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ANTIQUE DES CANTIQUES LE PLUS BEAU POEME D'AMOUR LECTURE PATRISTIQUE DU CANTIQUE DES CANTIQUES Jean-Marc BOT Une lecture spirituelle du Cantique des Cantiques (Editions de l'Emmanuel) Le Père Jean-Marc BOT est Vicaire épiscopal et membre du conseil presbytéral de l’évêché de Versailles Il est Curé de la paroisse St Louis, église cathédrale de l’évêché de Versailles. La prière est une relation intime entre deux êtres qui s'aiment. Comme l'ensemble de la Bible, le Cantique des Cantiques nous présente cet engagement réciproque de Dieu envers nous et de nous envers Dieu. Chef d'oeuvre littéraire, il élève au sommet l'image nuptiale d'inspiration religieuse: le plus beau poème d'amour humain est aussi le plus beau message d'amour que Dieu ait voulu adresser à l'humanité tout entière. L'auteur, le Père Bot, nous introduit aux mystères de l'alliance, du mariage, du célibat, de l'eschatologie. Il nous donne surtout un guide sur le chemin de l'oraison et de la méditation. Puisant ses sources dans l'exégèse, la théologie et la spirualité, il nous fournit des clés de lecture

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ANTIQUE DES CANTIQUES

LE PLUS BEAU POEME D'AMOUR

LECTURE PATRISTIQUE DU CANTIQUE DES CANTIQUES

Jean-Marc BOT Une lecture spirituelle du Cantique des Cantiques (Editions de l'Emmanuel)

Le Père Jean-Marc BOT est Vicaire épiscopal et membre du conseil presbytéral de l’évêché de Versailles Il est Curé de la paroisse St Louis, église cathédrale de l’évêché de Versailles. La prière est une relation intime entre deux êtres qui s'aiment. Comme l'ensemble de la Bible, le Cantique des Cantiques nous présente cet engagement réciproque de Dieu envers nous et de nous envers Dieu. Chef d'oeuvre littéraire, il élève au sommet l'image nuptiale d'inspiration religieuse: le plus beau poème d'amour humain est aussi le plus beau message d'amour que Dieu ait voulu adresser à l'humanité tout entière. L'auteur, le Père Bot, nous introduit aux mystères de l'alliance, du mariage, du célibat, de l'eschatologie. Il nous donne surtout un guide sur le chemin de l'oraison et de la méditation. Puisant ses sources dans l'exégèse, la théologie et la spirualité, il nous fournit des clés de lecture

indispensable pour la compréhension juste et équilibrée de ce texte dont l'interprétation a été trop souvent édulcorée ou même détournée. Il nous permet de vivre une authentique expérience contemplative.

PREMIER POEME

PROLOGUE

1. Cantique des Cantiques, de Salomon.2. Ah ! qu'il me donne enfin des baisers de ses lèvres. Tes caresses ont un goût plus grisant que le vin,3. et sublime est l'odeur que forment tes parfums. Ton nom ruisselle au coeur comme une huile de paix. Les filles ont bien raison de t'aimer à jamais.4. Prends-moi dans ton sillage et nous allons courir. En son intimité, le roi m'a fait venir. Tu seras notre danse, en toi notre allégresse ! Louons mieux que le vin le goût de tes caresses ! Comme il est naturel d'être amoureux de toi !

PREMIER POEME

5. Oui, je suis noire et belle, filles de Jérusalem : mon corps a la noirceur des tentes de nomades, sans perdre la beauté des voiles de parade.6. Ne fixez pas les yeux sur mon teint basané : souvenir du soleil qui en moi s'est miré. Les enfants de ma mère, enflammés contre moi, m'ont placée en gardienne auprès de leur vignoble car je n'ai pas gardé le terrain de ma vigne.7. Dis-moi donc, mon Amour, mon pasteur adoré, Quel est ce pâturage où trottent tes brebis ? Où leur donneras-tu le repos de midi ? Car je n'ai plus envie d'aller vagabonder près des troupeaux voisins, avec tes faux amis.Le choeur8. Si tu l'ignores, ô toi la plus belle des femmes, tu n'as qu'à suivre à vue les traces du troupeau, tout en menant pour toi pâturer les chevreaux ; alors tu rejoindras le gîte des bergers.Lui9. Ma bien-aimée, je la compare à ma cavale en exil, attelée aux chars de Pharaon !10. Tes joues sont toujours plus belles entre tes pendentifs, comme est noble ton cou encerclé de chaînons,11. Mais nous ferons pour toi des boucles en or massif avec pointes d'argent incrustées tout au fond !Elle12. Dans l'enclos familier où le Roi se repose, mon nard, embaumant tout, délivre son parfum.13. Mon Bien-Aimé pour moi est un sujet de myrrhe posé toute la nuit dans le creux de mes seins.14. Mon amant est pour moi une grappe de cypre aux vignes de la source où boivent les chevreaux.Duo15. Te voici toute belle, ô toi, ma bien-aimée ! Tes yeux sont des colombes et tu n'es que beauté !16. Et toi, mon Bien-Aimé, tu es si merveilleux ! Ta beauté n'est que

charme et ton goût délicieux ! Notre lit, c'est un monde enchanté de verdure !17. Le poutres sont de cèdres aux toits de nos abris, Les cyprès s'y ajoutent en guise de lambris.

PROLOGUE

2. Ah ! qu'il me donne enfin des baisers de ses lèvres. Tes caresses ont un goût plus grisant que le vin,3. et sublime est l'odeur que forment tes parfums. Ton nom ruisselle au coeur comme une huile de paix. Les filles ont bien raison de t'aimer à jamais.4. Prends-moi dans ton sillage et nous allons courir. En son intimité, le roi m'a fait venir. Tu seras notre danse, en toi notre allégresse ! Louons mieux que le vin le goût de tes caresses ! Comme il est naturel d'être amoureux de toi !

Ce verset, qui introduit tout le Cantique des Cantiques, exprime le condensé de toute l'espérance chrétienne, et pré-chrétienne, dans sa dimension la plus intime : « Que Dieu se donne à moi concrètement, sans intermédiaire, comme un amoureux embrassant sa bien aimée ! ». Avant le Christ, le peuple élu aspire à l'arrivée du Messie, par lequel Dieu se donnera enfin, sans les intermédiaire de la Loi et des Prophètes. L'âme chrétienne et d'une certaine manière, toute âme droite, désire intensément être touchée par Dieu dans une véritable expérience mystique (mystique = contact expérimental avec le Mystère de Dieu). Le Dieu qu'elle attend est d'abord le Christ ressuscité. Puisqu'il s'est désigné lui-même comme l'Epoux (Mat 9, 15), il invite toute personne humaine à devenir spirituellement son épouse bien-aimée, au sein de l'Eglise (Personne collective de l'Epouse). Le lieu privilégié de ce « mariage » est la communion eucharistique : elle réalise le baiser du Christ pour l'âme qui l'adore. Par le Christ, c'est aussi la SainteTrinité qui s'engage dans cette union intime : le Père qui embrasse (qui donne), le Fils qui est la bouche (les lèvres), l'Esprit-Saint qui est le baiser du Père et du Fils (la grâce reçue au fond du coeur). Enfin le désir d'union mystique s'étend à tous les moments de la vie, aux Noces éternelles après la mort, à la venue glorieuse du Fils à la fin des temps. Seule la prière continuelle permet de comprendre et de vivre le langage de cet amour passionné pour le Seigneur.

Tes caresses ont un goût plus grisant que le vin,

L'union mystique est ici comparée à l'ivresse. Lorsque l'âme rencontre Dieu dans une infusion de l'Esprit-Saint, elle éprouve tôt ou tard une émotion intense. Elle goûte soudain comme le Seigneur est bon. La sagesse d'amour qu'elle reçoit lui donne une audace folle pour affronter l'existence ordinaire et les situations extraordinaires. Les caresses de Dieu sont les signes concrets de son amour pour nous. A nous de les rechercher dans notre vie, et d'en rendre grace. A la pentecôte, on a pu croire que les chrétiens remplis de l'Esprit-Saint étaient pleins de vin doux ! Aux noces de Cana, Jésus change six cents litres d'eau en excellent vin. A la Cène Il change le vin en son sang versé pour le salut du monde. En goûtant à cette ivresse spirituelle, l'homme purifie son goût pour ne plus chercher que le goût de Dieu en tout. Cette ivresse anti-drogue est la seule qui ne nous remplit pas de nous-mêmes, mais nous libère pour les autres et pour Dieu. Saint Paul recommande aux chrétiens de n pas se saouler (= se droguer) mais de s'enivrer de l'Esprit du Christ (Ep 5, 18) Dans ce domaine, il n'y a pas de risque d'overdose !

et sublime est l'odeur que forment tes parfums.

En termes symboliques, les odeurs signifient les vertus morales et spirituelles. Dans le langage courant, on dit bien que l'orgueilleux est « puant »! Tous les vices dégagent une espèce de puanteur. La bonne odeur du Christ, au contraire, est composée de ses multiples vertus, surtout son humilité, sa douceur, sa pureté, etc. Il s'en dégage une odeur unique, l'odeur de sainteté de l'Unique, reconnaissable entre toutes. L'âme amoureuse du Christ devient sensible à cette trace parfumée. Elle acquiert un odorat spirituel. (De même pour les quatre autres sens : purifiés par la foi, l'espérance et la charité, ils se mettent au service d'un « sixième sens », qui est celui de l'homme spirituel, et non plus psychique ; dans la tradition, ce sixième sens correspond au « discernement des esprits »).

Ton nom ruisselle au coeur comme une

huile de paix.

Le nom du Bien-Aimé est l'Amour. Saint Jean nous dit lui même que Dieu est Amour. Mais il le dit grace à la révélation de l'amour apportée par le Christ. Pour le chrétien, cet Amour prend donc le visage unique de Jésus. Le nom de Jésus occupe désormais la place du nom sacré et ineffable qui évoque Dieu de manière mystérieuse. Le nom de Jésus descend dans le coeur qui écoute sa parole et adhère à ses commandements. Peu à peu, à la mesure de l'amour qui répond au sien, Jésus pénètre spirituellement dans le fond de l'âme pour lui donner une force douce, paisible et joyeuse. Elle ne se lasse plus de redire ce Nom pour rejoindre sa présence secrète. Vin, parfum, huile : les trois images peuvent alors faire penser à l'ébauche d'un progrès. Au départ, l'ivresse de la première émotion ; ensuite, la persévérance dans les solides vertus, comme la persistance du parfum ; et finalement, l'accès à la profonde oraison contemplative, dans l'écoute et la répétition du Nom qui coule comme l'huile parfumée au plus profond du coeur.

Les filles ont bien raison de t'aimer à jamais.

Aucune jalousie dans l'amour de l'épouse ! Au contraire, elle s'ouvre généreusement aux autres. C'est que son Epoux est l'Universel en même temps que l'Unique. Elle ne peut pas l'aimer sans aussitôt désirer que tout le monde l'aime avec elle et comme elle. Elle n'est pas la préférée pour se faire valoir, mais pour entraîner toutes les nations, toutes les âmes derrière elle. En ce sens elle a une vocation sacerdotale et missionnaire. C'est spécialement la grâce de Marie : elle ne s'appartient pas, elle n'a rien pour elle seule, mais une surabondance à communiquer de la part de Dieu.

4. Prends-moi dans ton sillage et nous allons courir.

Suivre le Christ sur le chemin de la sainteté est une entreprise humainement impossible. Pourtant l'épouse-disciple est impatiente d'avancer, d'accélérer, de courir. Pour un peu, elle croirait que l'on peut arriver au but du jour au lendemain ! Elle sait qu'elle a besoin de l'entraîneur divin. Elle sait que, sans la grâce, elle n'est capable que de faire du sur place, ou de retourner en arrière. Il lui reste peut-être à découvrir combien cette attirance est douce, délicate, infiniment respectueuse de sa liberté, comme un parfum subtil. Avant de courir vraiment, ne serait-il pas plus réaliste de commencer par marcher à petits pas, puis de plus en plus vite ? N'est-ce pas cela l'entraînement progressif et pédagogique ? Mais le Bien-aimé se réjouit sans doute de ses ardents désirs. Dans le pluriel de « courons », il ne suffit pas de voir le duo Epoux-épouse. Il faut englober également « les filles », compagnes de l'épouse, comme on l'a dit au vers précédent. Dans la

communion des saints, toutes les âmes s'entraînent les unes les autres à suivre le Christ, « attirée par l'odeur des parfums » (selon l'expression fréquente des anciens commentaires). L'Eglise est celle qui suit le Christ, en disciple fidèle. La Vierge Marie est la seule à courir au rythme de Dieu sans aucune résistance.

En son intimité, le roi m'a fait venir.

Surprise ! Aussitôt dit, aussitôt fait ! On ne s'attendait pas à ce que le but soit atteint si vite. Mais est-il vraiment atteint ? L'intimité de Dieu n'est jamais entièrement partagée. Ses appartements, son cellier, sa cave de bons vins, sa chambre royale : toutes ces images sont présentes ici. Elles évoquent ce sanctuaire secret où l'âme est invitée à pénétrer par l'union mystique. En réalité, nous verrons que cette expérience évolue dans le temps. Avant la mort, elle n'est jamais achevée. On va d'intimité en intimité, de grâce en grâce, de gloire en gloire, vers un sommet d'union chaque fois plus haut et encore nouveau. C'est Dieu qui garde l'entière initiative de cette course ascensionnelle. Il est bien le Roi, au sens absolu, le Roi du pur Amour. Ce qui est certain, c'est qu'il veut exaucer, au-delà de tout espoir, les désirs fous de ceux qui l'aiment par dessus tout. Et il ne tarde pas à le faire comprendre, d'une manière ou d'une autre. L'Eglise est la communauté sainte où chacun peut avoir accès à l'intimité divine, s'il utilise les moyens qui sont à sa disposition (sacrement, prière, vie fraternelle, Parole de Dieu, etc.). La Vierge Marie, au coeur de l'Eglise, ne cesse d'habiter dans l'intimité divine la plus profonde.

Tu seras notre danse, en toi notre allégresse ! Louons mieux que le vin le goût de tes caresses !

Là encore, l'Epouse n'oublie pas de partager son enthousiasme avec tous les autres qui voudraient se joindre à elle. Sa contemplation

mystique prouve son authenticité dans cette ouverture constante sur l'humanité entière. Dans tout le Cantique, il en est ainsi : la plus grande intimité amoureuse n'est jamais exclusive ; au contraire, elle pousse irrésistiblement à la plus large invitation, ou, si l'on veut, à a plus large « évangélisation ». Ici, la fête devient célébration liturgique totale : corps et âmes sont emportés dans la même jubilation. Le culte divin n'est pas triste ! On y retrouve les deux nuances qui marquent le début du Magnificat : joie extériorisée (« tu seras notre danse », « mon âme exalte le Seigneur »), et joie plus intériorisée (« en toi notre allégresse », exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur »).

MAGNIFICAT

Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur !Il s'est penché sur son humble servante ; désormais, tous les âges me diront bienheureuse.

Le Puissant fit pour moi des merveilles ;Saint est son nom !

Son amour s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent.

Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.Il renverse les puissants de leur trônes, il élève les humbles.

Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides.

Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa race, à jamais.

Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit, pour les siècles des siècles.Amen.

Comme il est naturel d'être amoureux de toi !

Dans la traduction littérale classique (Bible de Jérusalem), on a l'impression que l'amour redevient brusquement « raisonnable » Il est

vrai que l'itinéraire spirituel ouvert par le Verbe incarné comporte une sage folie, une sobre ivresse, un enthousiasme maîtrisé. Mais, plus profondément, il s'agit d'une sorte de loi naturelle sur laquelle se greffe l'ordre de la grâce. Qu'est-ce à dire ? Tout simplement que l'univers entier est orienté, aimanté par l'Amour absolu. C'est donc dans la nature des choses que tout être, dans la droite ligne de son être, soit amoureux de Dieu par dessus tout. Même les lois abstraites sont soumises à cette attraction d'amour Cest pourquoi CHOURAQUI peut proposer cette traduction étrange : « Les rectitudes t'aiment ».

A la lumière de cet élan naturel de l'homme vers Dieu, on peut comprendre que l'Eglise vienne à la rencontre de tout être humain dans son désir le plus essentiel : elle se voit comme « sacrement universel du salut ». Et la Vierge Marie, figure idéale de l'Eglise, est donnée par Dieu comme la mère de la grâce pour tout homme (Reine de l'univers ; cf Psaume 86).

LE DESIR FEMININ – LE SACREMENT DU MARIAGE

Qu'est-ce, pour une fille, d'être en terminale A, de faire du tennis ou du pédalo, à ôté d'être aimée ? Qu'est-ce pour une femme, d'être boulangère ou ministre, conférencière ou caissière, ingénieur ou actrice, d'enseigner ou de faire la cuisine, à côté d'être aimée ? Toutes ces fonctions ou ces actions sont pour elle des vêtements, ou des compensations, et n'ont de prix réel que lorsque le désir profond est comblé : être aimée ! Or Dieu est Amour....Et le secret que Dieu réserve à toute femme, c'est que, en Marie, toute femme est pour Lui sa petite fille, sa mère et son épouse ! Le secret virginal du coeur de la femme -être aimée d'un amour total et définitif- est la correspondance créée, immédiate et mystique, du grand secret divin. Or, ce secret virginal, ce désir d'être aimé jusqu'au bout, est ce qu'il y a de plus précieux dans l'être féminin, et pour la femme, et pour l'homme. Parce que Dieu seul peut y répondre. En demandant Dieu à l'homme, consciemment ou inconsciemment, la femme aime l'homme jusqu'au bout, l'enveloppe, enfante en lui le Verbe. Qu'il soit son mari ou le prêtre.

L'Apocalypse s'achève ainsi :

L'Esprit et l'Epouse disent viens ! Que celui qui entend dise : viens !

Oh oui ! L'Esprit et l'Eglise-Epouse disent au Christ-Epoux : « Viens ! » Et dans le secret virginal et nuptial du coeur de la femme, l'Esprit

s'écrie vers le Christ-Epoux : « Viens ! » à travers le ministère d'amour de l'homme, sanctifié par le sacrement du mariage, « Viens ! » à travers le ministère d'amour du prêtre, qui a reçu le sacrement de l'Ordre pour donner à l'Epouse, de multiples façons, la présence sacramentelle de Jésus. La traduction littérale présente un ordre un peu différent :

PREMIER POEME

5. Je suis noire, mais belle.....comme les tentes de Qédar, comme les voiles de Salma

En fait, les tentes de Qédar sont des tentes de nomades, en poils de chèvres de couleur noire, salies encore par les intempéries ; les voiles de Salma sont sans doute les riches tentures, bien colorées, qui décorent l'intérieur du Temple ou du palais du roi Salomon. On peut donc facilement unir les deux images en parallèle : noire – tentes – beauté – voiles. La noirceur, ou le teint calciné de l'amante, peut avoir trois sens :1. Premier sens : le péché. L'épouse a été infidèle à l'amour de son Dieu. Israël na pas su garder le terrain de sa vigne (la Terre Promise accordée par Dieu après la délivrance d'Egypte et la traversée du désert). Tout être humain participe à ce drame par le péché originel et ses péchés personnels.2. Deuxième sens : les malheurs de l'exil. La conséquence du péché est l'éloignement de la demeure divine, l'esclavage dans la condition humiliante des vaincus (exil à Babylone).

3. Troisième sens : la souffrance pure, même sans péché. (On peut évoquer ici l'origine égyptienne de l'épouse de Salomon, dont le teint était naturellement basané). En ce sens la Vierge Marie est par excellence la Vierge noire, car sa beauté miraculeuse doit traverser l'horreur du péché, en communiant aux douleurs de la Passion pour le salut de tous les pécheurs. A travers les trois sens, il est possible de retrouver le mystère d l'Eglise, composée de pécheurs (1 et 2), mais sainte et souffrante (3). Cette Eglise marche dans l'obscurité de la foi, mais aussi dans la clarté de son infinie certitude.

La beauté de l'Epouse est plus radicale que sa noirceur. C'est sa beauté naturelle d'être créé par Dieu. Puisque Dieu n'a créé qu'un univers de bonté et de beauté, il contemple toutes ses créatures dans la lumière de cette splendeur initiale. Une autre beauté vient s'y ajouter: celle de la grâce du salut donnée par le Christ au prix de sa Croix. Jésus se présente ainsi son Eglise comme

une Epouse resplendissante, sans tache ni ride Eph 5, 27

à l'image de Marie. Dans tout le Cantique, d'ailleurs, on ne trouve pas un seul reproche de l'Epoux àl'égard de son Epouse. L'Eglise du Christ est la communauté des convertis, ceux qui ont lavé leur robe dans le sang de l'Agneau. Ceux qui ont fait l'expérience de la miséricorde du Seigneur évoquée dans le

Psaume 50 :Purifie-moi avec l'hysope, et je serai pur ;Lave-moi et je serai blanc, plus que la neige (v. 9)

Les autres partenaires : les filles de Jérusalem représentent les nations en tant qu'elles se tournent vers la Révélation avec sympathie, selon a conscience droite qui habite le coeur humain. Elles sont invitées à ne pas s'attarder aux péchés de l'Eglise mais à regarder sa beauté (regard de foi).

Quant aux «enfants de ma mère» ce sont les mêmes nations en tant qu'elles s'opposent, malgré leur commune origine, au peuple choisi par Dieu. On peut dire aussi que les filles de Jérusalem sont les membres du peuple de Dieu, invités à prendre conscience de leur unité et de leur dignité mystérieuses symbolisées par l'Epouse.Le soleil et la vigne : deux images reliées entre elles, et représentant un double sens, positif et négatif. Sous le soleil de Satan les hommes sont noircis par le péché, sous le soleil de Dieu ils offrent leur souffrance et leur vie. La vigne de Satan est la prison d'esclavage, celle de Dieu est le paradis de liberté. Le péché originel (solidarité dans le mal) est l'envers de la communion des saint (solidarité dans le

bien). Tout ce passage nous invite à nous connaître nous-mêmes dans la lumière de la double Révélation (beauté-péché), à nous accepter sans complexe sous le regard de Dieu et des autres, amis ou ennemis. Il nous met dans l'attitude fondamentale de confession.

7. Dis-moi donc, mon Amour, mon pasteur adoré, Quel est ce pâturage où trottent tes brebis ? Où leur donneras-tu le repos de midi ? Car je n'ai plus envie d'aller vagabonder près des troupeaux voisins, avec tes faux amis.

Maintenant que l'Epouse a confessé sa faute et l'amour de son Dieu, elle a l'audace d'interpeller directement son Bien-Aimé. Elle l'appelle «mon Amour», littéralement «Celui que mon coeur aime». Comme le demande le premier commandement, elle aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit, donc de tout son être. Elle est décidée à suivre le chemin du Bon Pasteur, comme une brebis fidèle. Par l'unique question qu'elle lui pose dans tout le Cantique, elle lui demande de la guider. Elle ne veut pas retourner en arrière et vagabonder à l'aveuglette au gré de ses caprices (vagabonder est aussi traduit par «marcher voilée » : le résultat est le même il s'agit d'avancer sur une voie qui ne mène nulle part). Elle cherche vraiment des points de repère pour avancer sans se tromper. Les faux amis sont «les compagnons» au sens littéral. Le contexte permet d'y voir plutôt des rivaux, des concurrents du Christ, qui se prétendent les guides de l'humanité. En réalité, ils ne sont que des pseudo-Christs. Les vrais guides sont dans l'Eglise : les prêtres consacrés et envoyés par le Christ-Berger pour manifester au grand jour sa charité pastorale. Ils conduisent les brebis sur le juste chemin de l'initiation sacramentelle (voir le Psaume 22 : «Le Seigneur est mon berger .....»). Le pâturage évoque le royaume de Dieu. Le repos de midi symbolise la communion intime et définitive avec le Seigneur. Il peut prendre des formes variées : avec le Christ qui appelle (les disciples lui demandent : « Où demeures-tu ?» Jean 1, 38) ; avec le Christ mort sur la Croix à l'heure de midi ; avec le Christ ressuscité. Cette union commence dans le repos contemplatif, pendant la vie terrestre, et se réalise en plénitude dans le repos éternel de la vision béatifique.

Le choeur

8. Si tu l'ignores, ô toi la plus belle des femmes, tu n'as qu'à suivre à vue les traces du troupeau, tout en menant pour toi pâturer les chevreaux ; alors tu rejoindras le gîte des bergers.

Il semble que ce soient encore les filles de Jérusalem qui parlent ici, en choeur. Leur regard est positif puisqu'elles voient dans l'Epouse « la lus belle des femmes » De même l'Eglise peut être vue de l'extérieur avec ce regard d'admiration : «Vous avez de la chance d'avoir la foi ; l'Eglise a du courage, elle montre la voie, etc.» Parfois, ce sont des non-chrétiens qui, par leur recherche passionnée au seuil du mystère, poussent des chrétiens à retrouver la ferveur première et à se risquer vraiment pour la foi. L'âme, épouse du Christ, doit sortir d'elle-même pour se réaliser complètement. Ce qui implique une double démarche : suivre la voie commun («les traces du troupeau»), et pourtant ne rien perdre de sa personnalité («pour toi pâturer tes chevreaux») ; passer de « gardienne de vigne soumise au patron » à « bergère responsable d'un troupeau ». En termes bibliques, ce passage peut signifier le retour d'exil sur la terre de Palestine, Jérusalem. En termes chrétiens il faudrait plutôt dire, de manière symbolique, « tous les chemins mènent à Rome ! » Combien de baptisés, combien d'âmes droites extérieures à l'Eglise, ont reconnu un jour que là était leur demeure, le « gîte des bergers » (évêques, pape, successeurs des apôtres, bergers de l'Eglise) ? Après tant et tant de vagabondage sur des chemins sans issue, il fait bon pour l'enfant prodigue retrouver, dans l'audace e l'humilité de la foi, la maison de son enfance, l'Eglise catholique !

Lui

9. Ma bien-aimée, je la compare à ma cavale en exil, attelée aux chars de Pharaon !

10. Tes joues sont toujours plus belles entre tes pendentifs, comme est noble ton cou encerclé de chaînons,

11. Mais nous ferons pour toi des boucles en or massif avec pointes d'argent incrustées tout au fond !

Curieuse cette première prise de parole du Bien-Aimé ! Ne pourrait-il pas trouver une image plus adaptée que celle de la cavale ? En réalité, c'est encore un langage codé, dans le contexte de l'histoire biblique L'Epoux regarde son épouse en cette étape initiale de l'amour où elle doit passer de l'esclavage à la liberté. La loi de l'amour est toujours le mystère pascal. Souvenons-nous aussi que Salomon a commencé sa vie conjugale avec une épouse égyptienne ; et que Moïse lui-même a reçu une éducation égyptienne ! Une première interprétation pourrait souligner la force triomphante de l'image : dire « ma cavale » n'est-ce pas suggérer qu'elle appartient à l'armée des vainqueurs, celle qui a renversé Pharaon et toute sa cavalerie ? La plus belle de toutes les

femmes est bien celle qui gagne le combat contre Satan. Un deuxième sens paraît plus évident : l'Epouse est toujours captive en Egypte. Elle est condamnée à tirer les chars de l'ennemi, comme elle l'était à garder ses vignes. Des anneaux, des colliers des bracelets de fer la retiennent prisonnière. Son Epoux lui promet alors la délivrance tout en voyant déjà sa beauté tragique au milieu de l'épreuve. D'où l'annonce très subtile de sa libération : ses chaînes elles-mêmes deviendront les ornements de sa beauté future ! Dans la joie ou dans le malheur, l'or n'est-il pas l'amour de charité, et l'argent la simplicité, l'humilité, l'esprit d'enfance ? L'Eglise en pélerinage sur terre est bien cette Epouse captive, en exil, dans un monde opressant. La Vierge Marie surtout, dans la dernière partie de sa vie, entre l'Ascension et l'Assomption, a pu vivre aussi, à sa manière, cette situation d'exil en attente du ciel.

Elle

12. Dans l'enclos familier où le Roi se repose, mon nard, embaumant tout, délivre son parfum.

13. Mon Bien-Aimé pour moi est un sujet de myrrhe posé toute la nuit dans le creux de mes seins.

14. Mon amant est pour moi une grappe de cypre aux vignes de la source où boivent les chevreaux.

L'enclos familier du Roi divin est d'abord l'enceinte du Temple. Par extension, tout endroit où e Christ, Temple vivant, peut se mettre à table avec le petit cercle de ses intimes : comme à Béthanie le jour où Marie (Madeleine ?) verse le parfum précieux sur ses pieds (Jean 12, 3 et Mat 26, 13) ; comme au centre de l'âme lorsqu'elle entre dans un grand recueillement. La Bien-Aimée, malgré son exil, se tient en communion profonde avec son Bien-Aimé. En donnant son parfum, elle donne surtout l'humilité de son coeur, puisée dans celle du Coeur du Christ. Puisqu'elle l'aime, Il vient en elle, Il habites son propre coeur. «Entre ses seins», Il est là comme «un sachet de myrrhe», c'est à dire comme un sachet de souffrance (la myrrhe de la croix et de l'ensevelissement).

L'amante ne cherche pas le plaisir égoïste. Elle épouse les souffrances de son Epoux bien-aimé, elle participe à sa nuit dans la mesure où elle médite sans cesse le mystère de la . Passion. C'est la seul voie pour

parvenir un jour au «Repos de Midi» dans la joie de la Résurection.La dernière image combine la vigne et le troupeau. La source d'En-Gaddi (traduction littérale) est un lieu escarpé au bord de la Mer Morte, sur la côte ouest. Son nom signifie exactement «la source des chevreaux», d'où la traduction en clair ci-dessus. Le sens des deux dernier vers est le suivant : l'odeur très forte de son époux (des grappes de cypre) envahit l'être intérieur de l'épouse . Ce n'est plus elle qui donne son parfum mais Lui. En réalité, elle découvre qu'elle ne tient son parfum que du sien ! Au fond d'elle-même, elle est aussi bien vigne et source grâce à

L'amour de Dieu répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom 5, 5)

Duo :

15. Te voici toute belle, ô toi, ma bien-aimée ! Tes yeux sont des colombes et tu n'es que beauté !

16. Et toi, mon Bien-Aimé, tu es si merveilleux ! Ta beauté n'est que charme et ton goût délicieux ! Notre lit, c'est un monde enchanté de verdure !

On entre maintenant dans un duo d'amour, un beau concerto à deux voix entre Lui et Elle. Ils sont fascinés mutuellement par leur beauté. Le dialogue d'amour entre Dieu et l'âme suppose cette « philocalie », comme disent les orientaux, c'est-à-dire cet «amour de la beauté». La beauté de la petite créature dépend entièrement de celle de son créateur : elle la reçoit de Lui par création de son être, et aussi par renouvellement de la grâce rédemptrice en Jésus son Sauveur.Les «yeux colombes» disent la beauté spirituelle du regard. Ayant accueilli l'Esprit-Saint dans la foi, la bien-aimée est illuminée de l'intérieur, dans son intelligence, dans son coeur. Elle devient capable de discerner la beauté du Christ. Ses yeux voient spirituellement les réalités spirituelles. L'admiration de l'épouse pour son Bien-Aimé est sans borne. Beauté supérieure (Psaume 44, 3) et bonté savoureuse (Psaume 33, 9) se conjuguent dans la sagesse d'amour. La création toute entière participe à la célébration de cet amour. Rien de renfermé, tout s'épanouit au grand air dans la Palestine retrouvée après le retour

d'exil ! Les matériaux du Temple (cèdres et cyprès) font de la nature le Temple universel. Mais un autre temple se profile à l'horizon : celui de l'Eglise, fait de pierres vivantes, d'institutions humaines, de moyens divins. Le lit de l'alliance nuptiale semble être d'abord la fine pointe de l'âme, le fond de sa conscience où se reflète la lumière éternelle. La verdure n'est rien d'autre que l'épanouissement des dons et des fruits spirituels sous l'influence de la grâce. Et le sein de Marie est le lit dans lequel la nature humain a été unie pour toujours à la nature divine !

17. Le poutres sont de cèdres aux toits de nos abris, Les cyprès s'y ajoutent en guise de lambris.

Maintenant, c'est le Bien-Aimé qui parle. En précisant que «notre maison» (traduction littérale rendue par « nos abris ») est composée de bois odoriférants et imputrescibles (cèdre). Il semble évoquer le Temple, la Maison du Père. Alors que la Bien-aimée offre sa demeure terrestre, il offre, Lui, à celle qu'il aime, sa maison d'éternité. La grotte, dans les environs de Bethléem, est bien le lieu de rencontre du ciel et de la terre. Elle ouvre l'espace sacré du rendez-vous pour tous les amoureux de Dieu. Dans l'âme accueillante à l'amour, comme dans le coeur et le corps de la Vierge Marie, Dieu construit secrètement une résidence pour des noces éternelles.

DEUXIEME POEME

1. Et moi, lys de Sharon qui pousse dans les prés, anémone ou narcisse, ou rose des vallées ! 2. Comme un lys de la plaine au milieu des épines, telle est bien mon

amie au royaume des filles !3. Comme un pommier en fleurs dans une forêt sombre, Tel est mon Bien-Aimé parmi les autres hommes. Mon désir est comblé de m'asseoir à son ombre : Tout mon palais ressent la douceur de ses pommes.4. Il m'a fait parvenir à la maison du vin. Il a dressé sur moi l'étendard de l'amour.5. Venez m'alimenter en gâteaux de raisin ! Vite ! Ranimez-moi en me donnant des pommes Car je tombe et défaille en maladie d'amour !6. Sous ma tête à présent, son bras gauche me tient, tandis que son bras droit toute entière m'étreint !

Lui :

7. Ô je vous en supplie, filles de Jérusalem : par le Dieu des gazelles et des biches fringantes, Surtout n'éveillez pas la compagne que j'aime ! Ne la réveillez pas avant qu'elle y consente !

Elle :

8. J'entends mon bien aimé ! Le voilà, il revient ! Bondissant sur les monts, dansant sur les collines,9. Ainsi que la gazelle ou la biche enfantine.Derrière notre mur il s'arrête et se tient. Il guette à la fenêtre, il épie au treillage !10. Mon Bien-Aimé me parle, et m'envoie ce message «Lève-toi, mon amie, pour venir au grand air,11. Car l'hiver déjà loin, a fini ses adieux. Les pluies ont disparu, laissant le ciel radieux.Elle12. On voit partout des fleurs qui s'ouvrent sur la terre. C'est le printemps des chansons, le printemps de la vie. La tourterelle en voix ravit notre pays.13. Le figuier bourgeonnant forme ses premiers fruits, et les vigne en fleur diffusent leur parfum. Lève-toi, mon amour, ma toute belle, et viens !14. «Ma colombe, blottie dans le creux des rochers, dans le profond secret des grottes escarpées, découvre-moi ta face, et aussi ton langage, car si douce est ta voix, et si beau ton visage !» 15. Prenez-nous ces renards qui ravagent les vignes, chassez les renardeaux de nos vignes en fleurs !

1. Et moi, lys de Sharon qui pousse dans les prés, anémone ou narcisse, ou rose des vallées !

2. Comme un lys de la plaine au milieu des épines, telle est bien mon amie au royaume des filles !

La femme, modestement, se compare à des fleurs au sein de la belle nature. Mais elle apparaît environnée d'épines, sous le regard de son Bien-Aimé ! Elle est dans le monde sans être du monde (comme son Epoux au verset 3). L'Eglise se retrouve dans cette tension perpétuelle, même à l'intérieur d'elle-même, entre le meilleur et le pire. La Vierge Marie est par excellence, la fine fleur de Dieu au milieu d'une multitude d'épines. Le narcisse forme un immense tapis doré qui couvre, depuis l'hiver jusqu'au mois de mars, toute la plaine de Sharon (littoral de Palestine entre Jaffa et Césarée). Le lys(traduction reprise des Septante) est probablement une anémone rouge qui couvre la campagne et le creux des vallées de Palestine de février à avril. Jésus n'a-t-il pas dit que

Salomon, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu aussi magnifiquement que cette fleur ? (Mat 6, 28)

Autre fleur possible : le lotus. Il n'est pas toujours facile d'identifier clairement de quelle fleur parle le Cantique ; d'où les variantes dans les traductions.

3. Comme un pommier en fleurs dans une forêt sombre, Tel est mon Bien-Aimé parmi les autres hommes. Mon désir est

comblé de m'asseoir à son ombre : Tout mon palais ressent la douceur de ses pommes.

En Palestine, le pommier a dû être abondant à l'époque biblique. Il est devenu plus rare. Ses qualités sont multiples :bonne odeur de ses fruits très parfumés (en hébreu, son nom est dérivé d'un verbe qui signifie respire souffler, exhaler) : splendeur de ses fleurs de satin rose ; goût de ses pommes, qui sont considérées comme le fruit de l'amour. Chaque fois, le Cantique en parle en relation avec l'amour (2, 5 ; 7, 9). Le pommier est l'arbre du printemps ; il symbolise indirectement l'arbre de vie du paradis.

En effet, la tradition populaire, assez récente, identifie l'arbre du paradis, en Gen 3, 3 avec un pommier (le texte ne précise rien). Il semble que cette tradition vienne du mythe grec des Hespérides : les trois Nymphes du couchant, qui gardaient, avec l'aide d'un dragon, le jardin des dieux, aux limites occidentales de la terre, où poussaient les arbres donnant les célèbres pommes d'or. A joué également le sens restreint de pomum (traduction latine de saint Jerôme dans la Vulgate) : de « fruit à pépins » en latin en latin, il est devenu « pomme » dans ses dérivés romans. Mais finalement c'est le verset 5 du chapitre 8 du Cantique qui joue le plus en faveur de cette fusion entre le pommier et l'arbre du paradis (voir commentaire de ce verset).

A l'ombre de cet arbre béni, appréciable en plein soleil, il fait bon se reposer. Il fait bon recevoir la grâce de Dieu adoucie, proportionnée à la faiblesse humaine. L'ombre de l'Esprit évoque la venue de Dieu parmi les hommes, surtout celle de l'Annonciation (Luc 1, 35), dans la même ligne que la Nuée qui enveloppait la Tente de l'Alliance au désert. La communion d'amour s'exprime tout naturellement aussi dans l'image du goût alimentaire : autre manière de parler de la prière contemplative. Le don de sagesse est précisément l'éveil à la saveur spirituelle contenue en toutes choses. Nous retrouvons ici le mystère eucharistique.

4. Il m'a fait parvenir à la maison du vin. Il a dressé sur moi l'étendard de l'amour.5. Venez m'alimenter en gâteaux de raisin ! Vite !

Ranimez-moi en me donnant des pommes Car je tombe et défaille en maladie d'amour !6. Sous ma tête à présent, son bras gauche me tient, tandis que son bras droit toute entière m'étreint

La communion nuptiale devient plus nettement eucharistique. La «maison du vin» complète bien le symbolisme commencé plus haut. Il s'agit pour l'Epouse de «consommer» la chair du Bien-Aimé (le fruit) et son sang (le vin). Elle est menée vers l'ivresse spirituelle.

Que veut dire l'étendard de l'amour dressé sur elle ? Il semble que ce soit une image militaire. Dieu affronte l'âme dans un combat très profond : l'Amour absolu contre le manque d'amour, ou simplement l'amour humain très limité Arrivé à ce stade, il livre un assaut décisif qui vent à bout du coeur humain par un excès d'amour. L'arme qu'il utilise n'est rien d'autre que l'amour désarmé et désarmant! Pensons au combat de Jacob (Gen 32, 25-32) L'épouse n'est donc pas seulement renversée par l'ivresse. Elle est blessée à mort par la qualité inouïe de l'amour divin.

La sainte Eglise se dit blessée par la charité, comme percée de traits sous la violence de l'amour. Comment guérir de cette blessure ? En allant encore plus loin dans la plaie causée par l'amour. En hébreu, les gâteaux de raisin on un nom qui évoque l'idée de feu. Ils ont le sens d'une nourriture sacrée. La blessure d'amour est un thème universel. Les amoureux la dessinent comme un coeur percé d'une flèche. Les mystiques connaissent l'expérience bouleversante de la transverbération : une flèche de feu qui pénètre au centre de l'âme et l'arrache à elle-même pour son Seigneur Bien-Aimé. Finalement s'accomplit l'étreinte nuptiale, l'union totale entre l'âme et Dieu. Le double geste du Dieu amoureux, enlaçant complètement son épouse, peut aussi évoquer celui d'une mère tenant son petit dans ses bras. On peut y voir la main gauche de son humanité déifiée, et la droite de sa divinité incarnée.

Lui :7. Ô je vous en supplie, filles de Jérusalem : par le Dieu des gazelles et des biches fringantes, Surtout n'éveillez pas la compagne que j'aime ! Ne la réveillez pas avant qu'elle y consente !

Le Bien-Aimé s'engage maintenant au grand jour devant les filles de Jérusalem (les nations pour les uns, les membres du peuple saint pour d'autres...), et demande le respect absolu pour sa bien aimée, au nom de sa liberté souveraine.Les «gazelles et les biches des champs» sont un symbole de liberté. En hébreu, l'expression forme un jeu de mot avec le «Dieu des armées», d'où la traduction choisie, qui explicite cette allusion «par le Dieu des gazelles et des biches fringantes».

Dans le contexte historique, le Cantique vise surtout ici le peuple juif revenu d'exil. Son état de torpeur spirituelle appelle un véritable réveil, comme les prophètes ne cessent de le crier sur tous les tons

(Is 51, 17 et 52, 1). Mais cet éveil ne peut se faire que par une démarche de repentir totalement libre. L'insistance est donc mise d'abord sur le respect de cette liberté. On ne tire pas sur les plantes pour qu'elles poussent plus vit ! La tendresse de Dieu respecte infiniment le rythme de son peuple et celui de chaque personne. Les assauts de son amour s'arrêtent toujours au seuil de notre précieuse liberté, sans jamais la presser de manière irrésistible.

Au terme du premier poème se révèlent donc la merveilleuse délicatesses et l'inlassable patience de Dieu. L'amour qu'il a éveillé dans son épouse n'est pas encore mur. Il reste à l'état d'enfance. Sa constance n'est pas aussi développée que sa ferveur. Certes, Dieu n'hésite pas à combler de grâces exceptionnelles même les débutants, les novices de la vie spirituelle. Mais ensuite, il ouvre un chemin de perfection très exigeant. Il attend et il demande toujours d'avantage dans le renoncement et le don de soi. Même pour ceux qui sont avancés dans la vie mystique, les grâces sensibles (ivresse, extases, évanouissements, etc..) sont le signe que l'union n'est pas encore parfaite.

Au sens purement spirituel, les «gazelles et les biches des champs» peuvent alors représenter les saints et les anges évoluant dans la liberté totale des enfants de Dieu : l'horizon de sainteté vers lequel nous marchons, de réveil en réveil, jusqu'à notre arrivée dans la gloire éternelle.

Elle :8. J'entends mon bien aimé ! Le voilà, il revient ! Bondissant sur les monts, dansant sur les collines,9. Ainsi que la gazelle ou la biche enfantine

La Bien-aimée est de nouveau seule, en attente. Elle identifie son amant à sa voix. Dans le fond de l'âme, la parole de Dieu se fait

entendre de manière mystérieuse. Consolation et désolation alternent : sentiment de présence et sentiment d'absence par rapport à l'amour de Dieu. Toute la vie spirituelle se déroule comme un progrès en spirale, où les mêmes figures sont reprises inlassablement, mais chaque étape fait accéder à un niveau supérieur. Le Bien-Aimé vient d'en haut, du ciel. Sa souveraine liberté lui donne une allure de virtuose. Il se hâte vers celle qu'il aime, en passant par des chemins inattendus et inaccessibles, «comme un jeune époux sortant de la

chambre nuptiale....», celui que décrit le Psaume 18 (v 6-7).On peut y voir aussi le Saint-Esprit, dans sa mysèrieuse mobilité. A chaque rencontre, le même Dieu se présente comme éternellement varié et nouveau à jamais. La liturgie catholique n'hésite pas à interpréter ce passage dans le contexte de la Visitation de Marie à sa couine Elisabeth (office des lectures de la fête) : partie en hâte vers le haut pays, Marie porte en elle le Sauveur qui «bondit sur les monts et danse sur les collines» avant de pouvoir marcher ! Toute venue du Dieu incarné parmi les hommes comporte cette course vive et légère du messager de la Bonne Nouvelle (Is 52, 7), Jeunesse éternelle du Fils de Dieu !

Derrière notre mur il s'arrête et se tient. Il guette à la fenêtre, il épie au treillage!

Soudain l'élan est stoppé ! Après l'audace et la puissance, la discrétion et la réserve. On retrouve la même délicatesse divine que devant la belle endormie, à ne réveiller sous aucun prétexte ! Le Fils de Dieu doit respecter la lenteur des hommes. Il guette leur réponse en ménageant les délais nécessaires pour apprivoiser leur capricieuse liberté. Dieu a mis des siècles à préparer un peuple, en le séparant des autres par le mur de la loi.Le Verbe de Dieu a vécu trente ans la vie cachée de Nazareth avant de partir à la rencontre des foules, sur les routes de la gloire. Pour chaque âme, les travaux d'approche recommencent, avec un tact infini. Ici-bas, il y aura toujours les fenêtres des cinq sens, le treillis du monde sensible, entre l'âme et son Dieu. Le langage du corps est un intermédiaire inévitable, et en même temps un obstacle à la communion totale qui ne sera possible qu'au ciel. Le message du Verbe est filtré à travers les symboles du monde physique dans lequel nous vivons. Dans l'approche de l'Ecriture Sainte, ancienne et nouvelle, il en est de même : la lettre est comme un mur, ou un treillis, derrière lequel Dieu nous guette. A nous d'entendre la voix de l'Esprit à travers l'épaisseur du texte imprimé. Demandons souvent à l'Esprit-Saint sa lumière pour ouvrir notre esprit à l'intelligence des Ecritures.

10. Mon Bien-Aimé me parle, et m'envoie ce message «Lève-

toi, mon amie, pour venir au grand air,11. Car l'hiver déjà loin, a fini ses adieux. Les pluies ont disparu, laissant le ciel radieux.

Elle12. On voit partout des fleurs qui s'ouvrent sur la terre. C'est le printemps des chansons, le printemps de la vie. La tourterelle en voix ravit notre pays.13. Le figuier bourgeonnant forme ses premiers fruits, et les vigne en fleur diffusent leur parfum. Lève-toi, mon amour, ma toute belle, et viens !Le message du Christ est celui de la Résurrection :

Lève-toi, ô toi qui dors, relève-toi d'entre les morts (Ep 5, 14)

L'original hébreu suppose une grande richesse de sens: « Lève-toi et va vers toi-même, par toi-même !» Dans le rayonnement du Bien-Aimé, le Christ ressuscité, l'âme humaine reçoit la force de mettre en oeuvre sa totale liberté. Elle est rendue à elle-même. La peur de vivre s'envole, pour laisser place à l'audace de risquer sa vie par amour. L'invitation du sauveur est d'aller jusqu'au bout du soi-même, de se parfaire sur le chemin d'éternité. Puisque l'homme est créé l'image et à la ressemblance de Dieu, il doit librement aller de l'image première à la ressemblance finale en parcourant l'espace intérieur qui le sépare de lui-même, de Dieu, des autres et du cosmos tout entier. C'est l'aventure vertigineuse de la divinisation par grâce. Elle ne peut se vivre sans notre entière collaboration. L'Esprit se joint à notre esprit, il ne le remplace jamais. Les images du printemps évoquent la Résurrection spirituelle. Après l'hiver des préparations et des combats, vient l'éclosion des vertus solides. La venue du Christ, après les pluies prophétiques de l'Ancienne Alliance, offre aux hommes tous les moyens de la conversion et du renouveau.

Les fleurs sont les vertus chrétiennes.

Le chant de la tourterelle est la voix de la Sagesse d'amour au milieu des hommes.

Les figues fraîches sont les fruits de l'esprit (Ga 5, 22).

Le parfum des vignes est la bonne odeur du Christ doux et humble de coeur.

L'expression «notre pays» (traduction littérale : «sur notre terre») montre que la nature entière est réconciliée avec l'homme dans la joie de la Résurrection (voir Rom 8, 22). Ambiance toute franciscaine L'Eglise du Christ avance à travers l'hiver des épreuves, de printemps spirituel en printemps spirituel, vers l'éternel été du ciel. Et « dans l'âme unie à Dieu , c'est toujours le printemps », disait le saint curé d'Ars.

LA LITURGIE DES HEURES applique ce passage à la Vierge Marie, pour la fête de l'Assomption :

«Lève-toi, ma bien-aimée ! Le Christ près de Lui te prépare une place, ô Marie. Plein d'amour il s'approche et t'appelle. L'hiver est passé, les fleurs ont apparu, voici le grand soleil de l'été sans déclin. L'heure est venue pour toi de passer de ce monde au Père. Dans ta petitesse tu trouves grâce devant lui. Lèves-toi ma bien-aimée, lève-toi ma préférée, viens !» LA LITURGIE DES HEURES Vol. 3)

14. «Ma colombe, blottie dans le creux des rochers, dans le profond secret des grottes escarpées, découvre-moi ta face, et aussi ton langage, car si douce est ta voix, et si beau ton visage !»

Le Bien-Aimé ne cesse de voir son Epouse comme sa chérie, sa belle, sa colombe.Ce dernier titre, qui évoque l'Esprit-Saint, peut aussi évoquer la faiblesse de la «colombe naïve et sans cervelle» à laquelle le prophète Osée compare Israël, à cause de ses trahisons (Os 7, 11).

Ici, le Christ appelle l'âme craintive à sortir de sa retraite. Comme une colombe peureuse, elle reste enfermée sur elle-même, ans un refuge égoïste. Il lui demande de se découvrir, et de se donner à lui sans réserve, dans une communication directe de la vue et de la parole.

Mais une autre image vient se greffer sur ce sens littéral : l'âme fidèle doit quitter sa grotte personnelle pour se réfugier dans une autre grotte : celle qui est creusée dans les plaies du Christ. Les plaies de ses main, de ses pieds, et surtout de son coeur, deviennent comme de profondes cavernes où l'âme spirituelle aime se réfugier dans un élan d'amour qui répond à la soif infinie du Crucifié. Ainsi, l'abîme du refuge égoïste reflète un autre abîme où l'on doit désormais se réfugier : celui du plus grand amour, le Christ livré pour le salut du monde.

«Dans le rocher inébranlable de ta paternelle protection, cache-moi Dans la caverne de ton coeur si bienveillant, enfouis-moi, loin de tout ce qui n'est pas toi, ô le plus cher de tous les êtres chers» (SAINTE GERTRUDE - Exercices)

Si l'on cherche comment ces paroles peuvent convenir à la Vierge Marie, on verra dans le creux du rocher le refuge de l'humilité, de la pénitence, de l'attente. Marie ne sort de sa réserve que lorsque l'appel de Dieu le lui demande. Elle est bien loin de se mettre en avant. C'est Dieu lui-même qui veut l'élever, par grâce, au sommet de tout l'univers.

15. Prenez-nous ces renards qui ravagent les vignes, chassez les renardeaux de nos vignes en fleurs !

Elle (ou Lui ?) voit les dangers qui rôdent autour de leur union, comme des renardeaux au milieu des vignes. Quels sont ces dangers ? Dans l'histoire d'Israël il s'agit des peuples voisins qui ont profité de l'absence de l'exil pour venir piller le pays. Par analogie, ce sont toutes les pensées et les tentations qui agitent l'âme pour la détourner de l'union à Dieu. Enfin ce sont les démons eux-mêmes, jaloux de la paix de l'âme, acharnés à la faire tomber de nouveau et à l'attirer loin de son Dieu. Au début, ils sont «petits», dans la mesure où ils n'ont pas encore réussi dans leurs tentatives. Ils ne sont pas forts, si l'âme les combat avec fermeté. Mais ils risquent de grandir si on les laisse faire sans réagir. Dans l'Eglise, les renards sont les imposteurs qui s'activent à détruire dans l'ombre la communion fraternelle, l'obéissance à l'autorité apostolique, la confiance en la Tradition et en l'Ecriture. la vie contemplative, etc..

Saint Paul, saint Pierre, saint Jean.....nous préviennent, dans leurs épîtres, que de faux apôtres, prophètes, docteurs surgiront de l'intérieur des communautés chrétiennes pour égarer les croyants sur de fausses pistes. Il s'agit donc d'un combat permanent pour défendre l'Eglise, non pas en s'attaquant directement aux personnes, mais en exerçant une influence contraire qui finit par les convertir et par démasquer leur imposture.

16. Mon Amant est à moi, et moi je suis à lui. Il conduit son troupeau brouter parmi les lys.

Le moment de l'union finit par se produire. L'âme a donc répondu au Christ en se donnant à Lui. Elle goûte le repos de cette réciprocité d'amour. Le Bon Pasteur est en elle comme dans un bon pâturage, au coeur de la Palestine en fleur retrouvée après l'exil. Dans la prière contemplative, c'est la grâce de l'abandon paisible,confiant, sur le Coeur du Christ qui s'est donné le premier, comme :

le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. Il les connaît et elles le connaissent (Jean 15, 4 ; et aussi 6, 56 ; 17, 23)

Il est significatif que le moment de la plus grande union-consécration soit aussi celui de la participation à la grâce du Bon Pasteur : en nous laissant conduire par lui, nous devenons comme lui ; chaque brebis fidèle devient, à sa manière, pasteur pour les autres. Ceux qui ont reçu la charge pastorale (prêtres et évêques) sont plus spécialement invités à recevoir, dans la contemplation, la charité pastorale du Christ.

17. Avant que vienne se gonfler le vent du jour, et que les ombres du matin fuient à leur tour, Reviens, ô mon Amour, sois à la ressemblance du jeune cerf campé sur les monts de l'Alliance !

Le moment d'union intime a été bref ! L'époux est déjà parti sans qu'on ait eu le temps de s'en apercevoir....L'âme se trouve dans la nuit et elle n'a plus qu'un désir : que son Bien-Aimé revienne le plus vite possible avant la fin de la nuit. Nous allons retrouver ensuite ce thème de la nuit. Ce qui est clair, c'est que la liberté divine reste totale. Impossible de mettre la main sur elle, de maîtriser l'union du côté de la psychologie humaine. Dieu se donne en plein et en creux, en

présence et en absence. Les allées et venues imprévisibles du Bien-Aimé sont indispensables pour dilater l'âme, peu à peu, aux dimensions de l'Amour éternel. Cette âme devient alors un cri vers le Dieu vivant. Jour et nuit, elle se tourne vers un seul sommet : les monts du Partage ou de l'Alliance, là où son Bien-Aimé la convoque pour le sacrifice suprême (le mont du Golgotha, après les différents sommets de l'Ancienne Alliance). Dans la mission collective de l'Eglise, on peut dire que l'Esprit et l'Epouse crient sans cesse

«Viens, Seigneur ! (Ap 22, 17)

.... Sans savoir à quelle date le Seigneur reviendra, nous attendons avec amour son dernier Avènement, nous voulons même en hâter l'échéance par notre sanctification (2 P 11, 13)

TROISIEME POEME

1. Dans la longueur des nuits, sur mon lit, j'ai cherché mon cher Amour, celui que tout mon être adore. Je l'ai pas trouvé. Je le recherche encore. 2. Il faut que je me lève et parcoure la ville, ses ruelles et sa place, et jusqu'à son marché.Je chercherai Celui que tout mon être adore. Je ne l'ai pas trouvé. Je le réclame encore. 3. En chemin, j'ai croisé la ronde des vigiles :«Avez-vous rencontré celui que mon coeur aime ?» 4. Juste après les avoir dépassés, ô surprise, j'ai retrouvé Celui que tout mon être adore !Je l'ai saisi. Jamais je ne lâcherai prise sans l'avoir i où a mère a vécu,dans cette chambre même où elle m'a conçue.

Lui :5. Ô je vous en supplie, filles de Jerusalem : par le Dieu des gazelles et des biches fringantes, surtout, n'éveillez pas la compagne que j'aime !Ne la réveillez pas avant qu'elle y consente !

Le poète :6. Quelle est cette arrivée remontant du désert, colonne de nuée, volutes parfumées par la myrrhe et l'encens, les parfums étrangers ?

7. C'est le Roi de la Paix dons voici la litière : elle est bien escortée par soixante héros,8. l'élite d'Israël initiée à la guerre.Ils ont tous une épée fixée à la ceinture, pour vaincre les dangers des nuits les plus obscures 9. Le Prince de la Paix s'est fait un palanquin 10. en vrai bois du Liban, aux colonnes d'argent.Le dossier est en or, de pourpre les coussins, grâce aux filles de Sion, à l'amour diligent. 11. Sortez et contemplez, jeunes filles de Sion, la venue en personne du grand roi Salomon : sa tête est couronnée de la couronne mêmedont le nimba sa mère au grand jour de ses noces, jour de joie de son coeur, joie de fête suprême.

1. Dans la longueur des nuits, sur mon lit, j'ai cherché mon cher Amour, celui que tout mon être adore. Je l'ai pas trouvé. Je le recherche encore.

2. Il faut que je me lève et parcoure la ville, ses ruelles et sa place, et jusqu'à son marché.Je chercherai Celui que tout mon être adore. Je ne l'ai pas trouvé. Je le réclame encore.

L'amour de l'Epouse est maintenant assez intense pour lui donner des insomnies ! Sa solitude est habitée sans cesse par cette absence et

cette recherche passionnée de Dieu-Epoux, au coeur de la Palestine retrouvée, ou de l'Eglise (le lit) .Malgré toutes ses recherches, l'impression d'absence persiste. En réalité, le Bien-Aimé n'a peut être jamais été aussi proche.....Son absence apparente oblige son Epouse à sortir d'elle-même plus que jamais.

Quelle que soit l'avancée de notre vie spirituelle, nous faisons la même expérience. Dès que nous trouvons le Christ, il nous engage dans un nouvelle recherche, il nous entraîne plus loin, il nous dépayse. La découverte du Trésor de nos

vies nous dispense de chercher ailleurs. Mis à l'intérieur du Trésor du Christ les découvertes et les recherches n'ont pas de fin.

L'Epouse perd tout amour-propre : elle ose étaler publiquement sa passion, sans se soucier le moins du monde du qu'en dira-t-on. Elle n'a qu'un nom sur les lèvres : «Celui que mon coeur aime» (le coeur ici doit s'entendre de tout l'être, toute la personne, d'où l'expression : «Celui que tout mon être adore»).Ce passage a été attribué, dans la Tradition chrétienne, à la recherche anxieuse de Marie et Joseph, à travers les rues de Jérusalem, quand ils avaient perdu Jésus agé de douze ans (Luc 2, 48)

3. En chemin, j'ai croisé la ronde des vigiles : «Avez-vous rencontré celui que mon coeur aime?»

Qui sont les vigiles, au sens spirituel ? Il est difficile de répondre. Peut-être faut-il dire «n'importe qui» ! Aucune créature, pas même un ange, ne peut répondre à la question de l'âme follement amoureuse de son Dieu.Comme Marie-Madeleine au tombeau vide, elle est vraiment hors d'elle-même, incapable de voir ou d'entendre autre chose que son Bien-Aimé (Jean 20, 13-15) Toute autre rencontre devient pour elle l'occasion de poser inlassablement la même question, de relancer la même supplication. Le peuple juif et maintenant, l'Eglise elle-même, doit surmonter sans cesse la déception de ne pas voir encore l'Avènement final de son Dieu (déception eschatologique, vécue surtout pour les juifs à partir du retour d'exil).

4. Juste après les avoir dépassés, ô surprise, j'ai retrouvé Celui que tout mon être adore !Je l'ai saisi. Jamais je ne lâcherai prise sans l'avoir i où a mère a vécu,dans cette chambre même où elle m'a conçue.Je l'ai saisi. Jamais je ne lâcherai prise sans l'avoir i où a mère a vécu,dans cette chambre même où elle m'a conçue.

Il faut donc toujours passer au-delà de tout intermédiaire pour que la rencontre entre Dieu et l'âme redevienne possible dans le Christ. La marche incessante vers les noces divines exige un dépassement continuel et radical. Au coeur de la contemplation progresse un renoncement à tout appui inférieur à Dieu lui-même. Au niveau de l'histoire universelle, il faut savoir reconnaître ls signes de la Venue, tout en continuant d'attendre le jour J et l'heure H.Alors le Seigneur se donne de nouveau, par surprise. Sa venue est toujours nouvelle e toujours gratuite. Elle déclenche un désir de plus en plus grand de ne pas lâcher prise !

Mais attention ! On ne peut pas saisir l'insaisissable, pas plus que les doigts ne peuvent saisir le vent qui passe. Le désir légitime de « saisir » doit laisser place à celui «d'être saisi» (Ph 3, 12-13)Au fond, c'est bien ce que veut l'Epouse quand elle parle de sa mère. Elle aspire à une nouvelle naissance, non plus de la chair et du sang mais de l'eau et de l'esprit (Jean 3, 3-8).Elle sait que son Epoux doit d'abord l'engendrer spirituellement comme une mère. La matrice divine n'est-elle pas alors Marie, la Mère de Dieu et la Mère de l'Eglise ? L'Epouse n'est-elle pas celle qui naît du côté du Christ offert sur la Croix en sacrifice d'amour (Jean19, 34-37) ?On peut s'étonner que le Cantique n'envisage pas la fécondité physique des époux. Jamais il n'est question pour eux d'avoir des enfants ! Et pourtant, nous voyons ici la bien-Aimée revenir avec insistance sur le mystère de la maternité. Pour elle, il est évident que son Bien-Aimé doit se laisser conduire en ce lieu sacré de l'accouchement, comme dans une église !

«L'amour de l'épouse ne sera rien sans cette renaissance du lien avec sa mère. La vie de l'amour réside dans la pluralité de ses dimensions, entrecroisant l'espace et le temps : le Cantique ne chante pas que l'amour d'un couple. La bien-aimée devient une avec sa mère en même temps qu'avec le Bien-Aimé, moyennant la parole. L'insistance sur le retour au lieu de la mère nous conduit plus loin que e couple et nous donne la clef de l'accomplissement....Ainsi Marie visitée par l'Epoux, se «hâte» vers sa «mère» Elisabeth (qui

aurait l'âge de l'être) et sous le coups de l'Esprit, chante le récit de l'accomplissement depuis les premières générations, jusqu'au présent où une mère et une fille enfantent presque ensemble». Paul BEAUCHAMP

Lui :5. Ô je vous en supplie, filles de Jerusalem : par le Dieu des gazelles et des biches fringantes, surtout, n'éveillez pas la compagne que j'aime !Ne la réveillez pas avant qu'elle y consente !

Patience ! Il faut de nouveau respecter la somnolence spirituelle de la grande amoureuse : l'esprit est ardent mais la chair est encore faible. D'où le refrain déjà commenté à la fin du premier poème.

Au plan de l'histoire collective, la restauration religieuse définitive ne peut s'accomplir avant que l'Epouse ne soit réveillée, c'est-à-dire parfaitement repentie. Aucun réveil spirituel communautaire ne peut se produire par le seul effet de réformes ou de changements sociaux (reconstruction après l'exil, réformes ecclesiales, etc...) Il faut attendre le bon vouloir de la conversion des coeurs, dans un mouvement d'ensemble qui soit contagieux.

Le poète :6. Quelle est cette arrivée remontant du désert, colonne de nuée, volutes parfumées par la myrrhe et l'encens, les parfums étrangers ?

Littéralement, la question posée est la suivante : «Qu'est-ce là qui monte du désert ?»

Avant d'avoir la réponse, dans les versets suivants, il est bon de s'attarder un peu sur cette question, et sur la marche solennelle qui surgit du désert comme dans un rêve.

La première impression est celle du mystère : un phénomène encore non identifié est en train de se produire. Notre curiosité s'éveille. A travers les symboles énumérés, nous devinons qu'il s'agit d'un mystère divin

* le désert est le lieu où Dieu se révèle et conduit son peuple en Exode vers la Terre Promise (Ex 3, 3 – 13, 21) ;

* la nuée, la fumée, la myrrhe et l'encens sont autant de signes religieux associés à la révélation du Sinaï et au culte liturgique dans le Temple (Ex 19, 18 : sur le mont Sinaï);

* les parfums étrangers témoignent que ce culte est rendu au Roi de l'univers, Celui qui règne sur toutes les nations.

Nous sommes donc en présence du Mystère divin en marche dans l'histoire des hommes. Le Messie vient d'un autre monde, celui de Dieu, pour permettre à Dieu d'épouser l'humanité en des noces définitives.

7. C'est le Roi de la Paix dons voici la litière : elle est bien escortée par soixante héros,8. l'élite d'Israël initiée à la guerre.Ils ont tous une épée fixée à la ceinture, pour vaincre les dangers des nuits les plus obscures .

Littéralement «Voici la litière de Salomon»

Avant le Roi lui-même, le texte veut mettre en valeur sa litière ; sorte de lit ambulant, généralement couvert, porté sur un double brancard (palanquin).

Nous ne savons pas si Salomon est dedans ou à coté, si elle est vide ou occupée par son épouse !

Il semble que ce cortège évoque la venue de l'épouse égyptienne conduite par Salomon depuis son pays jusqu'à Jérusalem en traversant le désert. A moins qu'il ne s'agisse de la masse des exilés revenant au pays à travers le grand désert syrien ! Mais le Cantique dépasse l'anecdote pour jouer plus que jamais sur les symboles.

L'important est bien la place marquée pour une présence sacrée, comme celle de l'Arche d'Alliance dans son voyage au désert. Chaque disciple est appelé à devenir la litière de Dieu. L'Eglise toute entière aussi et, par dessus tout, la Vierge Marie.

L'étymologie de Salomon est «Prince de la Paix». En traduisant à deux reprises le nom de Salomon par son sens étymologique, on fait apparaître aussitôt un autre Salomon: le Roi Messie celui qui apporte la Paix au monde dans l'Esprit-Saint (Is 52, 7 ; Psaume 23, 7-10). Alors le contraste saute aux yeux avec la suite du texte qui ne parle que de guerre ! Car la paix véritable est toujours menacée par les démons de la nuit, c'est-à-dire de la violence aveugle. Elle s'avance paisiblement dans un monde où il faut toujours se battre. Les armes du combat spirituel sont décrites par saint Paul (Ep 6, 10-17)

9. Le Prince de la Paix s'est fait un palanquin10. en vrai bois du Liban, aux colonnes d'argent.Le dossier est en or, de pourpre les coussins, grâce aux filles de Sion, à l'amour diligent.

Le titre de roi n'est donné explicitement qu'au début du verset 9, comme le sommet d'un crescendo. Il semble que Salomon arrive à Jérusalem pour prendre place sur son trône royal (trône fixe plutôt que palanquin ; mais les traducteurs adoptent souvent le terme de palanquin).

Le mot qui désigne ici le trône est unique dans toute la bible ! Ceci nous invite à prendre au sérieux sa nature spéciale. Peut être est-il aussi différent de la litière que le Temple l'est de l'Arche d'Alliance ? On sait que Salomon s'est fait faire un trône d'ivoire plaqué d'or fin, sans équivalent dans aucun royaume (1 R 10, 18-20).

Mais le trône royal, en Israël, est toujours l'image d'un trône supérieur, celui qui désigne la place centrale de Dieu dans les visions des prophètes (Is 6, 1-4). Sur terre, Dieu délimite également son espace sacré : le Temple de Jérusalem, et la Royauté de David destinée à passer un jour à son ascendant messianique (Luc 1, 32).

Dans la fabrication du trône, l'humanité a sa part, symbolisée ici par les filles de Jérusalem (les juifs et aussi les nations) qui ont travaillé avec amour à ce chef-d'oeuvre. De même Jésus et Marie, issus de notre race, offrent une participation humaine maximum à l'initiative de Dieu au coeur de l'histoire universelle.

11. Sortez et contemplez, jeunes filles de Sion, la venue en personne du grand roi Salomon : sa tête est couronnée de la couronne mêmedont le nimba sa mère au grand jour de ses noces, jour de joie de son coeur, joie de fête suprême.

Ici, le Christ-Roi est reconnu publiquement, au grand jour de l'histoire, et non plus dans l'intimité du coeur aimant. Deux femmes sont évoquées : sa mère et son épouse. Ses noces semblent appartenir au passé. Au sens le plus large, on peut dire que les noces ont commencé au moment de l'Annonciation, lorsque la nature divine épousé la nature humaine dans le sein de la Vierge Marie. Celle-ci est à la fois mère et épouse. Par son consentement Dieu veut recevoir sa nature humaine comme une couronne royale. A travers elle c'est aussi toute la nation qui couronne le Roi au jour de son mariage. Merveilleuse humilité de Dieu !

Dans la vie de Jésus, un autre événement est à rapprocher de ce texte du Cantique : l'entrée à Jérusalem le jour des Rameaux ( Jean 12, 13- 14). C'est la seule occasion où Jésus se laisse acclamer comme Roi.

Enfin, certains vont jusqu'à la couronne d'épines ! Malgré la tristesse de la Passion, la joie des Noces arrive à son sommet dans le don total du plus grand amour pour le salut du monde (Jean 15, 13). Alors la scène du Cantique, évoquant ce couronnement au passé, se situe après la résurection.

Chacun de nous peut contempler la Venue du Christ et le célébrer comme le ferait une mère ou une épouse à l'exemple de Marie : tous nous engendrons le Christ selon la foi, tous nous l'épousons dans la Nouvelle Alliance au coeur de son Eglise (voir aussi le Psaume 44).

Encore faudrait-il discerner, derrière la couronne royale, l'image mystérieuse du Père. Celui-ci n'est jamais nommé dans le Cantique. Mais Jésus a dit :

Qui m'a vu a vu le Père (Jean 14, 9)

Le Verbe est bien l'Unique à pouvoir témoigner dans notre monde en faveur de l'Origine absolue et la Fin absolue. Il vient au nom du Père, et sa royauté n'est rien d'autre que l'Esprit du Père et du Fils communiqué au monde des hommes. Si l'humanité veut reconnaître et contempler ce mystère, elle doit d'abord se laisser dépayser vers la véritable révélation du Père invisible. Sinon, elle ne verrait rien d'autre qu'un scénario religieux à grand spectacle. Par la contemplation, l'âme devient mère et épouse de son Roi, dans la mesure même où elle l'a accueilli comme l'expression définitive du Père éternel.

QUATRIEME POEME

1. Que tu es belle, ô mon amour, que tu es belle !Tes yeux voilés ont un regard de tourterelle.Tes cheveux : un troupeau de chèvres qui gambadent en dévalant les pentes du mont Galaad.2. Tes dents ont la fraîcheur des brebis en troupeau qui remontent en rang, deux par deux, du point d'eau.3. En ruban écarlate, tes lèvres aimantes sont l'écrin d'une bouche et d'une voix charmantes !4. Ton cou plein de vigueur, est la tour de David bâtie pour des trophées sur un terrain solide : on y a suspendu les mille boucliers des héros d'Israël, de ses meilleurs guerriers.5. Tes deux seins sont deux faons, jumeaux d'une gazelle, en train de pâturer au beau milieu des lys.6. Avant que le jour vienne en sa brise nouvelle et que les ombres de la nuit s'évanouissent, je m'en irai vers la montagne de la myrrhe, sur la colline de l'encens j'irai m'offrir.7. Tu es la toute belle, ô toi ma bien-aimée, et sans aucun défaut : tu es immaculée !8. Du fin fond du Liban tu reviendras un jour. Du Liban, avec moi, tu vendras, mon amour. Descendant l'Amana, le Sanir et l'Hermon tu vas, depuis les cimes abaisser ton regard, à travers les sommets où se cachent les lions et parmi les hauteurs hantées de léopards.9. Tu as ravi mon coeur, ma soeur, ma fiancée : un seul regard, un seul joyau de ton collier suffit à rendre fou mon coeur épris de toi !10. Ma soeur, ma fiancée, que ton étreinte est belle, plus délicieuse est la tendresse que le vin, nul arôme ne vaut l'odeur de tes parfums.11. Tes lèvres, mon amour, distillent du nectar car le lait et le miel sous ta langue se mêlent.Ta robe est parfumée aux senteurs du Liban.12. Ô jardin bien fermé, ma soeur, ma fiancée source bien clôturée, fontaine bien scellée !13. Tu fais jaillir la vie : paradis de grenade, comblé des fruits les plus exquis ;14. nard et safran, cannelle et cinnamome, et les bois à encens, la myrrhe et l'aloès, les plus fins aromates ;15. la source des jardins, et le puits des eaux vives, l'abondance limpide écoulée du Liban.Elle16. Vent du Nord lève-toi, reviens vent du Midi, soufflez sur mon jardin, que ses baumes ruissellent, Vienne dans son jardin Celui que je chéris pour consommer ses fruits dont la saveur excelle.

1. Que tu es belle, ô mon amour, que tu es belle !Tes yeux voilés ont un regard de tourterelle.Tes cheveux : un troupeau de chèvres qui gambadent en dévalant les pentes du mont Galaad.2. Tes dents ont la fraîcheur des brebis en troupeau qui remontent en rang, deux par deux, du point d'eau.3. En ruban écarlate, tes lèvres aimantes sont l'écrin d'une bouche et d'une voix charmantes !

Maintenant, le Roi a pénétré dans son palais, il est assis sur son trône, couronné du diadème royal. En guise de discours d'intronisation, il se lance dans un éloge émerveillé de son Epouse. Dans tout le Cantique il dira neuf fois : «Que tu es belle !» (1, 15 ; 2, 10, 13 ; 4, 1, 7 ; 6, 4 ; 7, 7). Il se montre vraiment le Roi d'amour,celui qui vérifie touts les prophéties nuptiales de l'Ancienne Alliance (Is 62, 5 ; Psaume 44, 12 ; Ez 16, 14). Le plus beau des enfants des hommes reconnaît dans sa Bien-Aimée le reflet de sa propre beauté.

Dans la description physique de l'épouse, on retrouve l'histoire et la géographie du peuple élu. La femme symbolise ici l'Eglise du Christ.Les yeux : regard de foi, inspiré par l'Esprit-Saint, sous le voile des apparences sensibles.Les cheveux et les dents : d'un côté les chèvres qui descendent, de l'autre les brebis lavées qui remontent du bain ! La même image en deux mouvements opposés. La première symboliserait les nations étrangères qui ne sont pas encore unies dans le peuple de Dieu. La seconde représenterait plutôt le peuple élu rassemblé dans l'unité, bien ordonné sous la garde de son berger (Israël réunifié),

puis maintenant l'Eglise du Christ), et lavé par le bain de la nouvelle naissance (brebis qui remontent lavées pour se faire tondre.Les lèvres écarlates et la bouche : le rouge vient du sang qui coule des blessures du Christ. Dans l'union intime, comparable au baiser, l'Epouse fidèle communie à la Passion de son Bien-Aimé. Sa bouche est purifiée. Elle ne peut plus parler qu'en se laissant conduire par la sagesse d'amour.

4. Ton cou plein de vigueur, est la tour de David bâtie pour des trophées sur un terrain solide : on y a suspendu les mille boucliers des héros d'Israël, de ses meilleurs guerriers.5. Tes deux seins sont deux faons, jumeaux d'une gazelle, en train de pâturer au beau milieu des lys.

Les joues (tempes) en forme de grenades : la grenade est le fruit de la bien-aimée, comme la pomme celui du Bien-Aimé. Les rideaux de la Tente du Rendez-vous dans le désert, la tunique du grand prêtre, les colonnes du Temple de Salomon étaient décorés de grenades.

Ce beau fruit symbolisait probablement la bénédiction divine. En désignant le visage sous le voile, il peut aussi évoquer la connaissance spirituelle (la peau de la grenade cache et protège ses grains qui ont une saveur aigre-douce, comme la sagesse).Le cou : passage obligé entre la tête et le corps, il exprime quelque chose de la médiation, dans l'axe central et vertical de toute la personne. Signe de force, de fierté, de noblesse. D'où le symbolisme attribué à la Vierge Marie: elle est appelée «Tour de David» ; elle est comme le cou reliant le Christ-tête à l'ensemble de son Corps mystique ; elle est donc le canal de toutes les grâces qui circulent dans les membres à partir de la tête. Les attributs guerriers reprennent l'environnement défensif qui entourait la litière de Salomon, le Roi de la Paix (les boucliers ressemblent aux petits disques ou pièces de monnaie réunis en collier autour du cou). Elle est reine de paix comme lui et avec lui, dans un affrontement permanent avec un monde qui refuse l'esprit de paix.Les deux seins : les deux testaments des divines Ecritures, les deux royaumes du Nord et du Sud à nouveau réconciliés, et toutes les autres dualités qui doivent d'une manière ou d'une autre se conjuguer dans

l'harmonie retrouvée.

6. Avant que le jour vienne en sa brise nouvelle et que les ombres de la nuit s'évanouissent, je m'en irai vers la montagne de la myrrhe, sur la colline de l'encens j'irai m'offrir.

La montagne de la myrrhe est celle de Moriah (jeu de mot en hébreu), c'est-à-dire celle où Abraham devait sacrifier son fils, là où le Temple a été construit, selon la tradition ( 2 Ch 3, 1) . Les derniers mots «j'irai m'offrir» ne sont pas dans le texte, mais ils en explicitent le sens profond.

L'Epoux exprime sa hâte de s'unir le plus tôt possible à son Epouse bien-aimée. Puisqu'il s'agit de l'humanité en marche dans 'histoire, l'union ne sera complète qu'à la fin, dans le monde renouvelé de l'éternité. En attendant, Dieu inscrit dans la nuit du monde un événement central : le Mystère Pascal du

Verbe incarné. Il faut que le Christ s'offre dans la mort (montagne de la myrrhe), pour qu'il présente ensuite une offrande éternelle qui ressuscite les hommes en leur ouvrant le chemin du ciel (la colline de l'encens).Pour nous, le rendez-vous de l'amour absolu obéit à la même loi pascale : être changés par la myrrhe de la mort en la divinité de l'encens, au prix d'un holocauste d'amour.

7. Tu es la toute belle, ô toi ma bien-aimée, et sans aucun défaut : tu es immaculée !8. Du fin fond du Liban tu reviendras un jour. Du Liban, avec moi, tu vendras, mon amour. Descendant l'Amana, le Sanir et l'Hermon tu vas, depuis les cimes abaisser ton regard, à travers les sommets où se cachent les lions et parmi les hauteurs hantées de léopards.

Après avoir dit son désir de don total. L'Epoux reprend ses paroles d'admiration. Jamais il n'est allé aussi loin, puisqu'il voit son Epouse comme l'immaculée, la parfaite !

Ici, le Christ parle à sa mère, la Vierge Immaculée. Il voit en elle l'Immaculée Conception issue de l'Amour infini. Il voit aussi l'Eglise toute entière en tant que sanctifiée en son modèle marial. Il voit enfin l'âme fidèle, toute consacrée à 'Amour, et devenant semblable à Dieu.

En même temps, le regard divin mesure la distance qui reste à franchir pour que la bien-aimée arrive jusqu'à lui, comme l'enfant prodigue revenant de son exil volontaire. C'est pourquoi il l'appelle « fiancée »

Tant que l'âme est sur la terre, elle est étrangère au Royaume enchanté de l'Amour. Elle est toujours menacée par des ennemis redoutables: ici, les lions et les léopard rappellent la Bête de l'Apocalypse qui se métamorphose en plusieurs bêtes sauvages ( Ap 13, 2 ) ; voir ce qui a déjà été dit sur les renards en 2, 15). L'épouse est donc encouragée à quitter son pays, comme dans le Psaume 44 (v. 11-13).

L'Epoux insiste d'autant plus qu'il garantit à sa «fiancée» de l'accompagner, d'être avec elle dans ce voyage difficile.

Au sens collectif, le Peuple de Dieu doit affronter bien des ennemis, symbolisés ici par les envahisseurs du nord-est de Palestine (Liban), eux-mêmes représentés traditionnellement par des bêtes fauves ou par de hautes montagnes boisées.

9. Tu as ravi mon coeur, ma soeur, ma fiancée : un seul regard, un seul joyau de ton collier suffit à rendre fou mon coeur épris de toi !

De nouveau, l'Epoux s'adresse à sa «fiancée» (terme qui revient à six reprises dans ce passage, et qui ne revient plus

ensuite). Avec la distance qu'il souligne, il faudrait peut-être y voir la tendresse particulière, et l'enthousiasme du premier amour, souvenir du premier appel d'Israël (Is 62, 5 ; Os 2 , 21-22 ). Contrairement à la plupart des mariages humains, le mariage avec Dieu ne s'use pas ! L'amour y est toujours nouveau, inouï, jeune, ardent.

C'est aussi un amour fou. Le Bien-Aimé avoue qu'il est captivé par un détail de la beauté de sa bien-aimée (un seul regard, un joyau de son collier). Grâce au mystère de l'Incarnation, Deu réussit cette merveille d'élever sa petite créature à son niveau, au point de l'appeler « soeur ». La parenté divine lui est accordée

gratuitement et lui donne un charme irresistible au regard de son Créateur Des mystiques n'ont pas hésité, à la suite de saint Paul, à parler de folie divine. Oui, c'est l'amour fou de Dieu qui se révèle !

10. Ma soeur, ma fiancée, que ton étreinte est belle, plus délicieuse est la tendresse que le vin, nul arôme ne vaut l'odeur de tes parfums.

Alors qu'au début du Cantique, c'était la bien-aimée qui disait cela de son Epoux, ici l'Epoux lui-même reconnaît qu'il est touché au coeur, séduit par la qualité spirituelle de sa bien-aimée.

L'âme a du prix aux yeux du Seigneur d'autant plus qu'elle s'offre en sacrifice d'amour. Tout son être, toute sa vie quotidienne devient liturgie d'agréable odeur pour ce Dieu-Epoux qui a soif d'accueillir un véritable réponse d'amour.

11. Tes lèvres, mon amour, distillent du nectar car le lait et le miel sous ta langue se mêlent.Ta robe est parfumée aux senteurs du Liban.

A l'ivresse d'aimer et d'être aimé s'ajoutent la douceur et la paix. L'amour spirituel n'est pas une passion aveugle. Il suppose une grande maîtrise du langage. L'âme fidèle a tellement assimilé la Parole divine qu'elle en a fait sa propre parole. Sans répéter mécaniquement des phrases apprises dans les lives, elle recrée l'ambiance et le style des paroles inspirées (cf Ez 3, 3 ; Ps 118, 103). Elle n'a plus en elle d'amertume. Elle s'exprime avec maturité (le miel de la sagesse),

tout en retrouvant l'esprit d'enfance (le lait).Et de nouveau le parfum des vertus est rappelé, dans la terre d'exil que représente le Liban (mais aussi le pays aux multiples essences aromatiques). Une émanation spirituelle se dégage aussi bien de la personne que de ses vêtements (son être et son action).

12. Ô jardin bien fermé, ma soeur, ma fiancée source bien clôturée, fontaine bien scellée !

L'âme consacrée à Dieu est comparée facilement à un jardin bien irrigué (Jr 31 , 12 ; Is 58, 11). L'irrigation vient d'une source intérieure, celle que Jésus a lui-même annoncée (Jean 4, 14 ; 7,

38 ) . Ici, le Cantique unit clairement le jardin et la source.

On peut voir dans ce verset une allusion à la Vierge Marie : elle seule puisqu'elle reste immaculée et miraculeusement vierge dans sa maternité, réussit à garder inviolable la pureté de son jardin intérieur tout entier consacré à Dieu (comparer avec Ez 44, 1-3, la porte orientale du Temple ; et Is 35, 8, la voie sacrée où rien d'impur ne peut passer).

13. Tu fais jaillir la vie : paradis de grenade, comblé des fruits les plus exquis ;14. nard et safran, cannelle et cinnamome, et les bois à encens, la myrrhe et l'aloès, les plus fins aromates ;15. la source des jardins, et le puits des eaux vives, l'abondance limpide écoulée du Liban.

Le début du verset 13 est très difficile à traduire. On trouve donc des versions assez différentes. Mais le sens général semble celui-ci : les canaux qui irriguent le jardin font jaillir la vie en abondance. La solution adoptée s'inspire de la traduction liturgique (Messe de la Vierge Marie, Fontaine du Salut).

Ces trois versets montrent que la clôture de la bien-aimée n'est pas une coupure égoïste ! Comme les contemplatifs retirés du monde, l'âme consacrée devient féconde pou le monde entier. La fécondité spirituelle recueille en elle tous les fruits de la terre et du travail des hommes, pour les convertir en offrande, en louange, en intercession. En ce sens, l'eucharistie demeure la source, le modèle et le sommet de toute la vie chrétienne.

Encore une fois, le Cantique nous met devant une loi fondamentale de la vie spirituelle : la consécration la plus exclusive à l'Amour de Dieu s'ouvre sur l'action la plus universelle et la plus féconde, bien au-delà des apparences immédiates. Chaque source et chaque jardin communique avec toutes les sources et tous les jardins, dans l'écologie divine qui se nomme « communion des sais ».

Au sommet de cette fécondité extraordinaire, la Vierge Marie. En elle sont toutes nos sources (Ps 86, 7).D'où ce beau commentaire de saint Amédée de Lausanne sur la période finale de la vie de Marie, au milieu de l'Eglise primitive :

«Pour elle, établie dans la forteresse la plus élevée des vertus et débordante de l'océan des dons divins, elle épanchait sur le peuple croyant et altéré, dans un ruissellement surabondant, l'abîme des grâces par lequel elle surpassait toutes les autres. Elle procurait, en effet, la santé aux corps, et aux âmes la guérison, dans le pouvoir qu'elle avait de réveiller de la mort du corps et de l'âme. Qui jamais est parti de chez elle malade ou triste, ou sans avoir été instruit des mystères célestes ? Qui donc est retourné chez lui sans être pleinement heureux d'avoir obtenu ce qu'il voulait de Marie, la mère du Seigneur ?....Débordante de ces biens si grands, l'Epouse, mère de l'unique Epoux, douce et très aimée en ses délices, est comme la source des jardins spirituels et le puits des eaux vives et vivifiantes qui jaillissent en torrent du Liban divin. Aussi, fait-elle couler, depuis le mont Sion jusqu'à toutes les nations qui l'entourent ou sont répandues au loin, des fleuves de paix et des ruisseaux de grâce débordant du ciel»

SAINT AMEDEE DE LAUSANNE - La liturgie des heures, vol 3 – office de lecture du 22 août - mémoire de la Vierge Marie Reine»

Elle16. Vent du Nord lève-toi, reviens vent du Midi, soufflez sur mon jardin, que ses baumes ruissellent, Vienne dans son jardin Celui que je chérispour consommer ses fruits dont la saveur excelle.

C'est le souffle de l'Esprit qui traverse l'âme consacrée pour lui faire donner le meilleur d'elle-même. Comme le vent qui tourne sans cesse, on ne sait d'où il vient ni où il va ( Jean 3, 8 ) . Il peut être glacial : vent de souffrance et d'épreuve. Il peut être chaleureux : vent de joie, de paix de consolations dans l'effusion de l'amour. Il peut être mystérieusement les deux à la fois, dans un tourbillon impossible à comprendre.

Dans cette ferveur de l'Esprit-Saint l'âme est bien disposée pour accueillir son époux, le Christ, et lui offrir un petit paradis.

Si quelqu'un m'aime, dit Jésus, mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui, et nous établirons en lui notre demeure (Jean 14, 23)

CINQUIEME POEME

Lui :1. Je viens dans mon jardin, ma soeur, ma fiancée.Je récolte ma myrrhe et recueille mon baume.Je mange aussi mon miel, je goûte mon rayon, et j'avale mon vin, et j'avale mon lait.Mangez, mes compagnons, allez-y, et buvez, enivrez-vous d'amour, vous tous mes bien-aimés2. Mon coeur est en éveil et je suis endormie ! J'entends mon Bien-Aimé qui m'appelle en frappant : «Ouvres-moi je t'en prie, ma soeur, ma tendre amie, ma colombe parfaite, accueille ton Amant !Car ma tête est partout couverte de rosée, mes boucles ne sont plus que des gouttes de nuit»3. Ma robe est enlevée : comment la remettrai-je ?Mes pieds sont bien lavés : comment les salirais-je ?4. Mon ami a passé une main par la faille, pour lui. Au fond de moi, frémissent mes entrailles.5. Je me suis donc levée pour aller lui ouvrir, et dans mes mains j'ai ressenti la noble myrrhe ruisselant sur mes doigts qui tenaient le verrou.6. C'est là que j'ai osé ouvrir à mon Epoux, mais lui, tournant le dos, était déjà parti.Hors de moi crie mon âme éprise de sa voix.Quand je l'ai appelé, il n'a pas répondu.Je l'ai vite suivi sans que je le rattrape.7. En chemin, j'ai croisé la ronde des vigiles :Ils m'ont frappée, blessée, dépouillée de ma cape, ces gardiens surveillant les remparts de la ville.8. Ô je vous en supplie, filles de Jérusalem, si jamais vous trouvez le compagnon que j'aime, que devrez-vous lui dire ? Que je souffre d'amour.Le choeur :9. Qu'a donc ton Bien Aimé de plus que tous les autres, toi qui es la plus belle entre toute les femmes ?Qu'a donc ton Bien Aimé de plus que tous les autres pour que tu nous supplies avec autant de flamme ?Elle :10. Mon Bien-Aimé est limpide, éclatant et vermeil, entre dix mille, unique, il n'a pas son pareil.11. Toute sa tête est d'or, et de l'or le plus pur, ses cheveux sont de palme, aussi noirs qu'un corbeau.12. Et ses yeux clairs sont des colombes au fil de l'eau se baignant dans le lait aux rives du repos.13. Ses joues, plans parfumés ou terrains d'aromates, ses lèvres sont des lys d'où ruisselle la myrrhe.14. Ses mains, des bulbes d'or sertis de chrysolithes, et son ventre d'ivoire est couvert de saphirs !15. Ses jambes sont bâties en colonnes d'albâtre, et des socles d'or pur en font le piédestal.Il ressemble au Liban dans sa splendeur intacte : à l'exemple des

cèdres il n'a pas de rival.16. Il exprime l'amour, il est la douceur même. Tel est mon Bien-Aimé, il est tout désirable !Tel est bien mon Epoux, filles de Jérusalem.

Lui :1. Je viens dans mon jardin, ma soeur, ma fiancée.Je récolte ma myrrhe et recueille mon baume.Je mange aussi mon miel, je goûte mon rayon, et j'avale mon vin, et j'avale mon lait.Mangez, mes compagnons, allez-y, et buvez, enivrez-vous d'amour, vous tous mes bien-aimés.

Voilà maintenant que le Roi de Paix et d'Amour peut entre dans ce jardin intime de l'âme toute consacrée à Lui. Sa faim et sa soif d'amour sont comblées par les vertus qu'il savoure avec délice : au menu, une entrée de paix ; puis sont servis ensemble, comme plat principal, l'humilité, la patience, la douceur, la bienveillance ; en dessert, la pureté enrobée d'une exquise simplicité !

Nouveauté totale, puisque ce n'est pas Dieu qui rassasie l'homme, mais l'inverse ! Les paroles de Jésus retentissent étrangement dans ce banquet de l'amour :

«J'avais faim et vous m'avez donné à manger ; j'avais soif et vous m'avez donné à boire» (Mat 25, 35).

Il en va du Royaume des cieux comme d'un Roi qui fit un festin de noces pour son Fils (Mat 22, 2)

Et quelle avidité dans cet empressement à boire et à manger ! On dirait que le Verbe incarné était au bord de la famine, tellement il avale avec appétit la sainteté qu'on lui offre sur un plateau !

Alors il ne peut pas s'empêcher de crier l'invitation universelle au repas des noces :

«Heureux les invités au banquet des noces de l'Agneau» (Ap 19, 9

Nulle part, dans toute la Bible on ne perçoit autant l'audace de l'Amour de Dieu et le défi qu'il lance à une humanité si terriblement indifférente. Nulle part on ne voit autant le prix de la messe, que pourtant les catholiques désertent en masse S'il savaient ce qu'ils perdent !

En repensant à ce troisième poème du Cantique, comment ne pas déborder d'action de grâce ? Nous sachant aimés à la folie, comment hésiter encore à dépenser du temps pour l'adoration, la louange, la contemplation, l'offrande sacerdotale de toute notre vie ? Pourquoi avoir peur d'un Dieu aussi avide de notre bonheur ?

Pour conclure ce troisième poème, signalons l'interprétation symbolique de

SAINT FRANCOIS DE SALES sur ce verset 1 (Traité de l'Amour de Dieu) : il rattache chaque ligne du verset à un mystère du Christ ou de la vie chrétienne. En mettant une lettre pour chacune des six lignes, on obtient la série suivante :

a) la venue du Verbe dans le mystère de l'Incarnation («Je viens») ;

b) le mystère de la Passion (myrrhe et baume) ;

c) celui de la Résurrection ( miel et rayon ) ;

d) l'Ascension et le Règne éternel (vin et lait) ;

e) la méditation chrétienne à partir des textes («mangez») ;

f) la contemplation infuse ( buvez et enivrez-vous»).

2. Mon coeur est en éveil et je suis endormie !

Ce verset est un des plus célèbres du Cantique. Mais on le comprend généralement selon la version suivante : « Je dors, mais on coeur veille ». En réalité, le contexte et tous les commentaires obligent à inverser l'accent.

Le ton n'est pas à l'émerveillement, mais plutôt à l'aveu de faiblesse. De même dans l'Evangile Jésus ne félicite pas saint Pierre d'avoir marché sur l'eau ! Il souligne uniquement son manque de foi. Sur la montagne de la Transfiguration, c'est bien le sommeil qui gagne les trois apôtres au moment de recevoir la plus radieuse révélation ( Luc 9, 32) . Et les mêmes recommencent dans le jardin des oliviers, au moment de l'Agonie de Jésus (Luc 22, 46)

Dans le Cantique, le quatrième poème éclate donc comme un orage en plein été. Alors que l'union semblait enfin totale entre l'Epoux et l'Epouse voilà qu'elle se révèle de nouveau fragile, livrée au malentendu,à l'hésitation, à la peur. La bien-aimée tient son coeur en éveil jour et nuit, ce qui est normal. L'anomalie est qu'elle puisse encore s'endormir au point de ne pas réagir immédiatement à l'appel du Bien-Aimé. Comme la suite va le démontrer, il faut donc entendre ce verset 2 en mettant l'accent sur le verre à moitié vide : « Mon coeur ville, mais je suis encore endormie ! ».Perpétuel avertissement pour tous les amoureux de Dieu : ne jamais se croire arrivé, ne jamais s'habituer au Seigneur, car il se charge tôt ou tard de nous déranger dans nos fausses sécurités spirituelles.

J'entends mon Bien-Aimé qui m'appelle en frappant : «Ouvres-moi je t'en prie, ma soeur, ma tendre amie, ma colombe parfaite, accueille ton Amant !Car ma tête est partout couverte de rosée, mes boucles ne sont plus que des gouttes de nuit»

Le Christ frappe à la porte de l'âme, comme un mendiant d'amour. Cette scène est reprise dans l'Apocalypse, au sujet de la septième Eglise :

«Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi» ( Ap 3, 20) .

Dans le Cantique, le repas a déjà eu lieu à la fin du troisième poème, quand l'Epoux est descendu dans son jardin. Il n'est obligé de frapper à nouveau que parce que l'âme, l'Epouse Bien-Aimée, est retournée à son demi-sommeil. Elle est appelée inlassablement à l'éveil total de l'amour.

Pourtant, on ne trouve aucun reproche dans les paroles du Bien-Aimé. Les quatre termes qu'Il utilise sont les mots les plus doux : «ma soeur, mon amie, ma colombe, ma parfaite !» Il continue à la regarder comme un reflet merveilleux de son propre amour, à ne voir que l'Esprit en elle (colombe., perfection) A chacun de nous de se sentir aimé ainsi, d'un amour inconditionnel, au-delà de tout mérite personnel et de toute défaillance humiliante.

L'appel du Christ est d'autant plus tout touchant qu'il révèle au maximum son humilité. En pleine nuit, le voilà qui frappe à l'improviste, au risque de déranger, mais avec quelle délicatesse ! Il a soif d'amour et même de réconfort, car il est affecté par une épreuve mystérieuse : il est tout mouillé de rosée et de ce qu'il appelle les gouttes de nuit. Rosée de bénédiction et de fécondité, selon le symbolisme biblique (Ps 132, 3) ; mais aussi gouttes de nuit de sueur et de sang qui évoquent l'agonie terrible au jardin des Oliviers. C'est un être blessé à mort qui demande de toute urgence que l'on veille une heure avec Lui dans la nuit de la Passion (Mat 26. 40). Hélas, il se heurte trop souvent à notre somnolence coupable.

3. Ma robe est enlevée : comment la remettrai-je ?Mes pieds sont bien lavés : comment les salirais-je ?

Et voilà les objections de la grande amoureuse: laisses-moi le temps de m'habiller et de me laver ! Elle est prise en flagrant délit de tiédeur et d'hypocrisie. A travers cet incident apparemment minime, le texte sacré nous dévoile, plus que jamais la vraie nature du péché. En profondeur, celui-ci n'est pas seulement le manquement à une loi divine. Il est

plutôt le manquement à une rencontre d'amour. Et plus cet amour est total, plus le refus ou même le retard de la réponse devient grave. En amour tout compte, rien n'est petit, négligeable, indifférent. Et si Dieu est Amour, toute offre de sa part, toute invitation, tout signe prend une valeur infinie. C'est pourquoi le Nouveau Testament dramatise encore plus que l'Ancien les conséquences du refus devant l'Amour révélé par le Christ (Heb 2, 2-3 ; 10, 29 ; 12, 22-25).Face à une telle délicatesse, nous n'avons plus le droit à la distraction, à l'hésitation, à la paresse, à la coquetterie... Le Christ est là en train de nous dire : « Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimé ! »La faute de l'Epouse est de se laisser paralyser par le souci d'elle-même, de son apparence, de sa présentation. Elle oublie de s'oublier ! Elle ne voit pas l'énorme futilité de ses paroles.

Ne sommes-nous pas comme elle, éveillés dans notre lit, mais encore incapables de nous lever rapidement pour courir à la rencontre du Sauveur qui frappe à notre porte ? Oh ! L'inertie de nos vies quand il est tellement urgent d'aimer !

4. Mon ami a passé une main par la faille,pour lui. Au fond de moi, frémissent mes entrailles.

Le Bien-Aimé fait mine d'ouvrir la porte, mais il reste derrière. Il passe la main par l'espace (faille) d'où l'on peut manoeuvrer le loquet en le soulevant de l'extérieur avec une clef en bois (Note de la Bible de Jérusalem). Par ce simple geste il manifeste discrètement son insistance mais sans s'imposer pour autant par une entrée en force. Il continue à attendre, dehors, avec patience ! « Comme insiste l'Amour » !

Quelle différence pour lui quand il est venu frapper à la porte de l'Immaculée ! La réponse de la Vierge Marie a toujours été immédiate quand Dieu s'est invité chez elle, du début à la fin de sa vie.

Mais la bien-aimée est touchée soudain par ce signal de la main. Elle en reçoit comme un coup au coeur, un choc salutaire qui l'arrache à son demi-sommeil et lui donne la force de se lever.Ainsi pour chacun de nous : la grâce de Dieu ne peut entrer en nous que par une faille, un minimum d'ouverture. Le drame des pharisiens, c'est qu'ils n'ont pas de faille. Ils sont trop lisses et imperméables pour mouiller à la grâce.

5. Je me suis donc levée pour aller lui ouvrir, et dans mes mains j'ai ressenti la noble myrrhe ruisselant sur mes doigts qui tenaient le verrou.

Deux interprétations sont possibles, l'une ou l'autre, ou les deux à la foi, à propos du parfum qui coule dans les mains et sur la poignée du verrou : il peut s'agir du parfum du Bien-Aimé ou de celui de la bien-aimée. Le Bien-Aimé a pu laisser cette trace de son passage, et c'est tout ce qui reste de lui. Mais la Bien-aimée aussi peut retrouver à ce moment le parfum qu'elle porte en permanence (le sachet de myrrhe évoqué en 1, 13). La myrrhe peut symboliser les pénitences de l'âme et du corps, les sacrifices, veilles, jeunes, prières qui reviennent à la surface dans l'action de se lever (les mains, symbole de l'action). Quant au parfum de Dieu, et du Christ-époux, il est celui de la création, et celui de la Rédemption : parfum pathétique du Crucifié par amour. Celui qui frappe à la porte laisse, sous forme de parfum, un cri silencieux d'humilité totale.

6. C'est là que j'ai osé ouvrir à mon Epoux, mais lui, tournant le dos, était déjà parti.Hors de moi crie mon âme éprise de sa voix.Quand je l'ai appelé, il n'a pas répondu.

Aucun reproche, aucune plainte de la part de l'Epoux, mais peut-être une réaction plus douloureuse à supporter : la disparition après la présence. Dans la Passion, et spécialement le samedi saint, Dieu se révèle en creux par l'absence, le manque. L'expérience est d'autant plus cuisante que l'on se sent coupable d'avoir repoussé l'offre d'amour. Dans cette grande déception de l'arrachement brutal, Dieu élargit l'espace du coeur humain pour pouvoir revenir d'avantage et tout envahir après les purifications nécessaires.

La bien-aimée est vraiment hors d'elle. Elle réalise maintenant combien elle est liée de l'intérieur, du plus profond de ses entrailles, à la parole incomparable de son Epoux. Et elle ne perd pas une seconde en lamentations inutiles : elle se précipite comme un folle dans la rue pour rechercher Celui qu'elle vient, par sa faute, de laisser repartir.

7. En chemin, j'ai croisé la ronde des vigiles :Ils m'ont frappée, blessée, dépouillée de ma cape, ces gardiens surveillant les remparts de la ville.

Les vigiles prennent la jeune femme pour une coureuse (cf. Bible de Jérusalem, note e ; voir Pr 7, 11-12). Elle se heurte donc aux violences de la ville (Ps 54, 11-12). Elle affronte la solitude, le rejet, l'incompréhension totale. Temps de désolation où elle partage quelque chose de la douleur qui avait conduit le Bien-Aimé jusqu'à sa porte, en pleine nuit.

Le contexte est différent de la première fois (3, 1-4) ; alors elle était d'emblée en union intime avec lui, et elle avait l'initiative. Maintenant elle subit le contrecoup de son refus. Elle semble laissée à ses propres forces, pour éprouver à quel point elle a besoin d'être sauvée, pour l'endurcir aussi dans le combat intérieur et lui donner l'occasion de remporter une victoire sur elle même.

8. Ô je vous en supplie, filles de Jérusalem, si jamais vous trouvez le compagnon que j'aime, que devrez-vous lui dire ? Que je souffre d'amour.

Ainsi, les rôle se renversent ; ce n'est plus l'Epoux qui supplie les filles de Jérusalem, mais la bien-aimée. A travers les intermédiaires, elle cherche à rejoindre celui qu'elle a perdu de vue. Elle ne manque pas de fermeté et d'assurance pour crier sa douleur.

Alors que dans le premier poème elle était malade d'amour au coeur de la rencontre, ici elle vit la même maladie (blessure, meurtrissure) au coeur de l'absence. Sa faute a creusé en elle un nouvel espace d'humiliation, de désir, de ferveur anxieuse, Plus que jamais, elle réalise la gravité extrême de l'amour et elle se dispose à lui être fidèle, coûte que coûte.

Pour cela, il est nécessaire de s'accepter soi-même provisoirement faible, imparfait, défaillant, et de s'offrir sans cesse loyalement aux transformations exigées par l'Amour absolu. Avec la bien-aimée, nous pouvons et nous devons dire au Christ :

«Je souffre, je suis meurtri d'amour car je t'aime et je ne t'aime pas ! Pour t'aimer d'avantage, je dois prendre conscience de mon incapacité à aimer. Je dois me livrer humblement, patiemment, à ta miséricorde inépuisable»

Sur cette voie, sainte Marie-Madeleine nous précède tous.

AUX SOURCES DE L'AMOUR

Pour une homme et une femme qui s'enracinent dans la vie en Christ, leur amour, ils ont à le découvrir, à le renouveler, à lui donner pour chacun le visage de l'autre, et pour tous deux le visage de leurs enfants, mais ils n'ont pas à l'inventer ; il existait avant eux, il les a menés l'un vers l'autre, c'est l'amour de Dieu et de la Terre, de Dieu et de l'humanité, du Christ et de son Eglise. La femme est née, non pas du « sommeil » de l'homme, comme on l'écrit habituellement, mais de son « extase » comme traduit plus justement la vieille bible grecque des Septantes.

De même la mort du Christ sur la Croix est une « extase » qui donne naissance à la nouvelle humanité. Cette « extase » du crucifié est le fondement de tout amour humain. Un véritable amour, même bien loin des frontières apparentes de l'Eglise, retrace sans le savoir ou en le sachant, cette extase. Ne le sait-il pas, alors il s'use, ou la mort l'interrompt, car « il n'y a pas d'amour heureux ». Le sait-il ? Une ascèse s'ouvre, qui consiste à puiser dan l'extase inépuisable du Christ. De son flanc transpercé coulent l'eau du baptème et le sang de l'eucharistie. De la béance de son être torturé jaillit l'Esprit.

Alors, quand l'amour humain semble trahir, il suffit de creuser jusqu'aux nappes intarissables de l'amour divino-humain. A travers le repentir, le pardon, la confiance sans réciprocité du « désert », l'autre soudain nous est rendu, l'émerveillement et la gratitude s'approfondissent, la fidélité devient, dans l'Esprit, accès à la nouveauté : de sorte que se révèle encore et encore entre nous ce « grand mystère », dont le sûr critère, contrairement aux exaltations fugaces de la passion, pourrait être la paix, la joie, la confiance partagée. (OLIVIER CLEMENT)

Le choeur :9. Qu'a donc ton Bien Aimé de plus que tous les autres, toi qui es la plus belle entre toute les femmes ?

Qu'a donc ton Bien Aimé de plus que tous les autres pour que tu nous supplies avec autant de flamme ?

La réponse des filles de Jérusalem est décevante. Elle traduit le scepticisme d'un regard extérieur, celui que tous les mystiques connaissent bien ! Comment, en effet, deviner la richesse et l'intensité de cet amour intérieur, quand on en n'a pas l'expérience ? Peut-être aussi ces questions expriment-elles un mélange d'envie, de dépit, et d'admiration ? Puisqu'elles continuent à désigner la bien-aimée comme « la plus belle entre toutes les femmes », on peut penser que l'ironie apparente cache un désir de recherche spirituelle, une bonne disposition pour se laisser convaincre.

Ainsi dans notre vie chrétienne nous interrogent parfois les incrédules, agnostiques, sceptiques, angoissés....... A nous de savoir être aussi éloquents que la bien-aimée sur les qualités de notre « Epoux ».

Elle :10. Mon Bien-Aimé est limpide, éclatant et vermeil, entre dix mille, unique, il n'a pas son pareil.

Le Christ est le plus beau des enfants des hommes ( Ps 44, 3 ) . Il est tellement unique que sa beauté demeure indescriptible. Bien des saint ont témoigné après des visions directes de sa personne, ou d'une partie de son corps. Saint Jean en tombe foudroyé, comme mort (Ap 1, 17). Sainte Thérèse d'Avila parle d'une beauté qui rend fou ! En méditant sur ces versets du Cantique, nous devons donc garder à l'esprit cette intuition profonde d'un mystère trop éblouissant pour nos pauvres yeux de taupes. Seul l'amour passionné nous donnera accès à quelques unes des splendeurs évoquées symboliquement par l'humble langage des éléments matériels.

Commençons par les couleurs : le blanc et le rouge (vermeil), c'est-à-dire la vérité et l'amour. Clair, limpide, frais, lumineux, comme la

lumière de la chair transfigurée sur le mont Thabor ( Lc 9, 29 ) . Rouge vermeil, comme l'amour qui se donne jusqu'au sang versé.

11. Toute sa tête est d'or, et de l'or le plus pur, ses cheveux sont de palme, aussi noirs qu'un corbeau.

La bien-aimée commence par la tête, pour contempler son époux de haut en bas. Avec elle, cherchons à voir la Sainte Face sans nous perdre pour autant dans les détails secondaires. Deux couleurs sont évoquées : or et noir. L'or est considéré comme le métal le plus précieux. Il recouvrait entièrement l'intérieur du Saint des Saints dans Temple de Salomon. Il couvre le fond des icônes orientales, en signe de la lumière thaborique. C'est l'or pur de l'amour pur. La grâce divine qui vient du Christ est nommée par les anciens grâce « capitale » car il en est la seule tête.

En contrepoint avec l'or de la tête, le noir des cheveux peut nous rappeler l'obscurité du mystère qui demeure pour nous, comme celle qui régnait à l'intérieur du Saint des Saints, entièrement clos et fermé par un rideau. Dans cette obscurité se tient le mystère du Père vers lequel le Christ veut nous conduire par la foi, lui qui est le Fils unique et Bien-Aimé.

12. Et ses yeux clairs sont des colombes au fil de l'eau se baignant dans le lait aux rives du repos.

Ce verset peut nous servir de support pour une méditation très riche sur l'extraordinaire regard du Christ. Bien sur, on y retrouve la colombe, puisque l'Esprit-Saint rempli complètement l'humanité du Christ. Quel devait être ce regard incomparable ? Synthèse parfaite d'amour, de paix, de joie, d'humilité, de patience, de bonté, de douceur, de candeur, de pureté, de maitrise de soi ( Ga 5, 22 ) . Comme il fait bon se laisser regarder par lui, vivre sous son regard ! Mais aussi quelle exigence, quel appel ! Heureux celui qui l'accepte sans réserve au lieu de s'en éloigner tout triste, comme le jeune homme riche (Mc 10, 17-22 ) .

13. Ses joues, plans parfumés ou terrains d'aromates, ses lèvres sont des lys d'où ruisselle la myrrhe.

Avec les joues et les lèvres se présente devant nous la face du Christ. Comment ne pas évoquer alors la mystérieuse image du linceul de Turin ? Ces joues portent la barbe, comme il était normal pour un juif adulte. Barbe parfumée par une onction d'huile, à la manière du grand prêtre Aaron (Ps 132, 3 ) . Mais aussi joues tuméfiées par les coups et sillonnées par le sang : ici le grand prêtre est également la victime

offerte en sacrifice d'agréable odeur.... De même les lèvres qui parlent de la Sagesse éternelle, et qui doivent boire jusqu'au bout la coupe du péché des hommes (voir le symbolisme de la myrrhe).Quelle majesté dans ce visage offert à la vue de tous comme le grand témoin d'un Dieu-Amour, et d'un Amour bafoué !

14. Ses mains, des bulbes d'or sertis de chrysolithes, et son ventre d'ivoire est couvert de saphirs !

Là encore, quelle occasion d'entrer dans une méditation sur les mains du Christ ! Mains du travailleur (charpentier), mains qui guérissent, bénissent, punissent (vendeurs du temple, partagent, sauvent, commandent, mains enchainées par les soldats mains clouées sur la Croix : voilà ses bijoux « des globes d'or sertis de chrysolithes » ! Et sur son bras sont gravés les noms des élus qui ont répondu à son amour fou ( Ct 8, 6 ) .

Son ventre : peut être faut-il y voir ses entrailles de miséricorde, son coeur et ses reins ? Toute cette force « viscérale » qui pousse le Christ dans un amour tellement complet, concret, spontané, excessif.

Faut-il aussi trouver un sens au redoublement des symboles précieux : or – chrysolithe – ivoire – saphir ? Et si à travers ce procédé élémentaire, nous était suggérée la double nature du Christ, divinité – humanité ? De toutes façons, la foi nous conduit à une double lecture contemplative, à tous les niveaux de son mystère : il n'est pas un seul élément humain qui ne traduise pour nous une parole divine ; et pas une parole divine qui ne s'incarne dans la condition humaine (corps et âme).

15. Ses jambes sont bâties en colonnes d'albâtre, et des socles d'or pur en font le piédestal.Il ressemble au Liban dans sa splendeur intacte : à l'exemple des cèdres il n'a pas de rival.

Les jambes comparées aux colonnes d'une statue, signifient la puissance, la solidité et la beauté de l'élan vertical (d'où l'image des

cèdres qui vient après). La beauté virile du Christ s'exprime dans cette stature à la fois élégante et imposante. Parfaite image du Père, on peut s'appuyer sur Lui en toute sécurité, comme sur un rocher ou un arbre bien planté.

On retrouve l'or à trois niveaux du corps : la tête (et la pensée), les mains (et la puissance), les pieds (et la stabilité). Au sommet, au milieu et à la base, la

qualité divine se joint aux membres du corps humain pour en faire des signes sacrés du plus grand Amour, de la plus belle Vérité.

Enfin, la beauté des cèdres du Liban vient compléter celle du pommier déjà rencontrée dans les paroles de la bien-aimée : le pommier pour l'aspect humain et le cèdre pour l'aspect divin ? En tous cas, ici, c'est la majesté royale qui est soulignée, dans la même ligne que l'éloge de la sagesse (cf . Si 24, 13 et tout le chapitre 24 ).

16. Il exprime l'amour, il est la douceur même. Tel et mon Bien-Aimé, il est tout désirable !Tel est bien mon Epoux, filles de Jérusalem.

La beauté du Bien-Aimé vint surtout de l'intérieur et se traduit par son discours, cohérent avec tout son comportement. «Jamais homme n'a parlé comme cet homme» ( Jn 7, 46 ) . Tout parle en lui, tout est parole, tout exprime l'amour, et pas seulement le langage des lèvres évoqué au verset 13. Aucune distance, chez lui, entre discours et actes. C'est la bouleversante authenticité de Celui qui est « doux et humble de coeur ».

Il est donc tout désirable, il comble les aspirations les plus folles du coeur humain assoiffé d'amour. Après avoir parcouru ses nombreuses qualités, dans une analyse qui nourrit la méditation, il est temps de revenir à une vision globale : le regard de la contemplation saisit d'un seul coup la synthèse vivante et miraculeuse de toutes ces qualités, et de ce qui reste impossible à dire, ou même à concevoir.

On comprend alors l'accent de triomphe et de défi qui marque cette conclusion du verset 16. Dans l'évidence de sa vision amoureuse, la bien-aimée témoigne sans appel, et elle en arrive même, pour la première fois dans le texte original, à donner à son Bien-Aimé le titre d'Epoux (cf. Os 2, 18 et Is 54, 5).

SIXIEME POEME

Le Choeur :1. Dans quel endroit a disparu ton Bien-Aimé toi qui es la plus belle entre toutes les femmes, vers quel endroit s'est dirigé ton Bien-Aimé, qu'avec toi nous cherchions celui que tu réclames ?Elle :2. Mon Bien-Aimé est descendu dans son domaine : terrasses embaumées et jardin de délices ; bon pasteur du troupeau qu'aux jardin il promène, il s'avance en faisant la cueillette des lys.3. Je suis à lui, il est à moi Celui que j'aime, le pasteur des agneaux parmi les champs de lys.4. Mon amie, tu es belle à l'égal de Plaisance, et de Jérusalem tu atteints l'élégance : redoutable beauté en ordre de bataille !5. Détourne tes regards, tellement ils m'assaillent !Ta longue chevelure est un troupeau de chèvres ondulant sur les pentes du mon Galaad6. Tes dents sont des brebis montant de la baignade bien rangées deux par deux ; chacune a sa jumelle7. Tes deux joues sous ton voile ont des airs de grenade.8. Voilà soixante reines et quatre vint compagnes.Et quant aux jeunes filles, elles sont innombrables !9. Unique est ma colombe, unique est ma parfaite !Et pour sa mère aussi elle est la préférée, l'unique magesté que tout le monde fête ; les filles qui l'ont vue ont béni son bonheur, reines et concubines ont loué sa valeur.10. «Qui donc s'élève ainsi, montant comme l'aurore, belle comme la lune en sa robe d'argent, aussi radieuse qu'un soleil éblouissant, redoutable beauté en ordre de bataille ?»Elle11. Je venais de descendre au jardin des noyers, pour observer la vie qui germe du torrent, pour savoir si la vigne a déjà bourgeonné, et si les grenadiers se font étincelants.12. Mon coeur, dans l'inconnu, a fait de moi, soudain, une arche consacrée à l'Amour souverain ! Au-delà du savoir, mon désir insondable m'a jeté soudain sur les chars d'Amminadab !

Le Choeur :1. Dans quel endroit a disparu ton Bien-Aimé toi qui es la plus belle entre toutes les femmes, vers quel endroit s'est dirigé ton Bien-Aimé, qu'avec toi nous cherchions celui que tu réclames ?

Du coup, les filles de Jérusalem semblent tellement convaincues qu'elles changent de ton. Leur intérêt s'éveille, sans doute par contagion, après ce fervent plaidoyer. Elles sont entrainées à leur tour vers le Bien-Aimé. Ainsi Israël, ainsi l'Eglise du Christ aujourd'hui : pour peu que se lèvent des âmes rayonnantes de joie dans l'amour du Christ, elles attirent vers Dieu beaucoup d'autres âmes en quête de la

Vérité. La beauté du Christ se révèle alors dans le visage de son Epouse comme en un miroir, et celle-ci devient «lumière des nations».

Elle :2. Mon Bien-Aimé est descendu dans son domaine : terrasses embaumées et jardin de délices ; bon pasteur du troupeau qu'aux jardin il promène, il s'avance en faisant la cueillette des lys.

Il n'était pas nécessaire de rechercher le Bien-Aimé parmi les rues et les places de la ville ! En fait, il réside, de préférence, dans l'âme qui est comme un jardin bien irrigué (Jr 31, 12). L'humilité du royal et splendide Epoux le fait descendre volontiers dans son jardin spirituel. Sous les traits de ce jardinier mystérieux, il se donne à l'intimité du coeur, comme à Marie-Madeleine au matin de la résurrection.Mais il n'en reste pas à une rencontre purement individuelle. Il est aussi le Bon Pasteur de tout le troupeau parmi les jardins (au pluriel). Non seulement il unifie l'être intérieur mais il unifie aussi, par l'intérieur, tous les êtres qui veulent bien recevoir sa visite. Intimité et universalisme sont pour lui totalement inséparables.

3. Je suis à lui, il est à moi Celui que j'aime, le pasteur des agneaux parmi les champs de lys.

Cette fois, c'est elle qui prend l'initiative de se donner, contrairement à la rencontre analogue du Chapitre 2, verset 16. Après la « rupture » dramatique, c'est le moment du retour total. Dans l'alliance retrouvée, le couple est maintenant soudé, stable, confirmé en amour. Il va pouvoir présenter, dans le cinquième poème, une image glorieuse de l'union. La réciprocité complète va s'élever au niveau du modèle indépassable : l'accord extraordinaire et unique entre Jésus et Marie, le nouvel Adam et la nouvelle Eve.

4. Mon amie, tu es belle à l'égal de Plaisance, et de Jérusalem tu atteints l'élégance : redoutable beauté en ordre de bataille !

Dans ce cinquième poème, l'Epouse apparaît toujours aussi passionnée, mais murie, unifiée, stabilisée, confirmée en amour. Elle représente la maturité chrétienne de ceux que Paul appelle « les parfaits », autrement dit les adultes dans le Christ. A plus forte raison,

la perfection de la Vierge Marie elle-même.

Voici que soudain l'Epoux prend la parole pour faire l'éloge de sa bien-aimée. Il commence par la comparer à deux villes : Tirça (qui signifie Plaisance) et Jérusalem (la ville de la Paix) . Ce sont les capitales du Nord et du Sud au moment du schisme de 931 (1 R 14, 17) . Ainsi il voit en sa bien-aimée non seulement la solidité d'une ville forte, mais aussi l'union possible entre les deux camps séparés par les péripéties de l'histoire. Nous retrouverons un peu plus loin ce thème de l'unité dans une image encore plus éloquente et originale.

La beauté de l'Epouse atteint une telle consistance qu'elle est même «redoutable comme une armée rangée en bataille». (traduction littérale).

Au milieu d'un monde déchiré par la violence, elle s'avance comme une puissance miraculeuse de paix, capable de déclarer la guerre à la guerre ! Telle est la vraie mission de l'Eglise et de tout disciple du Christ. Telle est la grâce incomparable de la Vierge Marie, Reine de la Paix.

5. Détourne tes regards, tellement ils m'assaillent !

Le regard de l'épouse est devenu bouleversant pour son Epoux. Il traduit l'ardeur presque insoutenable d'un amour purifié par les épreuves et capable de répondre dans un esprit de totale réciprocité. C'est bien le dessein de Dieu de nous hisser peu à peu à ce niveau, si nous collaborons à la grâce continuellement offerte, Vient alors le temps de la grande harmonie, sans ombre, sans obstacle. Chaque partenaire en est touché au plus profond de lui-même. Mais c'est celui qui aime le plus qui demeure le plus dépendant. Comme des parents admirent dans leur petit enfant une lumière stupéfiante qui les rejoint à partir d'un monde étrange auquel ils auraient à peine osé rêver !

Ici, on dirait que le Christ regarde son Eglise de la même manière, au point de se laisser envahir par une émotion irrésistible ! Et il demande grâce, pour avoir le temps de s'en remettre !

Ta longue chevelure est un troupeau de chèvres ondulant sur les pentes du mon Galaad6. Tes dents sont des brebis montant de la baignade bien rangées deux par deux ; chacune a sa jumelle7. Tes deux joues sous ton voile ont des airs de grenade.

On retrouve ici les mêmes images qu'au troisième poème. Pourtant, il ne s'agit pas d'une répétition pure et simple. L'effet de surprise consiste justement de la part de l'Epoux, à reprendre son chant de

noces comme si de rien n'était, après la brouille du quatrième poème. Sans allusion au passé, sans explication, il fait comprendre que rien n'est changé. Il renoue avec sa bien-aimée, en ne voyant que sa vigueur présente. Son merveilleux amour de charité «ne comptabilise pas le mal» (1 Cor 13, 5).Et le thème marial peut maintenant dominer la suite du Cantique.

8. Voilà soixante reines et quatre vint compagnes.Et quant aux jeunes filles, elles sont innombrables !9. Unique est ma colombe, unique est ma parfaite !Et pour sa mère aussi elle est la préférée, l'unique magesté que tout le monde fête ; les filles qui l'ont vue ont béni son bonheur, reines et concubines ont loué sa valeur.

De même que le Bien-Aimé était l'Unique entre dix mille, la bien-aimée se distingue entre toutes les femmes. L'image du harem de Salomon vient, en passant, rappeler les moeurs les plus anciennes ! Mais elle est aussitôt écartée pour laisser la place à l'affirmation essentielle : « Unique est ma colombe, unique est ma parfaite ».

Le regard de Dieu sur les hommes est celui du Père qui donne son Fils unique pour le salut de tous. Chaque être humain est aimé d'un amour unique, comme s'il était le seul. Dieu ne compte pas des numéros dans la masse anonyme de l'Humanité abstraite. Il accueille et accepte chacun selon son prénom, sa vocation propre, sa dignité personnelle. Le signe en est le mystère historique de l'élection : Israël est choisi entre tous les peuples et traité de manière unique. L'Eglise ensuite est appelée à une mission sacerdotale en faveur des multitudes, sans limites de temps, d'espace, de culture.

La Vierge Marie manifeste plus que toute autre personne ce mystère d'un amour toujours préférentiel. Elle est choisie et bénie entre toutes les femmes. Toutes reconnaissent en elle le comble du bonheur, le sommet de la sainteté, le témoignage du plus grand amour possible dans une simple créature. Ce passage du Cantique lui convient tout particulièrement. Il fait écho à cette parole du magnificat « Toutes les générations me diront bienheureuse. »

Nous sommes invités, chacun selon ses dons et l'appel de Dieu, à répondre comme Marie à l'amour de l'Unique. Exigence extrême qui exclut d'avance la médiocrité, les distractions, les petites et grandes trahisons.

10. «Qui donc s'élève ainsi, montant comme l'aurore, belle comme la lune en sa robe d'argent, aussi radieuse qu'un

soleil éblouissant, redoutable beauté en ordre de bataille ?»

La question pourrait être posée aussi bien par le choeur que par le Bien-Aimé. Elle marque de nouveau un étonnement, une stupeur devant l'incroyable beauté de cette femme. En lien avec la vision de saint Jean dans le Chapitre 12 de l'Apocalypse, ces symbole expriment l'accomplissement du dessin de Dieu à travers la révélation progressive de l'Epouse bien-aimée (inséparablement l'Eglise et la Vierge Marie.

La question doit rester sans réponse pour souligner que le plus important reste encore à découvrir. Les plus grandes merveilles de Dieu sont cachées dans l'intérieur de cet être éblouissant. Ce que l'on perçoit se résume à quelques traits : l'aurore du salut sur la nuit du monde livré au règne du péché et de la mort : le couronnement et l'apothéose de l'univers symbolisé par la lune ; comme le rayonnement du soleil en plein midi ; la puissance invincible de la Femme dans la grande bataille spirituelle déclenchée par toutes les forces du mal.(cf. Le protévangile annonçant que la Femme atteinte au talon, écraserait la tête du serpent dans le mystère de sa maternité – sa descendance : (Gn 3, 15)

L'ULTIME BEAUTE

Il nous faut retrouver l'ultime beauté, celle qu'apportent, que portent les souffles et les feux de l'Esprit. Car l'Esprit est « l'hypostase de la beauté ». L'ultime beauté, c'est celle du visage de Dieu en l'homme, l'icône du Ressuscité, et celles des visages des hommes en Dieu, les icônes des ressuscités. C'est dans l'espace de la divino-humanité, espace même de l'Esprit, « le buisson ardent » de la terre unie au ciel. Dans l'Esprit de beauté, Dieu sort, n quelque sorte, de Lui-même -la beauté est l'extase de Dieu- et la terre, elle aussi, s'ouvre et fait fleurir le paradis. De sorte que rien n'est profane, ni sacré non plus, au sens d'une enceinte séparée, protectrice ; tout se situe dans le combat du profané et du sanctifié.

L'ultime beauté est inséparable d'un amour créateur : en déchiffrant ce que les Pères nomment « la bible du monde », en décelant dans les choses les paroles du Verbe et dans tant du visages trahis la chance inaliénable de l'icône, l'homme se crée comme personne en communion et collabore à la transfiguration de la terre (Olivier CLEMENT «Le visage intérieur»).

Elle11. Je venais de descendre au jardin des noyers, pour

observer la vie qui germe du torrent, pour savoir si la vigne a déjà bourgeonné, et si les grenadiers se font étincelants.

Nous arrivons aux versets du Cantique les plus difficiles à interpréter. Les exégètes se demandent s'ils concernent l'Epouse ou l'Epoux. La plupart aujourd'hui choisissent l'Epoux, car ils ne voient pas comment l'Epouse peut descendre juste après être montée comme un astre dans le ciel ! Chouraqui au contraire met ces paroles dans la bouche de l'Epouse. De même Tournay, dans sa remarquable étude consacrée à quelques aspects du Cantique des Cantiques. En prenant partie pour cette dernière interprétation, il me semble possible également de proposer la première, dans la mesure ou les deux ne sont pas incompatibles, mais plutôt complémentaires. Dans les passages les plus obscurs de la Bible, il n'est pas exclu que l'énigme textuelle ait aussi un sens providentiel : à travers les contingences de l'écriture et de la traduction Dieu peut encore faire passer un message à plusieurs sens !

Elle : elle n'est montée si haut dans le ciel des valeurs que parce qu'elle est descendue au plus bas, avec son Fils-Epoux. Elle s'ignore elle-même comme digne de quoi que ce soit. Fine fleur d'Israël, elle attendait et guettait chaque jour les signes du Messie à venir. Elle était prête à l'accueillir dans la maturité d'un oui sans réserve.

Lui : Le Bien-Aimé descend vers notre terre pour y faire sa demeure Il guette le renouveau du printemps spirituel (comme en 2. 9). Il le reconnaît en Israël et spécialement en Marie la toute sainte, comblée de grâce. Il voit que le moment arrive où il pourra être dignement accueilli.

12. Mon coeur, dans l'inconnu, a fait de moi, soudain, une arche consacrée à l'Amour souverain ! Au-delà du savoir, mon désir insondable m'a jeté soudain sur les chars d'Amminadab !

La difficulté d'interprétation se concentre surtout sur ce verset, car il est reconnu comme intraduisible. A tel point que la Bible d'Osty se contente des premiers mots avec points de suspension : « Je ne sais... » ! Les autres bibles proposent diverses solutions à partir d'hypothèses sur l'énigme de l'hébreu. (Il n'a jamais été aussi justifié de dire : c'est de l'hébreu !!) Il me semble utile de continuer ici dans la même ligne que le verset précédent : privilégier une solution, mais en présenter d'autres comme complémentaires. Ainsi se dégagera l'espace du mystère, au-delà des mots. Tout se passe comme si notre boussole s'affolait à l'approche du pôle autour duquel tourne tout le Cantique : l'incarnation du Verbe au milieu des hommes.Deux lignes d'interprétation, elles-mêmes dédoublées selon le sens donné au dernier mot du verset (le fameux Amminadab ou

Amminadîb) :

Elle : selon la traduction donnée ci-dessus, la bien-aimée fait l'expérience d'un moment indicible, où elle ne sait pas très bien ce qui lui arrive.

Elle sent un mouvement irrésistible de son être (son coeur) qui la transforme radicalement en un être nouveau. Dans le texte original, on peut traduire : «Il a fait de moi les charriots d'Amminadîb» (Tournay). Allusion qui renvoie aux charriots tirant successivement l'Arche d'Alliance, aux jours de sa translation (1 Sam 6, 7 ; 2 Sam 6, 3). Finalement, en s'appuyant sur d'autres détails d'exégèse, on en arrive au sens le plus profond : la bien-aimée accepte l'offre divine (Fiat, « oui ») et elle devient immédiatement l'Arche de sa présence pour le peuple tout entier.

Si l'on veut rejoindre une autre interprétation traditionnelle (celle de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse de Lisieux, à la suite de bien d'autres mystiques), il faudrait faire dire à la bien-aimée :Mon âme, secouée d'assauts insaisissables, affronte le fracas des chars d'Amminadab !

Dans cette hypothèse, qui n'est plus retenue, il faudrait ajouter à l'évènement de l'Annonciation celui d'un combat qui commence contre le Prince de ce monde (comme dans Ap 12 au moment de la naissance de l'Enfant).Ce qui est attribué à Marie l'est aussi, toutes proportions gardée, à chaque chrétien : la vocation est toujours une annonciation et une consécration à l'Amour souverain.

Lui : du côté de l'Epoux, il s'agit du même événement. Dans le non-savoir » d'un abaissement inimaginable (kénose de Ph 2, 6), le Fils éternel est soudain projeté au coeur de l'humanité pour en prendre la tête à partir de sa double filiation divine et humaine. Le verset alors peut se lire de cette manière :

Au-delà du savoir, je suis jeté soudain sur les chars de mon peuple en prince souverain

Si on veut garder tel quel le terme final du verset, on obtient un sens très voisin :

Au-delà du savoir, mon désir insondable m'a jeté soudain sur les chars d'Amminadab !

Mais sachons reconnaître que l'énigme demeure en grande partie. Elle nous fait pressentir la nécessité d'arrêter le jeu des raisonnements et

des hypothèses pour nous incliner humblement et adorer l'Au-delà de tout, ce « je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue».

SEPTIEME POEME

Le choeur1. Surtout, reviens, reviens, ô toi, «comblée de Paix», reviens, reviens, que nous puissions te voir vraiment.- Que voyez-vous en regardant «Comblée de Paix» ?- Nous contemplons enfin la ronde des deux camps !2. Si gracieux sons tes pas en sandales, ô princesse !La courbe de ta jambe épouse la justesse d'un calice parfait créé par un artiste.3. Ton nombril évasé donne un vin qui ruisselle, ton ventre est un monceau de blé cerné de lys.4. Tes deux seins, les deux faons, jumeaux d'une gazelle.5. Ton cou a la splendeur d'une tour en ivoire.Les basins de Hesbôn reflètent ton regard, tes yeux ouverts devant la porte Universelle.Ton nez dans sa noblesse et l'élan de sa grâce est la tour du Liban postée devant Damas.6. Ta tête sur ton corps est comme le Carmel.Ta belle chevelure a des reflets de pourpre, un roi y est captif, prisonnier de se boucles.Lui :7. Vraiment, que tu es belle, admirable et touchante ! Ô charmes de l'amour, délices qui m'enchantent !8.Tu ressembles au palmier en sa taille élancée ;9. Tes seins en sont les grappes. Et moi j'ai déclaré : «En montant au palmier, j'en saisirai les fruits«Que tes seins soient pour moi des grappes de raisin, que ton haleine embaume en un parfum de pomme.10. Que les mots dans ta bouche aient le goût du bon vin».Elle :Ce bon vin va tout droit jusqu'à mon Bien-Aimé, comme il coule en tremblant des lèvres endormies.11. Je suis dans l'abandon, toute à mon Bien-Aimé, il incline vers moi, l'élan de son désir.12. Ô viens mon Bien-Aimé, partons à la campagne, et nous irons passer la nuit dans les villages13. levés de bon matin, nous irons dans les vignes voir si la vie bourgeonne à l'ombre des cépages, si tout fleurit, si les grenades ont bien mûri.Là je te donnerai tout l'amour de mon coeur.14. On sent les mandragores exhalant leur senteur, à portée de nos mains les trésors sont donnés, les anciens, les nouveaux, tous les fruits les meilleurs : je les ai réservés pour toi, mon Bien-Aimé.

Le choeur1. Surtout, reviens, reviens, ô toi, «comblée de Paix»,

reviens, reviens, que nous puissions te voir vraiment.- Que voyez-vous en regardant «Comblée de Paix» ?- Nous contemplons enfin la ronde des deux camps !

La bien-aimée reçoit ici un nom, pour la première fois : la Sulamite, ce qui veut dire « la pacifiée » ou « la pacifique » (Comblée de Paix fait encore mieux sentir l'analogie mariale avec « comblée de grâce »).

Où est-elle partie pour que le choeur la supplie quatre fois de revenir ? Soit au plus haut des Cieux, dans son mouvement ascendant, soit au plus profond de l'abîme, dans sa descente d'humilité suprême. Des deux côtés elle semble inaccessible au regard humain ordinaire. Il faut, en quelque sorte un appel spécial, une grâce particulière, pour que le choeur d'en haut (les anges) ou le choeur d'en bas (les hommes) puisse l'approcher ou la contempler à loisir. Dans l'histoire, Dieu a ménagé une progression pour révéler sa mère de plus en plus, après l'avoir cachée soigneusement à l'Ombre du Fils. Dans l'éternité, il a fallut attendre le jour de l'Assomption pour que les anges du ciel reçoivent leur Reine chez eux !

Que pouvons-nous contempler en Marie, et en la sainte Eglise dont elle est le type idéal ? Nous contemplons la Paix divine offerte à tous ceux qui l'attendent avec impatience : la ronde des deux camps, l'harmonie des contraires, la réconciliation des opposés. C'est la même image que celle du début du poème : les deux villes unies en une seule personne. Le coeur à coeur de Marie avec le Fils incarné. Prince de la Paix, constitue l'axe central autour duquel tournent les mondes. Tout recherche contemplative aboutit à ce lien privilégié pour y découvrir la clef de toutes les énigmes. Là est le vrai repos, le triomphe de la Paix définitive.

2. Si gracieux sons tes pas en sandales, ô princesse !La courbe de ta jambe épouse la justesse d'un calice parfait créé par un artiste.

La description de l'épouse suppose la réponse à la question posée plus haut.Elle est bien revenue, elle est là sous nos yeux, assez humaine et accessible pour être contemplée à loisir. Ses qualités physique sont détaillées de bas en haut, comme s'il fallait remonter vers le Christ qui est la tête, le sommet du Corps mystique (voir Ep 4, 13 15-16 ; 1 Cor 12). Le corps entier se contruit de manière à grandir, par le dynamisme de de l'Esprit, vers sa Tête, le Christ, de qui il reçoit toute sa plénitude.

La bien-aimée est princesse (fille de Prince), liée au Prince de la Paix.

Ses pieds et ses jambes en mouvement (sans doute la danse), montrent la beauté spirituelle du zèle à annoncer l'Evangile de la Paix (Ep 6, 15), et à louer joyeusement son Dieu par la danse.

3. Ton nombril évasé donne un vin qui ruisselle, ton ventre est un monceau de blé cerné de lys.

La description physique semble de plus en plus risquée ! Pourtant elle reste dans un style très pur, très sobre, sans complaisance. «Tout est pur pour les purs», dit saint Paul (Tt 1, 15). C'est bien dans ce genre de verset que le lecteur du Cantique doit faire la preuve qu'il est vraiment pur

Quant au symbolisme, l'essentiel se résume en ceci : la fécondité inépuisable de l'épouse ; fécondité spirituelle et universelle ; fécondité puisée dans l'eucharistie (le vin et le blé) au coeur de l'Eglise-Epouse (voir Jn 15, 5 et l'image christologique de la vigne). Le thème est valable pour toute âme fidèle.

Pour Marie, Jésus est « le fruit de ses entrailles ». Elle l'engendre physiquement et spirituellement. Elle nous apprend à l'enfanter à notre tour spirituellement. C'est la condition de notre fécondité dans tous les domaines.

4. Tes deux seins, les deux faons, jumeaux d'une gazelle.

Avec les deux seins comparés à deux jumeaux de gazelle, revient pour la troisième fois le thème de l'unité à partir d'une dualité. De nouveau, les deux «camps» sont appelés à s'unir dans la paix de l'harmonie retrouvée. Les deux morceaux d'Israël divisé (Nord et Sud) symbolisent ainsi toutes les autres déchirures de l'Eglise et de l'humanité : entre intégristes et progressistes, concitoyens et étrangers, hommes et femmes, Orient et Occident, etc.

5. Ton cou a la splendeur d'une tour en ivoire.Les basins de Hesbôn reflètent ton regard, tes yeux ouverts devant la porte Universelle.Ton nez dans sa noblesse et l'élan de sa grâce est la tour du Liban postée devant Damas.

Le cou : au verset 4 du chapitre 4, il s'agissait d'un cou vigoureux, comme « la tour de David ». Avec l'image de la tour en ivoire (mieux que « tour d'ivoire » qui a un sens symbolique spécial !) on pense plutôt à la belle forme, à la richesse, à l'éclat.

Les yeux : ils sont le miroir de l'âme et ils reflètent le ciel de Dieu ( cf. 2 Co 3, 18). Pureté, transparence, ouverture totale sur les

multitudes, sans aucune étroitesse (la porte de Bat-Rabbim = des Multitudes).

Le nez : une seule indication dans le texte littéral : « La tour du Liban posté en sentinelle devant Damas ». Symbole de vigilance, de défi à l'ennemi. Le flair spirituel n'est autre que le discernement des esprits !

6. Ta tête sur ton corps est comme le Carmel.Ta belle chevelure a des reflets de pourpre, un roi y est captif, prisonnier de se boucles.

La tête : le mont Carmel est imposant et glorieux. Il domine la terre de Palestine, au bord de la mer. C'est la montagne du prophète Elie, et après lui de toute une tradition contemplative (d'où vient l'ordre religieux du Carmel). La tête de la bien-aimée a donc à la fois la majesté de cette montagne et la hauteur de vision contemplative dont elle est devenue le symbole.La chevelure : les reflets du soleil lui donnent une couleur pourpre. On peut y discerner les jeux de la lumière divine : gloire et sagesse d'amour puisées dans la haute communion trinitaire...Le roi captif : on remarque surtout ce roi prisonnier de ses boucles ! Bien sur, il s'agit de Dieu, du Bien-Aimé royal, qui se laisse toucher par sa petite créature au point de se lier à elle. Oui, la miséricorde de Dieu est tellement grande qu'elle donne valeur à notre pauvre amour. Quand celui-ci est bien transformé par la grâce sanctifiante, il accède à une qualité divine. Dieu alors demeure pris par un cheveu, il devient prisonnier de la toute puissance qu'il a déléguée généreusement à sa bien-aimée. Son plaisir le plus royal n'est pas de dominer mais de servir. Personne ne peut le vaincre en humilité et en fidélité à son attachement.

Lui :7. Vraiment, que tu es belle, admirable et touchante ! Ô charmes de l'amour, délices qui m'enchantent !

Maintenant, c'est l'Epoux qui reprend la parole. Il est débordant d'admiration, d'enthousiasme, à la vue de son amie. Aucun reproche, pas le moindre conseil, pas la moindre remarque. Tout son discours se consacre à louer la beauté de celle qu'il aime. C'est vraiment la sagesse qui prend ses délices avec les enfants des hommes (Pr 8, 31). C'est la pure jouissance de l'amour réciproque.

8.Tu ressembles au palmier en sa taille élancée ;9. Tes seins en sont les grappes. Et moi j'ai déclaré : «En montant au palmier, j'en saisirai les fruits«Que tes seins soient pour moi des grappes de raisin, que

ton haleine embaume en un parfum de pomme.

Le symbole du palmier est classique, dans la poésie orientale, pour louer la beauté et la fécondité de la femme. Trois femmes dans la Bible portent ce nom de Tamar (= palmier). Avec l'image des seins, le passage est un des plus osés du Cantique. Mais là encore le style est d'une

grande candeur, d'une absolue simplicité. Heureux les coeurs purs qui sauront dépasser le premier étonnement pour cueillir le fruit spirituel au-delà des images !

Rappelons nous que la bien-aimée est à la fois l'Eglise, l'âme individuelle, et souvent aussi la Vierge Marie. De la part du Bien-Aimé Jésus-Christ, monter au palmier peut signifier l'ascension de l'amour à partir de la position la plus humble. Lorsque le Verbe éternel se fait petit enfant, il accepte de mener sa vie comme une croissance vers un sommet. Son itinéraire va de la crèche à la croix à la Résurrection-Ascension.

Dans la situation de l'enfance, Jésus est le tout petit qui monte vers les seins de sa mère, et qui doit se nourrir d'elle ! L'image du Cantique est alors très parlante littéralement !

Dans la situation de la Croix, Jésus se trouve face à l'Arbre de Vie devenu l'arbre du sacrifice suprême. Monter sur la Croix n'a rien d'une recherche de plaisir ! Pourtant, le Sauveur du monde sait qu'il doit embrasser l'Eglise et l'humanité, son Epouse en vivant jusqu'au bout ces noces sanglantes. Il a hâte d'en atteindre le sommet. Il convoite, comme le fruit le plus désirable, l'offrande de sa vie pour le salut du monde. Et il annonce à l'avance :

Moi, quand je serai élevé de terre, j'ordonnerai toute l'humanité par rapport à moi

(«Je polariserai, j'attirerai, j'aimanterai tout de manière à obliger les hommes à passer par moi, s'ils veulent être sauvés» : c'est le sens de Jean 12, 32 ; et non pas «Je sauverai effectivement tous les hommes»)

«Que tes seins soient pour moi des grappes de raisin, que ton haleine embaume en un parfum de pomme.10. Que les mots dans ta bouche aient le goût du bon vin».

Arrivé au but, le Christ-Epoux attend la réponse d'amour de l'humanité. Il l'attend d'abord de son Epouse, par excellence, l'Eglise

(et Marie en elle). C'est pourquoi il crie du haut de la Croix « J'ai soif ». Cette réponse est suggérée ici par les seins de la bien-aimée (qui deviennent des grappes de raisin !), par son haleine (au parfum de pomme du Bien-Aimé), et finalement par ses mots d'amour eux-mêmes (comparés à du bon vin).

Elle :Ce bon vin va tout droit jusqu'à mon Bien-Aimé, comme il coule en tremblant des lèvres endormies.

11. Je suis dans l'abandon, toute à mon Bien-Aimé, il incline vers moi, l'élan de son désir.

La bien-aimée répond aussitôt dans le même langage. La communication entre les deux est parfaite. C'est un coeur à coeur continuel, qui se prolonge dans le sommeil. L'Esprit-Saint fait passer le courant d'amour brûlant, lumineux, enivrant (Rm 5, 5). Les deux souffles respirent en un seul mouvement de flux et de reflux. Parfaite transparence d'une relation authentique.

Chacun est tout donné à l'autre. Et la bien-aimée prend d'avantage conscience du désir intense de son Epoux.

Dans l'expérience contemplative de la prière continuelle et du service fraternel, on progresse de jour en jour vers cette révélation bouleversante déjà soulignée à plusieurs reprises (comme en 7, 6) ; le désir de Dieu est plus fort que tout autre désir humain. Dieu est à nos pieds comme un mendiant d'amour. Folie incompréhensible pour notre raison trop limitée. Comme le regrette SAINTE THERESE D'AVILA quand elle parle des âmes qui en restent aux «troisièmes demeures» :

Elles sont en possession de leur raison. L'amour ne les fait pas encore déraisonner

LE DON TOTAL

La sexualité par laquelle l'homme et la femme se donnent l'un à l'autre par les actes propres et exclusifs des époux, n'est pas quelque chose de purement biologique, mais concerne la personne humaine dans ce qu'elle a de plus intime. Elle ne se réalise de façon véritablement humaine que si elle est partie intégrante de l'amour dans lequel l'homme et la femme s'engagent entièrement vis-à-vis de l'autre jusqu'à la mort.

La donation physique totale serait un mensonge si elle n'était pas le

signe et le fruit d'une donation personnelle totale, dans laquelle toute la personne, jusqu'en sa dimension temporelle, est présente. Si on se réserve quoi que ce soit, ou la possibilité d'en décider autrement pour l'avenir, cela cesse déjà d'être un don total. (Jean-Paul II Familiaris consortio n°11)

12. Ô viens mon Bien-Aimé, partons à la campagne, et nous irons passer la nuit dans les villages13. levés de bon matin, nous irons dans les vignes voir si la vie bourgeonne à l'ombre des cépages, si tout fleurit, si les grenades ont bien mûri.Là je te donnerai tout l'amour de mon coeur.

La bien-aimée maintenant est complètement libérée. Elle prend l'initiative d'inviter son Epoux en disant « viens » et « nous » pour la première fois ! Elle ose exprimer son désir en toute confiance, certaine d'être exaucée. En reprenant l'image du printemps, elle montre qu'elle a bien compris l'appel à sortir dehors, tel qu'elle l'avait reçu au deuxième poème.

Il ne s'agit plus de la première Pâques, où il fallait sortir, en pleine nuit, de la grande captivité égyptienne pour se lancer dans l'aventure de l'Exode. Ni de la conversion personnelle, qui est un exode quotidien. Il s'agirait plutôt du dernier exode, le passage définitif de la terre au ciel.

La nuit est avancée, le jour est tout proche (Rm 13, 12)

Plus le temps passe et plus le désir de l'Epouse se tourne vers le grand Jour d'éternité : retour du Bien-Aimé à la fin des temps, rencontre personnelle du Ressuscité au-delà de la mort individuelle. L'Eglise-Epouse avance dans l'histoire des hommes en scrutant les signes de la Parousie, et son cri ne cesse de retentir comme une imploration de plus en plus pressante :

Marana tha ! Ô viens, Seigneur Jésus (Ap 22, 20)

14. On sent les mandragores exhalant leur senteur, à portée de nos mains les trésors sont donnés, les anciens, les nouveaux, tous les fruits les meilleurs : je les ai réservés pour toi, mon Bien-Aimé.

Les mandragores passaient pour avoir la double propriété d'exciter l'amour et de donner la fécondité. On voit bien ici que l'amour mutuel de l'Epoux et de

l'Epouse est doué d'une admirable fécondité. Il se déploie en de multiples fruits, plus excellents les uns que les autres. Les fruits spirituels sont toujours dans la ligne de la sainteté, du salut éternel, de l'unité et de la paix entre les hommes.

En distinguant les anciens et les nouveaux, on peut penser à bien des binômes que nous rencontrons si souvent dans la Vérité révélée : l'amer et le savoureux, l'Ancienne Alliance et la Nouvelle Alliance, le temps et l'éternité, la nature et la grâce, etc. Dieu sait faire du nouveau sans rien perdre de l'ancien.

Pour celui ou celle qui se consacre, comme la bien-aimée, en réservant tous ses fruits pour son Dieu (fin du verset), tout prend un sens dans sa vie. Les plus petites choses, les heures qui paraissent perdues ou inutiles, les actes ou les paroles les plus ordinaires, les souffrances incompréhensibles : tout se transforme en pur amour et porte un fruit d'éternité.

HUITIEME POEME

1. Qui pourrait te donner à moi en tant que frère, allaité comme moi par le sein de ma mère !Te rencontrant dehors je pourrais t'embrasser, sans que pèsent sur moi les regards méprisants.2. Je vais t'accompagner au logis de ma mère et tu m'initieras par ton enseignement.Tu pourras savourer mon vin si capiteux, ma liqueur de grenade au goût si somptueux.3. Sous ma tête, à présent, son bras gauche me tient, tandis que son bras droit toute entière m'étreint.4. Ô je vous en supplie, filles de Jérusalem : surtout n'éveillez pas la compagne que j'aime, ne la réveillez pas avant qu'elle y consente !Le choeur :5. Quelle est cette inconnue qui monte du désert, cette épouse appuyée sur son Epoux très cher ?Lui :Sous l'antique pommier, c'est moi qui te réveille, Là même où te conçut celle qui t'enfanta.6. Pose-moi sur ton coeur comme un sceau sans pareil, grave-moi pour toujours comme un sceau sur ton bras !Oui, l'Amour est si fort qu'il résiste à la mort ; Son ardeur inflexible a son ombre aux Enfers.Ses éclairs, ses flambées, fusent en traits de feu flamme et fulguration, c'est l'incendie de Dieu.7. Toutes les grandes eaux des fleuves et des mers ne pourront submerger ni éteindre l'Amour ! Qui voudrait pour l'Amour payer un certain prix ne pourrait mériter qu'un immense mépris !

EPILOGUE

1. Qui pourrait te donner à moi en tant que frère, allaité comme moi par le sein de ma mère !Te rencontrant dehors je pourrais t'embrasser, sans que pèsent sur moi les regards méprisants.

Quel étonnement, après des monuments si harmonieux, d'entendre ce soupir de la bien-aimée ! On a l'impression de revenir en arrière. Pourquoi donc désirer cette relation fraternelle avec son Epoux, et se soucier de pouvoir l'embrasser dans la rue sans braver le mépris des « gens honnêtes ?

Voici quelque éléments de réponse :

- les moeurs orientales ne permettaient pas à une épouse de donner des marqes publiques d'affection ; elles les acceptaient davantage

entre frère et soeur ;

- l'épouse demeure très consciente de son infériorité par rapport à son Epoux divin ;- bien qu'elle ait déjà invité son Epoux à venir chez sa mère pour lui donner une nouvelle naissance (3, 4), elle n'est pas encore satisfaite ; elle demande autre chose, avec une audace inouïe : que son Epoux naisse lui-même à son humanité à elle !

Cela nous replace d'un coup avant l'Incarnation du Verbe, dans le désir profond d'Israël attendant le Messie. L'amante aspire à franchir toute la distance entre l'humain et le divin pour que les deux soient « de même nature » ! Et il se trouve que Dieu a voulu combler cette attente en prenant la nature humaine et en naissant d'une mère.

Comme le dit justement SAINT IRENEE :

Dieu s'est fait cela même que nous sommes, pour faire de nous cela même qu'il est (Contre les hérésies V)

Du coup, non seulement le rêve de l'amante se réalise, mais aussi l'adoption filiale aboutit à nous rendre

participants de la nature divine (2 P 1, 4)

sans nous arracher à notre nature humaine. Il y a bien union parfaite entre l'humain et le divin grâce à la Personne du Christ assumant les deux nature. Et nous devenons «par grâce» ce qu'il est «par nature» :

Là où je suis, vous serez vous aussi (Jn 14, 3).

Appuyés sur une telle réciprocité qui égalise au maximum les deux partenaires, malgré l'infinie distance qui les sépare naturellement, la bien-aimée peut sortir dans la rue et témoigner sans crainte. Ceux qui la verront pourront dire, comme certains le disaient du CURE D'ARS :

J'ai vu Dieu dans un homme.

2. Je vais t'accompagner au logis de ma mère et tu m'initieras par ton enseignement.Tu pourras savourer mon vin si capiteux, ma liqueur de grenade au goût si somptueux.

Que faut-il pour que Dieu s'incarne parmi nous ? Essentiellement deux attitudes qui sont celle de la bien-aimée : donner le meilleur de soi-même et se laisser enseigner par le maître.

Donner le meilleur de soi-même suppose de rester pleinement humain, de ne pas chercher la moindre évasion, la moindre désincarnation. Si Dieu s'incarne, c'est qu'il donne ne valeur très grande à la « chair ». En l'habitant, il la sanctifie. On ne peut accueillir Dieu qu'avec une âme d'enfant, dans le jardin d'enfants du Saint-Esprit, en parlant sans complexe notre langue maternelle. Rien ne doit être négligé des valeurs humaines, car la grâce ne remplace ne remplace pas la nature : elle la restaure au contraire et elle l'embellit au maximum.

Se laisser enseigner par le Verbe de Dieu : son enseignement n'est pas scolaire ni livresque. Il s'agit d'une initiation à la vie profonde, à la plénitude de l'amour et de la vérité. En communiquant son Esprit, avec des mots et au-delà des mots, avec des gestes et au-delà des gestes, il nous enseigne surtout par

une onction intérieure (1 Jn 2, 27)

Et la relation s'accomplit dans le coeur à coeur, l'ivresse du goût spirituel, la découverte d'un mystère intime toujours plus insondable de part et d'autre.

3. Sous ma tête, à présent, son bras gauche me tient, tandis que son bras droit toute entière m'étreint.

L'étreinte amoureuse approche alors du repos et de la béatitude. L'extase d'amour permet de dire :

Tout ce qui est à toi est à moi et tout ce qui est à moi est à toi (Jn 17, 10)

4. Ô je vous en supplie, filles de Jérusalem : surtout n'éveillez pas la compagne que j'aime, ne la réveillez pas avant qu'elle y consente !

Le refrain revient pour la troisième fois, mais les biches et les cerfs ont disparu ! Le ton n'est plus le même, surtout en hébreu où le rythme poétique est tout différent. Il semble que le sommeil, à la fin de ce cinquième poème, n'est plus de même nature. Il traduit d'avantage la tranquillité parfaite de l'âme abandonnée et livrée à l'amour souverain.

LA SPLENDEUR DU VRAI

La vraie beauté ouvre aux hommes une autre connaissance, à la fois vivante et gratuite, du corps, du silence, du coeur. Au-delà du monde de la puissance et de l'utilité, se révèle la vérité de la terre pétrie de lumière. « splendeur du vrai », comme disaient les Anciens, mais puisque Dieu s'est fait homme en un corps de terre, splendeur du vrai à travers chaque singularité humaine, et par cette densité même des choses qui reposent au sein de la terre comme dans celui de la sagesse. La banalité s'abolit, cet « oubli » où les pères, ascétiques voyaient le plus grand des péchés, cet oubli, ce somnanbulisme.

Surgit le mystère dans l'évidence, la simple vérité des êtres et des choses dans une lumière dont la source, inaccessible, s'est faite proche comme un visage d'ami. A Constantinople, une petite église s'appelait l'église du «Christ des champs». Les champs, parce que là finissait la ville, commençait la campagne. En grec, les champs se disent « chôra », qui signifie aussi la limite, la demeure, la terre. Quand on entre dans cette église, on est accueilli par une grande mosaïque, charnelle et lumineuse à la fois, du Christ ressuscité, sous laquelle on peut lire : «La Terre», ou «la demeure des vivants». L'Esprit de beauté nous révèle le Christ comme la Terre des Vivants.

OLIVIER CLEMENT «Le visage intérieur»

Le choeur :5. Quelle est cette inconnue qui monte du désert, cette épouse appuyée sur son Epoux très cher ?

Le choeur contemple la marche nuptiale dans l'apothéose de l'amour. Mais sa question concerne encore la Bien-Aimée. Littéralement :

«Qui est celle-ci qui monte du désert, appuyée sur son Bien-Aimé ?»

On n'a jamais fini de poser la question, même quand on croit connaître la réponse.Tous deux montent du désert : le lieu biblique des fiançailles, d'après le prophète Osée (Os 2, 16)Ils montent vers Jérusalem : surtout la Jérusalem nouvelle, la Cité définitive de leur amour dans l'éternité bienheureuse.

Elle est appuyée sur son Epoux : son bras, son coeur (Is 40, 11) ou sa poitrine comme l'apôtre saint Jean à la Cène ?

Nous entendons pour nous les paroles si fermes de l'apôtre Paul

Marchez donc dans le Christ, Jésus le Seigneur, tel que vous l'avez reçu, enracinés et édifiés en Lui, appuyés sur la foi telle qu'on vous l'a enseignée, et débordant d'action de grâce. (Col 2, 6)

Lui :Sous l'antique pommier, c'est moi qui te réveille, Là même où te conçut celle qui t'enfanta.

Les dernières paroles de l'Epoux parlent de réveil. Il a enfin pris la décision de réveiller son Epouse du sommeil où elle se trouvait, dans ses différents états d'âme. Le moment est venu de l'éveil total par celui qui :

Jamais ne dort ni ne sommeille (Ps 120, 4)

A présent tout peut resplendir sans ombre dans l'éclat du Christ ressuscité.

Le pommier prend ici une signification très riche, et il n'est pas abusif d'ajouter à la traduction littérale l'adjectif « antique ». En effet, qui peut être la mère concevant à l'ombre du pommier sinon Eve, dite

la mère des vivants» (Gen 3, 20) ? Peu importe si quelques exégètes ne sont pas contents de retrouver la fameuse « pomme d'Adam » ! Ce passage du Cantique rend irrésistible le rapprochement des arbres symboliques : l'arbre de vie du coeur de l'Eden, celui de la connaissance du bien et du mal (le même ?) ; l'arbre de la Croix au sommet du Golgotha ; le pommier, arbre à fleurs et à fruits qui a la forme du Bien-Aimé.

Le nouvel Adam et la nouvelle Eve restaurent le monde dans une splendeur supérieure à son état originel. Ils ouvrent la voie du Paradis éternel où règne l'Arbre de Vie, et par lui, le Père invisible. Ils inaugurent le ciel nouveau et la terre nouvelle où rayonnera la joie des noces surnaturelles . Ils sont reçus dans la maison du Père, ce Père dont le Cantique ne dit pas un mot, mais qu'il nous laisse deviner à travers la souveraine autorité du Bien-Aimé, son Fils.

6. Pose-moi sur ton coeur comme un sceau sans pareil, grave-moi pour toujours comme un sceau sur ton bras !

Deux interprétations sont possibles : mettre ces parole dans la bouche de l'Epouse ou les attribuer à l'Epoux. En suivant le père André Feuillet

je préfère la seconde solution, sans pour autant éliminer la première (les deux partenaires peuvent, d'une certaine manière, se dire les mêmes paroles). Il semble revenir d'abord à l'Epoux de révéler la splendeur de l'Amour dont il est la Source. Maintenant que l'Epouse est bien éveillée, il peut lui proposer l'Alliance nouvelle et définitive (cf Jr 31, 33). La primauté de l'Amour divin demande une réponse féminine : se laisser marquer, imprégner, posséder par celui qui garde l'initiative de l'Amour créateur. Le sceau est le signe de cette appartenance amoureuse, selon le langage courant de l'Ancien Testament ( ). Le coeur de l'Epouse se donne dans l'adoration pleine de tendresse. Son bras également marqué du sceau, montre qu'il s'agit d'un engagement volontaire, libre, actif, dans tous les aspects de sa vie.

De son côté, l'Epouse peut aussi voir cet amour comme une marque indélébile gravée sur le corps de son époux (Is 49, 16). Sur son coeur, c'est-à-dire au centre de son affection ; sur son bras, c'est-à-dire dans tous les moments de son action. Et l'image du sceau peut avoir encore un autre sens devenir l'anneau à cacheter, le sceau dont l'Epoux se sert dans son oeuvre divine (Ag 2, 23). Au sommet de l'union, le Seigneur, en effet, aime confier de grandes choses à ceux qui se sont montrés fidèles dans les petites. Il offre aux saints une certaine participation à sa toute puissance. Il choisit de passer par eux pour répandre ses grâces sur le monde.

Ainsi, comme Marie, chaque fidèle reçoit une mission irremplaçable, une responsabilité immense pour le salut de ses frères, en lien avec tout le corps mystique et la communion des saints. C'est le sens du petit caillou blanc dont parle l'Apocalypse (Ap 2, 17).

Oui, l'Amour est si fort qu'il résiste à la mort ; Son ardeur inflexible a son ombre aux Enfers.

L'Amour se révèle finalement comme la plus grande force de l'univers. Mais il ne règne pas « en force », de manière spectaculaire, car il est humble. S'il résiste à la Mort, c'est en passant à travers elle dans l'acte suprême du don de soi. Il vient de l'Eternel et retourne à l'Eternel après son voyage terrestre à l'ombre de la mort.

Sa nature profonde est une « ardeur inflexible » (voir l'image du feu qui vient ensuite tout naturellement). La bible parle de Jalousie divine, de Passion dévorante, de Colère terrible. C'est qu'il exige beaucoup de tous ceux qu'il appelle. A l'intérieur de Dieu règne une Réciprocité parfaite entre les Trois Personnes dans l'Unique Substance de l'Etre Absolu. La logique de cet Amour est la communication, le partage, la transparence d'un échange illimité. Dès qu'il rencontre hors de lui-même, le refus de l'Amour, le drame éclate. Il n'y a que deux solutions : ou bien le pêcheur finit par se laisser toucher, u bien il s'endurcit complètement.

Dans le premier cas s'ouvre l'itinéraire de la conversion, de la purification, de la sanctification (ici-bas et dans l'au-delà : le séjour des morts «comme à travers le feu» ; (cf 1 Cor 3, 15).Dans le deuxième cas, c'est l'enfermement diabolique. L'implacable réalité de l'Enfer n'est que la projection en négatif de l'Amour bafoué sans raison. LE SAINT CURE D'ARS disait très justement

L'enfer prend sa source dans la bonté de Dieu. Les damnés diront : si du moins, Dieu ne nous avait pas tant aimés, nous souffririons moins, l'Enfer serait supportable. Mais avoir été tant aimés, quelle douleur !

Ses éclairs, ses flambées, fusent en traits de feu flamme et fulguration, c'est l'incendie de Dieu.

Ce n'est certainement pas un hasard si le nom de Dieu n'apparait directement qu'ici, dans la conclusion du Cantique ! Il fallait partir de l'amour humain pour laisser jaillir de l'intérieur, l'appel à une dimension divine. Dans tout amour authentique travaille le don sacré de Dieu, même s'il n'est pas nommé. Saint Jean n'hésite pas à déclarer solennellement :

Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l'Amour es de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connait Dieu. Celui qui

n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (1 Jn 4, 7-8)

Les symboles du feu et de l'eau viennent illustrer et renforcer l'impression de puissance que donne l'Amour quand on en découvre le mystère dans toute son ampleur.L'image du feu dévorant est classique dans toute la Bible et la tradition mystique. Derrière elle se cache et se révèle en même temps l'infinie Majesté du Père éternel d'où émane tout le brasier de la vie trinitaire. L'Esprit-Saint également se révèle au monde à travers les langues de feu de la Pentecôte. Et dans l'âme des saints, il devient «la vive flamme d'amour» qui ne cesse de grandir en chaleur et en clarté.

7. Toutes les grandes eaux des fleuves et des mers ne pourront submerger ni éteindre l'Amour ! Qui voudrait pour l'Amour payer un certain prix ne pourrait mériter qu'un immense mépris !

L'image de l'eau arrive en antithèse, par son côté négatif : elle symbolise toutes les forces du mal qui se déchaîne pour « submerger et éteindre l'Amour ». Non seulement elles ne le peuvent pas, mais

leurs assauts ne font qu'attiser le feu, car il sait se nourrir de tous les combustibles possibles, y compris de la souffrance et du péché (Rom 8, 28). Ainsi l'Amour aura toujours le dernier mot.

Saint Paul savait le dire lui aussi avec des mots de feu, à la mesure de son attachement total au Christ Jésus :

Qui nous séparera de l'Amour du Chist ? La souffrance, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, le danger, le glaive ? Selon qu'il est écrit : à cause de moi, nous sommes mis à mort à longueur de journée, nous avons été considérés comme des moutons d'abattoir. Mais en tout cela, nous sommes hyper-vainqueurs (sic) par celui qui nous a aimés. Oui, j'en ai l'assurance, ni mort, ni vie, ni anges, ni démons, ni présent, ni avenir, ni les énergies cosmiques, ni les forces d'en haut, ni les forces d'en bas, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'Amour de Dieu contenu dans le Christ Jésus notre

Seigneur (Rom 8, 35-39)

L'HUMILITE DE L'AMOUR

Seule la grâce a le pouvoir de réconcilier la chair et l'esprit, celui-ci assumant celle-la.

Il faut déjà beaucoup d'humilité pour accepter se propres grandeurs chrétiennes. Il faut l'humilité pour adore Dieu dans le secret. Il en faut d'avantage pour l'adorer ensemble, matin et soir, à genoux, côte à côte. Il faut beaucoup d'humilité pour accepter a supériorité de l'autre. Il faut parfois plus d'humilité encore pour accepter sa propre supériorité, et l'apporter à l'autre, dans un complet dépouillement, dans l'oubli de soi, par amour.

Et puis il faut un autre genre d'humilité, mais non moins nécessaire, pour accepter les limites et les imperfections de la chair. Ici encore, il faut accepter les siennes, et celles de l'autre.

L'union de âmes, dans le mariage, est continuelle. Elle est plus importante, plus profonde, plus essentielle que l'union des corps. En pratique, ce qui unit e plus profondément les âmes, c'est l'exercice affectueux de l'humilité ensemble.

HUITIEME POEME

Les frères :8.Nous avons une soeur à la grâce enfantine. Elle est petite encore et n'a pas de poitrine. Que ferons-nous pour elle au temps de l'âge mur ?9. Si elle est un rempart, ou simplement un mur, nous poserons sur elle un créneau en argent. Si elle est une porte, ou même une ouverture, nous poserons sur elle un madrier de cèdre.Elle :10. C'est fait, je suis un mur, mes seins sont des tourterelles. Ainsi dans son regard, j'ai pu trouver la paix.Le poète :11. Salomon possédait une vigne prospère à Baal-Hamôn. Ses intendants veillaient sur elle, chacun devant lui rendre un semblable profit mesuré en argent : un bon millier de pièces.Elle :12. Ma vigne devant moi présente tous ses fruits : tu prendras, Salomon, mille sous que je laisse, aux gardiens de ses fruits j'en apporte deux cents.Lui :13. Et pour toi qui habites au milieu des jardins, des compagnons sont là pour écouter ta voix.Je te prie de parler, c'est cela qui convient !Elle :14. Fuis donc, mon Bien-Aimé, comme gazelle en hâte, sois le cerf bondissant sur les monts d'aromates !

NOTES FINALES (8, 8-14)

Les frères :8.Nous avons une soeur à la grâce enfantine. Elle est petite encore et n'a pas de poitrine. Que ferons-nous pour elle au temps de l'âge mur ?9. Si elle est un rempart, ou simplement un mur, nous poserons sur elle un créneau en argent. Si elle est une porte, ou même une ouverture, nous poserons sur elle un madrier de cèdre.Elle :10. C'est fait, je suis un mur, mes seins sont des tourterelles. Ainsi dans son regard, j'ai pu trouver la paix.

On retrouve ici, semble-t-il, les frères de la bien-aimée évoqués au début du Cantique (1, 6). Ils se placent encore en situation dominante, décidant à l'avance du sort de la jeune fille. Mais celle-ci est comparée à une ville, sans doute Jérusalem. D'où l'hypothèse d'une interprétation politique : un pharisien, sous le règne de Jean Hyrcan (IIIe siècle av. J.C.) rappellerait que la ville sainte reçoit sa protection de Dieu et non des fortifications matérielles...

Mais le sens spirituel rejoint sans doute mieux le sens littéral en mettant l'accent sur la personne plus que sur la ville. La fille devenue femme revendique son indépendance. Face à la société hiérarchisée selon le principe masculin, elle s'affirme totalement libre. En douceur, elle échappe à l'emprise paternaliste pour se réfugier dans le regard de son Bien-Aimé : là, se trouve sa force, sa paix, sa dignité inviolable.

En termes chrétiens, on peut facilement retrouver, à partir de ce passage, le problème de la maturité spirituelle, si souvent repris par

saint PaulAussi longtemps qu'il est un enfant, l'héritier, quoique propriétaire de tous les biens, ne diffère en rien d'un esclave. Il est sous le régime des tuteurs et des intendants jusqu'à la date fixée par son père. Nous aussi durant notre enfance, nous étions asservis aux éléments du monde. Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils,

né d'une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale (Ga 4, 1-5)

LA DIGNITE DE LA FEMME

L'amour conjugal authentique suppose et exige que l'homme ait un profond respect à l'égard de la dignité de sa femme :

Tu n'es pas son maître mais son mari : elle t'a été donnée pour femme et non pour esclave....Rends-lui les attentions qu'elle a pour toi et sois-lui reconnaissant de son amour. SAINT AMBROISE

L'homme doit vivre avec son épouse une forme toute spéciale d'amitié personnelle. Quant au chrétien, il est appelé à développer une attitude d'amour nouveau qui manifeste envers sa femme la charité délicate et forte qu'a le Christ pour l'Eglise ( Jean-Paul II Familiaris consortio n° 25)

Le poète :11. Salomon possédait une vigne prospère à Baal-Hamôn. Ses intendants veillaient sur elle, chacun devant lui rendre un semblable profit mesuré en argent : un bon millier de pièces.Elle :12. Ma vigne devant moi présente tous ses fruits : tu prendras, Salomon, mille sous que je laisse, aux gardiens de ses fruits j'en apporte deux cents.

Comme au début du Cantique, il s'agit de la vigne de la bien-aimée (1,

6). Mais désormais, elle en assume pleinement la responsabilité. Sans repousser les « surveillants », elle les met à leur juste place, bien au dessous du Bien-Aimé (Salomon, Roi de Paix)

L'amour de la bien-aimée et du Bien-Aimé se révèle une fois de plus libre par rapport à la Loi, aux médiations sociales, aux marchandages de toutes sortes. L'amour est à lui-même sa loi suprême. C'est lui qui est l'ultime mesure de référence. Son dynamisme vital le pousse à fructifier sans cesse, avec une générosité sans limite.

On pense naturellement au symbolisme évangélique de la vigne : la parabole des vignerons homicides ( Mat 21, 33-45 ) et le discours symbolique de Jésus dans Jean 15

Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là donne beaucoup de fruit, car en dehors de moi vous ne pouvez rien faire ( Jn 15, 5)

Telle est bien l'expérience de la bien-Aimée.

LA FECONDITE CONJUGALE La fécondité est le fruit et le signe de l'amour conjugal, le témoignage vivant d la pleine donation réciproque des époux...

La fécondité de l'amour conjugal ne se réduit pas à la seule procréation des enfants, même entendue en son sens spécifiquement humain : elle s'élargit et s'enrichit de tous les fruits de vie morale, spirituelle et surnaturelle que le père et la mère sont appelés à donner à leurs enfants et à travers eux, à l'Eglise et au monde.

Lui :13. Et pour toi qui habites au milieu des jardins, des compagnons sont là pour écouter ta voix.Je te prie de parler, c'est cela qui convient !Elle :14. Fuis donc, mon Bien-Aimé, comme gazelle en hâte, sois le cerf bondissant sur les monts d'aromates !

Merveilleuse et bouleversant finale ! Comment mieux exprimer la royale liberté de l'amour

Le Bien-Aimé ne se lasse pas de faire parler la bien-aimée, non seulement pour Lui-même mais aussi pour les « compagnons » : signe

que leur amour n'est pas replié dans une sorte de fusion illusoire. Le dialogue d'Alliance continue entre Dieu et son peuple. La parole divine d'amour a été reçue, écoutée, méditée. Elle accomplit sa course complète en revenant vers le créateur sous forme de réponse amoureuse. L'époux n'a plus besoin de répéter « Ecoute, Israël (Marc 12, 29 ) ... » C'est lui qui se met à l'écoute et qui suscite avec bienveillance la parole inspirée de sa chère Epouse.

Il n'est pas déçu de sa fulgurante réponse ! L'invitation à « fuir » n'est que l'écho génial de sa souveraine liberté dans un coeur humain devenu libre. Au moment où il l'encourage dans l'intériorité toute féminine de la confidence, elle l'envoie dans l'élan masculin du don de soi ! Les monts d'aromates ne sont plus les monts de l'Alliance (Beter) du passage parallèle en 2, 7. Ils renvoient plutôt au jardin du verset 13. Comme en 4, 14 ou en 5, 1, ils désignent l'espace sacré du Temple intérieur, qui est aussi extensible à l'univers entier devenu Temple de l'Amour absolu, Paradis des noces divino-humaines.

Au comble de sa maturité, l'Amour n'a plus rien de possessif. Il ouvre l'accès à la danse divine :

Le Seigneur ton Dieu est en toi, c'est Lui le héros qui apporte le salut. Il aura en toi sa joie et son allégresse, il te renouvellera par son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie, comme aux jours de fête. ( So 3, 17-18)

LA SPLENDEUR DE L'AMOUR Si vous vivez sans cesse dans votre prière personnelle comme dans votre prière d'époux, sous le regard de Dieu, vous ne serez point tentés de vivre sous le regard des hommes, soit pour les craindre d'une peur servile, soit pour vous glorifier au lieu de glorifier Dieu.

Car la splendeur de l'amour, c'est-à-dire la chaste transparence des coeurs, ne se connait ni ne se mesure, ne se fabrique ni ne se conserve. Comme la beauté, cette splendeur de la forme, elle s'évanouit dès qu'on s'occupe d'elle, elle disparaît dès qu'on veut la saisir. Elle est donnée à ceux qui, habités par les béatitudes, évitent l'erreur de Narcisse qui, voulant saisir sa propre image, troubla l'eau de ses mains et la vit disparaître.