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Cordoba - 2014 Vendredi 31 octobre – après-midi -1- per forza di levare 1/ Le déchet de la taille : L’édification du Tombeau de Jules II par Michel-Ange se terminera entre 1542 et 1545. L’artiste aura alors soixante dix ans. L’affaire du Tombeau aura duré pour lui près de quarante ans. 1 Il s’agira ici de mesurer un aspect de son travail de sculpteur que l’on nommera son style. Le style sera ici défini comme produit de la taille de la pierre qui consiste à en extraire la forme. Non donnée au départ, celle-ci « sort » de la pierre sous le travail du burin. Chaque coup porté par l’artiste contre la pierre dégage à la fin d’un lent processus une main, un bras, un pied qui donnent à l’ensemble l’allure du corps humain. A chaque fois, la forme s’extrait de la pierre, et s’amoncellent les éclats de pierre comme autant de brisures du bloc primitif. Ainsi, au fur et à mesure qu’apparaît la forme, s’accumule un reste voué à la disparition. La sculpture procède par le double jeu de production de la forme et de constitution d’un déchet de pierre qui échappe, lui, à toute forme. L’accent peut-être n’a-t-il pas été mis jusqu’ici sur le reliquat épars de la forme sculptée qui échappe à jamais à sa catégorie. Parlant du style de Michel-Ange, Erwin Panofsky se réfère à Vasari. Il remarque que les figures produites sont conçues par relation non pas à un axe organique mais « aux surfaces d’un bloc rectangulaire, les formes émergeant de la pierre comme elles le feraient de l’eau, dans un vase que l’on viderait peu à peu » 2 . Notant la similitude entre l’écriture et la taille des formes, Panofsky remarque qu’elles « sont modelées par les caractéristiques contre hachures qui, même dans un dessin, ressemblent à des marques de ciseau. » 3 Le résultat de cette taille donne l’impression que les formes sont confinées dans les « limites de leur volume plastique » et ne se fondent pas dans l’espace. Cette technique donne le « sentiment presque ‘totémique’ d’un artiste qui fut sculpteur sur pierre inné. » Michel-Ange, note Panofsky, refusait le nom de sculpture à toute œuvre produite « per via di porre » (en modelant l’argile ou la cire) au lieu de « per forza di levare » (en attaquant directement la « dure pierre alpestre »). 4 Se livrant à une analyse d’ordre psychologique, il rappelle que Michel-Ange avait le cœur brisé devant un bloc de marbre taillé mais détruit ou menacé de l’être 5 . Une expression visible serait ainsi donnée à « l’isolement d’un homme qui se dérobait à la promiscuité de ses semblables, et dont le penchant homosexuel avait assez de force pour inhiber, mais non pour remplacer, les formes d’amour courantes. » À propos du « mouvement sans locomotion », si caractéristique de Michel-Ange, une note de bas de page rappelle qu’une telle situation 1 Il est utile de rappeler les différents papes qui se succédèrent durant cette période : Jules II (Rovere) (1503- 1513), Léon X (Médicis)(1513- 1521), Adrien VI (1522-1523), Clément VII (Médicis) (1523-1534), Paul III (Farnèse) (1534-1549) 2 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, traduit de l’anglais par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, présenté et annoté par Bernard Teyssèdre, Paris, Nrf, éditions Gallimard, 1967, p. 261. Vasari parle d’un « modèle gisant dans une cuve d’eau » pour mettre l’accent sur le fait que les formes émergent d’une surface plane, qu’elle soit frontale ou orthogonale. 3 Idem, p. 261-262. 4 Ibidem. 5 On se reportera avec intérêt à la Pieta Rondanini, dernière œuvre de l’artiste qu’il laissa inachevée en y ayant travaillé quelques jours avant sa mort. Le bras droit du Christ se trouve curieusement détaché du reste du corps et maintenu comme tel, donnant ainsi l’image du corps du Christ morcelé. Cf. : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pietà_Rondanini

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Cordoba - 2014

Vendredi 31 octobre – après-midi

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per forza di levare

1/ Le déchet de la taille :

L’édification du Tombeau de Jules II par Michel-Ange se terminera entre 1542 et 1545. L’artiste aura alors soixante dix ans. L’affaire du Tombeau aura duré pour lui près de quarante ans.1 Il s’agira ici de mesurer un aspect de son travail de sculpteur que l’on nommera son style. Le style sera ici défini comme produit de la taille de la pierre qui consiste à en extraire la forme. Non donnée au départ, celle-ci « sort » de la pierre sous le travail du burin. Chaque coup porté par l’artiste contre la pierre dégage à la fin d’un lent processus une main, un bras, un pied qui donnent à l’ensemble l’allure du corps humain. A chaque fois, la forme s’extrait de la pierre, et s’amoncellent les éclats de pierre comme autant de brisures du bloc primitif. Ainsi, au fur et à mesure qu’apparaît la forme, s’accumule un reste voué à la disparition. La sculpture procède par le double jeu de production de la forme et de constitution d’un déchet de pierre qui échappe, lui, à toute forme. L’accent peut-être n’a-t-il pas été mis jusqu’ici sur le reliquat épars de la forme sculptée qui échappe à jamais à sa catégorie.

Parlant du style de Michel-Ange, Erwin Panofsky se réfère à Vasari. Il remarque que les figures produites sont conçues par relation non pas à un axe organique mais « aux surfaces d’un bloc rectangulaire, les formes émergeant de la pierre comme elles le feraient de l’eau, dans un vase que l’on viderait peu à peu »2. Notant la similitude entre l’écriture et la taille des formes, Panofsky remarque qu’elles « sont modelées par les caractéristiques contre hachures qui, même dans un dessin, ressemblent à des marques de ciseau. »3 Le résultat de cette taille donne l’impression que les formes sont confinées dans les « limites de leur volume plastique » et ne se fondent pas dans l’espace. Cette technique donne le « sentiment presque ‘totémique’ d’un artiste qui fut sculpteur sur pierre inné. » Michel-Ange, note Panofsky, refusait

le nom de sculpture à toute œuvre produite « per via di porre » (en modelant l’argile ou la cire) au lieu de « per forza di levare » (en attaquant directement la « dure pierre alpestre »).4

Se livrant à une analyse d’ordre psychologique, il rappelle que Michel-Ange avait le cœur brisé devant un bloc de marbre taillé mais détruit ou menacé de l’être5. Une expression visible serait ainsi donnée à « l’isolement d’un homme qui se dérobait à la promiscuité de ses semblables, et dont le penchant homosexuel avait assez de force pour inhiber, mais non pour remplacer, les formes d’amour courantes. » À propos du « mouvement sans locomotion », si caractéristique de Michel-Ange, une note de bas de page rappelle qu’une telle situation

1 Il est utile de rappeler les différents papes qui se succédèrent durant cette période : Jules II (Rovere) (1503- 1513), Léon X (Médicis)(1513-1521), Adrien VI (1522-1523), Clément VII (Médicis) (1523-1534), Paul III (Farnèse) (1534-1549) 2 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, traduit de l’anglais par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, présenté et annoté par Bernard Teyssèdre, Paris, Nrf, éditions Gallimard, 1967, p. 261. Vasari parle d’un « modèle gisant dans une cuve d’eau » pour mettre l’accent sur le fait que les formes émergent d’une surface plane, qu’elle soit frontale ou orthogonale. 3 Idem, p. 261-262. 4 Ibidem. 5 On se reportera avec intérêt à la Pieta Rondanini, dernière œuvre de l’artiste qu’il laissa inachevée en y ayant travaillé quelques jours avant sa mort. Le bras droit du Christ se trouve curieusement détaché du reste du corps et maintenu comme tel, donnant ainsi l’image du corps du Christ morcelé. Cf. : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pietà_Rondanini

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émotive peut provoquer, chez le commun des hommes, l’agoraphobie, « chaque impulsion à se mouvoir dans une certaine direction se trouvant neutralisée par une réaction en sens contraire ».6

Cette remarque indique le décalage entre l’analyse de Panofsky et l’interprétation freudienne du mouvement réfréné de la main de Moïse, le premier optant pour une inhibition prenant sa source dans l’homosexualité du sculpteur, le second se montrant indifférent à la psychologie sexuelle de l’artiste.

2/ La soustraction du marbre

Qu’en est-il de cette eau qui se vide du vase et d’où émerge la forme ? Qu’en est-il de la « dure pierre alpestre » ? Dans un sonnet à Vittoria Colonna, Michel-Ange en parle ainsi :

Com’esser, donna, può que c’alcun vede Per lungua sperïenza, che più dura L’immagin viva in pietra alpestra e dura Che’l suo fattor, che gli anni in cener riede ? Comment, ma Dame, se peut-il – bien que chacun S’en avise à la longue – qu’une vive image De pierre alpestre et dure ait plus grande durée Que son auteur, voué par les ans à la poudre ?7

La dure pierre alpestre ainsi taillée, fait que « l’art l’emporte, en conséquence, sur la nature ».

Le sonnet se termine ainsi :

I’’l so, che ‘l pruovo in la bella scultura, c’all opra il tempo e morte non tien fédé Je sais, la preuve en est dans la fière sculpture, Que le temps et la mort la menacent en vain. Dunche, posso ambo noi dar lunga vita Il qual sie modo, o di colore o sasso, di noi sembrando l’uno e l’altro volto ; Je puis donc nous donner à tous deux longue vie en figurant par la couleur ou dans la pierre (ici, le mode importe peu) nos deux visages, sì che mill’anni dopo la partita quante voi bella fusti e quant’io lasso si veggia, e com’amarvi i’ non fu’ stolto. de sorte que, mille ans après notre départ, on pourra voir combien vous fûtes belle et moi piteux, mais non pas fou de vous avoir aimée.

6 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, op. cit., p. 262, note 3. 7 Michel-Ange, Poèmes, LIX., traduction par Pierre Leyris, Paris, nrf, éditions Gallimard, 1984, p. 119.

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Le poème montre un relatif détachement de Michel-Ange par rapport au support. Ce sera, de façon indifférente, la couleur ou la pierre. L’art doit l’emporter sur la pierre, la taille sera plus forte que l’effacement des formes fragiles que l’on retrouve dans la nature. La fière sculpture échappera à l’épreuve de la mort et du temps. Le ciseau de Michel-Ange fixe la forme pour lui donner longue vie. Dans la dure pierre alpestre, il imprime à la forme une durée qui traversera le temps et la mort. Mille ans après notre départ…

Ainsi la pierre qu’il fait extraire souvent au prix des pires difficultés comme cela lui arrivera dans la carrière de Carrare, recèle-t-elle des formes qui, là, sommeillent et qu’il lui faudra soustraire à la gangue. Sa taille est une extraction de l’informe.

3/ Le ciseau qui lève le sommeil :

Dans la première strophe du Sonnet XXXIII, à son amour Tommaso Cavalieri, apparaît l’intériorité de la forme :

Sì comme nella penna e nell’inchiostro E l’alto e ‘l médiocre stile, E ne’ marmi l’immagin ricca e vile, secondo che ‘l sa trar l’ingegno nostro De même que sommeillent dans la plume et l’encre tous styles : le bas, le médiocre et le sublime, et dans le marbre, toute image, noble ou vile, selon ce qu’en sait extraire notre génie. 8

Que le support soit la plume du dessinateur ou du poète, l’encre, le marbre, la forme est là qui sommeille. Le génie résidera dans le savoir qui en permettra l’extraction.

L’art n’est pas ici création mais éveil. Extraire la forme par la taille, le dessin ou l’écriture, reviendrait à la tirer d’un intérieur où elle reposerait déjà nichée dans l’informe. Mais avancer alors la préexistence de la forme en sommeil dans la pierre serait trop dire. Elle n’y est que de façon métaphorique. Pour apparaître, il lui faut la plume, l’encre, ou le ciseau et le marbre. Elle ne sera que par l’extraction. La forme dépendra du biseau, de la hachure ou du trait qui la constitue. N’écrit-il pas que tous les styles sommeillent dans la plume, l’encre et dans le marbre. C’est dans le matériau, pierre, papier, ciseau, encre que réside la forme en puissance et non dans l’esprit de l’artiste. La forme est au bout de la plume ou du burin.

Vasari, à propos de la Pietà à la Basilique Saint Pierre à Rome, a l’admiration dubitative :

[…] on s’étonne qu’une main d’artiste ait pu produire une œuvre aussi admirable en peu de temps, de même que c’est vraiment miraculeux qu’un bloc informe au début ait donné naissance à une forme si parfaite que la nature ne peut produire que difficilement dans un corps vivant.9

Il rapporte une anecdote sur la signature ostensible de l’œuvre. Rencontrant dans un local des voyageurs venus de Lombardie, l’un d’entre eux demanda qui était l’auteur de la fameuse sculpture. Il entendit la réponse : « Notre bossu de Milan ». Soit un artiste milanais du nom

8 Idem, p. 84. 9 Giorgio Vasari, Vie des artistes, (vie des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes), traduit de l’italien par Léopold Leplanché et Charles Weiss, revue, annotée et préfacée par Véronique Gerard Powell, Paris, Bernard Grasset éditeurs, mai 2013, p. 357.

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de Cristoforo Solari. La nuit même, Michel-Ange se rendit près de la statue et, à l’aide de ciseaux, y grava son nom comme signature. Ce fut la seule fois qu’il signa l’une de ses œuvres. Ceci souligne a contrario qu’il ne le fit jamais pour aucune autre.

De la technique de taille de Michel-Ange, nous n’avons que peu de témoignages. Celui-ci, de Michel-Ange lui-même, « Sonnet sur un ami défunt », dans la traduction de Pierre Leyris :

Je vous en lis la première strophe :

Se ‘l mie rozzo martello i duri sassi forma d’uman aspetto or questo or quello, dal ministro che ‘l guida, iscorge e tiello, prendendo il moto, va con gli altrui passi. Si mon rude marteau tire du dur rocher

telle ou telle forme humaine, c’est du ministre qui le tient en main et le guide et l’accompagne qu’il reçoit son élan, c’est autrui qui le mène.10 Michel-Ange se fait la main qui tient le marteau dont l’élan, dans la frappe, lui vient d’autrui. Edouard Pommier rappelle un travail de Varchi11 sur ce sonnet. Varchi note chez Michel-Ange « la tension entre main et intellect, entre matière (ici le marbre du sculpteur) et concept, au prix de laquelle l’artiste, ici Michel-Ange, enlève à la matière ce qui est en trop, pour libérer, par une sorte de purification, proche de la doctrine néo-platonicienne, la forme conçue dans l’idée de l’artiste. »12

Dans sa Vie de Michel-Ange, Ascanio Condivi remarque :

Malgré la splendeur de ses vêtements, on croirait Moïse complètement nu, les draps ne parvenant pas à dissimuler la beauté de son corps. ; c’est d’ailleurs un principe que Michel-Ange a constamment observé dans toutes se figures habillées, que ce soit des sculptures ou des peintures.13

Le vêtement au plus près du corps moule ainsi sa forme. L’habit confirme le nu plus qu’il ne le dissimule.

Le travail du sculpteur n’exalte pas seulement la forme du corps mais, de façon indirecte, celui de la main qui taille la pierre. Jamais encore, peut-être, avance Varchi, souligné par Pommier, « on n’avait exalté avec une telle évidence l’essence spirituelle de l’art, tout en montrant l’importance du travail de la main. »14

Bien entendu, cet autrui sera divin. A ceci près que dans cette strophe, tel n’est pas encore la cas.

Dans les commentaires de ce sonnet, on dit que l’image tant du marteau que de la forge vient de Dante (Paradis, II, 127-132).15

10 Michel-Ange, Poèmes, op. cit., p. 58. 11 Benedetto Varchi (Florence, 1502- Florence, 1565) fut un humaniste, un historien et un poète italien de la Renaissance. 12 Édouard Pommier, Comment l’art devient l’Art dans l’Italie de la Renaissance, Paris, nrf, éditions Gallimard, 2008, p.380. 13 Ascanio Condivi, Vie de Michel-Ange, Introduction, traduction et notes de Bernard Faguet, Paris, Climats, éditions Flammarion, 2006, p.142. 14 Édouard Pommier, Comment l’art devient l’Art dans l’Italie de la Renaissance, op. cit., p. 381. 15 Dante, « Le Paradis », in : La divine comédie, II, 127-132, Traduction, introduction et notes de Jacqueline Risset, Paris, GF-Flammarion,

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Dans sa Vie des artistes, Vasari insistera sur le caractère inspiré du génie de Michel-Ange :

Le Maître de cieux, dis-je, se décida à envoyer sur le terre un génie qui fût universel dans tous les arts et dans tous les métiers, et qui montrât par lui seul quelle chose est la perfection de l’art du dessin, tant pour esquisser, faire les contours, les ombres et les lumières, donner du relief aux choses de la peinture, introduire un jugement droit dans les procédés de la sculpture, enfin, en architecture, rendre les habitations commodes et sûres, saines, agréables, bien proportionnées et riches dans les ornements variés.16

De la strophe du sonnet ou de l’extrait du texte de Vasari, on retiendra, non pas la main de Dieu, mais le caractère impersonnel du geste de la taille de Michel-Ange. Autrui serait à l’œuvre par sa main.

4/ L’emprisonnement de la forme :

Des formes sculptées de Michel-Ange, Panofsky produit une théorie : le conflit. Comment s’y prend-il pour l’exprimer ? Par la priorité accordée au volume aux dépens de l’harmonie :

Il « fait violence » au spectateur, non pas en le traînant tout autour de l’œuvre, mais, de façon bien plus efficace, en l’immobilisant en face de volumes qui semblent enchaînés à un mur, ou à demi emprisonnés dans une niche peu profonde, et dont les formes expriment une muette lutte à mort entre forces à jamais entrelacées. 17

L’impression produite n’est jamais celle de la liberté de la forme mais au contraire son caractère assujetti.

Chez Michel-Ange, cette force de contrôle ne fait pas défaut : chacune de ses figures au contraire est assujettie, nous l’avons vu, à un système volumétrique de rigidité presque égyptienne. Mais le fait que ce système volumétrique ait été imposé à des structures organiques douées d’une vitalité tout à fait étrangère aux égyptiennes crée une impression de conflit intérieur sans issue.

De façon toute psychologique, Panofsky déduit d’un tel conflit « les distorsions brutales, les proportions incongrues et la composition discordante » des figures de Michel-Ange.

De cette étude la composition discordante des figures, empruntée à C.R. Mosley, Panosfsky déduit que

Leurs plus terrifiantes contorsions et tensions musculaires ne semblent jamais capables d’aboutir à une action efficace, et bien moins à un déplacement. Le repos parfait, d’autre part, est tout aussi étranger à l’art de Michel-Ange que l’action réussie. 18

Cette étude de la contorsion et des tensions musculaires va amener Panofsky à une critique de l’hypothèse de Freud, dans son texte « Le Moïse de Michel-Ange ». Ne le citant jamais, Panofsky écrit :

novembre 1992, p. 34-35. Le mouvement et la vertu des cercles saints (Lo moto e la virtú d’i santi giri,) Comme l’art du marteau du forgeron (come dal fabbro l’arte del martello) Proviennent des moteurs bienheureux (da’ beati motor convien che spiri). 16 Giorgio Vasari, Vie des artistes, (vie des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes), op. cit., p. 346-347. 17 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, op. cit, p.260. 18 Idem, p. 260-261.

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Moïse, assis pour d’incompréhensibles raisons, serait exaspéré par la danse autour du Veau d’Or, et sur le point de se dresser pour briser les Tables de la Loi. Une telle interprétation n’aurait jamais été imaginée si la statue n’eût été bannie de la place qui lui était destinée. Le Moïse de Michel-Ange ne voit rien d’autre que ce que les néo-platoniciens appelaient « la splendeur de la lumière divine ». Comme les Sybilles et les Prophètes du plafond de la Sixtine, et les Évangélistes du Moyen-Âge qui sont leurs prédécesseurs communs, il révèle par son mouvement soudain figé et son expression qui inspire un respectueux effroi, non pas une surprise irritée, mais cette excitation surnaturelle qui, pour citer Ficino, « pétrifie et presque anéantit le corps, tout en ravissant l’âme en transports ».19

Ce n’est pas seulement la méconnaissance du néoplatonisme de l’œuvre que Panofsky dénonce chez Freud. C’est aussi l’isolement qu’il fait de la statue de son environnement immédiat tel que conçu par Michel-Ange.

5/ Les œuvres abandonnées

Le marbre, poursuit Vasari, était d’une telle dureté, qu’il arrivait que, sous son ciseau, jaillissent des étincelles20. Il brisa un jour les figures d’une Pietà tant le bloc était dur et révélait à la taille des grains d’émeri. Vasari attribue ces réactions à son exigence de perfection et à son âge :

Ou bien est-ce que cet homme était d’un goût tellement difficile qu’il n’était jamais content de que qu’il produisait ? Ce qui pourrait le faire croire est que, des statues faites par lui dans son âge mûr, on en voit peu de terminées, et que toutes celles qui ont été finies sont dues à sa jeunesse.21

Des œuvres de sa jeunesse, Vasari précise qu’ « on ne pouvait ajouter ni enlever l’épaisseur d’un grain de mil sans les abîmer. »22 Il constate que de toutes les statues entreprises à l’âge mûr, seulement onze furent terminées. Il ajoute :

Toutes les autres sont restées inachevées, et sont en bien plus grand nombre. Il avait coutume de dire que, s’il avait eu à se déclarer content de ses œuvres, il n’en aurait exposé que bien peu, et même pas une seule. Sa recherche du grand art faisait que, lorsqu’il découvrait une statue et qu’il y trouvait tant soit peu de défauts, il l’abandonnait et s’attaquait à un autre bloc, espérant ne pas retomber dans la même erreur : il disait que c’était là la raison pour laquelle il avait produit si peu de statues.

Un ami, Tiberio Calcagni, se trouvant dans la maison de Michel-Ange, lui demanda pourquoi il avait brisé le groupe de la Pietà. Michel-Ange lui dit que la faute en revenait à son serviteur, Tiberio, qui le pressait de terminer la sculpture. Vasari :

Il avait enlevé un éclat au coude de la Madone, et que déjà, auparavant, il l’avait prise en dégoût à cause d’une fente qu’il avait découverte dans le bloc, et qui lui avait donné beaucoup d’ennuis. Perdant patience, il brisa le groupe.

Le travail de la taille visait à l’extraction du bloc informe de marbre de la forme juste. L’extraction ne commence pas avec la taille du bloc de marbre mais avec l’extraction du bloc des flancs de la montagne de Carrare.

19 Idem, p. 277. 20 Giorgio Vasari, Vie des artistes, (vie des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes), op. cit., p. 414. 21 Idem, p. 414-415. 22 Idem, p. 415.

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Comme le dit Vasari à propos des œuvres de jeunesse, la production de la forme devait être exacte, sans plus ni moins. Michel-Ange refusait tout repentir. Le moindre défaut disqualifiait d’emblée la statue. Comme le disait Varchi, si la main doit être au service de l’essence spirituelle de l’art, alors on peut prendre acte que de très nombreuses sculptures de Michel-Ange sont des échecs.

Les Esclaves, ceux de la Galerie de l’Académie en particulier, sont autant d’œuvres abandonnées. Leur caractère inachevé tiendrait au suspens de la main devant le surgissement d’un défaut dans la pierre rédhibitoire.

On trouve cet inachèvement dans une autre sculpture que Michel-Ange fit en 1506, Saint Matthieu, qui se trouve elle aussi à la Galerie de l’Académie à Florence.

Robert Coughlan, dans son ouvrage Michel-Ange et son temps, souligne le contraste entre le Moïse si achevé sur le plan de la technique virtuose et les Esclaves qui ne restent que des ébauches, avec leur surface brute. « Ils restent insérés, dit-il, dans leur blocs respectifs. » L’extraction du marbre a été suspendue, laissant des formes en cours d’émergence dont on ne saura jamais si elles arriveront à s’extraire du bloc ou pas. Le mouvement d’apparition de la forme est interrompu, figé dans le marbre brut.

En sculptant a forza di levare, Michel-Ange fait émerger des objets de la pierre par soustraction de marbre. Ce procédé laisse à chaque fois un reliquat fait d’éclats accumlés voués à disparaître. Sa main, par le travail du ciseau, retranche des fragments de pierre laissant apparaître la forme. Elle sera par endroit quasi nue comme avec le Moïse. L’inachèvement de ses œuvres, comme certains des Esclaves, montrera, dans la même œuvre, ce qui aura été retranché de ce qui ne le sera plus. Ce non finito causera l’abandon de la plupart de ses sculptures. D’autres fois, cet abandon sera dû soit à la mauvais qualité du marbre qui aura révélé ses défauts, soit à un geste maladroit qui empêchant tout repentir. Plutôt que de voir là une manifestation symptomatique du sculpteur, sera ici prise en compte l’importance de sa production résiduelle. Émergence de la forme et production résiduelle vont ainsi de pair dans le travail du ciseau effectué par cette main dont on ne sait pas au juste de qui elle est.

Du résidu, Lacan donne une indication précieuse dans le séminaire L’Angoisse. Il le répère à une place particulière qui n’est pas sans bouleverser nos repères :

c'est ce reste, c'est ce résidu non imaginé du corps qui vient par quelque détour […] se manifester à cette place prévue pour le manque, se manifester de cette façon qui nous intéresse et d'une façon qui, pour n'être pas spéculaire, devient dès lors inrepérable […]23

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23 Jaques Lacan , « séance du 12 décembre 1962 », in : L’Angoisse, version AFI, p. 72.