et Lola m’a tenduson chapeau pour que je le pose à côté demoi.

Au prix où elle l’avait payé, elle étaitun peu déçue.

« Bah... je lui ai dit pour la consoler,tu le mettras à mon mariage... »

Rires – hénaurmes – dans l’habitacle.

L’ambiance était revenue. Nousavions réussi à éjecter l’alien hors duvaisseau spatial.

Il ne nous restait plus qu’à récupérerle dernier membre d’équipage.

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Je cherchais le bled de Vincent sur lacarte et Lola faisait le DJ. On avait lechoix entre France Bleu Creuse et RadioGélinotte. Rien de très sound systemmais quelle importance ? Nous tchat-chions comme des dingues.

– Je ne t’aurais jamais cru capabled’une chose pareille, finit-elle par dire ense tournant vers notre chauffeur.

– Avec l’âge on devient plus sage, a-t-il souri en acceptant l’une de mes ciga-rettes.

Nous roulions depuis deux heures etj’étais en train de leur raconter monséjour à Lisbonne quand je...

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’est inquiétéeLola.

– Tu n’as pas vu ?– Vu quoi ?– Le chien.– Quel chien ?– Sur le bas-côté...– Mort ?

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– Non. Abandonné.– Hé ! Ne te mets pas dans un état

pareil.– Nan, mais c’est parce que j’ai vu

son regard, tu comprends ?Ils ne comprenaient pas.Pourtant il m’avait scannée ce clebs,

j’en étais sûre.Ça m’a fichu un bourdon terrible et

puis Lola s’est remémoré notre évasionen massacrant la musique de Missionimpossible à tue-tête et j’ai pensé à autrechose.

Je tenais la carte, je rêvassais, jerevoyais les parties de la nuit passée.J’avais bien fait ma maligne au derniertour avec un carré de la louse, maisenfin... J’avais gagné quand même...

Tout cela tombait sous le sens àprésent.

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Quand nous sommes arrivés, la der-nière visite venait de commencer.

Un jeune type blanc comme une endi-ve, assez craspec et avec un regard deveau en gelée nous a conseillé de rejoin-dre le groupe au premier étage.

Il y avait là quelques touristes égarés,des femmes à la cuisse molle, un coupled’instituteurs recueillis en Mephisto, desfamilles équitables, des gamins ronchonset une poignée de Bataves. Tous s’étaientretournés en nous entendant arriver.

Vincent, lui, ne nous avait pas vus. Ilétait de dos et commentait ses mâchi-coulis avec une fougue que nous ne luiconnaissions pas.

Premier choc : il portait un blazerélimé, une chemise rayée, des boutons demanchettes, un petit foulard rentré dansle col et un pantalon douteux mais àrevers. Il était rasé de près et ses cheveuxétaient plaqués en arrière.

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Deuxième choc : il racontait n’im-porte quoi.

Ce château était dans la familledepuis plusieurs générations. Aujour-d’hui, il y vivait seul en attendant defonder un foyer et de remettre lesdouves en état.

C’était un endroit maudit puisqu’ilavait été bâti en cachette pour la maî-tresse du troisième bâtard de François1er, une certaine Isaure de Haut-Brébantrendue par lui folle de jalousie, disait-on, et qui était un peu sorcière à sesheures.

…Et encore aujourd’hui, mesdames,messieurs, les nuits où la lune est rous-se dans le premier décan, on entend desbruits fort étranges, des espèces derâles monter des caves, celles-làmêmes qui faisaient office de geôlesautrefois...

En aménageant la cuisine actuelleque vous verrez tout à l’heure, mongrand-père a retrouvé des ossements

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datant de la guerre de Cent Ans etquelques écus frappés du sceau de SaintLouis. A votre gauche, une tapisserie duXIIe siècle, à votre droite, un portrait dela fameuse courtisane. Notez le grain debeauté sous l’oeil gauche, signeincontestable de quelque malédictiondivine...

Vous ne manquerez pas d’admirer lamagnifique vue depuis la terrasse... Lesjours de grand vent, on aperçoit les toursde Saint-Roch...

Par ici, s’il vous plait. Attention à lamarche.

Pincez-moi, je rêve.

Les touristes regardaient attentive-ment le grain de beauté de la sorcière etlui demandaient s’il n’avait jamais peurla nuit.

– Parbleu, mais c’est que j’ai de quoime défendre !

Il désignait les armures, hallebardes,arbalètes et autres massues accrochéesdans l’escalier.

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Les gens acquiesçaient gravement etles caméras se dressaient.

Mais qu’est-ce que c’était que cedélire ?

Quand nous sommes passés devantlui en quittant la pièce, son visage s’estilluminé. Oh, rien que de très discret.Un hochement, tout au plus. Cettecomplicité du sang et des anciennesaccointances.

La marque des Grands.

Nous pouffions entre les heaumes etles arquebuses pendant qu’il continuaità pérorer sur les difficultés qu’engen-drait l’entretien d’une telle bâtisse...Quatre cents mètres carrés de toiture,deux kilomètres de gouttière, trente piè-ces, cinquante-deux fenêtres et vingt-cinq cheminées mais... pas de chauffa-ge. Ni d’électricité d’ailleurs. Et pasencore l’eau courante maintenant quevous m’y faites songer ! D’où la diffi-culté, pour votre humble serviteur, detrouver une fiancée...

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Les gens riaient.

…Ici un portrait très rare du comte deDunois. Notez les armoiries que vousretrouverez sculptées sur le fronton dugrand escalier dans l’angle nord-ouest dela cour.

Nous pénétrons à présent dans unechambre à alcôve aménagée au XVIIIe

par ma trisaïeule la marquise de LaLariotine qui venait chasser à courredans les environs. Pas seulement àcourre, hélas... Et mon pauvre marquisd’oncle n’avait rien à envier à la pres-tance de ce beau dix-cors que vous avezpu admirer dans la salle à manger tout àl’heure... Attention madame, c’est fra-gile. Par contre, je vous conseille vive-ment de jeter un cil dans le petit cabinetde toilette... Brosses, boîtes à sels etpots à onguent sont d’origine... Non, çamademoiselle, c’est un pot de chambrede la deuxième moitié du XXe et ceci,un bac pour absorber l’humidité...

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…Nous arrivons maintenant devant laplus belle partie du château, l’escalier àvis de l’aile nord avec sa superbe voûteen berceau annulaire. Pur chef-d’oeuvrede la Renaissance...

Merci de ne pas toucher, car le tempsfait son grand oeuvre et mille doigts, jem’en désole, valent autant qu’unepointerolle...

J’hallucinais.

Je ne peux malheureusement pasvous montrer la chapelle, qui est encours de rénovation, mais je vous adju-re de ne pas quitter ma modeste demeu-re sans avoir effectué un tour dans leparc, où vous ne manquerez pas de res-sentir les étranges vibrations que déga-gent ces pierres, destinées, je vous lerappelle, à abriter les amours d’unpresque roi pris dans les filets d’unetroublante jeteuse de sorts...

Murmures dans l’assemblée.

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…Pour ceux qui le souhaitent, cartespostales, photos-souvenirs en armure etcabinets d’aisances à la sortie du parc...

En vous souhaitant une bonne jour-née, je me permets, mesdames et mes-sieurs, de vous rappeler de ne pas oublierle guide. Que dis-je, le guide ? Le pauv-re forçat de cette demeure ! L’esclaveprivilégié, qui ne vous demande pas l’au-mône mais de quoi subsister jusqu’auretour du comte de Paris.

Merci.Merci, mesdames.Thank you, sir...

Nous avons suivi le groupe pendantqu’il se retirait par une porte dérobée.

Les manants étaient sous le charme.

Nous avons fumé une cigarette enl’attendant.

Le type de l’entrée harnachait lesgamins dans une armure cabossée et lesprenait en photo avec l’arme de leurchoix.

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Deux euros le Polaroid.Jordan ! Fais attention, tu vas ébor-

gner ta sœur !Le type était super zen ou super stone

ou super neuneu. Il s’activait lentementet semblait totalement dénervé. Unegitane maïs au coin du bec et la casquet-te des Chicago Bulls vissée à l’envers,c’était assez déroutant comme vision.Un peu Fantasia chez les ploucs.

Jordan ! Pose ce truc !!!

Une fois les gens partis, SuperNeuneu a pris un râteau et s’est éloignéen mâchant son clopo.

On commençait à se demander si lepetit baron de La Lariotine daigneraitjamais comparaître...

Je ne cessais de répéter « J’hallucine...J’hallucine... Nan mais, j’hallucine, là...» en secouant la tête.

Simon s’intéressait au mécanisme dupont-levis et Lola rafistolait un rosiergrimpant.

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Vincent est arrivé en souriant. Il por-tait maintenant un jean noir fatigué et untee-shirt de Sundyata.

– Hé, mais qu’est-ce que vous foutezlà ?

– On s’ennuyait de toi...– Ah ? C’est sympa.– Ça va ?– Super. Mais vous ne deviez pas aller

au mariage d’Hubert ?– Si, mais on s’est trompés de

chemin.– Je vois... C’est cool.

C’était bien lui. Calme, gentil. Pasplus ému que ça de nous voir mais drôle-ment content quand même.

Notre Pierrot lunaire, notre Martien,notre petit frère, notre Vincent à nous.

C’était cool.

Alors, fit-il en écartant les bras,qu’est-ce que vous pensez de mon petitcamping ?

– Attends, mais qu’est-ce que c’est

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que toutes ces conneries ? lui ai-jedemandé.

– Quoi ? Les trucs que je raconte, là ?Oh... Non, mais ce ne sont pas que desconneries. Elle a bien existé la Isaure,c’est juste que... Enfin, je ne suis pasbien sûr qu’elle soit venue par iciquoi... D’après les archives, elle seraitplutôt du bled d’à côté mais comme il abrûlé, le château d’à côté... Fallait bienqu’on lui retrouve un petit logis, pasvrai ?

– Non, mais le truc de tes ancêtres, etton look d’aristo et tous ces grosbobards que tu leur as racontés tout àl’heure ?

– Ah, ça... ? Mais mettez-vous à maplace ! Je suis arrivé début mai pourfaire la saison. La vioque m’a dit qu’el-le partait en cure et qu’elle me régleraitmon premier mois en revenant. Depuis,plus de nouvelles. Disparue la mémé.On est en août et j’ai toujours rien vuvenir. Ni châtelaine, ni feuille de paie,ni mandat, ni rien. Il faut bien que jecroûte, moi ! C’est pour ça que j’ai dû

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inventer tout ce pipeau. J’ai que lespourboires pour vivre et les pourboires,ils ne viennent pas comme ça. Les gens,ils en veulent pour leur argent et commetu peux voir, c’est pas exactementDisneyland ici... Alors Bibi y sort leblazer et la chevalière et y monte aucréneau !

– C’est dément.– Hé ma p’tite dame, faut c’qu’y

faut...– Et lui, là ?– Lui, c’est Nono. Il est payé par la

commune.– Et euh... Il est euh... Il a tous ses

modules ?Vincent finissait de se rouler une

cigarette :– J’en sais rien. Tout ce que je sais

c’est que c’est Nono. Si tu comprends leNono ça va, sinon c’est dur.

– Mais qu’est-ce que tu fais toute lajournée ?

– Le matin, je dors, l’après-midi j’as-sure les visites et la nuit c’est pour mamusique.

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– Ici ?– Dans la chapelle. Je vous mon-

trerai... Et vous alors ? Qu’est-ce quevous faites ?

– Ben, nous euh... rien. On voulaitt’inviter au restau...

– Quand ? Ce soir ?– Ben oui, gros malin ! Pas après la

prochaine croisade !– Ah nan mais ce soir ça va pas être

possible... Y a Nono qui marie sa niècejustement, et je suis invité...

– Hé ! Tu nous le dis si on te dérange,hein ?!

– Pas du tout ! C’est trop cool quevous soyez là. On va arranger ça...Nono !

L’autre s’est retourné lentement.– Tu crois que ça ferait du déran-

gement si mon frère et mes soeursvenaient ce soir ?

Il nous a dévisagés longuement etpuis il a demandé :

– C’est ton frangin ?– Ouais.

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– Et elles ? C’est tes frangines ?– Oui.– Elles sont encore vierges ?– Hé, mais Nono, c’est pas de ça

qu’on parle ! Nono, merde... Tu croisqu’ils peuvent venir ce soir ?

– De qui ?– Oh putain, il va me tuer ce mec, ben,

eux !– Venir où ?– Au mariage de Sandy !– Bien sûr. Pourquoi que tu me de-

mandes ?Il m’a désignée du menton et il a

ajouté :– Elle viendra aussi, elle ?Gloups.Il me lâche l’affreux Gollum, là...

Vincent était accablé.– Il me tue. La dernière fois, je ne

sais pas ce qu’il a foutu, mais y a ungamin qui est resté coincé dans l’armureet on a dû appeler les pompiers...Arrêtez de vous marrer, on voit bien quece n’est pas vous qui vous le cogneztous les jours...

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– Pourquoi tu vas au mariage de sanièce alors ?

– Je ne peux pas faire autrement. Ilest très sensible vous savez... C’est ça,c’est ça, riez donc, les pucelles... Dis-moi, Simon, elles m’ont l’air toujoursaussi graves ces deux-là... Et puis samère me donne plein de bons trucs. Desterrines, des légumes de son potager, dessaucissons... Sans elle, je n’aurais pas putenir.

J’hallucinais.– Bon, ben c’est pas le tout... Il faut

que je compte la caisse, que je nettoieles chiottes, que j’aide l’autre taré àratisser les allées et que je ferme toutesles portes.

– Yen a combien ?– Quatre-vingt-quatre.– On va t’aider...– Cool, c’est sympa. Tenez, là il y a un

autre râteau et pour les toilettes, on prendle jet d’eau...

On a relevé les manches de nosbeaux habits et on s’est tous mis auboulot.

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– Je crois que c’est bon, là. Vousvoulez aller vous baigner ?

– Où ça ?– Il y a une rivière en bas...– Elle est propre ? a demandé Lola.– Les renards pissent pas dedans ?

ai-je ajouté.– Pardon ?On n’était pas très chaudes.– T’y vas, toi ?– Tous les soirs.– Alors on t’accompagne...

Simon et Vincent marchaient devant.– J’ai un 33 des MC5 pour toi.– C’est pas vrai ?– Eh si...– Premier pressage ?– Eh oui...

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– Cool. Comment t’as fait pour trou-ver ça ?

– Dame, c’est que rien n’est trop beaupour Monseigneur !

– Tu te baignes ?– Bien sûr.– Ho, les filles ? Vous vous baignez ?– Pas tant que l’autre obsédé est dans

les parages, ai-je murmuré à l’oreille deLola.

– Non, non ! On vous regarde !

– Il est là, grinçai-je. Je le sens. Ilnous mate de derrière les feuillages...

Ma soeur ricanait.

– J’hallucine, je te jure...– On a compris que t’hallucinais, on a

compris. Allez, assieds-toi.

Lola avait sorti le Water-Closer demon sac et cherchait notre horoscope.

– T’es Verseau, toi, non ?– Hein ? De quoi ? fis-je en me re-

tournant prestement pour faire fuirl’onaniste Nono.

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– Bon... Tu m’écoutes ?– Oui.– Soyez sur vos gardes. En cette

période dominée par Vénus en Lion, toutpeut arriver. Une rencontre, le grandAmour, celui que vous attendiez est toutproche. Assumez votre charme et votresex-appeal et, surtout, soyez ouverte àtoute opportunité. Votre caractère bientrempé vous a souvent joué de mauvaistours. Il est temps d’assumer votre partde romantisme.

Cette idiote était morte de rire.– Nono ! Reviens ! Elle est là ! Elle va

assumer sa part de ro... !J’avais posé ma main sur sa bouche.– N’importe quoi. Je suis sûre que tu

viens de tout inventer...– Pas du tout ! Regarde toi-même !Je lui ai arraché ce torchon des

mains.– Montre...– Là, regarde... dominée par Vénus en

Lion, je n’invente rien...– N’importe quoi...– Enfin, si j’étais toi, je me tiendrais

sur mes gardes quand même...

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– Pfff... C’est que des conneries cestrucs-là...

– Tu as raison. Voyons plutôt ce qui sepasse du côté de Saint-Trop’...

– Attends... Me dis pas que ce sont desvrais seins, là ?

– En effet, je ne dirais pas ça.– Et t’as vu le... Hiiiii !!! Simon,

dégage ou j’appelle ta femme !

Les garçons étaient venus s’ébrouercontre nous.

On aurait pu s’en douter... S’en sou-venir plutôt... Vincent, les joues gonfléesd’eau, s’est mis à courser Lola qui hurlaità travers champs en semant tous les bou-tons de sa robe.

J’ai rassemblé fissa nos petites affai-res et je me suis dépêchée de les rejoind-re en crachant des oust, des pfutt et despshhhh à tous les buissons environnantsavec l’index et le petit doigt en cornesd’escargot.

Arrière, Belzébuth.

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Vincent nous a fait visiter ses appar-tements privés dans les communs.

Sommaires.Il avait descendu un lit du premier

étage – où il avait trop chaud – et avaitétabli ses quartiers dans les écuries.Comme par hasard, il avait choisi lastalle de Joli Coeur.

Entre Polka et Ouragan...

Il était sapé comme un milord. Bootsimpeccablement cirées. Pur costardblanc des années 70. Taille basse et che-mise en soie rose pâle au col si pointuqu’il en chatouillait les emmanchures.Sur n’importe qui c’eût été ridicule, surlui c’était classieux.

Il est passé prendre sa guitare. Simona récupéré le cadeau dans son coffre etnous sommes descendus au village.

La lumière du soir était très belle.Toute la campagne, ocre, bronze, vieil or,se reposait de sa longue journée.

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Vincent nous a demandé de nous retour-ner pour admirer son donjon.

Une splendeur.– Vous vous moquez...– Pas du tout, pas du tout... fit Lola,

toujours soucieuse de l’HarmonieUniverselle.

Simon s’est mis à entonner :– Ô mon châtôôôôô, c’est le plus

bôôôô des châtôôôôôôôôô...

Simon chantait, Vincent riait et Lolasouriait. Nous marchions tous les quat-re au milieu d’une chaussée toute chau-de à l’entrée d’un petit village del’Indre.

Il flottait dans l’air une odeur de gou-dron, de menthe et de foin coupé. Lesvaches nous admiraient et les oiseauxs’appelaient à table.

Quelques grammes de douceur.

Lola et moi avions remis chapeau etdéguisements.

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Pas de raison. Un mariage, c’est unmariage.

Enfin, c’est ce que nous nous disionsjusqu’à ce que nous arrivions àdestination...

Nous sommes entrés dans une salledes fêtes surchauffée qui sentait encorela sueur et la vieille chaussette. Les tata-mis étaient empilés dans un coin et lamariée se tenait assise sous un panier debasket. Elle avait l’air un peu dépasséepar les événements.

Tablées façon banquet d’Astérix, vinde pays en cubis et zizique à pleinvolume.

Une grosse dame tout empaquetée defroufrous s’est précipitée sur notre petitfrère :

– Ah ! Le voilà ! Viens mon fils, viens !Nono m’a dit que tu étais en famille...Venez tous, venez par là ! Oh qu’ilssont beaux ! Quel beau chapeau ! Etelle, comme elle est maigre la petite !Et alors ?! Y vous font rien mangerà Paris ? Installez-vous. Mangez les

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enfants. Mangez bien. Il y a tout ce qu’ilfaut. Demandez à Gérard qu’il vousserve à boire. Gérard ! Viens donc par làmon gars !

Vincent n’arrivait plus à se dépêtrerde ses bisous et moi, je comparais. Jepensais au contraste entre la gentillessede cette dame inconnue et le mépris polide mes grand-tantes tout à l’heure.J’hallucinais, quoi...

– On va peut-être dire bonjour à lamariée quand même ?

– C’est ça, donnez-lui le bonjour etvoyez si vous trouvez Gérard... Qui soyepas déjà roulé dessous une table, ça feraitmauvais genre.

– C’est quoi ton cadeau ? ai-je de-mandé à Simon.

Il ne savait pas.

Nous avons embrassé la mariée à tourde rôle.

Le marié était rouge comme unepivoine et il regardait d’un drôle d’oeil

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le superbe plateau à fromages choisi parCarine que sa femme venait de déballer.C’était un machin ovale avec des poi-gnées en morceaux de ceps et desfeuilles de vigne moulées dans duPlexiglas.

Il n’avait pas l’air convaincu.

Nous nous sommes assis à un bout detable, accueillis à bras ouverts par lesdeux tontons qui étaient déjà bien partis.

– Gé-rard ! Gé-rard ! Gé-rard ! Hé, lesgosses ! Allez chercher à manger pournos amis ! Gérard ! Où qu’il est passé,nom de Dieu ?

Gérard est arrivé avec son cubi et lafête a commencé.

Après la macédoine à la mayonnaisedans sa coquille Saint-Jacques, leméchoui dans ses frites à la mayonnaise,le fromage de chèvre (prononcer« chieub’ ») et les trois parts de vacherin,tout le monde s’est poussé pour laisser laplace à Guy Macroux et son orchestre decharme.

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Nous étions comme des bienheu-reux. L’oreille aux aguets et les miret-tes grandes ouvertes. A droite, lamariée ouvrait le bal avec son pèresur du Strauss à bretelles, à gauche lestontons commençaient à se bastonnerméchamment à propos du nouveausens interdit devant la boulangeriePidoune.

Tout cela était pittoresque.Non. Mieux que ça et moins con-

descendant : savoureux.

Guy Macroux avait un faux air deDario Moreno.

Petite moustache au RégéColor, giletflamboyant, joaillerie de prix et voix develours.

Aux premières mesures d’accordéon,tout le monde était en piste.

« Ce qui lui va, c’est un p’tit tchachacha– Ah !

Ce qui lui faut, c’est un pas de mambo– Oh !

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– Allez ! Tous ensemble !La la la la... la la la la la...– Je n’entends rien !LA LA LA LA... LA LA LA LA LA...

– Et au fond là-bas ! Les mamies !Avec nous, les filles !

Opidibi poï poï ! »

Lola et moi étions déchaînées etj’ai dû rouler ma jupe pour suivre lerythme.

Les garçons, comme d’habitude, nedansaient pas. Vincent baratinait unedemoiselle au décolleté laiteux et Simonécoutait les souvenirs de mildiou d’unvieux pépé.

Ensuite on a eu La jar’telle ! Lajar’telle ! La jar’telle ! avec ses déborde-ments et son pesant de gros saucissons.La jeune épousée avait été brouettéejusque sur une table de ping-pong et...hof... ça ne vaut pas la peine d’êtreraconté. Ou alors c’est moi qui suis tropdélicate.

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Je suis sortie. Paris commençait à memanquer.

Lola est venue me rejoindre for zemoonlight cigarette.

Elle était suivie d’un type un poil col-lant (c’est-à-dire assez velu et que lasueur satinait) qui tenait absolument à laréinviter à danser.

Chemisette façon hawaïenne à man-ches courtes, pantalon de viscose, chaus-settes blanches avé la rayure tennis etmocassins tressés.

Un charme fou.Et, et, et... j’allais oublier le fameux

harnais en cuir noir avec les poches poi-trine ! Trois poches à gauche et deux àdroite. Plus le couteau à la ceinture. Plusle portable sous sa housse. Plus la boucled’oreille. Plus les sun glassizes. Plus lachaîne pour retenir le portefeuille. Moinsle fouet.

Indiana Jones en personne.

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– Tu me présentes ?– Euh... Oui... Donc, euh... Ma sœur

Garance et euh...– T’as d’jà oublié mon prénom ?– Euh... Jean-Pierre ?– Michel.– Ah, oui, Michel ! Michel Garance,

Garance Michel...– Salut, fis-je le plus sérieusement

possible.– Jean-Michel. C’est Jean-Michel que

je me nomme... Jean comme les gens etMichel comme le mont Saint-Michel,mais sans rancune, va... Salut ! Alorscomme ça vous êtes sœurs ? C’est mar-rant vous vous ressemblez pas du tout...Vous êtes sûres qu’y en a pas une qu’estdu facteur ?

Wouarf wouarf wouarf.

Quand il s’est éloigné, Lola a secouéla tête :

– J’en peux plus. Je me suis dégotéle plus lourd du canton. Et uncomique d’une délicatesse... Mêmeles Grosses Têtes n’en voudraient

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pas... C’est une calamité, ce mec...– Tais-toi, il raboule.– Hé ! Tu connais celle du mec qu’a

cinq bites ?– Euh... non. Je n’ai pas cette chance.– Donc c’est un mec, il a cinq bites.

Silence.– Et alors ? je demande.– Alors son slip lui va comme un

gant !Au secours.

– Et celle de la pute qui suce pas ?– Plaît-il ?– Tu sais comment on appelle une

pute qui suce pas ?C’était surtout la tête de ma soeur

qui me faisait rire. Ma soeur toujours siclasse avec ses Saint Laurent vintage,ses beaux restes de danse classique,son intaille et ses bouffées de chaleurdès qu’il s’agit de manger sur unenappe en papier... Son air éberlué etses yeux grands comme des soucoupesen biscuit de Sèvres, c’était grandiose.

– Alors ?

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– Hélas non. Je donne ma langue, moiaussi...

(Classe et drôle. Je l’adore.)– Eh ben, on l’appelle pas. Ha ! Ha !

Ha !

Il était lancé, là... Il a pivoté vers moien se retenant par les pouces aux pochesde son gilet :

– Et toi ? Celle du mec qui entoureson hamster de chatterton, tu la connais ?

– Non. Mais je n’ai pas envie que tume la racontes parce qu’elle est tropcrade.

– Ah bon ? Ah ben tu la connaisalors ?

– Euh, dis-moi Jean-Montsaint-michel, il faut que je parle un peu avecma soeur, là...

– C’est bon, c’est bon, j’me casse.Allez... À dta’l’heure, les founettes !

– Ça y est ? Il est parti ?– Oui, mais y a Toto qui prend sa

place.– C’est qui Toto ?

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Nono s’était assis sur une chaise enface de nous.

Il nous observait en grattant l’inté-rieur des poches de son pantalon avecune grande application.

Bon.C’était son costume tout neuf qui

devait l’irriter localement...

Sainte Lola lui a fait un petit sourirepour qu’il se sente à l’aise.

Genre : Coucou Nono. C’est nous tesnouveaux amis. Bienvenue dans notrecœur...

– Vous êtes encore vierges ? il a de-mandé.

Décidément ça tournait à la fixetteson truc... (Tu m’étonnes !)

Sœur Sourire ne s’est pas démontée :– Alors comme ça, c’est vous le gar-

dien du château ?– Toi, ta gueule. C’est à celle qu’a les

gros nichons que je parle.

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Je le savais. Oui, je le savais. Queplus tard, on en rirait. Que l’on seraitvieilles un jour et que vu qu’on n’auraitjamais fait notre gymnastique du péri-née sérieusement, on se pisserait dessusen se rappelant cette soirée. Mais là, çane me faisait pas rire du tout parceque... parce que le Nono, il bavait unpeu du côté où il n’y avait pas le mégotet ça, c’était vraiment flippant. Ce filetde salive qui n’en finissait pas de jutersous la lune...

Heureusement Simon et Vincent sontarrivés à ce moment-là.

– On s’éclipse ?– Bonne idée.– Je vous rejoins, je vais chercher ma

gratte.

Tout l’amour que j’ai pour touââââ...Wap dou ouâ douâ douâ... Wap dou ouâ...La voix de Guy Macroux résonnait

dans tout le village et nous dansionsentre les voitures.

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Mes criiiiiis de joiââââââââ, je te lesdoiâââââââ...

– On va où, là ?Vincent contournait le château et

s’enfonçait dans un chemin sombre.– Boire un dernier verre. Une sorte

d’after si vous préférez... Vous êtes fati-guées les filles ?

– Et Nono ? Il nous a suivis ?– Mais non... Oublie-le... Alors ? Vous

venez ?

C’était un camp de Gitans. Il yavait une vingtaine de caravanes pluslongues les unes que les autres, degrosses camionnettes blanches, dulinge, des couettes, des vélos, desgamins, des bassines, des pneus, desparaboles, des télés, des faitouts, deschiens, des poules et même un petitcochon noir.

Lola était horrifiée :– Il est plus de minuit et les gamins ne

sont pas couchés. Pauvres gosses...

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Vincent riait.– Tu trouves qu’ils ont l’air mal-

heureux, toi ?Ils riaient, couraient dans tous les

sens et se précipitaient sur Vincent. Ilsse battaient pour lui porter sa guitare etles petites filles nous donnaient lamain.

Mes bracelets les fascinaient.

– Ils vont aux Saintes-Maries-de-la-Mer... J’espère qu’ils seront repartisavant le retour de la vioque parce quec’est moi qui leur ai dit de s’installerici...

– On dirait le capitaine Haddock dansLes Bijoux de la Castafiore, ricanaSimon.

Un vieux Rom l’a pris dans ses bras.– Alors fils, te voilà !

Il s’en était trouvé des familles, lepetit père Vincent... Pas étonnant qu’ilsnobe la nôtre.

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Après, c’était comme dans un filmde Kusturica avant qu’il se chope lemelon.

Les vieux chantaient des chansonstristes à mourir qui vous retournaient labidoche, les jeunes frappaient dansleurs mains et les femmes dansaientautour du feu. La plupart étaient gros-ses et mal fagotées mais, quand ellesbougeaient, tout ondulait autourd’elles.

Les gamins continuaient de courirpartout et les mémés regardaient la téléen berçant des nourrissons. Presquetous avaient des dents en or etsouriaient largement pour nous lesmontrer.

Vincent était au milieu d’eux commeun coq en pâte. Il jouait en fermant lesyeux, juste un peu plus concentré qued’habitude pour tenir leur note et ladistance.

Les vieux avaient des ongles commedes serres et leur guitare était un peucreusée à l’endroit où ils la griffaient.

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Tdzouing tdzouing, toc.

Même si on ne comprenait rien, il n’é-tait pas difficile de deviner les paroles…

Ô mon pays, où es-tu ? Ô mon amour,où es-tu ?

Ô mon ami, où es-tu ? Ô mon fils, oùes-tu ?

Avec une suite qui devait dire à peuprès :

J’ai perdu mon pays, je n’ai que dessouvenirs.

J’ai perdu mon amour, je n’ai que dessouffrances.

J’ai perdu mon ami, je chante pourlui.

Une vieille nous servait des bièreséventées. À peine avions-nous fini notreverre qu’elle revenait à l’assaut.

Lola avait les yeux brillants, elletenait deux gamines sur ses genouxet se frottait le menton contre leurs

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cheveux. Simon me regardait en sou-riant.

Nous en avions fait du chemin depuisce matin, tous les deux...

Oups, revoilà la mémé hilare avec saValstar tiède...

J’ai fait signe à Vincent pour savoirs’il avait quelque chose à fumer, mais ilm’a fait comprendre que chut, plustard. Encore un contraste, tiens... Chezces gens qui n’envoient pas leursmômes à l’école, qui laissent peut-êtrecroupir un petit Mozart dans ce gourbiet qui sont bien arrangeants avec noslois de sédentaires laborieux, on nefume pas d’herbe.

Par sainte Merco-Benz, pas de ça cheznous.

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– Vous les filles, vous n’avez qu’àdormir dans le lit d’Isaure...

– Avec les râles qui montent desanciennes geôles ? Non merci.

– Mais c’est des conneries tout ça !– Et l’autre détraqué qui a les clefs ?

Pas question. On dort avec vous !– O.K., O.K., t’énerve pas Garance...– Je m’énerve pas ! C’est juste que je

suis encore vierge figure-toi !Fatiguée comme j’étais, j’avais quand

même réussi à les faire rire. J’étais assezfière de moi.

Les garçons ont dormi chez JoliCoeur et nous chez Ouragan.

C’est Simon qui nous a réveillés, ilétait allé chercher des croissants auvillage.

– De chez Pidoule ? lui ai-je demandéen bâillant.

– De chez Pidoune.

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Ce jour-là, Vincent n’a pas ouvert lesgrilles.

« Fermé pour cause de chutes de pierres »,a-t-il écrit sur un bout de carton.

Il nous a fait visiter la chapelle. AvecNono, ils avaient déménagé le piano duchâteau jusque devant l’autel et tous lesanges du ciel n’avaient plus qu’à swin-guer en rythme.

Nous avons eu droit à un petit concert.

C’était amusant de se retrouver là undimanche matin. Assis sur un prie-Dieu.Sages et recueillis dans la lumière desvitraux à écouter une nouvelle versionde toque, toque, toque on heaven’sdoor...

Lola voulait visiter le château de fonden comble. J’ai demandé à Vincent denous refaire son show. Nous étionsécroulés de rire.

Il nous a tout montré : l’endroit où lachâtelaine vivait, ses gaines, sa chaisepercée, ses pièges à ragondins,

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ses recettes de pâtés au ragondin, sa bou-teille de gnôle et son vieux Bottin mon-dain tout graisseux d’avoir été tant tripo-té. Et puis le cellier, la cave, les dépen-dances, la sellerie, le pavillon de chasseet l’ancien chemin de ronde.

Simon s’émerveillait de l’ingéniositédes architectes et autres experts en forti-fications. Lola herborisait.

J’étais assise sur un banc de pierre etje les observais tous les trois.

Mes frères accoudés au-dessus desdouves... Simon devait regretter sa der-nière merveille télécommandée... Ah, siseulement Sisseul Deubeulyou était là...Vincent devait lire dans ses pensées, caril a précisé :

– Oublie tes bateaux... Y a des carpesmonstrueuses là-dedans... Elles te lesboufferaient en moins de deux...

– Vraiment ?Silence rêveur à caresser le lichen des

rambardes...

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– Au contraire, finit par murmurernotre capitaine Achab, ce serait beau-coup plus drôle... Il faudrait que jerevienne avec Léo... Laisser de grospoiscailles gober ces joujoux auxquels iln’a jamais eu le droit de toucher, c’est cequi pourrait nous arriver de mieux à tousles deux...

Je n’ai pas entendu la suite mais j’aivu qu’ils se claquaient les paumescomme s’ils venaient de conclure unebelle affaire.

Et ma Lola à genoux, dessinant aumilieu des marguerites et des pois desenteur... Le dos de ma soeur, son grandchapeau, les papillons blancs qui s’yrisquaient, ses cheveux retenus dans unpinceau, sa nuque, ses bras qu’un récentdivorce avait décharnés et le bas de sontee-shirt sur lequel elle tirait pourestomper ses couleurs. Cette palette decoton blanc qu’elle aquarellait peu àpeu...

Jamais je n’ai tant regretté mon appa-reil photo.

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On va mettre ça sur le compte de lafatigue mais je me suis surprise à patau-ger dans la guimauve. Grosse bouffée detendresse pour ces trois-là et intuitionque nous étions en train de vivre nos der-nières tartines d’enfance...

Depuis presque trente ans qu’ils mefaisaient la vie belle... Qu’allais-je deve-nir sans eux ? Et quand la vie finirait-ellepar nous séparer ?

Puisque c’est ainsi. Puisque le tempssépare ceux qui s’aiment et que rien nedure.

Ce que nous vivions là, et nous enétions conscients tous les quatre, c’étaitun peu de rab. Un sursis, une parenthèse,un moment de grâce. Quelques heuresvolées aux autres...

Pendant combien de temps aurions-nous l’énergie de nous arracher ainsi duquotidien pour faire le mur ? Combiende permissions la vie nous accorderait-elle encore ? Combien de pieds de nez ?Combien de petites grattes ? Quand

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allions-nous nous perdre et comment lesliens se distendraient-ils ?

Encore combien d’années avantd’être vieux ?

Et je sais que nous en étions tousconscients. Je nous connais bien.

La pudeur nous empêchait d’en par-ler, mais à ce moment précis de noschemins, nous le savions.

Que nous vivions au pied de ce châ-teau en ruine la fin d’une époque et quel’heure de la mue approchait. Que cettecomplicité, cette tendresse, cet amour unpeu rugueux, il fallait s’en défaire. Ilfallait s’en détacher. Ouvrir la paume etgrandir enfin.

Il fallait que les Dalton, eux aussi,partent chacun de leur côté dans le soleilcouchant...

Bécasse comme je suis, j’en étaispresque arrivée à me faire pleurer touteseule quand j’ai vu quelque chose aubout du chemin...

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Mais qu’est-ce que c’était que cetruc ?

Je me suis mise debout en plissant lesyeux.

Un animal, une petite bestiole avan-çait péniblement dans ma direction.

Etait-il blessé ? Qu’est-ce que c’était ?Un renard ?Un renard avec son flacon d’urine

envoyé par Carine ?Un lapin ?

C’était un chien.C’était incroyable.C’était le chien que j’avais vu hier en

voiture et qui s’était dissous dans le pare-brise arrière...

C’était le chien dont j’avais croisé leregard à une centaine de kilomètres d’ici.

Non. Ça ne pouvait pas être lui... Maissi pourtant...

Eh, mais j’allais passer dans « TrenteMillions d’amis », moi !

Je me suis accroupie en lui tendantla main. Il n’avait même plus la force

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de remuer la queue. Il a encore fait troispas et s’est écroulé dans mes jambes.

Je suis restée immobile pendantquelques secondes. J’avais les boules.

Un chien était venu mourir à mespieds.

Mais non, il a fini par gémir pénible-ment en essayant de se lécher une patte.Il saignait.

Lola est arrivée, elle a dit :– Mais d’où il sort ce chien ?J’ai relevé la tête vers elle et lui ai

répondu d’une voix blême :– J’hallucine.

Nous étions maintenant tous les quat-re à ses petits soins. Vincent était parti luichercher de l’eau, Lola lui préparait unfrichti et Simon avait volé un coussindans le petit salon jaune.

Il a bu comme un trou et s’est affalédans la poussière. Nous l’avons trans-porté à l’ombre.

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C’était dément comme histoire.

Nous avons préparé de quoi pique-niquer et sommes descendus à la rivière.

J’avais la gorge serrée en pensant quele chien serait probablement cané quandnous remonterions. Mais enfin... Il avaitchoisi un bel endroit... Et des super pleu-reuses...

Les garçons ont calé les bouteillesdans des pierres au bord de l’eau pen-dant que nous étalions une couverture.Nous nous sommes assis et Vincent adit :

– Tiens, le revoilà...Le chien s’était de nouveau traîné jus-

qu’à moi. Il s’est enroulé contre ma cuis-se et s’est rendormi aussitôt.

– Je crois qu’il essaie de te faire com-prendre quelque chose, a dit Simon.

Ils riaient tous les trois en se moquantde moi :

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– Hé, Garance, ne fais pas cette tête !Il t’aime, c’est tout. Allez... Cheese... Cen’est pas si grave.

– Mais qu’est-ce que vous voulezque je fasse d’un clébard ?! Vous mevoyez avec un chien dans mon studiominuscule au sixième étage ?

– Tu n’y peux rien, a dit Lola,souviens-toi de ton horoscope... Tu esdominée par Vénus en Lion et il faut tefaire une raison. C’est la grande rencont-re à laquelle tu devais te préparer. Je t’a-vais prévenue pourtant...

Ils se marraient de plus belle.– Vois ça comme un signe du destin,

fit Simon, ce chien arrive pour tesauver...

– ... pour que tu mènes une vie plussaine, plus équilibrée, a renchéri Lola.

– ... que tu te lèves le matin pourl’emmener pisser, ajouta Simon, que tut’achètes un jogging et que tu prennes levert tous les week-ends.

– Pour que tu aies des horaires, pourque tu te sentes responsable, opinaVincent.

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J’étais effondrée.– Pas le jogging, merde...

Vincent qui débouchait une bouteillea fini par dire :

– Il est mignon en plus...Hélas, j’étais d’accord. Pelé, mité,

miteux, croûteux, corniaud et loqueteux,mais.., mignon.

– Avec tout ce qu’il a fait pour teretrouver, tu n’aurais pas le coeur de l’a-bandonner, j’espère ?

Je me suis penchée pour le regarder. Ilpuait un peu quand même...

– Tu vas le mettre à la SPA ?– Hé... Pourquoi moi ? On l’a trouvé

ensemble, je vous signale !– Regarde ! s’est exclamée Lola, il te

sourit !Feuque. C’était vrai. Il s’était retourné

et agitait mollement la queue en levantles yeux dans ma direction.

Oh... Pourquoi ? Pourquoi moi ? Etest-ce qu’il tiendrait dans le panier demon biclou ? Et puis la concierge quiavait déjà tant de ressentiments...

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Et ça mange quoi ?Et ça vit combien d’années ?Et le petit pochon pour ramasser les

crottes alors ? La laisse autobloquante,les conversations débiles avec tous lesvoisins qui lèvent la patte après le film etles distributeurs à Toutounet ?

Seigneur...

Le petit bourgueil était bien frais.Nous avons rongé des rillons, mordudans des tartines de rillettes épaissescomme un édredon, savouré destomates tièdes et sucrées, des pyra-mides de chèvre grises et des poires duverger.

Nous étions bien. Il y avait le glou-glou de l’eau, le bruit du vent dans lesarbres et le bavardage des oiseaux. Lesoleil jouait avec la rivière, crépitantpar ici, se sauvant par là, torpillant lesnuages et courant sur les berges. Monchien rêvait du bitume de Paname engrognant de bonheur et les mouchesnous embêtaient.

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Nous avons parlé des mêmes chosesqu’à dix ans, qu’à quinze ou qu’à vingtans, c’est-à-dire des livres que nousavions lus, des films que nous avionsvus, des musiques que nous avionsentendues et des sites que nous avionsdécouverts. De Gallica, de tous cesnouveaux trésors en ligne, des musi-ciens qui nous épataient, de ces billetsde train, de concert ou d’excuse quenous rêvions de nous offrir, des exposque nous allions forcément rater, denos amis, des amis de nos amis et deshistoires d’amour que nous avions – oupas – vécues. Souvent pas d’ailleurs, etc’est là que nous étions les meilleurs.Pour les raconter, j’entends. Allongésdans l’herbe, assaillis, bécotés partoutes sortes de petites bestioles, nousnous moquions de nous-mêmes en attra-pant des fous rires et des coups desoleil.

Et puis nous avons parlé de nosparents. Comme toujours. De Maman

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et de Pop. De leurs nouvelles vies. Deleurs amours à eux et de notre avenir ànous. Bref, de ces quelques bricoles et deces quelques gens qui remplissaient nosvies.

Ce n’était pas grand-chose ni grandmonde et pourtant... c’était infini.

Simon et Lola nous ont raconté leursenfants. Leurs progrès, leurs bêtises etles phrases qu’ils auraient dû noterquelque part avant de les oublier.Vincent a longuement évoqué sa mu-sique, fallait-il continuer ? Où ? Com-ment ? Avec qui ? Et en se permettantquels espoirs ? Et je leur ai annoncé unnouveau coloc’ qui, oui, avait despapiers, celui-là, de mon boulot, de mesdifficultés à me concevoir comme unbon juge. Tant d’années d’études etsi peu de confiance au bout, c’étaittroublant.

Est-ce que je n’avais pas loupé unaiguillage ? Où est-ce que ça avaitmerdé ? Et quelqu’un m’attendait-ilquelque part ? Les trois autres m’ont

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encouragée, m’ont secouée un peu et j’aifait semblant d’acquiescer à leur bien-veillance.

D’ailleurs nous nous sommes toussecoués et nous avons tous fait semblantd’acquiescer.

Parce que la vie, quand même, c’étaitun peu du bluff, non ?

Ce tapis trop court et ces jetons man-quants. Ces mains trop faibles qui nousempêchent toujours de suivre... Nous enconvenions bien tous les quatre, avec nosgrands rêves et nos loyers à payer le 5 dechaque mois.

Du coup, nous avons ouvert une autrebouteille pour nous donner du courage !

Vincent nous a fait rire en nous racon-tant ses derniers déboires sentimentaux :

– Attendez, mais mettez-vous à maplace ! Une fille que je piste pendantdeux mois, que j’attends pendant sixheures devant sa fac, que j’emmènetrois fois au restau, que je raccom-pagne vingt fois jusqu’à son foyer àTataouine-les-Bains et que j’invite à

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l’opéra à cent dix boules la place !Merde !

– Et il ne s’est toujours rien passéentre vous ?

– Rien. Nada. Que pouic. Alors merdequand même ! Deux cent vingt euros !Vous imaginez tous les disques que j’au-rais pu m’offrir avec ça ?

– Tu me diras, un mec qui fait cegenre de calculs minables, je la com-prends... persifla Lola.

– Mais tu... tu as essayé de l’em-brasser ? demandai-je ingénue.

– Non. Je n’ai pas osé. C’est ça qui estcon...

Gausserie des grands soirs.– Je sais. Je suis timide, c’est bête...– Elle s’appelle comment ?– Eva.– Elle est de quelle nationalité ?– J’sais pas. Elle me l’a dit pourtant,

mais je n’ai pas compris...– Je vois... Et euh... Tu sens que t’as

une ouverture quand même ?– C’est difficile à dire... Mais elle m’a

montré des photos de sa mère...

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Trop c’était trop.Nous nous roulions dans l’herbe pen-

dant que Don Juan ratait ses ricochets.

– Oh... suppliai-je, tu me le donnescelui-là ?

Lola arracha une page de son carnetde croquis et me la tendit en levant lesyeux au ciel.

Elle, elle avait su voir la grandenoblesse de mon héroïque ratier alanguiau soleil. Le seul mâle, quand j’y pense,qui m’ait jamais couru après avec tant deconstance...

Le dessin suivant était une très jolievue du château.

– Depuis le jardin anglais... précisaVincent.

– Nous devrions l’envoyer à Pop etlui écrire un petit mot, proposa sœurLola.

(Notre Pop n’avait pas de téléphoneportable.) (Note bien, il n’avait jamais eude téléphone fixe non plus...)

Comme toutes les autres et depuistoujours, c’était une bonne idée, et

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comme toujours et pour perpète, nousnous rangeâmes derrière le panacheblanc de notre aînée.

On aurait dit le fond du car à la find’une colo. Feuille et stylo passèrent demain en main. Pensées, bonjours, ten-dresse, bêtises, petits coeurs et grosbisous avec.

Le hic – mais ça, c’était pas la fautede not’ Pop, c’était celle de Mai 68 –c’estqu’on ne savait pas exactement où l’en-voyer, notre lettre.

– Je crois qu’il est sur un chantiernaval à Brighton...

– Pas du tout, plaisanta Vincent, il faittrop froid là-bas ! C’est qu’il a ses rhu-matismes, pépé, maintenant ! Il est àValence avec Richard Lodge.

– Tu es sûr ? m’étonnai-je, la dernièrefois que je l’ai eu, il allait à Marseille...

– …– Bon, a tranché Lola, je la garde dans

mon sac en attendant et le premier qui aune piste fait passer l’info.

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Silence.Mais Vincent égrena quelques

accords pour que nous ne l’entendionspas.

Dans un sac...Tous ces baisers que l’on étouffait

encore. Tous ces coeurs enfermés avecdes clefs et des chéquiers.

Sous les pavés, rien du tout.

Heureusement que j’avais mon chien !Il était couvert de puces et seléchait consciencieusement les roubi-gnolles.

– Pourquoi tu souris, Garance ? melança Simon pour couvrir le blues.

– Rien. J’ai juste trop de chance...

Ma sœur a ressorti ses couleurs, lesgarçons se sont baignés et moi j’aiobservé mon chéri qui ressuscitait aufur et à mesure que je lui donnaisdes morceaux de pain recouverts derillettes.

Il recrachait le pain ce saligaud.

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– Comment tu vas l’appeler ?– Je ne sais pas.

C’est Lola qui a donné le coup d’en-voi du départ. Elle ne voulait pas être enretard à cause de la passation des enfantset déjà nous la sentions fébrile. Plus quefébrile d’ailleurs, inquiète, friable,souriant tout de travers.

Vincent m’a rendu l’iPod qu’ilm’avait taxé depuis des mois :

– Tiens, depuis le temps que je tel’avais promise, cette compil...

– Oh, merci ! Tu as mis tout ce quej’aime ?

– Non. Pas tout bien sûr. Mais tuverras, elle est bien...

Nous nous sommes embrassés ennous lançant des petites vannes idiotespour faire court puis sommes allés nousenfermer dans la voiture. Simon afranchi les douves avant de ralentir. Jeme suis penchée par la fenêtre en criant :

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– Hé ! Joli Cœur !– Quoi ?– Moi aussi j’ai un cadeau pour toi !– Qu’est-ce que c’est ?– Eva.– Quoi Eva ?– Elle arrive après-demain par l’auto-

car de Tours.Il courait vers nous.– Hein ? Qu’est-ce que c’est que ces

conneries...?– Ce n’est pas des conneries. On l’a

appelée tout à l’heure pendant que tu tebaignais.

– Menteuses... (Il était tout blanc.)Comment vous avez eu son numérod’abord ?

– On a regardé dans le répertoire deton portable...

– C’est pas vrai.– Tu as raison. Ce n’est pas vrai. Mais

va quand même à l’arrêt de bus au casoù.

Il était tout rouge.– Mais qu’est-ce que vous lui avez

raconté ?

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– Que tu vivais dans un grand châ-teau et que tu lui avais composé unmagnifique solo et qu’il fallait qu’ellel’entende parce que tu allais lui jouerdans une chapelle et que ce serait superromantitchno...

– De quoi ?– C’est du serbo-croate.– Je ne vous crois pas.– Tant pis pour toi. C’est Nono qui

s’en occupera...– C’est vrai, Simon ?– Je n’en sais rien mais connaissant

ces deux harpies tout est possible...Il était tout rose.– Sérieux ? Elle arrive après-demain ?

Simon avait redémarré.– Par l’autocar de dix-huit heures

quarante ! a précisé Lola.– En face de chez Pidoule ! ai-je hurlé

par-dessus son épaule.

Quand il a eu complètement disparudu rétroviseur, Simon a dit :

– Garance ?

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– Quoi ?– Pidou-neu.– Ah oui, pardon. Regarde, c’est l’au-

tre obsédé... Ecrase-le !

Nous attendions d’être sur l’autoroutepour écouter le cadeau de Vincent.

Lola s’est enfin décidée à demander àSimon s’il était heureux.

– Tu me demandes ça à cause deCarine ?

– Un peu...– Vous savez... Elle est bien plus

gentille à la maison... C’est quand vousêtes là qu’elle est pénible. Je croisqu’elle est jalouse... Elle a peur devous. Elle croit que je vous aime plusqu’elle et... et puis vous représenteztout ce qu’elle n’est pas. C’est votrecôté fofolles qui la déconcerte. Votrecôté demoiselles de Rochefort... Jecrois qu’elle est complexée. Elle al’impression que la vie, pour vous, est

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comme une grande cour de récré et quevous êtes toujours ces lycéennes si popu-laires qui la chambraient autrefois parcequ’elle était première de la classe. Cesfilles belles, inséparables, rigolotes, etadmirées en secret.

– Si elle savait.., fit Lola en s’ap-puyant contre la vitre.

– Mais elle ne sait pas justement. Acôté de vous, elle se sent complètementlarguée. C’est vrai qu’elle est péniblequelquefois, mais heureusement que jel’ai... Elle me booste, elle me pousse enavant, elle m’oblige à bouger. Sans elle,je serais encore dans mes courbes et meséquations, c’est sûr. Sans elle, je seraisdans une chambre de bonne à potasser dela mécanique quantique !

Il s’était tu.– Et puis elle m’a fait deux beaux

cadeaux quand même...

Sitôt la guitoune du péage franchie,j’ai enquillé la zique dans l’autoradio.

Alors, mon petit gars... Qu’est-ce quetu nous as concocté là ?

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Sourires confiants. Simon a tiré sur saceinture pour laisser de la place auxmusiciens, Lola a abaissé son dossier etj’en ai profité pour venir me caler contreson épaule.

Marvin en Monsieur Loyal : Heremy Dear... This album is dedicated toyou... Une version débridée du PataPata de Miriam Makeba pour nousdélier les jointures, le Hungry Heartdu Boss parce que celui-là, ça faisaitquinze ans qu’il nous remuait le popo-tin et, plus loin dans la liste, The Riverpour le nourrir, ce coeur affamé. LeBeat It de feu Bambi à fond les ma-nettes histoire de slalomer entre lesbandes blanches, Friday I’m in Lovedes Cure pour – pardon, je baisse leson – saluer ce beau week-end, lesCommon People racontés par Pulp etqui nous avaient appris plus d’anglaisque tous nos profs réunis. BobyLapointe déplorant t’es plus jolie quejamais... sauf le coeur. Ton coeur n’aplus la chaleur que j’aimais... Sa maman

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des poissons et celle d’Eddy Mitchell,m’man, j’viens tout juste d’avoir mesquatorze ans... J’te promets, j’te gagne-rai plein d’argent... Une sublime ver-sion de I Will Survive des Musica Nudaet une autre, toute fêlée, de My FunnyValentine par Angela McCluskey. De lamême, un Don’t Explain à vous fairechialer le plus queutard des coureurs...Christophe dans son gilet de satin,c’était la dolce vita... Le violon deYo-Yo Ma pour Ennio Morricone etses jésuites, Voulzy qui se barre àGrimaud et Dylan qui répète à l’envie Iwant you à deux soeurs presque vier-ges. Zaza, tu pues mais j’t’aime quandmême.., et moi qu’est-ce que je donne-rais pour sauter sur les genoux deThomas Fersen… et sa valise aussi...Allons où le destin nous mène,Germaine, allons à notre guise... Loveme or leave me, implore Nina Simonependant que je surprends ma Lola entrain de se frotter le nez... Ttt tt... Vincentn’aime pas voir sa soeur triste et luibalance les flûtiaux de Goldman pour

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la requinquer... Ainsi fait l’amour etl’on n’y peut rien... Montand en souve-nir de Paulette et Bashung en souvenirde Bashung... D’heure en heure l’api-culteur se meurt... La Mariée dePatachou et Le Petit Bal perdu du fauxingénu, Björk qui hurle que c’est tropcalme, le Nisi Dominus de Vivaldipour faire plaisir à Camille et la chan-son de Neil Hannon que Mathildeaimait tant. Kathleen Ferrier pourMahler, Glenn Gould pour Bach etRostro pour la paix. La chansondouce d’Henri Salvador, celle-làmême que nous chantait notre maman,et qu’en suçant nos pouces, nousécoutions nous endormant. Dalida, ilvenait d’avoil dix-houit ans, il étaitbôôô comme un enfant... La BO de Passur la bouche, ce film qui m’avaitsauvé la vie à un moment où je n’en vou-lais plus. Une petite page de météo, à lapluie sur Nantes de Barbara, LuisMariano yodle son soleil de Mexico,Pyeng Threadgill répète Close to me etje me dis que c’est exactement ça,

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mes chéris... L’élégance de Cole Portersublimée par celle d’Ella Fitzgerald etCindy Lauper pour faire contraste. Ohdaddy ! les filles, elles just wanna tohave fun !, je hurle en secouant monchien comme un machin des pom-pomgirls pendant que toutes ses puces dan-sent la macarena.

Et des tas d’autres encore... Des tas demégaoctets de bonheur.

Des clins d’oeil, des souvenirs, desslows ratés en souvenir de soirées pour-ries, miousic wâse maille feurst love (forconnoisseurs only), du klezmer, de laMotown, de la guinguette, du grégorien,une fanfare ou de grandes orgues, et sou-dain, alors que la voiture picolait et quela pompe s’affolait, Ferré et Aragon quis’étonnent : Est-ce ainsi que les hommesvivent ?

Plus les titres défilaient, plus j’avaisdu mal à contenir mes larmes. Bon d’ac-cord, je le redis, j’étais fatiguée, mais jesentais la boule qui grossissait, qui gros-sissait dans ma gorge.

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Tout ça, c’était trop d’émotions d’uncoup. Mon Simon, ma Lola, monVincent, mon Jalucine sur les genoux ettoutes ces musiques qui m’aidaient àvivre depuis si longtemps...Il fallait que je me mouche.

Quand la machine s’est tue, j’ai cruque ça irait mieux, mais ce salaud deVincent s’est mis à parler dans lesbaffles :

« Voilà. C’est fini ma Rance. Bon benj’espère que je n’ai rien oublié... Attends,si, un petit dernier pour la route... »

C’était la reprise de l’Hallelujah deLeonard Cohen par Jeff Buckley.

Aux premières notes de guitare, je mesuis mordu les lèvres et j’ai fixé le pla-fonnier pour ravaler mes larmes.Simon a bougé le rétroviseur pour m’ycoincer :

– Ça va ? Tu es triste ?– Non, j’ai répondu en me fissurant de

partout, je suis sup... super heureuse.

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Nous avons passé la fin du trajet sanséchanger la moindre parole. A nous rem-bobiner le film et à songer au lendemain.

Fin de la récréation. La cloche allaitsonner. En rang deux par deux.

Silence, s’il vous plaît.Silence j’ai dit !

Nous avons déposé Lola Ported’Orléans et Simon m’a raccompagnéejusqu’en bas de chez moi.

Au moment où il allait partir, j’ai poséma main sur son bras :

– Attends, j’en ai pour deux minutes...J’ai couru chez Monsieur Rachid.

– Tiens, je lui ai dit en lui tendant unpaquet de riz, n’oublie pas les com-missions quand même...

Il a souri.

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Il a gardé son bras levé longtemps etquand il a disparu au coin de la rue, jesuis retournée chez mon épicier préféréacheter des croquettes et une boîte deCanigou.

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– Garance, ji ti priviens, si ton chien il pisseencor’ine fois sir mes zôbirgines, ji ti l’ipileaussi !

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CE 270e TITRE

DU DILETTANTEA ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER

A 299999 EXEMPLAIRES LE 27 JUILLET 2009PAR L’IMPRIMERIE FLOCH A MAYENNE (MAYENNE).

DÉPÔT LÉGAL : 3eTRIMESTRE 2009(74257)

Imprimé en France