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Le 21 e Salon du livre de jeunesse accueille illustrateurs et auteurs brésiliens. Reportages, enquête, sélection Dossier. Pages 5 à 8. ESCALE BRÉSILIENNE À MONTREUIL « Quarto » réédite ses principaux textes de philosophie politique. Lucide en toutes choses, il ne cédait jamais à une quelconque forme de « déclinisme ». Essais. Page 10. Elle vient de publier « Mémorial » aux éditions Zulma. Rencontre avec une romancière à l’étonnant pouvoir de conviction. Littératures. Page 4. Marc Fumaroli a lu la biographie que Jacques Le Rider consacre à cette « Européenne au XIX e siècle », révolutionnaire dans l’âme. Essais. Page 9. António Lobo Antunes Rencontre avec le grand romancier portugais à l’occasion de la publication de son dernier roman, « Bonsoir les choses d’ici-bas ». Entretien. Page 12. CONTACT PRESS IMAGES Raymond Aron Malwida von Meysenbug Pascal Quignard Pas moins de six volumes de l’auteur de « Vie secrète » sont publiés chez Galilée. Une occasion d’approcher au plus près le travail de l’écrivain. Littératures. Page 3. Cécile Wajsbrot 0123 Des Livres b b Vendredi 2 décembre 2005

António Lobo Antunes Entretien. Page 12. Littératures ...medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20051201/716320_sup_livres_051201.pdf · António Lobo Antunes Rencontre avec le grand romancier

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Le 21e Salon du livre dejeunesse accueilleillustrateurset auteursbrésiliens.Reportages,enquête,sélectionDossier. Pages 5 à 8.

ESCALEBRÉSILIENNEÀ MONTREUIL « Quarto » réédite ses principaux

textes de philosophie politique.Lucide en toutes choses, il ne cédaitjamais à une quelconque forme de« déclinisme ». Essais. Page 10.

Elle vient de publier « Mémorial »aux éditions Zulma. Rencontre avecune romancière à l’étonnant pouvoirde conviction. Littératures. Page 4.

Marc Fumaroli a lu la biographieque Jacques Le Rider consacreà cette « Européenne au XIXe siècle »,révolutionnaire dans l’âme.Essais. Page 9.

António Lobo AntunesRencontre avec le grand romancierportugais à l’occasion de la publicationde son dernier roman,« Bonsoir les choses d’ici-bas ». Entretien. Page 12.

CONTACT PRESS IMAGES

Raymond Aron

Malwida von Meysenbug

Pascal QuignardPas moins de six volumes de l’auteurde « Vie secrète » sont publiés chezGalilée. Une occasion d’approcher au plusprès le travail de l’écrivain. Littératures. Page 3.

Cécile Wajsbrot

0123DesLivresbb

Vendredi 2 décembre 2005

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2 0123Vendredi 2 décembre 2005

AU FIL DES REVUES

Le racisme en artet l’art du voyageEn 1932, Meyer Schapiro, jeunehistorien d’art américain né enLituanie en 1904, publie dans larevue Art Front un court article,« Race, nation et art ». Il s’y atta-que aux théories qui, se préten-dant scientifiques, affirment queles arts des différents peuples pré-sentent « des traits distinctifs, quisont les ingrédients clairementreconnaissables d’un style nationalou racial ». Il démontre aisémentqu’il n’existe pas plus d’essencede l’art allemand ou français qued’esprit juif ou nègre, et que cesont généralités aussi dangereu-ses qu’absurdes. Ses cibles sontnettement désignées : fascistes etnazis en Europe, régionalistesaux Etats-Unis. Il aurait pu leurajouter bien des historiens d’artfrançais qui, tel René Huyghe,n’hésitaient pas à introduiredans leurs écrits des catégoriesracistes, de l'« émotivité slave »

au « nihilisme juif ». Traduit etcommenté par Jean-ClaudeLebensztejn, le texte de Schapiro,qui est devenu par la suite unefigure majeure de la pensée surl’art, est une lecture nécessaire.La même livraison des Cahiersdu Musée national d’art moder-ne, excellente, consacre une gran-de place à l’un des observateursles plus critiques du mondeactuel, l’artiste Mike Kelley, etdes études à Roy Lichtenstein età la réception de Dada aux Etats-Unis. Ph. D.

Cahiers du Musée national d’artmoderne, n˚ 93, automne 2005,21,50 ¤.

Le Journal des lointains, com-me son nom l’indique, a le noma-disme comme raison d’exister etvocation première. Dirigée parMarc Trillard, cette revue semes-

trielle propose, pour sa deuxièmelivraison, des tours et des détourspar l’Inde et l’Egypte, par la Sibé-rie, l’Albanie ou la Bolivie, oumême par le Luxembourg. Et tan-dis que Christian Garcin revient,dix ans après une première visite,à Shanghaï et s’inquiète du deve-nir de la cité, Eric Faye s’arrêtepour la première fois au bord duvieux lac sibérien Baïkal pouréprouver « un sentiment de fami-liarité immédiate ». P. K.

Journal des lointains, n˚ 2,éd. Buchet-Chastel, 17 ¤.

C’est seulement pour son hui-tième numéro que la revue cultu-relle et scientifique Cadmos, diri-gée par Philippe Grosos, s’estmise sous le signe « onirique etméditatif » du voyage et de la ren-contre. Le cahier s’ouvre sur letexte, ni onirique ni méditatifmais plein de rage, d’une lettreouverte adressée par un officierde réserve de l’armée israélienneau chef d’état-major de Tsahal,en août, à la veille de l’exécutiondu programme d’expulsion descolonies. Retenons les étudesplus sereines de Jean-Pierre Char-cosset et de François Chirpaz surl’utilité et le but des voyages. P.K.

Cadmos, no 8, automne,c/o Ph. Grosos, 6, bd Georges-Poirier, 08000 Charleville-Mézières. E-mail :[email protected]

Pour l’historien Steven Englund, la République a raison de ne pas célébrer la plus éclatante victoire de l’armée française

Le soleil occulté d’AusterlitzCRISTINA AMALRICest enseignant-chercheurà l’universitéMontpellier-III etspécialiste de littératurebrésilienne

MARC FUMAROLIProfesseur au Collègede France et membrede l’Académiefrançaise, il a écrit denombreux ouvrages,parmi lesquels LaDiplomatie de l’esprit(Gallimard, 2001),Chateaubriand. Poésieet Terreur (De Fallois,2004).

ELISABETHDE FONTENAYPhilosophe, professeurà l’université Paris-I,elle est en particulierl’auteur du Silence desbêtes, la philosophie àl’épreuve de l’animalité(Fayard, 1998).

ANNE-MARIE GARATRomancière, elle aobtenu le prix Feminapour Aden (Seuil, 1992,« Points Seuil », 1994)et le prixMarguerite-Audouxpour Les Mal Famées,(Actes Sud, 2000).

HUBERT VÉDRINESecrétaire généralde l’Elysée (1991-1995)puis ministre desaffaires étrangèresde 1997 à 2002,il préside l’InstitutFrançois-Mitterranddepuis 2003.Il publiera le 5 janvierprochain FrançoisMitterrand, un dessein,un destin chezGallimard.

RectificatifDans « Le Mondedes livres »du 18 novembre, nousavons attribué à JosephRoth le livre d’HenryRoth, L’Or de la terrepromise.

Al’occasion récente dubicentenaire de Trafalgar,j’étais invité à donner uneconférence au NationalMaritime Museum de

Greenwich – lieu à cheval sur le méridienoriginel. L’exposition, « Nelson andNapoléon », était particulièrementimpressionnante puisqu’elle étaitprésentée dans un magnifique immeublenéoclassique du très british AugustanAge (fin du XVIIIe siècle). L’expo, où bonnombre d’objets provenaient de muséesfrançais, était le comble de la débauchede célébration nationale que cesmessieurs les Anglais avaient mis enscène afin de s’extasier autour de leurgrande et glorieuse victoire et de leurgrand et victorieux amiral borgne.

Rien de déconcertant en tout cela– même dans la devise phare de l’expo« Nel-Nap » : « L’un est mort pour sanation ; l’autre ne vivait que pour sonempire. »

Well, why the hell not ?Je n’ai pourtant pas manqué de

changer sur-le-champ l’introduction demon intervention, afin d’expliquer à monbrave auditoire que leurs pairs à Paris– disons un public assemblé auxInvalides pour entendre parlerd’Austerlitz – ne s’étonneraient point devoir la même devise, mais en donnant àNapoléon le beau rôle, et à l’amiralcyclope, le rôle ambigu ; car il ne fautjamais oublier que l’Angleterre de cetteépoque était aussi un empire – plusgrand que l’Empire français – et que laFrance était, eh bien, également uneGrande Nation.

Mais, à ma surprise, sachant bien que« la France » était « une nation depatriotes », je découvris, en rentrant àParis, qu’il n’y aurait point decommémoration nationale autourd’Austerlitz, ni aux Invalides, ni nullepart ailleurs. Il n’y aurait que lalaborieuse cérémonie annuelle assuméepar les braves cadets de Coëtquidan, auxalentours rustiques de leur école (lecacique de la promotion retenant sondroit historique d’être Napoléon).

Bref, le gouvernement de laRépublique a choisi de rester cohérentavec sa politique de non-reconnaissancedes bicentenaires napoléoniens. Et ainsi,la commémoration du plus grand faitd’armes français – la brillante bataille qui

rassembla trois empereurs et quatorzemaréchaux ou futurs maréchaux del’Empire – tout comme la guerre de Troiede Giraudoux, n’aura pas lieu.

Scandaleux, non ?Eh bien, maybe not.Avant d’expliquer pourquoi, il faut

rendre justice aux millions de Françaisqui ont dû réagir de prime abord commel’historien étranger que je suis, et ilconvient par conséquent d’exposerbrièvement les arguments qui militentpour une commémoration officielle.

Premièrement, il est indéniable quetous les régimes français depuis 1815doivent énormément à l’Empereur, etque la Ve République devrait mieuxassumer cette dette à la longue. LaRépublique ne peut pas se figer dans laposture d’un impertinent Gavrochefeignant d’ignorer Victor Hugo.

Ensuite, dans l’esprit de « récupérationde toute l’Histoire de France » – projetcher à la génération d’Ernest Lavisse etde sa grande histoire de France – ondevrait instituer une date limite auxrancunes idéologiques, et « intégrer »Napoléon dans la « Nation ». N’en a-t-onpas fait autant pour Hugues Capet en1987, quand le gouvernement (deJacques Chirac, d’ailleurs) a accordé untimbre-poste au fondateur de lamonarchie proprement française àl’occasion de son millénaire ?

Enfin, sur le même registre, unecommémoration d’Austerlitz eûtdémontré une largeur d’esprit que laRépublique doit à tous ces citoyens, àcommencer par son armée – sans oublierla partie considérable de l’opinioneuropéenne (et mondiale) qui n’est pointhostile à l’Empereur, loin de là. De plus,la République se le devait à elle-même,car la « République moderne, » dontparle avec une force persuasiveJean-Fabien Spitz (« Le Monde deslivres » du 25 novembre), n’est pas lacaricature jacobine de l’opinion libéraleou réactionnaire, et elle pourrait, devrait,descendre de son prétoire exclusif de juge.

Cela dit, l’amateur de l’histoire et de laRépublique françaises que je suis adécidé de sortir de l’ambiguïté : il votenon.

Trafalgar gagnée a tout simplementsauvé l’Angleterre d’une répétition de1066. Une défaite à Austerlitz, enrevanche, n’aurait entraîné ni invasion ni

perte de territoire national pour laFrance. Austerlitz gagnée, par contre, « aconsolidé le pouvoir impérial de Napoléonpendant une décennie ». Austerlitz gagnéefut le triomphe du modèle militariste queNapoléon lui-même voulait dépasserpour son empire – sans parler de noscontemporains européens, pour qui lemilitarisme est vraiment (etheureusement) ringard.

Dans la perspective du passé de laRépublique en v.f., comme dans celle deses valeurs – laïcité, droits de l’homme,justice, égalité, liberté et paix –, commeenfin dans celle de son avenir en Europe,il n’y a aucun motif pour commémorer –on pourrait même regretter – unevictoire qui affermit un régime exerçantune domination presque coloniale surl’Europe, avec tout ce que cela impliquaitcomme longues guerres inutiles,conscription et lourds impôts et tarifsvisant la seule santé de l’économiefrançaise.

Que le Premier Empire ait été parailleurs bénéfique à ses peuples estindéniable, mais, du point de vue

républicain, les plus grands bénéficesavaient été déjà récoltés sous le Consulat,et, s’il fallait à tout prix commémorerquelque chose de l’ère napoléonienne, onaurait dû choisir une date antérieure à1805 (par exemple, l’année du code civil).

La République a donc choisi de restermuette devant ce bicentenaire – choix quin’a pas dû être facile pour certainshommes d’Etat, attachés à la gloiremilitaire de leur patrie. Mais, tout comptefait, la République française incarne plusun système de valeurs et de pratiquesqu’elle ne représente une nation depeuples. Bien entendu, elle a uneobligation élémentaire vis-à-vis de sespeuples, mais il s’agit plutôt del’obligation de les former dans son propresystème de valeurs et de pratiques que de

les suivre dans toute lubie et mode.C’est-à-dire – et ici je pars du catéchismerépublicain de toujours – la Républiquen’est pas la nation, elle est la République ;et aussi « moderne » qu’elle se veuille(lire : aussi apparemment apparentée à laphilosophie anglo-saxonne de « civichumanism »), elle perd son âme si ellen’est plus reconnaissable de par sespropres passé et valeurs.

Maurice Agulhon, grand historien dusocial (homme plus républicainn’existe) écrit à propos de Napoléon :« La Nation… il est bien temps d’écrire cemot magique à propos de lui ! » Il a millefois raison, mais « la Nation » – àsavoir, la société dans tous les secteursvariés qui font la France actuelle – s’estdéjà révélée capable par toute unefloraison de colloques, dereconstitutions de bataille, et par milleautres façons de commémorer cebicentenaire. Puis-je faire mieux que deciter de Gaulle : « Ses victoires… sontmoins importantes qu’on ne croit. Lesvictoires ne mènent pas loin. Il fautqu’autre chose entre en jeu. »

Quant à la République, elle doit àNapoléon à la fois beaucoup moins etbeaucoup plus que ce bicentenaired’Austerlitz. Que le « moins » (militaire,impérial) donc reste marqué par sonabsence, oui – et quant au “plus”, il vousreste, à vous les Français, encore seize ans(jusqu’au 5 mai 2021) à en découdre avecce que lui doit votre République : à savoir,pour explorer l’existence continue del’Empire dans la République.

Mais cela représente un devoirautrement important qui ne demande pasnécessairement – au contraire, même – lacommémoration d’Austerlitz. a

Steven Englund est américain. Historien, ila reçu en 2004 le Grand Prix d’histoire dela Fondation Napoléon pour une biographiede Napoléon (éd. de Fallois, 2004).

Contributions

Tout compte fait,la République françaiseincarne plus un systèmede valeurs et de pratiquesqu’elle ne représenteune nation de peuples.

LETTRE DE BERLIN

Quand Mitterrand « irritait »son ami Helmut Kohl

Avec des siDessins de Selçuk Demirel

(Ed. Flammarion)

L'ensauvagementLe retour de la barbarie au XXIe siècle

(Ed. Grasset)

DOMINIQUE NOGUEZ

23-25, rue Rambuteau, Paris 4ème - Tél. 01 42 72 95 06

La l ibrair ie

LES CAHIERS DE COLETTErecevra

à l’occasion de la parution de à l’occasion de la parution de

le vendredi 2 décembreà partir de 18h.

THÉRÈSE DELPECH

le samedi 3 décembre à 18 h.pour un débat avec BRUNO RACINE

L ’ancien chancelier HelmutKohl vient de publier enAllemagne un gros volu-

me de Mémoires (1) qui couvreses premières années au pou-voir, de 1982 à 1990, date de laréunification allemande. Com-me souvent dans ce genred’ouvrage, l’exercice consiste àmagnifier son propre rôle et àégratigner les autres protagonis-tes. Kohl s’y livre avec un cer-tain plaisir, distribuant bons etmauvais points aux dirigeantsétrangers, jugés à l’aune de leurattitude après la chute du murde Berlin.

Selon ce critère, François Mit-terrand n’apparaît pas commeun grand partisan d’une Allema-gne unifiée, contrairement àl’image que voudrait donnerune certaine littérature françai-se – voir le livre de Jacques Atta-li (C’était François Mitterrand,Fayard, 436 p., 22 ¤, Le Mondedu 7 novembre) – ou fondéesur des archives françaises,comme la recherche du politolo-gue allemand Tilo Schabert(Mitterrand et la réunificationallemande, Grasset, 2005).

La controverse sur l’attitudede Mitterrand au tournant desannées 1989-1990 n’est pasnouvelle. Elle a commencé àl’époque même. Sa tiédeurvis-à-vis des grands bouleverse-ments que connaissait alors leVieux Continent lui a été sou-vent reprochée. Pour ses parti-

sans, sa conduite était dictéepar la prudence, par la volontéd’éviter la répétition des tragé-dies du XXe siècle en écartantles obstacles à l’intégrationeuropéenne, par le souci deménager la Russie gorbatché-vienne engagée sur la voie desréformes, mais certainementpas par une hostilité à la libertéet à l’unité du peuple allemand.

Formules à double sensHelmut Kohl se place sans

conteste dans le camp des criti-ques de son « ami François ».S’il ne le traite pas comme Mar-garet Thatcher, qu’il déteste, ilremarque qu’à plusieurs repri-ses, dans ces mois décisifs, leprésident français l’a « irrité »en se rangeant du côté du pre-mier ministre britannique.Quand Margaret Thatchermise sur Gorbatchev pourempêcher la réunification alle-mande, Mitterrand – cité parKohl – abonde dans son sens :« Ne nous faisons aucun souci,lui aurait-il dit. Disons que nousla voulons [la réunification],qu’elle peut se produire si les Alle-mands la veulent, tout ensachant que les deux Grandsnous en préserveront. » En quoiThatcher et Mitterrand « setrompaient lourdement », ajou-te l’ancien chancelier. Chez lesFrançais, il n’y a guère que Jac-ques Delors, un « ami fidèle ».

Tout cela était connu depuis

l’ouverture, à la fin des années1990, d’une partie des archivesdiplomatiques allemandes et lapublication du livre de Kohl lui-même, Je voulais l’unité de l’Alle-magne (De Fallois, 1997). Plu-sieurs années après, le « chance-lier de l’unité » réitère la thèsedes réticences mitterrandien-nes. Mais, en même temps, illivre peut-être la clé de cescontradictions plus apparentesque réelles : « Deux cœurs bat-taient dans la poitrine de Mit-terrand, écrit-il. L’un pour le sou-lèvement révolutionnaire [enRDA] ; l’autre pour la France,dont le rôle et le rang parais-saient menacés en cas de réunifi-cation. D’où beaucoup de sesdéclarations ou réactions qui nesemblaient étranges et pas accep-tables. »

Sur cette ambivalence caracté-ristique de Mitterrand, il fautlire aussi le livre de FrédéricBozo, chercheur associé à l’Ifri,Mitterrand, la fin de la guerrefroide et l’unification allemande(Odile Jacob, 518 p., 298 ¤).L’ancien président avait l’art dedissimuler derrière des formu-les à double sens. Sur l’Allema-gne comme sur d’autres sujets,thuriféraires et adversaires onttendance à sous-estimer cettehabilité rhétorique. a

Daniel Vernet

(1) Erinnerungen 1982-1990,d’Helmut Kohl, Droemer, Munich.

Proposer un textepour la page « forum »

par courriel :[email protected]

par la poste :Le Monde des livres,80, boulevard Auguste-Blanqui,75707, Paris Cedex 13

FORUM

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0123 3Vendredi 2 décembre 2005 3

Alain Robbe-Grillet, leçons particulières

Les origines de l’écriture sontincertaines, perdues oudiluées dans les mythes éla-borés pour les accueillir. Onpeut alors décider de neplus se retourner, de regar-

der vers l’avenir au lieu de sonder l’in-trouvable origine. Si l’on prend cettedécision, mieux vaut alors laisser decôté l’œuvre de Pascal Quignard. Cardès ses premiers pas en littérature, lefutur auteur de Vie secrète a fait vœu,pour ainsi dire, de se livrer au tourment– et au délice – de cette recherche, etd’examiner toutes les questions et bifur-cations qu’elle appelle.

Pascal Quignard ne s’est jamais pré-tendu l’expert ou le docteur d’un savoirqui n’existe pas. C’est donc libre etléger, mais non sans un imposant baga-ge d’humanités classiques, avec songoût prononcé pour les auteurs rares etdifficiles relégués dans les sous-chapi-tres des histoires de la littérature, qu’ilse met en marche.

Nous sommes en 1968, et Quignarda juste 20 ans. Or, à cette époque,paraissait une revue littéraire trimes-trielle de très grande qualité et d’heu-reuse mémoire, éditée par la FondationMaeght et dirigée par Yves Bonnefoy,André du Bouchet, Louis-René desForêts et Gaëtan Picon, L’Ephémère (1).Bientôt, Paul Celan, Jacques Dupin etMichel Leiris viendront se joindre aucomité de rédaction. Dans le nu-méro VIII (hiver 1968) paraît donc lepremier écrit de Pascal Quignard, « SurScève ». Suivront d’autres textes,notamment sur Eschyle (« La parole etle bouclier »), sur Lycophron (« obs-cur » poète grec, auteur d’un long poè-me, Alexandra, que l’écrivain traduiraintégralement en 1971, au Mercure deFrance). Le dernier numéro de L’Ephé-mère, en juin 1972, s’ouvre sur un textede Quignard, « Le manuscrit surl’air » ; comme dans les études quenous venons de citer, il y est questionde ce qui constitue déjà son espace d’in-terrogation et d’imagination : la voix etle souffle, la parole « en excès » et lesilence, l’air et l’ouvert, la mort…

Textes fragmentairesDans les années 1970 et 1980, en

même temps que ses livres plus impor-tants qui paraissent à un rythme soute-nu (au Mercure de France puis chez Gal-limard), dans des revues comme LesCahiers du chemin de Georges Lam-brichs, ou chez de petits éditeurs, il don-ne une foule de textes fragmentaires…Par exemple, un bref et superbe portraitde Littré, ou cette définition rigoureuse

et plaisante de « Ce qu’on appelle ridicu-lement le travail de l’écrivain » : « Ceque la totalité des livres a introduit dans leréel, c’est une petite surface dont les côtésexcèdent rarement 12 à 21 cm, et l’épais-seur d’un doigt. »

D’emblée donc, sous l’égide desaînés qui l’invitent à écrire dans L’Ephé-mère – Des Forêts, Du Bouchet, ouencore Emmanuel Levinas – PascalQuignard balise son univers. D’emblée,la scène de l’écriture est animée, riche,surprenante, pleine de cris et defureurs, de sidérations, de raccourcis etde références, de silences aussi : c’estune scène de passion. Ce ne sont pasdes balbutiements de jeunesse que lamaturité va réformer. Les questionsqui nourriront l’œuvre à venir, sur lelangage et l’être, sur la parole qui don-ne à être – ou s’y refuse – sont là, enéquilibre entre philosophie (Heideggerest évidemment invoqué) et littérature.Mais tout cela est présent comme àl’état sauvage. Une érudition pointue(plus joueuse que doctorale), en mêmetemps qu’une interrogation angoissées’expriment dans un style furieuse-ment précieux et abstrait. On songeraitpresque à un Valery Larbaud revu parGeorges Bataille. Parfois, il y a commedes éclaircies, des intuitions troublan-tes. Les paradoxes et les oxymorespoussent le lecteur au vertige, devenul’une des formes de la méditation. Cequi était baroque et contourné se fait(presque) simple et lumineux. Lire etécrire semblent alors participer dumême désir, de la même active passivi-té, du même rêve qui postule un mêmeéveil. La figure du Lecteur – titre d’unbeau et sombre récit que Quignardpublie en 1976 chez Gallimard –devient centrale.

Trois études profondément réviséeset livrées ici dans leurs versions défini-tives illustrent admirablement ce quenous cherchons à décrire. La première,parue en 1980, Le Vœu de silence, estconsacrée à Louis-René des Forêts.Avec les pages de Maurice Blanchot,d’Yves Bonnefoy et de Jean Roudaut,cet essai est l’approche la plus perti-nente que l’on puisse lire sur l’auteur

du Bavard. Mais il est bien plus quecela. Des Forêts devient ici comme unrévélateur de celui qui le lit et le com-mente. On se reportera notamment àce que Quignard dit de l’ironie.

La deuxième étude (publiée en1984) qui, à propos de La Bruyère, s’ar-rête sur Une gêne technique à l’égarddes fragments, entretient, sur un autreplan, le même rapport d’intimité avec

les préoccupations de l’écrivain. Mélan-colique par vocation, le fragment révè-le « ce qui s’est effondré et reste commele vestige d’un deuil. Il est la citation, lereliquat, le talisman, l’abandon, l’ongle,le bout de tunique, l’os, le déchet d’unecivilisation trop ancienne ou tropmorte… » Ce n’est pas seulement del’auteur des Caractères qu’il est ques-tion ici.

L’essai sur Georges de La Tour (pre-mière édition en 1991), enfin, n’est pasune incursion de Quignard dans un do-maine qui lui serait étranger. Commela musique, la peinture est sollicitéepour tenter d’approcher une certainetonalité ou couleur du silence – tonali-té et couleur que la littérature doit secontenter de mimer. Le silence, ici,habite, sature, dans la sublime dialecti-que du clair et de l’obscur, l’espace dutableau. Un espace qui, dès l’origine,est celui de l’écrivain. « Devant LaTour, le Verbe lui-même est dans sanuit. Le silence est devenu la Passion dusilence. C’est le dernier silence. »

Patrick Kéchichian

(1) Voir l’essai d’Alain Mascarou, LesCahiers de « L’Ephémère », 1967-1972.Tracés interrompus (L’Harmattan, 1998).

Pascal Quignard,le clair et l’obscur

Pas moins de six volumes de PascalQuignard sortent simultanément auxéditions Galilée, qui, de plus, publientles actes du colloque qui s’est tenu àCerisy en juillet 2004 sous la directionde Philippe Bonnefis (à qui l’on doit,dans la même maison, en 2001, unessai, Pascal Quignard. Son nom seul) etDolorès Lyotard : Pascal Quignard,figures d’un lettré, avec un frontispice deValerio Adami (460 p., 40 ¤).

Il y a d’abord les Ecrits de l’éphémère,qui regroupent plus de vingt textes –études, fictions ou fragments – de

longueurs diverses, écrits et publiés (enrevues ou chez de petits éditeurs)entre 1968 et 2003 (avec des dessinsoriginaux d’Adami, 294 p., 45 ¤). Puisquatre volumes, dont trois reprennentdes études brèves, déjà parues, maistotalement révisées en vue de laprésente (et définitive) édition : Le Vœude silence. Essai sur Louis-René des Forêts(82 p., 15 ¤) ; Une gêne technique àl’égard des fragments. Essai sur Jean deLa Bruyère (82 p., 15 ¤) ; Georges de LaTour (72 p., 15 ¤). Pour trouver les enfersest le livret très épuré, en 60 séquences,

d’un opéra qui fut monté au Théâtrenational de Bruxelles le 18 octobre (nonpaginé, 18 ¤). Enfin, un volume enédition de luxe et à tirage limitéreprend un poème en latin de PascalQuignard, Inter aerias fagos, calligraphiépar Adami.

Par ailleurs, le Cahier critique depoésie (CCP), publié par le Centreinternational de poésie Marseille(CIPM), consacre l’essentiel de sondixième numéro à Pascal Quignard(éd. Farrago, avec un CD, 15 ¤).

P. K.

Alain Robbe-Grillet n’a pastoujours été ce gamin facétieuxde 83 ans qui a trouvé drôle de

se faire élire à l’Académie française(en mars 2004, et sa réception n’atoujours pas eu lieu) pour tenter d’enbousculer les rites, refusant à sonprédécesseur, Maurice Rheims,l’hommage de la traditionnelle séancesolennelle. Il a été un inventeur, undynamiteur, un révolutionnaire de lalittérature, et, finalement, peuimportent ces plaisanteries socialestant qu’il y a des livres.

En voici trois, tous intéressants.D’abord cette Préface à une vied’écrivain – plutôt une promenadedans une vie d’écrivain –, née dedouze heures d’entretiens pourFrance-Culture. Ensuite un grosvolume conçu par Olivier Corpet etEmmanuelle Lambert, réunissant letravail cinématographique deRobbe-Grillet – en dépit du titre qu’ila choisi, il n’aime guère le motscénario. Enfin, dans l’excellentecollection de poche où a déjà paru unvolume sur Céline – les critiques de

Voyage au bout de la nuit en 1932-1933 –, le dossier de presse desGommes (1953) et du Voyeur (1955).

Chacun sait, du moins on l’espère,que Robbe-Grillet parle bien et aimeenseigner. Ses entretiens, en25 séquences, sont un excellent cours

de rattrapage sur le Nouveau Roman,sa genèse, sa théorisation, sesexpérimentations variées. Ceux quiignorent cette histoire apprendrontbeaucoup – de manièrenécessairement partielle et partiale,Robbe-Grillet ne prétend pas,heureusement, à l’objectivité. Lesautres prendront un vrai plaisir,peut-être nostalgique, à ce rappel d’unparcours, d’une période, à cette leçonparticulière donnée par un« professeur de plaisir ».

C’est évidemment quand

Robbe-Grillet parle de lui qu’il est leplus passionnant. De sa « premièrepériode » – aussi première périodepour les auteurs très différentsrassemblés autour de lui sous labannière du Nouveau Roman –, avant1960, avec des livres qui « descendaientdirectement, en un sens, de La Nauséede Sartre, de L’Etranger de Camus, etsurtout des œuvres de Kafka et deFaulkner ». Puis de la période où, pourlui, « les contradictions se multipliententre divers pôles narratifs ». Enfin, dumoment de l’autobiographiefantasmée, qui déplaît aux spécialistesdu genre. Robbe-Grillet s’oppose avecpertinence à la manière dont PhilippeLejeune, auteur du Pacteautobiographique, « a essayé denormaliser ce qu’est uneautobiographie ».

Au chapitre « L’expérience dufilm », Robbe-Grillet précise : « Quandj’ai un récit en tête, je saisimmédiatement s’il prendra la formed’un roman ou d’un film. » D’oùl’intérêt, surtout si l’on est réservé surses films, de lire ses scénarios en

forme de leçon de cinéma. Ce n’est pasdu romanesque adapté à l’écran, maisune création singulière – parfois plusconvaincante que sa mise en images.

En commentant son rapport à lacritique, Robbe-Grillet se souvient del’accueil fait au Voyeur – Prix descritiques 1955, ce qui avait suscité unepolémique. Maurice Blanchot, dans LaNRF, et Roland Barthes, dans Critique,étaient de ses partisans. Mais « onaurait dit qu’ils ne parlaient pas dumême livre ». Leurs deux contributionsfigurent dans le Dossier de pressepublié par 10/18, aux côtés de textessubtils – Bernard Dort, JacquesBrenner par exemple – et de quelquesmorceaux de bravoure d’espritsconventionnels, notamment leprestigieux feuilletoniste du Monde,Emile Henriot, de l’Académie française– son long article ne signale aucun desenjeux du roman.

On aimerait que ces lectures, jamaisennuyeuses, excitantes pour l’esprit,permettent d’en finir avec un cliché àla vie dure : le Nouveau Roman et TelQuel auraient « tué » la littérature

française. D’une part, elle est bienvivante, de jeunes écrivains sont làpour le dire ; d’autre part, c’est bienplus le retour du roman familialdoloriste – sur lequel il n’y a rien àdire, sauf à faire de la critiquejournalistique empathique – qui l’amise à mal que les recherches encoreaujourd’hui stimulantes initiées parRobbe-Grillet et quelques autres.

PRÉFACE À UNE VIED’ÉCRIVAIN,d’Alain Robbe-Grillet.France-Culture/Seuil, « Fiction & Cie »,230 p., 19 ¤. Avec un CD MP3.

SCÉNARIOS EN ROSE ET NOIR1966-1983,d’Alain Robbe-Grillet.Fayard, 720 p., 28 ¤.

DOSSIER DE PRESSE, LESGOMMES et LE VOYEUR,d’Alain Robbe-Grillet.Textes réunis et présentéspar Emmanuelle Lambert,IMEC/10/18, 310 p., 8,50 ¤.

Six ouvrages en librairie

Portrait de Pascal Quignardpar Valerio Adami.VALERIO ADAMI

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

Avant la sortie de son prochain roman, en mars, l’auteur de« Vie secrète » rassemble chez Galilée plusieurs écrits,anciens pour la plupart. Une remontée aux sources

LITTÉRATURES

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4 0123Vendredi 2 décembre 2005

Elle se tient un peu en retrait. Lebuste un rien effacé. Une postu-re d’attente. De celles que l’on alorsqu’on est en avance, dans

une gare, sur un quai, quand le mondes’agite et vous laisse immobile. En proieà vos pensées, comme entre parenthè-ses. Salle des pas perdus. Le temps setue doucement. Il se ouate. Il s’étouffe.Des moments, des regards. On tricotedu silence dans le brouhaha mou desautres existences. « Les voyages, medisais-je en regardant ceux qui vérifiaientleurs billets, levaient les yeux vers les pan-neaux (…) ou cherchaient à repérer dansla composition du train affichée l’emplace-ment de leur voiture, essayant, chacun àsa façon, de réduire la part de hasard, lesvoyages ne sont pas si faciles, pas aussisimples qu’on fait semblant de croire, cha-cun essaie de transporter son monde, depréserver sa vie et son identité (…) pourtraverser indemne toutes les intempérieset arriver exactement tel qu’il est parti,niant ainsi l’essence du voyage. »

C’est dans un périlleux périple que selance la narratrice de Mémorial, le der-nier roman de Cécile Wajsbrot. Ellepart pour Kielce en Pologne retrouverses origines. Mettre enfin des imagessur les mots esquissés, hésitants, malcompris : sa litanie d’enfance. Retourau point départ. Un leurre probable-ment. C’est tellement difficile d’arriverà transmettre les émotions passées,d’une génération l’autre… Les souvenirsfabriquent un présent discutable. Il fautapprendre à se parler pour grandir etpour vivre.

Expérience intimeDepuis plus de dix ans et une quinzai-

ne de livres, Cécile Wajsbrot tire desbords entre sa propre histoire et celled’inconnus emportés par le destin com-mun des peuples. « Je ne m’autorise àparler, dit-elle, que parce que je pense quecela concerne aussi les autres. » Unefamille de juifs polonais arrivés en Fran-ce dans les années 1930. Un grand-pèremort à Auschwitz. L’expérience intimed’une douleur impossible à admettre.« Je me souviens, explique-t-elle, que ma

grand-mère m’avait dit de très nombreu-ses fois comment la police était venue leschercher chez eux (ma mère avait dix ans).Comment ils avaient pu se sauver de jus-tesse. Les voisins embarqués… Mais il a fal-lu très longtemps pour que je puisse simple-ment comprendre que ce qu’elle racontait,c’était la rafle du Vél’ d’Hiv. » Le tempspousse une eau tout ensa-blée de mémoire moribon-de. Juste mettre des mots.Retrouver le langage.

« J’ai commencé à écrireà quatorze ans, conti-nue-t-elle. C’était une petitenouvelle. Une famille quicherchait un appartement.L’agent immobilier leurdemandait s’ils voulaient unlogement avec air ou sansair. “Sans, leur disait-il, c’estbeaucoup moins cher.” Lesgens choisissaient la solutionla plus économique, certainsque de l’air, il y en a tou-jours. Mais le jour de leuremménagement, une équipede techniciens munis de pom-pes électriques arrivait etaspirait toute l’atmosphère. Ils mouraien-t… Il s’est passé des années, là encore, pourque j’admette que la jeune fille que j’étaisparlait des chambres à gaz. »

Un pas sur le côté. Elle est là cette dis-tance subtile que Cécile Wajsbrot glissedans chacun de ses textes. Le plus expli-cite se trouve d’ailleurs être le plusromanesque. Dans La Trahison, rééditéces jours-ci chez Zulma, un célèbre ani-mateur de radio se retrouve à 70 ans, àl’occasion d’une interview donnée àune jeune journaliste, confronté à salâcheté pendant l’Occupation. Intrigueet personnages. Mais le propos débor-de. Il nous bouleverse et nous emporte.D’ailleurs, le camp de Beaune-la-Rolan-de, le Neuilly de son adolescence et del’exclusion sociale polie ou les couloirsdu métro de ses autres livres ne sontque les décors d’une œuvre entêtante etfidèle. Révérence à ceux qui ne peuventplus rien dire. Qu’on a, à tout jamais,empêchés de parler. Rien de nostalgi-

que ou de mélancolique. Au contraire. Ily a, chaque fois, une force troublantedans les phrases lentes de Cécile Wajs-brot. Un étonnant pouvoir d’évocationet de conviction. Accepter les fantômeset vivre avec leur ombre. Entre voir etrêver, il y a cet intervalle qui fait la créa-tion. Qui rend intelligibles le secret et

l’absence. On voit que lepassé dirige nos destins.C’est plonger très profond.Remonter en surface. Etparce que l’on sait, s’inquié-ter de demain.

Cécile Wajsbrot partageaujourd’hui sa vie entreParis et Berlin. Il n’y a passi longtemps qu’elle adécouvert la capitale alle-mande. Un séjour en rési-dence d’écrivains à l’autom-ne 2000. Elle s’y est « accro-chée ». « C’est une ville, dit-elle, qui affronte son histoiremais qui fait la part belle àun présent vivant. Une villeen train de se faire, aux espa-ces neufs et libres. » Une partde naïveté ? Peut-être. Il

faut bien réconcilier les temps. « On selaisse entraîner sur des chemins de traver-se et on perd le fil, écrit-elle dans Mémo-rial, on a du mal à reprendre le cours.Rien ne nous aide à reprendre de la hau-teur, nous passons la vie les yeux rivés ausol, prisonniers de nos obligations réellesou de celles que nous nous imposons et desvies que nous traçons, (…) alors qu’il suffi-rait de regarder plus haut, (…) pour pren-dre la mesure de notre existence, voir quenous sommes autre chose que ce que nousparaissons, certes rattachés (…) à notreespace et notre temps, mais aussi (…) auxépoques précédentes et suivantes. » Justeun peu de recul. Les livres font le lien. a

Xavier Houssin

Cécile Wajsbrot publie aussi Fugue avecdes photos de Brigitte Bauer. Un textesur la dérive dans Berlin d’une femmequi a pris la décision de disparaître (éd.Estuaire. « Carnets littéraires ». 96 p.,12 ¤).

Rencontre Cécile Wajsbrot en quête de sa litanie d’enfance

Vivre à l’ombredes fantômes

Eric Laurrent dépeint la passion amoureuse et ses ravages

Cruel badinage

LE MOT AMOUR. Dialogues,de René de CeccattyMaria Callas, Eleonora Duse, Artemisia Gentileschi etJulie Talma : quatre artistes, « sinon de grandesamoureuses, du moins des femmes obsédées par lareprésentation narcissique de l’amour, dans sa violencetragique ». En face d’elles, quatre hommes : Pier PaoloPasolini, Gabriele D’Annunzio, Galilée et BenjaminConstant, trois écrivains et un savant que son goût de lalittérature, notamment, mit en danger. Les lecteurs desderniers romans de René de Ceccatty retrouveront dans

ces quatre dialogues imaginaires, ou basés sur des documents, et écrits en vuede la scène, la méditation sans concession que l’auteur poursuit sur la violence,l’âpreté et finalement la solitude de l’amour, ce « mot imprononçable ». P. K.Gallimard, 210 p., 16 ¤.Collaborateur du « Monde des livres », René de Ceccatty publie par ailleurs deuxlivres sur Pasolini, une biographie (Gallimard, « Folio-Biographies ») et un recueild’articles (Le Rocher).

MADEMOISELLE CŒUR SOLITAIRE, de Sébastien OrtizLa construction de ce livre est savante : la narration s’inspire du film deHitchcock, Fenêtre sur cour, et elle est menée par le « quatrième côté aveugle dela cour ». Ce renouvellement de point de vue permet à l’auteur de glisser depertinentes réflexions sur le regard, d’autant plus perspicace – mais impuissant– qu’il reste invisible, comme celui du spectateur dans une salle du cinéma.Mais, après quelques pages, le lecteur peut oublier clins d’œil et références. Sonattention se focalise sur l’attachante « Miss Lonely Heart », un despersonnages tellement secondaire du film qu’on ignore jusqu’à son nom. Cettejeune femme cherche à échapper à sa solitude, et le récit du vendredi soir oùelle décide d’appliquer les règles des magazines pour trouver son idéalamoureux est particulièrement juste et touchant. Une jolie réussite pour cetteinterprétation post-moderne d’un chef d’œuvre du cinéma. A. A.Gallimard, 160 p., 14 ¤.

ISAAC LAQUEDEM OU LE ROMANDU JUIF ERRANT,d’Alexandre Dumas.Un couple marche vers Rome. Il sera le favori de Néronet elle, sa maîtresse. Ainsi s’achève non le destin d’IsaacLaquedem et de la reine Cléopâtre, qu’il a arrachée auxParques, mais le roman que Dumas consacre aulégendaire Ahasvérus, auquel il redonne le nom souslequel il était apparu, au XIVe siècle, dans unecomplainte flamande. Née au Moyen Age, l’histoired’Ahasvérus qui, ayant maltraité le Christ montant au

Golgotha, est condamné à marcher d’un pays à l’autre jusqu’à la fin des temps,a inspiré d’innombrables auteurs, de Goethe à Andersen, de Shelley à Sue, quia lui aussi donné sa version de la légende dans son Juif errant. Symbolisantl’errance du peuple juif, le mythe a inspiré autant de variations que d’auteurs.Dumas voyait dans ce sujet, amputé par les censeurs du Second Empire,« l’œuvre capitale de sa vie ». Il ne put l’achever, mais ce qui en est l’amorce estun tout, un maelstrom d’Evangile et de mythologies où on découvre un Dumasinattendu, toujours virtuose dans l’art d’emporter son lecteur. P.-R. L.Les Belles Lettres, 450 p., 25 ¤.

MAETERLINCK. Le Théâtre du poème, de Gérard Dessons« Il me semble qu’une pièce de théâtre doit être avant tout un poème », disaitMaurice Maeterlinck (1862-1949). Pour Gérard Dessons, le théâtre qu’a tentéde penser et d’illustrer l’auteur de Pelléas et Mélisande, parce qu’il est un« acte ordinaire de la vie », est « irréductible à une esthétique » mais se situe« à la croisée du poétique et de l’éthique ». S’appuyant sur les textes théoriquesde l’écrivain aussi bien que sur son œuvre dramatique, l’essayiste démontre« l’actualité » de Maeterlinck, que l’on a tort de considérer seulementcomme un auteur « symboliste » ou « mystique ». P. K.Laurence Teper, 184 p., 15 ¤.

O n retrouve, dans le huitiè-me roman d’Eric Laur-rent, son écriture si parti-

culière, saturée, foisonnante, etcertains de ses personnages : les« vieux amis » du narrateur,Félix et Léon, sont sans douteFélix Arpegionne, de Remue-ménage et Léon Brumaire, deDehors (éd. de Minuit, 1999 et2000). Mais, comme dans A lafin (éd. de Minuit,2004), qui semblaitamorcer une sortede tournant versl’autobiographie, lerécit est ici mené àla première person-ne. Et si le nom dunarrateur estconnu des protago-nistes, il restecaché au lecteurqui saura, tout auplus, que son pré-nom compte deuxsyllabes.

Le goût de laparodie était fla-grant dans lesromans précé-dents : ainsi Remue-ménages’inscrivait à la fois sous le signede Freud et de Barbara Cart-land. Place, désormais, à une lit-térature moins ludique, plusimprégnée d’émotion. Après lesderniers jours d’une grand-mère, en province, dans A la fin,c’est une passion amoureuse, etses ravages, que dépeint ClaraStern. « Enamoration », aveugle-

ment, mise à l’épreuve, « déséna-mourement ».

Le narrateur, dandy cyniqueà la réputation sulfureuse, tom-be au premier regard sous lecharme d’une musicienne –gambiste – dont la beauté luiinspire des descriptions minu-tieuses. Deux mois de passion,d’obnubilation, d’obsession,entre intimité et résistance. Aux

évocations éroti-ques assez cruesqui rappellent son« ancien moi » liber-tin, le narrateurajoute celle desmaux organiquesqui manifestent sasouffrance amou-reuse.

Mais la passionqui le lie à Clara estd’abord un doubleplaisir d’esthète, lepartage d’un mon-de raffiné où lamusique anciennede Marenzio, enten-due en l’église desBillettes, s’accorde

aux nombreuses descriptions depeintures italiennes de la Renais-sance vues au Louvre. Un desplus beaux passages du romanest celui qui évoque les affinitésélectives : dans les jardins duPalais-Royal, tandis que le« serein » commence à tomber,l’amoureux fait à l’aimée la lec-ture de Saint-Simon, de Proustet de Chateaubriand.

Laurrent reste, nonobstant,un observateur de la société deson temps, au regard acerbe,satirique. Le récit s’inscrit dansune topographie parisienne trèsprécise – le quartier Ober-kampf, où habite le narrateur –et restitue les codes, notam-ment vestimentaires, des soi-rées à la mode qu’il fréquente :vernissage, lancement de revuede luxe, fête pour célébrer l’attri-bution d’un prix littéraire.

« Lexicophilie compulsive »Curieux décalage entre la

phrase ornementée, alambi-quée, témoignant d’une « lexico-philie compulsive », et la justessetrès contemporaine du regardporté sur les mœurs.

Au pastiche, ou plutôt auxréminiscences, des romans duXIXe siècle se mêle une ironieparfois brutale : pour Laurrent,le style peut varier « selon lessituations ».

D’un crépuscule à l’autre, lerécit de cette brève passion, com-mencé au solstice d’été, se termi-ne à l’automne en Italie, dans laville « muséale » où le narra-teur s’enfuit, emportant un volu-me de L’Histoire de ma vie, deCasanova. Et l’évocation mélan-colique de la brume montant del’Arno adoucit la vision du mas-que hagard où cet homme enco-re jeune croit voir le visage que« le Temps », bientôt, lui impo-sera. a

Monique Petillon

MÉMORIALde CécileWajsbrot.

Zulma, 174 p., 16 ł .

LE CORPS DES ANGESde Mathieu RibouletGallimard, 104 p., 11,50 ¤.

D ans une ferme du Limou-sin, Rémi, un jeune hom-me rêveur, solitaire, rétif à

la chasse que veut lui enseignerson grand-oncle, est sujet à desévanouissements, qui pourraientêtre des extases. Sensible à la

nature, qui est dotée, à ses yeux,d’un véritable pouvoir d’envoûte-ment, il communique avec desforces étranges, qui pourraientn’être que la manifestation deson tempérament exceptionnel.Il leur donne le nom d’anges.

Et parmi ces anges, surgitGabriel, son double, aussi profon-dément habité que lui, mais pardes forces contraires, celles du

mal. Gabriel a fui le foyer fami-lial qui a été décimé par un acci-dent de voiture. Orphelin à16 ans, il a erré à travers toute laFrance, vivant d’expédients, ets’est retrouvé dans la « maisondes fous », un reste d’utopiesoixante-huitarde et écologique.Il a une sensualité un peu bruta-le, un peu anarchique, qui l’orien-te vers les hommes. Et il formeavec Rémi, après l’espèce d’An-nonciation qui les a réunis, uncouple surnaturel, au cœur som-bre de la campagne très terrien-ne de ce centre de la France.

Mathieu Riboulet a, dans sesprécédents livres, prouvé quel’écriture était pour lui un moyend’atteindre aux élans mystiquesles plus secrets (qu’il parle d’unséjour dans un monastère ou deson enfance) et trouve ici, en pre-nant pour point de départ uneintrigue qui se prêterait presqueau naturalisme, une forme roma-nesque très singulière. Contem-platif mais violent, observateurtrès aigu de la nature qu’il décritadmirablement et psychologuesubtil, il écrit, dans un grand sty-le noble, un récit qui vire peu àpeu au fantastique.

On est ici dans une littératureinspirée, celle qui parfois a parléà travers Henry James (Le Tourd’écrou), mais dans un environne-ment très français qui n’a guèreété habitué à ce traitement, déta-ché de toute tradition de fantasti-que populaire. a

René de Ceccatty

CLARA STERNd’Eric Laurrent

Ed. de Minuit,190 p., 14,50 ¤.

« Cette œuvre est incontestablementun monument du patrimoine

linguistique et littéraire de la Renaissance.Sous la plume de l’écrivain, le texte saint

est comme doué de mobilité, animéd'une grande souplesse narrativeet poétique qui est encore apte,

cinq siècles plus tard, à bousculernos habitudes de lecture. »

Patrick Kéchichian, Le Monde

Tschann libraire et les éditions Bayard vous invitentà une lecture par Jacques Roubaud, suivie d'un débatle dimanche 4 décembre à 15 h à l'École Alsacienne109 rue N-D des Champs, 75006 PARIS autour deMarie-Christine Gomez-Géraud, Pierre Gibert,Jacques Gradt, Abraham Ségal

LA BIBLE NOUVELLEMENT TRANSLATÉEpar Sébastien Castellion (1555)

ZOOM

Un roman subtil et inspiré de Mathieu Riboulet

Extases sanglantes

LITTÉRATURES

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Le carnaval

Loup y es-tu ? Il y est, et aveclui la cohorte ludique, fan-tasque, inquiétante oucocasse des bêtes qui han-tent la littérature desenfants, kaléidoscope sans

pareil de nos fantasmes et de nosamours. Cette année, le Salon de Mon-treuil élargit la question posée à l’ani-mal, ce partenaire d’élection, héros etvecteur des fictions enfantines. Si touteenfance est le continent imaginaire oùse définit une société, alors à quelenfant en nous destinons-nous ce bes-tiaire hérité de vieille mémoire ?

Car la dette est ancienne à l’animalitéoriginelle, en qui nous cherchons notreessence. A la Création biblique – qui dis-tingue Adam du règne animal, avantque Noé n’en sauve les spécimens dudéluge –, s’oppose l’Antiquité classi-que, qui condense les catégories naturel-les par mixités fantasques, proprementmonstrueuses, et donne privilège auxdieux de s’incarner en bêtes fabuleu-ses… Sphinx Méduse, centaure, Hydre,sirène, même licorne ou dragon médié-vaux sont créatures équivoques en quis’échangent les espèces à loisir.

Depuis le chaman de la caverne invo-quant le corps magique aux attributsbestiaux, le déguisement et le maquilla-ge rituels ont continué de questionnerle rapport naturel et sacré de l’hommeà l’animal, totem ou tabou, jusquedans la victime expiatoire de l’exorcis-me primitif, agneau ou bouc émissaire.Que la domestication neutralise l’ani-mal en allié fraternel, ou que l’héroïs-me de la chasse s’y invente un rivalidentitaire, le rapport de la proie auprédateur s’aliène en son envers :l’homme est à lui-même sa proie d’exc-ellence. Qui capture, qui convoitel’autre, caresse et dévore ?

Et quelle bête sommes-nous à nous-même, apprivoisée ou sauvage, si pré-sente encore dans la légende, le conte,la fable, ces sources inépuisables dubestiaire moderne ? Une typologiesociale et psychologique y décline clas-ses et castes, valeurs morales, le nobleet l’ignoble : le lion est roi ; ours, loup,goupil – Ysengrin et Renart – sont sesvassaux ; âne et moutons, peuplegaleux, grenouille, cigale et fourmi…Dans ces bestiaires, l’animal joue unrôle allégorique, par convention douéde parole, habillé des oripeauxhumains. Aussi bien le faciès humaininspire au dessinateur, au caricaturis-te, d’y lire les traces fictionnelles de saparenté animale, loin de la biologie etde la génétique : Vinci ou Le Brun,avant les physiognomonistes, lèvesous le visage humain le museau de labelette, le front du taureau, la lippe dusinge, la denture du loup. Grandvilles’en souvient dans ses abécédaires, etBenjamin Rabier.

Sous le visible, l’invisible animal quinous habite balbutie un abrégé bizarrede caractérologie, prémisses de la psy-chologie moderne.

Non, l’imagerie animale n’est pasingénue, ni gentille, et tout sauf inoffen-sive, jusque dans l’abus sentimental etson exploitation de marché – et la publi-cité, son ersatz racoleur ; ou le cinémapseudo documentaire en vogue, Peuplemigrateur ou Marche de l’empereur…Psychologisme et moralisme sommai-res du héros animal, substitut d’uneenfance longtemps assimilée à l’anima-lité, sont réputés faciliter la pilule péda-gogique. Peluches et joujoux transition-nels médiatisent les affects et muent enfétichisme le report amoureux sur l’ani-mal, domestique ou sauvage, commealter ego d’étrange familiarité propre àconsoler la solitude de l’homme enfer-mé dans son humanité problématique.

Equilibre vitalPar-delà la sensiblerie, l’apitoiement

moral ou le militantisme écologique, letraitement industriel de l’animal, quidévoie l’équilibre vital régulé par laruralité traditionnelle, trahit l’aberrantrapport de l’homme moderne à saconsommation, et sa destruction dumilieu naturel. Mais si les enfants, quine sont ni écologistes ni naturalistes,fréquentent avec une familiarité dérou-tante l’immense bestiaire irréaliste,c’est que celui-ci double la réalité, la

déborde et l’instruit en imaginaire. Surla scène de l’art, la littérature leur déli-vre une connaissance sans pareille desoi et du monde : réjouissons-nous qu’àMontreuil on en fasse exposition !

Car, en réalité, cet inventaire de voisi-nage et de cousinage impurs, par sesjeux ambivalents, interroge la visionque l’homme a de lui-même : l’animali-té, loin d’un quelconque naturalisme,malmène un ordre du monde, le pou-voir et l’impouvoir de l’homme, les ava-tars de sa condition. Il en reste tracedans les productions actuelles, jusquedans le détournement ludique, l’appri-voisement, voire la victimisation desmonstres, la diabolisation des gentils,dont s’offusquent davantage les adultesque les enfants, amateurs de ces écartset de représentations scabreuses.

Ainsi l’album et l’imagier, l’abécédai-re, la bande dessinée, le cinéma d’ani-mation, souvent iconoclastes, usent del’imagerie animale comme supportd’un aimable divertissement, commes’il allait de soi que l’enfant la fréquen-te de plain-pied. Mais de la souris Mic-key, du canard Picsou au Babar colo-nial, quelle filiation travaille la mauvai-se mémoire historique et sociale,accommodée par le trait à la culture demasse ? Sullivan de Monstres & Cie et,lointains descendants de King Kong,les grands sauriens de Jurassic Parkréactualisent le motif et l’apprivoisent.Et qu’en est-il de l’homme-araignée,Spiderman, ou de La Mouche, fruits detransmutations occultes ou manipula-tions génétiques hasardeuses ? Sous lafeinte, la licence poétique ou fantasti-que, on touche aux réflexions les pluscontemporaines. Jusque dans Maus,l’œuvre magistrale d’Art Spiegelman,qui défie l’irreprésentable de la Shoahpar son dessin de juifs en rats, desnazis en chiens, et des Polonais encochons, défiant les métaphores stig-matisantes du langage raciste.

Alors quid de notre nature, et avons-nous une nature ? L’histoire desenfants de la louve, fondateurs deRome ; du petit Mowgly du Livre de lajungle ; celle de Victor de l’Aveyron,l’encagé exhibé puis éduqué par le Doc-teur Itard, et portée au cinéma par Truf-faut ; aussi bien celle de Tarzan, ou cel-le des Tropis de L’Homme dénaturé deVercors, illustrent cette question :qu’en est-il de l’homme hors le milieuhumain, la société et l’éducation – laculture – quelle appartenance nous édi-fie ? La bestialité humaine, sa pulsionde mort, l’instinct du sexe et du carna-ge restent indomptés par la culture, etla séduction ou la répulsion phobiquede l’animalité en nous, un héritagejamais liquidé. La pensée humaniste ytravaille : l’Indien du Nouveau Monde,le Nègre du commerce triangulairesont-ils de l’homme ? Sa peau est-ellenotre peau, son âme notre âme, sousles apparences du même ? Semblable,frère abhorré, le barbare est en nous etSi c’est un homme…

La littérature est le lieu par excel-lence de ces questions, puisant dansl’inconscient collectif les figures d’ef-froi et de ravissement qui nous fon-dent. Toute littérature est adulte enson art, à quel titre en distinguer une,qui serait enfantine ? Les chevaux del’île swiftienne, le cafard kafkaïen ; labaleine blanche melvillienne ; le flichugolien, Javert, fils de louve, métapho-risé en chien de garde d’une société ini-que ; le loup de Giono, chassé par Lan-glois – qui n’est autre que V., notre Voi-sin emblématique, en toute humanité,toute animalité –, et la Mère-grandlupine du Chaperon rouge, cet épouvan-tail dévoreur qui hante la maternité,signent la double identité de l’hommepolicé, son énigme métaphysique desauvage existentiel, enfance de l’huma-nité jamais résolue. a

Anne-Marie Garat

desnimauxA

NOUS LES OISEAUXde Quentin Blake.Préface de Daniel Pennac,Gallimard, 86 p., 35 ¤. Tous âges.

QUENTIN BLAKEET LES DEMOISELLESDES BORDS DE SEINEGallimard/Musée des beaux-artsde Paris, Paris Musée, 80 p., 15 ¤.

Pourquoi ne pas le dire tout net ?Sur le thème de l’animalité (et del’intérêt de passer par la bête pour

mieux cerner l’humain), on ne trouverapas plus réjouissant que le dernier livrede Quentin Blake, Nous les oiseaux. Cha-que planche est une fête. « Les dessinsque Quentin Blake nous propose ne sontpas des illustrations », note Daniel Pen-nac dans sa brillante préface. « Ils ne

sont pas nés d’une lecture, ni d’une observa-tion, mais d’une vision. Chacun est uneœuvre à part entière. On pourrait écrireune nouvelle, voire un roman sur la plu-part d’entre eux. »

On n’en attendait pas moins de Quen-tin Blake. Né en 1932, l’homme est à luiseul une institution. Il fallait voir sonone-man show, samedi 26 novembre, àl’Institut français de Londres. C’était auYouth Festival, le festival de littératurede jeunesse franco-britannique qui alieu chaque automne de l’autre côté dela Manche (1). Seul sur scène, Sir Quen-tin a fait salle comble. Les enfantsétaient venus voir l’illustrateur attitré deRoald Dahl, mais aussi le génial auteurde Clown et de Zagazou. Les adultes,plus nombreux encore, saluaient celuiqui fut un pilier du Royal College of Art,nommé premier Children’s laureate en

1999 et fait commandeur du BritishEmpire par la reine pour services rendusà la littérature (2).

Mais ce qui frappait surtout, au YouthFestival, c’est combien Blake est désor-mais « au-delà » du livre de jeunesse.Toujours aussi attentif à la cause et àson public, certes, mais les transcendantcomme nul autre par son inimitablecoup d’œil et de crayon. Revenons à sesOiseaux. Jeunes blanc-becs ou vieuxdéplumés, pérorant chez le coiffeur ouminaudant sur la Promenade desAnglais, ils ont, dit-il « surgi d’un jet ».Et quel jet ! Trois traits de feutre noir,quelques rehauts d’aquarelle, et tout estdit : nos querelles, nos douleurs, nos futi-lités, nos mesquineries… Toute unecomédie humaine saisie en plein vol– c’est le cas de le dire. Si vous luidemandez pourquoi il s’intéresse tant à

ces volatiles, Blake répond, énigmati-que : « Ils ont deux jambes comme nous,non ? » Pennac, lui, a trouvé la raison :les oiseaux sont des masques et par leurtruchement, Blake « nous exprime ennous épargnant. Imaginez certains de cesdessins avec nos propres têtes, la vôtre, lamienne, celle du voisin – Ce corbeau quis’empiffre seul au buffet, par exemple…Non, l’ami Blake ne nous aurait jamaisfait ça. Il montre, il ne dénonce pas ».

Art et maliceL’Institut français avait vu juste. Avec

son français parfait et son amour denotre pays (il partage son temps entreLondres et Royan et se présente commel’héritier de Daumier autant que deRonald Searle), Blake est le trait d’unionparfait entre l’Angleterre et la France. Ilétait temps que celle-ci lui rende homma-

ge : ce sera chose faite le 10 décembre.Pour sa réouverture au public, le PetitPalais lui a donné carte blanche. Quen-tin Blake a donc puisé dans les tableaux,estampes et pastels du musée pourconcocter un parcours, ponctué de des-sins et légendes de son cru. Art et maliceseront au menu pour une promenadelibre sur le thème de la femme en peintu-re. L’exposition dure jusqu’en mars : ceserait criminel de ne pas y aller enfamille. a

Fl. N.

(1) Rens : www.institut-français.org.uk(2) Les droits d’auteur de Nous lesoiseaux sont reversés à la future QuentinBlake Gallery of Illustration, nouvelespace prévu à Londres qui sera consacré àl’illustration internationale d’hier etd’aujourd’hui.

Les illustrations de la « une » etde notre dossier consacré au

Salon de Montreuilsont d’Andrés Sandoval.

Vivant au Brésil, cet artisted’origine chilienne

illustre des livrespour enfantsdepuis 2002

PETITE BIBLIOGRAPHIE ANIMALIÈRE

Ce drôle d’oiseau de Quentin Blake

Grand rendez-vousdes éditeurs de jeunesse, le 21e Salondu livre de Montreuil se tientjusqu’au 5 décembre. Un thème :l’animal en littérature. Un pays invité : le Brésil

Des nouveautés...Rêves d’animaux, deNina Blychert Wisnia(éd. du Rouergue,36 p., 13,50 ¤).Le Roi crocodile, deGrégoire Solotareff(L’Ecole des loisirs,32 p., 13,80 ¤).Les Animaux etcréatures monstrueusesd’Ulisse Aldrovandi, de

Biancastella Antonino(Actes Sud/Motta,256 p., 99 ¤).Bestioles, de GabrielleWiehe (L’Atelier dupoisson soluble,40 p., 23 ¤).

... et des classiquesLa Vache orange, deNathan Hale(Flammarion).

Plouf !, de PhilippeCorentin (L’Ecole desloisirs).Les Drôles de PetitesBêtes, d’Antoon Krings(Gallimard/Giboulées).La série des Marcel,d’Anthony Browne(Kaléidoscope).Docteur Loup, d’OlgaLecaye, (L’Ecole desloisirs).

SALON DU LIVRE DE JEUNESSE DE MONTREUIL

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6 0123Vendredi 2 décembre 2005

Livres en fête

Point d’orgue à l’Année du Brésil, une quinzaine d’auteurs et d’illustrateurs sont les invités d’honneurdu Salon du livre de Montreuil. Enquête sur une littérature de jeunesse d’une exceptionnelle vitalité.

favelasdans les

COBRA NORATO,de Raul BoppVoici un des poèmes les plusimportants du XXe sièclebrésilien, essentiel en tout casdans le mouvement modernistedes années 1920-1930. C’est uneallégorie amazonienne quidevrait séduire les enfants aprèsavoir passionné lesuniversitaires. Il s’agit ici de ceque les « modernistes »appelaient l’« anthropophagie ».Appuyés sur les rites indiens dupassé, ces intellectuelsprétendaient dévorersymboliquement les culturesallogènes (notammentfrançaise) pour ne plus les subir,mais au contraire pour sefortifier. L’auteur, qui deviendrale chef et le théoricien dumouvement, découvritl’Amazonie à 20 ans, alors qu’ilfaisait à Belém ses études de

droit. Il venait du Sud, sesparents d’Allemagne, etpeut-être le merveilleux rhénanl’aida-t-il obscurément à décelerles dieux dans les fleuves et lesforêts. Cobra Norato est l’un decelles-ci, on le connaît et on leredoute entre Belém et Manauspour la facilité avec laquelle il sedéguise en humain afin deséduire les belles. Bopp raconteune de ses aventures, en puisantdans le vocabulaire local. Il ydécrit la nature de manièreintimiste : une flaque, un bruit,le balancement d’une palme, etc’est la forêt entière qui s’anime.Le texte est illustréadmirablement pas SandraMachado, ethnologue qui vécutavec les Indiens Kaiapo ets’inspire de leurs motifs. J. Sn.MeMo, 50 p., 28 ¤. Dès 10 ans.

UN GARÇON COMME MOI,de Rosa Amanda StrauszDeux romans en un, puisque celivre raconte la même journée dedeux points de vue différents :

celui d’Uolace, qui, dans safavela, rêve de devenirquelqu’un, et celui deJean-Victor, privilégié dont lamère voudrait tant qu’ilréussisse à l’école. Deux voixpour dire les frustrations de lajeunesse brésilienne. Fl.N.Seuil/Métailié, 80 p., 8 ¤.Dès 11 ans.

AMAZONAS,de Thiago de MelloVoici un autre poète, de lagénération qui suit celle deBopp, et qui a affronté ladictature militaire à partir de1964. Exilé au Chili (Neruda luia dédié un sonnet), il a publiéentre autres un admirablepoème de liberté : Les Statuts del’homme. Retiré aujourd’huidans sa province natale, auxbords de l’Amazone, il rapporteces charmantes histoires.Certaines rappellent desmoments historiques, d’autresévoquent les lutins ou les sirènesqui peuplent les nuits

amazoniennes. On découvreainsi, la Iara, le Mapinguari etbien entendu le Cobra célébrépar Bopp. Ces légendes sont trèsconnues dans la région, maisl’auteur donne ses sources enesquissant le profil des parentsqui les lui ont un jour racontéesà la veillée. Il crée ainsi unclimat familier et nocturne,souligné par les somptueusesillustrations d’Andrés Sandoval.J. Sn.Ed. Syros, 80 p., 16 ¤. Dès 8 ans.

AU PAYS DU JABOUTIet CONTES DU BRÉSIL,de Béatrice Tanaka.Née en Ukraine et devenuebrésilienne, l’auteure a écrit enfrançais de nombreux ouvragespour la jeunesse. Ses Contes duBrésil, tendres et gais, sontextraits d’un recueil déjà publié.Au pays du jabouti (une variétéde tortue) paraît en revanchepour la première fois,élégamment illustré par l’auteur.Elle s’y inspire des contes

d’Amazonie, avec l’expérienceaccumulée pendant quaranteans d’écriture pour la jeunesse.J. Sn.Ed. Kangil, 96 p., 20 ¤ et Syros,96 p., 4,90 ¤. Dès 7 ans.

HISTOIRES DES TRUMAI,de Claire Merleau-Ponty etAurore Monod BecquelinLa région du Haut Xingu abriteun phénomène ethnologique : lacohabitation pacifique denations indiennes normalementhostiles. Etudiée depuis 1940,elle est devenue territoireprotégé en 1961. Aurore MonodBecquelin y a observé les Trumaiet recueilli leurs légendes.Parfois violentes et mêmecoquines, elles enjolivent lanaissance de la lumière, la voixdes oiseaux, et jusqu’à celle destaches de la lune. On apprécie laprésentation didactique et lesvignettes élégantes d’HélèneGeorges. J. Sn.Actes Sud, 64 p., 14,50 ¤.Dès 9 ans.

Des baraques de briques et detôle ondulée. Des morceauxde tissu cloués aux fenêtres :à une heure de Rio deJaneiro, Nova Iguaçu compte1 million d’habitants, pour la

plupart des chômeurs ou des ouvriers.Une population en général considéréecomme très éloignée de la littérature. Pour-tant, c’est cette ville qui a été choisie pouraccueillir la première Biennale du livrepour enfants (Bienal do Livro infanto-juve-nil) qui s’est tenue au Brésil du 8 au16 octobre, à l’initiative du FNLIJ, l’orga-nisme de promotion du livre de jeunesse,et de la municipalité de Nova Iguaçu.

L’intention militante est évidente. Lejeune maire, Farias Lindberg, et sa fem-me sont très impliqués dans le développe-ment de la lecture. « Un million d’habi-tants, une seule bibliothèque et pas unelibrairie : la situation était critique, résu-me Mme Lindberg. La municipalité a consa-cré 700 000 réals (environ 272 000 euros)à cette foire. Dans les quatre ans qui vien-nent, nous prolongerons cette action enouvrant, au sein des écoles, 100 bibliothè-ques accessibles aux adultes. L’objectif : fai-re naître une culture de la lecture. Pourcela, l’importance du livre de jeunesse estcentrale dans un pays où 58 millions de jeu-nes [près d’un tiers de la population] ontmoins de 17 ans. »

A Nova Iguaçu, le succès a été immé-diat. La foire a reçu chaque jour 5 000enfants, venus pour la plupart avec leurécole. Mais les adultes eux aussi montrentun véritable intérêt pour le livre de jeu-

nesse – notamment ces mères de familleillettrées qui y voient une porte d’entréemoins intimidante dans le monde del’écrit. De nombreux auteurs-illustrateursont fait le déplacement. Nos do Morro,une compagnie théâtrale, anime des ate-liers avec des lycéens, tandis que, dans un« espace écriture », les plus jeunes met-tent en forme leurs propres histoires. Lesenseignants n’ont jamais vu ça : à la sor-tie, on leur remet un bon d’achat pourleur établissement. Quant aux éditeurs, ilsont joué le jeu en vendant leurs ouvragesaux organisateurs pour 1 réal symbolique(environ 40 centimes d’euro). Ils saventqu’ils ne gagneront pas d’argent à NovaIguaçu, mais l’enjeu est évident. D’où leurprésence massive : plus de 65 d’entre euxsont représentés, dont Atica, Nova Fron-teira, Companhia das letras, Manati, ou lafiliale brésilienne de Larousse.

Valeur sociale et symbolique« Tout cela doit paraître classique à un

Occidental, note Bia Hetzel, des éditionsManati. Mais ce qui ne s’est jamais vu ici,c’est d’implanter une foire aussi belle etspectaculaire dans une ville comme NovaIguaçu ». La halle rouge, flambant neuve– où les enfants trouvent, au passage, desconseils d’hygiène et de diététique –,contraste en effet avec la misère de l’envi-ronnement immédiat. « Ce décalage estvolontaire. On n’aura pas de lecteurs si onn’encourage pas l’envie du livre. Celui-cidoit être beau et désirable. Pas “cheap”.C’est tout le concept de notre maison d’édi-tion. A Rio aussi, la municipalité offre un

livre aux jeunes qui sortent diplômés del’“école fondamentale”. Or nous savonsque, lorsque ce livre arrive dans les favelas,les familles l’exhibent comme un trophée, etle réflexe d’appropriation fonctionne àplein. Nous pensons que c’est la bonnemanière de créer une première générationde lecteurs. »

Au Brésil, le prix du livre reste un obs-tacle important à sa diffusion. En moyen-ne, un ouvrage de jeunesse vaut 25 réalsquand le salaire de base est de 300.Aubaine pour les éditeurs, le gouverne-ment passe des commandes considéra-bles : on dit qu’il serait le plus gros ache-teur de livres au monde. Pour une mai-son comme Manati, ces commandesreprésentent 70 % des ventes. Le restes’effectue en librairie (seulement 1 200dans ce pays gigantesque), où il faut riva-liser d’invention pour rendre le livreaccessible. Manati vient ainsi de créerune collection de minilivres très soignéspour seulement 5 réals. Néanmoins, BiaHetzel relativise cette question du prix.« Ici, il n’y a pas que les pauvres qui nelisent pas. Les millionnaires ont un hélicop-tère privé, mais ne lisent pas plus. L’un desenjeux consiste à valoriser l’acte de lire. 25réals pour un livre, c’est beaucoup et c’estpeu. Beaucoup de gens n’hésitent pas àacheter une paire de Nike à 100 réals. Sinous ne travaillons pas sur la valeur socialeet symbolique de la lecture, le pays ne se por-tera pas mieux dans vingt ans. »

En majorité, les acteurs du livre sedisent déçus du bilan de Lula en matièred’éducation et de culture. D’où l’impor-

tance du relais des associations. L’unedes plus intéressantes, A Cor da letra, estexemplaire de ce qu’elles peuvent faire.Créé il y a six ans par Patricia PereiraLeite – psychanalyste à Sao Paulo, etancien élève de René Diatkine –, cet orga-nisme s’emploie à « faire arriver des livresdans les mains d’enfants en situation de ris-que ». « En ce moment, nous travaillonsavec de jeunes Indiens à Manaus, dans desfermes du Minas Gerais, à l’hôpital et dansles banlieues pauvres », explique sa res-ponsable. « L’idée est toujours la même :privilégier les projets à fort pouvoir dedémultiplication, impliquer les adolescentseux-mêmes, faire qu’à terme ils se prennenten charge. Ce qui est novateur, c’est leconcept de l’“ado-animateur-lecteur” dansles favelas ou la périphérie des grandes vil-le. Dans ces contextes, où les jeunes sont sou-vent pris dans les réseaux de la drogue oude la prostitution, on leur propose un projetdont ils seront les acteurs. L’ado-anima-teur-lecteur forme lui-même d’autres ados.Et tout ça fait modestement boule de nei-ge. » Avec le concours des mères qui,encore une fois, voient le livre comme unformidable levier social.

Sur le papier, tout ça paraît beau –trop beau peut-être ? « Tout repose sur levolontariat, modère Patricia PereiraLeite. L’important est de ne pas susciter larésistance. Pour le reste, c’est un travail defourmis, il est vrai. Mais je n’en vois pasd’autre pour retisser des réseauxsociaux. » a

Florence Noiville(envoyée spéciale à Rio de Janeiro)

C’est souvent pendant la dic-tature, pour contourner lacensure, que certains

auteurs brésiliens se sont mis àécrire ou dessiner pour la jeu-nesse. C’est le cas du caricaturis-te de presse Ziraldo, véritablestar au Brésil où ses ouvrages se

vendent par millions et dont lepremier livre, Flicts, doit bientôtparaître en français, aux éditionsQuiquandquoi. C’est aussi celuid’une grande dame de la littératu-re de jeunesse, Ana Maria Macha-do, qui a reçu en 2000 le prixHans-Christian Andersen, sortede prix Nobel de la littérature dejeunesse (1). Citons égalementJosé Mauro de Vasconcelos dontle livre-culte, Mon Bel ornager,est sorti pendant la dictature.

Plus difficilement classable,mais non moins importante,Lygia Bojunga semble s’être lan-cée dans cette voie par hasard.« Je ne suis pas dans le système.J’ai toujours fait les choses diffé-remment », note-t-elle avec déta-chement. Installée sous uneorchidée dans son joli jardin qui

borde la route du Corcovado,elle explique : « J’ai commencécomme actrice de théâtre. Mais lecôté social me pesait. Je rêvaisd’être seule à une table. Alors jeme suis mise à écrire. Des chosestrès dialoguées, comme au théâ-tre. » Immédiat best-seller, sonpremier livre, Les Compagnons,reçoit le prix Jabuti, l’une desplus grandes récompenses brési-liennes. Lectrice compulsivedepuis l’enfance (Poe, Pessoa,Rilke…) Lygia Bojunga continuealors de creuser son sillon : « Jeme fichais de savoir si j’écrivaispour les adultes ou les enfants. Cequi m’intéressait, c’était le jeuentre l’imagination et le subcons-cient. » Une quête qui lui réussit.Dès son sixième livre, elle reçoitle prix Andersen et en 2004, le

prestigieux prix Astrid Lindgren.En France, ses livres (18 au

total) sont peu traduits. C’estdommage. Pour un public préado-lescent, La Fille du cirque

(Flammarion/Castor pochenº 23) et plus encore La Sacochejaune (Flammarion/Castor pochenº 67) méritent vraiment ledétour. Dans ce dernier roman,on voit Rachel, benjamine d’unefamille modeste, s’attacher à unsac à main dont personne ne veutet qui deviendra pour elle synony-me d’intériorité.

Il y a trois ans, Lygia Bojungas’est lancée dans une aventurenouvelle : créer sa propre maisond’édition pour « suivre ses livresde A à Z ». Elle veut désormaiscréer une fondation « pour bou-cler la boucle et donner accès aulivre aux communautés les pluspauvres ». Tout ceci ne l’empêchepas de continuer à écrire. Etmême furieusement. Elle éprou-ve, dit-elle, un grand besoin d’in-

venter des personnages, touteune galerie de portraits qu’elle« esquisse » et qu’elle « stocke »pour les glisser un jour ou l’autredans un roman. Inlassablement,elle veut aussi protester contreles injustices d’un pays « exploitéde long en large ». Au fond,admet-elle, écrire la protège :« Je crois dur comme fer que lacréativité est toujours salvatricedans ce monde de fous. » a

Fl. N.

(1) Après Rêve noir d’un lapinblanc, Ana Maria Machado publieQuelle fête ! où comment unanniversaire peut se transformer enune folle fiesta. Une célébration touten nuances du brassage des cultures(ill. Hélène Moreau, éd. Ventsd’ailleurs, 32 p., 15 ¤. Dès 5 ans).

ZOOM

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Lygia Bojunga, la créativité salvatrice dans un monde de fous

SALON DU LIVRE DE JEUNESSE DE MONTREUIL

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0123 7Vendredi 2 décembre 2005 7

CATARINETAde Roger MelloEd. du Pépin (55, rue de la Victoire1060 Bruxelles), 36 p., xx ¤. Dès 6 ans.

Ce soir-là, au Centre culturel Banco doBrasil, à Rio, on joue une pièce deRoger Mello. Un spectacle tiré de son

album Les Enfants de la mangrove (Meninosdo mangue). « Ces enfants du Nordeste sontbien connus ici, explique l’auteur. Ils fouillentet retournent la vase de la mangrove pendantdes heures pour trouver une huître ou un crabeà se mettre sous la dent. Mais j’ai voulu évitertout pathos. Le livre est basé sur des récits. Monpersonnage est un peu la Schéhérazade de lamangrove, et mes illustrations, des collages deplastique ou de bouts de tissu qui évoquent larécupération, la misère, la débrouille… »

Après des études de dessin industriel,Roger Mello, un ancien élève de Ziraldo, s’estlancé dans l’illustration. Avec 90 livres à son

actif, il s’est imposé comme l’un des talentsles plus singuliers de la littérature de jeu-nesse brésilienne. La mangrove n’est pasreprésentative de ses sujets : aux problèmessociaux, il préfère les légendes ou les mythes.En témoigne son album sur les Croisades dePirenopolis, cette étrange tradition héritée desPortugais où, chaque année, non loin de Bra-silia, hommes et chevaux se déguisent lorsd’une fête qui fait un peu penser au Palio deSienne.

Légende anonymeEt voilà que nous arrive, pour la première

fois en français, l’un de ses plus beauxalbums, Catarineta, inspiré d’une légendeanonyme portugaise du XVIe siècle. Une gran-de épopée maritime transmise oralementdans tous les pays lusophones, du Brésil auxAçores, et mise en scène, lors de fêtes populai-res au cours desquelles musique et danseaccompagnent la déclamation des vers.

L’histoire est celle du Catarineta, une cara-velle qui quitte le Brésil chargée « de tapis,d’épices et d’autres régals pour les rois du Portu-gal ». Soudain, malédiction, voilà Catarinetaencalminée, immobilisée en pleine mer à cau-se d’un calme plat qui va durer sept ans et unjour. La famine menace. Les marins mettent« leurs semelles à tremper pour le dîner » maiselles restent dures et immangeables. Pourapaiser leur estomac, ils doivent tuer quel-qu’un. Le sort tombera sur le Capitaine :celui-ci s’en sortira-t-il sans vendre sonâme au moussaillon ?

« C’est la beauté de ce poème qui oscille entreFaust et les farces du Moyen Age », note RogerMello. Mais la beauté de cette interprétationmoderne réside aussi dans son parti pris gra-phique, volontairement naïf, en hommageaux artistes du « folk art » que Mello admiretant. Des couleurs éclatantes, une alacritécommunicative. Tout le Brésil, en somme ? a

Fl. N.

Au Brésil, bon nombre de grands écrivainsont prêté leur plume à la littérature enfanti-ne ; et les œuvres destinées à la jeunesse –

poèmes, récits, spectacles – sont, tout comme lalittérature brésilienne en général, traversées parun constant souci d’explorer le réel. Cet axe, quiconduit aussi bien à la quête identitaire qu’àl’imagination d’un monde meilleur, permet decomprendre un désir simple, manifesté par lesauteurs : celui de faire partager aux différentesgénérations les valeurs d’une culture résolumenttendue vers son avenir. Ziraldo, dans des livresillustrés avec drôlerie, ne raconte-t-il pas qu’unpetit enfant heureux fait un adulteplus humain ? Le présent est l’en-fant de l’avenir et non du passé.Ainsi humour, sens critique, espritde liberté, goût pour la musique etla représentation sont autant delangages qui expriment cettefaçon si propre au Brésilien detenir à son monde tout en cher-chant à le rêver.

Dans les années 1930, alors quele Brésil mise sur la modernité etcroit à l’idée de nation, MonteiroLobato, homme de lettres déjàmûr, veut forger l’esprit critiquedes enfants face aux dangers idéolo-giques des temps nouveaux. Deve-nant le père spirituel de la littératu-re de jeunesse pour tout un peuple de lecteursactuels et anciens marqués par sa « didactique del’intelligence enfantine », il invente l’humour à l’usa-ge des petits. On pense surtout à sa série de dix-sept ouvrages narrant les incroyables aventuresd’un garçon et d’une fillette qui vivent avec unepoupée, un épi de maïs promu vicomte, un cochonmarquis et deux vieilles dames à la « ferme dupivert jaune », carrefour de la nature et de la civilisa-tion. L’épisode où Emilie la poupée met fin à ladeuxième guerre mondiale en rétrécissant l’huma-nité illustre bien cette volonté de ne pas enfermerl’enfant dans un univers onirique parallèle : dansl’histoire, nos dirigeants se retrouvent nus commedes vers, désemparés face à leurs armes démesu-rées, poursuivis qui plus est par des petits poussinsautrefois inoffensifs dont ils sont devenus la proie.C’est donc dans ce monde même que l’imaginationenfantine est appelée à agir, l’idée originale consis-tant à valoriser la figure de l’enfant comme partieprenante d’un travail d’humanisation.

Quelques années plus tard, Jeronymo Monteiro,auteur de science-fiction, campe ses histoires(Trois mois au siècle 81 et Corumi, l’enfant sauvage)dans une Amazonie déconstruite et humanisée,elle aussi, par les Indiens.

Cette leçon de fidélité à l’homme et à la réalité deLobato a été retenue durablement, puisque LygiaBojunga s’en réclame encore aujourd’hui, elle quiécrit toujours avec humour sur le monde réel, enoffrant des ouvrages portant sur les problèmes spé-cifiques à l’enfant (voir ci-dessous). Dans un regis-tre plus grave, l’esprit critique des écrivains brési-liens les conduit également à parler d’un monde

hostile, qui fait partie lui aussi de laréalité. Dans les années 1940, Graci-liano Ramos, dans La Terre despetits enfants nus, dépeint le Nordes-te qui reste à la traîne, où Raimun-do, un garçon physiquement étran-ge, apprend au cours d’un voyage àconvertir l’étrangeté négative envaleur positive.

Plus proche de nous, au temps dela dictature militaire, la littératurede jeunesse devient en même tempsun refuge et un moyen d’action.Soumis à une impitoyable censure,nombre d’écrivains reconnus yvoient alors une façon de continuerà créer tout en éclairant. Il était unefois un tyran, d’Ana Maria Macha-

do, commence ainsi : « Certains disent que cette his-toire s’est passée il y a très longtemps, (…) d’autresqu’elle se produit encore quelque part… »

Enfin, la très festive tradition populaire brési-lienne aura guidé les auteurs sur les chemins duspectacle pour enfants. Leur qualité, notammentmusicale, est irréprochable. Perroquin de Tim Res-cala (traduit et mis en scène par Tania da Costa)évoque en musique le problème du divorce desparents. Et pour les plus jeunes encore, L’Arche deNoé du très célèbre Vinícius de Moraes, dont l’unedes chansons parle d’une maison invivable où onne peut rien faire : « C’était une drôle de maison,sans toit ni rien. Personne ne pouvait y entrer, carelle n’avait pas de par terre… »

Pour conclure, laissons donc la parole auxenfants ; ils le savent bien et la littérature de jeu-nesse le redit : le monde est absurde, le Brésil estabsurde, et c’est pour cela qu’avec l’imagination onveut y habiter. a

Cristina Amalric

ENFANTS DE LA SAMBA,de Myriam CohenL’auteur, américaine, décritla vie dans une favela de Rio,quelque temps avant le carnaval.On pourrait attendre le pire, onaurait tort. La fête des pauvress’organise, avec une rigueur etune précision insoupçonnées.On fignole les déguisements,on répète les pas de danse.Quand la fièvre monte dansles cahutes sordides, Maria suitles préparatifs. Elle veut qu’onla choisisse pour premièredanseuse : une obsessionqui la fera mûrir. J. Sn.Flammarion, 272 p., 5,23 ¤.Dès 8 ans.

SUR LES AILES DUCONDOR, de Milton Hatoumet Hélène GeorgesOù le Condor est un bimoteurqui relie l’Amazone à Sao Pauloet va sauver le héros, victimed’un accident sur les bords dufleuve Xapuri. Premier livre pourenfants du grand écrivain Milton

Hatoum, présent à Montreuil,cet album est une parabole :écrire, c’est un peu comme voler,« voir ce qu’on n’a jamais vu ».Fl. N.Seuil, 28 p., 13 ¤. Dès 6 ans.

Signalons également :

Où es-tu Iemanja ?, de LenyWerneck et Philippe Davaine(Amnesty International/Syros,32 p., 13 ¤. Dès 6 ans) ; lesHistoires merveilleuses du Brésilet L’Etoile et le Nénuphar, de Réet Philippe Soupault (Seghers,48 et 64 p., 6 ¤. Dès 8 ans) ;Charlemagne, Lampiao & autresbandits, histoires populairesbrésiliennes qui appartiennentà la littérature dite « decordele » ou de colportage(Michel Chandeigne, 158 p.,18 ¤). Et enfin, le numérode la revue Europe consacréà la littérature brésiliennecontemporaine et dirigé parPierre Rivas et Michel Riaudel(novembre-décembre, 20 ¤).

Roger Mello entre Faust et la farce

Parce qu’un enfant heureuxfait un adulte plus humain

SALON DU LIVRE DE JEUNESSE DE MONTREUIL

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8 0123Vendredi 2 décembre 2005

CHEVAL VÊTU, de François Rocaet Fred BernardLa force de cet album tient à l’astucedu scénario : Cheval Vêtu n’est que lamonture harnachée d’un conquistadorhors champ. Pour l’amour de TroisMyrtilles, une jument comanche,l’étalon affronte la monture du chef….Un magnifique hommage à cespeuples cavaliers dont l’imaginaire estle seul refuge possible depuis qu’ilsont perdu leurs terres.Albin Michel, 40 p., 13,50 ¤, dès 7 ans.

LA CARESSE DU PAPILLON,de Christian VoltzIl faut toute la grâce des montages deChristian Voltz pour sourire toujoursde cette Caresse du papillon ! L’ombrede la mère absente, le père qui trompele manque inconsolé en buvant,l’énergie de l’enfant pour faire vivre lejardin que « la Mamama » aimait

tant : tout concourt à faire de cet petitalbum une merveille de délicatesse.Rouergue, 36 p., 10,50 ¤, dès 5 ans.

JE VOULAIS UNE TORTUE,de Beatrice AlemagnaBeatrice Alemagna est partout cetautomne : au Seuil, avec La Promenadedu distrait de Gianni Rodari, chezThierry Magnier avec trois mini-albumsécrits par Elisabeth Brami, chezGallimard et chez Didier. Mais c’estavec ce conte inouï qu’on perce sonunivers si singulier. La fillette quiadopte la tortue Britta est piégée par lacroissance infernale de l’animal. Ledénouement épatant dit assez le peu decrédit qu’on doit faire au réalisme.Panama, 80 p., 12 ¤. Dès 4 ans.

MON LION, de Mandana SadatUne histoire sans parole qui pourraits’appeler « Mon Lion, ce héros au

sourire si doux ». Un bel hymne aupère et au rêve.Autrement, 28 p., 11 ¤. Dès 3 ans.

LE PRINCE TIGRE,de Chen Jiang HongAu départ, une tragédie digned’Iphigénie : le roi acceptera-t-il desacrifier son fils à la tigresse en colère ?De facture classique, superbementillustrée, une belle histoire de haine etde pardon.L’Ecole des loisirs, 44 p., 18,50 ¤.Dès 5 ans.

LE TAXI-BROUSSE DE PAPADIOP, de Christian EpanyaEn voiture pour une grande aventuresénégalaise. A bord du taxi-broussereliant Dakar à Saint-Louis, toutel’Afrique défile dans les planchescolorées de Christian Epanya.Syros, 28 p., 13 ¤. Dès 5 ans.

MOI J’ATTENDS, de Davide Caliet Serge BlochOn passe nos vies à attendre – unbisou avant de s’endormir, qu’elle dise« oui », que le médecin assure que « cen’est rien… » C’est le fil rouge de cepetit album, original et intelligent.Sarbacane, 54 p., 13,50 ¤. Dès 8 ans.

LE GRAND DÉSORDRE,de Kitty CrowtherOù l’amour de l’ordre est opposé à unecertaine forme de générosité. On peutne pas être d’accord avec la thèse,mais non rester insensible àl’expressivité et au sens du détail de latalentueuse Kitty Crowther.Seuil, 44 p., 12 ¤. Dès 7 ans.

QUARTIERS D’ORANGE,de Françoise Legendre et NataliFortierUn texte poétique, un peu convenu

peut-être sur la mort du grand-père,mais remarquablement servi par lesatmosphères de Natali Fortier.Thierry Magnier, 36 p., 15 ¤.Dès 8 ans.

NOIR/VOIR, de François DavidUn livre différent (mi lettres, mibraille), entièrement noir, pourévoquer les difficultés des mal-voyantset la chance des autres, qu’ils nemesurent pas toujours.Motus, 34 p., 11 ¤. Dès 8 ans.

SANS TOI, de Claudine Galea etGoele DewanckelPlus rien n’est pareil quand le pèren’est pas là : ne dominent que lemanque, le vide, la frustration. Maisdès son retour, c’est un jaillissementde couleurs et de vie retrouvée.Ed. du Rouergue, 48 p., 18 ¤. Dès 6 ans.

Ph.-J. C. et Fl. N.

Notre sélection

LES ALBUMS EN LICE POUR LE PRIX BAOBAB

LA TRÊVE DE NOËL,de Michael MorpurgoHabitant du Dorset, le narrateur chineun bureau à cylindre selon ses rêves.Dans un tiroir, il trouve une lettre, du26 décembre 1914. Il s’agit de l’ultimecorrespondance adressée par unsoldat britannique à sa femme. Ellenarre une journée extraordinaire :pour célébrer Noël, manteaux kaki etcasques gris ont fait trêve, partageantrhum, saucisses, et jusqu’au nom deleurs livres préférés. Comme toujours,le regard généreux de Morpurgo, sonstyle souple et concret font merveille.Gallimard, 40 p., 6,90 ¤. Dès 8 ans.

ENTRE LES LIGNES,d’Emmanuel BourdierPrintemps 1943. Sur la ligne dedémarcation, Augustin rêve de ces actesde bravoure, provocations littérairesd’une résistance anonyme, quienflamment le village de Bengy. Est-cel’instituteur, M. Dumoulin, qui lance lesvers de Cyrano comme autant de défisà l’occupant ? Rêve d’héroïsme et élansentimental, Augustin bascule dansl’Histoire à sa mesure et y gagne autantune vocation qu’un idéal.Thierry Magnier, 144 p., 7 ¤.Dès 12 ans.

KAKINE POULOUTE,de Nathalie BrisacA l’âge des câlins, il y a des mots tropdurs pour être entendus. Dans cerécit qui raconte comment Kakine,7 ans, échappe aux rafles de laguerre, le vocabulaire usejudicieusement d’humour et decatégories déclic. Les juifs sont des« pouloutes », les nazis des« méchants ». Camoufler son identitérevient à pratiquer « la grossetriche ». Avec ce procédé, le risqueétait de tomber dans la caricature.L’auteur évite le piège : « Il y a aussides Méchants qui parlent français. Ilfaut se méfier. On ne sait jamais. »L’Ecole des loisirs, 46 p., 6,50 ¤.Dès 7 ans.

DANS PARIS OCCUPÉ,de Paule du BouchetCe fac-similé de journal intimefonctionne d’entrée de jeu et l’ons’identifie d’emblée à Hélène, 11 ans,quand elle commence ce cahier. C’esten juin 1940. Son père est faitprisonnier, son amie Josette doitporter l’étoile jaune, son cousin Yvesdisparaît. Rien n’est censuré, maisl’auteur a trouvé le ton juste pour semettre dans la peau d’unepré-adolescente, dire son inquiétude,sa peur, sa colère devant lesévénements, mais aussi la gaîté ou lajalousie naturelles à son âge. Un texteriche dont la vivacité incitera peut-êtreà prendre à son tour un stylo ?Gallimard, 210 p., 9,50 ¤. Dès 9 ans.

NOËL BLANC, NOËL NOIR,de Béatrice FontanelSi l’on en doutait, la talentueuseBéatrice Fontanel démontre que lesvrais trésors sont fabriqués avec lecœur. Témoin l’histoire du vieuxMoussa, éboueur, qui offre à sesneveux un sapin constellé de jouetsextraordinaires, assemblés avec lerebut des poubelles. Le graphisme deTom Shamp, bousculant la

perspective, fait de ce livre un objetrare et un fabuleux conte de Noël.Albin Michel, 38 p., 13,50 ¤. Dès 5 ans.Pour les fans de l’auteur, signalonsGustave Taloche, roi de la bagarre(Actes Sud, 42 p., 7 ¤. Dès 5 ans).

LE MUCHE, de Philippe MesléUn roman d’initiation qui joue dufantastique et ne craint ni lesallégories, ni les ruptures de genre.C’est rare, et quand le héros, Peer,orphelin depuis l’enfance, accepte derenoncer au héros de papier qui a prisdans son esprit la place de la vieréelle, la leçon se fait plus aventureuseencore. Intrigante et atypique, uneexploration à tenter.La Joie de lire, 176 p., 8,50 ¤.Dès 12 ans.

LE THÉÂTRE DE MOTORDU,de PefMotordu se prend la langue dans lesconsonnes. Résultat, les scolairesraffolent de ses phrases de traviole. Decet inimitable cascadeur du langage,voici 5 pièces de théâtre pour 3 à12 personnages, indications de miseen scène à l’appui et crises de riregaranties !Gallimard, 122 p., 15 ¤. Dès 7 ans.

NOËL, C’EST COUIC !,de Christophe HonoréEcrivain, cinéaste, scénariste, l’auteurdu Livre pour enfants continue deproduire pour le jeune public. Rien demièvre ni de rassurant : c’est le jeu, larègle de son écriture employée àdissoudre l’évidence. Quand les

adultes se disputent méchamment lesoir de Noël, Anton sait qu’il fautrester calme. Même si son père sefâche avec mémère, avec Ferdinand,avec tout le monde, en somme. Cequ’il ne sait pas encore, c’est que rienn’est sacré hormis la tendresse. Oucomment un réveillon mal commencés’achève en apothéose.L’Ecole des loisirs, 70 p., 7,50 ¤.Dès 7 ans.

CHANSON POUR ÉLOÏSE,de Leigh SauerweinVoyage au temps du Moyen Age.Obéissant à son devoir, Eloïse estmariée à 15 ans à un homme qu’ellen’aime pas, au sacrifice de Thomas,qui fut toujours l’élu de son cœur. Ici,forme et fond s’accordent dans unrécit ondoyant où la noblesse despersonnages tient le lecteur sous soncharme.Gallimard, 154 p., 8 ¤. Dès 14 ans.

LES P’TITES POULES, la Bête etle Chevalier, de Christian Joliboiset Christian HeinrichOn ne se lasse pas des aventures deces « P’tites poules » ! D’autant quece sixième volet a le mérite de mettreen péril nos héros souvent tropmalins pour être en danger. Là, lepouvoir terrifiant du basilic, cemonstre dont le regard foudroyantsuffit à pétrifier qui le regarde, estautrement redoutable. La parade deCarmelito est d’autant plus méritoire.A la façon d’Astérix, tout finit par unfestin… de pâtes au basilic.Pocket, 48 p., 4,40 ¤. Dès 5 ans.

UNE VIE EN SUSPENS,d’Hélène MontardreRoanne. Juin 1940. La débâcle etl’exode dérèglent la vie paisible deFradet, fou de peinture et delittérature, à quelques jours du bac.L’arrivée d’une jeune Parisienne,l’appel de l’aventure, les premièresdéceptions, la fuite loin du lycée versces chantiers de jeunesse qui offrentune bulle de bonne humeurboy-scout quand le présent devienttrop oppressant… Au bout del’initiation, un engagementinsensible mais sûr qui fait del’épreuve le début de l’âge adulte.Aussi juste que documenté.Nathan, 128 p., 5 ¤. Dès 13 ans.

PIPISTRELLO ET LA POULE AUXŒUFS D’OR, d’ElzbietaEntre le drame et la farce burlesque.Avec, par ordre d’apparition sur lascène, le Vent lugubre, Pomdarinette,le Crapaud boutonneux… Unedélicieuse tragi-comédie en douzetableaux par l’auteur de Flon-Flon etMusette.Ed. du Rouergue, 52 p., 13 ¤. Dès 7 ans.

LA BOÎTE À JOUJOUX,de Claude DebussyRascal pour le texte, Régis Lejoncpour l’illustration – superbe – NatalieDessay au chant… Rarement ce beauconte de Debussy aura été si bienservi. Dans cette irréprochablecollection de livres-CD qui accueilleaussi de formidables Comptines dujardin d’Eden, de Nathalie Soussanaet Paul Mindy, illustrées par Beatrice

Alemagna, une incontestable réussite.Didier, 44 p., 1 CD, 23,50 ¤.Dès 6 ans.

TONNE, de Taro MiuraLes plus perspicaces se souviendrontavoir vu un premier opus en France duJaponais Taro Miura (Je suis…, La Joiede lire, 2004). Avec Tonne, il parvient àfaire du monde des docks et des cargosun imagier exceptionnel qui fonctionneautant sur l’apprentissage des volumeset des poids que sur le soin graphiqueet esthétique apporté au volume.Panama, 15 ¤. Dès 2 ans.

LES CORBEAUXDE PEARBLOSSOM,d’Aldous Huxley et B. AlemagnaHuxley composa pour sa nièce, à Noël1944, cet unique texte destiné à lajeunesse. Située dans les lieux mêmesd’une villégiature partagée, cettehistoire de maman corbeau désespéréede voir ses œufs engloutis par unserpent ménage tendresse et malice.La patte de Beatrice Alemagna n’y estpas étrangère.Gallimard, 28 p., 11,90 ¤. Dès 7 ans.

ARTS PRIMITIFS ENTRÉE LIBRE,de Marie SellierFidèle à ce parti pris didactique dontelle ne se départ jamais, Marie Sellier achoisi 45 œuvres, masques, totems,objets rituels ou non, de ces arts qu’ondit primitifs sous toutes les latitudes.La liberté de l’ordonnancement, rétif àtoute hiérarchie, donne au parcoursune souplesse et un plaisir esthétiquequi enchantent.Nathan, 96 p., 15, dès 7 ans.

LE BONHEUR SELON NINON,de Oscar Brenifer et Iris de MouÿLe pari est audacieux : construire leraisonnement de l’enfant au fil de seséchanges avec les autres. Une reprisedes dialogues socratiques, direz-vous ?ça y ressemble. Après La Vérité selonNinon, enquête sur le bonheur par unehéroïne toujours espiègle maistourmentée par son besoin decomprendre le monde qui l’entoure.Un projet intelligent, astucieusementmené.Autrement, 64 p., 13,50 ¤, dès 10 ans.

TOUT UN LOUVRE, de KatyCouprie et Antonin LouchardLes créateurs de Tout un monde, quiréinventait l’imagier, investissent leLouvre et décapent le regard. Enrôlantdes « illustrateurs morts » rendus, àforce de citations et de jeux optiques,complices de leur impertinence, lesauteurs dynamitent et dynamisent levénérable musée. Un régal !RMN/Th Magnier, 17,50 ¤, dès 4 ans.

GRAND OURS, de François PlaceAu cours d’une chasse, Kaor estensorcelé par celle qui guide les « têtesboisées ». Protégé par l’esprit de GrandOurs, il parvient à trouver sa placeparmi les siens, grâce au dessin. Unenouvelle étape de la célébration del’artiste par François Place, décidémentaussi à l’aise dans le grand album quela miniature.Casterman, 64 p., 16, 50 ¤, dès 8 ans.

SÉLECTION ÉTABLIE PARVIOLAINE BINET, PHILIPPE-JEAN

CATINCHI ET FLORENCE NOIVILLE

SALON DU LIVRE DE JEUNESSE DE MONTREUIL

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0123 9Vendredi 2 décembre 2005 9

Des princes et des princesses, desbarons et des baronnes, des condottie-ri de plusieurs révolutions en cavale,de grands universitaires et de célè-bres artistes, des amitiés et desamours passionnées, des enfants

adorables, des jeunes gens doués de talent ou degénie, des voyages d’un bout à l’autre et du nord ausud de l’Europe, des exils en France ou en Angleter-re et des cures en Italie où l’on se retrouve entreconnaissances et où l’on en contracte de nouvelles,des salons improvisés ou durables : toute une aris-tocratie lettrée que rebutent et dispersent les Etatsde la Sainte Alliance, mais qu’une correspondanceinnombrable et quotidienne, des livres et encoredes livres relient en une toile frémissante.

Au bord de la toile, une gouvernante célibatairecomme les aime Henry James, attentive, empathi-que, infatigable éducatrice, confidente universelle,romancière elle-même et corne d’abondance épisto-laire : Malwida von Meysenbug. L’héroïne de la bio-

graphie composée par l’excellent germaniste Jac-ques Le Rider est une égérie assez secondaire, uneMme Swetchine de l’autre bord, mais elle a vécuassez longtemps (1816-1903) et avec assez d’entre-gent pour que le récit de sa vie, ponctué de longueset nombreuses citations, devienne un tableau de lagalaxie sociale et morale de la Kultur européennede gauche, et de sa métamorphose dans la secondemoitié du XIXe siècle. Au centre de la toile s’imposepeu à peu après 1848 un antipape, RichardWagner, tandis que s’élève à Bayreuth la Sixtine dela religion esthétique allemande. Le noble idéalis-me néopiétiste et socialiste s’était entre-temps fon-du dans une version gnostique de la grand-messeromaine, l’« œuvre d’art totale », initiatrice del’éventuelle aristocratie de demain.

Dans le langage de cette élite émancipée et éman-cipatrice reviennent, comme une litanie, avant1848, les mots démocratie, égalité, peuple, socialis-me, autant d’idéaux brandis par des jeunes femmesbien nées pour s’arracher aux « barreaux vivants »

de la famille, ou par des jeunes gens, souvent euxaussi de noble souche, pour se dresser héroïque-ment contre un « vieux monde » ignoble et oppres-seur. La répression des révolutions de 1848, laguerre austro-prussienne de 1866 et, à l’heure oùallait flamber le Paris de la Commune (l’idéalisteMalwida avait des amies parmi les pétroleuses), lacréation du IIe Reich allemand (deux triomphes dela Prusse acclamés par l’« idéalisme »), firent res-surgir, sous le vernis d’un révolutionnarisme politi-que et social jamais renié, les nostalgies profondesde tous ces aristocrates de la naissance, de l’esprit etdu cœur, dédaigneux pour eux-mêmes des « inté-rêts matériels », mais exigeants sur les bonnesmanières, la bonne tenue de la domesticité, la quali-té de la Kultur et les altitudes d’âme. Ayant commen-cé comme terroriste en paroles, le boyard rougeAlexandre Herzen, exilé à Londres, coupa les pontsaprès 1848 avec le nihilisme russe, devenant unsympathique et bouillant Dourakine, sourcilleux surle « dressage » de ses enfants et détesté pour sa nou-

velle modération politique par les « démons » quedécrira Dostoïevski. Il fut l’un des riches mécènesde Malwida, à qui il confia l’éducation de ses filles.De leur côté, désenchantés des révolutions politi-ques sans renoncer pour autant à « changer lavie », les « idéalistes » de l’aire germanique trou-vaient dans Schopenhauer le philosophe pessimistequ’il leur fallait et en Wagner le grand vicaire dessublimes (Nietzsche dira : « répugnantes ») orgiesqu’ils avaient manquées. Echo fidèle de cette doubleconversion, Malwida devint une dévote à vie de Bay-reuth, sans jamais cesser d’être du parti de LouisBlanc et de Michelet, de Mazzini et de Garibaldi.

Officieuse médiatriceSes liens avec Nietzsche servent à justifier aujour-

d’hui son exhumation. Assoiffé à distance d’un« gai savoir » à la Stendhal et à la Galiani, le philo-sophe émancipé de l’université de Bâle étouffaitdans le pathos moral et social dont Malwida étaitune officieuse médiatrice. Dès qu’elle l’eut connu,en 1871, à Bayreuth, il éveilla en elle la fibre mater-nelle et marieuse ; elle se coalisa avec sa sœur Eliza-beth pour le guérir, ce qui contribua plutôt à aggra-ver son mal. C’est elle qui lui présenta la fatale LouAndreas-Salomé. Un jour de franchise (mars 1885),quand il était en train de s’arracher aux sirènes deWagner, il lui attribuera indirectement « la tartuffe-rie morale de tous ces chers Allemands », mot pro-fond et préfreudien qui déconcerte son biographe,éditeur et traducteur pourtant des œuvres deNietzsche. Malwida eut plus de succès avec GabrielMonod, qui épousa son chef-d’œuvre d’éducatrice,Olga Herzen, et avec Romain Rolland, qu’ellecaptiva très jeune à Rome, et qui réussit à peine àne pas devenir le comte de Falloux de cette autreMme Swetchine.

Fille d’un haut dignitaire anobli de la petite courde Hesse, sœur de deux hauts dignitaires de la courde Vienne, tous descendants d’une famille hugue-note en exil depuis la Révocation de 1685, lesRivalier, la jeune Malwida ne renia jamais son père,qu’elle adorait comme Mme de Staël le sien : elle nes’échappa du nid natal qu’après avoir embrassé lesidées « avancées » d’un jeune théologien qu’elleaimait, qui la délaissa et qui mourut. Elle lui restanéanmoins éternellement fidèle, répandant sonzèle émancipateur sur le papier et sa chaste ardeursur ses élèves et amitiés d’élection. Faut-il voir enelle, comme son biographe, une Européenne modè-le ? A plusieurs reprises, retenue au derniermoment sous divers prétextes, elle fut tentée degagner les Etats-Unis. L’un des amis de son pre-mier et dernier amour, Carl Schurz, héros révolu-tionnaire en Europe avant de le devenir une secon-de fois dans l’armée de Lincoln, les lui décrivait degrand avenir, libres et brutaux. Cette polyglotten’était chez elle qu’en Europe, dans un grand passéligoté comme elle à de contradictoires utopies.

Marc Fumaroli

MALWIDA VON MEYSENBUGUne Européenne au XIXe sièclede Jacques Le Rider.Ed. Bartillat, 608 p., 25 ¤.

CORRESPONDANCE AVEC MALWIDAVON MEYSENBUGde Frédéric Nietzsche.Traduit de l’allemand, annoté et présentépar Ludovic Frère, Allia, 336 p., 23 ¤.

von MeysenbugMalwida

égérie de la « Kultur » européenne

La longue marche de la connaissance

Dans l’histoire de la connaissanceoccidentale, une charnièreessentielle porte le nom de Kant. En

cherchant à établir les conditions de validitéde nos savoirs, à en préciser les limites, il n’apas seulement départagé savoirs etcroyances. Il a opéré une révolution mentalecomparable à celle de Copernic : l’espace etle temps, et toutes les conditions quistructurent l’expérience se trouvent du côtédu sujet, et non de l’objet.

Voilà qui est archi-connu. Toutefois, onoublie fréquemment qu’une telle rupture netombe pas du ciel. Elle forme au contrairel’aboutissement d’une longue et complexeélaboration, qui s’étend sur plus de troissiècles et combine notamment l’évolutiondes mathématiques, la constitutionprogressive des sciences exactes, la réflexionphilosophique sur la formation de nos idées,l’édification tâtonnante et conflictuelle desdoctrines de l’empirisme et du rationalisme.En fait, la révolution kantienne couronne untrès vaste processus, qu’elle prolonge et clôtà la fois. L’immense mérite d’avoir établi cepoint revient à l’œuvre monumentale d’ErnstCassirer (1874-1945), Le Problème de laconnaissance dans la philosophie et la sciencedes temps modernes.

En quatre tomes, cette fresque devenueclassique dessine une véritable histoire de laphilosophie moderne, marquée par unéquilibre unique entre érudition, analyse etclarté. Cassirer y a travaillé toute sa vie.En 1906 et 1907, les deux premiers tomesportent sur les trois siècles de genèse de larévolution kantienne. Il a ensuite décidéd’éclairer l’évolution des systèmespostkantiens (notamment chez Fichte et

Schelling) par un troisième tome, paru en1920. Le dernier volume, édité à titreposthume en 1950, examine lesconséquences, jusqu’au 20e siècle, del’émergence des nouvelles sciences de lanature, de la vie, de l’histoire.

La traduction française est parue, cesdernières années, dans un ordre différent. Letome 2, disponible aujourd’hui, est ladernière pièce manquante de l’édifice.Première surprise : ce livre presquecentenaire a bien peu de rides. Il demeure aucontraire d’une étonnante vitalité. Certes, le

paysage étudié a été parfois modifié par desétudes postérieures. Mais l’essentiel restesolide et utile. Ce maître n’a pas son pareilpour dégager la cohérence interne d’unauteur, et surtout pour faire saisir, enrelation avec le fil conducteur de l’ensemble,ce qu’il apporte, déforme, transmet outransforme. On découvre donc commentévolue la question de la connaissance, entrephilosophie et sciences, depuis lescommencements de l’empirisme (Bacon,Gassendi, Hobbes) jusqu’à sondéveloppement et ses difficultés (Locke,Berkeley, Hume), en passant par ledéveloppement du rationalisme (Spinoza,Leibniz, Tschirnhaus, Cudworth). Unrapprochement saisissant entre l’apport deNewton et celui de Kant éclaire, pour finir, lagenèse immédiate de la philosophie critique.

Cassirer rappelle, chemin faisant,l’existence d’un nombre considérable depetits auteurs pratiquement oubliés, ilressuscite de multiples disputes théoriquesenfouies ou sédimentées. Le suivre pas àpas dans ce dédale expose d’abord à dessurprises de toutes sortes, quel que soit lebagage dont on dispose. Ce long cheminrend aussi presque palpables l’épaisseur del’histoire, les vitesses différentesd’avancement des idées, les rémanences etles ruptures, la cohérence et les aléas, lesmalentendus et les illusions, les lignes deforce et les coups de génie. Du grand art !

Cassirer, élève de Hermann Cohen, a étéle dernier grand représentant de cette Ecolede Marbourg qui a repris et approfondi, à lafin du XIXe et au début du XXe siècle,l’héritage de Kant. Héritier du rationalisme,attentif à l’invention conceptuelle dessciences, ce philosophe à l’intelligenceencyclopédique est capable aussi bien derendre Einstein lumineux que d’éclairer envirtuose œuvres d’art et formessymboliques. Cet immense penseur estencore très loin de rencontrer, en France,l’audience qu’il mérite. Pourtant, nousn’avons plus d’excuses. Ses œuvresmajeures sont à présent traduites. Il seraittemps de s’en aviser.

LE PROBLÈME DE LACONNAISSANCE DANS LAPHILOSOPHIE ET LA SCIENCE DESTEMPS MODERNEST. II De Bacon à Kant.d’Ernst Cassirer.Traduit de l’allemand par René Fréreux,Cerf, « Passages », 620 p., 59 ¤.

Malwida et Olga Monodà Stresa (Lac Majeur).ARCHIVES DE LA FAMILLE MARIO RIST

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

Au milieu du XIXe siècle, elle fut l’amie de Wagner et devint unedévote de Bayreuth, sans cesser d’être du parti de Louis Blancet de Michelet, de Mazzini et de Garibaldi

ESSAIS

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10 0123Vendredi 2 décembre 2005

L’ensemble de la pensée de Ray-mond Aron (1905-1983), dont cevolume met ou remet à la dispo-sition du lecteur les textes de phi-

losophie politique les plus importants àl’occasion du centenaire de sa naissan-ce, recèle un paradoxe. Réflexion surl’événement, sensible aux variationscomme aux aléas des collectivités humai-nes, allergique à toute conception quiconférerait un sens unique ou une rai-son à l’histoire, cette œuvre pouvait-elleéchapper à la contingence qui en consti-tue le principe moteur ? La question dela résistance à l’épreuve du temps par-court l’entreprise de réédition de cesouvrages, entretiens, notes et articles.

Quant à la réponse, on la trouveradans les textes eux-mêmes : le « probabi-lisme » aronien, autrement dit l’idéequ’on ne saurait jamais acquérir de certi-

tudes absolues sur lecours des choses,n’empêche nulle-ment la saisie de« vérités partielles ».Pas plus qu’elle n’im-plique une chutedans le relativismeoù tous les chatssont gris. D’un boutà l’autre de son itiné-raire, ici retracédepuis les contribu-tions précoces à lacompréhension du

nazisme jusqu’aux considérationsinquiètes des années 1960 sur l’évolu-tion des sociétés issues des « trente glo-rieuses », Aron s’affirme libéral, démo-crate, demeure l’héritier intellectuel dela grande tradition républicaine de sesmaîtres en sociologie Emile Durkheimet Célestin Bouglé – la confiance dans leprogrès en moins.

Ce bémol s’explique autant par les tra-gédies du XX e siècle que par ses sourcesque ces écrits de jeunesse retrouvés, en

particulier L’Homme contre les tyrans,composé à partir des articles rédigéspour la revue de la France libre, rendentplus apparentes que dans les textes de lamaturité.

La familiarité d’Aron avec l’Allema-gne l’a en effet frotté aux grands récitsde la décadence qui ont fleuri outre-Rhin. Lecteur critique d’Oswald Spen-gler ou de Carl Schmitt, il a rencontréaussi la sociologie « néomachiavélien-ne » de l’Italien Vilfredo Pareto et soncynisme théorique dans la bipartitionentre les élites et les « masses ».

Au marxisme qu’il connaît bien, il pré-fère le saint-simonisme parce que cettedernière philosophie prend, pense-t-il,acte du fait que c’est la production quidomine la modernité et non la lutteentre les ordres ou entre les classes.Mais à tous les « économistes », libérauxou socialistes, qui croient que les formesd’organisation sociale sont condition-nées par les rapports de production etd’échange, il oppose l’« autonomie »qu’il prête à la sphère politique. De sonhéritage intellectuel, c’est sans doute làl’élément le plus fécond puisqu’il irrigue-ra la refonte de la réflexion sur la Révolu-tion française dans les années 1980,notamment les travaux de FrançoisFuret ou de Marcel Gauchet.

Dialectique sans utopieTrès vite aussi, Aron réfléchit à la

nature des « tyrannies » en attendantque s’impose l’expression « totalitaris-me ». Il juge que ni le libéralisme nil’avancée de la démocratie ne relèventd’une nécessité historique. Il craint lesépisodes révolutionnaires parce qu’il adiagnostiqué que les totalitarismes, enmouvement perpétuel, le sont tou-jours, alors que la démocratie suit à sesyeux une route plutôt « conservatrice ».Cela n’implique aucune désespérance.Contre les pacifistes des années 1930,qui jugent le combat contre les tyrans

inutile si la démocratie doit pour lesbesoins de sa défense abandonner sesprincipes, Aron s’insurge en montrantque celle-ci peut parfaitement recourirau charisme, à l’enthousiasme àl’héroïsme ou à la mobilisation sans seperdre elle-même.

Sa fameuse lucidité ne se confonddonc pas avec le « déclinisme » si envogue aujourd’hui, y compris parminombre de ses successeurs. Il osemême, dans ses Désillusions du progrès(1967), marquer certaines distancesavec les « tristes prophéties » de Tocque-ville, qu’il a pourtant tant contribué àfaire redécouvrir, lui reprochant d’avoirgrandement exagéré le processus d’uni-formisation des conditions.

De Durkheim, Aron a retenu l’idéeque les sociétés ne suivaient pas forcé-ment une tendance à l’homogénéisa-tion. La complexité croissante les pous-se aussi dans le sens d’une différencia-tion de plus en plus forte, dont le pro-duit le plus inattendu ne serait autreque l’individualisme moderne. Entre larevendication d’égalité qui accompagnele développement industriel et la hiérar-chisation des fonctions qu’implique cemême développement, se met en placeune dialectique à quoi se résume lamodernité. Dialectique sans utopie nirésolution « scientifique » comme chezMarx rapprochant Aron, plus que Sar-tre, de ses contemporains de l’école deFrancfort, et qui invite le moderne à nepas trop se fier à l’inéluctabilité de sonêtre. Ni à trop se vautrer dans l’illusiond’un avenir où le passé n’aurait plus saplace.

Nicolas Weill

Signalons également la publication deséditoriaux de Raymond Aron dansL’Express de 1977 à 1983 sous le titre :De Giscard à Mitterrand, avec unepréface de Jean-Claude Casanova, éd.de Fallois, 896 p. , 26 ¤.

Le destin d’un grand politique, souvent mésestimé et caricaturé

L’injustice faite à Briand

« Quarto » réédite les textes de philosophie politique les plus importants de Raymond Aron (1905-1983)

Paradoxes de la lucidité aronienne

Six philosophes dans les tempêtes du XXe siècle

Eloge de la pensée critiqueARISTIDE BRIAND.Le ferme conciliateurde Gérard Unger.Fayard, 660 p., 27 ¤.

I l y a plusieurs raisons d’ac-tualité de se réintéresser àAristide Briand : les discor-

des actuelles entre socialistes, lalaïcité, l’Europe. A vrai dire,indépendamment même de cesgrands sujets, la vie et l’extraor-dinaire carrière de Briand, tren-te ans parlementaire (de 1902 à1932), orateur éblouissant, onzefois président du Conseil, vingtfois ministre, six ans d’affiléeministre des affaires étrangèresde 1925 à 1931, présente en soiun constant intérêt. Mais voilà,le souvenir de Briand est éclipsépar ceux de Combes, de Jaurès,de Clemenceau, de Poincaré. Etquand on le cite, c’est pour lemettre en cause, le plus souventà tort. Comme si, écrit GérardUnger dans la biographie qu’illui consacre, « les insultes de l’Ac-tion française et l’inimitié de cer-tains ténors de gauche ou de droi-te brouillaient toujours son ima-ge ; (…) Quelle injustice ! ». Oui,quelle injustice et quelle sottiseque la persistance de ces clichés.

Bien qu’il ait été à ses débutsthéoricien de la grève générale,Aristide Briand est plus républi-cain que socialiste. C’est très ins-tructif de replonger avec luidans les débats pas tous périmésdes gauches d’avant 1905, lesarguments de Jaurès et de Gues-de, de suivre les préparatifs del’unification des socialistes– Briand regrettait d’ailleursque Jaurès ait trop cédé doctrina-lement aux arguments de Gues-de. Mais c’est surtout impres-sionnant de voir commentBriand, rapporteur de la loi deséparation des Eglises et del’Etat en 1905, se montre fermeou conciliant selon les moments,pour reprendre un titre bien

trouvé, et manœuvre pour impo-ser un texte de compromis intel-ligent, équilibré et clair. Celui-ciest toujours en vigueur un siècleplus tard, aucun gouvernementn’ayant jusqu’ici osé le remettreen cause.

Un tel talent ne pouvaitqu’éclater à la tête de la diploma-tie : on admire Briand à lamanœuvre dans ces années1920 si incertaines. Le traité deVersailles ? Il ne l’a pas négocié,mais il l’assume. La SDN ? Ils’en sert pour s’assurer que l’Al-lemagne joue le jeu, alors queles Etats-Unis et la Grande-Bre-tagne ont d’autres priorités. Lechancelier allemand Strese-mann, autre personnalité mar-quante de l’époque, veut réinsé-rer son pays en Europe et se libé-rer de Versailles : il noue aveclui un dialogue alors absolu-ment sans précédent. Celui-ciest fait d’exigences mais aussi, àla fureur de l’extrême droite, deconcessions constructives. ALocarno, Briand dit à Strese-mann « Vous êtes un Allemand etje suis un Français. Mais je puisêtre français et bon européen. Etvous pouvez être allemand et boneuropéen. Deux bons européensdoivent pouvoir s’entendre. »Briand enclenche ainsi, de cetteconférence au pacte Briand-Kel-log – brocardé pour sa naïveté(« interdire » la guerre !) maisqui a le mérite de réintégrer lesEtats-Unis dans le jeu – une fas-cinante dynamique européenne.

« Mystique de la SDN »Peut être Briand est-il trop res-

té, les dernières années de savie, sur sa lancée de « pèlerin dela paix ». Mais c’était avant l’ar-rivée d’Hitler au pouvoir et il estpossible de croire, avec GérardUnger, compte tenu de sa déter-mination pendant la grandeguerre et des valeurs de toute savie, que Briand ne se serait pas

trompé face au nazisme. C’estune accusation anachronique defaire comme si il avait menédans les années 1930 sa politi-que des années 1920 !

Des pacifistes ont pu s’inspi-rer de lui et s’égarer ; mais luine l’était pas. Il a contribué àcréer une « mystique de laSDN » qui a, par la suite, endor-mi les vigilances. Mais en ce quile concerne, il a mené une politi-que réaliste et visionnaire,visant à rendre la paix irréversi-ble en Europe : ce n’est pas lamême chose. La politique deBriand a vraiment été la plusintelligente qui se puisse conce-voir pour la France et pour l’Eu-rope des années 1920, ce quemême Poincaré avait fini paradmettre.

Hubert Védrine

Raymond Aron JEAN-LOUIS SWINERS/RAPHO

PHILOSOPHES DANSLA TOURMENTEd’Elisabeth RoudinescoFayard, 274 p., 19 ¤.

H ommage aux vieux maî-tres et aux plus jeunes,adieu aux amis mais tout

sauf adieu aux armes, tel se pré-sente Philosophes dans la tourmen-te, d’Elisabeth Roudinesco. L’his-torienne y évoque les philoso-phes qui l’ont formée et qu’elle aconnus. Successivement, Canguil-hem, Sartre, Foucault, Althusser,Deleuze, Derrida. Ils ont, dit-elle,ceci en commun d’avoir été parta-gés entre une pensée de la libertéqui, même à leur corps défen-dant, ne pouvait manquer d’ani-mer leurs engagements et unepensée de la structure quis’éprouvait dans leurs relations

tumultueuses avec la théorie freu-dienne de l’inconscient.

Ce livre met en scène les écrits,les expériences et les engage-ments de ces six philosophesqu’on voit se profiler, à traversleurs dissensions et leurs allian-ces, sur fond du contexte politi-que dans lequel ils se débattirentet se battirent : cela que Roudi-nesco nomme « la tempête ».

La différence, la singularité deCanguilhem n’a pas échappé àl’auteur. Car la tourmente, danscette vie, ce fut la nuit noire del’Occupation, le refus de mettrel’enseignement de la philosophieau service de la devise vichyssoi-se, ce furent la résistance, la clan-destinité et le risque de mourir.Médecin du maquis, devenu épis-témologue des sciences de la vie,l’enseignement qu’il garda deson engagement s’est élaborédans une réflexion sur la notionde norme. C’est pourquoi il a sou-tenu les travaux de Michel Fou-cault, et lutté contre les entrepri-ses de psychologisation des exis-tences, la réification du tragiquedes histoires par les prétenduessciences des comportements etdes évaluations. Canguilhem netraitait-il pas la psychologie, de« philosophie sans rigueur »,d’« éthique sans exigence », de« médecine sans contrôle » ?

Derrida, lui aussi, connut,enfant, quelque chose de la nuitnoire, le numerus clausus, et plustard les tourments de la tripleappartenance à la langue françai-se, à l’origine juive et à la terred’Algérie. Son extraordinaire maî-trise de l’écriture et de la parole,qui ne fait qu’un avec la révolu-tion philosophique de la décons-truction, ne consista jamais à cau-tériser cette vulnérabilité de soi-même et de l’autre dont Blanchotet Levinas lui avaient transmis lafine pointe. Elisabeth Roudi-nesco, d’une manière émouvan-te, à travers les textes qui furent

réunis, de façon posthume, sousle titre Chaque fois unique, la findu monde, évoque Derrida unpeu comme lui-même l’avait faitchaque fois qu’il avait salué lesgrands insoumis qui l’avaientprécédé dans la mort.

Mais c’est sans doute avecAlthusser et Foucault quel’auteur donne sa mesure. Ellerelate en effet, avec autant de pré-cision que de tact, les accès psy-cho-pathologiques d’Althusser,en n’omettant pas de mention-ner les injures qui se déversèrentsur ce douloureux destin. Ellerestitue la pathétique grandeurdu caïman de la rue d’Ulm, quitantôt franchissait avec ses élè-ves de nouveaux caps de lathéorie marxiste et nous appre-nait à lire autrement, tantôt,solitaire, dérivait et finit par sebriser doublement.

Au sujet de Foucault, un motrevient à plusieurs reprises : « lephilosophe des sentiers de lanuit ». Ténèbres, en effet, dugrand renfermement de la foliepar la psychiatrie, mais ombresaussi d’une vie, d’une œuvre etd’une mort hors normes. Roudi-nesco fait parler ses détracteurs :« N’était-il pas habité par uneexpérience de la déviance qui le fai-sait s’identifier à des fous imaginai-res ? » Autrement dit, l’Histoirede la folie aurait été « autantl’autobiographie masquée d’un per-vers que la confession dissimuléed’un malade mental atteint demélancolie ». C’est tout ce qu’onavait trouvé à dire pour se proté-ger du séisme en quoi consistal’émergence de ce livre.

Avec Deleuze et Sartre, six phi-losophes français ici rassembléspour protester contre la dispari-tion de la pensée critique etl’euthanasie du politique…

Elisabeth de Fontenay

Elisabeth Roudinesco collaboreau « Monde des livres »

ANATOLIA/ÉD. DU ROCHER

Vies et Légendesde quatre courtisanessous le Second Empire

à Paris

ARONPenserla liberté,penser ladémocratiepréfacéet dirigépar NicolasBaverez.

Gallimard,« Quarto »,1820 p., 34 ¤.

ESSAIS

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0123 11Vendredi 2 décembre 2005 11

DU 2 AU 4 DÉCEMBREEXIL. A Paris, au CentrePompidou, les 5es Rencontresdes écritures de l’exil « BuenosAires, allers-retours »accueilleront, entre autres, AliciaDujovne-Ortiz, Silvia BaronSupervielle, Arnaldo Calveyraet Miguel-Angel Estrella ;un hommage à Juan José Saery sera rendu (à 17 heures le 2,15 heures le 3 et 15 h 30 le 4 ;petite salle, niveau – 1).

DU 2 AU 5 DÉCEMBREÉDITEURS. A Paris, 3e Saloninternational de l’autre livre,sous la présidence de BernardLavilliers, avec le Brésilcomme invité d’honneur (de19 heures à 22 h 30 le 2, de13 heures à 20 heures les 3 et4 ; salle Olympe-de-Gouges,5, rue Merlin, 75011 ; entréelibre).

LE 3 DÉCEMBRE« REHAUTS ». A Paris,la revue Rehauts expose desartistes et invite des poètesqu’elle a publiés depuis 1998.Pour l’inauguration, lecturesnotamment d’Yves Boudier,de Fernand Cambon, d’AntoineEmaz, d’Isabelle Garron…(à 17 heures, galerie La Toupie,19, rue Théodore-Deck, 75015 ;jusqu’au 17 décembre, dumercredi au samedi, de 14 h 30à 19 heures).

LE 6 DÉCEMBREBATAILLE. A Chambéry,à l’initiative de l’associationL’OEIL, rencontre autourde Georges Bataille, avecJean-François Louetteet Sylvain Santi (à 19 h 30,à l’université de Savoie,27, rue Marcoz).

LE 7 DÉCEMBREARENDT. A Lyon, à la villaGillet rencontre autour deHannah Arendt, avec LaureAdler, Sylvie Courtine-Denamyet Robert Maiggiori (à 19 h 30,25, rue Chazière, 69004 ;rens. : www.villagillet.net).

LE 7 DÉCEMBRECIXOUS. A Paris, la BNFrecevra, dans le cadre de « Mabibliothèque personnelle »,Hélène Cixous. Daniel Mesguichdonnera une lecture (à 18 h 30,quai François-Mauriac, 75013 ;grand auditorium ; rens. :01-53-79-59-59).

LES 9, 10 ET 11 DÉCEMBREPolar. A Montigny-lès-Cormeilles (95), la 8e édition duSalon du polar aura pour thèmela police scientifique, autour del’exposition « La science contrele crime », avec deux débats :« Police, justice et experts »et « Science et fiction »(Espace Léonard-de-Vinci,rue Auguste-Renoir ; rens. :www.salondupolar.com).

LE 13 DÉCEMBREKLEIN. A Paris, Etienne Kleininterviendra sur « L’unité dela physique » à la prochaineconférence Roland Barthes(à 18 heures, 2, place Jussieu,75005 ; amphi 24 ; rens. :01-44-27-63-71).

DU 10 AU 12 DÉCEMBREGUIBERT. A Paris, hommageà Hervé Guibert, par PatriceChéreau, Philippe Calvario etNina Bouraoui, avec rencontreset films à l’occasion de laréédition par Gallimard duroman-photo Suzanne et Louise(rens. : 01-53-34-65-84).

La collection de jeunesse imaginée par Louis Hachette célèbre son anniversaire

150 ans de « Bibliothèque rose »

ÉDITION

Un petit livre, un texteparsemé çà et là d’illus-trations, une trancherose, une couverture

pimpante. Sans doute ces ouvra-ges résonnent-ils dans desmémoires françaises, quel quesoit l’âge : la « Bibliothèquerose », collection jeunesse deHachette, fêtera ses 150 ans enmars 2006.

Cela a commencé avec la com-tesse de Ségur, s’est poursuivi,notamment, avec Fantômette,de Georges Chaulet ; le Clubdes cinq, le Clan des sept, ouOui-Oui, d’Enid Blyton.

Enhardis dans leurs lectures,les enfants s’aventureront dansla « Bibliothèque verte ». Fon-dée en 1924, elle puise d’aborddans le fonds Hetzel, dont faitpartie Jules Verne. Plus tardseront proposées les aventuresd’Alice ou de Michel, des SeptCompagnons… appelées à deve-nir des classiques.

Pour raconter ces deux collec-tions, un ouvrage malicieux,bourré de fiches thématiquesabondamment illustrées, vient

d’être publié aux éditions HorsCollection (110 p., 19,90 ¤). Ense promenant au fil des pagesdu Club des cinq, de Fantômet-te, de Oui-Oui… d’Armelle Leroyet Laurent Chollet, on se sur-prend souvent à sourire à mesu-re que les souvenirs affleurent.

Le livre raconte que, contrai-rement à la légende, la « Biblio-thèque rose » ne fut pas crééepour la comtesse de Ségur, l’undes premiers auteurs de la col-

lection, « mais fut conçue pouroccuper les enfants pendant lesvoyages et permettre à leursparents de lire tranquillement etainsi d’acheter des livres pour tou-te la famille ».

Dérivés audiovisuelsLa « Bibliothèque verte » est

destinée aux garçons de plus de12 ans. Outre Jules Verne, ellepropose des ouvrages de JackLondon (Croc-Blanc, La Fièvrede l’or) ou d’Alexandre Dumas(Les Trois Mousquetaires ou LaTulipe noire). Et, plus tard, lesnouvelles policières d’Alfred Hit-chcock, dont on apprend qu’el-les ne furent pas écrites par lecinéaste mais par Robert

Arthur, un journaliste améri-cain spécialisé dans les feuille-tons radiophoniques.

Que sont devenues ces deuxcollections ? « Après un apogéedans les années 1960 et 1970, la“Bibliothèque rose” a connu uncreux dans la décennie 1990avant d’être complètement refaiteen 2000 », explique CharlotteRuffault, directrice du romanjeunesse chez Hachette. En com-plément de ces ouvrages, la col-lection mise aussi sur les déri-vés audiovisuels pour les8-10 ans. Le fonds reste. Destitres anciens, comme ceuxd’Enid Blyton, vont être retra-duits. Les classiques de la« Bibliothèque verte » sontaujourd’hui versés dans lepoche.

Hachette annonce également,pour mars 2006, un livre retra-çant l’histoire des deux « Biblio-thèques ».

Signalons, par ailleurs, lapublication, chez Flammarion,d’un recueil de trois des romansles plus connus de la comtessede Ségur, Les Malheurs deSophie, Les Petites Filles modèles,Les Vacances (494 p., 22 ¤).L’ouvrage est élégamment ryth-mé par quelques-unes des illus-trations qui ont accompagné lesdifférentes éditions. a

B. M.

C’est une nouvelle collection à paraîtreau printemps 2006 : « Babel J ». Elleproposera aux jeunes lecteurs desromans puisés d’abord dans le fonds

d’Actes Sud et de ses filiales, Thierry Magnierou les éditions du Rouergue. « Il s’agit de tex-tes pour des adultes à qui nous donnerons unenouvelle chance et peut-être un nouveau lecto-rat », indique Thierry Magnier, directeur édi-torial d’Actes Sud Junior et directeur des édi-tions Thierry Magnier. Michel Tremblay etRussell Banks figurent parmi les premiersauteurs de « Babel J ».

Chez Hachette, Noël se profile avec la réé-dition de Babar et le Père Noël, de Jean deBrunhoff, et d’un petit bijou contemporain,Cyrano, raconté par Taï-Marc Le Tanh, etbrillamment illustré par Rébecca Dautremer,connue pour Princesses, édité en 2004 et quidépasse les 50 000 exemplaires vendus (Gau-tier-Languereau). L’édition jeunesse, c’estégalement, bien sûr, Harry Potter et le princede sang mêlé, de J. K. Rowling, sorti le 30 sep-tembre et tiré à deux millions d’exemplaires(Gallimard). En attendant la présentation,lundi 5 décembre au Salon de Montreuil, desnouvelles publications de Gulfstream – unemaison qui connaît un nouveau développe-ment, en jeunesse comme en littérature adul-te, sous la direction de Madeleine Thoby,ancienne directrice d’Actes Sud Junior – et lacélébration du quarantième anniversaire deséditions de L’Ecole des loisirs, en décembre.

Le paysage de la littérature jeunesse telqu’il s’expose à Montreuil est à cette image :protéiforme, coloré, segmenté, littérairementexigeant ou bien massivement porté par leshéros de la télévision… Le public visé : de lanaissance à 18 ans. « Un livre jeunesse doit

apprendre à un enfant à marcher, à parler, àlire », résume Frédérique de Buron, direc-trice de Hachette Jeunesse Images, un des« poids lourds » dans ce domaine.

La jeunesse est l’un des secteurs les plusdynamiques de l’édition française : selonLivre Hebdo/I + C, si le marché de l’éditionest en récession (baisse de 2,5 % de l’activitéau troisième semestre 2005), l’édition jeu-nesse, elle, est en croissance de 1,5 %. La pro-duction est dominée par les poches (33 %),les albums (20 %) et les livres d’éveil (17 %).

Ce secteur florissant est donc très prisépar les éditeurs : « Il y a eu un grand mouve-ment dans les années 1980 puis un creux devague à la fin de cette décennie, avant que lesecteur ne devienne très dynamique », raconteDanielle Dastugue, PDG des éditions duRouergue qui proposent en novembre Sanstoi, un joli album de Claudine Galea. « Etcomme d’habitude, dans un secteur en dévelop-pement, il y a à boire et à manger », renchéritDanielle Dastugue. La production croît trèsfortement : 4 432 titres publiés en 1994 et6 588 en 2004.

Monde paradoxalDans ce monde paradoxal, où les lecteurs

ne sont pas toujours les acheteurs, il fautaussi séduire les parents, les bibliothécaires,les libraires ou les enseignants. Les politi-ques éditoriales diffèrent souvent, en fonc-tion de la taille des protagonistes. Hachettedispose de quatre « navires », dont le vais-seau amiral Hachette Jeunesse, Les DeuxCoqs d’or, Disney et Gautier-Languereaupour les albums. La maison peut ainsimener plusieurs stratégies de front, indiqueFrédérique de Buron.

Dans une plus petite entité comme le SeuilJeunesse, l’objectif est d’être « très divers, enutilisant des formats, des styles, des matièresdifférents », explique la directrice, FrançoiseMateu. La maison a obtenu le prix Baobaben 2004 à Montreuil, avec Mon chat le plusbête du monde, de Gilles Bachelet ; elle propo-se cette année un Imaginier, signé Hervé Tul-let, en coédition avec la Tate Gallery.

Directrice générale de Gallimard Jeu-nesse, Hedwige Pasquet a tendance à sépa-rer Harry Potter – qui représente 10 % duchiffre d’affaires du groupe et 7 % des ventesen volume – du reste de la production. Avecdes locomotives parmi lesquelles, par exem-ple, Les Drôles de Petites Bêtes, d’AntoonKrings, et bien d’autres, la filiale jeunesse« est en progression », précise-t-elle.

Le secteur évolue. Chez Gallimard, parexemple, la fiction représente aujourd’hui70 % du fonds et la non-fiction 30 % quandles deux secteurs étaient à parité il y a encorequelques années. « La littérature pour adoles-cents s’est énormément développée, note Hed-wige Pasquet. On peut dire merci à J. K. Row-ling. L’utilisation du grand format se répand.Le rayon jeunesse se rapproche peu à peu dusecteur adulte. » Contrairement au marchéadulte, en revanche, le fonds, en jeunesse, esttrès important : « Un livre pour enfants s’ins-crit plus dans la durée », dit Thierry Magnier.Cette pérennité des titres est cruciale pourl’économie d’une maison. Elle est aussi unluxe, dans l’édition française. Mais pour com-bien de temps ? a

Bénédicte Mathieu

(1) Renseignements et programme complet :www. salon-livre-presse-jeunesse.net

LITTÉRATURE

L’œil en feu, de Mircea Cartarescu (Denoël)Zéro, ou les cinq vies d’Aémer,de Denis Guedj (éd. Robert Laffont)Ces lèvres qui remuent,de Catherine Lépront (Seuil)Séjours à la campagne,de W. G. Sebald (Actes Sud)Amérique, premier amour,de Mario Soldati (Gallimard)Le Poète secret, de Mario Rigoni Stern(éd. La Fosse aux ours)Chronique des quais, de David Wojnarowicz(éd. Désordres/Laurence Viallet)

ESSAISPrier pour l’Etat. Les Juifs, l’alliance royale et la

démocratie, de Pierre Birnbaum (Calmann-Lévy)Histoire de la Bretagne et des Bretons,de Joël Cornette (Seuil)Histoire de la civilisation romaine,sous la direction d’Hervé Inglebert (PUF)Casseroles, amour et crises,Ce que cuisine veut dire,de Jean-Claude Kaufmann (éd. Armand Colin)La haine et le pardon, Pouvoirs et limitesde la psychanalyse, de Julia Kristeva (Fayard)Le Moment républicain en France,de Jean-Fabien Spitz (Gallimard)

BANDES DESSINÉES

Les Mauvaises Gens, une histoire de militants,d’Etienne Davodeau (éd. Delcourt)Roy et Al, de Ralf König (Glénat)

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

DR

DE NOUVEAU DISPONIBLESUn peintre et une actrice unis

par leur amour fou de la Beauté,affrontés aux médiocres exigences

du quotidien.

“Un écrivain authentique..J’y ai retrouvé le Darcanges

des grands jours ”L’Ere Nouvelle - Pierre Lance

Le Salon de Montreuil a lieu jusqu’au 5 décembre

Le dynamisme de l’éditionpour la jeunesse ne se dément pas

AGENDA

HAROLD PINTER ABSENT ASTOCKHOLM. Le Prix Nobel delittérature 2005 ne se rendra pasà Stockholm pour prononcer lediscours du lauréat et n’assisterapas à la remise des prix, pourraisons de santé, a annoncémercredi le comité Nobel. Agé de75 ans, Harold Pinter souffred’un cancer de l’œsophage, et sesmédecins « lui ont interdit devoyager pour le moment »,indique un communiqué. –(AFP.)

LORENZO MATTOTI HONORÉÀ BLOIS. Le 22e Festival debandes dessinées de Blois,« BD Boum », qui a eu lieu du25 au 27 novembre, a consacrédeux auteurs particulièrementprolifiques. Le Grand Prix a étédécerné à l’Italien LorenzoMattoti. Aussi à l’aise dans laBD pour adultes que le livre dejeunesse, il a collaboré à destitres aussi différents queL’Echo des savanes, A Suivre ouMetal hurlant. Le prix JacquesLob, récompensant unscénariste, est allé à EricCorbeyran, auteur capable defaçonner des scénarios dethriller aux parfums descience-fiction (Le Chant desStryges), des récits d’enfance(Le Cadet des Soupetard, Salemioche !) ou de collaborer à desalbums-témoignages (Parolesde taulards, Paroles de sourds.)

HENRI RACZIMOWRÉCOMPENSÉ A SANCOINS.C’est à Sancoins (Cher),village natal de MargueriteAudoux, qu’a été décerné cetteannée le prix qui porte le nomde la romancière.Récompensant un écrivain delangue française ayant desliens avec l’auteur deMarie-Claire, ce prix, doté de6 500 ¤ et de 10 magnums devins locaux, est revenu àHenri Raczimow pour Avant ledéluge, Belleville années 1950(éd. Philéas Fogg). Le Prix descollégiens a été attribué àMarie-Aude Murail pourMaïté coiffure (L’Ecole desloisirs).

PRIX. Le Grand Prix paroleenregistrée et documentssonores a été attribué àl’association Lire dans le noirpour le livre audio Le Dictateuret le hamac, lu et commenté parDaniel Pennac (coffret de 6 CDdisponible en librairie).Christelle Maurin est lalauréate du Prix du Quai desorfèvres pour L’Ombre du soleil(Fayard). Le Grand Prixlittéraire policier a été décernéà Philip Leroy pour Le DernierTestament (éd. Au DiableVauvert). Le Grand Prix de lacritique a été remis à SergeKoster pour Michel Tournier oule choix du roman (Zulma).

Siège social : 80, bd Auguste-Blanqui75707 PARIS CEDEX 13

Tél. : +33 (0)1-57-28-20-00Fax. : +33 (0)1-57-28-21-21

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président du directoire,directeur de la publication :

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ACTUALITÉ

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12 0123Vendredi 2 décembre 2005

De temps en temps, il se regarde dans unmiroir avec incrédulité : « Antonio Lobo Antu-nes, c’est toi, tu te rends compte ? » Il y a del’ironie, de la plaisanterie grinçante mais aus-si de l’angoisse chez António Lobo Antunes,quand il évoque la posture de « grand écri-vain » dans laquelle l’ont mis ses livres. Grâ-ce à cette œuvre considérable, qui inventeune forme de narration très singulière, ce Por-tugais de 63 ans occupe déjà une place incon-tournable dans la littérature contemporaine.Et il y a fort à parier, quels que soient les ris-ques liés à ce genre de supputation, que saprose échappera à l’oubli. En attendant, ilcontinue d’écrire avec acharnement (« C’esttout ce que je sais faire »), livrant à ses lecteursun monde tourmenté, difficile, où une visionprofondément tragique de l’existence le dispu-te à la vitalité des sentiments et à des manifes-tations paradoxales d’espérance. Tout celasous une forme qui s’éloigne de plus en plusdu roman classique pour aller vers une archi-tecture poétique, comme le montre Bonsoirles choses d’ici-bas, son dernier livre (traduitdu portugais par Carlo Batista, chez ChristianBourgois, 716 p., 27 ¤).

Vous avez commencé par écrire desromans, puis vos livres se sont écartésde la forme romanesque, jusqu’à paraîtretrès proches de la poésie. Comment lesappelleriez-vous, maintenant ?

Je ne sais pas comment les étiqueter, pasdu tout. Le dernier, Bonsoir les choses d’icibas, je l’ai appelé « roman », mais c’est parironie. J’aimerais beaucoup être poète, c’estmême comme ça que je me voyais, à 19 ans,quand j’écrivais un poème par jour (tousaussi mauvais les uns que les autres) pourobéir aux préceptes de Max Jacob. Pour-tant, je n’ai pas le talent d’un poète. Mais jeme souviens de mon émerveillement, à12 ans, quand un de mes oncles m’avaitabonné aux Nouvelles littéraires, en fran-çais. J’y avais découvert tout ce qu’on peutfaire avec des mots : Cendrars et ensuiteApollinaire, que j’aime encore beaucoup.Des vers de lui me trottinent toujours dansla tête : « Pitié pour nous qui travaillons auxfrontières… » Longtemps après, ça vit enco-re, ça bouge et ça nous touche.Qu’attendez-vous d’un livre, vous quiêtes un lecteur assidu ?

Un bon livre est un livre qui a été écritpour moi : il me révèle à moi-même, c’estcomme une sorte de miroir – Les Hauts deHurlevent, d’Emily Brontë, par exemple. Detoute façon, je n’ai du respect que pourtrois écrivains : Tolstoï, pour qui je suis entrain d’apprendre le russe, Proust etConrad. Mais tout est question d’époque etil en va de même pour les films. Quandj’étais très jeune, les films de Bergmanm’emmerdaient : j’ai mis vingt ans à com-prendre que je n’étais tout simplement pasprêt à les comprendre. Et maintenant queje les aime, je pense qu’ils ont été filméspour moi.Vos parents accordaient de la valeur àla littérature ?

Un peu avant la mort de mon père, l’an-née dernière, un de mes frères lui a deman-dé ce qu’il aurait aimé avoir transmis à sessix fils. Il a répondu : « L’amour des belleschoses », et je trouve que c’est une bonnephrase. En ce qui me concerne, cet homme– qui était chercheur en neurosciences –m’a transmis l’horreur du mensonge, de lamalhonnêteté et de l’absence de rigueur. A6 ou 7 ans, quand on avait la grippe, il s’as-seyait au bord de notre lit et nous lisait sesauteurs préférés. On ne comprenait absolu-

ment rien – moi en tout cas. Il a commencépar des poètes, puis des écrivains qu’iljugeait faciles, comme Oscar Wilde ouSomerset Maugham et enfin il est passé aufrançais, avec Flaubert qu’il aimait beau-coup. A force de répétitions, on finissait paraimer nous aussi.Avez-vous été très entouré, dans cettefamille de la grande bourgeoisielisboète ?

Non, heureusement. Si nous n'avions pasété beaucoup aimés, mes frères et moi, jepense que je n’aurais pas écrit. Nous avionsdes oncles et des tantes, tout de même, pournous donner des calories de tendresse. Maisje ne me souviens pas de ma mère embras-sant un de ses enfants, ni de mon père fai-sant un compliment à quiconque. A la publi-cation de mon premier livre, il m’a dit :« On voit que c’est un texte de débutant »,puis nous n’avons plus jamais reparlé demon travail littéraire, bien qu’il ait dit, beau-coup plus tard, à l’un de mes frères qu’ilavait de l’admiration pour moi. Avec mamère non plus – je n’ai que des relationstrès formelles avec ma famille, même avecmes frères que j’aime pourtant, mais qui nesont pas mes amis : ce sont mes frères. Je nesuis jamais allé chez la plupart d’entre eux.

Pour revenir au roman, pourquoivous être éloigné de ce genre ?

Au début, je croyais que je voulais fairedes romans, mais de plus en plus, l’intrigueet l’histoire ont cessé de m’intéresser. Je n’airien contre et même, j’aime bien qu’on m’enraconte, mais j’ai compris qu’il s’agit, pourmoi, d'une manière facile de me débarrasserdes problèmes que les livres vont me posersi je veux faire ce que je souhaite vraiment etqui relève évidemment de l’impossible : met-tre toute la vie entre les pages d’un livre. Ilfaut que je me fasse un bon oreiller surlequel poser ma tête, quand ma dernièreheure sera venue. Tant que je ne suis pascontent, ça me pousse à travailler.Vous arrive-t-il de vous sentir satisfait,tout de même, de vos livres ?

Il ne faut pas être content de soi, c’est mal-honnête : on aurait toujours pu faire mieux,avec un peu plus de travail. Quand je termi-

ne un livre, je suis toujours très satisfait, jeme dis que personne n’écrit comme moi.Puis au bout d’un mois, je comprends quej’aurais pu faire autrement et alors je com-mence un autre livre pour corriger tous lesprécédents et tenter de faire ce que je neréussirai jamais : le livre parfait aprèslequel on ne continuerait pas d’écrire. Çavous gâche un peu la vie… J’ai tout le tempsenvie de corriger mes livres précédents,mais je n’en ai pas le droit : c’est commes’ils avaient été écrits par un de mes ancê-tres. Même les écrivains que j’aime, je lesrelis pour voir comment c’est fait et j’aienvie de les corriger. C’est la vie. De toutefaçon, vous savez toujours que vous n’avezréussi aucun de vos livres, surtout quandvous n’avez plus que des critiques extasiéespartout, ce qui n’aide pas. Il faut se méfier :quand tout le monde aime ça, c’est que çane va pas. Mais au moins, j’ai découvert unechose : à 15 ans, j’avais une œuvre énorme,que je brûlais périodiquement, trop préten-tieuse, trop influencée – ce n’était pas ça, cen’était pas ma voix. Il faut absolumentapprendre à se dégager de toutes les voixqui vous parasitent, comme les grésille-ments des anciens postes de radio. Ce n’estpas toujours facile car il y a des textes qui secollent à vous, pas forcément ceux que vouspréférez, d’ailleurs – l’écrivain portugaisEça de Queiroz, par exemple.Comment procédez-vous, dans cetravail ?

Il y a toujours des faux départs, des chapi-tres entiers que je jette. Ensuite, j’écris unepremière version sur des petites feuilles, cha-pitre après chapitre, puis je les recopie surde plus grandes, jusqu’à la fin. Alors je reliset je m’étonne que tout ça tienne, quand j’aipresque oublié le début. Enfin, je relis et jeréécris. En cours de route, j’ai l’impressionde marcher dans une sorte de brume, traver-sée d’éclaircies qui me donnent soudain l’im-pression de tout comprendre. J’essaie deplus en plus de me mettre dans un état pro-che du rêve (en écrivant dans un état degrande fatigue, par exemple), afin que mapolice politique personnelle baisse la garde.Avant, j’avais l’idée que le livre en cours étaitmon livre, qu’il m’appartenait de bout enbout. Maintenant c’est fini : j’ai l’impressiond’être sur la pointe des pieds et de chercherà attraper quelque chose sur le sommetd’une armoire, sans savoir ce que je vais trou-ver. C’est un travail que je n’associe pas auplaisir et qui, cependant, comporte desmoments de plaisir immense, quand vousavez brusquement l’impression que quel-qu’un vous dicte ce que vous écrivez. En écri-vant mon dernier livre, qui n’est pas encoreparu en France, je passais mon temps à pleu-rer, moi qui ne pleure pas souvent. Pas detristesse, pas de joie, juste de sentir que lamain est heureuse.Bien souvent, vos livres semblentfonctionner selon un rythme musical.

On apprend beaucoup à écrire, à phraser,en écoutant du jazz – Charlie Parker, MilesDavis…Comme plusieurs de vos livres, Bonsoirles choses d’ici-bas plonge ses racinesen Angola, pays où vous avez étémédecin militaire pendant la guerred’indépendance, avant de revenir auPortugal exercer le métier de psychiatre.Même si l’Angola, dans vos romans, estun territoire largement imaginaire,

comment expliquez-vous sonimportance dans votre œuvre ?

J’ai eu une enfance très protégée, presquetribale, et je suis passé à côté de la luttecontre la dictature. A l’université, je passaismon temps à jouer aux échecs, ce qui embê-tait bien les professeurs, puisque mon pèrelui-même enseignait à la faculté de médeci-ne. Mais en Afrique, tout a changé : c’estlà-bas que j’ai cessé d’avoir une conception« ptolémaïque » de l’univers. J’ai enfin com-pris que je n’étais pas seul au centre du mon-de. En relisant des lettres à mon ex-femmeque j’ai écrites pendant la guerre, je redécou-vre aussi d’autres aspects de moi. Par exem-ple, j’étais physiquement lâche et ça medégoûtait. Alors je me proposais pour les mis-sions dangereuses, afin de pouvoir me res-pecter moi-même. Le spectacle de la lâchetéphysique est ignoble, vous savez – je l’ai vu.A une certaine époque, nous étions attaquéstoutes les nuits, le cœur battait avant que çacommence, tac tac, tac, mais après, onn’avait plus le temps de penser, ça n’était passi difficile. Eh bien, c’est pareil avec l’écritu-re : avant, on a tellement peur ! De décevoirdes gens qui ont eu en vous une foi que vousn’avez jamais partagée, mais aussi que cesoit fini. C’est tellement triste de voir desgens qui ont eu du talent finir comme descaricatures d’eux-mêmes !

Propos recueillis parRaphaëlle Rérolle

António Lobo Antunes, octobre 2005. NADIA BENCHALLAL/COCNTACT PRESS IMAGES POUR « LE MONDE »

António Lobo Antunes

« Mettretoute la vieentre les pagesd’un livre »

Né en 1942 à Benfica, banlieue deLisbonne, dans une famille de labourgeoisie érudite, António LoboAntunes étudie la médecine et devientpsychiatre, métier qu’il exerceralongtemps à l’hôpital MiguelBombarda de Lisbonne. Dans le cadredu service militaire, il passe vingt-septmois en Angola (1971-1973), alorsthêâtre d’une terrible guerre coloniale.Les impressions nées de ce séjournourriront toute son œuvre, àcommencer par son deuxième roman,Le Cul de Judas, paru en 1983 (enfrançais aux éditions Métailié). Autregrande source d’inspiration :l’expérience psychiatrique qui sereflète dès son premier roman,Mémoire d’éléphant, en 1979 (enfrançais aux éditions ChristianBourgois). Ecrivain prolixe, AntónioLobo Antunes est notamment l’auteurde Splendeur du Portugal (1998), LeManuel des inquisiteurs (1999), N’entrepas si vite dans cette nuit noire (2001)et Que ferai-je quand tout brûle ?(2003), tous parus aux éditionsChristian Bourgois.

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« Un bon livreest un livrequi a été écritpour moi :il me révèleà moi-même,c'est commeune sortede miroir –“Les Hauts deHurlevent”,d'EmilyBrontë,par exemple.De toutefaçon, je n'aidu respectque pour troisécrivains :Tolstoï, Proustet Conrad. »

Biographie

Rencontre avec l’un des grands écrivains contemporainsà l’occasion de la publication de son dernier roman,« Bonsoir les choses d’ici-bas »

ENTRETIEN