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Les organisations de défense des travailleurs frontaliers : de l’espace de l’entreprise à la scène de gouvernance en Europe, Revue internationale des relations de travail, décembre, Phillipe Hamman Docteur en science politique GSPE – IEP de Strasbourg & CRESS – Université Marc Bloch Année : 2003 Volume : 1 Numéro : 4 Pages : 47-88 ISSN : 1705-6616 Sujets : Travailleurs, frontières, entreprise, gouvernance, Les discours actuels sur l’Europe opposent de façon courante la construction « par le haut » (bureaucratie, déficit démocratique…) et « par le bas », avec des thèmes comme la participation, la citoyenneté européenne, ou encore l’« Europe des régions » 1 , significatifs de l’apparition de nouvelles formes de gouvernance localisées 2 , où il est question de la place prise par des acteurs non-étatiques dans les dynamiques de l’intégration européenne 3 . L’étude des processus juridiques de la convergence s’est souvent focalisée sur les traités négociés entre les Etats, le « triangle décisionnel communautaire » ou encore le volontarisme des magistrats de la Cour de Justice de Luxembourg depuis les années 1960 et les désormais célèbres décisions Van Gend & Loos et Costa c/ Enel, posant les principes de l’effet direct et de la primauté du droit communautaire 4 . Au contraire, je souhaite ici approcher ces évolutions du droit en partant 1 On peut notamment penser ici à l’analyse de Richard Balme, « Les politiques de subsidiarité : l’“Europe des régions” comme catégorie générique du territoire européen », in : R. Balme et alii, Le territoire pour politiques : variations européennes, Paris, L’Harmattan, 1994 ; et R. Hrbek, S. Weyand, Das Europa der Regionen : Fakten, Probleme, Perspektiven, Munich, Beck, 1994. 2 Gouvernance que Patrick Le Galès a pu définir comme un « processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions pour atteindre des buts propres discutés et définis collectivement dans des environnements fragmentés, incertains » : « Régulation, gouvernance et territoire », in : Commaille J., Jobert B. (dir.), La régulation politique, Paris, L.G.D.J., 1999. 3 Ce qu’a souligné récemment Jean-Pierre Gaudin, Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002. 4 Un point dans Josepha Laroche, Politique internationale, Paris, L.G.D.J., 1998, pp. 190-221.

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Les organisations de défense des travailleurs frontaliers : de l’espace de l’entreprise à la scène de gouvernance en Europe, Revue internationale des relations de travail, décembre, Phillipe Hamman Docteur en science politique GSPE – IEP de Strasbourg & CRESS – Université Marc Bloch

Année : 2003

Volume : 1

Numéro : 4

Pages : 47-88

ISSN : 1705-6616

Sujets : Travailleurs, frontières, entreprise, gouvernance,

Les discours actuels sur l’Europe opposent de façon courante la construction « par le haut »

(bureaucratie, déficit démocratique…) et « par le bas », avec des thèmes comme la participation, la

citoyenneté européenne, ou encore l’« Europe des régions »1, significatifs de l’apparition de

nouvelles formes de gouvernance localisées2, où il est question de la place prise par des acteurs

non-étatiques dans les dynamiques de l’intégration européenne3.

L’étude des processus juridiques de la convergence s’est souvent focalisée sur les traités

négociés entre les Etats, le « triangle décisionnel communautaire » ou encore le volontarisme des

magistrats de la Cour de Justice de Luxembourg depuis les années 1960 et les désormais célèbres

décisions Van Gend & Loos et Costa c/ Enel, posant les principes de l’effet direct et de la primauté

du droit communautaire4. Au contraire, je souhaite ici approcher ces évolutions du droit en partant

1 On peut notamment penser ici à l’analyse de Richard Balme, « Les politiques de subsidiarité : l’“Europe des régions” comme catégorie générique du territoire européen », in : R. Balme et alii, Le territoire pour politiques : variations européennes, Paris, L’Harmattan, 1994 ; et R. Hrbek, S. Weyand, Das Europa der Regionen : Fakten, Probleme, Perspektiven, Munich, Beck, 1994. 2 Gouvernance que Patrick Le Galès a pu définir comme un « processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions pour atteindre des buts propres discutés et définis collectivement dans des environnements fragmentés, incertains » : « Régulation, gouvernance et territoire », in : Commaille J., Jobert B. (dir.), La régulation politique, Paris, L.G.D.J., 1999. 3 Ce qu’a souligné récemment Jean-Pierre Gaudin, Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002. 4 Un point dans Josepha Laroche, Politique internationale, Paris, L.G.D.J., 1998, pp. 190-221.

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de ses usages de la part d’acteurs singuliers inscrits dans les territoires : les organisations de défense

des travailleurs frontaliers. Plus que toute autre, cette main d’œuvre habitant la zone périphérique

d’un Etat et employée dans l’espace contigu d’un pays voisin5, est particulièrement confrontée aux

différences nationales de législations.

L’usage de la grille d’analyse de la gouvernance trouve là tout son sens. L’introduction de

cette notion rend compte de l’élargissement du champ des acteurs impliqués dans les politiques

publiques (représentants de différents services de l’Etat, autorités locales mais aussi entreprises et

groupes privés, consultants, associations, etc.)6. Certains ont pu noter que les études se

concentraient en particulier sur les partenariats privé-public7, tandis que c’est d’abord peut-être

l’effet de « brouillage » entraîné par les transformations des interactions entre acteurs qui est le plus

intéressant8. Or, de ce point de vue, la configuration des relations de travail transfrontalières et leur

prise en charge montre bien que les réseaux de politique publique n’associent pas de façon

identique et égalitaire tous les acteurs9. Dans cette perspective, c’est davantage la sélectivité des

réseaux de gouvernance que l’on tient pour hypothèse, pour mieux prendre en compte les écarts

sensibles des contextes locaux et les propriétés sociales des acteurs.

Les perspectives tracées en termes de gouvernance à niveaux multiples fournissent ici un

cadre théorique10 qui permet de penser l’Europe comme une opportunité pour les groupes d’intérêt

dans leurs rapports aux Etats, à travers un jeu sur l’émergence d’une gouvernance communautaire

contre des arrangements historiques nationaux11 – et plus encore lorsqu’il s’agit de constituer des

5 Par exemple, entre la France et l’Allemagne, la convention du 21 juillet 1959 spécifie une zone de 20 km de part et d’autre de la frontière, au sein de laquelle le travailleur frontalier bénéficie de la réglementation du pays de résidence, à la différence des travailleurs migrants au sens générique. Un additif en date du 28 septembre 1989 a ensuite étendu cette zone frontalière à l’ensemble des trois départements français de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. 6 La notion de gouvernance a été appliquée de la sorte à la plupart des pays européens : cf. notamment les travaux de B. Dente et alii, Metropoli per progetti : attori e processi di trasformazione urban a Firenze, Torino, Milano, Bologne, Il Mulino, 1990 ; A. Harding, « Gouvernance locale et réaménagement urbain : pour un programme d’analyse comparative », in : Sylvie Biarez, Jean-Yves Nevers (dir.), Gouvernement local et politiques urbaines, Grenoble, CERAT, 1993 ; H. Heinelt, M. Mayer (dir.), Politik in europäischen Städten, Berlin, Birkhäuser, 1992 ; D. Lorrain, G. Stoker (dir.), Les privatisations urbaines en Europe, Paris, La Découverte, 1995 ; et Jean Leca, « La gouvernance de la France sous la Cinquième République », in : François d’Arcy, Luc Rouban, De la Cinquième République à l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 329-366. 7 Voir Edmond Preteceille, « Inégalités urbaines, gouvernance, domination ? », in : R. Balme, A. Faure, A. Mabileau (dir.), Politiques locales et transformations de l’action publique en Europe, Grenoble, CERAT, 1998, pp. 175-184. 8 Si on suit Patrick Le Galès, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue Française de Science Politique, 45(1), 1995, pp. 57-95. 9 On renvoie à la piste de réflexion ouverte par Jean-Pierre Gaudin, Gouverner par contrat. L’action publique en question, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, lorsqu’il parle du « filtrage » et de la construction de « l’interlocuteur valable », et Patrick Le Galès, Mark Thatcher (dir.), Les réseaux de politique publique, Paris, L’Harmattan, 1995. 10 La gouvernance à niveaux multiples met l’accent sur les contacts noués entre acteurs sub-nationaux et institutions communautaires, notamment à propos de la montée en charge des régions et de l’affaiblissement des Etats : Liesbet Hooghe (dir.), Cohesion policy and European integration : building multi-level governance, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; Gary Marks, Liesbet Hooghe, Kermit Blank, « European integration from the 1980s : state-centric v. multi-level governance », Journal of Common Market Studies, 34(3), 1996, pp. 341-378. 11 C’est notamment ce que souligne Emiliano Grossman, « L’Européisation des structures de représentation des intérêts : le cas des associations bancaires », Politique Européenne, 7, 2002, pp. 43-65.

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coalitions transversales entre acteurs publics et privés12. C’est particulièrement vrai pour les

organisations de défense des travailleurs frontaliers, dont la raison d’être touche à des perceptions

locales d’écarts transnationaux relevant de réglementations diverses – infra-étatiques, étatiques et

communautaires –, ce qui amène leurs responsables à se penser dans la relation entre ces différents

niveaux d’intervention publique, de « bas en haut » et de « haut en bas » tout à la fois. On pourra

alors tenir ces deux faces des processus d’européanisation trop souvent étudiées de façon séparée

dans les approches top-down ou bottom-up13.

C’est bien dans cette dimension d’analyse de la gouvernance volontairement ancrée dans la

sociologie politique – et non pas limitée à un problème de coordination à résoudre14 – que le choix

de s’appuyer sur une étude de cas se justifie. Outre le problème de l’adaptation aux conditions de

travail sur le plan des mentalités ou de la « culture d’entreprise », c’est la situation juridique de ces

frontaliers qui ne va pas de soi, que l’on songe à la protection sociale (entre trois régimes différents

pour les frontaliers français : régime général de la Sécurité Sociale / régime local d’Alsace-Moselle

/ régime belge, luxembourgeois, allemand, suisse, italien, monégasque ou espagnol), aux conditions

de licenciement et aux indemnités de chômage, aux régimes d’invalidité, des accidents de travail, de

la retraite, des contributions sociales, etc., qui ne coïncident pas entre les différents Etats (membres

de l’Union Européenne, ou non, dans le cas de la Suisse ou Monaco), et peuvent aboutir à des

situations difficiles ou inéquitables.

Or, la spécificité de ces questions n’a guère été investie par les organisations représentatives

« traditionnelles », comme les centrales syndicales nationales, ce qui permet de comprendre

l’émergence de structures associatives ad hoc. Peu de recherches ont été consacrées aux stratégies

européennes des organisations syndicales et professionnelles françaises15 ; ce « vide » est peut-être

d’autant plus regrettable que le cas français est généralement présenté comme exemplaire du

« modèle étatique » de gestion publique, pour mieux souligner son découplage avec le « modèle »

12 Markus Jachtenfuchs, Beate Kohler-Koch, “Regieren im dynamischen Mehrebenesystem”, in : Markus Jachtenfuchs, Beate Kohler-Koch (eds.), Europäische Integration, Opladen, UTB/Leske & Budrich, 1996, p. 29. 13 Dans le premier cas, l’européanisation des politiques publiques est perçue essentiellement à travers les interventions des acteurs communautaires et les adaptations consécutives des acteurs nationaux à ces contraintes imposées par le haut. Certains ont vu là une marque de l’inscription des travaux sur l’Europe dans la « science politique normale » : cf. Patrick Hassenteufel, Yves Surel, « Des politiques publiques comme les autres ?: construction de l’objet et outils d’analyse des politiques européennes », Politique Européenne, 1, 2000, pp. 8-23. Suivant la seconde posture, au contraire, il s’agit de considérer davantage les éléments nationaux et infra-nationaux qui contribuent à l’intégration européenne : cf. Romain Pasquier, « L’européanisation “par le bas” : Les régions et le développement territorial en France et en Espagne », in : Joseph Fontaine, Patrick Hassenteufel, To change or not to change, Rennes, PUR, 2001. 14 On pourrait penser ici à Jan Kooiman (dir.), Modern Governance, Londres, Sage, 1993. 15 A l’exception récente de Christine Quittkat, « Les organisations professionnelles françaises : Européanisation de l’intermédiation des intérêts ? », Politique Européenne, 7, 2002, pp. 66-95.

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européen16, ce qui ne faciliterait pas l’adaptation des acteurs nationaux17 ; le terrain retenu permet

d’avancer dans cette direction de façon originale et moins « massive ».

Du point de vue méthodologique, j’étudie l’activité des organisations apparues en Alsace-

Lorraine : Comité de défense des travailleurs frontaliers (CDTF) de Moselle, section des frontaliers

français de l’OGB-L18 d’Audun-le-Tiche, Association des Frontaliers d’Alsace-Lorraine et Union

des Frontaliers Européens dans le Bas-Rhin, Comité de défense des frontaliers du Haut-Rhin, Union

Européenne des Frontaliers à Saint-Louis, etc., en les comparant systématiquement aux autres

structures fondées le long des frontières françaises, comme le Comité des frontaliers de Musson et

Les Frontaliers Inquiétés d’Anor sur la frontière belge, le Groupement Transfrontalier Européen

d’Annemasse, la section monégasque, ou encore le Comité des frontaliers d’Hendaye. Pour ce faire,

j’ai diffusé de février à décembre 2002 auprès des différentes organisations concernées un

questionnaire comportant des occurrences standardisées et des demandes ouvertes. Les réponses

obtenues m’ont permis de disposer d’informations de base et, de proche en proche, de contacter

l’ensemble de ces structures qui ne sont pas toujours recensées. L’analyse de ces données a affermi

la problématique et les pistes de recherche, qui se fondent sur des entretiens avec les responsables

associatifs frontaliers, mais aussi des syndicalistes, élus et animateurs économiques investis

professionnellement dans cette sphère d’activité, afin de confronter les points de vue et d’autoriser

des recoupements. Dans le même sens, l’étude est complétée par l’exploitation d’archives

publiques, de la presse régionale ainsi que des nombreux bulletins édités par les collectifs de

frontaliers.

Cette focale est spécialement heuristique pour interroger les dynamiques juridiques de la

convergence, à la fois terrain exemplaire et miroir grossissant des enjeux qu’elles sous-tendent. On

verra que les évolutions de l’action publique émergent par le biais de ces destinataires singuliers

que sont les frontaliers, lesquels développent des initiatives militantes afin de revendiquer la prise

en compte de leur situation originale à l’heure de l’Europe, en se fondant sur des usages singuliers

du droit – en particulier le droit communautaire. Travailler sur ces collectifs revient alors aussi à

jeter un éclairage original sur le domaine actuellement en renouveau de l’analyse des groupes

d’intérêt en Europe19. Si ces derniers ont été très tôt présentés comme un facteur d’intégration

16 Des analyses comparatives France/Allemagne/Grande-Bretagne en termes de « styles nationaux » de politiques publiques par rapport à un « modèle européen » ont été menées notamment par Yves Mény, Pierre Muller, Jean-Louis Quermonne (dir.), Politiques publiques en Europe, Paris, L’Harmattan, 1995. 17 Ce qu’ont soutenu en particulier T. Risse, M. GreenCowles, J. Caporaso (eds), Transforming Europe. Europeanization and Domestic Change, Ithaca, Cornell University Press, 2001. 18 Onofhängege Gewerkschaftsbond Lëtzebuerg : Confédération syndicale indépendante du Luxembourg. 19 Pour preuve le numéro récent de la revue Politique Européenne, « Les groupes d’intérêt et l’Union Européenne » (7, 2002), notamment Emiliano Grossman, Sabine Saurugger, « Etudier les groupes d’intérêt en Europe », pp. 5-17.

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communautaire, en particulier dans la littérature néo-fonctionnaliste20, l’analyse des organisations

de travailleurs frontaliers participe plus finement peut-être d’une réflexion sur la gouvernance qui

permet de rendre raison de la direction prise par les stratégies d’influence, vers l’Europe. Du coup,

on souhaite ici penser en relation deux séries de questions corrélées aux processus

d’européanisation : D’une part, à quelles conditions un groupe constitué dans un cadre local est-il

amené à prendre en considération la dimension européenne dans son activité de défense d’intérêt ?

De l’autre, de quelle manière ce même groupe peut-il intervenir vis-à-vis des instances européennes

et se faire reconnaître comme interlocuteur à ce niveau ?

De la sorte, c’est spécifiquement la transnationalisation comme mode d’européanisation de

l’action collective qui nous retiendra21, en ce qu’elle constitue une remise en cause progressive

aussi bien des accords nationaux que bilatéraux et supranationaux existants. Apparaissent alors

schématiquement trois degrés possibles d’avancement du processus, que l’on souhaite apprécier

dans les développements qui suivent, soit, si l’on reprend les termes de Christine Quittkat :

« Dans sa forme la plus simple, l’européanisation est la conscience de l’existence d’un autre niveau

– supranational – de prise de décision, qui incite les organisations professionnelles à fonder des

groupes d’intérêt européens ou à adhérer à l’un d’entre eux, et à établir des contacts sporadiques

avec les acteurs publics communautaires. L’européanisation sous une forme plus avancée implique

le transfert des routines nationales d’intermédiation des intérêts vers le nouvel espace politique. Les

activités d’intermédiation des intérêts ne sont plus limitées à la seule élaboration des politiques

nationales, le processus européen de prise de décision devenant un champ d’activités également

important et bien observé. Finalement, dans sa signification la plus vaste, l’européanisation

représente plus que le transfert des stratégies d’intermédiation des intérêts vers le niveau européen.

Elle implique l’élargissement de l’espace d’action politique et de l’horizon de perception de la

dimension européenne. L’européanisation de l’intermédiation des intérêts dans son sens le plus

large peut donc être identifiée empiriquement quand les stratégies européennes d’intermédiation des

intérêts correspondent à la logique d’influence européenne »22.

Les collectifs frontaliers se révèlent hybrides à plusieurs titres : par leur histoire, leur

fonctionnement et les objectifs poursuivis (I), par leurs moyens d’action (II), et enfin par leur

positionnement dans l’architecture institutionnelle transfrontalière (III). Ces nouvelles relations

20 Voir David Mitrany, A Working Peace System : an Argumentation for the Functionalist Development of International Organizations, Londres, Oxford University Press, 1943 ; Ernst B. Haas, The Uniting of Europe : Political, Social and Economic Forces 1950-57, Stanford, Stanford University Press, 1958 ; Léon N. Lindberg, Stuart A. Scheingold, Europe’s Would-Be Polity: Patterns of Change in the European Community, Harvard, Harvard University Press, 1970. 21 Selon Richard Balme et Didier Chabanet, la transnationalisation renvoie à une transformation profonde des acteurs, qui ne s’inscrivent plus exclusivement dans le contexte d’un seul Etat, mais dans deux pays ou plus, sinon au niveau communautaire comme cadre pertinent de l’organisation des intérêts (« Action collective et représentation des intérêts dans l’Union Européenne », communication à l’Institut Universitaire Européen de Florence, 19 mai 2000). 22 Christine Quittkat, « Les organisations professionnelles françaises… », art. cit., pp. 68-69.

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transnationales fondées sur des références permanentes à la construction européenne peuvent être

lues comme un laboratoire pour la « réinvention de l’action publique » dans une Europe à la

recherche d’un approfondissement des liens entre ses membres et d’une citoyenneté effective.

Des organisations d’« entre deux »

Les organisations de défense des frontaliers sont marquées dès l’origine par une dualité : si

une « préhistoire » syndicale a façonné l’identité des principaux animateurs, ces derniers se

démarquent ostensiblement des centrales nationales, qui se seraient nullement préoccupés de la

« spécificité frontalière ». On souhaite ainsi saisir les trajectoires convergentes de ces acteurs qui se

tournent aujourd’hui vers l’Europe, tout en soulignant l’importance des caractéristiques

organisationnelles de ces groupes dans leurs stratégies d’action23.

Une genèse entre syndicalisme et spécificité frontalière : un rapport aux syndicats complexe dès l’origine

Deux « modèles » juridiques de constitution des organisations de travailleurs frontaliers

existant le long des frontières françaises peuvent être dégagés : l’association et la section syndicale

spécifique ; ils sont significatifs de l’ambivalence des relations entretenues entre les structures de

frontaliers et les centrales syndicales nationales.

L’apparition de ces organisations date pour l’essentiel des années 1970. L’augmentation

quantitative des relations de travail transfrontalières a entraîné une prise de conscience : « Pas que

les problèmes n’existaient pas avant, mais finalement quelque part on était très marginal par rapport

à la masse des salariés en France. Je crois qu’en 1970 il devait y avoir à peu près 2000 travailleurs

frontaliers au Luxembourg. Donc les problèmes existaient, mais je pense que plus ça s’est

développé et plus les gens se sont structurés ». Le constat est largement partagé ; constitué en 1957

suite aux mesures de contrôle administratif des frontaliers travaillant en Suisse prises par le

gouvernement français, le CDTF du Haut-Rhin connaît un réel essor dans les années 1969-1977, par

épisodes, en réagissant à chaque fois à des réglementations nationales qui paraissent

discriminatoires à ses membres et élargissent ainsi son audience24.

23 On admet très généralement que la représentativité et les ressources pèsent sensiblement sur les stratégies des organisations, dans la mesure où la première est liée aux perspectives d’accès aux acteurs politiques (Mancur Olson, La logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978), et que les ressources (budget, personnel,…) influencent le répertoire des activités et/ou des instruments du groupe (P. Schmitter, W. Streeck, « The Organization of Business Interests », MPfG Discussion Paper 99/1, 1999, pp. 1-95). 24 Voir les souvenirs de Simon Kessler, président du comité : Le Coin, Strasbourg, Imprimerie des DNA, 1970 (avec A. Steinbach), et Frontaliers d’Europe, Strasbourg, Ed’Image, 1991.

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La forme la plus répandue est l’association loi 1901 (ou 1908 en Alsace-Moselle). Ces

comités naissent en marge des centrales syndicales nationales en raison de la non-prise en compte

du phénomène frontalier. Ainsi, en Moselle :

« Y’avait personne qui était là. Personne ne s’occupait ! C’est uniquement les frontaliers qui

devaient se prendre eux-mêmes en charge. C’est pour ça qu’en décembre 1977 l’organisation s’est

créée. Donc on est parti de zéro. Y’a un collègue, M. H., notre ancien, 73 ans, il avait entendu qu’il

y avait une organisation qui était déjà en route dans le Bas-Rhin, et il a pris contact avec ces gens-

là. Donc il a dit : "Pourquoi pas. On peut aussi mettre en place quelque chose chez nous". Il a mis

un article dans le journal : "Un comité s’est créé, avec 2-3 personnes". Et moi j’ai lu dans la presse,

et je suis allé le voir. De fil en aiguille, c’est comme ça que ça s’est monté ».

Face aux appareils syndicaux, c’est la ressource du bénévolat qui est mise en avant. Les difficultés

pour conjuguer les emplois du temps professionnel et associatif sont pointées comme autant de

signes de dévouement à la « cause frontalière » – cet échange le montre :

« AS : Va y avoir une réunion qui va se faire, certainement la semaine prochaine déjà, il faut qu’on

en discute.

FH : Déjà la semaine prochaine ?

AS : Ouais. J’ai vu le député il y a deux semaines. Et là on veut créer l’événement un peu, faire

venir des gens de la caisse de maladie allemande, caisse de maladie française, des parlementaires du

bassin, et pour voir comment on peut arriver à débloquer la situation pour la reconnaissance des

taux d’invalidité.

FH : Tu ne sais même pas si du côté allemand ça va marcher ! Ce coup est tellement court. Bon,

quel jour que c’est ?

AS : C’est mercredi. A 10 heures, le matin.

FH : Oh p….. !

AS : Donc il faut prendre le train, le premier, à 4 h du matin certainement, je sais pas. Et encore, il

faut avoir des congés. C’est ça le problème avec le bénévolat, on bouffe pas mal de jours de congé,

sur ses heures de loisirs ».

Ce trait majeur différencierait la forme associative de la section syndicale spécifique. On

désigne ici le processus par lequel une centrale syndicale nationale a institué en son sein une

structure accueillant spécialement les travailleurs frontaliers issus du pays voisin. C’est le cas de

l’Union des Syndicats de Monaco, ainsi que de l’OGB-L. Là, cette voie particulière s’explique par

la configuration du Benelux, qui a permis de tisser des liens transnationaux précoces entre

Luxembourg, Belgique et Pays-Bas, y compris au niveau des organisations syndicales :

« A l’OGB-L, des structures frontalières il y en a des plus anciennes que la nôtre, créée en 1972.

Parce que dans le cadre du Benelux, ils avaient déjà une certaine expérience, les structures

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frontalières belges existent depuis le début des années 60. Donc finalement ce qui a fait aussi qu’au

niveau OGB-L c’était naturel qu’il y ait ces structures pour les frontaliers français, comme il y a une

structure également pour les frontaliers allemands ! Donc il y avait cette culture syndicale un peu,

peut-être pas européenne, mais interrégionale, et je pense que c’est ce qui a fait le déclic ».

Ainsi, selon les configurations locales et régionales, l’impact de l’européanisation sur les

institutions et les groupes d’acteurs en jeu dans les relations de travail transfrontalières est

susceptible de variations25. Ceci peut expliquer que le mouvement des frontaliers soit en l’espèce

demeuré à l’intérieur des formes syndicales, même si les « cultures syndicales » française et

luxembourgeoise ne coïncident pas naturellement : « Nos cultures syndicales étaient différentes, ça

n’a pas toujours été facile ! Encore à l’heure actuelle il y a des sujets où on n’est pas vraiment

d’accord, mais ça n’a pas empêché qu’on marche ensemble, et qu’on aboutisse dans des dossiers,

avec nos mentalités, avec nos coups de gueule aussi ! ». L’identité sociale des porteurs de la « cause

frontalière » permet de mieux comprendre ces tensions plus ou moins exprimées ou contenues.

Des acteurs à l’identité sociale singulière

Bien souvent, c’est autour d’une ou deux « personnalités » que s’organise la vie de la

structure. Ceci est net pour Simon Kessler à l’UEF, comme pour Jean-Luc Johaneck au CDTF du

Haut-Rhin, ou encore, dans une version « petit comité », au CDTF de Moselle autour d’Arsène

Schmitt (président), François Hiegel (vice-président) et Marcel Hantz (président d’honneur).

L’identité de ces dirigeants est marquée par un engagement précoce dans l’univers syndical : « Moi

personnellement je suis militant syndical depuis l’âge de 14 ans, quand j’ai commencé mon

apprentissage. Et depuis j’ai jamais cessé, des responsabilités syndicales en Allemagne et dans des

Comités d’entreprise ». Ou cet autre : « Je pense qu’il y a quand même quelque chose d’historique :

dans le bassin lorrain il y avait une culture syndicale très forte, et finalement, avec les premiers

sidérurgistes qui ont été au Luxembourg, on a retrouvé cette culture syndicale française au

Luxembourg : ils étaient militants côté français et ils ont continué le militantisme côté

luxembourgeois. Si vous prenez l’OGB-L, on arrive quand même pour les frontaliers français à un

taux de syndicalisation entre 20 et 25 %. C’est plus que ce qu’on peut imaginer en France ».

25 Un parallèle peut être fait avec Romain Pasquier, La capacité politique des régions. Une comparaison France-Espagne, thèse de science politique, Université de Rennes I, 2000 : les régions dans lesquelles des pratiques politiques spécifiques préalablement structurées facilitent l’action collective se révèlent mieux à même de se positionner dans les échanges inter-organisationnels et les nouveaux réseaux politiques qui s’organisent à l’échelle européenne.

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L’action syndicale est associée à un travail concret, susceptible de faire évoluer les choses –

au contraire d’autres engagements comme les mandats électifs, qui posent des difficultés

spécifiques aux frontaliers ; par exemple au Luxembourg26 :

« Y’a des gens dans notre comité qui sont élus locaux. C’est pas évident. Vous avez des entreprises

qui donnent les possibilités de participer à des commissions, et il y en a d’autres qui disent que c’est

pas leur problème. Moi j’y étais et puis j’ai laissé tomber. De toute façon c’est pas gérable. On dit

au citoyen européen "Tu peux être élu", oui, mais à quoi ça sert d’être élu si je travaille dans un

autre pays et on me libère pas, c’est aberrant ! On parle de citoyenneté, et puis on s’aperçoit que on

en est loin ! »

Plus précisément, on repère la prégnance d’un syndicat français particulier : la CGT. Cette

tendance lourde peut être liée à une implantation dominante dans la sidérurgie lorraine : « Ici c’était

pratiquement que CGT. Ce qui fait que ces gens se sont retrouvés au Luxembourg, avec leur passé

de CGTistes, hein ». Mais le constat est bien plus large. En Moselle-Est, terre pourtant usuellement

« modérée » dans ses expériences politiques et syndicales27, le président du CDTF souligne : « Je

suis un ancien de la CGT quand je travaillais en France. J’avais des responsabilités à ce niveau ! ».

Plus que les autres syndicats, la CGT semble avoir pris le parti de jouer la collaboration avec les

organisations de travailleurs frontaliers. Cette particularité explique la signature de partenariats, en

même temps qu’elle permet de saisir les rapports fluctuants avec les autres centrales françaises. Ce

responsable frontalier OGB-L le souligne :

« Nous, ça fait 2-3 ans, on a scellé un accord de coopération avec la CGT, qui a concrétisé de très

bonnes relations depuis la création. Mais vous prenez l’autre syndicat luxembourgeois, il a signé un

accord avec la CFDT ! Ben, je dirai, les centrales se rapprochent. Le phénomène frontalier, on s’est

aperçu que 52 000 sur le marché de l’emploi luxembourgeois, c’est énorme. Et puis ça représente

aussi un potentiel pour les syndicats ! Bon, faut quand même pas se leurrer, c’est comme ça ! […]

Si vous avez un travailleur qui a été licencié, qui me dit : "Je vais me retourner vers la France", je

l’envoie à la CGT, parce qu’on travaille avec eux. Comme la CGT, à partir du moment où elle a un

frontalier, on vous aiguille à la section des frontaliers de l’OGB-L. Vous voyez… ».

Le fonctionnement quotidien de ces collectifs originaux confirme ce trait hybride, qui

permet d’approcher d’autant mieux les modalités de la gouvernance multi-niveaux associée à la

construction européenne et à ses effets au niveau national et infra-étatique.

26 Le règlement grand-ducal du 19 avril 1994 sur le congé politique pour exercice d’une fonction élective s’applique exclusivement aux élus locaux du territoire luxembourgeois, écartant donc les travailleurs frontaliers élus en France (problème d’autorisation d’absence vis-à-vis de l’employeur, non-rémunération, etc.). 27 On renvoie à Serge Bonnet, Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, Armand Colin, Cahiers de la FNSP, 181, 1972 ; et, pour l’espace est-mosellan, à notre thèse de science politique : « Les transformations de la notabilité : l’industrie faïencière à Sarreguemines (de 1836 à nos jours) », IEP Strasbourg, janvier 2000.

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Un fonctionnement d’« entre deux » : entre militance et prestation de services, entre syndicalisme d’entreprise et spécificité frontalière

L’activité des organisations de frontaliers se décompose en deux fonctions qui apparaissent

à l’analyse bien distinctes. Le président de la section des frontaliers français OGB-L ne le cache

pas : « Si vous voulez, on a deux rôles quand même assez différents. Un, c’est tout ce qui est

traitement des dossiers et information, ça c’est une grosse partie de la besogne. Deuxièmement,

c’est le rôle politique de la section, essayer de syndiquer le plus de monde possible ».

Des syndicats « bis » ?

Pour qui se rend dans les locaux des structures de frontaliers ou encore assiste à leurs

Assemblées Générales, la ligne qui les séparerait de syndicats « classiques » peut sembler mince. Le

cas le plus net de ce brouillage est la section des frontaliers OGB-L. Le siège d’Audun-le-Tiche est

un parfait local syndical : le bureau des permanences frappe par les drapeaux rouges au mur,

casques blancs de mineurs sur l’armoire, affichettes militantes derrière le bureau, etc. Quant au

président, il a toutes les apparences du « parfait syndicaliste », et les cultive – si l’on pense qu’il est

venu spécialement pour notre rendez-vous : barbe sombre peu soignée, médaille du Ché au cou,

vieux tee-shirt avec une grosse inscription « Gentil mais pas con »… La caractéristique vaut aussi

pour les associations, à l’exemple des A.G. du CDTF Moselle ; il n’est besoin que de souligner la

« décoration » de la salle par de nombreuses banderoles rouges, incrustées du macaron du Comité

ou du syndicat allemand IG-Metall, sur lesquelles on peut lire :

« CSG – VICTOIRE – CRDS » (dans la salle) ;

« VIVRE, C’EST LUTTER » (au pupitre où se tiennent les discours) ;

« TOUS ENSEMBLE Justice sociale – Solidarité – Tolérance – Paix » (devant l’enfilade de

bureaux au premier rang de la scène, où siègent les responsables du Comité) ;

« VICTOIRE Réintégration dans le régime local » (à l’arrière-plan de la scène) ;

« Assemblée Générale Annuelle

Comité de défense des travailleurs frontaliers de la Moselle

FAIRE L’EUROPE DES TRAVAILLEURS

Pour un monde de PAIX et de justice sociale » (banderole suspendue au-dessus de la scène) ;

« Solidarité avec le DGB » (côté latéral gauche de la scène), etc.

Les discours publics autant que nos entretiens sont marqués par des propos militants

stéréotypés « lutte des classes » ; par exemple :

« Partout la flexibilité qui se met en place, les conventions collectives qui sont attaquées… Mais en

ce qui concerne la spéculation, la corruption, la dictature des marchés financiers, on n’en parle pas.

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Alors nous, c’est faire prendre conscience aux gens qu’il faut se battre pour avancer, pour créer une

société plus humaine. Donc ça c’est nos convictions ! De toute façon, il y a toujours un chiffre :

80% de la ressource de la planète sont utilisées par 20% de la population. Donc ça ne peut pas

continuer comme ça, un jour ou bien ça pète ou bien les "grands de ce monde" prennent

conscience… Mais c’est pas demain la veille ! On a encore du pain sur la planche ! ».

Aussi, les associatifs frontaliers appellent régulièrement leurs membres à adhérer au syndicat du

pays d’activité : « Ça c’est très important pour nous de manifester cette solidarité, et nous appelons

bien entendu toujours les travailleurs frontaliers, dans toutes nos réunions, à adhérer dans les

syndicats des lieux de travail ». De même ce responsable du CDTF Haut-Rhin : « Moi je dis que les

gens doivent prendre leurs responsabilités aussi. Il y a des instances comme IG-Metall, IG-Medien,

on peut rejoindre ces syndicats allemands. Ces gens-là sont couverts, ils ont toutes les instances

derrière eux en cas de licenciement. Mais beaucoup disent "Ah, ça revient trop cher ce qu’on

m’enlève". Mais bon, quand vous êtes licencié, c’est pas trop cher, hein ».

L’unité de vision serait donc réelle et le travail parfaitement complémentaire entre le

syndicat dans l’entreprise et les organisations de défense sur les problèmes juridiques du statut de

frontalier : « Dans l’entreprise, c’est pas du tout pareil. Vous avez des problèmes qui sont liés à

l’application de la convention collective, ou à la non-application d’une législation bien spécifique

en matière de congés, en matière de férié, au niveau maladie, au niveau accidents du travail, et ça

c’est mené par le syndicat là-bas ». Certains élus prennent d’ailleurs acte d’une telle « division du

travail », tel ce député d’une circonscription frontalière : « On peut considérer que le Comité de

défense est en quelque sorte le syndicat des frontaliers. D’ailleurs chaque fois qu’il y a l’A.G., il y a

les représentants syndicaux qui interviennent et qui, à mon avis, confient la défense de cette

problématique au comité. C’est en quelque sorte un relais des syndicats ».

Mais en pratique pareille césure ne tient pas. Par exemple, le président du CDTF Moselle est

lui-même responsable du comité d’entreprise chez son employeur allemand :

« Nous on se bat quotidiennement dans nos boîtes, moi je suis responsable d’un comité d’entreprise,

où on a bataillé avec mon employeur pendant deux années pour une convention, où lui voulait plus

payer les heures supplémentaires. Parce qu’on imprime les journaux officiels de la Communauté

Européenne, donc y’a toujours des appels d’offre, tous les cinq ans. "Vous vous rendez compte, nos

charges sont trop élevées…". On entend les mêmes slogans, les mêmes lamentations de part et

d’autre de la frontière. Donc là il faut avoir les reins solides et batailler fermement ».

La frontière se brouille alors considérablement :

« Y’en a certains qui pensent que du moment qu’ils sont adhérents chez nous, bon… pas besoin de

syndicat ! Nous normalement on s’intéresse à ce qui touche aux écarts de législation. Mais pour

défendre leurs intérêts au niveau du lieu de travail, c’est le syndicat qui est là pour ça. Malgré que

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dans les petites boîtes, si des fois il y a une demande, on essaie, on téléphone quand même. Dès

qu’ils entendent qu’il y a un collectif là-derrière, ils changent leur fusil d’épaule ! On l’a déjà fait,

plus d’une fois, c’est sûr. Eh oui ».

Un prestataire de services pour travailleurs frontaliers ?

Le discours de lutte des classes ne doit pas faire illusion, l’activité ordinaire des collectifs

frontaliers est l’information et la défense juridique de leurs mandants :

« On a de plus en plus une mission d’information, sur la fiscalité, sur ce qui est social, salaire social

minimum ou tout ce qui touche aux allocations familiales. Et la défense juridique des droits : la

personne on l’aide vraiment, hein, on a une mission très large. […] Mettons que vous venez me voir

pour un licenciement. D’abord je vais vous expliquer les premières démarches, donc du côté

français, pour le chômage, parce qu’il y a un formulaire européen à récupérer. Tout ça c’est assez

technique, mais c’est quand même rôdé. Et de l’autre côté, il y a toutes les procédures à respecter, à

savoir si c’est un licenciement avec préavis ou avec effet immédiat… Je vais aiguiller la personne et

on va faire la demande de motifs. Quand on a les motifs, on va contester le licenciement. Soit il y a

peut-être un arrangement à l’amiable entre parties qui est possible, soit il n’y en a pas. A partir du

moment où la personne est adhérente, on monte le dossier juridique, on l’envoie chez un avocat,

l’avocat prend le relais et il va devant les juridictions du travail. Et c’est pareil pour les juridictions

sociales ».

Signe de l’entrée dans une logique de services, mes interlocuteurs se préoccupent de

mesurer la satisfaction des adhérents sur le critère du succès des actions en justice : « Quand les

gens viennent me voir, je vais pas leur dire qu’on gagne 100% des procès, c’est pas vrai. Mais je

pense que les gens sont satisfaits, parce que sinon on aurait un problème d’effectifs. Et vu le taux

d’adhésion qui ne cesse d’évoluer au niveau frontaliers français, c’est qu’il y a une certaine

reconnaissance à ce niveau ». La « couverture juridique » est utilisée comme argument pour

convaincre les frontaliers de « s’assurer » par une adhésion : « De dire on rentre à 14 ans dans une

boîte et on sort à 57 ans, c’est fini ! Les gens sont appelés à faire plusieurs entreprises dans leur vie

professionnelle. Dans la majorité des cas ça finit toujours par un licenciement. Donc je dis aux gens,

je vous conseille d’adhérer ne serait-ce que pour la protection juridique ».

La réalisation de fiches et chroniques juridiques présentant les différences de législations

nationales se comprend dans le même sens. Ici prend place une publication comme Le Frontalier,

bulletin du CDTF Moselle, qui présente tous les trois mois aux adhérents de nombreuses mises en

situation et des explications pédagogiques : « Infos pratiques », questions/réponses, point sur les

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évolutions récentes du droit, etc.28 De la même façon, la section des frontaliers OGB-L édite

régulièrement un catalogue de revendications sous forme de fiches techniques, avec un descriptif

juridique et des conseils pratiques. Quant à l’UEF, son responsable profite du bulletin local BLIC29,

diffusé dans le Sud de l’Alsace pour diffuser régulièrement des notes de vulgarisation sur des points

de droit, ainsi que des études comparatives version « magazine de consommateurs ».

Tout aussi significatifs sont les liens tissés entre de nombreuses organisations de frontaliers

et différents organismes bancaires, assurantiels et de tourisme. Par exemple, pour les frontaliers

français de l’OGB-L : « On a un accord de partenariat avec une mutuelle pour la protection sociale.

Et puis de temps en temps on fait un accord avec la banque d’ici, ils font des prêts un peu spéciaux

pour les travailleurs frontaliers ». Preuve d’un registre mal accordé chez les intéressés eux-mêmes,

mon interlocuteur prend soin de souligner le choix d’une « mutuelle ouvrière » : « La mutuelle,

c’est la MGTL, Mutuelle générale des travailleurs lorrains. Y’a d’autres groupes qui nous avaient

interpellés, mais on a dû faire un choix, y’avait des banques,… On a fait le choix de proximité, et

aussi faut savoir quand même que c’est une mutuelle issue du milieu ouvrier, qu’on a voulu garder

un peu cette philosophie. C’est quand même à nous de gérer notre protection sociale, et pas aux

groupes, voilà ». De même, au CDTF Moselle, on insiste sur la sollicitation des adhérents et le

support financier que cela procure pour l’édition du bulletin Le Frontalier, qui comprend des pages

de publicité insérées par ces organismes-partenaires :

« On a des petits services qu’on peut également proposer aux travailleurs frontaliers. On a mis en

place une assurance complémentaire santé, avec le Crédit Mutuel. Ils ont des tarifs qualité-prix qui

sont bons. Suite à une forte demande des travailleurs qui voulaient avoir une assurance

complémentaire maladie. On a également mis en place un truc avec Touristra. C’est une agence de

voyage, c’est "Tourisme et travail" dans le temps, ça a été créé dans les années 30, par la CGT. On

est aussi partenaire avec la CAMIF. La Banque Populaire de Lorraine aussi, ils proposent des

services un peu attrayants pour les travailleurs frontaliers. En même temps eux nous font tous les

virements automatiques gratuitement. On voulait pas trop rentrer dans ce jeu-là, mais c’était une

demande, et ils mettent leur pub dans le journal. C’est un canard qui revient à 50 000 F ! C’est sûr

que ça grève le budget quand même ».

En effet, ce sont avant tout les avantages concrets, et notamment la défense juridique, qui

motivent les adhésions aux organisations de défense30. Par exemple, les personnes qui prennent la

28 Par exemple, dans la livraison du 4ème trimestre 2001 sont développés les délais de préavis de licenciement, les trop-perçus de la part de la Caisse d’Allocations Familiales, le formulaire E 301 pour les ASSEDIC, ou encore la différence entre incapacité professionnelle de travail (Berufsunfähigkeit) et l’incapacité générale de gain (Erwerbsunfähigkeit) en Allemagne, etc. : Le Frontalier, 4/2001. 29 Bulletin de Liaison et d’Information du Consommateur, édité par l’association DIC (Défense et Information du Consommateur, association inscrite au tribunal de Huningue). 30 On peut penser à une modalité particulière découlant du « paradoxe de l’action collective » d’Olson, lorsque l’auteur pointe l’importance des « incitations sélectives » et autres « sous-produits » appropriables privativement dans la réussite

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parole lors des A.G. sollicitent le soutien de l’association par rapport à une situation personnelle :

des horaires de travail jugés abusifs ici, la lenteur de la reconnaissance d’une maladie

professionnelle là, le risque de licenciement ailleurs, etc. Au contraire, l’absence

d’applaudissements spontanés durant les discours de « lutte des classes » peut s’analyser comme un

décalage par rapport à ce qui mobilise le public. Cette vision « utilitariste » va même jusqu’à agacer

ce bénévole : « Les gens, les ¾ savent pas lire l’allemand, ça c’est la première des choses, ils

travaillent en Allemagne et ils ne savent pas ! Et ça c’est vrai !! Je peux vous dire, je vois ça tout le

temps. Je me demande comment les gens travaillent, avec des machines numériques comme ils

disent ! Mais quand ils ont des problèmes, pour les impôts, pour tout, ils viennent nous voir, parce

que ça, ils trouvent ! Ah oui ! Là, ils sont les premiers, hein, pour pas payer ils sont là ! ». Le

phénomène est général ; au CDTF de Moselle aussi : « Tout le monde ne comprend pas toujours

notre politique. Très souvent les gens réagissent que quand ils sont dans le besoin. Alors ils

viennent déjà avec le dossier sous la main ! On les reçoit malgré tout ! Ça c’est notre devise. Y’en a

beaucoup qui viennent : "On a entendu parler de vous, voilà, j’ai un problème…" On connaît la

musique ! Il y a toujours des gens, ça leur revient même encore trop cher de payer… Notre

cotisation est ridicule : 20 € par an ». Cette dimension singulière suppose de la part des

« entrepreneurs de cause »31 de produire en permanence un discours de légitimation qui puisse

justifier aux yeux des pouvoirs publics comme de la population active nationale les revendications

permanentes des travailleurs frontaliers.

Un discours de la justification

Les collectifs s’emploient à faire évoluer deux images défavorables à leur action : celle du

frontalier-privilégié d’abord, celle du groupe d’intérêt corporatiste ensuite.

Sur le strict plan de leurs revenus, les travailleurs frontaliers ne semblent généralement pas

trop à plaindre. Que l’on pense au propos de ce directeur d’un OPHLM de l’est mosellan qui

explique l’inoccupation de certains logements par les revenus de la main d’œuvre ouvrière locale

occupée en Allemagne, qui « explosent » systématiquement le plafond établi au niveau national :

« On est tenu au barème des ressources. Au-delà, on ne peut plus loger. Que ce système soit normal

en Creuse, en Dordogne, dans l’Ariège, mais dans une région frontalière, comme nous, où l’ouvrier

qui travaille en Allemagne gagne 1,5 à 2 fois plus, je ne peux plus le loger ! Et c’est vrai pour nous,

c’est vrai pour le Luxembourg, la Belgique, ou alors pire : la Suisse, pour Mulhouse, Thann, tout ça,

d’une mobilisation collective : Mancur Olson, La logique de l’action collective, op. cit. Plus spécifiquement, le syndicalisme de clients version DGB allemand, majoritaire dans les pays européens, a pu ici influer directement sur les pratiques des organisations de frontaliers et les attentes de leurs membres. 31 Au sens de Howard Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, A.M. Métailié, 1985.

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ils s’arrachent les cheveux : ils n’ont personne à loger, ils dépassent tous le plafond de

ressources »32.

Pourtant, si l’on évoque les « privilèges » des frontaliers, tous mes interlocuteurs réagissent

en chœur – lorsqu’il ne le font pas d’emblée, « préventivement » en quelque sorte. Ainsi du

discours du président du CDTF Moselle lors de l’A.G. annuelle :

« C’est l’occasion pour la énième fois de dire haut et fort que les travailleurs frontaliers ne sont pas

une caste de privilégiés. Certains pensent encore que nous représentons un coût pour l’Etat français

et les institutions sociales, que nous mangeons à tous les râteliers, etc. Alors que nous sommes sur

le plan national la première entreprise à l’exportation. En effet, nous ramenons des milliards et des

milliards de devises à la France, sans oublier la conséquence du phénomène frontalier : le maintien

dans les régions frontalières d’un taux de chômage au plus bas. Alors, de grâce, arrêtons de

considérer les travailleurs frontaliers comme des privilégiés »33.

Trois arguments reviennent plus particulièrement. D’abord, les différences de salaires

seraient montées en épingle : « Il y en a beaucoup qui parlent : "Le Luxembourg, le salaire". Le

salaire social minimum luxembourgeois par rapport au SMIC français, il y a un peu plus de 1000 F

d’écart sur le brut. Si vous prenez quelqu’un de Moselle qui se déplace avec son véhicule personnel

à Luxembourg tous les jours, il a rien gagné, vous êtes d’accord avec moi ! ».

Ensuite, on ignorerait la réalité des conditions de travail difficiles dans le pays voisin pour

des personnes fragiles et sans diplômes : « Nous on voit des fiches de paie de travailleuses qui

travaillent à la chaîne dans des usines en Allemagne, elles gagnent même pas le SMIC français !

Qui travaillent dans des conditions scandaleuses. C’est souvent des gens qui n’ont pas de diplômes,

et puis même exploités ils sont contents de trouver quelque chose, ils sont dans l’obligation, vu leur

situation familiale, de trouver un job, à n’importe quel prix ».

Troisième élément de défense, le travail frontalier se serait imposé par nécessité dans des

zones frontalières économiquement en difficulté. L’argument est martelé avec insistance dans une

Lorraine sinistrée par la fin de l’exploitation du charbon et les crises de la sidérurgie34 : « Pour

nous, ici, c’est une nécessité ! Je ne vois pas où on irait travailler ! Franchement, il faudrait peut-

être qu’on ait des postes à pourvoir ici. Y’en a qui ont tendance encore à dire que on est des

privilégiés, qu’on va au Luxembourg parce qu’on veut bien. Non. On y va parce qu’on a besoin

d’un boulot. Mais la mentalité a changé. Les élus locaux, avant, si on venait 20 ans en arrière :

32 Entretien, Jean-Marie Peter, Directeur de l’OPHLM de Sarreguemines, 23/01/2002. 33 A.G. CDTF Moselle, 18/11/2001. 34 Voir Gilles Nézosi, « Vie et mort d’une identité professionnelle. L’idéologie de l’Homme du fer sur le bassin sidérurgique de Longwy », Revue Française de Science Politique, 48(5), 1998, pp. 625-644. Pour une analyse des difficultés de la reconversion de tels bassins, C. Beslay et alii, La construction des politiques locales. Reconversions industrielles et systèmes locaux d’action publique, Paris, L’Harmattan, 1998.

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"Oui, qu’est-ce que vous vous plaignez…" Maintenant, non. Vous savez, ils sont obligés, parce que

comme administrés bientôt ils ont que des frontaliers ».

Ce discours de justification touche surtout aux conditions de félicité des actions collectives

des structures de défense. « En Espagne, on nous traite comme des délinquants », lance le président

des travailleurs frontaliers d’Hendaye. Il faut éviter de sembler vouloir « tout jouer » dans une

perspective étroite d’intérêts corporatistes :

« Dans le cadre par exemple du dossier du droit local pour les retraités35, si on avait voulu, on avait

le Droit communautaire pour nous, on aurait gagné. Mais on s’est dit "Si quelqu’un a travaillé deux

ans en régime local et trente au Luxembourg…, là il y a quelque chose". Aujourd’hui tout le monde

veut tirer la couverture à soi, mais c’est nous les frontaliers qui avons proposé une solution avec des

conditions à remplir. On est allé plus loin que le droit communautaire. Donc on ne peut pas dire

qu’on n’est pas responsables ! »

Dans ces usages du droit au sein de l’espace européen se jouent la disqualification d’autres modes

d’intervention et la clôture de cet espace : le droit permet de sélectionner les représentants qui font

des propositions « raisonnables », en même temps que d’écarter les visions trop radicales. C’est le

même problème du corporatisme que souligne le président du CDTF Moselle en rappelant les

tensions qui sont nées avec des structures syndicales – y compris la CGT :

« On ne fait pas de corporatisme. Nos revendications, ça fait partie du contexte général des droits

des travailleurs. La CGT, elle nous a toujours un peu court-circuité au niveau CSG et CRDS, eux ils

étaient pour qu’on la paie. Au niveau local, ça allait, ils étaient d’accord avec nous, mais au niveau

régional, là c’était la grande guerre, même à coup d’articles de presse, comme quoi les frontaliers ils

ne manifestaient pas leur solidarité, "ils veulent le beurre, l’argent du beurre… et encore le cul de la

crémière", etc. Oui, c’est élégant, hein. C’était des slogans qui étaient tenus, vraiment ! ».

Mon interlocuteur reconnaît pourtant à demi-mots la réalité de la critique, lorsqu’il l’impute à

d’autres collectifs : « Chacun a sa philosophie. Y’en a qui sont beaucoup plus corporatistes, qui

voient que les problèmes frontaliers et s’occupent pas des problèmes généraux des travailleurs ».

35 Question de la réintégration des frontaliers français retraités d’Alsace-Moselle au régime local de la Sécurité Sociale.

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Des moyens d’action « entre deux »

Signe supplémentaire du caractère hybride des organisations de frontaliers, celles-ci usent de

deux répertoires d’action36, pratiques syndicales « classiques » basées sur la ressource du nombre, et

compétences plus spécialisées en termes d’expertise juridique.

Le jeu « classique » sur le nombre

Au delà de la vitalité de l’organisation qui en dépend au travers des cotisations, la dimension

collective de la mobilisation est présentée comme la condition sine qua non de sa réussite : « On est

dans un rapport de forces. Donc c’est sûr que plus on a de troupes derrière nous et plus on a de

poids ». Ce discours, qui rejoint celui des organisations professionnelles, passe par le recours à un

certain nombre d’outils d’expression du collectif sur la scène publique. On pense immédiatement

aux manifestations de rue37. Les comités de frontaliers n’y recourent cependant pas de façon

systématique, mais plutôt selon une logique du « coup d’éclat ». Cela a été le cas en 1998 à

l’initiative du CDTF Moselle contre la soumission des travailleurs frontaliers à la CSG et à la

CRDS : « Concernant la CSG-CRDS on a mis en place des rassemblements, c’était du jamais vu,

les travailleurs frontaliers dans la rue ! Y’avait 2 000 personnes, malgré le verglas et la neige. S’il

n’y avait pas eu le mauvais temps, y’en aurait eu 10 000 ! Donc là ils étaient fortement mobilisés ».

De la même façon, une manifestation organisée en avril 2000 par le CDTF du Haut-Rhin sur la

route reliant Saint-Louis (F) à Bâle (CH) a rassemblé plus de 5 000 personnes38. La manifestation

semble ainsi constituer un moyen de pression ultime pour débloquer une panne de dialogue avec les

pouvoirs publics.

En même temps, ce peut être là nécessité faite vertu : le nombre de travailleurs frontaliers,

même en croissance sensible, demeure limité et éclaté par nature tout du long des frontières

françaises. Ceci explique une stratégie de participation à des manifestations publiques, plus que

d’organisation de défilés propres, hors conjoncture de mobilisation toute spéciale39. Il est alors

possible de bénéficier indirectement du « nombre » mobilisé par d’autres organisations pour

appuyer un discours propre relayé par les médias : « On participe évidemment aux manifestations

36 Sur cette notion, voir Charles Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, Seuil, 1973, et sur son application à l’action des groupes d’intérêt, Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1994. 37 Voir notamment Pierre Favre (dir.), La manifestation, Paris, PFNSP, 1990. 38 Dernières Nouvelles d’Alsace, 12 et 13/04/2000 ; L’Alsace, 12/04/2000 ; Badische Zeitung, 13/04/2000. 39 Sur cet usage différencié du répertoire d’action collective en fonction des propriétés sociales des membres comme des caractéristiques propres de l’organisation, voir la thèse d’Eric Agrikoliansky, La Ligue des droits de l’homme (1947-1990). Pérennisation et transformations d’une entreprise de défense des causes civiques, IEP de Paris, 1997, et son article « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 1980 », Revue Française de Science Politique, 51(1-2), 2001, pp. 27-46.

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européennes, aux manifestations du 1er Mai, ou quand il y a des problèmes : l’an dernier il y avait

une manifestation dans le cadre de la fusion du groupe ARCELOR [sidérurgie], qui avait été

organisée conjointement avec les deux syndicats luxembourgeois, on a participé. C’est sûr que plus

on a de soldats et plus le rapport de forces est grand ».

Le nombre donné à voir est aussi un des objectifs des A.G. annuelles. Ainsi, le président du

CDTF de Moselle ne cache pas sa fierté d’avoir rassemblé en novembre 2001 une salle pleine au-

delà des 600 sièges disponibles : « Les A.G. sont toujours bien suivies : vous avez pu voir, pour un

dimanche matin, c’est pas mal ! Les syndicats n’en reviennent pas qu’on ait autant de monde ! Elle

était bien pleine, hein, la salle. Chaque année c’est pareil ». C’est bien là un intérêt de la séance :

attester devant les responsables politiques, administratifs et syndicaux de la région présents sur

place la réalité de la mobilisation des frontaliers. Leur président s’en félicite publiquement :

« Chers Amis, Chers Camarades, vous rendez aujourd’hui visible la solidarité qui anime le monde

frontalier, solidarité qui est déterminante dans nos actions, qui les rend crédibles auprès des

pouvoirs publics et des institutions de part et d’autre de la frontière. Je remercie également tous les

invités qui nous font l’honneur de participer à ce grand rendez-vous des travailleurs frontaliers. Oui,

l’Assemblée Générale, c’est toujours un temps fort de la vie de notre organisation et de la vie

sociale de notre région ».

Une autre façon d’exposer le nombre à la vue des élus et décideurs publics sans les

difficultés de la mobilisation physique des personnes est la pétition, dont les organisations de

frontaliers sont coutumières. Le président du CDTF Moselle explique : « On a lancé la pétition pour

la retraite, sensibiliser les pouvoirs publics à ce niveau. Y’en a un paquet ! [me montrant l’étagère]

Les deux boîtiers sont pleins, on attend encore un peu, après on va envoyer tout ça auprès du

Premier Ministre. Donc on commence à discuter de ce problème. On fait des campagnes de

pétitions, on l’a déjà fait pour la CSG-CRDS aussi ! ». Cette technique permet de produire une

représentativité, dont une association ne jouit pas au même titre qu’une centrale syndicale.

On comprend alors que les responsables frontaliers se saisissent davantage d’un travail de

lobbying juridique, même si ce registre peut sembler éloigné des discours de militance sociale : le

mode de constitution du groupe est contraint par le répertoire d’action disponible en même temps

que par le cadre d’action visé40. Alors que l’expertise juridique et les prises de position écrites sont

des instruments bien adaptés à la logique d’influence européenne, la mobilisation des personnes

concernées ne s’intègre pas aisément dans le système communautaire d’intermédiation des

intérêts41.

40 Cf. J. Greenwood, Representing Interests in the European Union, London, Mac Millan Press, 1997. 41 Voir notamment D. R. Imig, S. Tarrow (dir.), Contentious Europeans. Protest and Politics in an Emerging Polity, Rowman & Littlefield, Lanham, 2001.

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Le jeu sur l’expertise : usages singuliers du droit

A travers cet engagement associatif ou para-syndical, c’est l’apprentissage de savoir-faire

nouveaux de défense des adhérents qui se joue, reposant sur une appropriation singulière du droit, à

partir d’une pratique acquise « sur le tas » et le recours à des avocats spécialistes, en particulier

s’agissant d’opposer le droit communautaire ou les conventions internationales aux écarts de

législations nationales. Aussi, c’est bien d’un processus d’européanisation « par le bas » dont on

peut parler, mais dont l’originalité est d’être lié à des ressources « d’en haut » : les organisations de

frontaliers poussent à l’application du principe de libre circulation des personnes en matière de

travail, se positionnant comme un auxiliaire-expert de terrain des instances européennes, en même

temps que ces usages spécifiques du droit peuvent être interprétés comme une tentative visant à

transformer une contrainte (les disparités de longue date des normes sociales nationales) en

ressource dans un contexte favorable (la mobilisation pratique des normes européennes opposées

aux discours intégratifs demeurant « en surplomb »). Le rôle du droit apparaît ici à la fois comme

formalisation de l’intérêt défendu et comme inscription du groupe dans l’espace politique et social

européen, où le profil « marchand de droit » se révèle bien plus efficace que le profil militant42.

Le droit comme outil d’action quotidien

Le constat est repris par tous mes interlocuteurs : l’Europe du travail n’est pas exempte de

frontières nationales, et c’est par le droit que la situation est susceptible d’évoluer favorablement :

« Les frontières, concernent les problèmes spécifiques frontaliers, elles existent, malgré que la

douane a disparu. Parce que très souvent on a constaté que chaque pays qui pond une loi l’établit

sans vraiment regarder si elle est compatible avec les règlements communautaires. Donc c’est le

droit qui fait évoluer, ou les jurisprudences de la Cour Européenne qui font évoluer le droit ». Dès

lors, l’activité associative s’apparente prioritairement à du lobbying auprès des pouvoirs publics,

afin d’obtenir des aménagements législatifs et réglementaires : « D’abord c’est une action de

concertation, ça c’est notre réflexe, faire connaître aux différents responsables politiques, on

demande des entrevues, si on trouve un interlocuteur qui veuille bien donner un coup de main ».

Toutefois, si aucune solution amiable ne se dessine, les groupements de frontaliers s’adressent

couramment aux tribunaux : « C’est comme tout, soit on est capable de régler un litige entre parties,

soit on n’est pas capable, et à ce moment-là c’est un juge qui va trancher ».

42 Yves Dezalay, « Juristes purs et marchands de droit », Politix, 10/11, 1990, pp. 70-92 ; et Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992.

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Différents types de juridictions sont saisies en fonction des dossiers : juridictions du travail,

juridictions sociales et juridictions communautaires. Si le CDTF de Moselle a choisi en 1988

d’inonder le Tribunal Administratif de Strasbourg lors de l’affaire de la soumission des frontaliers à

la CSG-CRDS en y déposant plus de 3500 requêtes, pratique à mi-chemin entre le droit et le

nombre, l’objectif général des recours est bien juridique : faire jurisprudence à partir de cas

d’espèce, afin de faire évoluer l’état du droit. Ces responsables le soulignent :

« Justement là aujourd’hui on avait une facture qui nous est arrivée, où… hou !! C’est dingue. C’est

un gars qui a gagné le procès, après l’ASSEDIC est partie en appel, on a perdu en appel, maintenant

c’est en cassation. Vous vous rendez compte ! Bon, si c’est un problème qui a une portée générale

pour le collectif, là nous on finance le tout, ça c’est clair. Parce que ça servira à tout le monde. Ça

c’est la cassation ». De même à la section des frontaliers d’Audun : « Faire jurisprudence. En

matière de droit du travail comme en matière de législation sociale ! C’est comme ça, hein. Ça n’est

pas autrement. Y’en a qui viennent, qui disent : "Oui, bon, qu’est-ce qu’on va mettre une affaire au

tribunal pour 100 €". Mais si c’est un problème de principe ! Alors on ira au tribunal même pour

100 € ».

Cette dimension contentieuse est en permanence réitérée. On saisit là une activité de

« cellules de veille » juridique sur les évolutions en cours, s’agissant de réagir dans les meilleurs

délais face à des nouveaux aménagements législatifs nationaux. Les récents débats concernant

l’imposition sur le revenu à la source en sont un exemple : « Faut savoir que les travailleurs

frontaliers, nous payons nos impôts en France. Alors quand on sait que l’impôt direct en Allemagne

est très élevé et l’impôt indirect très élevé en France, on sera perdants des deux côtés ! Donc c’est

pour ça que maintenant nous avons déjà posé la question au Ministère pour connaître leurs

intentions à ce sujet. Faut toujours être vigilant ».

Les trois piliers de la ressource experte

Ces modalités d’intervention juridique expliquent la part prépondérante de la ressource

d’expertise dans le travail des organisations de frontaliers, sous trois déclinaisons conjuguées :

l’expérience des bénévoles acquise au fil des cas individuels, l’aide de juristes de certaines centrales

syndicales et l’assistance d’avocats spécialistes lorsque la procédure contentieuse le justifie.

Mes interlocuteurs ont plus particulièrement insisté sur l’importance de leur apprentissage

personnel des questions juridiques, se réclamant d’une compréhension pratique des problèmes :

« La maîtrise, on l’acquiert sur le terrain. Nous ne sommes pas des juristes. Moi j’ai un certificat

d’études primaires et un CAP de composeur-typographe, ça s’arrête là. Le reste, ça vient de

travailler sur le terrain. C’est sûr que pour rédiger, un intellectuel a plus de facilités, mais à la

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longue on s’y fait aussi. Mais les problèmes frontaliers y’a personne d’autre qui peut les résoudre,

parce qu’ils sont pas confrontés journellement comme nous ! » Il est vrai que le recours à la

consultance sied mal à un groupe qui s’est constitué autour d’une identité sociale43. Toutefois, en

cas de besoin, il est fait appel aux permanents juristes de syndicats « amis » : « Ce qu’il y a, on

travaille quand même en étroite collaboration avec le DGB44 et avec la CGT, la commission

juridique à Paris, qui nous donne un bon coup de main ». Enfin, devant certaines juridictions, la

représentation par un avocat s’avère indispensable ; des cabinets spécialisés sont alors mandatés au

titre de leur compétence relative au dossier à défendre : « Au niveau droit du travail, l’organisation

travaille avec plusieurs cabinets d’avocats : en fonction des litiges y’a certains avocats qui sont plus

pointus, pour les juridictions sociales ou des fois aussi pour des règlements communautaires ».

L’objectif de faire jurisprudence suppose de s’attacher au besoin les services de ténors du barreau,

ce qui est possible dans le cas particulier des avocats « travaillistes »45. Plusieurs responsables

frontaliers ont ainsi souligné le rôle du mémoire produit par leur « avocat-vedette » auprès de la

Commission Européenne : « Lui, c’est le grand caïd. Il défend déjà que les ouvriers ! Blindauer.

C’est lui qui nous a fait le mémoire sur la CSG-CRDS, en 1992, il a fait massue auprès de la

Commission Européenne, parce qu’au départ elle n’était pas tellement de notre côté non plus ».

Usages transfrontaliers du droit communautaire

Le droit permet de « délocaliser » les problèmes et facilite une montée en généralité

européenne, c’est-à-dire l’imposition légitime sur l’agenda politique de la question d’un statut de

frontalier en Europe, par delà la diversité des situations bilatérales. Se tourner aujourd’hui vers

l’Europe est devenu « naturel » : « On est obligé de faire un lien avec l’aspect européen, parce que

de toute façon on a une législation française, une législation luxembourgeoise ou autre, et au milieu

on n’a rien. Donc partant de là il faut faire le lien avec tout ce qui est droit communautaire. Là on

est vraiment dans le "pur", tout ce qui est libre-circulation, là c’est vraiment l’Union

Européenne ! ». Ce discours peut s’expliquer par la conjonction de différents facteurs.

D’abord, les accords entre deux Etats ne s’avèrent pas toujours « fonctionner » en pratique,

ce qui amène les organisations de frontaliers à s’adresser au niveau européen : « Nous on dit que

43 L’activité du représentant consiste non seulement à défendre l’intérêt, mais aussi à représenter le groupe : cf. Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982. Ayant reçu mandat de la part de ceux qu’il est censé défendre, le représentant fait exister le groupe en parlant en son nom collectif et en le faisant agir, comme l’a souligné Pierre Bourdieu : « La délégation ou le fétichisme politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 52/53, 1984 ; ce faisant, il lui prête souvent son image (Sylvain Maresca, Les dirigeants paysans, Paris, Minuit, 1983). 44 Deutscher Gewerkschaftsbund : union des syndicats allemands. 45 Comme l’ont montré Hélène Michel et Laurent Willemez, « Investissements savants et investissements militants du droit du travail », in : Philippe Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours militants. Mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 153-175.

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certains dossiers pourraient se régler par voie bilatérale, qu’un accord se mette en place. Seulement

le problème est là parce que les critères sont différents d’un pays à l’autre ».

Ensuite, il existe un lien historique entre les institutions européennes et les organisations de

frontaliers : ces dernières ont trouvé là, il y a quelques décennies déjà, leurs premiers soutiens

institutionnels face aux Etats. Ces relations tissées à partir du Conseil de l’Europe sont d’autant plus

aisément réactivés aujourd’hui, comme scène d’expression des litiges, voire de leur règlement46.

Enfin, les responsables frontaliers ont fréquemment souligné la méconnaissance relative du

droit communautaire qu’ils ont rencontrée chez certains élus, fonctionnaires et gouvernants

français, ce qui leur ouvre une voie possible pour contester des mesures prises : « Il faut dire aussi

une chose, c’est qu’il y a très peu de politiques qui sont vraiment au courant des problèmes

frontaliers. On en a déjà formé pas mal des députés ! Y’en a qui sont durs de la feuille ! Qui ont du

mal à comprendre aussi. C’est sûr, pour nous c’est plus facile, on est dans le bain tous les jours.

Même le ministère. C’est des gens qui ont fait du droit, qui disent : "Ah non, vous ne cotisez pas au

régime local, donc vous n’avez pas droit au régime local". On dit : "Ecoutez, il y a tel et tel article,

y’a l’Annexe 6 du règlement communautaire, y’a l’article 19. Donc c’est clair. Avec ces deux

articles nous sommes affiliés indirectement". "Oui, mais vous ne payez pas de cotisations". Mais on

cotise en Allemagne. On ne peut pas encore cotiser en Allemagne et en France ! ».

Ceci ne peut que conforter les associations dans la voie de l’« appel » à l’Europe. La

création en 1991 de l’Union Européenne des Frontaliers par Simon Kessler peut d’ailleurs se

comprendre de la sorte : se fonder en interlocuteur valable auprès des institutions européennes en

élargissant son audience première acquise dans l’espace Haut-Rhin/Savoie. Signe des plus

intéressant de la force potentielle prêtée aux instances communautaires comme soutien à la cause

frontalière47, l’Europe est même régulièrement mobilisée par les comités haut-rhinois pour ce qui

touche au statut de travailleur frontalier en Suisse, c’est-à-dire hors du champ d’application du droit

communautaire48. Désormais, les collectifs frontaliers entendent agir sur les conventions bilatérales

en usant de la construction européenne comme levier, c’est-à-dire en réclamant, point par point,

l’extension des règlements communautaires dans le domaine du travail frontalier franco-suisse49.

Pourtant, il y a dans cet intérêt des organisations de frontaliers pour l’Europe « juridique »

quelque chose qui peut sembler a priori paradoxal. En effet, on doit mentionner les dénonciations

46 On renvoie ici au rapport sur les migrations transfrontalières commandé par le Conseil de l’Europe à Simon Kessler, président du comité haut-rhinois : Frontaliers d’Europe, op. cit. Voir aussi S. Kessler, A. Steinbach, Le Coin, op. cit., qui constitue une première étude sur les flux de travail Sud-Alsace/Suisse, à l’initiative du CDTF du Haut-Rhin. 47 Sur l’usage de la référence européenne par les représentants nationaux d’intérêts, même si les questions européennes ne les concernent pas directement, mais parce qu’elle ouvre un accès supplémentaire à l’Etat, voir aussi Richard Balme, « L’Europe des intérêts : lobbying, actions collectives et mobilisations dans l’intégration européenne », La Lettre de la Maison Française d’Oxford, 12, 2000, pp. 17-36. 48 Simon Kessler, Frontaliers d’Europe, op. cit. 49 Les tribunes publiées par l’UEF dans le BLIC attestent largement de cette stratégie : par exemple BLIC, 50, avril 2001 ; et 51, septembre 2001, p. 10.

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récurrentes de « l’Europe de Maastricht ». Le discours tenu lors de l’A.G. 2001 par le président du

CDTF Moselle l’atteste :

« D’entrée, je voudrais témoigner toute notre solidarité à tous les travailleurs de Kléber-Colombes,

dont l’entreprise va fermer. Encore une délocalisation au nom de cette Europe ultra-libérale, au nom

du traité de Maastricht, dont le cœur est une concurrence sauvage entre les firmes et les salariés.

Dans tous les pays de l’Union Européenne, les salariés vivent une atteinte sans précédent contre

leurs droits et contre leurs acquis. Cette casse sociale a une source, l’Europe de la finance, l’Europe

du fric, qui dicte sa loi conformément au Traité de Maastricht. Alors que l’on ne nous raconte pas

des histoires ! La mondialisation telle qu’elle est aujourd’hui a été choisie et voulue par les

puissances capitalistes. Donc c’est un acte politique, et il faut le remettre en question ».

L’investissement vers l’Europe des structures de frontaliers est lié à une référence-repoussoir : la

libre-circulation des capitaux, face à laquelle est prônée la « vraie » intégration européenne, celle de

la libre-circulation des hommes, l’Europe sociale : « A l’heure actuelle, je vais vous dire

franchement, pour l’Europe sociale il y a rien du tout, tout reste à construire ».

Ce sont pourtant les mêmes personnes qui louent les vertus du droit communautaire et le

soutien des institutions européennes lorsqu’il s’agit d’obtenir des aménagements favorables aux

frontaliers. Ce responsable OGB-L s’explique : « C’est vrai que ça peut être un peut contrastant,

puisque d’un côté on critique certaines choses, et de l’autre… de toute façon on est obligé de

travailler avec. Mais c’est comme une loi : y’a beaucoup de gens qui viennent me voir et me disent :

"Oui, mais la loi-là elle n’est pas normale !" Le fait de le dire, vous résolvez pas le problème. C’est

à nous, au niveau européen, d’essayer de faire changer ces lois ou ces directives, c’est tout ». C’est

non seulement un déplacement des enjeux au niveau européen qui s’opère, mais encore une

redéfinition de ceux-ci, qui positionne le transfrontalier dans un rapport direct à l’Europe50.

Ce regard de tous les instants vers la ressource juridique européenne a amené les

organisations de frontaliers à différencier des interventions auprès de plusieurs instances de

l’Union : la Cour de Justice, la Commission et le Parlement Européen. La relation ouverte de ces

institutions vis-à-vis des groupes d’intérêt explique l’accès satisfaisant des responsables

frontaliers51, notamment lorsqu’ils sont en mesure de présenter une offre d’expertise solide52.

La Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) est par définition l’institution où

aboutissent les plaintes constituées pour méconnaissance du droit communautaire par les Etats

50 Voir notamment Marc Abélès, « Déplacement des enjeux et lobbyisme européen », in : Pascal Perrineau (dir.), L’engagement politique. Déclin ou mutation ?, Paris, Presses de Sciences Po, 1994, pp. 405-422. 51 H. Wallace, A.R. Young (dir.), Participation and Policy-Making in the European Union, Clarendon Press, Oxford, 1997 ; et B. Kohler-Koch, « Organized Interests in the EC and the European Parliament », European Integration online Papers (EioP), 1(9), 1997, pp. 1-12. 52 Cf. Sonia Mazey, Jeremy Richardson, « La Commission Européenne. Une bourse pour les idées et les intérêts », Revue Française de Science Politique, 46(3), 1996, pp. 409-430.

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membres53. Les collectifs de frontaliers ont ici un atout : ils peuvent se fonder sur le principe

reconnu de la libre-circulation dans l’espace communautaire, en se réclamant du Règlement 1408-

71 sur la coordination des systèmes de Sécurité Sociale ainsi que de la jurisprudence de la CJCE

(Arrêt Schumacker de 1995, etc.). Ce responsable l’explique : « Le droit communautaire ça nous

ouvre… Si on prend au niveau sécurité sociale, on a le Règlement 1408-71 qui est bien rôdé. A

partir du moment où il y a des litiges qui ne peuvent pas se résoudre, il y aura la Cour Européenne

de Justice, donc c’est intéressant ». C’est devant la CJCE qu’ont été portées avec succès les

revendications marquantes de l’histoire des organisations de frontaliers. La « conquête » la plus

souvent évoquée tient à l’assujettissement indu des frontaliers à la CSG et à la CRDS :

« D’après la loi française, la CSG, c’est un impôt, seulement c’est un impôt qui va directement à la

Sécurité Sociale, et nous avons engagé la lutte en 1992 en disant pour nous c’est une cotisation

sociale. Et en vertu des règlements communautaires, qui sont clairs, nous sommes assujettis à la

législation sociale du pays d’emploi. Donc on ne peut pas nous demander de verser une cotisation

en Allemagne et en France, par exemple. Donc là il fallait aller jusqu’à la Cour de justice

européenne, ça a demandé un travail énorme ! Vous ne pouvez pas vous imaginer… Après est

venue se greffer la CRDS là-dessus. Pour nous, le problème était identique, malgré que la CRDS

était versée à un fonds, qui lui allait réduire le déficit de la Sécurité Sociale… Ça c’est resté dans les

annales de notre comité, c’était pas de la tarte ! ».

La Commission Européenne est également mobilisée, dans le cadre de la procédure de

recours en manquement : « La Commission, on transmet les dossiers pour voir tout simplement s’ils

sont compatibles avec le droit communautaire. S’ils ne le sont pas, la Commission va mettre en

route la procédure, va y avoir des échanges de courriers, et puis soit ça se règlera par l’intermédiaire

de la Commission et le Gouvernement français, soit il faudra peut-être encore aller devant la Cour

Européenne ». En l’espèce, des initiatives « d’en bas », pointant localement des disparités pour les

frontaliers, usent du relais de l’institution tenue pour la plus typique de l’Europe « d’en haut » et de

la « technocratie »54 – mais par là même particulièrement ouverte à l’offre d’expertise.

Enfin, signe de la place croissante de cette institution sur la scène européenne, les

responsables frontaliers s’adressent aussi au Parlement Européen pour solliciter son soutien via la

Commission des pétitions – procédure jugée particulièrement commode : « Il y a aussi le Parlement

Européen, où on peut déposer des plaintes. Je l’ai fait moi par Internet… pfuiii ! Et c’est parti !

53 Les précisions juridiques sur ces procédures et sur le système juridique communautaire peuvent être appréhendées à partir des manuels de Joël Rideau, Droit institutionnel de l’Union et des Communautés Européennes, Paris, LGDJ, 4e éd., 2002 ; et Denys Simon, Le système juridique communautaire, Paris, PUF, coll. Droit Fondamental, 1998. 54 Sur cette catégorie disqualifiante, Vincent Dubois, Delphine Dulong (dir.), La question technocratique. De l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.

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Donc eux vérifient si effectivement c’est un problème de droit communautaire, et quand ils ont tous

les éléments, ils interpellent la Commission Européenne du problème. Ça c’est pratique ! ».

On peut alors conclure à une perte de contrôle de « l’Etat fort »55, ce qui ne veut pas dire

effacement pour autant. L’attrait pour le droit communautaire n’en fait pas une panacée aux yeux

des interviewés, qui demeurent clairvoyants sur sa portée.

D’une part, pas plus que les législations nationales, la règle communautaire ne peut prévoir

toute la diversité des situations concrètes : « Le Règlement 1408-71, bien entendu il y a encore des

vides ! Par exemple la non-reconnaissance des taux d’invalidité. C’est la catastrophe actuellement,

du fait qu’il n’y a pas de concordance entre la France et l’Allemagne. Il y a des travailleurs qui sont

reconnus invalides par la caisse française, et les allemands disent "Stop", pour nous ils peuvent

encore faire un "travail léger"… On avait un gars là, 300 F par mois de pension d’invalidité ! ».

De l’autre, même après une décision de la CJCE, les conflits d’interprétation peuvent durer,

et nos interlocuteurs ne manquent pas d’exemples en ce sens. Si le droit fonctionne comme un

opérateur d’européanisation, ce processus n’est jamais complet. Ainsi, entre France et Allemagne,

la question de la Pflegeversicherung (Assurance soins et dépendance) demeure contestée :

« Là nous payons une cotisation tous les mois de 1,7 %, mais on n’y a pas droit. Parce que nous ne

sommes pas ressortissants. La Cour Européenne de Justice a rendu un arrêt comme quoi cette

prestation est exportable. Donc on pensait avoir gagné la partie. Et maintenant l’Allemagne dit :

"Oui, mais il faut être ressortissant de la caisse allemande", ce qui veut dire que le travailleur

frontalier qui a cotisé dans les deux pays, quand il est dépendant, il y aura sa pension d’invalidité

française et allemande. Mais en vertu des Règlements communautaires, il est affilié à la Sécurité

sociale française. Et là les Allemands disent : "Ah, non. Du moment qu’il est pas affilié à la Sécurité

sociale allemande nous on ne peut pas exporter cette prestation". Alors que le travailleur frontalier

qui n’a jamais cotisé en France, qui a fait tout sa carrière en Allemagne, il aurait droit à la

Pflegeversicherung ! C’est quand même ahurissant ! »

Le droit communautaire devient un objet de litiges avec les pouvoirs publics nationaux, qui s’y

investissent à leur tour pour tirer des interprétations favorables. Ainsi, le président du CDTF

Moselle regrette la remise en question d’une ancienne convention franco-allemande plus propice

que la norme européenne :

« En France à l’âge de 20 ans, étudiant, vous cotisez à un régime étudiant. En Allemagne, les ayant-

droits sont pris en charge jusqu’à l’âge de 27 ans, et nous on dit "cotisations identiques, prestations

identiques". Avant on avait trouvé un accord avec les Allemands : ils payaient jusque 28 ans, les

55 Sur cette évolution, notamment les travaux de Christian Lequesne, « Union Européenne et coordination gouvernementale. Quid novi en France ? », in : François d’Arcy, Luc Rouban (dir.), De la Ve République à l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 77-94 ; et V. A. Schmidt, From State to Market ? The Transformation of French Business and Government, Cambridge University Press, New York/Cambridge, 1996.

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étudiants n’avaient pas besoin de prendre l’assurance obligatoire. Mais Paris a dit : "Non, il faut

respecter les directives communautaires". Paraît-il que c’est marqué dans le droit communautaire,

mais on n’est pas tellement d’accord avec ce texte… ».

On saisit ici que la nature juridique de l’Union Européenne n’est pas fixée, mais constitue un

enjeu constant de l’action publique. Au final, ressort la question du positionnement de ces comités

dans une architecture transfrontalière en mutation à l’heure de l’intégration européenne.

Une position d’entre-deux : la question de l’institutionnalisation

Les organisations de frontaliers se situent aujourd’hui dans un contexte européen marqué par

le développement de partenariats entre différents niveaux de collectivités territoriales des pays

voisins. Etats comme régions, départements ou communes, les décideurs publics se marquent

comme piliers du transfrontalier. Cette inscription de la coopération dans des structures

permanentes englobe également la sphère des relations de travail et des organisations

professionnelles, à l’exemple du Conseil Syndical Interrégional SaarLorLux, émanation de la

Confédération Européenne des Syndicats. Par contre, pas un mot des organisations de frontaliers.

Le préfet de la région Lorraine justifie même implicitement leur mise à l’écart :

« Quand dans la coopération transfrontalière on nous dit : "Ah, il faudrait que vous ayez le Sommet

qui chapote, les Commissions qui soient en-dessous, et puis les culturels, et puis tout ça", et Zou !,

on fait une belle pyramide, et là on va tout comprendre". Moi je dis non. C’est très bien que les

ouvriers coopèrent entre eux, qu’ils se voient dans l’espace, mais je ne vois pas pourquoi on irait

dessiner une grande architecture, en se posant des questions : "Mais où sont situés ceux-là, etc."

Non. On a une partie institutionnelle, qui doit être claire, et puis à côté il peut y avoir un

foisonnement d’initiatives qui n’ont pas besoin d’avoir une estampille particulière pour exister »56.

Ce clivage peut s’expliquer par le lancement d’initiatives publiques de prise en charge des

relations de travail transnationales en Europe à travers les nouveaux dispositifs EURES-

Transfrontaliers (EURopean Employment Services). Ce sont les enjeux de l’institutionnalisation

concurrentielle de la défense des frontaliers que l’on appréhende de la sorte, alors même que les

organisations de frontaliers se caractérisent aujourd’hui par une professionnalisation de leurs

pratiques et un important travail d’influence en réseau. Cette articulation sophistiquée de

combinaisons entre le modèle politico-administratif du gouvernement local et les modes de

gouvernance locale est significative de la logique d’exclusion croissante qui prévaut au sein des

réseaux transfrontaliers : alors qu’ils incluaient largement au départ la société locale, ils tendent

56 Bernadette Malgorn, préfet de la région Lorraine et de la Moselle, 28/02/2002.

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aujourd’hui, à mesure de leur inscription dans l’Union Européenne et de leur institutionnalisation,

vers une monopolisation par les élites politiques57.

Professionnalisation des pratiques associatives et travail en réseau : structuration croissante et professionnalisation des organisations de frontaliers

Les collectifs frontaliers s’appuient sur de véritables moyens matériels et financiers, qui ne

s’apparentent guère à du « bricolage » associatif à éclipse. Les locaux de la section OGB-L

d’Audun sont très spacieux, se composant de deux grandes pièces, l’un pour l’administration,

l’autre pour les permanences, avec tout le matériel de bureau moderne, tables, armoires, chaises, i-

mac derniers cris, etc. De même au CDTF de Moselle, les bénévoles disposent de deux grands

bureaux tout équipés en matériel informatique, photocopieur, etc., ainsi que d’un espace pour les

permanences – ce dont se félicite le président, en prenant pour échelon de référence les structures

syndicales : « Maintenant on a quand même de bons locaux, on est au même niveau que les

syndicats qui sont en face. Donc on travaille dans de bonnes conditions ». Les organisations de

frontaliers brassent en fait des sommes assez considérables ; le bilan financier 2001 du CDTF

Moselle en convainc, avec 563 182,44 F de solde 2000 et 1 062 148, 48 F de ressources pour 750

610,04 F de dépenses en 2001, soit 755 550,44 F restant en caisse au 31/10/200158.

Un mouvement de professionnalisation se laisse approcher ; le bénévolat ne s’avère plus

vraiment adapté : « Les salariés frontaliers au Luxembourg, y’en a à l’heure actuelle, je crois, 53-

54 000 ! Et ça augmente encore ! Je ne sais pas où ça va finir, mais ça n’arrête pas ! Pour nous ça

fait énormément de travail ». « Tout ce qui est fait ici c’est fait sur mon temps de loisir, et ça me

prend de plus en plus de temps ! Mais on va professionnaliser certaines choses, parce que ça devient

indispensable. A un moment c’est plus gérable. Je traite quand même jusqu’à 1500 dossiers par

an », me dit cet autre. L’acquisition en 2002 de locaux propres par la section des frontaliers OGB-L,

jusque là hébergée à la Maison de la Culture d’Audun, est un signe parmi d’autres de cette

évolution ; il est question d’être plus efficace et de fournir un meilleur service aux adhérents.

Evoquant la colonie de vacances communale installée au même étage et le bruit qui couvre parfois

la conversation : « On déménage bientôt. C’est aussi un peu pour ça qu’on veut changer de

57 Ce trait se retrouve dans l’évolution des jumelages de communes de l’après-guerre, qui tendent aujourd’hui vers une réappropriation par les édiles sous la forme de structures intercommunales transfrontalières : Philippe Hamman, « Les jumelages de communes Moselle-Charente : Territoires et identités frontalières France-Allemagne à l’heure de l’Europe », Bulletin de l’Institut de la Décentralisation, 87, mai 2001, pp. 15-32 ; « Entre voisins… Le transfrontalier. Le territoire du projet SaarLorLux », Les Annales de la Recherche Urbaine, 90, 2001, pp. 199-207 ; « Les jumelages de communes, miroir de la construction européenne “par le bas” ? », Revue des Sciences Sociales, 30, 2003, pp. 92-98 ; et « La coopération intercommunale transfrontalière ou l’Europe “par le bas” ? L’exemple de l’association de communes Saar Moselle Avenir », Pyramides, 7, 2003. 58 Le Frontalier, 4/2001, et A.G. du CDTF Moselle, 18/11/2001.

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locaux… Parfois les gens qui viennent aux permanences ils apprécient pas trop, comme

généralement ils ont de gros soucis… »

La formation continue et la mise en place d’un secrétariat administratif confié à des salariés

sont deux autres marqueurs de ce même processus – ainsi de la section frontaliers OGB-L : « Tout

ça reste technique. C’est pour ça que les délégués ont besoin aussi d’une formation continue, parce

que les législations évoluent. Chez nous, l’OGB-L a créé une structure à la disposition des membres

et des militants pour justement les former dans le cadre de leur mission ». De même dans cette

association : « On a deux personnes salariées, une à mi-temps et une à temps complet. Des

secrétaires. Oh, sinon on n’y arriverait pas. Ça bien entendu c’est la grosse dépense ».

L’organisation très pointue des A.G. est un autre exemple : « Les A.G., on met également tous les

moyens, pour les collègues allemands, avec traduction simultanée… On travaille déjà un peu

comme des pros ! ». Ou encore l’édition de brochures d’information de belle facture ; le président

du CDTF Moselle est fier de son bulletin Le Frontalier : « Là j’ai également le dernier journal qui

vient de sortir, qui retrace un peu toute notre A.G., il y a tout ce qui s’est dit. C’est notre premier en

quatre couleurs qu’on vient de sortir ! Donc ça a de la gueule, comme on dit ». Les « relations

publiques » et les médias apparaissent bien intégrés : « Tous ces problèmes on les fait connaître par

voie de presse, il faut toujours faire monter la mayonnaise, c’est comme ça qu’on arrive à se faire

entendre ! » – sans oublier désormais les sites Internet59.

La production de liens : pénétrer les réseaux de la décision publique

Le « professionnalisme » de ces collectifs s’explique aussi par une intense activité de

lobbying. Les rapports noués avec de multiples interlocuteurs, brouillant les contours du modèle

traditionnel de fonctionnement politico-administratif, sont ici exemplaires de modalités renouvelées

de gouvernance en Europe. Le bilan d’activités 2001 du CDTF Moselle fournit une trame

saisissante :

« Je signale que l’AOK60 tient une permanence une fois par mois dans nos locaux. Il y a eu

plusieurs rencontres avec l’Arbeitskammer dans son centre de formation ; réunion avec la

Coordination nationale des travailleurs frontaliers de France à Paris ; participation à la réunion de la

section française de l’OGB-L ; réunions à Strasbourg, deux réunions avec le ministère des Finances

et des Affaires sociales ; déplacements à Luxembourg à la Cour de Justice ; rencontres avec les

syndicats IG-Chemie, IG-Metall, CGT et CFDT ; rencontre avec les services fiscaux ; participation

à une manifestation du 1er Mai au Luxembourg, manifestation organisée par le Conseil Syndical

59 Par exemple pour le CDTF Moselle : www.frontaliers-moselle.com ; Messagerie : [email protected] 60 Allgemeine Ortskrankenkasse : organisme d’affiliation de sécurité sociale allemand.

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Interrégional, participation au 14e anniversaire de l’Arbeitskammer, participation à la journée

européenne organisée par IG-Metall à Sarrebruck, participation à la manifestation organisée par IG-

Metall contre la réforme de la dette ; dans le cadre national, nous avons manifesté avec l’ensemble

des syndicats pour dénoncer le blocage du MEDEF dans les négociations avec le régime de retraite

complémentaire ; plusieurs entretiens avec le député Gilbert Maurer ; rencontres à Bruxelles avec

les responsables du Département Affaires Sociales ; multiples interventions et démarches auprès des

organismes sociaux : CPAM, AOK, la CAF, la caisse allemande des cessations de travail,

ASSEDIC ; Commission Européenne, etc. »61.

Si la ligne consiste à tisser des liens tous azimuts et à tous les niveaux62, mes interlocuteurs

ont souligné l’importance qu’ils attachent tout spécialement à trois directions : les élus, les

administrations, et les syndicats du pays d’activité des frontaliers.

Les élus titulaires de mandats locaux, régionaux, nationaux (du pays de résidence ou

d’activité) et européens sont abordés en vue de relayer les préoccupations de la « cause

frontalière », en fonction de trois critères qui ressortent à l’analyse.

– Les différences de culture et de contexte national, d’abord : « Au Luxembourg, on a déjà

rencontré des députés et même des ministres. C’est beaucoup plus facile d’avoir un rendez-vous

avec un ministre qu’en France. Ça faut le dire. C’est plus petit et ils ont une autre culture. Et eux ils

restent attentifs à nos problèmes, mais pour avoir un accord il faut être deux ! ».

– La dimension personnelle des relations ensuite, qui prime sur le rapport aux organisations

politiques : « C’est plus une personne qu’une structure », me répète-t-on.

– La cohérence avec le territoire d’implantation de l’organisation frontalière enfin : si les structures

locales concentrent leurs demandes à l’intention des représentants politiques de leur circonscription,

les fédérations privilégient les relations aux niveaux national et européen. La mise en rapport des

discours du responsable de la section des frontaliers français OGB-L, qui « couvre » plus

particulièrement les deux cantons de Villerupt et Audun à la pointe Nord de la Meurthe-et-Moselle

et de la Moselle, et du président de l’UEF, qui regroupe des structures françaises, belges,

allemandes, autrichiennes, monégasques et espagnoles, le montre bien : pour le premier, « du point

de vue politique, c’est plutôt des élus locaux ou régionaux… », tandis que pour le second :

« Essentiellement au niveau européen, c’est là que ça se passe ».

Les clivages partisans sont au contraire rejetés, s’agissant de toucher un maximum de

personnes dans toutes les directions : « Les groupes politiques à l’Assemblée Nationale, députés,

61 Le Frontalier, 4/2001. 62 Ce qui montre que les processus d’européanisation passent par des modes d’action situés sur un continuum loyauté-défection, qui tentent de combiner au mieux des stratégies européennes et nationales, en essayant de jouer les deux niveaux l’un contre l’autre. On renvoie à Albert O. Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Editions ouvrières, 1972 (trad. de Exit, Voice and Loyalty), et son application par S. Hix, K. Goetz, « Introduction : European Integration and national political systems », Western European Politics, 23 (4), 2000, pp. 4-21.

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ministres, les parlementaires, on agite tous azimuts. Que ce soit la droite ou la gauche, on ne fait pas

de différence à ce niveau, on les met tous dans le même panier et chacun doit faire son boulot. UDF,

communiste, socialiste, RPR, tous ». Ce réflexe transparaît également de la publication des

questions posées et des réponses apportées (ou non) par les personnalités concernées – ainsi mises

en demeure de prendre position devant l’opinion publique locale et la population frontalière. C’est

notamment l’usage à l’UEF, qui profite de ses chroniques dans le BLIC pour se faire connaître63.

Les organisations de frontaliers sont contraintes de « tout jouer », compte tenu des

implications multi-niveaux des problèmes liés au travail transfrontière. Cet associatif souligne par

exemple l’intérêt des relations avec les administrations locales, susceptibles d’appliquer avec

discernement les textes en fonction des cas individuels : « Les CPAM et les ASSEDIC, on a quand

même de bons contacts, qui permettent de régler des dossiers. On a des gens qui sont attentifs et qui

nous aiguillent. Donc ça c’est très intéressant. Là, c’est plutôt sur le local. Vous prenez la CPAM de

Thionville, elle gère je ne sais pas combien de milliers de frontaliers, la CPAM de Longwy c’est

pareil, donc eux ont conscience du phénomène frontalier, tandis que Paris…bon… ils sont loin !

très loin ! ». De même, les organisations syndicales de l’Etat d’emploi sont présentées comme des

partenaires « naturels » ; par exemple : « En Allemagne, il y a le DGB et là on est en train de

travailler pour que eux rentrent aussi dans le système pour nous soutenir auprès des instances

nationales allemandes, parce qu’à travers notre organisation, en Sarre, il y a des milliers de

frontaliers qui ont adhéré au syndicat allemand. On leur apporte quand même beaucoup de choses ».

Le travail en réseau des organisations de frontaliers

Par contre, un partage assez net des espaces d’implantation et des champs d’action semble

valoir entre les organisations de défense le long des frontières françaises. Les particularités

historiques de l’émergence des différentes structures permet de le saisir, ainsi que les différences

réelles séparant les contextes bilatéraux. A chaque mouvement de frontaliers son territoire, que ses

responsables s’emploient à quadriller par un maillage serré de permanences délocalisées au plus

près des lieux de résidence des frontaliers : par exemple, au CDTF Moselle : « On est 28 bénévoles,

donc des gens qui tiennent des permanences un peu partout, de Bitche jusqu’à Bouzonville :

Rohrbach-lès-Bitche, Volmunster, dans chaque canton, Forbach, Stiring,… ».

Les choses n’apparaissent dans la pratique pourtant pas toujours de façon aussi tranchée. Par

exemple, à la frontière franco-luxembourgeoise, ce responsable me parle des frontaliers belges qu’il

« recueille », alors qu’il existe des structures spécifiques franco-belges susceptibles de les

63 Par exemple, BLIC, 19, p. 21, et réaction publiée dans BLIC, 21, p. 12.

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accueillir64 – preuve que les ressorts de territorialité ne sont jamais évidents : « Sur la frontière

franco-belge, il n’y a rien d’après moi. On avait eu justement le problème CSG-CRDS, où on avait

des gens qui travaillaient en Belgique, donc on les a aidés du mieux qu’on pouvait. Parce que de

toute façon ils retombaient à Audun ! On nous téléphonait. Donc on avait fait des réunions avec les

frontaliers belges, pour leur dire ce qu’il fallait faire ».

La construction de coalitions ne va donc pas de soi. La mise en place de structures de

coopération au niveau national remonte à 1971, avec la fondation du Comité National des

Frontaliers de France, dans le prolongement de la collaboration qui unissait les CDTF du Haut-Rhin

et de la région lémanique65. A présent, il existe une Coordination Nationale des Frontaliers de

France qui assure des échanges d’information, avec une intensité variable selon les partenaires :

« Y’a quand même des réunions annuelles qui se font, pour un point de tous les problèmes, parce

que le coin d’Annemasse ils ont le problème suisse, qui n’est pas le même que le nôtre. Ça fait rien,

il y a quand même un échange d’idées, c’est toujours fructueux » ; « Il y a une coordination

nationale, On se rencontre une fois dans l’année, de temps en temps. Bon, chacun garde son

indépendance, chacun a sa propre philosophie. On leur demande toujours de communiquer un petit

peu les problèmes qu’ils ont ou leurs dossiers, certains font avec, d’autres pas, c’est sûr ».

La formule n’en a pas moins fait ses preuves en cas de « crise » ; elle a servi de courroie de

transmission dans l’épisode CSG-CRDS : « C’est surtout quand il y avait le dossier CSG-CRDS,

régulièrement il y avait une entrevue entre tous les représentants pour faire le point. On avait pris

des décisions de boycott, ensemble, donc on a tous tiré dans la même direction. C’est clair que ça a

porté ses fruits. Cette coordination est pratiquement en place pour la bataille ». La coalition est

poussée à la fois par la complexité du problème et la nécessité de faire prendre conscience aux

pouvoirs publics de l’intérêt défendu66. C’est dans cette logique que Simon Kessler a fondé en 1991

l’Union Européenne des Frontaliers, forum regroupant aussi bien des adhérents « directs » que des

associations locales, et vise à assurer une représentation au niveau européen – Conseil de l’Europe

et Union Européenne. Cette réorganisation est significative de l’élargissement de l’espace d’activité

vers la sphère communautaire67, pouvant aller jusqu’à la négociation d’un « patronage » européen –

par exemple la commande d’une étude sur les migrations transfrontalières de travail à S. Kessler par

le Conseil de l’Europe68. Pour que le « grandissement » fonctionne, encore faut-il que ces initiatives

soient reconnues des organisations de « terrain », et cela dans un nombre suffisant d’Etats-membres

64 Les Frontaliers Inquiétés d’Anor côté français, le Comité des Frontaliers belgo-français de Musson côté belge, etc. 65 S. Kessler, Frontaliers d’Europe, op. cit. 66 La littérature anglo-saxonne y insiste largement : Ruth Webster, art. cit., pp. 141-142, 149-150 sur ces deux variables. 67 Voir B. Kohler-Koch, C. Quittkat, « Intermediation of Interests in the European Union », Working Papers – Mannheimer Zentrum für Europäische Sozialforschung, 9, 1999, pp. 1-15. 68 Rapport qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage Frontaliers d’Europe en 1991. Sur les pratiques de patronage institutionnel, cf. J.L. Walker, Mobilizing interest groups in America : patrons, professions and social movements, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1991.

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pour se prévaloir d’une légitimité « européenne ». Aussi, S. Kessler souligne tout particulièrement

la fondation de nouvelles associations locales le long de la frontière franco-belge69, même s’il lui

faut bien reconnaître que les partenariats concrets ne vont pas de soi : il dit ainsi ne pas avoir de

nouvelles depuis plusieurs années de l’AFAL du Bas-Rhin, pourtant voisine du siège haut-rhinois

de l’UEF, à moins qu’il ne faille voir là une crainte d’hégémonisme sur fond de vieilles querelles

alsaciennes : la coopération entre les collectifs de frontaliers prend place dans un territoire, mais

elle est aussi toujours suggérée en référence à un territoire, et à ses équilibres structurants70.

Les enjeux de l’institutionnalisation concurrentielle de la défense des frontaliers : appropriations de l’Europe au niveau local

Le travail de lobbying des organisations de frontaliers leur a permis d’acquérir

progressivement une reconnaissance de la part des responsables politiques et administratifs. Pour

autant, les collectivités territoriales jouent désormais aussi du répertoire transfrontalier pour fonder,

avec l’appui de crédits européens, des réseaux publics EURES-T, dont les activités suscitent un

conflit de légitimité avec les comités autour de la « bonne » représentation de la cause frontalière.

Les organisations de frontaliers, partenaires reconnus ?

Après trois décennies d’existence marquées par une activité relationnelle et contentieuse

importante, les responsables frontaliers ont le sentiment d’avoir gagné en crédibilité : « Avec toutes

les institutions, on peut dire qu’on est crédible. Avec les ASSEDIC, la caisse de retraite française, la

caisse de retraite allemande, la caisse de maladie, la CPAM, les AOK en Allemagne, quand ils

entendent "Comité des frontaliers", attention !… Donc on ne peut pas dire que c’est du vent. Ils

savent très bien que ce qu’on dit ça tient la route. Notre carte de visite, c’est premièrement nos

milliers d’adhérents, et tous les contentieux qu’on a déjà réglé par les tribunaux ». L’attention

accordée par les élus des espaces frontaliers a pu être vérifiée à l’occasion des A.G., qui se

déroulent devant un parterre de notables désireux de montrer leur solidarité avec le public. Le souci

manifesté par les responsables syndicaux confirme une situation assurée. En gage de bonne volonté,

la collaboration des centrales syndicales est promise pour la résolution des dossiers des frontaliers ;

par exemple, la secrétaire départementale de la CGT Moselle lors d’une A.G. : « Il y a beaucoup de

questions qui viennent autour de la protection sociale, l’emploi, les taux d’invalidité, et

certainement de nouvelles questions, notamment la possibilité de se soigner France-Allemagne.

69 Les Frontaliers Inquiétés d’Anor, le Comité des Frontaliers belgo-français de Musson, etc. 70 On renvoie au cadre d’analyse fourni par Marc Abélès, « Anthropologie des espaces politiques français », Revue Française de Science Politique, 38(5), 1988, pp. 807-817.

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Alors ce serait bien que et le Comité des frontaliers et les organisations syndicales plus largement,

on puisse travailler sur cette question pour faire avancer les choses. Le problème c’est déjà de se

mettre ensemble autour d’une table et d’en discuter avec tous les organismes concernés ».

Mais il n’y a pas que cette base locale ; les responsables frontaliers soulignent l’écoute

acquise aux niveaux supérieurs de l’action publique : « Bien sûr qu’on est reconnus. Au niveau des

ministères, là y’a pas de problème. Quand on descend à Paris, des facilités, les portes sont déjà

ouvertes ». Du reste, les bénévoles interviewés se montrent froissés lorsque les pouvoirs publics ne

leur prête pas attention. Une lettre à Michel Barnier, alors Ministre délégué aux Affaires

Européennes, publiée dans le BLIC le laisse paraître : les associatifs frontaliers du Haut-Rhin y

expriment leur contrariété de ne point avoir été reçus lors d’une visite en Alsace sur le thème de

l’Europe et des relations transfrontalières71. De la même façon est dénoncée l’exclusion des comités

frontaliers des institutions transnationales alsaciennes : incompétence et malhonnêteté des élus

régionaux comme des organisations patronales sont pêle-mêle objet de vindicte72. C’est là un signe

de la personnalisation de conflits qui demeurent largement ancrés dans un espace de perception

local, tout en se réclamant de l’Europe. Le peu d’empressement des collectivités territoriales à

associer les organisations de frontaliers dans les projets EURES-T génère une conflictualité d’autant

plus aiguë qu’à l’origine c’est un responsable frontalier, S. Kessler, qui, en qualité d’expert au

Conseil de l’Europe, a émis en 1991 l’idée de « bourses du travail transfrontalières », dont les

EURES-T s’inspirent aujourd’hui étrangement, tout en ignorant cette « préhistoire » associative73.

Les initiatives publiques EURES-T

Les zones d’action des EURES-T correspondent à chaque fois au périmètre d’une région

européenne. En Alsace, l’initiative a été dénommée INFOBEST (Informations- und Beratungsstelle

– Centre d’information et de conseil) et se déploie en un réseau territorialisé de quatre instances le

long du Rhin Supérieur, sous la dénomination propre d’INFOBEST dans la zone de coopération

Centre-Sud et de façon intégrée à l’espace PAMINA au Nord74. La mise en place de ces structures

permet de saisir de façon exemplaire l’investissement public autour du statut du travailleur

frontalier. L’exclusivité des comités de défense battue en brèche, s’ensuit un conflit de légitimité.

71 BLIC, 31, p. 14. 72 BLIC, 26, p. 21. 73 S. Kessler, Frontaliers d’Europe, op. cit. 74 La coopération transfrontalière dans l’espace du Rhin Supérieur (qui s’étale schématiquement de Bâle à Karlsruhe) s’organise autour de deux programmes INTERREG : au Nord, PAMINA (pour PAlatinat – MIttlerer Oberrhein – Nord-Alsace), et l’espace Rhin Supérieur Centre-Sud, qui s’étend de Strasbourg au canton de Bâle. Les bureaux INFOBEST sont implantés à Lauterbourg (PAMINA), Kehl-Strasbourg, Vogelgrun-Breisach et au Palmrain (Centre-Sud).

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Dans une première lecture, les INFOBEST se donnent à voir comme des institutions dédiées

au « transfrontalier » dans toute la diversité de ses approches. Ces centres de ressources seraient

mobilisées par les collectivités publiques d’une part pour favoriser les coopérations institutionnelles

bilatérales et européennes INTERREG, et d’autre part pour renforcer la « conscience

transfrontalière » des acteurs locaux : élus, administrations, entrepreneurs, par une aide technique,

et la population, par des manifestations « culturelles » et des services destinés à faciliter ses

démarches dans le pays voisin, en tant que touriste, consommateur ou travailleur frontalier. C’est

donc a priori sur cet unique dernier aspect du panorama des activités INFOBEST75 qu’un lien direct

peut être établi avec le travail des organisations de défense des frontaliers.

Les responsables INFOBEST insistent fréquemment sur la diversité des usagers faisant

appel à leurs services : entreprises, élus et administrations sont présentés comme un public à part

entière, au-delà des seuls particuliers. De façon corollaire, c’est la diversité des missions confiées

aux INFOBEST qui est mise en avant : l’information, mais aussi le travail en réseau avec

l’ensemble des institutions transfrontalières du Rhin Supérieur, ainsi que l’orientation vers les aides

communautaires pour des projets transfrontaliers. C’est bien comme structure « à tout faire » en

matière de coopération franco-allemande que les collectivités publiques ont conçu les INFOBEST.

Le rapport à la coopération transfrontalière peut se faire distant, si on pense aux festivités du 25e

anniversaire de jumelage de la commune de Herbolzheim avec celle de… Sisteron en Provence.

Pourtant l’instance de Vogelgrün a largement pris part à l’organisation de la fête des 6-7 mai

200076. Enfin, les INFOBEST s’impliquent également dans les relations publiques ; l’omniprésence

de tout ce qui touche au bureau Palmrain dans les pages locales Sud-Alsace des Dernières

Nouvelles d’Alsace et de L’Alsace l’atteste77. Ainsi, les INFOBEST exercent une fonction de

« vitrine » de l’espace du Rhin Supérieur par rapport à l’extérieur, et contribuent aussi à produire

une position des collectivités locales « au diapason » de la population, par exemple lorsque la

structure du Palmrain lance à grands frais et renfort médiatique un sondage transfrontalier en vue du

7ème Congrès Tripartite du Rhin Supérieur, ou encore lorsque ce sont les conseillers INFOBEST qui

animent une large part des ateliers, tantôt comme modérateurs tantôt comme témoins, lors du récent

8ème Congrès Tripartite78.

Dans les faits, la proximité entre les INFOBEST et les organisations de frontaliers s’avère

bien plus importante que les discours officiels et les plaquettes ne le laissent paraître. En effet, au

quotidien, la majeure partie de l’activité est tournée vers le conseil juridique aux particuliers. Les

75 On s’appuie ici sur les Rapports d’Activités 1999-2001 des instances INFOBEST, ainsi que sur des entretiens avec des conseillers en poste dans les différents bureaux : Jean-Baptiste Schiber, instance PAMINA, 08/07/2002 ; Bénédicte Chêne, Palmrain, 18/07/2002 ; Caroline Martin, Vogelgrun, 19/07/2002 ; et Martine Loquet-Behr, Kehl, 22/07/2002. 76 Badische Zeitung, 27 avril 2000. 77 Revue de presse Palmrain, 1999-2001. 78 Congrès qui s’est tenu à Strasbourg les 10 et 11 octobre 2002 sous le patronage de la région Alsace.

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statistiques lèvent toute ambiguïté : les personnes privées formulent l’essentiel des demandes, qui

concernent la sphère du travail frontalier à hauteur de 90% – droit du travail, fiscalité et sécurité

sociale au premier titre79. Seule l’instance PAMINA est davantage « multicarte », du fait d’une

histoire spécifique : la coopération dans l’espace PAMINA remonte aux années 1980 et renvoie

d’abord à une zone de collaboration institutionnelle entre partenaires régionaux français et

allemands. C’est sur cet espace que s’est greffée en 1991 l’instance PAMINA, en cohérence avec la

mise en place du réseau INFOBEST-Rhin Supérieur. La dimension d’information des frontaliers

n’était donc pas première dans la démarche, et aujourd’hui encore les question sociales ne dépassent

guère le niveau des renseignements touristiques, avec respectivement 20 et 17% des demandes80.

Les chevauchements entre instances INFOBEST et collectifs frontaliers apparaissent alors

schématiquement de cinq ordres. A un premier niveau, c’est la disjonction temporelle entre les

initiatives associatives et publiques qui produit de la défiance. La mise en place des INFOBEST

dans les années 1990 (l’instance PAMINA a été fondée en 1991, INFOBEST Palmrain en 1993,

etc.) est bien plus tardive que le développement du travail frontalier, et avec lui la naissance des

organisations de défense au début de la décennie 1970 : d’où un problème de « recherche en

paternité » et le sentiment pour les associatifs d’être « plagiés » puis exclus, c’est-à-dire floués.

Un second élément tient à la territorialisation des INFOBEST, dont l’activité s’exerce

instance par instance, sur des périmètres occupés jusque là localement par les différentes

organisations de frontaliers. Les statistiques de provenance des usagers attestent cette inscription de

proximité81, qui se comprend en rapport au financement local de chaque bureau INFOBEST. Par

exemple, pour celui de Kehl-Strasbourg, dont la zone d’activité recouvre les arrondissements de

Strasbourg, Sélestat-Erstein et Molsheim, et les Kreise d’Ortenau et Emmendingen, les crédits

proviennent de l’Etat Français, la Région Alsace, le Département du Bas-Rhin, la Communauté

Urbaine de Strasbourg, la ville de Kehl, l’Ortenaukreis et le Land de Baden-Württemberg. Ce

processus s’accélère aujourd’hui : en effet, dans un premier temps, les projets INFOBEST ont

bénéficié des financements européens INTERREG à hauteur de 50% des sommes en jeu, d’où un

relatif équilibre entre crédits communautaires, fonds étatiques et subventions des collectivités

locales. Au fil du temps, ces financements européens accordés pour une période « expérimentale »

se sont taris et ont alors été remplacés par le soutien des collectivités territoriales.

79 Voir les rapports d’activités 1999-2001 des instances de Kehl, Vogelgrun et du Palmrain. 80 Plaquette La coopération transfrontalière dans l’espace PAMINA. Les dix ans de la Déclaration d’intention de Wissembourg, pp. 16-17 et 22-23 ; Rapport d’activité PAMINA 2000, pp. 13 et 16-17. 81 Par exemple, à Vogelgrun, le public provient en grande majorité du canton le plus proche, Neuf-Brisach (Rapport d’activité 2000, pp. 3-4) ; quant aux exceptions à la division territoriale officielle, elles ne font que confirmer le principe de l’attractivité de proximité : ainsi l’INFOBEST Vogelgrun compétente pour le Haut-Rhin compte des demandes non-négligeables provenant du canton bas-rhinois de Marckolsheim, situé à proximité de l’instance.

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Le troisième élément de tension touche à l’activité concrète des instances INFOBEST :

l’aide juridique aux frontaliers. C’est du reste le même discours compatissant rencontré auprès des

associations que l’on retrouve chez le personnel d’INFOBEST ; leurs usagers seraient victimes

d’écarts de législations aux conséquences aussi peu justifiées que maîtrisées : « Pour les maladies

de longue durée, au-delà de 78 semaines le frontalier n’est plus assuré par l’assurance allemande et

son contrat de travail se termine à ce moment. Mais si la maladie se prolonge, il n’aura pas droit à

l’inscription comme demandeur d’emploi en France, et ne pourra donc pas remplir les conditions

requises pour être à nouveau assuré en France. Les conséquences d’une telle situation sont souvent

dramatiques : la personne se trouve sans aucune ressource ni côté français ni allemand ! »82. En

particulier, les instances INFOBEST mettent en place des supports d’information des frontaliers :

édition d’un glossaire franco-allemand pour faciliter le maniement d’un vocabulaire administratif

minimum en matière de droit du travail, maladie, prestations sociales et fiscalité ; réalisation sur

support papier et informatique d’un QCM de sensibilisation où chacun peut chasser des a priori ;

diffusion d’un mémento des restrictions nationales de circulation ou encore d’un calendrier

comparatif des vacances scolaires, etc.

Ces initiatives mobilisent un budget conséquent ; c’est là un quatrième argument de nature à

mécontenter les organisations de frontaliers. Le différentiel de moyens est en fait double, concernant

aussi bien les ressources humaines que financières. En effet, les chargés de mission INFOBEST

sont des personnels des collectivités partenaires, mis à disposition de la structure transfrontalière.

On est donc ici exempt des accommodations d’emplois du temps ou de la préoccupation budgétaire

du recrutement d’une secrétaire, dont m’ont fait part certains responsables de collectifs. Par ailleurs,

on sait que les possibilités de contact au niveau européen pour une structure de représentation

d’intérêts augmentent en fonction de son budget83 ; le niveau élevé des crédits de fonctionnement

des INFOBEST contrarie des associatifs en quête de subventions. Ces écarts de moyens sont encore

renforcés sur le plan symbolique, dans la mesure où nombre d’élus locaux et régionaux

s’impliquent derrière INFOBEST, tout en faisant mine d’ignorer les organisations de défense. Les

propos du président du bureau Kehl-Strasbourg dans le magazine départemental Tout le Bas-Rhin

sont ici des plus significatifs : « Il suffit de regarder le nombre de consultations pour se rendre

compte que l’institution répond à une nécessité. Si elle n’existait pas, des milliers de personnes ne

sauraient pas où s’adresser pour régler leurs problèmes transfrontaliers »84.

Enfin, une cinquième série de frictions touche au parallélisme des modes de fonctionnement,

sur trois points au moins : le quadrillage du territoire dans l’offre d’information, le travail en réseau

et le souci de la communication. Les informations sont diffusées aux travailleurs frontaliers pour 82 Caroline Martin, Vogelgrun-Breisach, 19/07/2002. De nombreux cas sont aussi repris dans les rapports annuels. 83 Ce que soulignent B. Kohler-Koch, C. Quittkat, « Intermediation of Interests in the European Union », art. cit. 84 Louis Becker, maire et conseiller général, Tout le Bas-Rhin, janvier-février 2000, p. 29.

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l’essentiel au cours de permanences, où les demandeurs sont accueillis de manière personnalisée par

un conseiller, également disponible par téléphone : on retrouve ici trait pour trait les services des

organisations de défense. Qui plus est, ces permanences sont développées au plus près du lieu de

résidence des populations frontalières, là où se sont préalablement implantés des collectifs. A cela

s’ajoutent de nouvelles initiatives pilotées par les INFOBEST dans le cadre des projets EURES-T.

L’action la plus significative est l’organisation régulière de « Journées du travailleur frontalier »

dans les différents bureaux du Rhin Supérieur, où sont regroupés à la disposition des frontaliers

l’ensemble des interlocuteurs spécialisés susceptibles de répondre à leurs interrogations. Largement

annoncées dans la presse, ces Journées-forum relèvent d’un même travail de mise en liaison des

frontaliers et des administrations que celui poursuivi par les organisations de défense.

Qui plus est, les INFOBEST développent des rapports de travail avec de multiples

organismes spécialisés – institutions du travail et de l’emploi, administrations sociales, paritaires,

fiscales, françaises et allemandes –, notamment par la tenue de séminaires. Des relations régulières

sont aussi nourries avec les autres composantes du réseau transfrontalier du Rhin Supérieur :

l’Euro-Info-Conso, en matière de litiges de droit international privé liés à la consommation

transfrontière85, l’Euro-Institut, centre de ressources et de recherche, ainsi que diverses institutions

sectorielles (monde rural, artisanat…). Du coup, les INFOBEST sont considérées comme

« interlocuteur-expert » en matière de travail frontalier pour éclairer la décision publique. En

particulier, leurs conseillers participent en bonne place au « groupe d’experts travailleurs

frontaliers » de la Conférence du Rhin Supérieur, occupant notamment les présidences des groupes

de travail Maladie-Maternité et Retraite-Invalidité, en lien avec les EURES-T86. Plus facilement que

les comités de défense, les INFOBEST peuvent alors servir d’interface pour faire « remonter » les

problèmes des frontaliers, fonction qui leur est prêtée par les élus eux-mêmes : « INFOBEST a un

rôle de révélateur : à travers les questions posées et les échanges entre élus allemands et français,

certains problèmes transfrontaliers sont clairement identifiés. Nous faisons des propositions en

conséquence, qui sont étudiées par les gouvernements lors des sommets bilatéraux »87. On le voit, la

concurrence porte à la fois sur l’information juridique et sur le lobbying de la « cause frontalière »,

pour les récupérer à son profit.

Cet objectif se marque dans l’organisation régulière de réunions publiques : rencontres

locales ou thématiques, stand lors de grandes manifestations et expositions, etc. Plus massif encore

est le recours aux médias : les localiers de la presse française, allemande et/ou suisse sont mobilisés

à intervalles rapprochés pour faire connaître telle ou telle initiative. La diffusion d’informations

pratiques côtoie des annonces communicationnelles destinées à produire de l’événement autour 85 Site Internet : www.euroinfo-kehl.com 86 Rapport d’activité Vogelgrun 2001, pp. 13-14 ; Rapports d’activité Palmrain 1999-2001, p. 17, et 2000, p. 24. 87 Louis Becker, co-président d’INFOBEST Kehl-Strasbourg, Tout le Bas-Rhin, janvier-février 2000, p. 29.

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d’INFOBEST88, c’est-à-dire à assurer la population de la prise en compte du phénomène frontalier.

Enfin, les nouvelles technologies sont mises à profit : un portail Internet a été ouvert en 2000,

comprenant à la fois des fiches techniques, des informations courantes, des pages propres à chaque

instance, ainsi qu’un ensemble de liens hypertextes vers les sites des différents partenaires :

collectivités territoriales, préfecture, EURES-T, etc.89

La défense des travailleurs frontaliers comme enjeu concurrentiel : durcissement ou brouillage de la frontière privé-public ?

Face aux EURES-T, les responsables frontaliers mettent en avant leur spécialisation dans le

suivi contentieux des dossiers – ce qui n’est pas le rôle d’une structure « pilote » financée par des

collectivités territoriales et les Etats eux-mêmes : « Les EURES, ils ont plus une mission

d’information. Nous, notre mission est beaucoup plus large, sur le statut des travailleurs frontaliers,

ce qu’ils peuvent avoir au niveau social, salarial, conditions de travail… Donc eux ont une mission

d’information, nous on a une mission d’information et également de défense des droits ». Ceci

explique les critiques récurrentes sur l’inefficacité des « coûteuses » INFOBEST du Rhin Supérieur.

Une campagne est menée avec vigueur dans le Haut-Rhin par les rédacteurs du BLIC, signe d’un

litige plus profond entre associations et institutions publiques. Le compte-rendu d’une première

rencontre avec les conseillers Palmrain est évocateur d’un climat lourd :

« Nous trouvons choquant que 4 salariés, installés très confortablement dans des locaux spacieux et

agréables, équipés d’un matériel bureautique dernier cri, ne répondent pas davantage à la demande

de l’usager-consommateur. Ce que BLIC trouve parfaitement inacceptable, c’est qu’on l’ignore

superbement. Alors que tous nos enquêteurs ont insisté pour obtenir les coordonnées d’un

organisme local, pas une fois BLIC n’a été cité. La rédaction estime de son devoir d’illustrer le

gaspillage de l’argent du contribuable à INFOBEST Palmrain, dont les frais de fonctionnement se

chiffrent à 6 500 000 francs »90.

Les organisations de frontaliers se sentent dépossédées de leur « marque de fabrique » et exclues

par la même occasion des crédits européens :

« Nous essayons d’avoir des financements à travers les EURES-T. Mais pour le moment… Les

EURES-T, c’est un genre de partenariat, il y a tous les syndicats qui sont dedans, et normalement

les associations représentatives des travailleurs frontaliers devraient également en faire partie. Donc

il y a actuellement une action en cours au niveau de la Commission Européenne, et là il y a des

88 Les chroniques « Vision 2025 » en constituent un exemple : les trois employés du Palmrain publient ce que pourrait être idéalement la Regio TriRhena en 2025, débarrassée des contraintes liées aux frontières nationales, à la manière d’un roman-feuilleton : Oberbadisches Volksblatt, 11, 18 et 25/01/2000. 89 Site Internet : www.infobest.org 90 BLIC, 23, pp. 13-15, et 31, p. 14.

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freins qui se mettent en route : ils veulent pas partager le gâteau ! Mais on ne lâchera pas de lest.

Parce qu’on voit pas pourquoi nous on fait tout le boulot, et on fait avancer pratiquement le droit

européen en ce qui concerne la libre-circulation des travailleurs. Comme pour la CSG-CRDS, c’est

une avancée incroyable. Et en même temps on ne devrait pas bénéficier de la manne européenne

pour un peu financer notre organisation. On n’est pas d’accord. Parce qu’il y a des agents des

EURES-T, j’en connais un qui normalement est payé pour renseigner les travailleurs frontaliers, lui,

ce qu’il fait : "Ecoutez, il y a un Comité des frontaliers, allez voir là-bas, ils sont bien au courant",

et en même temps il nous donne des adhésions. Bon, c’est une tactique aussi. Seulement ils ne font

pas leur boulot non plus. Donc nous on ne voit pas pourquoi on ne profiterait pas d’une subvention

quelconque ».

On l’entend, ce sont des arrangements d’ordre institutionnel autant que pratique qui se

renégocient dans le contexte d’européanisation de l’action publique et de la représentation des

intérêts. Cette conjoncture fluide réactive d’anciennes querelles avec les centrales syndicales

nationales. Associés aux EURES-T au titre des partenaires sociaux, les syndicats sont parmi les plus

rétifs à envisager l’intégration des collectifs de frontaliers, dans la mesure où cela conduirait de fait

à partager les subventions. Cette responsable syndicale de la CGT Lorraine ne le cache pas : « C’est

un grand débat à l’heure actuelle dans nos organisations syndicales, les comités de défense

aimeraient avoir accès à certains groupes de travail EURES & Cie. Enfin, le débat est toujours

tronqué, parce qu’il y a le problème de moyens derrière. Ils ont une représentativité, un certain

nombre d’adhérents, je pense que si on était uniquement sur la base des principes… Bon, la durée

de vie de certaines associations… c’est ça, et parfois une association ne représente qu’elle même,

y’a trois pelés dedans, et parfois elles sont 10 000 ! Alors c’est un peu difficile, mais on dit non ».

La réaction du président de la section des frontaliers OGB-L est ici intéressante. Il ne se veut pas

dupe des enjeux de pouvoir visant à « récupérer » la représentation des frontaliers : « On a eu de la

chance du côté OGB-L : ils ont donné la possibilité aux frontaliers de se structurer véritablement, à

l’intérieur de leur syndicat, parce que si ça n’avait pas été fait, je pense qu’à l’heure actuelle on

aurait eu un Comité de défense. Mais bon, pour les syndicats c’est pas l’intérêt non plus ! Que ce

soit clair quand même ». Mais surtout, il n’est pas loin de se ranger aux côtés des associatifs, me

faisant part de son scepticisme quant à l’intérêt des nouvelles institutions transfrontalières

syndicales pour la cause qu’il défend : leur niveau conceptuel à l’échelle des Euro-régions serait

déjà trop abstrait par rapport aux problèmes quotidiens du travailleur frontalier, façon de conserver

pour soi la représentation légitime de ce créneau de l’Europe sociale initiée « d’en bas », au moment

même où ce positionnement est davantage contesté : « Le Conseil Syndical Interrégional, ah, je

crois que ces instances sont relativement récentes… faut que ça se mette en place, et puis après c’est

l’avenir qui nous dira. Mais nous ici on est plus terre-à-terre, on travaille sur les dossiers parce que

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les gens en ont besoin. Eux c’est déjà d’un point de vue politique syndicale. Mais c’est sûr que si ça

peut nous donner un coup de main, toutes les bonnes volontés on les accepte ».

La personnalisation fréquente des conflits qui éclatent peut être tenue pour le corollaire de

l’inscription territoriale volontariste des EURES-T au plus près des populations frontalières, là

même où se sont implantées de longue date les associations de défense. On est alors en présence

d’autant de situations différentes qu’il y a d’organisations de frontaliers et d’instances EURES-T.

Cette variété des contextes locaux s’illustre bien dans le cas du réseau des INFOBEST en Alsace.

D’un côté, au Nord, les responsables PAMINA choisissent d’associer à leurs permanences l’AFAL,

l’association de frontaliers locale, et semblent ainsi pacifier leurs rapports. De l’autre, l’instance

Palmrain du Sud-Alsace préfère se tenir à l’écart du CDTF du Haut-Rhin, ce qui lui vaut une guerre

ouverte avec des épisodes particulièrement vifs. L’un d’eux aura marqué l’année 2000 autour de la

réforme de l’assurance maladie des frontaliers français en Suisse et d’une concurrence forte pour

fournir l’information à la population et renforcer de la sorte une position relative par rapport à son

« adversaire », avec en particulier au mois d’avril l’occupation manu militari par des membres du

CDTF de l’hôtel allemand dans lequel l’INFOBEST avait prévu de tenir la première une réunion

publique. Les conseillers Palmrain sont directement pris pour cible : « Alors qu’actuellement tout le

monde manque d’éléments pour répondre aux frontaliers sur la question de l’assurance maladie,

vouloir informer sans savoir, c’est de la désinformation ! », tempêtent les associatifs. « Ces

méthodes de sabotage sont un véritable affront ! J’attends que nos collectivités porteuses prennent

position derrière nous ! », lance alors à la presse le chargé de mission allemand, en se réclament de

la légitimité « officielle » des INFOBEST91. C’est la dimension processuelle de

l’institutionnalisation d’une sphère de représentation des intérêts frontaliers en train de se faire que

l’on suit ici, en un moment de conflit plus propice aux révélations que les conjonctures routinières.

Conclusion

Les responsables des organisations de défense expriment très fréquemment leur sentiment de

participer de la construction européenne à partir d’un « laboratoire frontalier », dont ils se

présentent comme les principaux porteurs, sinon même comme les « pionniers » : « L’Europe reste

trop une utopie quand personne ne prend en compte les citoyens européens qui sont les principaux

acteurs de la construction européenne : les frontaliers. Nous sommes la base de ce mouvement »,

me dit-on à la frontière espagnole. De même, au CDTF Moselle :

91 Nombreuses mentions du « coup de force » dans la presse régionale : Dernières Nouvelles d’Alsace (édition Haut-Rhin), 12 et 13/04/2000 ; L’Alsace, 12/04/2000 ; Dreiland Zeitung, 13/04/2000 ; Badische Zeitung, 13/04/2000, etc.

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« On est intégré à l’Europe, puisqu’on vit ça tous les jours, donc on est les pionniers. C’est que nous

sommes confrontés directement aux progrès réels du transfrontalier. Tous les jours dans le travail,

dans notre façon de vivre en Allemagne. Il y a des dossiers qui surviennent subrepticement, dont la

Communauté Européenne elle-même prend conscience alors seulement. C’est pour ça que je dis

toujours, nous, Comité de défense, on est justement ceux qui font avancer le schmilblick. On est

pratiquement l’auge du débat européen au niveau de la libre-circulation ».

Un double lien est produit entre les processus de rapprochement transfrontalier et

d’européanisation, selon lequel les espaces frontaliers et les rapports de travail transnationaux qui

s’y développent sont tout à la fois révélateurs des difficultés de la construction européenne et

facteur d’intégration92. Les relations avec la Suisse – longtemps imprégnées de bilatéralisme – sont

convoquées régulièrement pour en attester : ici, l’intensité des liens transfrontaliers du travail a

poussé à une européanisation peut-être inavouée – si on pense au refus du peuple suisse d’adhérer à

l’Union Européenne –, mais pourtant bien réelle ; les récents accords UE/CH entrés en application

au 1er juin 2002 en montrent la concrétisation juridique.

Un rapport original entre les deux registres fréquemment opposés de l’Europe « par le haut »

et « par le bas » retient finalement l’attention : les « grandissements européens » des problèmes

frontaliers, fondés notamment sur des usages singuliers du droit communautaire, ne sont jamais

séparés d’un répertoire local d’action. Le bulletin BLIC est ici exemplaire : assis dans les petites

disputes quotidiennes du « coin frontalier » de l’Alsace du Sud, BLIC ne cesse de proposer à ses

lecteurs des allers-retours avec le Pays de Bade, la Suisse et l’Europe, pour mieux justifier une

identité territoriale présentée comme spécifique, fondant les revendications des frontaliers au moins

autant que les règlements communautaires exhumés pour s’en prévaloir légitimement. C’est dans ce

même sens que l’on peut pointer les relations des responsables frontaliers avec les fonctionnaires de

Bruxelles : « Disons qu’on est reçus et écoutés à Bruxelles ! Ça c’est important pour nous, parce

que dès qu’on a une question à poser, on a des interlocuteurs, tout de suite, qui peuvent nous

répondre ». Un associatif souligne par exemple le soutien de la Commission Européenne contre la

France sur la réintégration des frontaliers retraités au régime local d’Alsace-Moselle, me montrant

des courriers officiels du chef d’unité Sécurité sociale de la DG V93, tandis que cet autre évoque le

contentieux fiscal France-Luxembourg dans des échanges argumentés avec la DG XV – Marché

intérieur et services financiers, qui ont abouti à un règlement favorable94. Les fonctionnaires

européens se voient confortés dans leur position et peuvent bénéficier du travail de terrain des

collectifs de frontaliers ; une alliance « objective » se noue ici, entre partenaires que rien ne 92 C’est explicitement le langage tenu par Simon Kessler dans ses chroniques du BLIC, notamment 17, p. 16, et 31, p. 16. 93 En particulier, Vali Kolotourou, courrier daté du 25/06/98. 94 Notamment J.-F. Mogg, DG XV, courrier du 02/05/97. Un texte sur l’imposition des non-résidents a effectivement été adopté par le Conseil de Gouvernement luxembourgeois le 3 octobre 1997.

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semblait a priori rapprocher : anciens syndicalistes peu enclins à saluer l’Europe de Maastricht et

euro-fonctionnaires tenus pour emblématiques des travers de la technocratie. Et pourtant, « c’est sûr

que sur certaines choses on va dans le même sens », me dit-on, en expliquant :

« On a encore un courrier aujourd’hui, qui vient du chef de l’unité Libre-circulation des travailleurs

et coordination des régimes de sécurité sociale. C’est notre principal interlocuteur. Nous avons

même déjà fait un déplacement à Bruxelles en 2000, pour passer en revue nos problèmes, et ils sont

toujours très heureux de voir que quand il y a des problèmes, nous nous sommes sur le terrain, parce

que eux sont situés à un niveau beaucoup plus élevé et sont pas tellement au courant des affaires. Ils

peuvent seulement faire avancer les choses à travers les plaintes qui leur sont formulées ».

Les stratégies des organisations de frontaliers se révèlent bien adaptées à la logique

européenne : l’importance de l’expertise juridique, le niveau d’activités élevé dans le domaine de la

normalisation, le recours parallèle aux autorités nationales et européennes, etc., correspondent à la

gouvernance en réseaux orientée vers la fonctionnalité. Aussi, l’européanisation des intérêts des

comités de frontaliers a davantage eu lieu que pour les organisations professionnelles en général95.

Dans un jeu à plusieurs niveaux aujourd’hui reconnu par l’ensemble des acteurs, l’Etat n’est plus

seul intermédiaire entre le cadre national et international, et c’est dans ce nouvel espace des

possibles que les collectifs de frontaliers viennent prendre place. Les profits qui se dégagent de cette

transnationalisation de l’action collective poussé au degré le plus large ne s’avèrent toutefois plus

exclusifs aujourd’hui : les rapports souvent tendus entre associations de frontaliers, centrales

syndicales nationales et instances transfrontalières publiques pilotées par les collectivités locales

attestent d’évolutions parallèles en train de se faire concernant la représentation légitime de la

« cause frontalière », dont la définition est toujours objet de luttes. Les organisations de frontaliers

participent de l’européanisation en faisant connaître l’Europe au niveau national et local, à la fois la

réglementation et des concepts développés dans l’arène européenne, rendus d’appréhension

concrète dans la vie quotidienne et professionnelle des citoyens concernés. Ces associatifs sont des

« passeurs »96 qui, provenant d’une position périphérique, parviennent à se connecter à des univers

beaucoup plus centraux, débouchant sur de l’action, par un travail sur et avec le droit, mais aussi

toute une activité relationnelle pour mettre en rapport – fût-ce sous des modalités compétitives –

l’univers syndical et d’autres mondes qui ne se rencontraient pas. C’est cette posture de « courtiers

en information politique et juridique » qui est aujourd’hui devenu concurrentielle – signe de son

succès comme des difficultés qui demeurent.

95 Si on se réfère à l’étude de Christine Quittkat, « Les organisations professionnelles françaises… », art. cit., p. 88. 96 Sur la fécondité de l’analyse des lieux et des acteurs, passages et passeurs, réalisant une hybridation entre des univers sociaux a priori distincts sinon séparés, on se permet de renvoyer à Philippe Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours militants. Mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002.