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Langue française Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée et performativité M. Jean-Claude Anscombre Citer ce document Cite this document :  Anscomb re J ean-Cla ude. Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée et p erforma tivité. In: Langue frança ise, n°42, 1979. La pragmatique. pp. 69-84. doi : 10.3406/lfr.1979.6156 http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1979_num_42_1_6156 Document généré le 08/09/2015

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Langue française

Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée etperformativitéM. Jean-Claude Anscombre

Citer ce document Cite this document :

 Anscombre Jean-Claude. Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée et performativité. In: Langue française,

n°42, 1979. La pragmatique. pp. 69-84.

doi : 10.3406/lfr.1979.6156

http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1979_num_42_1_6156

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Jean-Claude

Anscombre,

CNRS

DÉLOCUTIVITÉ BENVENISTIENNE,

DÉLOCUTIVITÉ GÉNÉRALISÉE

ET

PERFORMATIVITÉ

1. Introduction

On

doit

à

E.

Benveniste

d'avoir accordé — bien avant la

mode

actuelle

une

place centrale

en

linguistique à ce qu'il

appelait1

:

«...La

langue

comme activité

manifestée

dans des instances

de

discours qui sont

caractér

iséesomme telles par

des

indices propres...

».

Il

y

a des éléments de langue

dont la valeur sémantique

ne

peut se saisir qu'au

travers

de l'activité qu'ils

permettent de

réaliser

dans

et par le

discours.

Il

est essentiel — constitutif,

dirait

J.

R.

Searle

que

le

sens

de

ces

éléments

(leur

valeur

sémantique)

fasse intervenir leur rôle intentionnel (leur valeur pragmatique). Cette

thèse

est,

dans

son essence, celle

de

la

nécessité

d'une pragmatique

intégrée2.

Il

est par conséquent

regrettable que

E.

B.

n'en ait

pas pressenti toute la

por

tée

après

avoir

en

effet

accueilli favorablement

la notion

de performativité,

il

devait refuser celle ďillocutoire, qui

n'en

était

pourtant

qu'une extension.

Quoi qu'il en soit, nous lui

sommes redevables

des notions de

verbe

délo-

cutif

et

de délocutivité, intéressantes, selon nous,

non

tant par l'analyse

qu'en

donne

E.

В.,

que

par

la

visée théorique qu'elles sous-tendent.

Le présent article propose

une

notion de délocutivité qui n'est pas celle

de E.

B. Outre

qu'elle permet d'éviter certaines

critiques formulables à

l'en-

contre

de

E.

В.,

elle permet

de

rendre

compte,

à l'aide

d'un

schéma

unique,

de phénomènes aussi divers que la performativité, le discours rapporté, les

termes

d'adresse,

les

insultes,

certaines interjections,

et

certaines propriétés

de ce que l'on a

coutume

d'appeler — à

tort, pensons-nous

des

onomatop

ées.

tant contraint par

la

place, nous

n'examinerons

qu'un

des

points

ment

ionnés

à savoir

la performativité. Les

autres phénomènes

feront

l'objet

d'un autre article3.

1.

E.

Benveniste,

[1966], p. 257.

2. A ce sujet, cf. entre

autres

J. C. Anscombre, O. Ducrot : «

L'argumentation

dans la langue », Lan

gages

(1976), n° 42, p. 5-27.

3.

«

Cette sacrée délocutivité »,

à

paraître.

Ce

texte doit

en

principe faire

l'objet

d'une

communication

au

Colloque Linguistique générale

et linguistique

française, Paris VHI-Vincennes, janvier

1979.

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Nous rappellerons

d'abord

quelques notions

théoriques

dont nous

ferons

un

usage

fréquent.

2. Performativité et dérivation illocutoire

On

dit

généralement4

qu'il

y a

énonciation

performative

lorsqu'un

locuteur énonce une expression du type Je X que p*, où p est une proposit

ion,un

verbe au présent de l'indicatif,

et où

d'autre

part, procéder

à cette

énonciation

conduit son auteur à :

a)

Décrire une action qu'il

est

en train de faire, celle de

X-er.

b) Accomplir

l'action de X-er : en même

temps qu'il

dit

Je X

quep, il X.

c) Présenter son énonciation comme ayant pour fonction spécifique

la

réalisation de l'action de X-er.

Ainsi,

la

valeur

pragmatique des

énonciations performatives fait partie

intégrante

de leur valeur sémantique. Les énonciations performatives ont

permis

à

J.-L.

Austin

d'isoler

une

classe

bien

spécifique

de

tels

verbes

X-er,

les

verbes

performatifs. Par exemple

promettre,

ordonner, s'engager,

jurer,

...

etc.,

mais aussi trouver, estimer, remercier,.': etc.

Après avoir

fondé

la performativité

par

opposition

à

la

constativité,

Austin devait finalement

renoncer à cette dichotomie, au profit d'une

hypothèse

englobant les deux

phénomènes, celle

d'acre

illocutoire. C'est

la thèse

selon laquelle toute

énonciation est

marquée

pour

(au

moins)

un

mode

d'action.

Elle vise à une

transformation des rapports

entre interlocuteurs, dont

la réalisation est

constitutive de renonciation qui l'accomplit. En bref,

il

y a

un

lien entre

la

forme

d'un énoncé et sa force

illocutoire.

La question de savoir si ce lien était

de nature

biunivoque nous

a suggéré

la notion de

dérivation illocutoire

(Anscombre,

[1977];

[1979]),

qui

dans

le

cas

qui

nous occupe

ici,

la

perfor

mativité, conduit aux

conclusions suivantes

:

l'interprétation

de

certains

phénomènes

(enchâssements

syntaxiques, enchaînements sémantiques,

comportement dans

certains

couples question/réponse, avec

certains

adverbes d'énonciation)

signalés ailleurs

(Cornulier,

[1975];

Anscombre,

[1977], [1979]) amène à postuler un acte

illocutoire

d'assertion dans toute

énonciation performative. Le verbe performatif agit comme un marqueur de

dérivation illocutoire;

il

oblige à

l'application

d'une loi de discours 6 qui,

si elle n'est pas « bloquée » par les conditions

contextuelles,

dérive de l'acte

d'assertion un

autre

acte

illocutoire

:

promesse,

serment,

ordre, ...etc.

Un

dernier

point enfin,

qui nous semble central en

pragmatique

:

la

double

distinction

locuteur/

énonciateur

et

auditeur/

destinataire.

Il

paraît

en effet difficile de parler d'illocutoire en général et de performativité sans

faire

intervenir ces notions. Le

locuteur

est l'agent de

la parole

(l émetteur),

l'énonciateur est

celui qui

parle en tant

que

tel, en tant que

sujet

d'un acte

4. Nous

passons volontairement

sous

silence le problème

posé par des

expressions

non

explicitement

performatives mais

jouant — du moins

en apparence

un rôle analogue. Ainsi il est permis de..., il est

défendu de..., il

est

interdit de..., etc. L'apparition fréquente du passif serait à étudier.

5.

Il y

a

également

un grand

nombre

d'expressions performatives du type

je

X de... Quand la substitution

de de

à que est possible, elle est très

souvent

sémantiquement

pertinente.

Cf. l'analyse

faite plus loin du verbe

souhaiter.

6.

Cette

même loi de discours nous permet

d'expliquer

que

dans certaines circonstances, on puisse avoir,

de façon allusive, un acte

illocutoire,

identique à celui que l'on

aurait

en utilisant un marqueur

spécifique.

Par exemple,

je viendrai

peut

avoir

la

même valeur

illocutoire

de promesse

(mais

allusive)

que

je

promets de

venir

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dont l'existence

est présente

dans

le sens même de

l'énoncé.

Au patient de

la

parole

ou

auditeur

(le récepteur),

correspond

la notion

duale

de destinataire :

celui

à qui Ton

parle

en

tant

que

tel.

Remarquons

que

la notion de discours

rapporté

n'aurait aucune consistance sans

cette double

distinction

qui

me

permet

de présenter

un

discours dont je suis le locuteur, comme

l'acte

d'un

énonciateur

qui

n'est

pas

moi.

Si

je dis

à

Jacques

:

— Selon

Pierre,

il

fera beau

demain, je suis locuteur de IIfera beau demain, Pierre

en

étant l'énonciateur.

J'en suis de plus le destinataire, alors que Jacques

n'en

est qu'auditeur.

3. Délocutivité

benvenistienne

et délocutivité

généralisée

Par

analogie

avec

les

déverbatifs (dérivés de verbes) et

les

dénominatifs

(dérivés de noms),

E.

B. appelle délocutifs les verbes dérivés de locutions.

Ainsi, un

verbe

latin comme salutare

n'est

pas un dénominatif de

salus,-tis

mais

un

délocutif

: salutare

=

dire

: «r Salus » et

non

salutem alicui

efficere.

De

même,

negare

= dire

:

«

Nec

»,

autumare

= dire

:

«r Autem »;

en

anglais,to

encore

=

dire

:

«

Encore »,

to

okey

=

dire

:

« Okey

»;

en

français,

saluer

=

dire

:

<r salut

», remercier =

dire « merci », ... etc. Remarquons qu'il

ne

s'agit pas d'une

dérivation

morphologique à

partir

de la locution : est délo

cutif un

verbe

dont la valeur

sémantique

est dérivée

du

sens

de

la

locution,

i.e.

de

la

valeur sémantique de son énonciation. L'essence de

la délocutivité

réside dans le fait qu'une valeur

sémantique

fait intervenir une activité de

discours.

Pour séduisante qu'elle soit,

la délocutivité benvenistienne

n'est pas à

l'abri des critiques.

On trouvera

certains des problèmes

que

cette

thèse

sou

lève chez B. de Cornulier

([1975],

[1976]).

Pour notre part, nous nous int

éresserons aux

suivants

:

a) E.

B.

insiste sur la nécessité de

distinguer,

pour les verbes délocutifs,

morphologie et sémantique.

Ainsi

le

délocutif

latin salutare n'est que morpho

logiquement

dérivé

de

salus =

«

action

de sauver

».

Sémantiquement,

il

est

dérivé du sens de

la

locution salus

=

«r Salut ».

Mais Benveniste

n'explique

pas

comment une telle

dérivation a pu se

faire :

le mécanisme de

la

délocutiv

itéenvenistienne

reste donc à expliciter.

Cornulier signale entre autres

que

si l'on

admet

de faire de remercier

un

délocutif de merci , on peut

être

également

tenté

de relire

un

grand

merci

comme

un

grand (merci ) :

on

se heurte

alors à la marque

du pluriel

dans

Mille mercis .

L'hypothèse

d'une indépendance

entre

morphologie et sémant

ique

st

donc

loin

d'être

acquise.

b) La

caractéristique

du délocutif,

selon E.

B. est qu'il est

dans une rela

tion

de dire avec sa base nominale,

et non dans

une

relation

défaire (propre

au

dénominatif).

Ainsi,

remercier

ne signifie pas

faire acte

de remerciement,

mais dire

: « merci ».

On

peut s'étonner

de cette position chez

un

linguiste

admettant par ailleurs la notion

de

performatif, i.e.

qu'il

y a des

activités de

discours qui sont intrinsèquement des

faire.

Or

remercier, si

on

veut en faire

un

délocutif, ce n'est pas dire : <r merci » où dire renverrait au

verbe

dire.

Car si souvent,

du

point de

vue

de l'activité de

discours,

remercier et

dire

:

<r merci » sont substituables, il

n'en

est pas toujours ainsi, ne serait-ce

que

d'un simple point de vue distributionnel. Ce

n'est

même pas la notion

abstraite

DIRE

=

«

procéder

à

renonciation

de

» :

on

peut remercier

de

bien

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d'autres

façons

qu'en

disant

merci .

Remercier c'est en fait faire l'acte qu'on

fait

en disant merci , ce qui empêche

de

maintenir — au moins dans de tels

cas — le

cloisonnement entre dire

et

faire, phénomène

que doit expliquer le

mécanisme de la

délocutivité.

c) Les

verbes délocutifs

cités par E.

B.

sont souvent

performatifs. Il

est

donc

légitime

de

se

demander

si

la

délocutivité

entraîne ou non

la

perfor-

mativité; à

tout

le

moins,

s'il est possible de postuler une relation entre les

deux

phénomènes.

d) La

délocutivité

benvenistienne n'est

pas

limitée à

une

classe

restreinte

de

verbes.

On sent

un phénomène

proche avec

d'autres

catégories

morphol

ogiques

ou syntaxiques.

On

peut y trouver des substantifs : ainsipapa opposé

к

père. Pierre

est

bien lefils

de

son

père

signifie que

Pierre à tous

ou certains

des traits caractéristiques de son père; Pierre est bien

un

fils à

papa

qualifie

en revanche

les

rapports entre Pierre et son

père,

rapports stigmatisés par la

façon prétendue

dont

Pierre s'adresse à son père : Papal.

On

y trouve également des

morphèmes complexes.

Les marques

de :

l'impératif

dans

Une

Marie-couche-toi-là,

Un

sauve-qui-peut,

Une

Sainte-

Nitouche,

Un

rendez-vous,

Un

cessez-le-feu,

Un laissez-passer, Un revenez-y,

A

la va

comme

je te pousse;

de

la

première personne

dans Un monsieur

je-sais-tout, Un je-ne-sais-quoi, Un veto, Un distinguo; de la deuxième

per

sonne

dans Un

m'as-tu-vu; de l'interrogation

dans Un qui-vive; et

encore

Un reçu, Un bon tiens vaut mieux

que

deux tu

l'auras...,

etc., empêchent d'y

voir

de simples nominalisations du type de

garde-barrière, sauf-conduit,

rabat-joie. De

la

même façon, l'absence du s de troisième personne

dans

l'anglais A

know-it-all (Un

Monsieur je-sais-tout) oblige à l'interpréter

comme A person

who daims

:

«

I know-it-atl » et

non

comme A person who

knows it

all,

comme c'est le

cas pour

Л has-been

(une

ex-gloire). En espagnol,

les

formes

imperatives

Un

hazmerreir

(un

bouffon

),

Un

correveidile

(un

rap

porteur ,

optative

Un

viva

la

virgen

(un sans-souci-la-fleur-des-poix)

et

indi

cative

première personne Un recibo, semblent

indiquer

des délocutifs, par

rapport

aux

simples

déverbaux

Un

sabelotodo (un

Monsieur-je-sais-tout)

et

Un sanalotodo (une

panacée).

Pour rendre compte de ces phénomènes, — ainsi

que d'autres

qui

seront

évoqués

plus

loin — tout

en

évitant

les objections

faites

à

la

délocutivité ben

venistienne nous proposerons —

suivant

en cela O. Ducrot (1979)

un autre

type de délocutivité;

la

délocutivité généralisée, destinée à

rendre

compte

des

cas

où un morphème M, ayant à l'origine une valeur sémantique

S

(qu'il

a pu

d'ailleurs

conserver

dans

certains emplois) donne naissance à

un

mor

phème

M*

dont

la

valeur

sémantique S*

contient une

allusion à l'emploi,

en

énonciation,

de

M

avec

la

valeur

5. Nous indiquerons d'abord

le

processus,

à quatre étapes,

et

nous l'illustrerons sur

un

exemple, avant d'entrer

dans

l'étude

générale des phénomènes dont il

rend

compte selon

nous.

A : un morphème

M

est considéré comme un prédicat

objectif,

ayant une

valeur

sémantique S.

В

:

Utilisation

de

M, avec

la valeur

S, dans

un certain

type

dénonciation

(appari

tione l'aspect formulaire).

С : Fabrication d'un

nouveau

morphème

M* dont la

valeur sémantique S*

contient

une

allusion à l'emploi de M avec

la

valeur S.

D

: si M*

= M

(identité formelle),

les

emplois de

M cités

au stade В sont relus en

donnant à M

la

valeur S*.

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Quelques

remarques

: en disant

que

le morphème

M

est

considéré comme

un

prédicat objectif, nous voulons dire que certains morphèmes ont

la

propriété

de se présenter comme ayant l'air de parler

du monde

(réel), ce qui ne veut

pas

dire

que

leur fonctionnement

sémantique soit, lui, «

objectif».

On

pourr

ait 'ailleurs

voir

dans ce

phénomène

le fondement même de la délocutivité

généralisée.

Cette

délocutivité

étant due

à

un

figement

de

l'emploi,

i.e.

à

la

création

d'un

nouveau

signe,

le

processus

même

du figement

tend

à

conférer

un caractère « objectif » à ce nouveau signe :

il

semble

parler du monde réel.

Nous

pensons également

qu'il

faut

voir

dans

cette apparence «

objective

»

l'origine du caractère mimique de beaucoup de délocutifs, par exemple Un

m'as-tu-vu, Un sauve-qui-peut.

Car lorsqu'il

y

a

identité formelle entre

M

et

M*,

dire que M* est

un

délocutif généralisé de M, c'est au

fond

dire

que

M

s'est effacé

derrière

M*. Or dire

que

X

mime

Y, ce n'est pas seulement dire

que

X imite Y, mais

qu'en

imitant Y, X s'efface derrière Y :

il

est Y. Le ressort

essentiel de

la

mimique est

dans

le fait qu'il se présente comme «

objective

ment

Y, objectivité

qu'il

dénonce lui-même,

puisqu'il

est X et non

Y. De

la

même façon M*

a

un côté mimique,

surtout

lorsque le

sens 5 de M

continue

à

être

attesté.

Le

passage

de С

à D

n'est pas

obligatoire

: il n'a lieu que lorsque

M

= M*,

et pas toujours. L'évolution qui

fait

passer

de A à

D

est en effet diachro-

nique, et pour

certains

morphènes, ce passage n'a pas encore

eu lieu. Il

est

ce que B. de Cornulier (1976) appelle

auto-délocutivité, lorsqu'il propose

de

dériver

peste*

de peste . La

relecture

de

l'emploi В

de M comme

l'emploi

С

de M* est donc

essentiel

à l'

auto-délocutivité.

Illustrons les quatre étapes sur le latin Salus qui

présente

l'avantage

d'avoir été étudié

à la fois

par

E.

B.

et

par B. de

Cornulier.

A côté de

salus — « santé »,

on

trouve

en effet un salus

=

«

salut,

salutation»; ce

double

sens de salus a

d'ailleurs

laissé

des

traces en

espagnol :

on a

salud

=

«

santé

»

et

la

formule

jsalud :

«

à

vôtre

santé

»,

face

à

saludo

=

« salut ».

Ce

qui

suggère

la

dérivation suivante par délocutivité

généralisée

:

A :

Salus

est

considéré

comme un substantif» objectif»

avec le sens « santé »

= S.

В : Utilisation de

Salus avec le

sens S, comme formule pour

saluer.

Par politesse,

on

souhaite aux personnes que

l'on

rencontre, une

bonne

santé :

Salus

(Bonjour

nous

semble

relever

du

même

type

de politesse).

С :

Création d'un nouveau

substantif Salus *, avec

comme

valeur sémantique

S* =

« acte de

parole

que l'on

accomplit

en disant

Salus

».

D

: Relecture de

Salus

comme Salus *

dans les

emplois В de

Salus. Salus

est alors

compris comme

Salus

*

De

l'auto-délocutivité impliquée

par l'étape

D découle

la

valeur constitut

ive

e

salut

de

Salus

Elle

tient

à

ce

qu'en

disant

Salus

j'énonce

ce

que

je

fais

à seule fin de

le faire.

Nous

expliquons

ainsi — ce

que ne

fait pas

E.

B. —

pourquoi dire : «

Salus

»

c'est

faire

l'acte

de saluer. De plus, notre

processus

de

délocutivité

généralisée repose — principalement à l'étape

С

— sur

la

possibilité

d'intervention

d'un faire

dans la

valeur sémantique d'un

dire.

Enfin, le

passage par

le

substantif explique

ce

que ne

fait pas

non

plus

E.

B.

— que Salus puisse se fléchir comme un substantif tout en étant

dérivé

d'une « locution

».

Bien entendu,

la

délocutivité généralisée

n'est

pas réservée au latin,

et

est applicable à nombre

de morphèmes

du français contemporain. Nous

nous

proposons

d'en

examiner

quelques-uns.

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4.

Délocutivité

généralisée et

performativité

Nous

voudrions

montrer sur un

cas

celui

de souhaiter

que la

per

formativité de certains verbes n'est

que la conséquence

d'un processus de

délocutivité généralisée.

Bien

plus, non

seulement

la

performativité,

mais

aussi

la

sui-référentialité

semble

n'être qu'une conséquence

de

la

délocutivité généralisée, fait qui a

conduit O.

Ducrot

(1979) à parler

ď

llusion performative.

Autrement dit,

la performativité

n'est pas plus

la

cause de

la sui-référentialité que

l i

nverse

:

elles

ne

sont

toutes

deux

que

les

retombées —

et

non

la

visée —

d'un

processus

de

délocutivité généralisée.

4.1.

LA

PERFORMATIVITÉ DU VERBE SOUHAITER

Considérons

le

verbe souhaiter, qui

possède un

usage performatif, celui

qu'on trouve par exemple dans Je

te souhaite

une bonne année. Mais

souhaiter

a

également

un

autre

usage,

non performatif

celui-là,

et

qu'on

a dans

Pierre souhaite, sans

trop

d'espoir,

la

victoire du prolétariat, où

souhaiter

a

un

sens

proche de désirer

pour

soi/un autre. Remarquons qu'il y

a

des marques syntaxiques

liées à

ces

deux sens

: le

sens

performatif

est

caractérisé par la

tournure

datif +

infinitif.

Comparez :

— Pierre souhaite que

Jacques réussisse

(ambigu).

— Pierre souhaite à Jacques de réussir

(sens

perf.).

C'est pourquoi,

on

peut dire sans contradiction :

— Pierre a souhaité à Jacques de

réussir, bien

qu'au fond, il désire le

voir

échouer.

car

souhaiter

y a le sens performatif.

L'ambiguïté du premier énoncé disparaît si

on

ajoute fortement ou

ardemment

à

souhaite car

ces locutions

adverbiales ne sont

compatibles

qu'avec le

sens

non performatif :

on

ne peut d'ailleurs

les adjoindre

au

second

énoncé

sans

une certaine bizarrerie. Appelonspsychologique ce sens

non

per

formatif. La délocutivité

généralisée

va

nous

permettre

de

dériver le

sens

performatif

du sens

psychologique.

A : Souhaiter est un prédicat considéré comme

objectif,

ayant comme

valeur le

sens

psychologique.

В

: Utilisation de souhaiter, avec son sens psychologique, dans

la

formule Je

souhaite que

tu...,

destinée à faire des vœux pour

la

réalisation

d'un

certain

projet,

en s associant

par la

parole

'aux

désirs

de

la

personne

concernée. On

peut y voir

des

restes d'un rite magico-religieux, analogue

à

la

prière

collec

tive.

lus

il y

a

de

récitants,

plus

l appel a

de

chance

d'être entendu par la

divinité

(croyance

à l'origine peut-être de formules comme : «

Prions

ensemble

pour

le repos de son âme »).

С

:

Création du

verbe souhaiter*

avec le sens S* = « Faire l'acte

qu'on

fait

en disant Je

souhaite que...

» A ce

stade,

le

complément datif

sert à désigner le

destinataire

de

l'acte

de

souhait

et

pas

seulement

la

personne à

qui l'on parle.

D

: La formule

Je

souhaite que... est relue en

donnant à

souhaiter la

valeur

5

*.

i.e.

en relisant

Je

souhaite que... comme

Je

souhaite

*

que.

74

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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Le

passage de

С

à

D

est

essentiel, car

il est responsable en fait

de

la perfor-

mativité de souhaiter*.

En tant

qu'elle est

une

assertion,

la formule

Je

souhaite* que

annonce en effet que son

locuteur

accomplit

l'acte

de souhait,

acte que l'on accomplit précisément par cette formule. Comme

dans le cas

de

Salus, j'annonce ce que je fais à seule fin de le faire. Dans notre schéma, la

performativité apparaît comme une conséquence de la délocutivité général

isée,

t un

cas

particulier d'auto-délocutivité.

Il

y

a

plus

:

la

sui-référentialité

elle-même devient une conséquence du passage au stade D.

A quoi renvoie en effet au stade B, le Je de Je souhaite quel L'énonciateur

de

l'assertion

en

quoi

consiste

la

formule au

stade В décrit

l'état « psycholo

giqued'une certaine

personne,

dont il

se

trouve

qu'elle est le locuteur Je,

mais non l'énonciateur (i.e.

le locuteur

en

tant que tel)

Je0

: car la

substitution

de Je par Pierre ne fait

que

modifier

l'identité de celui

dont

on

écrit

l'état

psy

chologique sans modification des

actes

accomplis, ce qui ne

serait

pas le cas

si Je

renvoyait

à l'énonciateur

Je0.

Au stade B,

la

formule est donc

à

lire

comme

Jex

souhaite que... Au stade C,

on

a

alors 5* =

« Faire

l'acte que l'on

fait

en disant

Je1

souhaite que. A

ce

stade, le

Je

de

Je

souhaite*

que

renvoie

à

la

personne

qui

fait

l'acte, i.e.

à

l'énonciateur,

et

la

formule

doit

être

lue

Je0 souhaite*

que.

La relecture postulée en

D

implique

la relecture Je0ouhaite* que — « Je fais

l'acte que

l'on fait

en

disant Jex souhaite

que

»

comme «

Je0

fais l'acte que

l'on

fait

en

disant

Je0

souhaite*

que

». La

sui-

référentialité

découle

immédiatement

de

la

coïncidence, par relecture, des

indices personnels.

4.2.

MERCI

ET REMERCIER

D'une façon analogue, nous dériverions par délocutivité généralisée les

emplois performatifs

de

saluer d'un stade A

non

performatif saluer

=

« Faire

un

acte

physique

marquant

le

respect ou

la

civilité

».

Ce

sens

non performatif

est encore attesté

dans

Le soldat

salue

le

général

:

il ne

peut s'agir

bien

sûr

que

du

geste* Le soldat

ne

dit

pas

salut ou tout

autre

formule...

Au

stade

B,

Je

te salue

serait

une formule

servant

à saluer,

accompagnant un

geste

dont

elle serait la simple

description.

On peut trouver bizarre qu'une énonciation

serve à

décrire un

geste qu'elle accompagne.

Il

est très fréquent qu'il

en

soit

ainsi : dans le jeu

de belote

par exemple,

chaque

fois que l'on

dit

Je

joue

cœur, Je coupe, Je monte,

etc. Ou

lorsqu'en réponse à

un

coup de sonnette,

on se dirige vers

la

porte

en

disant J'arrive.

Les

stades

С et D

se feraient

comme précédemment.

On pourrait objecter à

la délocutivité

généralisée qu'elle dérive saluer

au

sens performatif

d'un

saluer

non

performatif,

alors que

la

délocutivité

benvenistienne le

dérive

au contraire de la locution salut/, ce qui

semble,

sinon

plus intuitif, du

moins

plus séduisant.

C'est ce point

que

nous aborderons

maintenant, non

sur saluer,

mais

sur

remercier. A ce propos, les

recherches

diachroniques nous fournissent de

précieux renseignements. Le

mot merci

à l'origine «

prix, salaire

» apparaît

très

tôt (Cantilène de Sainte

Eulalie,

ixe

siècle) avec le sens « grâce, faveur

qu'on

fait à quelqu'un

(par

exemple

en l'épargnant) »; la

formule de

poli

tesse n'est, semble-t-il, attestée que

plus

tard (xne

siècle).

Aux mêmes

époques

existe un

verbe

mercier (Chanson

de

Roland) signifiant

d'abord

récompenser quelqu'un

de quelque

chose, remercier, puis

rendre grâce.

75

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Enfin,

le verbe remercier (xne s.) au sens de

=

« faire

un

acte de

remercie^

ment », existe

concurremment

avec mercier jusqu'au xvne

siècle.

La

délo-

cutivité généralisée

permet

d'imaginer les processus d'évolution sémantique

suivants

:

a) Passage

de

merci = « faveur »

à

merci = «

formule de

politesse ».

Ce

passage

se

fait

par

délocutivité

généralisée,

de

façon

analogue

à

celle

qui

dérive

salus*

de salusf

A : Merci

=

« faveur

(qu'on fait

à quelqu'un) ».

В : Utilisation de merci avec

le

sens précédent,

dans

la formule

merci

Pour remercier quelqu'un, on

lui dit

en retour

à

une faveur

(une

merci) qu'il

vous fait : (c'est une) merci (que je te revaudrai) (Merci a d'ailleurs égale

ment au xne, le sens de redevance, amende). On se déclare en quelque sorte

son

débiteur.

С : Création

d'un nouveau

substantif,

merci*,

avec comme valeur sémantique

5

*

= «

l'acte

qu'on

fait

en disant

merci

».

D

: Les

emplois

В de

merci

sont

relus avec

la

valeur 5*.

Autrement dit,

merci

est relu merci

*/.

Comme dans

le cas

de salus ,

je

dis

ce

que je

fais à

seule fin

de

le

faire.

b)

Passage

de merci à mercier.

Mercier

est

un

simple dénominatif de

merci,

et

signifie

« faire une

faveur » (une merci),

avec une formation tout

à fait parallèle à celle de

gracier =

«

faire grâce ».

c)

Passage

de mercier à remercier.

Pour expliquer la

formation

de

remercier,

et en particulier l'apparition

du préfixe re-,

nous

ferons

appel à l'analyse,

pour

la

société

indo

européenne, des structures

linguistiques

de l'échange, telle qu'elle a été

faite

par

E. B.

([1969]

vol.

2,

p.

214

sq.).

Car

il

nous semble

que

re-

n'est

pas à

interpréter comme préfixe marquant la répétition

(comme

dans recom

mencer), mais avec

un

sens

de

en retour,

attesté

dans

de

nombreux

verbes

du

français : ainsi

rendre, reprendre

(sa

parole),

revenir (sur ses

pas/

sa pro

messe),

réintégrer,

remettre

sa place/ es

péchés),

se récrier,

etc.

E.

B. cite

le

cas

— très instructif — du couple latin

spondeo/respondeo

: à quelqu'un

s'étant engagé (spondeo...) à propos de quelque chose, on se portait garant

en retour

(re

spondeo...) d'autre chose. Le sens

de garantie

de respondere est

encore attesté

dans le

français répondre de

quelqu'un, alors

que le sens réc

iproque

se

retrouve

dans lesfeins

répondent.

Re- est donc

dans

remercier une

marque de

réciprocité.

A quelqu'un vous ayant fait une

faveur

(vous ayant

mercié), on

marque en

retour sa re-connaissance en disant

merci . Autrement

dit,

remercier =

«

dire

merci

en

retour

à

quelqu'un

qui

vous

fait

une merci

(qui vous a mercié)

».

Morphologiquement,

re-mercier

est déverbatif de mercier. Sémantique-

ment, le

phénomène

est plus

complexe

: re-mercier

semble

ici

proche

d'un

délocutif benvenistien

formé

sur merci . Remarquons qu'il

s'agit bien

de

merci

et non

de merci */.

Nous expliquons

ainsi — ce

que ne

font ni

E. В.,

ni

B. de Cornulier — la provenance du préfixe re-. A ce stade, remercier n'est

pas

performatif,

même si

l'on parvient

à imaginer

un mécanisme

en faisant

un

délocutif benvenistien de merci

*

car, pour

un

verbe,

il

ne suffit pas —

nous le verrons

de décrire

un

acte

de

parole

ni d'être

délocutif benvenist

ien

our être performatif.

76

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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d)

Performativité

de remercier.

Pour aboutir

à l'usage

performatif, il

faut

faire appel

à

la délocutivité

généralisée, i.e. faire une lecture sui-référentielle de la

lre

personne

du

pré

sent de l'indicatif, sur

le

modèle de saluer.

A

:

Remercier

est

un

verbe non

performatif,

de

sens

S =

«

dire

merci

à

quelqu'un

qui

vous

a

fait

une merci ».

В

: Utilisation de remercier

avec son

sens S,

dans la

formule descriptive servant

à

remercier : Je te remercie.

Des

formules analogues — i.e. servant à

remercier

sans en être

des

marques

spécifiques

existent

en français; ainsi à charge de

revanche,

je te le revaudrai,

etc.

Ce

sens

de

remercier

se

perçoit encore

dans

Tu me remercieras en

étant

sage.

С :

Création

de remercier

* avec le

sens S

* = « faire l'acte

qu'on accomplit

en

utilisant

la

formule /e te remercie ».

D

: Les usages

В de la

formule

sont

relus

avec le sens

S

*

:

il y

a relecture de je te

remercie comme je te remercie*.

Avant de conclure quant aux relations entre délocutivité benvenistienne,

délocutivité

généralisée

et

performativité,

il

nous

reste

à

traiter un

dernier

point

:

quelles

hypothèses faire

pour

expliquer

qu'au xvne,

remercier ait

supplanté mercier, de la même façon qu'au

couple

spondeo/respondeo

ne

correspond

que le français répondre, au détriment d'un

hypothétique

*spondre (cf.

anglais to

sponsor)?

Selon Bloch et

Wartburg,

mercier a eu très tôt deux sens (attestés dans

la Chanson

de

Roland). L'un

non

performatif -.faire une

faveur/un

cadeau,

récompenser; l'autre,

remercier,

semble performatif. Au xvie,

ne subsiste

plus qu'un sens apparemment performatif,

celui

de

rendre

grâce.

Ce qui

suggère

un

sens

performatif dérivé

du sens

non performatif, puis subsistant

seul, ce qui est souvent le

cas

(cf. par

ex.

déclarer qui avait à l'origine le sens

non

performatif de

expliquer,

rendre

clair,

sens

qu'il

a

gardé

jusqu'au

xvie siècle, et qui semble avoir

disparu

de nos jours.

Il

n'est pas impossible

que

déclarer une marchandise

soit dérivé

de ce sens).

A : Mercier est non

performatif, avec

un

sens

S

=

« faire une faveur ».

В : Utilisation de mercier avec

son

sens S

dans

une formule utilisée pour remerc

ierje te mercie(rai), formule

descriptive

analogue à

je te

le

revaudrai.

С

: Création de mercier

* avec le

sens S

* =

«

faire l'acte

qu'on

fait

en

disant

je te merde.

»

D :

Relecture de

je

te merde, à

l'étape B,

comme

je

te

merde*.

La délocutivité généralisée

nous impose

donc les hypothèses

suivantes

:

au substantif merci

=

« faveur, grâce »

(entre

autres), correspond

le

verbe

mercier,

non

performatif;

dans

une

perspective

d'échange

réciproque,

merc

ier donne naissance

à

remercier,

toujours

non

performatif.

Mercier devient

très

tôt

performatif,

avant, semble-t-il,

que

merci

n'évolue vers

merci* (Bloch

et Wartburg estiment

que

merci* est

apparu

sous

l'influence

de mercier*).

De son

côté,

remercier

devient

remercier*

performatif, avec le

sens de

mercier*.

Merci

ayant par ailleurs perdu sa valeur

initiale

au profit

de

merci* ,

on

peut penser

que

le

re-

de

remercier

a été senti

non

plus comme marquant

la

réciprocité, mais la répétition;

remercier,

c'est dire re-merci*l

de

la même

façon que l'on dit zut et

rezut

Le caractère

emphatique de cette répétition

aurait

entraîné la

disparition de mercier*, devenu trop «

faible

».

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7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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On

remarque que, dans tout ce qui précède, la performativité d'un verbe

ne provient pa.s d'une

délocutivité benvenistienne, même si ce

verbe

est ou

semble dérivé d'une locution. L'hypothèse couramment reçue

que

tout délo-

cutif

benvenistien

est performatif nous

semble

en effet

due à

la confusion

de

trois notions

pourtant distinctes :

a)

Xer

est un

verbe

décrivant

une activité

de

parole.

b) Xer est

délocutif

benvenistien, tiré d'une locution X

c)

Xer est performatif.

Or, s'il

est vrai

que

b) a pour

conséquence

a), l'inverse est

faux

: nombre

de verbes

décrivent des activités de parole sans pour autant être délocutifs

au sens de

E.

B. : par exemple souhaiter, déclarer, refuser, réclamer,

etc.

ce qui

ne

les

empêche

pas d'être performatifs, ce qui

montre

de plus

que c)

n'entraîne pas b). Par ailleurs

a)

n'entraîne pas c) :

bisser,

huer, insinuer,

acclamer décrivent des activités de parole

sans

être performatifs.

Enfin, un

grand nombre de

délocutifs

au sens de E.

B.

ne sont pas

performatifs

: pouff

er,

isser,

pester, huer, sacrer

(au

sens de

jurer); dans

l'argot des grandes

écoles,

la

locution pschitt

sert

à

exprimer son

admiration.

On

en

a

dérivé

le

verbe

pschitter,

délocutif

au

sens

de E.

B.

sans être performatif.

Enfin, le verbe

héler présente

un cas

particulier intéressant :

contrair

ementux apparences, il

n'est

pas

délocutif benvenistien de

hé ,

mais

est un

emprunt

à

l'anglais

to

hail.

Il

est frappant

qu'il soit

senti comme

délocutif

de hé/, sans

pourtant

être performatif .

Selon

nous,

un

verbe

décrivant une activité de parole n'est pas fo

nd ment lement

performatif

: la performativité provient, non

de

la délocuti

vitéenvenistienne, mais d'une relecture

(notre

étape

D)

d'un sens

originel

non-performatif8.

On

comprend alors pourquoi est encore

attesté,

pour la

plupart

des

performatifs,

un

sens non

performatif. Ainsi

promettre (le

temps

promet

d'être beau),

permettre (cette

bourse

lui

permettra

de

continuer

ses

études),

refuser

(arrosez

jusqu'à ce

que Veau refuse),

ordonner

(il voulait

ordonner ses

affaires

avant de

mourir),

répondre

(je

réponds de lui), adhérer

(

=

être attaché à),

etc.

La délocutivité généralisée explique de plus — ce

que

ne

fait

pas la délocutivité

de

E.

B.

le

lien linguistique

entre sens perfor

matif

et non

performatif.

Une

dernière remarque enfin.

L'hypothèse d'une dérivation délocutive

du

performatif

se

heurte

à

l'objection suivante : alors que l'on

a

de façon tout

à

fait courante Je

te

salue

bien

\ , / , on

n'a

pas en revanche bas

salutsf, ni hauts

salutsf,

même

avec

addition de

bien.

Saluer * n'est donc pas

dérivé

de

salut

* ,

et

ce

d'autant

moins

que bas

et

haut

ne peuvent qualifier

que l'acte physique de salut

i.e. le stade ой je te

salue

décrit simplement

7. Signalons que to welcome n'est pas

performatif,

et signifie plutôt accueillir que souhaiter la bien

venue . Par

ailleurs,

to yes,

également cité par

E. В.,

non

seulement

n'est pas

performatif, mais n'a

même

pas

d'emploi à la lre personne. Il ne signifie pas dire : *

oui

», mais quelque chose comme « acquiescer »

(heyessed

with his

head). Enfin,

tutoyer n'est pas performatif,

et

on peut discuter son statut de

délocutif

: il fait allusion

non pas à une locution » tu » qui

n'existe

pas, maie à une occurrence potentielle du morphème tu, phénomène

que

l'on

retrouve dans

être

à tu

et

à

toi.

8.

Remarquons

que

la délocutivité benvenietienne

n'implique

pas la

performativité.

Si

en

effet

on ne

sépare

pas

le dire du

faire dans son schéma, tout

délocutif

devrait être performatif, ce qui

n'est

pas

le cas.

Or E. B. prend grand soin de

séparer les

deux notions : son délocutif

est

dans l'unique rapport dire avec la

locution.

Tout délocutif benvenistien décrit donc une

activité

de

parole,

mais

s'il est performatif, ce

n'est

pas

une conséquence de

cette

délocutivité.

78

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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l'acte

physique

que

Ton est

en

train

d'accomplir

(stade В

de

la délocutivité

généralisée).

Saluer *

ne saurait

être délocutif benvenistien de

salut

*

Nos

thèses

font de

la sui-référentialité des performatifs et

de

la perfor-

mativité elle-même de simples conséquences de

la

délocutivité généralisée.

Nous

nous opposons donc au

courant

faisant de la sui-référentialité la

cause

première

de

la

performativité,

et

en

particulier

aux

thèses

fort

ingé

nieuses

élaborées

par B. de

Cornulier

([1975]) sous les vocables

d'auto-

interprétation et ď uto-vérification. Nous

voudrions

en dire quelques mots

sans en

entreprendre

une

étude systématique. L'idée de base de Cornulier

est qu'il est fréquent qu'une

énonciation

en interprète une autre, i.e. que le

sens

véhiculé

par

une

énonciation soit en fait fourni par

une

autre, cette

interprétation

pouvant être marquée comme telle par des procédés très

variés,

et

non

nécessairement de façon

totalement explicite. Soient

donc

A et

A'

deux

énonciations telle que A' interprète A;

i.e. que

par

tel

ou

tel

procédé, A'

DIT que

A SIGNIFIE X (où

SIGNIFIE renvoie

à

la

notion «

signi

fier

,

et

non au verbe). Cornulier propose

la

loi suivante

ou

règle de

détache

ment

u

sens

:

«

la

conjonction de

A

et

de

l'assertion

(A8

SIGNIFIE

X)

SIGNI

FIE ». Ainsi, la conjonction

de

A =je viendrai et de^l'

=

c'est promis

signif

ierosso

modo

quelque chose

comme

« promesse

que je

viendrai

». Un cas

particulier intéressant est

celui

où A elle-même joue le rôle de A'. Cornulier

parle alors

d'auto-interprétation.

Elle

a lieu chaque

fois que

renonciation

renvoie, pour son interprétation, à elle-même, i.e. chaque

fois

qu'elle est

sui-référentielle.

Or si

on

énonce Л

et

si Л est sui-référentielle — i.e. A DIT

que A SIGNIFIE

X —

alors par

détachement du sens,

renonciation

de A

va

nécessairement signifier

X.

D'où

l'idée

qu'une assertion sui-référentielle est

vraie

par auto-vérification. Par ailleurs, la

règle

de

détachement

peut être

étendue aux

cas

l'on

a conjointement

un

acte de parole

et

une interpréta

tion

e cet acte.

Pour' arriver aux performatifs,

il

suffit

alors

de faire les

hypothèses

suivantes

:

Hl) Touteénonciation performative comporte

un

acte d'assertion sous-jacent.

H2)

Toute énonciation performative est sui-référentielle.

Soit

en effet

V-er

un

verbe « performatif » décrivant

donc un acte

de parole

Y : V-er

=

« exprimer l'acte Y». L'énonciation

A

=

Je V que p comporte

l'assertion sous-jacenteje Vquep

d'après Hl, et

signifie

X =

J'exprime l'acte

Y de p. Par la sui-référentialité de H2,

on

a

l'assertion (A SIGNIFIE X), et

par

détachement

du sens, qu'énoncer

A revient

à

accomplir

l'acte

Y

même

que

A

décrit,

par auto-vérification. Ainsi, pour reprendre

un

exemple

de

Cornulier

lui-même,

si s'excuser

=

«

exprimer

du

regret

», et si

l'on

admet

que

je

m'excuse

est sui-référentiel,

Hl

et

H2

additionnés

du

détachement de

sens

impliquent qu'énoncer je m'excuse, c'est

exprimer du

regret.

Cependant, pour

séduisantes

que

soient

les

hypothèses de Cornulier,

elles se heurtent à

plusieurs

objections 9

:

a)

La première est que

la

sui-référentialité y est

essentielle

: sans elle,

point de

performativité.

Pour

distinguer

donc, parmi les verbes décrivant

des

activités

de parole, ceux

qui

sont performatifs de ceux qui ne le sont

pas,

il

9. J'espère

que

B.

de

Cornulier

ne se

formalisera

рае

— et

ce

n'est pas une

simple formule

de

politesse

de ces quelques remarques. Il

lui

reste

toujours

la ressource de me remercier, à défaut de

celle

de me remerc

ier

.

79

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

http://slidepdf.com/reader/full/anscombre-delocutivite-benvistinienne-performatif-article-lfr-0023-8368-1979 13/17

va devoir attribuer

la

propriété de

sui-référentialité

à ceux qui sont

précis

émenterformatifs.

En l'absence

de critères

indépendants

de sui-référentialité,

on n'aurait

alors procédé

qu'à

un

simple changement d'étiquette.

b) Une seconde objection —

la

plus grave

peut-être

— est

que la

notion

SIGNIFIE, qui

apparaît

deux fois dans le

détachement du

sens, recouvre la

confusion

de

deux

notions

bien distinctes

10.

Car

si

le

premier peut

être

pris

dans le

sens de « véhiculer

une signification

»,

il

n'en est pas de même

du

second.

En

disant je

promets,

je jure, je

déclare,

je

ne

fais pas

que

véhi

culer

une

signification de promesse, de

serment,

ou de déclaration : en pro

nonçant

ces

formules, j'accomplis une promesse, un serment, une déclaration.

Pour

bien faire, il

faudrait remplacer SIGNIFIE

par

quelque

chose comme

FAIRE (l'acte décrit

dans X),

ce qui permet

de

récupérer

la

performativité,

et

donc de se tirer provisoirement

d'affaire.

Or,

considérons le verbe remerc

ier,

ue

Cornulier

propose

d'analyser

comme redire merci. Pour que remerc

ieroit performatif (nous

devrions en

fait dire « pour

que

remercier donne

lieu

à

des énonciations

performatives,

entre

autres à la

lre

personne du

singulier du présent de l'indicatif», car

la

performativité est fondamentale

ment

ne notion

pragmatique, et

non

pas

grammaticale.

Nous

sacrifions

ici à

la

terminologie

usuelle), il est indispensable

que

certains

de ces usages

soient sui-référentiels, particularité qui

permet alors

le détachement du sens :

sans sui-référentialité, pas de

performativité. Si

remercier = re-dire merci,

je te

remercie aura une valeur sémantique du

genre

de

je te

re-dis merci :

la

sui-référentialité en découle immédiatement, puisque,

selon

Cornulier,

dire

et

donc

re-dire — est un des

verbes pouvant servir à l'auto-référence,

spécialement

à

la

lre personne. Or

remercier,

ce n'est pas re-dire merci,

avec le

verbe

dire, mais RE-DIRE : merci, avec la notion DIRE.

D'un

simple

point de vue distributionnel,

remercier et

re-dire merci

ne

sont pas équival

ents.La sui-référentialité disparaît

alors

: on

ne

peut

en effet

«

l'accrocher

»

au

concept

DIRE,

sinon

on

s'expose

à

voir

un

verbe

comme

pester,

qui

décrit

une

activité de parole

celle de

DIRE : peste

— devenir

sui-référentiel,

donc

performatif, alors que précisément,

il ne

l'est

pas. Cornulier pourrait objec

terue la

sui-référentialité

ne vient

pas de

DIRE,

mais de

la

locution merci

dans RE-DIRE

: merci ; la simple présence du pronom

je

dansye te remercie

ne

suffit en effet pas à l'assurer.

Mais merci

étant

auto-délocutif

— sur ce

point,

nous sommes d'accord

son

énonciation est sui-référentielle.

Or si

l'on accepte

d'analyser

remercier

comme

RE-DIRE : merci ,

on

doit égale

ment

analyser bisser,

pester,

sacrer,

etc. comme

DIRE

:

bis , DIRE

: peste ,

DIRE

:

sacré Les

énonciations contenant une

occurrence

de

ces

verbes à

la

lPe

personne du

singulier

du présent

de l'indicatif

devraient

alors

être sui-

référentielle s, donc

performatives

ce qui n'est pas le cas. La raison en est

pour

nous

évidente

:

si

un

délocutif benvenistien

est

performatif,

ce

n'est

pas

10. On trouve une erreur du

même

type

dans

la version du détachement du

sens

que donne F. Récanati,

dans « Performatifs

et

délocutifs : à

propos du verbe

s 'excuser

»,

à paraître dans

Semantikos, décembre 1978.

Elle est la

suivante

:

Si

je

te

dis que je dis

quep, alors

je dis

que

p. Or, les trois occurrences de

dire

présentes

n'ont pas même réfèrent : le premier et le troisième

renvoient

non pas au verbe dire mais à.Y

énoncer,

que nous

symboliserons

par

la graphie DIRE. Le détachement du

sens

devient alors : si je te

DIRE

que je dis que p,

alors je

DIRE que

p,

formule

qui permet

de prévoir que dire merci, c'est

dire indirectement,

merci. Mais

elle ne

permet

pas de

prévoir

la performativité de remercier, analysé par Récanati

comme

dire : merci .

Car

même en admettant cette

délocutivité

benvenistienne, ce qu'il faut

dire,

c'est

remercier

= DIRE : merci Le

détachement du sens

ci-dessus ne

s'applique alors

plus, puisqu'il exige d'avoir

le verbe dire. On

pourrait

penser à une

reformulation

comme : si je te DIRE que je DIRE que p, alors je

DIRE

циер. Remercier

rede

vient

alors performatif, mais on n'explique plus dire merci.

Si

de plus on fait, par analogie avec remercier —

DIRE : merci

une

analyse de

bisser,

pester,

sacrer comme

signifiant DIRE : bis , DIRE : peste/, DIRE :

sacré , la reformulation les

donnera

comme performatifs, ce

qu'ils

ne sont

pas.

80

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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en tant que

délocutif

benvenistien

qu'il

est performatif, mais en tant que

délocutif

généralisé

(i.e. relecture d'un usage

d'un

sens

non performatif

du

même

verbe).

c) Une troisième

remarque

à

propos

du détachement du sens, qui

concerne cette

fois

les différentes sortes d'illocutoires

à

l'œuvre dans une

énonciation.

D'une

part,

l'application

de

la

règle

de

détachement

du

sens

conduit

à

« gommer » systématiquement les actes illocutoires

primitifs.

Or,

l'étude

de la dérivation

illocutoire

montre

(Anscombre

[1977])

que même

non effectué — au profit d'un

dérivé

— un acte

illocutoire

primitif

reste

séman-

tiquement

présent dans renonciation, et

on

peut par exemple, toujours

enchaîner sur son contenu.

Soit '.j'aimerais

que tu descendes

la poubelle; à

un premier niveau, celui de l'illocutoire primitif,

il

s'agit d'une

assertion;

à

un

second

niveau,

celui de l'illocutoire dérivé (marqué par

le

conditionnel,

mais ce fait ne joue

aucun

rôle direct

ici), on

a

une sorte

de

demande — au

sens de requête — de descendre la poubelle. Cette valeur de demande peut

être

obtenue

par détachement

du

sens,

et

ce

sera

la seule

valeur

« signifiée »,

selon

cette

règle.

On

peut enchaîner

sur

le

contenu

dérivé

:

dans

j'aimerais

que

tu descendes

la

poubelle, si tu cherches quelque chose

à

faire, quelque

chose

à faire

renvoie

à

descendre la

poubelle.

Mais

on

peut

aussi bien

enchaîner sur le contenu primitif, ce

que

le détachement du sens n'explique

pas,

puisque dans l'exemple

choisi,

il ne correspond pas

à

la valeur séman-

tico-pragmatique « signifiée ». Ainsi :

j'aimerais

que tu descendes

la poub

elle,

si tu veux tout

savoir.

D'autre part, le détachement

du

sens assimile les illocutoires

marqués

(primitifs ou

dérivés) et

les illocutoires allusifs.

Ce

qui est

essentiel pour

Cornulier, c'est

l'acte

effectivement réalisé, et

non

la façon dont

il

est réalisé.

Or cette

dernière

laisse des

traces

au niveau

sémantique. Par exemple,

on

peut enchaîner

par

puisque

c'est

ton

tour

à

descends

la

poubelle

et

à

'aimer

aisue tu descendes la poubelle, jamais kj'aimerais que quelqu'un

descende

la

poubelle, même si cet énoncé signifie une demande pour le destinataire (la

raison

en

est qu'un locuteur

ne

peut enchaîner

sur

ses propres allusifs).

d)

Enfin, la

règle de détachement du

sens peut donner des résultats

contraires aux faits « observés ». Considérons :

E

=

cette hypothèse est

complètement

dépassée... je dis cela pour ťembeter, énonciation

composée

des

deux

assertions A

=

cette hypothèse est complètement dépassée,

et

A'

=je

dis cela pour ťembeter.

Visiblement A interprète A :A' asserte

que

A signifie — au sens de Cor

nulier — quelque

chose

comme «

acte d'embêter

».

Par détachement du

sens,

E,

conjonction

de

A et

A\

devrait

donc

signifier

«

acte

d'embêter».

Or

E

ne

réalise

justement pas

un acte d'embêter, la

raison

en

étant peut-être qu em

bêtern'est pas un acte illocutoire,

mais

perlocutoire.

Cet exemple nous paraît

révéler

une

difficulté

tenant aux

fondements

mêmes du détachement du sens. L'idée centrale de

cette

règle est

que procéder

à

une énonciation

et

déclarer par ailleurs les intentions

de

sa

parole,

c'est

réaliser ces

intentions — au

sens d'accomplir

les actes.

L'exemple

ci-dessus

montre

qu'il n'en est rien. Comment se fait-il, si

la

règle

de détachement du

sens est valable,

que j'ai

l'intention de

te

remercier

(exemple

fourni

par

O.

Ducrot) ne

soit

pas

un

acte

de remerciement?

81

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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5.

Une délocutivité

encore

plus

généralisée

On aura

sans doute remarqué

que

la

délocutivité

généralisée que nous

avons

présentée

avait

été

bâtie

à

partir

de

morphèmes

simples,

comme

merci,

salut,

peste, etc.

En particulier, nous avons

traité

je

te

salue comme

un morphème simple —

pour

pouvoir appliquer

la

délocutivité

généralisée

ce qui est contestable. Nous

voudrions

présenter un schéma de délocutivité

généralisée qui

s'applique également

aux morphèmes complexes,

et dont le

précédent n'est qu'un

cas

particulier fréquent. Il comporte également quatre

étapes

:

A :

Existence

dans la langue

de

morphèmes

mlf

m2, —

m

„ , ayant des valeurs

sémantiques sv

s2,

—, *„.

В : Utilisation de mu mit —,

mn—

avec les valeurs slt s2, — sn— dans un certain

type d'énonciation,

à l'aide

d'une formule F (mv m2, —mn), formule unique

ment

descriptive

».

Par

exemple,

il

est

d'usage

de

dire,

en

décorant

quel

qu'un,

y'e te décore...

Mais ce

n'est qu'une formule descriptive

de ce

que l'on

est

en train de faire. Décorer n 'est

pas

performatif.

С : Fabrication d'un morphème complexe F*, dont la valeur sémantique 5*

contient une

allusion à

l'emploi

de

mlf

m2, —, m n avec les

valeurs respec

tives ,,

s2, —, sn, i.e. à

F (mv m2,

mn).

D

: Si F

* =

F (mv m2, — mn

), les

emplois de F (mv mv —,mn) sont relus en don

nant

à

F la valeur S

*.

Soit par exemple,

le

substantif

un

sauve-qui-peut. Les quatre

étapes

sont

les suivantes :

A

:

Existence dans

la

langue

des

morphèmes sauver,

pouvoir,

et

qui,

avec

les

significations

usuelles.

В :

Utilisation de

ces morphèmes avec leur

sens

usuel dans la formule F =

sauve

quipeutJ, destinée

dans

les

moments de

danger

extrême,

à signaler

aux per

sonnes présentes,

que

le danger est tel

que

le seul conseil

raisonnable

est

celui de se sauver dans la mesure

du

possible,

qu'il

y a donc

panique.

С

:

Fabrication

du

morphème

complexe F* =

[sauve-qui-peut]

*, avec le sens

S* = l'acte que dénote le fait de

dire

sauve qui

peut ,

i.e.

un acte

de panique.

D : Relecture de sauve qui peut (stade

B)

comme

(sauve-qui-peut)

*î A ce stade,

l'exclamation

n'est

plus perçue

comme un conseil

de se

sauver autant que

faire

se

pourra, mais comme un cri de

panique,

proche de Alerte (qui est

lui-

même un

délocutif

généralisé — un auto-délocutif,

dirait

Cornulier).

Pour

certains morphèmes complexes, le

passage

de

С

à

D

ne

s'est

pas

(encore) fait.

Ainsi laissez-passer

s'est

arrêté au

stade

C. M'as-tu

vu*

est

dans une

situation intermédiaire

: l'interrogation originale m'as-tu vu? n'est

pas

encore

relue

comme m'as-tu vu*?, mais on

a en revanche l'existence

de

l'insulte m'as-tu vu*/

Un

morphème

complexe

usuel —

dont le

figement

par

délocutivité

géné

ralisée

a

été concrétisé jusqu'au niveau de l'orthographe — est bonjour, les

quatre étapes étant faciles

à

reconstituer. Curieusement, on

n'a

pas bonnuit,

qui n'a pas pris le sens général de

salut

de bonjour. Un dernier exemple de

figement par

délocutivité

généralisée, dont l'origine

n'est

plus perçue,

celui

de hélas.

82

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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A : Existence de deux

morphèmes

: le premier, hé, sert à attirer

l'attention;

le

second est

l'adjectif

las

=

« malheureux ».

В

: Apparition de

la

formule

F = hé,

las servant à se plaindre. On

attire l'atten

tionu destinataire

à

l'aide de

hé,

puis on

lui déclare qu'on est las (malheur

eux).

ette

étape est

attestée

d'une

part

dans l'emploi isolé de las (las

que

sais-je,

dans

Le

Tartuffe)

et d'autre

part

dans la

possibilité d'accord

de l ad

jectif,

aujourd'hui

exclue

:

lasse

fait-elle

(xixe

siècle).

С

: Fabrication du

morphème complexe

F*

=

(hé-las) * avec

la valeur

sémant

ique

* =

l'acte

qu'on fait

en disant (hé,

las ).

D

: Les emplois de F signalés au stade В sont relus en

donnant

à F la valeur

5 *.

Comme

dans le cas

de

merci ,

en disant

hélas Je

dis

ce

que

je fais à seule

fin

de

le faire.

La délocutivité généralisée présentée

dans

ce paragraphe permet d'ima

giner

de plus la

provenance

du s de mille mercis Il

ne

s'agit

certainement

pas

du

s

de

répétition :

on

n'a pas mille mercis = mille (merci ).

En

effet, l'expres

sionarquant la répétition

mille

fois merci —

ne comporte

pas de s.

Il nous

semble

qu'il

faut

voir dans

mille non

pas un

répétitif,

mais un

augmentatif,

fait

fréquent

avec

les

expressions

de

quantité

(et

que

nous avions

déjà

signalé

ailleurs. Cf. Anscombre (J. C.), Ducrot

(O.)

: «

Échelles

implicatives, échelles

argumentative

s, et lois de

discours

»,

à

paraître dans

Semantikos, déc.

1978). C'est celui de :

il

lui

faisait

mille grâces, je t envoie mille baisers, il se

heurtait

à

mille difficultés. Dans le même genre : cent dangers

invisibles

le

guettaient sur

le

chemin,

je te le

rendrai au centuple, etc. D'où :

A

:

Existence

des

morphèmes

merci

=

« faveur »,

et

mille avec

son

sens augment

atif

qui est en

fait

argumentatif).

В

: Utilisation de ces

morphèmes

avec les valeurs ci-dessus dans

la

formule

F =

(mille mercis)

servant

à remercier. On

remercie

en déclarant qu'on fera beau

coup

de faveurs

en

retour

de

celle

qui vous

a

été faite

(on rendra

au

«

mille-

uple

»).

С

: Fabrication du morphème

complexe F

*

= (mille mercis)

*

avec la valeur

sémantique

S

*

=

l'acte

qu'on

fait

en disant mille

mercis

D : Relecture de mille mercis

comme

(mille mercis) * Grand merci est

proba

blement justiciable d'un traitement

identique.

La tentation de

voir

un

répétit

ifans

mille

vient, croyons-nous, de ce que

la

disparition de

merci au

sens

de

faveur

tend

à faire

relire

(mille

mercis)

*

comme mille (merci* )

Une remarque : Cornulier pose

le

problème de

l'explication

du pluriel

dans l'espagnol /buenas

noches ,

et propose l'explication « souhaits

de

buena

noche

». En

effet, on adresse ses vœux, ses souhaits, ses

félicitations,

ses

salutations,

etc.

:

les

analogues

au

singulier

n'existent

pas.

Or d'une

part, le mécanisme

de transfert du pluriel à

buena noche ne

nous paraît pas évident; d'autre

part,

on

n'a

guère

avancé par cette

manœuvre,

car

il

reste

à

expliquer alors le s

de

souhaits.

On

peut

comprendre

ce pluriel en voyant

à

l'origine

de /buenas

noches non

pas

un souhait

de

bonne

nuit, mais

un

souhait

accompagnant

par exemple

un

salut. On

salue

quelqu'un, et par

courtoisie on

lui souhaite au passage

qu'il ait bonne

santé,

que

ses enfante soient beaux, que ses ancêtres soient

bénis,

que

ses jours

soient heureux, ou

que

ses nuits soient douces.

L'emploi

du singulier serait en

effet porteur

d'une ambiguïté du

type

de

Que vous

êtes

belle ce

soir.

La for

mule /buenas

noches

a ensuite

été

relue comme spécifique, locale, concer

nant

a nuit dont

son

énonciation

fait partie.

83

7/23/2019 Anscombre Delocutivite Benvistinienne Performatif Article Lfr 0023-8368 1979 Num 42-1-6156

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Une

hypothèse

enfin : nous

avons vu que

si X* est un

verbe

performatif,

l'acte de

X* réalisé en

disantye0

X* que... est illocutoirement dérivé de l'acte

primitif d'assertion je1 X* que... Par ailleurs, la délocutivité généralisée

engendre

la

valeur

performative

de je0

X*

que..., à partir de

l'assertion

je1 X que... où X est le

verbe

dans son sens

non

performatif. On voit l'analog

ie

n peut

donc se

demander

si,

dans

le

cas

de

la

performativité

des

verbes,

la

dérivation illocutoire qu'ils

dénotent

n'est pas en quelque sorte

la

« coupe » synchronique de ce processus diachronique qu'est

la

délocutivité

généralisée. N'en serait-il pas ainsi pour tout

délocutif généralisé11?

BIBLIOGRAPHIE

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c'est

faire,

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[1979]

Ducrot

(O.) : «

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», à

paraître

dans Communications, 1979.

11.

Toute ma

re-connaissance va à

O.

Ducrot, qui s'est laissé emprunter quelques idées sans re-chigner.

Bien

que ne partageant

pas

toujours les vues de В . de Cornulier sur la performativité, la lecture de ses articles

m'a

été très

utile.

Enfin, je

suis

seul

responsable des

hypothèses exposées dans cet

article; en particulier, celles concernant

la diachronie

du

français.