Anne-Caroline Rendu - Cri Ou Silence_ Deuil Des Dieux Et Des Héros Dans La Littérature Mésopotamienne

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Anne-Caroline Rendu - Cri Ou Silence_ Deuil Des Dieux Et Des Héros Dans La Littérature Mésopotamienne

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  • Revue de lhistoire desreligions2 (2008)La mort et l'motion. Attitudes antiques

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    Anne-Caroline Rendu

    Cri ou silence: deuil des dieuxet des hros dans la littraturemsopotamienne................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueAnne-Caroline Rendu, Cri ou silence: deuil des dieux et des hros dans la littrature msopotamienne, Revuede lhistoire des religions [En ligne], 2|2008, mis en ligne le 01 avril 2011, consult le 13 octobre 2012. URL:http://rhr.revues.org/6053

    diteur : Armand Colinhttp://rhr.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://rhr.revues.org/6053Ce document est le fac-simil de l'dition papier.Tous droits rservs

  • Revue de lhistoire des religions, 225 - 2/2008, p. 199 221

    ANNE-CAROLINE RENDUUniversit de Genve

    Cri ou silence :deuil des dieux et des hros

    dans la littrature msopotamienne

    La mort dun tre cher suscite une des douleurs les plus vives et une desmotions les plus intenses que peut subir un individu, quil soit hros,desse ou simple mortel. Cet article prsente les descriptions littrairesmsopotamiennes de ractions pouvant tre qualifies dindividuelles ouspontanes devant le cadavre de ltre aim ou lannonce de sa mort.Trois dossiers seront ainsi abords : la mort de Dumuzi/Tammuz amantdInana/I tar et pleur par sa sur Ge tinanna, la mort dEnkidu ami deGilgame et enfin laffliction de la desse Nintu/Mami au cours du Dlugebabylonien lorsquelle assiste, impuissante, la destruction de lhumanitquelle a cre.

    Scream or silence: mourning of gods and heroesin Mesopotamian Literature

    The death of someone close can induce one of the most intenseemotions that an individual can experience. Hero, god and goddess inMesopotamian literature are not free from these individual reactions. Thisarticle studies literary descriptions of these emotions spontaneously feltbefore the corpse of a friend, a parent or a lover, or on hearing of theirdeath. Three instances are discussed: the death of Dumuzi/Tammuz, loverof Inana/I tar and mourned by his sister Ge tinanna; the death of Enkidu,friend of Gilgame ; and finally, the grief of the goddess Nintu/Mami, whowatches helplessly as the human race she created is destroyed by theFlood.

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    INTRODUCTION1

    La mort de lami, du parent, de lenfant ou de ltre aim entraneune vive et profonde affliction, immortalise de nombreuses foisdans la littrature, tel le chagrin dune mre en apprenant la dispa-rition de sa fille (Virginie) : O est ma fille, ma chre fille, monenfant ? Ne pouvant douter de son malheur mon silence et meslarmes, elle fut saisie tout coup dtouffements et dangoissesdouloureuses ; sa voix ne faisait plus entendre que des soupirs etdes sanglots.2

    La littrature msopotamienne nest pas exempte de ces descrip-tions affectives. Face au cadavre, lmotion est vive, violente, et ladouleur, ardente. Ensemble de rites et de restrictions sociales qui semettent en place la mort dun proche, le deuil est aussi associ cette douleur et cette profonde dtresse prouves lors dun dcs.Par le terme de deuil , deux ralits sont ainsi reprsentes, lunesociale et lautre personnelle.

    Depuis quelques annes, la recherche historique en sciences affectives sest penche sur les motions dans les civilisationsanciennes. Elle a produit dimportants travaux3 notamment sur les

    1. Abrviations employes frquemment au cours du prsent article : AHw= Wolfram Von Soden, Akkadisches Handwrterbuch, Wiesbaden, 1959-1981 ;CAD = The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University ofChicago, Chicago, Glckstadt, 1956 ; RlA = Reallexikon der Assyriologie undvorderasiatischen Archaeologie, W. de Gruyter, Berlin, Leipzig, etc., 1932 ;Bottro-Kramer, 1989 = Jean Bottro, Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieuxfaisaient lHomme, mythologie msopotamienne, Paris, Gallimard, 1989 ; George,2003 = Andrew R. George, The Babylonian Gilgamesh Epic, Introduction,Critical Edition, and Cuneiform Texts, Oxford University Press, Oxford, 2003 ;Lambert-Millard = Wilfred G. Lambert, A. R. Millard, Atra-Hass : the Baby-lonian Story of the Flood, with The Sumerian Flood Story by Miguel Civil,Eisenbrauns, Winona Lake, 1999 (1re d. 1969).

    2. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, LibrairieHachette et Cie, 1863, p. 140.

    3. Voir David Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks: Studies inAristotle and Classical Literature, University of Toronto Press, Toronto, 2006 ;Ramsay Macmullen, Les motions dans lhistoire ancienne et moderne, LesBelles Lettres, Paris, 2004 ; Robert A. Kaster, Emotion, Restraint, and Communityin Ancient Rome, Oxford University Press, Oxford, 2005.

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    larmes4, lenvie5, ou la colre6. Diverses tudes se sont intressesau deuil ritualis, notamment aux pleureuses et leurs larmes7, ou la lgislation8 qui le concerne. Pour ltude du Proche-Orient ancien9,peu de travaux ont considr de manire privilgie les motionspersonnelles et spontanes dun individu devant la mort. La litt-rature ancienne, mythologique et pique, en offre pourtant desdescriptions ; gestes et attitudes se reproduisent dun texte lautre,suggrant une motion aux manifestations codifies. Malgr lescarcans et les formules narratives strotypes, les rcits rpondent

    4. Voir les travaux publis dans Kimberley C. Patton, John S. Hawley (ds.),Holy Tears, Weeping in the Religious Imagination, Princeton University Press,Princeton, 2005 ; Tom Lutz, Crying, the Natural and Cultural History of Tears,W.W. Norton and Company, New York/London, 1999.

    5. Douglas Cairns, The Politics of Envy: Envy and Equality in AncientGreece , in David Konstan, N. Keith Rutter (ds.), Envy, Spite, and Jealousy:The Rivalrous Emotions in Ancient Greece, Edinburgh, 2003, p. 235-252.

    6. Susanna Braund, Glenn W. Most (ds.), Ancient Anger: Perspectivesfrom Homer to Galen, Yale Classical Studies, vol. 32, Cambridge UniversityPress, Cambridge, 2004.

    7. Gary L. Ebersole, The Function of Ritual Weeping Revisited: Affec-tive Expression and Moral Discourse , in John Corrigan (d.), Religion andEmotion, Approaches and Interpretations, Oxford University Press, Oxford,2004, p. 185-222 ; Gail Holst-Warhaft, Dangerous Voices: Womens Lamentsand Greek Literature, London, 1992 ; Darja Sterbenc Erker, Voix dangereuseset force des larmes : le deuil fminin dans la Rome antique , Revue delHistoire des Religions, 221, 3/2004, p. 259-291.

    8. Nicole Loraux, Les mres en deuil, Paris, 1990, p. 20 : Le plus souventle pthos est rcurrent, prvisible comme le sont les vnements qui, en leurinvitabilit, rythment le temps des hommes ; aussi, contre le risque de laffecttrop fort, la cit, en collectivit bien organise, a-t-elle forg un appareil delois et de rglementation. ce chapitre il faut inscrire la question du deuil etdes pratiques qui visent lui donner formes et limites, sans oublier toutefoisce quil a dimpraticable, cela mme qui, tendanciellement, rsiste touttraitement.

    9. Gary A. Anderson, A Time to Mourn, a Time to Dance: the Expressionof Grief and Joy in Israelite Religion, Pennsylvania State University Press,University Park Pennsylvania, 1991 ; Xuan Huong Thi PHAM, Mourning inthe Ancient Near East and the Hebrew Bible, Journal for the Study of the OldTestament Supplement (J.S.O.T.S.) 302, Sheffield Academic Press, Sheffield,1999 ; Andrew R. George, How Women Weep? Reflections on a Passage ofBilgames and the Bull of Heaven , in Simo Parpola, Robert M. Whiting (ds.),Sex and Gender in the Ancient Near East: Proceedings of the 47th RencontreAssyriologique Internationale, Helsinki, July 2-6, 2001, The Neo-Assyrian TextCorpus Project, Helsinki, 2002, p. 141-150.

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    bel et bien limage que lon se faisait dune personne en proie laffliction, et on na pas de raison de douter quils offrent aussi untmoignage de la douleur individuelle et intime devant la mort. NicoleLoraux, dans son enqute sur le deuil des mres en Grce ancienne,soulignait dj cette ambigut : accder la douleur personnelle et lmotion proprement dite (qui serait carte de tout rituel etdgage de tout strotype tant par essence subjective et intime), nepeut se faire sans ltude pralable des gestes et des manifestationsde douleur codifis : Ce nest pas sans dtour quon accde lintime et, dabord, comme invitablement, on rencontrera les gestescodifis du rituel, ces gestes qui sont les mmes pour toutes et qui,stylisant les sursauts du dsespoir, permettent chaque mre dexpri-mer son deuil dans les signes gnriques du deuil. Ainsi, depuislpope, la mre est celle dont la douleur, soudain extriorise,donne le signal du deuil social.10 La question nest pas tant de savoirsi les expressions motionnelles taient rellement vcues, mais pluttdapprcier les descriptions littraires de ces bouleversements affectifs.

    Trois grandes douleurs funbres marquent la littrature msopo-tamienne (akkadienne et sumrienne) : celle de Getinanna/Belili11 la mort de son frre Dumuzi (Tammuz), celle de Gilgame lamort de son ami Enkidu, et enfin, celle de la desse Nintu/Mami,lorsquelle assiste au Dluge et la destruction de lhumanit quellea pourtant cre.

    LA MORT DE DUMUZI/TAMMUZ ET LE DEUIL DE GETINANNA

    Le trpas de Dumuzi/Tammuz est intgr dans le cycle mythologi-que de la desse Inana/Itar12. Le ptre Dumuzi/Tammuz13 est lamant

    10. Nicole Loraux, 1990, p. 57-58.11. Lorsque deux thonymes apparaissent spars par une barre oblique /,

    le premier est le nom sumrien et le second akkadien.12. Lensemble des rcits mythologiques a t runi sous le chapitre IX

    Inanna/Itar, martiale et voluptueuse , dans Bottro-Kramer, 1989, p. 203-337. Voir les textes sur Les amours dInanna/Itar avec Dumuzi/Tammuz ,p. 275-337.

    13. Pour une prsentation du personnage et de son nom, se reporter SamuelNoah Kramer, Le mariage sacr, Berg international, Paris, 1983, p. 74-75, n. 6.

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    de cette divinit fminine majeure du panthon msopotamien, auxmultiples prrogatives14 (tant dans le domaine des activits guerriresque dans celui de lamour).

    Dans la version sumrienne de la descente aux Enfers dInana/Itar15, la desse dsire rendre visite sa sur Erekigal, souverainedu monde des morts. Celle-ci, folle de rage en la voyant, lui te lavie et la retient captive. Or, sans Inana/Itar cest ce que rapportela version akkadienne du rcit lunion sexuelle, et par consquent lafcondit, sest arrte sur terre : Voici que nul taureau ne montaitplus de vache, nul baudet ne fcondait plus dnesse, nul hommenengrossait plus de femme, son gr : chacun dormait seul en sachambre et chacune sen allait coucher part !16 . Ninubur, ministreet assistante dInana, va chercher de laide auprs des autres divinits17qui insistent auprs dErekigal. Celle-ci consent librer sa captive,sous rserve de lui trouver un substitut. Dans la version sumrienne,Inana, une fois libre, part en qute de celui ou de celle qui prendrasa place. Elle retrouve son amant Dumuzi, mais celui-ci se divertissaittandis quelle demeurait captive aux Enfers. Folle de rage, elle dcideque Dumuzi prendra sa place dans le monde des morts18. Il revient

    14. Inana/Itar , dans, RlA 5, p. 74-89 ; Jeremy Black, Anthony Green,Gods, Demons and Symbols of Ancient Mesopotamia: an Illustrated Dictionary,British Museum Press, London, 1992, p. 108-109.

    15. Pour la bibliographie, la traduction et le commentaire de ce texte, voirBottro-Kramer, 1989, p. 276-295.

    16. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 322, l. 77-80.17. Dans la version akkadienne, Papsukkal, le lieutenant des grands-

    dieux , sinquite des consquences du trpas dItar. En tenue de deuil( proccup et inquiet, habill et coiff de deuil , trad. Bottro-Kramer, 1989,p. 322, l. 81-82), il se rend auprs des autres dieux pour demander de laide.

    18. Dumuzi sy trouvait confortablement install sur une estrade majes-tueuse ! () Les pasteurs, non loin de l, continuaient de jouer de la flte et dupipeau ! Inanna porta sur lui un regard : un regard meurtrier, elle prononacontre lui une parole : une parole furibonde, elle jeta contre lui un cri : uncri de damnation ! Cest lui ! emmenez-le (trad. Bottro-Kramer, 1989,p. 288, l. 333, l. 337-341). Dumuzi sera rejoint par sa sur Getinanna dans lemonde des morts ; chacun deux y passera, en alternance, une partie de lanne.La priode de mort de Dumuzi correspond la scheresse estivale, moment ola vgtation est brle par le soleil (moment aussi de la clbration de la ftedes morts).

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    Getinanna, sur de Dumuzi, de porter le deuil et dtre plongedans laffliction.

    La souffrance morale de Getinanna est dcrite plus longuementdans le texte sumrien appel Le Rve de Dumuzi19 retraant lamort de ce dernier. Le rcit20 commence par une invitation lalamentation lance par un Dumuzi dsespr dans la steppe, animdun pressentiment funeste. Dumuzi est averti en songe de sa propremort. son rveil, il court auprs de sa sur (et oniromancienne)Getinanna. Les images oniriques annoncent le deuil que porterala jeune femme, en mettant laccent sur sa raction intime et spon-tane. Le rve annonce deux scnes : la premire se rapporte auxcirconstances de la mort (comment Dumuzi va tre emport par lesdmons) et la seconde, aux consquences de celle-ci. Cest icique prend place la description des motions ressenties par cellesqui aimaient Dumuzi, sa mre et sa sur. Les gestes et les attitudescaractristiques du deuil et de laffliction apparaissent ici sous unecoloration essentiellement fminine. Cest tout dabord la souffrancede la mre, celle qui a donn naissance et qui ne peut retenir lecorps du fils dfunt : Cest ta mre, ta gnitrice qui penchera sa ttesur toi ! Tu tomberas des genoux de ta mre et gnitrice !21 . Lademeure de Dumuzi sera alors plonge dans le silence ; tout bruiten sera banni, de mme que toute activit ou vie humaine, causede cette profonde douleur. Absence de bruit mais aussi abattementsilencieux des habitants de la maisonne, le silence est alors associ la mort et au chagrin funbre. Grce limage des braises teintespar leau, le rve prmonitoire annonce que la demeure jadisaccueillante et chaleureuse (pour reprendre limage du foyer)

    19. Bendt Alster, Dumuzis Dream. Aspects of Oral Poetry in a SumerianMyth, Mesopotamia, Copenhagen Studies in Assyriology 1, Akademisk Forlag,Copenhagen, 1972 (dition, traduction et commentaire du texte) ; pour unetraduction en franais, voir Bottro-Kramer, 1989, p. 300-312.

    20. Le rcit en akkadien de la descente dItar aux Enfers sachve sur lacapture de Tammuz en prsence de Belili. Entendant le cri de dsespoir de sonfrre lorsque les dmons semparent de lui, Belili sabandonne la dtresse :elle arrache ses bijoux et supplie les dmons de ne pas emporter son frre dansle monde des morts.

    21. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 302, l. 47 et l. 57.

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    naura plus de vie : Leau verse sur les braises de ton prcieuxfoyer : cest ton bercail transform en un lieu de silence 22.

    Une fois le rve interprt par Getinanna, Dumuzi tente dchap-per aux dmons venus le chercher. Aprs quelques pripties, il trouverefuge chez sa sur, qui, le voyant arriver, et connaissant aussi safin funeste, exprime sa douleur haut et fort et laisse chapper saplainte : nous y reviendrons. En proie la plus vive agitation, ellese lacra les yeux, se lacra la face, lacra ses charmantes oreilles,lacra sa croupe (?) provocante (?) 23. Cette partie du corps24, ensumrien ki lu2-da nu-di ha4-gal, dsigne vraisemblablement lehaut des cuisses tenu cach, la diffrence des lments visiblesque sont la tte ou les oreilles. Cette automutilation qui toucheaussi bien le visage que les parties intimes du corps appartient vrai-semblablement aux topoi des gestes fminins de la douleur face lamort. Dans la version sumrienne de sa descente aux enfers, Inana25recommande son assistante Ninubur certains gestes et certainesdmarches :

    Viens ! Ma fidle assistante de lEanna, mon assistante aux paroleshabiles, ma messagre aux discours efficaces : me voici qui men vaisdans le monde dEn-Bas ! Lorsque jy serai parvenue, lve en ma faveurune lamentation de catastrophe ; bats le tambour au sige de lAssemble ;visite tour tour les [rsidences] des dieux : lacre-toi [les yeux],lacre-toi la bouche, lacre-toi la croupe (?) provocante (?), et, telle

    22. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 302, l. 52-53.23. igi mu-un-na-hur giri17 mu-un-na-hur getg ki u6 di mu-un-na-hur

    ki l-da nu-di ha4-gal mu-un-[na-hur]. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 309,l. 247-249.

    24. De nombreuses incertitudes demeurent quant la comprhension duterme. Bendt Alster, 1972, p. 81 : le ki l-da nu-di ha4-gal serait traduire par (She scratched the buttocks) the secret place . Une autre traduction dupassage a t propose, dans Jeremy Black (et alii), The Literature of AncientSumer, Oxford University Press, Oxford, 2004, p. 83 : Getin-ana criedtoward heaven, cried toward earth. Her cries covered the horizon completelylike a cloth; they were spread out like linen. She lacerated her eyes, she laceratedher face, she lacerated her ears in public; in private she lacerated herbuttocks. Pour les diverses occurrences de lexpression dans la littraturesumrienne, voir Bendt Alster, 1972, p. 121. Lauteur souligne que la traduction secret place est fortement suggre par le contexte.

    25. Voir plus haut, Bottro-Kramer, 1989, p. 282, l. 170-179.

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    une pauvresse, ne te vts que dun pan dtoffe ! Puis, [rends-toi] enpersonne lEkur, le temple dEnlil.26

    Laffliction de Ninubur est rendue manifeste par ces mmesgestes violents ports sur le visage et sur lensemble du corps. Dansune tude sur les aspects de la communication non verbale dans leProche-Orient ancien, Mayer I. Gruber27 met en vidence cinqlments caractristiques du deuil (en akkadien, en ougaritique, et enhbreu) : pleurer, se frapper la poitrine, se couvrir la tte et/ou le corpsde cendres, sasseoir sur un tabouret ou mme le sol, et enfin, tombersur le sol auxquels il convient dajouter lautomutilation 28.

    Peu avant la manifestation de ces comportements canoniques ,Getinanna, voyant arriver chez elle Dumuzi, avait cri et hurl sasouffrance : (Elle) cria au Ciel et la Terre. Sa clameur recouvritlhorizon comme un manteau et stendit partout comme une tente29 .Ninubur aussi, dans la version sumrienne de la descente auxenfers dInana, leva en faveur de la desse une lamentation decatastrophe, fit retentir le tambour au sige de lAssemble 30. Cride dsespoir jaillissant du corps, lamentation funbre spontane, ilest difficile de dfinir davantage cette manifestation sonore delmotion. Nicole Loraux soulignait dj cette ambigut : lHcubeiliadique connaissait la distinction du gmissement spontan et duthrnos en vers, quon ne chante que lors de la crmonie, avec undlai donc mais il est vrai que, si Plutarque est digne de foi, Solondj ne distinguait pas entre pur gmissement et la plainte versifie.Bien avant le rite, le cri de la mre accompagnant la vision du cadavrequi fut un fils 31. La clameur de Getinanna appartient vraisembla-blement plus au domaine du cri qu celui du discours articul ; parla plainte ou le gmissement, lintensit de la souffrance exprime

    26. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 277-278, l. 29-40. Voir aussi Bottro-Kramer, 1989, p. 282, l. 170-179.

    27. Mayer I. Gruber, Aspects of Nonverbal Communication in the AncientNear East, Biblical Institute Press, Studia Pohl 12, Rome, 1980, p. 401-479.

    28. Pour des exemples dans lAncien Testament, voir Jrmie, 47, l. 1-5 ;Deutronome 14, 1-2 ; Lvitique 19, 27.

    29. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 309, l. 245-246.30. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 282, l. 173-174.31. Nicole Loraux, 1990, p. 59.

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    est telle que le ciel en est tout entier recouvert. Le cri inarticuldevient lexpression de laffliction, comme tout autre signe visible dudeuil (mutilation, vtement ou coiffure de deuil). Il est comprendrecomme un aspect de la communication non verbale, ce langage quiexprime un tat affectif ou autre sans avoir recours au discours32.

    Entre cri et lamentation, la douleur audible de Getinanna nestpas sans rappeler le dbut du rcit, o le jeune ptre Dumuzi,pressentant sa mort proche, sen est all dans la steppe ; saisi parlangoisse et la dtresse, il invite la nature tout entire se lamenteret participer au deuil venir de sa mre et de sa sur33. Cri dedtresse, la plainte de Dumuzi au dbut du rcit prend toute sonampleur dans ce lieu de solitude et de silence quest la steppe. Cetespace derrance et de dtresse sera aussi celui o se retirera Gilgame,inconsolable de la perte dEnkidu.

    32. Jinni A. Harrigan, Robert Rosenthal, Klaus R. Scherer (ds.), The NewHandbook of Methods in Nonverbal Behavior Research, Oxford UniversityPress, Oxford, 2005, p. 65-135, plus particulirement lintroduction des pages65-66 : Cross-cultural research confirms that people express emotions byscreaming, yelling, speaking with a trembling voice, or using a low, quiet, slow,and monotonous voice (). Hence, the voice is sometimes referred to as themirror to our soul (). However, it has long been recognized that peoplealso may use their voice to influence others. For instance, they may want tochange someone elses opinion, communicate emotion to obtain support, createa certain impression, deflect criticism, or reinforce social bonds (). Thus,besides being an interesting topic in its own right, perception of emotions fromvoice cues serves as an important mediating factor for many other socialphenomena. Understanding how the voice can be used to express and communi-cate emotions, and how people make inferences about emotions based onvoice cues, is a fascinating but surprisingly difficult endeavor that falls underthe purview of the study of vocal expression. () Vocal expression refers toqualities of speech apart from the actual verbal content. These aspects areusually referred to as paralinguistic or non-verbal, and they are nicely capturedby the well-known phrase, its not what she said, its how she said it.

    33. Trad. Bottro-Kramer, 1989, p. 301, l. 3-14 : Le cur gonfl de larmes,Dumuzi sen fut en la steppe ! (L), son bton sur lpaule, il exhalait uneplainte : Lamentez-vous, lamentez-vous, landes ! Landes, pleurez ! Poussezdes cris, marcages ! [] Et que ma mre pousse avec vous des cris ! Que mamre Sirtur pousse des cris ! Que ma mre pousse des cris : Je ne lui apporteraiplus jamais cinq pains ! Que ma mre pousse des cris : je ne lui apporterai plusjamais dix pains ! Si elle ignore le jour de ma mort, Toi, steppe, annonce-le ma mre, ma gnitrice, pour quelle me dplore avec ma jeune sur ! .

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    GILGAME ET LA MORT DENKIDU :LA CONSTATATION SILENCIEUSE DE LA MORT

    Lpope de Gilgame34 est une des pices majeures de la littra-ture akkadienne. La version la plus complte qui nous est parvenueest celle du premier millnaire, retrouve Ninive et rdige suronze tablettes35. Gilgame, roi dUruk, est li par une profondeamiti Enkidu, homme sauvage cr par les dieux et vivant dansla steppe. Ensemble, ils vont jusque dans la Fort de cdres tuer legant gardien Humbaba et rapporter du bois Uruk. leur retour,Gilgame repousse les avances dItar. Avec laide dEnkidu, il tuele taureau cleste envoy pour dvaster la ville par la desse quil arendue furieuse. Les dieux ne peuvent laisser tant dactes impiessans punition, et Enkidu doit mourir. Situe au milieu de lpope,sa mort en constitue le pivot et marque une csure la fois dans ledroulement de lhistoire et dans le comportement de Gilgame.Troubl par le dcs de son ami36, le hros qui est pour deux tiers

    34. Pour une prsentation et traduction intgrale de lpope Jean Bottro,Lpope de Gilgame : le grand homme qui ne voulait pas mourir, Paris,Gallimard, 1992 ; Andrew R. George, The Epic of Gilgamesh: the BabylonianEpic Poem and Other Texts in Akkadian and Sumerian, Barnes & Noble Books,New York, 1999 ; pour une prsentation du personnage historique et mytholo-gique de Gilgame, voir Gilgame dans RlA 3, p. 357-374, et Gilgame ,in Jeremy Black, Anthony Green, 1992, p. 89-91.

    35. Sans lien narratif avec les prcdentes tablettes, une douzime tablettea t adjointe artificiellement par la suite lpope ; il sagit dune traductionen akkadien du texte sumrien Gilgame, Enkidu et les Enfers. Enkidu descendaux enfers pour y chercher la baguette et le tambour donns par Inana Gilgame et que celui-ci y avait laiss tomber. Enkidu y est alors retenu captif,et son esprit revient dcrire Gilgame les rgles du monde des morts.

    36. Les tudes sur le deuil dans le Proche-Orient ancien se sont surtoutintresses la tablette X de lpope et au discours que tient Gilgame Siduri la Cabaretire : il lui dit tre rest auprs de son ami, six jours et septnuits, en le pleurant, en lui refusant toute spulture, esprant, en vain, que sonami se lverait en lentendant : Jour et nuit jai pleur sur lui, je ne lui ai pasdonn de spulture. Peut-tre mon ami se lvera-t-il mon cri ! Six jours etsept nuits, jusqu ce quun ver lui tombe du nez ! (trad. de lauteur) ur-ri mu-i e-li-u ab-ki -ul ad-di-i-u a-na q-b-ri-im ib-ri-ma-an i-ta-ab-bi-a-am a-na ri-ig-mi-ia se-b-et u4-mi-im se-b mu-i-a-tim a-di tu-ul-tum im-q-tam i-na ap-p-u (Gilgame, X, version palobabylonienne M. ii 5-9, George,2003, p. 278).

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    divin et un tiers humain37 ne peut se rsoudre tre lui aussimortel. Dans la suite de lpope, il part la recherche de la vie sansfin, un priple qui le mne aux extrmits du monde, o il rencontreUta-Napitim, le No msopotamien.

    Dans la tablette VI de lpope, Enkidu est averti en songe de samort imminente. Aprs stre rsign son sort funeste, il entre dansune pnible maladie, et Gilgame assiste sa lente agonie. Audbut de la tablette VIII, Gilgame sait proche le dcs de son ami.Dans un vritable chant funbre38, il invite sans attendre tous leshabitants dUruk lui rendre hommage, comme sil tait dj mort :

    En ce jour, moi aussi je te pleure ! coutez-moi, jeunes gens, coutez-moi ! coutez-moi, anciens de la grande cit Uruk, coutez-moi ! Moi-mme, je pleure Enkidu, mon ami ! Et telle une pleureuse (lallartu)39,je me lamente40 amrement (sarpi) ! (Gilgame, VIII, l. 41-45, trad. delauteur41).Au masculin, le terme lallaru dsigne les professionnels des

    lamentations et des pleurs. Dans une prire au dieu Marduk42, ladtresse du fidle est dcrite ainsi : il pousse amrement des plaintescomme un lamentateur (lallaru) . Mais le terme lallaru dsigneaussi une espce dinsecte (une abeille ou un criquet)43 et un oiseau

    37. it-tin- DINGIR-ma ul-lul-ta- a-me-lu-tu (Gilgame I, l.48, George,2003, p. 540).

    38. Gilgame VIII, l.3-54, George, 2003, p. 650-654 ; Hans-Peter Mller, Gilgameschs Trauergesang um Enkidu und die Gattung der Totenklage ,Zeitschrift fr Assyriologie (Z.A.) 68, 1978, p. 233-250.

    39. CAD L, p. 48, AHw i, p. 530a.40. CAD N i, p. 39, nubb, nab B : to wail, lament , souvent accompagn

    de bak pleurer .41. [ina u4-me-u]-ma a-bak-kak-k[a a-na-ku?] [i-ma-in-n]i GURU.ME

    i-ma-[in-ni ia-a-i] i-ma-in-ni i-bu-ut [li rapi UR]UKKI [i-ma-i]n-ni ia-a-i a-na-ku a-na den-ki-d[ ib-ri]-ia a-bak-ki GIM lal-la-ri-ti [-n]am-basar-pi (George, 2003, p. 652-654, l. 41-45).

    42. ki-i lal-la-ri qu-b-e u--as-rap (l. 133, trad. de lauteur). WilfredG. Lambert, Three Literary Prayers of the Babylonians , Archiv fr Orient-forschung (AfO) 19, 1959-1969, p. 55-60, pl. XII-XVI. Voir aussi une traductionen franais dans Marie-Joseph Seux, Hymnes et prires aux dieux de Babylonieet dAssyrie, ditions du Cerf, Littrature Ancienne du Proche Orient 8, 1976,p. 172-181.

    43. Pour les attestations, voir celles cits dans le CAD L, p. 48. Labeilleet le criquet ne semblent attests que dans les listes lexicales.

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    (sorte de chouette). Un incipit dun chant conserv dans un cataloguede pices littraires (remontant la deuxime moiti du deuximemillnaire avant notre re et retrouv Assur)44 associe vraisembla-blement le cri de loiseau et le lamentateur pour dcrire lmotionde ltre aim : (Mon) oiselle, mon oiseau-tikurru45, ta voix est (celled) un lamentateur (issurtu titkurr lallaru rigimki)46. Gilgame selamente comme un professionnel des larmes. Il se lamente amre-ment 47 ou ardemment (pour reprendre le sens de la formeverbale do est tir ladverbe sarpi signifiant brler, embraser,consumer ). Lintensit de sa souffrance est perue et audible partous.

    la suite de ce chant funbre, Enkidu, mourant, na pas ragi.Gilgame constate la mort de son ami. Sa raction affective est dcriteen deux phases. Alors que la seconde sera agite et bruyante, lapremire est silencieuse : Gilgame se rend compte du dcs de sonami et ladmet. Enkidu, immobile, semble endormi ; il a perduconnaissance48 (littralement, il est devenu sombre , il sestobscurci ). Il nentend plus personne, pas mme Gilgame ; laprsence du datif suffixal accentue la dtresse du hros : mme enma prsence, tu ne ragis pas . Il se penche alors silencieusementau-dessus du corps tendu ; toute vie sen est alle : sa tte ne bougeplus, et, signe irrfutable, son cur ne bat plus. Gilgame ne peutque se rendre lvidence ; Enkidu est mort :

    Maintenant, quel sommeil sest empar de toi ? Tu es devenu toutsombre et (mme moi) tu ne mentends plus ! Mais lui (Enkidu), nelevait pas la tte. Il (Gilgame) toucha son cur : il ne battait plus du

    44. KAR 158 (Erich Ebeling, Keilschrifttexte aus Assur religisen Inhalts(KAR), Leipzig, 1919/23). Voir Erich Ebeling, Ein Hymnen-Katalog aus Assur,Berliner Beitrge zur Keilschriftforschung 1/3, Berlin, 1922.

    45. Le terme est traduit dans le CAD T, p. 435 par mourning dove (?) ,avec uniquement cet exemple attest.

    46. KAR 158 vii, l. 34, trad. de lauteur. Voir aussi Samuel Noah Kramer,1983, p. 198-199.

    47. AHw iii, p. 1083b, sarpu. La traduction propose ici pour lakkadienkma lallarti unamba sarpi sest beaucoup inspire de celle de Jean Bottro,1992, p. 151 [cout]ez moi dplorer, en personne, Enk[idu,] mon [ami] ![Ecla]ter, comme une pleureuse en amres lamentations !

    48. naduru, CAD A i, sens 8, p. 107; George, 2003, p. 856, n. 56.

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    tout. Il couvrit son ami, son visage comme une fiance (Gilgame VIII,l. 55-59, trad. de lauteur49).Vient ensuite la deuxime phase de lmotion qui envahit

    Gilgame : sujet une grande agitation, il se met bouger dans tousles sens, comme laigle qui vole en tournoyant ou la lionne privede ses petits50. cette phase succdent les gestes caractristiquesdu deuil :

    Comme un aigle, il tournoyait au-dessus de lui ! Comme une lionneprive de ses petits, il se retournait (sans arrt) devant et derrire lui ! Ilarrachait et dispersait les boucles de ses cheveux. Il dchirait et jetait(ses) beaux (habits), comme (si ctait) quelque chose de tabou ! (Gilgame VIII, l.60-64, trad. de lauteur51).Gilgame rejette sa condition dhomme civilis en dchirant ses

    beaux vtements, comme sil sagissait de quelque chose de tabou52,et arrache ses cheveux, signe irrfutable du deuil53. Dans le chantfunbre de Gilgame peu avant la mort dEnkidu, le roi dUruk invitecertains habitants de la ville se dnouer les cheveux en lhonneurdEnkidu comme le feraient des surs 54.

    Le reste de la tablette VIII, malgr son tat fragmentaire, sembledcrire les funrailles dEnkidu. Lmotion en deux phases deGilgame devant le trpas dEnkidu, prcde la prise en charge

    49. e-nin-na mi-nu- it-tu is-ba-tu-[ka ka-a-i] ta--ad-ram-ma ul ta-e[m-man-ni ia-a-i] u- ul i-na--[-a SAG.ME-] il-pu-ut lb-ba-u-ma ul i-nak-ku-[ud mimmma] ik-tm-ma ib-ri GIM kal-la-ti [pnu] (George,2003, p. 654, l. 55-59).

    50. Dans une lamentation liturgique bilingue, la desse Inana est dcrite comme une brebis fidle qui on a oblig de quitter/dabandonner sonagneau (PBS 1/2 125, 14, le sumrien ntant pas prserv ; exemple citpar George, 2003, p. 857).

    51. GIM a-re-e i-sa-a[r UGU-] GIM ne-ti [] u-ud-da-at me-ra-[ni-] it-ta-n[a]-as-hur a-na pa-ni-[ u EGIR-] i-baq-qa-am u i-tab-bakqu-un-n[un-tu prtu] i-na-sah i-nam-di dam-qu-ti a--a[k-ki] (George,2003, p. 656, l. 60-64).

    52. Jean Bottro, 1992, p. 152 : comme pris en horreur .53. Tout comme Getinanna, la mort de son frre Dumuzi ; voir, Bottro-

    Kramer, 1989, p. 303, l. 65-67.54. GIM NIN.ME-k[u lu-] [u-u]r pe-ra-t-un U[GU se-ri-un ?]

    (Gilgame VIII, l. 39, George, 2003, p. 652, version e pl. 34) : que leurchevelure soit dnoue [dans leur dos ?] comme (le feraient) tes surs .

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    rituelle du deuil55 par lensemble de la socit. Gilgame fait rigerune statue dont le thorax tait de lazulite et dor (tout le reste du)corps 56. Il fait reposer le corps dEnkidu dans un grand lit et tousles notables, les princes du territoire viennent auprs de lui.Plongs dans le deuil, les gens dUruk se lamentent57 tandis quesont organises les funrailles dEnkidu.

    En refusant le dcs de son ami, cest en ralit sa propre mortque Gilgame ne peut accepter. Revtu seulement dune dpouillede lion et les cheveux dnous58, il erre travers la steppe 59 tantsa dtresse et son affliction sont grandes60 :

    Sur son ami Enkidu, Gilgame pleurait amrement en errant dans lasteppe. Je dois mourir et ne vais-je donc pas (tre) comme Enkidu ?Langoisse est entre dans mon ventre ! Ayant peur de la mort, jerredans la steppe ! (Gilgame, IX, l. 1-5, trad. de lauteur61).

    55. Il semble donc y avoir trois phases dans la raction de Gilgame :la constatation de la mort dEnkidu, lagitation et les gestes individuels dela douleur personnelle, et enfin le deuil ritualis. Lanthropologue ErnestoDe Martino avait reconnu ces trois phases constituantes de la ritualisation dudeuil pour le bassin mditerranen : la premire, lebetudine stuporosa, seraitcaractrise par la stupeur silencieuse, la deuxime, le planctus irrelativo, seraitla manifestation spontane de la douleur, et enfin, la troisime phase, le planctusrituale, correspondrait la lamentation rituelle (Ernesto De Martino, Morte epianto rituale : dal lamento funebre antico al pianto di Maria, Boringhieri,Torino, 1975, p. 347 sqq.).

    56. Traduction Jean Bottro, 1992, p. 153.57. Gilgame VIII, l. 84-89 (George, 2003, p. 656 et Jean Bottro, 1992,

    p. 153).58. Gilgame VIII, l. 90-91 (George, 2003, p. 656 et Jean Bottro, 1992,

    p. 153).59. Voir plus haut le paragraphe concernant Dumuzi dans la steppe, p. 5-6.60. Cette errance volontaire se retrouve dans la littrature du Proche-

    Orient ancien. Michael L. Barr ( Wandering about as a Topos of Depressionin Ancient Near Eastern Literature and in the Bible , Journal of Near EasternStudies (J.N.E.S.) 60/3, 2001, p. 177-187) rapproche cette expression de lanotion en psychologie actuelle de psychomotor agitation , signe dunegrande douleur morale. Voir aussi larticle de John S. Kselman, WanderingAbout and Depression: More Examples , J.N.E.S. 61/4, 2002, p. 275-277 ;voir aussi Tzvi Abusch, in Mark E. Cohen, Daniel C. Snell, David B. Weisberg(ds.), 1993, p. 7, n. 30.

    61. dGIM-gm-ma a-na den-ki-d ib-ri-u sar-pi i-bak-ki-ma i-rap-pu-udEDIN a-na-ku a-mat-ma ul ki-i den-ki-d-ma-a ni-is-sa-a-tum i-te-ru-ub inakar-i-ia mu-ta ap-lh-ma a-rap-pu-ud EDIN (George, 2003, p. 666, l. 1-5).

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    LAFFLICTION DE NINTU/MAMI DANS LE DLUGE

    Lextrme douleur du deuil est aussi dcrite dans le texte baby-lonien du Dluge. Recopi pendant plus dun millnaire et rsumen grec par Brose vers 300 av. n. ., ce texte fut rdig sur troistablettes au cours du XVIIe sicle av. n. . La premire ligne du texteest aussi le titre que lui donnaient les Babyloniens : inma il awlum Lorsque les dieux [faisaient] lhomme 62. Le rcit rapportelhistoire dAtra-Hass, lhomme qui a survcu au Dluge. Une adap-tation de ce rcit a t intgre la onzime tablette de lpope deGilgame : parti la recherche de la vie ternelle la suite du dcsdEnkidu, Gilgame rencontre Uta-Napishtim (Atra-Hass) qui luiraconte comment lui et son pouse ont chapp au cataclysme.

    Le mythe souvre sur lorganisation bipartite du monde clesteavant la cration de lhomme : dun ct les Anunnaki avec le granddieu Enlil, et de lautre, les Igigi, chargs de travailler pour lesAnunnaki. Lasss de cette injustice, les Igigi se rvoltent et assigentlEkur, la demeure dEnlil. la demande de celui-ci, les autres dieuxse runissent pour trouver une solution. Enki/Ea, dieu des techniqueset de lintelligence, plaide en faveur des Igigi, les rvolts. Dans sasagesse, il propose de leur crer un substitut, lhumanit. Cr parEnki/Ea aid de la desse Nintu/Mami, lhomme est issu dun mlangedargile et du sang dun des dieux rvolts. La paix est alors tablieet lhomme par son travail doit nourrir le monde divin grce auxoffrandes. Souvre ensuite la deuxime partie du rcit ; en crantlhumanit, les dieux ont oubli de lui donner la mort. Le nombre deshommes ne cesse de crotre, de sorte que le bruit, le vacarme qui

    62. Traduction du texte dans Bottro-Kramer, 1989, p. 527-564 ; Lambert-Millard, 1999 ; Benjamin R. Foster, Before the Muses, an Anthology of AkkadianLiterature, CDL Press, Bethesda Maryland, (3e d.), 2005, p. 227-280 ; Wolframvon Soden, der Altbabylonische Atramhasis-Mythos , in Karl Hecker (et alii),Mythen und Epen II, Texte aus der Umwelt des Alten Testaments (TUAT)Band III, Lieferung 4. Gterslohr Verlagshaus, Gtersloer, 1994, p. 612-645 ;Dahlia Shehata, Annotierte Bibliographie zum altbabylonischen Atramhass-Mythos Inma il awlum, Gttinger Arbeitshefte Altorientalischen Literatur(G.A.A.L.) 3, Gttingen, 2001.

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    sinstalle drange le grand dieu Enlil, qui ne trouve plus le repos.Trois pisodes prcdent celui du Dluge. Chaque fois, les hommesempchent Enlil de dormir par leur tapage. bout de force, Enlillaisse libre cours sa colre et dcide, dun commun accord avec lesautres grands dieux, de dtruire lhumanit ; le Dluge est programm.Enki/Ea en avertit son protg Atra-Hass et lui conseille de construireune embarcation qui lui permettra, lui et son pouse, dchapperau cataclysme. Puis, le Dluge dtruit lhumanit. Pourtant, sans leshommes, les dieux ne peuvent survivre, et ils errent, affams etassoiffs. Au retrait des eaux, Atra-Hass leur offre un sacrifice. Cestainsi que les dieux se rendent compte quun humain a survcu grce Enki/Ea. Si lhumanit est indispensable la survie des dieux, ilfaut cependant limiter sa croissance exponentielle et par consquentson vacarme : la strilit naturelle et cultuelle de certaines femmesest instaure ainsi que la mortalit infantile. Lhumanit reprendalors son cours.

    Au moment du Dluge, Enki/Ea et Nintu/Mami63 les deuxdivinits ayant cr lhumanit au dbut du rcit sont en proie une vive affliction lorsquils assistent, impuissants, la destructiondes hommes : les eaux recouvrent la terre, tandis quAdad, le dieude lorage, redouble de fureur. Ironie du sort, le bruit lorigine ducataclysme en est aussi la caractristique principale ; la colre devientun rugissement froce, un mugissement de taureau :

    On ne se voyait plus lun lautre, on ne se reconnaissait plus dans ladestruction. Le dluge mugissait comme un taureau, le vent rugissaitcomme Les tnbres taient denses. Il ny avait plus de soleil ! (Atra-Hass III, iii l. 13-18, trad. de lauteur64).La suite partiellement conserve dcrit Nintu/Mami qui se mord

    les lvres tant son dsespoir est grand, et ses lvres se couvrent de

    63. Pour une prsentation de la desse mre en Msopotamie, voir articlede Manfred Krebernik, dans RlA 8, p. 502-516 ; Mother Goddesses and BirthGoddesses, in Jeremy Black, Anthony Green, 1992, p. 132-133.

    64. [-ul] i-mu-ur a-hu a-ha-u [-ul] -te-ed-du- i-na ka-ra-i [a-bu-b]uki-ma li-i i-a-ab-bu [ki-ma p]a-ri-i na-e-ri [x x (x)-ni]m a-ru [a-pa-at e]-t-tu dUTU la-a-u (Lambert-Millard, 1999, p. 94). .

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    fivre 65, une expression qui est employe pour dcrire la dtressedes dieux aprs le Dluge, lorsquils errent, affams et assoiffs :

    Sole de dsespoir, elle (Nintu/Mami) tait assoiffe de bire. Lo elle restait en pleurs, ils (les dieux) restaient comme des moutons,et remplirent labreuvoir. Leurs (les dieux) lvres assoiffes dangoisse,ils taient pris de tremblements dinanition (Atra-Hass III iv 16-23,trad. de lauteur66).Cette description des dieux souffrants nest pas dpourvue dune

    certaine ironie. Les dieux, au fond, sont ainsi tourns en drision :ayant perdu leur unique moyen de subsistance, ils ne pensent plusquau pain et la bire que leur offraient les tres humains avant lecataclysme. Quand Uta-Napitim dcrit Gilgame la raction desdieux aprs le Dluge, il emploie le mme langage :

    La desse67 criait comme une parturiente. Belt-Ili la belle voixse lamentait : Que ce jour-l soit chang en argile, o moi-mme jaiproclam le mal dans lassemble des dieux. Comment ai-je pu procla-mer le mal dans lassemble des dieux ? (Comment) ai-je pu ordonnerla catastrophe pour annihiler mon peuple ? Cest moi qui ai donnnaissance mes gens et comme des petits poissons, ils remplissentleau ! Les dieux eux-mmes, les Anunnaki, pleuraient avec elle !Par lhumidit du dsespoir68, assis en larmes, leurs lvres taient

    65. [dni]n-tu be-el-tum ra-bi-tum [bu-u]l-hi-ta -ka-la-la a-ap-ta-a (Atra-Hass III iii, l. 29, Lambert-Millard, 1999, p. 94) ; le terme akkadien est bulhtuou pulhtum et dsigne la plaie ou la cloque . Voir Jaques M., Bu-ul-hi-tu , Nouvelles Assyriologiques Brves et Utilitaires (N.A.B.U.) 2003/101,p. 113 : Il existe en outre tout un jeu savant, de mot et de sonorit, entre lafaim bubtum, les maladies lies ou non la famine, bulhtu, bubutu, la nourri-ture chaude prescrite dans les textes mdicaux, buhrtu et le ct redoutable,angoissant pulhum, puluhtum, dune situation o sexprime la critique dtourneet ironique de lattitude pitoyable des dieux durant le dluge .

    66. i-bi ni-is-s-tam sa-mi-a-at i-ik-ri-i i-i a-sar u-bu i-na bi-ki-ti u-bu-ma ki-ma im-me-ri im-lu-nim ra-ta-am sa-mi-a a-ap-ta-u-nu bu-ul-hi-tai-na bu-bu-ti i-ta-na-ar-ra-ar-ru (Lambert-Millard, 1999, p. 96).

    67. Cette traduction suit la proposition de Jean Bottro, 1992, p. 191, n. 2,o Itar est compris comme le fminin de ilu, le dieu et renvoie Belt-Ili mentionne la ligne suivante.

    68. Cette traduction (littrale) suit la version T1 du texte qui a, cette ligne,ina nu-ru-ub ni-is-sa-ti ba-k[u- it-ti-?], littralement : dans lhumiditdu dsespoir . La traduction suit celle propose par George, 2003, p. 711 : wet-faced with sorrow, they were weeping [with her] . Voir son commentaire

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    enfles, saisies de fivres (Gilgame XI, l. 117-127, trad. delauteur69).Le dsespoir des dieux est dcrit par la manifestation physio-

    logique qui le caractrise, soit les lvres enfles ou le visage mouillpar les larmes. Lexpression illustre laffliction qui sest emparedes dieux affams et assoiffs, aprs la perte de lhumanit. Dansce passage, la desse Blet-Il rappelle le rle majeur quelle a joulors de la cration de lhumanit. Voyant les corps remplir la mercomme de simples petits poissons, sa dtresse est dautant plus grandeque cest elle qui leur a donn naissance.

    Le rcit dAtra-Hass se prolonge sur un monologue de la desseNintu/Mami : elle se lamente et exprime son regret quant au sermentprt avec les autres dieux Et moi, dans lassemble des dieux,comment ai-je pu, avec eux, ordonner lannihilation ? 70, ses appr-hensions pour la vie venir : Devrais-je ( prsent) monter auciel ? 71 et sa douleur actuelle devant le Dluge :

    En moi-mme, en personne, sur moi, jai entendu leur voix, et loinde moi, ma descendance est devenue comme des mouches. Quant moi, comment siger dans une maison de lamentation, (maintenant que)ma voix est devenue silence ? (Atra-Hass III iii, l. 42-47, trad. delauteur72).

    69. i-as-si di-tar [k]i-ma a-lit-ti -nam-bi DINGIR.MAH ta-bat rig-mau4-mu ul-lu- a-na ti-it-ti lu- i-tur-ma - a-na-ku ina pu-hur D[INGIR.ME]aq-bu- fHUL ki-i aq-bi ina pu-hur D[INGIR.ME] fHUL ana hul-lu-uqUG3.ME-ia qab-la aq-bi-ma ana-ku-um-ma ul-la-da ni-u--a-a-ma ki-iDUMU.ME KU6.HA2 -ma-al-la-a tam-ta-am-ma DINGIR.ME u-ut da-nun-na-ki ba-ku- it-ti- ina nu-ru-ub ni-is-sa-ti ba-k[u- it-ti-?] ab-baap-ta--nu le-qa-a bu-uh-re-e-ti (George, 2003, p. 710, l. 117-127).

    70. a-na-ku i-na pu-h-ri a i [-li] ki-i aq-[bi] it-ti-u-nu ga-me-er-ta-am(Atra-Hass III iii, l. 36-38, Lambert-Millard, 1999, p. 94, trad. de lauteur).

    71. e-te-el-li-i-ma a-na a-ma-i (Lambert-Millard, 1999, p. 94, l. 48-50,trad. de lauteur).

    72. a-na ra-ma-ni-ia pa-ag-ri-i[a] i-na se-ri-ia-ma ri-gi-im-i-na e-mee-le-nu-ia ki-ma zu-ub-bi i-wu- li-il-li-du a-na-ku ki-i a-a-bi i-na bi-it di-im-ma-ti a-hu-ur-ru ri-ig-mi (Lambert-Millard, 1999, p. 94, l. 42-47). Bottro-Kramer, 1989, p. 551 traduisent : Cest pourtant bien moi qui avais peru

    (George, 2003, p. 887, n. 126) : The phrase nurub nissati is a vivid imageevoking the streaming eyes and nose of a person in tears . Les autres versionsont DINGIR.ME a-ru -bi i-na bi-ki-ti : Les dieux taient humbles assisen pleurs .

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  • DEUIL DES DIEUX ET DES HROS 217

    Dans sa lamentation, Nintu/Mami dresse un tat de la situationpasse (dans le serment quelle a prt), prsente (dans les hommesdevenus comme des mouches), et venir. Elle dit avoir entendu leur cri, srement celui des hommes lors de leur disparitiondans les eaux du Dluge. Son affliction est si grande que sa voix est devenue silence , exprime par le terme akkadien uharruru,habituellement traduit par silence de mort 73. La question deNintu/Mami traduit son angoisse. Elle a tant pleur quelle na plus nivoix ni force pour pleurer. Comment dsormais, sans voix, entamerdes lamentations alors quelle nen peut plus ? Comment rester dansune maison de lamentation (expression dsignant peut-tretoute maison en deuil, plonge dans labattement silencieux le pluscomplet) ? Il convient de distinguer ce silence de celui qui semparede Gilgame la mort dEnkidu. Aprs avoir admis, sans dire unseul mot, le dcs de son ami, il est agit et sarrache les cheveux.La constatation silencieuse constitue la premire phase du deuil. Enrevanche, dans le rcit du Dluge, le silence de la desse fait suite ses larmes et sa lamentation, et marque lentre dans un nouvel tataffectif. Il est lexpression mme de sa souffrance morale : Nintu/Mami est plonge dans la consternation, la prostration et labattementsilencieux. Dans son tude sur le deuil dans les textes du Proche-Orient Ancien, Xuan Huong Thi Pham74 fait de ce silence une desmanifestations de lmotion face la mort qui prend place aprs lescris, les pleurs ou les autres gestes visibles du deuil (sarracher lescheveux, dchirer ses vtements).

    Le dsespoir de la desse est complet ; ayant peine achev sondiscours, elle laisse libre cours son dsir de pleurer :

    Je (les) ai vus et sur eux jai pleur, jai alors achev ma lamentation.Sur eux, elle pleura et soulagea son cur. Nintu se lamentait (encore)

    73. CAD iii, p. 203; AHw iii, p. 1260-1261.74. Xuan Huong Thi Pham, 1999, p. 29.

    lappel des hommes au secours : sans que jy pusse rien, ma progniture estdevenue comme des mouches abattues ! Comment rester encore ici, mes cristouffs, dans cet habitacle en deuil.

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  • 218 ANNE-CAROLINE RENDU

    quand elle consuma son dsir (de pleurer). Les dieux pleuraient avecelle sur le pays (Atra-Hass III iv 10-15, trad. de lauteur75).Deux expressions akkadiennes utilises pour dcrire le boule-

    versement affectif de Nintu/Mami retiendront notre attention : lapremire libba nuppuu soulager (nuppuu76) le cur (libba) (oulittralement, laisser respirer son cur ), et la seconde (peut-trela plus complexe), traduite par consumer son dsir (de pleurer) 77.Le verbe akkadien employ dans cette expression est celui que lonpeut traduire par brler sarpu, avec, ici, le substantif lal pourvudu pronom suffixe possessif. Ce terme lal78 dsigne quelque chosedabondant, plein de charmes, fait de richesses, de joie et de sant,inhrent la personne ; il apparat comme extrmement positif79.Or le contexte est sans aucun doute ngatif : lexpression puissantevient clore le discours dans lequel la desse exprimait son afflictionet les raisons de son chagrin.

    Une lecture dun passage du chant XXIV de lIliade peut aider comprendre cette expression akkadienne brler son lal . En

    75. a-mu-ur-ma e-li-i-na ab-ki -q-at-ti di-im-ma-ti i-na se-ri-i-in ib-ki-i-ma li-ib-ba-a -na-ap-p-i -na-ab-ba dnin-tu la-la-a is-ru-up i-lu it-ti-a ib-ku- a-na ma-tim (Lambert-Millard, 1999, p. 96) ; traduction Bottro-Kramer, 1989, p. 552 : En les voyant, je versais des larmes : maintenant jaifini de me lamenter sur eux ! Davoir pleur lui apaisa le cur ! Ainsi Nintugmissait-elle, exhalant (?) son moi (?), et les dieux avec elle, dploraient laterre.

    76. CAD N i, p. 289-290, sens 4 : to let respire, to make feel easy ;AHw ii, p. 736, D 3) aufatmen lassen .

    77. Pour la littrature concernant ce terme on peut se reporter MargaretJaques, Le vocabulaire des sentiments dans les textes sumriens, recherche surle lexique sumrien et akkadien, Alter Orient und Altes Testament (A.O.A.T.)332, Ugarit-Verlag, Mnster, 2006, p. 265-266. Il sagirait dun composrarement attest et dont le sens positif ou ngatif est difficile prciser. Daprsles contextes, il sagirait dune mtaphore pour exprimer des sentimentspassionns, excessifs.

    78. AHw i, p. 530, c.a.d. l, p. 49. Pour dautres exemples, voir CAD L,p. 51, sens 4 : pleasant appearance, charms (of a woman or a man), luxuryobjects, sumptuous decoration, abundant vegetation .

    79. Margaret Jaques, 2006, p. 265-266 ; voir le parallle dans un texte depropagande royale Tukulti-Ninurta I (A) iv 28 (cit par C.A.D.L., p. 49) : Dans la bataille (littralement qui brle ton dsir/besoin) que tu as tant dsire,libre ton cur (littralement fais respirer) ! .

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    coutant Priam venu rclamer le corps de son fils Hector, Achille satisfait son dsir/besoin de pleurer sur son pre :

    Il dit, et chez Achille il fait natre un dsir de pleurer sur son pre.Il prend la main du vieux et doucement lcarte. Tous les deux sesouviennent : lun pleure longuement sur Hector meurtrier, tapi auxpieds dAchille ; Achille cependant pleure sur son pre, sur Patrocle aussipar moments, et leurs plaintes slvent travers la demeure. Mais lemoment vient o le divin Achille a satisfait son besoin de sanglots ; ledsir en quitte son cur et ses membres la fois. Brusquement, de sonsige, il se lve, il prend la main du vieillard, il le met debout : ilsapitoie sur ce front blanc, sur cette barbe blanche (Iliade XXIV,l. 507-51780).Lemploi du verbe trpw rassasier, avoir la pleine jouissance

    de avec le terme meroV dsir/besoin 81, marque la fin dessanglots suscits chez Achille par le discours de Priam. Achille, limage de Nintu/Mami dans le Dluge, a achev sa lamentation ,et sest rassasi de larmes . Cest un besoin physique pour Achilledvacuer par les larmes sa tristesse loin de son corps et de sa pense.Le dsir ayant quitt le cur et le corps, sensuit un changementdattitude. Si pour Achille laisser libre cours ses larmes estpositif et lamne un sentiment de piti envers Priam, la situationsemble quelque peu diffrente pour la desse msopotamienne. Lepassage vient clore sa lamentation sur la disparition des hommesquelle regrette amrement ; elle pleure, tant et si bien quelle entredans un autre tat affectif, se souciant essentiellement de sa survie,

    80. Traduction de Paul Mazon, Paris, Les Belles-Lettres, 1938 (1994,9e d.) ; Nicholas Richardson, The Iliad: a Commentary, Volume VI Books 21-24,Cambridge University Press, Cambridge, 1993, p. 328 : in Homer it is quitenatural for the desire of tears to be seen as something physical, which affectsthe body as a whole ; voir Colin W. Macleod d., Homer, Iliad Book XXVI,Cambridge University Press, London, 1982, p. 130-131 (ligne 514) : Desire like the qumj itself, the vehicle of the emotions is spread through the body(guwn), but it belongs particularly to the prcpideV as the seat of intelligence .

    81. Sous la forme tetcrpeto (Henri George Liddell, Robert Scott, Greek-English Lexicon, Clarendon Press, Oxford, 1996 (9e dition), p. 1777) ; voirarticle meroV , dans : Michael Meier-Brgger, Eva-Maria Voigt (ds.), Lexikondes Frhgriechischen Epos, Band 2, Vandenhoeck und Ruprecht, Gttingen,1991, p. 1194 : B. desire, as an irresistible impulse which strives for and (mostof the time) accomplishes immediate satisf. () Satisf. expr. by aor. trpwmai :meroV gi .

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    comme les dieux qui laccompagnent. Il convient peut-tre de cher-cher une traduction de lexpression akkadienne brler/consumerson lal dans la notion de dsir. Du latin desiderare cesser decontempler , le dsir exprime aussi le sens de constaterlabsence , puis tendre vers quelque chose quon na pas et quonconsidre comme bon pour soi82 . Le terme dsir dsigne uneaspiration et un souhait. Dans son emploi absolu, le dsir renvoie lapptit sexuel (ce sens est aussi une valeur que prend lakkadienlal dans un dialogue amoureux83). Les larmes et lamentations deNintu/Mami sont aussi pour elle comme une ncessit 84. Ilsagit donc dun dsir/besoin lal que lindividu brle jusqupuisement ou consume , et ainsi satisfait . la fois positif etngatif, lal a souvent t traduit dans ce passage dAtra-Hass, par motion 85. Lemploi du verbe sarpu indique la violence delmotion qui anime la desse86. De la mme faon que le dsirquittait le cur et le corps dAchille, Nintu/Mami libre son curet le soulage par ses larmes. Elle a tant pleur que tout son dsir (au sens lal force vitale , besoin ) sest chapp. Lmotionest tarie ; rsigne et affame, elle erre avec les autres dieux, en qutede nourriture.

    82. Michel Blay (d.), Grand dictionnaire de la philosophie, Paris,Larousse, CNRS, 2003, p. 266-271.

    83. Yale Oriental Series (YOS) XI 24, l. 24: Sur moi brle ton dsir ! .84. Ce sans la satisfaction de quoi la vie ou la survie de lindividu est

    menace. [] la diffrence du dsir dont la dimension psychologique estessentielle, le besoin est dabord li aux ncessits organiques. En un senslargi, peut tre appel besoin tout ce qui est ncessaire laccomplissementde lessence de ltre humain (Christian Godin, Dictionnaire de philosophie,d. du Temps, Paris, Fayard, 2004, p. 146-147).

    85. Michael P. Streck, ittaab ibakki weinend setzte er sich : iparrasfr die Vergangenheit in der akkadischen Epik, Orientalia Nova Series (Or.N.S.)64, 1995, p. 33-91 et p. 47, n. 27 : Ohne Unterlass klagte Nintu, laut ussertesich ihr Gefhl ; Lambert-Millard, 1999, p. 97 : Nintu wailed and spenther emotion ; Benjamin Foster, 2005, p. 251 : She wept, giving vent to herfeelings; while Nintu wailed, her emotion was spent .

    86. Ce mme verbe est employ sous la forme adverbiale dans lpopede Gilgame lorsque le roi dUruk disait se lamenter amrement comme unepleureuse ; voir plus haut.

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    CONCLUSION

    Les scnes qui viennent dtre prsentes mettent en valeur lesgestes et ractions intimes et individuelles suscits par la perte duntre cher dans la littrature msopotamienne. Dieux, desses et hrosne sont pas exempts de ces vives ractions affectives. Intgresdans la narration du mythe, leurs descriptions mettent en scne destres en proie la plus vive affliction. La douleur est telle quils enviennent sarracher les cheveux et les vtements (comme Gilgame), se lacrer le corps, le visage ou tout autre partie du corps (enparticulier pour les femmes comme Ninubur et Getinanna). Agita-tion, hurlement et silence deviennent des signes de deuil. Lmotiondevant la mort est si forte et brutale que lindividu en vient exercerla violence contre lui-mme et rejeter sa condition dtre civilis ;chevel, sans vtement, il se met volontairement en marge de lasocit. Son affliction nen devient pas moins visible et audible partous, aussi bien lorsquil revt les habits caractristiques de sanouvelle condition, que lorsquil exprime son chagrin par ses crisou au contraire par le silence le plus absolu.

    Par ces gestes et ractions, la littrature msopotamienne a sudcrire le bouleversement intrieur et ainsi reprsenter lmotionspontane, individuelle et intime face la mort dun tre cher*.

    [email protected] Center for Affective SciencesUniversit de Genve CISA7, Rue des BattoirsCH-1205 Genve

    * Je remercie tout particulirement les professeurs Antoine Cavigneaux et

    Philippe Borgeaud pour leurs relectures et leurs remarques.

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