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Après toi (Romans) (French Edition)ekladata.com/wI4WymQ2yo-RikbF5Hq-sNY55Hc.pdfChapitre premier Le gros homme assis au bout du bar transpire. Il a la tête baissée sur son scotch,

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JojoMoyes

Aprèstoi

Traduitdel’anglais(Grande-Bretagne)parAlixPaupy

Milady

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Àmagrand-mère,BettyMcKee.

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Chapitrepremier

Legroshommeassisauboutdubartranspire.Ilalatêtebaisséesursonscotch,maisdetempsentempsillèvelesyeuxetregardederrièrelui,verslaporte.Sonfrontbrilleàlalumièredesnéons.Illaisseéchapperunlongsoupirtremblant,puissereplongedanssonverre.—Excusez-moi?Jedétournemonattentiondelavaissellequej’essuie.—Jepeuxenavoirunautre?J’aienviedeluirépondrequecen’estvraimentpasunebonneidée,queboirenel’aiderapas,que

cela pourraitmême aggraver la situation.Mais c’est un grand garçon, et je termine dans un quartd’heure.Etpuis,d’aprèslerèglement,jen’aiaucuneraisondeluidirenon.Alorsjeprendssonverreetressorslabouteille.—Undouble,précise-t-ilenpassantunemainpoteléesursonvisageensueur.—Çafera7,20livres,s’ilvousplaît.Ilest22h45unmardisoir.LeShamrockandClover,lepubirlandaisdel’EastCityAirport,qui,

soitditenpassant,estàpeuprèsaussiirlandaisqueMahatmaGandhi,s’apprêteàcessersonactivitépourlanuit.Lebarfermesesportesdixminutesaprèsledécollagedudernieravionet,àcetteheure,ilne resteplusquemoi,un jeunehommeconcentré sur sonordinateurportable,deux femmesquigloussentensembleàlatabletroisetlegrosbonhommequitètesondoubleJamesonenattendantsoitleSC107pourStockholm,soitleDB224pourMunich;cedernierestenretarddequaranteminutes.Jetravailledepuismidi,puisqueCarlyaeudesmauxd’estomacetadûrentrerchezelle.Jem’en

fiche.Travailler tard nemedérange pas.En chantonnant àmi-voix surCornemuses celtes de l’Îled’Émeraude,Volume III, je traverse la salle afin de récupérer les verres vides des deux femmes,occupéesàregarderunevidéosurunportable.Ellesrientdurirefaciledesgensbienimbibés.—C’estmapetite-fille,meditlablondequandjemepenchesurlatable.Elleacinqjours.—Mignonne,réponds-jeavecunsourire.Pourmoi,touslesbébéssontmignonsàcroquer.—MafillehabiteenSuède.Jen’ysuisencorejamaisallée,maisc’estl’occasionoujamais,non?

C’estmapremièrepetite-fille.—Onboitàlasantédubébé,ajoutel’autredansungrandéclatderire.Vousvoulezvousjoindreà

nous?Allez,prenezunepetitepause.Sansvous,onn’aurajamaisfinicettebouteilleàtemps.—Oups!Ilfautyaller!Allez,Dor!Alertéesparunécrand’affichage,ellesrassemblentleursaffairesàlahâteets’éloignentd’unpas

légèrement titubant. Jepose leursverres sur lebaretparcours lapiècedesyeuxpourvérifierqueriend’autren’abesoind’êtrenettoyé.—Vousn’êtesjamaistentée?medemandelapluspetitedesdeuxfemmes,quiestrevenueprendre

sonécharpe.—Pardon?—Tentée de descendre à l’aéroport à la fin de votre journée.De sauter dans un avion.Àvotre

place,j’enmourraisd’envie,dit-elleengloussant.ChaquejourqueDieufait.Jeluisouris,legenredesourireprofessionnelquisignifietoutetsoncontraire,puismeretourne

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verslebar.Autourdemoi,lesboutiquesdétaxéesfermentpourlanuit.Lesvoletsdeferdescendentavecfracas

surlessacsàmainhorsdeprixetlesTobleronegéants.Leslumièresclignotentpuiss’éteignentauxportes trois, cinq et onze, et les derniers voyageurs du jour disparaissent dans le ciel nocturne.Violette,lafemmedeménagecongolaise,poussesonchariotversmoi,desonpaslentetchaloupé.Seschaussuresauxsemellesdecaoutchoucgrincentsurlelinobrillant.—Bonsoir,machérie.—Bonsoir,Violette.—Tunedevraispastraînersitard,mabelle.Tudevraisêtreàlamaisonavecceuxquetuaimes.Ellemerépèteexactementlamêmechosetouslessoirs.Commed’habitude,jeréponds:—Jen’enaipluspourlongtemps.Satisfaite,ellehochelatêteetpoursuitsonchemin.Lejeunehommeàl’ordinateurportableetlebuveurdescotchaufrontluisantsontpartis.J’achève

d’empilerlesverresetfaislescomptes,vérifiantaveczèlequelecontenudutiroir-caissecorrespondbienauxencaissementsdu jour.Jeconsigne le toutdans legrand-livre,vérifie lespompesàbière,notelescommandesàeffectuer.Jeremarquealorsquelemanteaudugroshommeesttoujoursposésur son tabouret. Jem’approche et jetteun coupd’œil à l’écrandeshoraires.LevolpourMunichs’apprête tout juste à embarquer. Je vérifie une nouvelle fois, puis me dirige à pas lents vers lestoilettesdeshommes.—Ilyaquelqu’un?Lavoixquienémergeestteintéed’angoisse.Jepousselaporte.Le buveur de scotch est penché sur le lavabo, il s’asperge le visage d’eau fraîche. Il est blanc

commeunlinge.—Ilsontappelémonvol?—Àl’instant.Vousavezencorequelquesminutes.Jem’apprête à partir,maisme ravise.L’hommeme regarde fixement, l’angoisse se lit dans ses

yeux.—Jenepeuxpas,dit-il.Ilattrapeuneservietteenpapierets’entamponnelefront.—Jenepeuxpasprendrel’avion.J’attendsqu’ilpoursuive.—Jesuiscensérencontrermonfuturpatron,maisjenepeuxpas.Jen’aipasoséluidirequej’ai

peurdel’avion.Ouplutôt,jen’aipaspeur,jesuistétanisé.Jelaisselaporteserefermerderrièremoi.—Enquoiconsistevotrenouvelemploi?Ilsemblesurpris.—Euh…jebossedanslespiècesauto.JesuislenouveaudirecteurrégionalchezHuntMotors.—C’estunposteàhauteresponsabilité,ondirait.—J’ytravailledepuis longtemps,déclare-t-ild’unevoixétranglée.C’estpourçaquejen’aipas

enviedemourirdansunebouledefeuvolante…Jesuis tentéedeluifaireremarquerqu’ils’agiraitplutôtd’unebouledefeuenchute libre,mais

moncommentaireneluiseraitd’aucunsecours.Ils’aspergeencoreunefoislevisage,etjeluitendsunenouvelleservietteenpapier.—Merci.Ilpousseunsoupirtremblantetseredresse,essaiedeseremettred’aplomb.

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—Je parie que vous n’avez jamais vu un homme se comporter de façon aussi ridicule, hein ?ajoute-t-ilavecunpetitriregêné.Jeledétrompeaussitôt:—J’assisteàcegenredespectaclequatrefoisparjour,enmoyenne.Ilouvregrandssespetitsyeux.— Quatre fois par jour, je dois récupérer quelqu’un dans les toilettes des hommes. Et

généralement,c’estàcausedelapeurdel’avion.Ilmeregarded’unairahuri.— Mais vous savez, poursuis-je, comme je le dis à tous les autres, aucun avion parti de cet

aéroportnes’estjamaisécrasé.—C’estvrai?—Pasunseul.—Mêmepas…unpetitcrashsurlapisted’atterrissage?—C’estd’unennuimortel, ici, réponds-jeenhaussant lesépaules.Desgens s’envontvers leur

destinationetreviennentquelquesjoursplustard.Jem’appuie sur la porte pour l’ouvrir.Ces toilettes ne sentent jamais la rose en fin de journée.

J’ajoute:—Etfranchement,jepensequedepireschosespourraientvousarriver.—Oui,jesuppose.Ilréfléchituninstant,puismeregarded’unairsuspicieux.—Quatreparjour?répète-t-il.—Parfoisplus.Maintenant,siçanevousdérangepas, jedoisvraimentyaller.Cen’estpasbon

pourmoid’êtrevuetropsouvententraindesortirdestoilettesdeshommes.Ilsourit,et l’espaced’uneminute, jevoisàquoiildoitressemblerend’autrescirconstances.Un

hommenaturellement affable, au sommet de sa carrière dans les pièces de voituresmanufacturéesenEurope.—Jecroisquec’estledernierappelpourvotrevol.—Vousêtescertainequeçavabiensepasser?—Maisoui.Vousavezchoisiunecompagnietrèssûre.Etcevolnedureraquequelquesheures.

Regardez,leSK491aatterriilyacinqminutes.Envousrendantàvotreported’embarquement,vouscroiserezleshôtessesdel’airquirentrentchezelles.Vouslesverrezdiscuteretrireavecinsouciance.Pourelles,prendrel’avionestaussianodinqueprendrelebus.Certaineslefontdeux,trois,quatrefoisparjour.Etellesnesontpasstupides:siellesn’étaientpaspersuadéesd’êtreensécurité,ellesnemonteraientpasàbord,pasvrai?—Aussianodinqueprendrelebus,répète-t-il.—C’estmêmeprobablementbienmoinsrisqué.—Oui,c’estsûr,répond-ilenhaussantlessourcils.Ilyatellementdecrétinssurlesroutes…Jehochelatête.Ilredressesacravate.—Etc’estuntravailimportant.—Ceseraitdommagede raterune telleopportunitépourun sipetitproblème.Vous irezmieux

quandvousserezlà-haut.—Peut-être.Merci…—Louisa.—Merci,Louisa.Vousêtestrèsgentille.

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Ilmeregarded’unairsongeur.—Je suppose…, reprend-il. Je supposequevous…nevoudrezpasboireunverre avecmoiun

jour?—C’estledernierappel,monsieur,dis-jeànouveauenouvrantlaportepourlelaisserpasser.Ilhochelatêteetfaitminedechercherquelquechosedanssespochesafindemasquersagêne.—Oui.Biensûr.Bon…alorsj’yvais.—Amusez-vousbienavecvospiècesauto.Deuxminutesaprèssondépart,jedécouvrequ’ilavomidanstoutletroisièmebox.J’arrivechezmoià1h15.J’entredansl’appartementsilencieux,medéshabille,enfileunbasde

pyjamaetunsweatàcapuche,puisouvrelefrigopourensortirunebouteilledeblanc.Jemesersunverre.Levinestaigreàm’en fairegrimacer. J’examine l’étiquetteetme rendscompteque j’aidûouvrirlabouteillelaveilleausoir,puisoublierdelareboucher.Jemelaissetombersurunechaise,mabouteilleàlamain.Surlemanteaudelacheminéesontposéesdeuxcartes.Lapremièrevientdemesparents,quime

souhaitentunjoyeuxanniversaire.Cecourrierde«meilleursvœux»demamanestaussidouloureuxqu’uneblessurepararmeblanche.L’autreestdemasœur,quimeproposedepasserpourleweek-endavecThom.Elledated’ilyasixmois.J’aideuxmessagesvocauxsurmonrépondeur.Undudentiste.Undequelqu’und’autre.«Salut,Louisa.C’estJared.Ons’estrencontrésauDirtyDuck.Enfin,onabaiséplutôt(ricanement

nerveux).C’était…tuvois…j’aibienaimé.Jemedisaisqu’onpourraitpeut-êtreremettreça?Tuasmonnuméro…»Je termine ma bouteille, puis envisage d’aller en acheter une autre. Mais je n’ai pas envie de

ressortir.Jen’aipasenviequeSamir,quitientl’épicerieouvertevingt-quatreheuressurvingt-quatre,meresservesesblaguessurmeséternellesbouteillesdepinotgris.Jen’aipasenviededevoirparleràquiquecesoit.Jesuissoudainépuisée,maisc’estlegenred’épuisementmentalquimeditquesijevaismecoucher, jenepourraipas trouver le sommeil. Jepenseun instantà Jaredetà ladrôledeformedesesonglesdepied.Desonglesbizarressuffisent-ilsàmedégoûter?Jeregardefixementlesmursnusdusalonetmerendssoudaincomptequetoutcedontj’aibesoin,c’estd’unbonbold’air.J’ouvre la fenêtre de l’entrée et grimpe d’un pas mal assuré sur l’escalier de secours qui mènejusqu’autoit.Lapremièrefoisquejesuismontéesurle toit, ilyaneufmois, l’agent immobilierm’adévoilé

l’existencedu jardinet que les précédents locataires y avaient aménagé à l’aide de quelques bacs àfleursetd’unpetitbanc.—Cette terrassenevous appartientpasofficiellement, bien entendu, avait-il déclaré,maisvotre

appartementestleseulàbénéficierd’unaccèsdirectsurlestoits.Jetrouveçatrèsjoli.Vouspourriezmêmeyorganiserunefête!Je l’avais regardéenmedemandant s’il cherchaitvraimentàvendrecetappartementàun fêtard

invétéré.Lesplantessontmortesdepuislongtemps.Apparemment,jen’aipaslamainverte,etjenesuispas

trèsdouéepourm’occuperdeschoses…nidesgens.Maintenant,jesuisdeboutsurletoitetj’observel’obscuritéclignotantedeLondresàmespieds.Autourdemoi,unmilliondegensvivent,respirent,mangent, se disputent. Un million de vies complètement séparées de la mienne. J’en ressens uneétrangesérénité.Lesréverbèresscintillenttandisquelesbruitsdelavilles’élèventjusqu’àmoidansl’airnocturne.

Des moteurs rugissent, des portes claquent. À quelques kilomètres plus au sud, j’entends le

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vrombissementd’unhélicoptèredepolicedontlefaisceaulumineuxscannel’obscuritéd’unparcàlarecherched’unmalfaiteur.Quelquepart,auloin,unesirèneretentit.Onentendtoujoursunesirène.— Vous verrez, vous n’allez pas tarder à vous sentir ici chez vous, avait affirmé l’agent

immobilier.J’avaisfailliéclaterderire.Lavillemesembleplusétrangèrequejamais.Jenemesenschezmoi

nullepart.J’hésite,puishasardeunpassurlacorniche,lesbraslevés,commeunefunambuleunpeuivre.Un

pied devant l’autre, je commence à longer lemur.La brisemedonne la chair de poule.Quand jevenais d’emménager, quand la situationme paraissait désespérée, jememettais parfois au défi deparcourirtoutelalongueurdel’immeuble.Lorsquej’atteignaisl’autrecôté,j’éclataisderiredanslanuit.Tuvois,jesuislà.Vivante.Jeprendsdesrisques.Commetumel’asdemandé!C’était devenuunehabitude secrète.Moi, la ville, le réconfort de la pénombre, l’anonymat et la

certitudequelà-hautpersonnenesaitquijesuis.Jelèvelatête,jesenslabrisenocturne,j’entendsdesriresendessous,lefracasétoufféd’unebouteillequ’oncasse,leflotdesvéhiculesquis’écouleversle centre-ville. Je vois le courant rouge interminable des feux arrière, un vrai réseausanguinautomobile.Iln’yaqu’entre3et5heuresdumatinquel’onpeutprofiterd’unsilencerelatif:lesalcooliquessesonteffondrésdans leur lit, leschefsdes restaurantsontenlevé leurs toques, lesbarsontferméleursportes.Lesilencedecesheuresn’estinterrompuquedemanièresporadiqueparlestravailleursnocturnes,l’ouverturedelaboulangeriejuiveauboutdelarue,leschocssourdsdescamionnettes de livraison de journaux qui laissent tomber leurs bottes de papier. Je connais lesmouvementslesplussubtilsdelavilleparcequejenedorsplus.Quelquepart,enbas,unesoiréeprivéesedérouleauWhiteHorse,pleinedebobosetdehipsters.

Dehors,uncouplesedispute.Àl’autreboutdelaville,l’hôpitalramasselesmorceauxdespauvresetdesblessés,etsoigneceuxquiviennentderemporterunnouveaujourfaceàlamort.Là-haut,iln’yaque l’air, l’obscurité, le vol de fret aérien de la RedEx qui relie LHR à Pékin, et d’innombrablesvoyageurs,commemonbuveurdescotch,tousenroutepourunenouvelledestination.—Dix-huitmois.Dix-huitlongsmois.Quandest-cequej’enauraifini?J’adressemaquestionàl’obscurité.Etlavoilà.Jelasensquiremonte,lacolèreinattendue.Jefaisdeuxpasenavantenregardantmes

pieds.—Jenemesenspasvivre.Jeneressensrien.Deuxpas.Deuxdeplus.Cesoir,j’iraijusqu’aucoin.—Cen’estpasuneviequetum’asdonnée,pasvrai?Pasvraiment.Tut’escontentédedétruire

l’ancienne.Tul’asfaitvolerenéclats.Maisqu’est-cequejesuiscenséefairedecequ’ilenreste?Quandest-cequej’aurail’impression…J’étends les bras, je sens l’air froid de la nuit surma peau etme rends compte que jeme suis

remiseàpleurer.—Jetedéteste,Will,dis-jedansunmurmure.Jetedétestepourm’avoirabandonnée.Lapeineenfledeplusbelle,commeunbrusqueraz-de-maréequim’accable.Etjustealorsqueje

mesensprêteàm’ynoyer,unevoixretentitdansl’ombre:—Jenecroispasquevousdevriezêtreici.Je me retourne à moitié et aperçois en un éclair un petit visage pâle non loin de l’escalier de

secours.Unepaired’yeuxgrandsouverts.Sous lechoc,monpiedglissesur leparapet.Moncœurvacilleunefractiondesecondeavantquemoncorpslesuivedanssachute.Etalors,commedansun

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cauchemar,jenepèseplusriendansl’abîmedel’airnocturne.Mesjambess’agitentau-dessusdematête,etj’entendsunhurlementquidoitêtrelemien.Puisunbruitmat.Ettoutdevientnoir.

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Chapitre2

—Commentvousappelez-vous?Quelquechosemeserrelecou.Unemainmetâtelatête,doucement.Jesuisenvie.C’estunesurprise.—C’estça.Ouvrezlesyeux.Regardez-moi,maintenant.Regardez-moi.Pouvez-vousmedirevotre

nom?Je veux parler, ouvrir la bouche, mais les sons qui en sortent ne sont qu’un charabia

incompréhensible.Jecroisquejemesuismordulalangue.Jeperçoislegoûtmétalliquedusang.Jenepeuxpasbouger.—On va vousmettre sur un brancard, d’accord ? Ce sera peut-être inconfortable pendant une

minute,maisjevaisvousadministrerunpeudemorphinepoursoulagerladouleur.Lavoixdel’hommeestcalme,apaisante,commesic’étaitlachoselaplusnaturelleaumondeque

d’êtreétendue,brisée,surunedalledeciment,lesyeuxlevésverslecielnocturne.J’aienviederireetdeluidireàquelpointlasituationestridicule.Maisriennesemblefonctionnernormalement.Levisagedel’hommedisparaît.Unefemmeenvestefluo,sescheveuxbrunsbouclésattachésen

une queue-de-cheval, se penche sur moi. Soudain, la lumière d’une lampe torche m’aveugle. Lafemmemeregardeavecunintérêtdétaché,commesij’étaisunspécimenetnonpasunepersonne.—Est-cequ’ilfautl’intuber?Jeveuxparler,maisjesuisdistraiteparladouleurdansmesjambes.Merde!Difficiledesavoirsijel’aiditàhautevoix.— Fractures multiples. Pupilles normales et réactives. Pression sanguine quatre-vingt-dix sur

soixante.Elleadubold’êtrepasséeàtraverscetauvent.Etquellesétaientsesprobabilitésd’atterrirsurunechaiselongue,hein?Enrevanche,jen’aimepastropcethématome.Del’airfroidsurmonventre,puislecontactlégerdedoigtstièdes.—Hémorragieinterne?—Ilnousfautunesecondeéquipe?—Pouvez-vousreculer,s’ilvousplaît?Reculez.Lavoixd’unautrehomme:—Jesuissortifumer,etelleesttombéetoutdroitsurmonbalcon.Elleafaillim’atterrirdessus,

bordel!—Ehbien,ondiraitquec’estvotrejourdechance:ellevousaraté.—J’ai eu le chocdemavie !Onne s’attendpas à cequedesgens tombentdu ciel commeça.

Regardezmachaise.Ellem’acoûtéhuitcentslivresauConranShop…Vouspensezquejepeuxmefairerembourser?Unbrefsilence.—Vousêteslibredefairecequevousvoulez,monsieur.Voussavezquoi,vouspouvezmêmelui

demanderdepayerlenettoyagedusangsurvotrebalcon,tantquevousyêtes.Qu’est-cequevousendites?

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Lepremierhomme jetteun regardcompliceà sacollègue.Quelques secondespassent.Enfin, jecomprends.Jesuistombéed’untoit?Monvisageestfroid.Jemerendscomptedansunbrouillardquejetrembledetousmesmembres.—Elleentreenétatdechoc,Sam.Laported’unecamionnette s’ouvrequelquepart enbas.Puis laplanche sousmoi sedéplace, et

l’espaced’uninstant…ladouleurladouleurladouleur!Ettoutdevientnoir.Unesirène,untourbillonbleu.OnentendtoujoursunesirèneàLondres.Onsedéplace.Lenéon

courtd’unboutàl’autredel’ambulance,tressauteetclignote, illuminantl’intérieurpleinàcraquerduvéhicule.L’hommeàl’uniformeverttapequelquechosesursontéléphoneavantdesetournerversmoipourajuster laperfusionau-dessusdematête.Ladouleuradiminué–merci lamorphine?–,maisalorsquejereprendsconscience,uneterreurgrandissantes’emparedemoi,commeunairbagquisegonflepeuàpeudansmespoumons.Oh,non.Oh,pitié,non.—Egcusez-gnoi?L’homme, calé à l’arrière de l’ambulance, met quelques secondes à réagir. Il se retourne et se

penchesurmoi.Ilsentlecitron,etjeremarquequ’ils’estentaillélajoueenserasant.—Vousallezbien?—Est-cegne…L’hommesepencheunpeuplus.—Désolé,j’aidumalàvousentendreaveclasirène.Onarrivebientôtàl’hôpital.Ilposeunemainsurlamienne.Celle-ciestsècheettiède,rassurante.Soudain,jepaniqueàl’idée

qu’ilmelâche.—Tenezbon.Donna,quelleestl’heureestiméed’arrivée?Je ne peux pas parler. Ma langue remplit ma bouche. J’ai l’esprit confus, mes pensées se

bousculent.Ai-jebougélesbrasquandilsm’ontramassée?J’aibienlevélamaindroite?—Gnesuisgaralysée?parviens-jeenfinàarticulerdansunsouffle.—Pardon?demande-t-ilenapprochantsonoreilledemabouche.—Garalysée?Gnesuisgaralysée?—Paralysée?L’hommehésite,lesyeuxplongésdanslesmiens,puisseretournepourregardermesjambes.—Pouvez-vousagiterlesorteils?J’essaiedemesouvenircommentbougermespieds.L’effortsemblemedemanderbeaucoupplus

deconcentrationqued’habitude.L’hommetouchedoucementmesorteils,commepourmerappeleroùilssetrouvent.—Essayezencore.Voilà.Ladouleurm’explosedanslajambe.Unhalètementretentit,peut-êtreunsanglot.Lemien.—Vousallezbien.Ladouleur,c’estbonsigne.Jenepeuxriengarantir,maisjenecroispasque

votremoelleépinièresoittouchée.Vousavezlahanchebrisée,ainsiqueplusieurscontusions.Ses yeux sont plongés dans lesmiens. Un regard doux. Il semble comprendre à quel point j’ai

besoind’être convaincue. Je sens samain se refermer sur lamienne. Jen’ai jamais eu tantbesoind’uncontacthumain.—Vraiment,ajoute-t-il.Jesuissûrquevousn’êtespasparalysée.—Oh,Gnieumerci.J’entendsmavoixcommevenuedetrèsloin.Mesyeuxs’emplissentdelarmes.—Gn’ilvousplaît,gnemelâgezpas,dis-jedansunmurmure.

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Ilsepencheunpeuplussurmoi.—Jenevouslâcheraipas.Jeveuxparler,maissonvisagesebrouilleetjeperdsànouveauconscience.Plus tard, ils m’apprennent que je suis tombée de deux étages sur les cinq que comporte

l’immeuble,etquej’aitraverséunauventpouratterrirsurl’immensechaiselonguedeluxeàl’épaiscoussinwaterproofdubalcondeM.AntonyGardiner,avocatspécialiséendroitdesbrevets.J’ai lahanche cassée, et deux demes côtes ainsi quema clavicule sont brisées net. Jeme suis égalementcassé deux doigts de lamain gauche et unmétatarse, qui a transpercé la peau demon pied et faits’évanouiruninterne.Mesradiossontpoureuxunesourcedefascination.Jen’arrêtepasd’entendrelavoixdel’urgentistequim’asoignée:«Onnesaitjamaiscequipeut

arriverquandonchutedesihaut.»Apparemment,j’aieubeaucoupdechance.Ilsnecessentdemelerépéteretattendent,toutsourires,commesij’allaisréagirparungrandsourire.Oupeut-êtreunpetitnumérodeclaquettes.Jenemesenspaschanceuse.Enfait,jeneressensriendutout.Jesomnoleetm’éveille. Parfois, la vue au-dessus demoime fait penser aux lumières aveuglantes d’un théâtre ;parfois,jemeretrouvedansunechambrecalmeetsilencieuse.Levisaged’uneinfirmière.Desbribesdeconversation.«Tuasvulemerdierqu’amislavieilledelaD4?Sympapourfinirsagarde…»«Repose-toi,Louisa.Ons’occupedetout.Repose-toi.»Lamorphinemerendsomnolente. Ilsaugmententmadose,et j’accueilleavec reconnaissancece

goutte-à-gouttequimefaittoutoublier.J’ouvrelesyeuxpourdécouvrirmamèredeboutaupieddemonlit.—Elleestréveillée.Bernard,elleestréveillée!Ilfautqu’onaillechercherl’infirmière?Tiens,elleachangédecouleurdecheveux,medis-jedistraitement.Etpuis:Oh,c’estmamère.Ma

mèrenemeparleplus.—Oh,Dieumerci.Dieumerci.Mamère touche lecrucifixsuspenduàsoncou.Cegestemerappellequelqu’un,mais jenesais

plusqui.Ellesepenchesurmoietmecaressedoucementlajoue.Bizarrement,mesyeuxs’emplissentdelarmes.—Oh,mapetitefille.Ellesepenchesurmoi,commepourmeprotégerdenouvellesblessures.Jesenssonparfum,aussi

familierquelemien.—Oh,Lou,gémit-elleenessuyantmeslarmesàl’aided’unmouchoir.J’aieulapeurdemavie

quandilsontappelé.Est-cequetuasmal?Tuasbesoindequelquechose?Tuesbieninstallée?Jepeuxallertechercherunverred’eau?Elleparlesivitequejen’aipasletempsderépondre.—Onestvenustoutdesuite.Treenagardegrand-père.Ilt’embrasse.Enfin,ilagrommeléuntruc

incompréhensible,maisonsaittouscequeçaveutdire.Oh,machérie,commentt’es-tumisedanscepétrin?Qu’est-cequit’estpasséparlatête?Ellenesemblepasattendreuneréponse.Toutcequej’aiàfaire,c’estrestercouchéelàsansrien

dire.Mamèresetapotelesyeux,puisessuiedenouveaulesmiens.—Tuestoujoursmafille.Et…etjenesupporteraispassiquoiquecesoitt’arrivaitetqu’onne

soitpas…tusais.—Ngung…Jeravalelesmots.Malanguemeparaîtridiculementépaisse.Jeparlecommesij’étaisivre.

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—Gnen’aignamaisvoulu…—Jesais.Maistunem’aspassimplifiélatâche,Lou.Jenepouvaispas…—Pasmaintenant,chérie,ditpapaenluiétreignantl’épaule.Sesyeuxseperdentdanslevide,etellemeprendlamain.—Quandonareçulecoupdefil,poursuit-elle.Oh.Jemesuisdit…Jenesavaispas.Ellerenifledenouveau,lemouchoirpressésurseslèvres.—Dieumerci,ellevabien,Bernard.Papa se profile au-dessus de moi. Nous nous sommes téléphoné pour la dernière fois il y a

quelques semaines,mais je ne l’ai pasvu enpersonnedepuis dix-huitmois, depuis le jour où j’aiquittémavillenatale.Ilmeparaîtimmenseetfamilier,etsurtoutterriblementfatigué.—Désolée,dis-jedansunmurmure.Jenesaispasquoiajouter.—Ne sois pas bête, réplique-t-il.On est heureux que tu ailles bien.Même si tu as l’air d’avoir

combattusixroundscontreMikeTyson.Tut’esregardéedansunmiroirdepuisquetuesarrivéeici?Jefais«non»delatête.— Peut-être… que tu devrais attendre encore un petit peu, reprend-il. Tu te souviens de Terry

Nicholls,lafoisoùilestpassépar-dessusleguidondesonvélodevantl’épicerie?Ehbien,sanslamoustache,c’estàpeuprèsàçaque tu ressembles.Enfait,ajoute-t-ilenexaminantavecsoinmonvisage,maintenantquetuenparles…—Bernard.—Ont’apporteraunepinceàépilerdèsdemain.Etlaprochainefoisquetuasenviedeprendredes

leçonsdevoltige,vaplutôtàl’aérodrome,OK?Visiblement,sauterdanslevideetbattredesbrasnefonctionnepasavectoi.Jetented’esquisserunsourire.Ilssepenchenttouslesdeuxsurmoi.Leurstraitssonttirés,leursvisagesanxieux.Mesparents.—Elleamaigri,Bernard.Tunetrouvespasqu’elleamaigri?Papas’approcheencoreunpeu.Jeremarquequesesyeuxsontunpeuplushumidesetsonsourire

unpeuplusincertainqued’ordinaire.—Ah…elleesttrèsjolie,machérie.Crois-moi.Tuestrèsbelle.Ilserremamain,puislaporteàseslèvrespourl’embrasser.Iln’avaitjamaisagiainsidetoutesa

vie.C’estalorsquejecomprends:ilsontcruquej’allaismourir.Sanscriergare,unsanglotmesecoue

lapoitrine.Jefermelesyeuxpourretenirmeslarmesetsenslapaumecalleusedemonpèrecontrelamienne.—Onestlà,machérie.Toutvabien,maintenant.Toutvabiensepasser.Ilsfontletrajetdevingt-cinqkilomètrestouslesjourspendantdeuxsemaines,prenantlepremier

traindelajournée.Etmêmeaprès,ilsreviennenttouslesdeuxoutroisjours.Papaaprisuncongéspécialparcequemamanneveutpasvoyagerseule.Aprèstout,commeelledit,onnesaitjamaisquelgenredepersonneonpeutcroiseràLondres.Elleaccompagnecesmotsd’unregardfurtifderrièreelle, comme si un truand arméd’unpoignard rôdait dans l’hôpital.Treena, quant à elle, reste à lamaison pour s’occuper de grand-père. À l’expression de ma mère, je devine que ce n’est pas lepremierchoixdemasœur.Mamanm’apportedesrepasqu’ellecuisine.Ellelefaitdepuislejouroùnousavonstousexaminé

monplateauet,malgrécinqminutesd’intensesspéculations,n’avonspasréussiàdéterminerdequoiils’agissait.«Etsurunplateauenplastique,Bernard!Commeenprison.»Elleavaittristementpris

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un bout d’aliment avec une fourchette, puis l’avait reniflé. Depuis, elle arrive chaque fois avecd’énormes sandwichs, d’épaisses tranches de jambon ou de fromage dans du pain blanc, et de lasoupemaison.«De lanourriturequ’onpeut reconnaître.»Etellemenourrit commeunbébé.Malangueretrouvepeuàpeusataillenormale.Apparemment,j’aifaillilasectionneravecmesdentsenatterrissant.Cen’estpasrare,m’ont-ilsdit.J’aisubideuxopérationspourmettreunebrocheàlahanche,etmonpiedetmonbrasgauchessont

plâtrésjusqu’enhaut.Keith,l’undesbrancardiers,medemandes’ilpeutsignermesplâtres–d’aprèslui, celaportemalheurde les laisserblancs–et sehâted’y inscrireunpetitmot tellementcochonqu’Éveline, l’infirmière philippine, a dû coller un pansement dessus avant l’arrivée du médecin.Quandilpoussemonfauteuilpourm’emmenerenradiologieouàlapharmacie,Keithmeracontelesragotsde l’hôpital. Jemepasseraisbiend’entendre lesanecdotesdepatientsayant succombéàdesagonies lentes et douloureuses,mais cela semble lui faire plaisir. Parfois, jemedemande ce qu’ilraconteauxautresàmonsujet.Jesuislafillequiasurvécuàunechutedecinqétages.Entermesdestatut hospitalier, cela me place au-dessus du constipé du service C qui s’est fait une occlusionintestinaleoude«cettestupidegonzessequis’estcoupélepouceavecunsécateur».C’estfouàquelpointondevientviteinstitutionnalisé.Dèsmonréveil,j’acceptelesmanipulations

d’unepoignéedegensque jereconnaisàprésent, tentederépondrecorrectementauxquestionsdumédecinetattendsl’arrivéedemesparents.Cesdernierss’occupentenréalisantdepetitestâchesdansmachambreetdeviennentpeuàpeuétrangementdéférentsàl’égarddesdocteurs.Papanecessedes’excuserdemonincapacitéàsautillerjusqu’àcequemamanluiassèneunviolentcoupdepieddanslacheville.Aprèslarondedesmédecins,mamanvagénéralementfaireuntourdanslesboutiquesdurez-de-

chausséeetrevientens’indignantàvoixbassedunombredefast-foods.—Si tu avais vu cet unijambiste du service de cardiologie,Bernard !Assis là, à se bourrer de

cheeseburgersetdechips!C’estincroyable!Papalit le journal local,assissurunechaiseauboutdemonlit.Lapremièresemaine, iln’apas

arrêtéd’ychercherunarticlerelatantmonaccident.J’aiessayédeluiexpliquerquedanscequartiermême les doubles meurtres méritent à peine un entrefilet, mais il réplique qu’à Stortfold, il y aquelques semaines, la une portait sur les « chariots de supermarché abandonnés dans lamauvaisezone du parking ». La semaine d’avant, c’étaient les « écoliers attristés par l’état de la mare auxcanards»quiavaientfaitlesgrostitres.Le vendredi précédant ma dernière opération de la hanche, ma mère m’apporte une robe de

chambreunetailleau-dessusdelamienneetungrandsacenpapierremplidesandwichsauxœufs.Jen’aipasbesoindedemanderdequoiils’agit:l’odeursoufréeenvahitlapiècedèsqu’elleouvrelesac.Monpèreagitelamaindevantsonnez.—Lesinfirmièresvontencorem’accuser,Josie!proteste-t-ilavantd’ouvriretdefermerlaporte

delachambrepourtenterdeprovoqueruncourantd’air.—Lesœufsvont la remettred’aplomb, répliquemamère.Elleest tropmaigre.Etpuis, tupeux

parler:tuaccusaisencorelechienpourtesodeursinfectesdeuxansaprèssamort.—C’étaitpourmaintenirunpeuderomantismeentrenous,monamour.Mamanbaisselavoix:—Treenaprétendque sonderniermec luimettait la couverture sur la tête quand il pétait.Vous

imaginez!—Quand j’ai le malheur de lâcher un pet, ta mère menace de s’exiler dans une autre région,

s’esclaffepapa.

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Mêmequand ils rient, il règnecommeune tensiondans l’air. Je la sens.Quandvotreunivers seréduitàquatremurs,vousdevenezparticulièrementréceptifauxinfimesvariationsdel’atmosphère.Toutestdanslamanièredontlesmédecinssedétournentlégèrementenexaminantlesradios,oudontlesinfirmièressecouvrentlaboucheenparlantd’unpatientquivientdedécéder.Jedécidedecreverl’abcès:—Quoi?Qu’est-cequisepasse?Ilséchangentunregardgêné.—Eh bien…, commencemaman en s’asseyant au bord demon lit. Le docteur a dit…que… la

façondonttuestombéen’estpasclaire.Jemordsdansunsandwichauxœufs.J’arrivedenouveauàmeservirdemamaingauche.—Oh,ça,réponds-je.J’aiétédéconcentrée.—Enmarchantsurleborddutoit?Jemâcheuninstantsansrépondre.—Est-cequeparhasardtun’auraispasfaitunecrisedesomnambulisme,machérie?—Papa…jen’aijamaisétésomnambule.—Si,unefois.Quandtuavaistreizeans,tuaserréjusqu’àlacuisineettuasmangélamoitiédu

gâteaud’anniversairedeTreena.—Euh…Jen’étaispeut-êtrepasvraimentendormie…—Etilyatonalcoolémie.Ilsontditquetuavaisbu…énormément.—J’avaiseuunesoiréedifficileautravail.J’aibuunverreoudeux,puisjesuismontéeprendre

l’airsurletoit.Etj’aiétédistraiteparunevoix.—Tuasentenduunevoix?—J’étaisdeboutsurlebord,jeregardaislaville.Jefaisçadetempsentemps.Ilyaeulavoixde

cettefillederrièremoiquim’afaitpeur,etj’aiperdul’équilibre.—Unefille?—Jen’aientenduquesavoix.Papasepenchesurmoi.—Tuessûrequ’ilyavaitvraimentunefille?Tun’aspasimaginé…—C’estmahanchequej’aicassée,papa.Pasmatête.—Ilsontditquec’estunefillequiaappelél’ambulance,faitremarquermamanenposantlamain

surlebrasdemonpère.—Donctuesentraindenousdirequ’ils’agissaitvraimentd’unaccident?demande-t-il.J’arrêtedemanger.Ilsdétournentlesyeuxd’unaircoupable.—Quoi?Vous…vouscroyezquej’aisauté?—Onne croit rien du tout, proteste papa en se grattant la tête.C’est juste que…ehbien…Les

chosesvontsimaldepuis…Etonnet’apasvuedepuissilongtemps…Etonétaitunpeusurprisquetumarchessurletoitd’unimmeubleaubeaumilieudelanuit.Avant,tuavaispeurduvide.—Avant, j’étais fiancée à unmec qui trouvait normal de calculer le nombre de calories qu’il

brûlaitendormant.Bonsang!C’estpourçaquevousêtestellementgentilsavecmoi?Vouscroyezquej’aivoulumesuicider?—C’estjustequ’ilnousademandétoutuntasde…—Quiademandéquoi?— Ce psychiatre. Ils veulent seulement s’assurer que tu vas bien, ma chérie. On sait que c’est

difficile…enfin,tusais…depuis…—Unpsychiatre?

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—Ilst’ontinscritesurlalisted’attentepourleconsulter.Pourparler,tucomprends.Onaeuunelonguediscussionaveclesmédecins.Tuvasrentreràlamaisonavecnous.Letempsdeteremettre.Tunepeuxpasresterseuledanscetappartement.Ilest…—Vousêtesalléschezmoi?—Ilabienfallurécupérertesaffaires.Unlongsilences’étire.Jelesimagine,deboutsurlepasdelaportedemonappartement.Mamère,

lamainserréesursonsac,passeenrevuelesdrapssales,lesbouteillesdevinvidesalignéessurlemanteaudelacheminée,lademi-barredecéréalesesseuléedanslefrigo.Jelesimaginesecouerlatêteetéchangerunregard.Tuessûrqu’onnes’estpastrompésdeporte,Bernard?—Pourlemoment,tuasbesoind’êtreavectafamille.Jusqu’àcequetusoisdenouveausurpied.Je veux répondre que je serai très bien dansmon appartement, quoi qu’ils en pensent. Je veux

simplementfairemontravail,puisrentrerchezmoietneplusréfléchiravantderepartirauboulotlelendemain.Jeveuxleurdirequejen’aipasenviedereveniràStortfoldpourêtredenouveaucettefille-là.Celle qui… Je ne veux pas avoir à sentir sur mes épaules le poids de la désapprobationsoigneusementdissimuléedemamère,jeneveuxpassubirlajoyeusedéterminationdemonpèreenmode«Toutvabien,toutvatrèsbien»,commesilerépéterenbouclepouvaitchangerlecoursdesévénements.JeneveuxpaspassertouslesjoursdevantlamaisondeWill,penseràceàquoij’aiprispart.Maisjemetais.Parcequesoudainjesuisfatiguée,toutmefaitmal,etjenepeuxplusmebattre.Papam’emmèneàStortfolddeuxsemainesplustard,danssacamionnettedutravail.Commeiln’y

aquedeuxplacesàl’avant,mamanestrestéepréparerlamaison.Àmesurequelepaysagedéfileparlavitre,jesensmagorgesenouer.Les rues joyeusesdemavillenatalemesemblentmaintenantétrangères. Je les regarded’unœil

distant,critique,remarquantàquelpointtoutsemblepetit,usé,chichiteuxmême.Jemerendscomptequec’estainsiqueWilladûlesvoirenrevenantchezsesparentsaprèssonaccident.Puisjerepoussecettepensée.Quandonarrivedansnotrerue,jemesurprendsàmetasseraufonddemonsiège.Jeneveuxpaséchangerdepolitessesaveclesvoisins,jeneveuxpasavoiràm’expliquer.Jeneveuxpasqu’onmejugepourcequej’aifait.—Çava?medemandepapa,commes’ilavaitdevinémonmalaise.—Çava.—Bien,dit-ilenposantsamainsurmonbras.Quandonsegare,mamanestdéjààlaporte.Jelasoupçonned’avoirattenduàlafenêtrependant

une demi-heure. Papa dépose un demes sacs sur lesmarches du porche, puis revientm’aider enbalançantledeuxièmesursonépaule.Jeposeavecprécautionmacannesur lespavés.Derrièremoi,pendantquejeremonte lentement

l’allée,jesenslesrideauxdesvoisinss’écarter.Regardezquivoilà,jelesentendsmurmurer.Elleafaitquoicettefois,d’aprèsvous?Papameguideverslaporteengardantlesyeuxrivéssurmespieds,commes’ilsrisquaientàtout

momentdes’échapper.—Çava?necesse-t-ildedemander.Pastropvite.Jevoisgrand-pèrequi traînederrièremamandans lecouloir,avecsachemiseàcarreauxetson

pullbleu.Rienn’achangé.Toujours lemêmepapierpeint.Lemêmetapisdans l’entrée.Les lignesdans le poil usé sont toujours visibles depuis quemaman a passé l’aspirateur cematin. J’aperçois

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mêmemonvieilanoraksuspenduàlapatère.Dix-huitmois.J’ail’impressionden’êtrepasrevenueicidepuisdixans.—Nelapressepas,ditmaman,lesmainsserréesl’unecontrel’autre.Tuvastropvite,Bernard.—Ellenecourtpasunmarathon,répliquepapa.Sielleralentitencore,elleferadumoonwalk.—Attention aux marches, reprend maman. Tu ne devrais pas être derrière elle, Bernard, pour

monterl’escalier?Tusais,aucasoùelletombeenarrière?— Je sais où sont les marches, leur fais-je remarquer entre mes dents. J’ai seulement vécu ici

pendantvingt-sixans.—Faisattentionàcequ’elleneseprennepaslespiedsdanscerebord,Bernard.Tunevoudraispas

qu’elleserecasselahanche…Oh,monDieu.Est-cequec’étaitcommeçapourtoi,Will?Touslesjours?Puismasœurapparaîtsurlepasdelaporteetpoussemamèrepourpasser.—Oh,pourl’amourduciel,maman!Allez,viens!Tunoustransformesenspectacledefoire!Treena passe son coude sous mon bras et se retourne une seconde pour fusiller du regard les

voisins, les sourcils levés, comme pour dire : «Y a rien à voir, circulez. » J’entends presque lessifflementsdesrideauxqu’onreferme.—Bandede commèresdemerde ! grommelleTreena.Bref, dépêche-toi. J’ai promis àThomas

qu’il pourrait voir tes cicatrices avant que je l’emmène à son club de foot.Bon sang, tu as perducombiendekilos?Tesseinsdoiventavoirl’airdedeuxgantsdetoilettes!C’estdurderireetdemarcherenmêmetemps.Thomascourtversmoipourmeserrerdansses

bras,sibienquejedoism’arrêteretmettreunemainsurlemurpourgarderl’équilibreaumomentdel’impact.—Ilst’ontvraimentdécoupéeetrecousueaprès?Satêtearriveauniveaudemapoitrine.Illuimanquequatredentsdedevant.—Grand-père dit qu’ils t’ont sûrement recousue de travers. Et queDieu seul sait comment on

pourravoirladifférence.—Bernard!—Jeblaguais!—Louisa,meditgrand-pèred’unevoixrauqueethésitante.Iltendlesbrasd’ungestemalassuréetmeserrecontrelui.Jeluirendssonétreinte.Ilrecule,etil

m’agrippeànouveaudetoutelaforcedesesvieillesmains.Ilfroncelessourcils,feignantlacolère.—Jesais,papa.Jesais.Maiselleestrentréemaintenant,ditmaman.—Ont’ainstalléedanstonanciennechambre,déclarepapa.Onl’aredécoréeavecunpapierpeint

TransformerspourThom.UnAutobotouunPredaconpar-cipar-là,çanetedérangepas?—J’aieudesversdans les fesses, annonceThomas.Mamanditque jenedoispasenparleren

dehorsdelamaison.Nimettremesdoigtsdansmon…—DouxJésus!soupiremaman.—Bienvenueàlamaison,Lou!ditpapaavantdelâcherprestementmonsacsurmonpied.

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Chapitre3

PendantlesneufpremiersmoisaprèslamortdeWill,j’étaisplongéedansunesortedebrouillard.JepartistoutdroitàParis,ivredeliberté,dotéedesappétitsqueWillavaitéveillésenmoi.Jetrouvaiuntravaildansunbarfréquentépardesexpatriésquisefichaientdemonhorribleniveaudefrançais,etjem’amélioraipeuàpeu.JelouaiunepetitechambredebonnedansleXVIearrondissement,au-dessus d’un restaurant indien, et je restais souvent couchée tout éveillée, à écouter les bruits desbuveurs tardifs et des livraisons matinales. Chaque jour, j’avais l’impression de vivre la vie dequelqu’und’autre.Ces premiersmois, c’était comme si j’avais perdu une couche de peau : je ressentais tout plus

intensément.Jemeréveillaisenriantouenpleurant,jevoyaislemondecommesiunfiltreavaitétéretiré.Jemangeaisdenouveauxplats,marchaisdansdesruesinconnues,parlaisàdesgensdansunelanguequin’étaitpaslamienne.Parfois,jemesentaishantéeparl’espritdeWill,commesijevoyaistoutàtraverssesyeux,commesij’entendaissavoixdansmonoreille:Alors,Clark,qu’est-cequetupensesdeça?Jet’avaisbienditqueçateplairait.Goûteça!Essaieça!Fonce!Jemesentaisperduesansnotreroutine.Pendantdessemaines,mesmainsmesemblèrentinutiles

sansleurcontactquotidienavecsoncorps:ladoucechemisequejeboutonnais,lespaumestièdesetinertesquejelavais,lescheveuxsoyeuxquejecroyaistoujourssentirentremesdoigts.Savoixmemanquait,sonrireabruptetrare,lasensationdeseslèvressurmonfront,lafaçondontsespaupièress’abaissaientquandils’apprêtaitàs’assoupir.Mamère,toujourshorrifiéeparceàquoij’avaisprispart, m’avait dit que même si elle m’aimait elle ne reconnaissait pas dans cette personne la fillequ’elleavaitélevée.Alors,aveclapertedemafamilleetdel’hommequej’avaisaimé,plusriennemereliaitàl’ancienneLouisa.J’avaisl’impressiondedériver,sansattaches,dansununiversinconnu.Jefaisaissemblantdevivreunenouvellevie.Jemeliaisde loinàd’autresdéracinés :de jeunes

étudiants anglais en année sabbatique, des Américains suivant les pas de leurs héros littéraires,persuadés qu’ils ne reviendraient jamais dans le Midwest, de jeunes banquiers fortunés, desvoyageursd’unjour…Unetroupeenmouvementperpétuelquipassaitsansvraiments’arrêter.Desréfugiésd’autresvies.Jesouriais,discutaisettravaillais,etjemedisaisquejefaisaiscedontj’avaisenvie.Qu’aumoins,encela,jepouvaistrouverduréconfort.Bientôt,l’hiverdesserrasonétreinte,etunbeauprintempsarriva.Etunjourjem’éveillaipourme

rendrecompteque j’étais tombéeendésamourdeParis.Ou,dumoins, jenemesentaisplusassezparisienne pour y rester. Les histoires des expats commençaient àme sembler toutes similaires etennuyeuses,lesParisiensmeparaissaientinamicaux,etjeprenaisconscience,plusieursfoisparjour,d’unemyriade de raisons pour lesquelles je neme sentirais jamais chezmoi à Paris. La ville, sicaptivantesoit-elle,mefaisaitl’effetd’unesuperberobedecréateurquej’auraisachetéeenhâte,maisquinem’allaitpasdutout.JedonnaidoncmonpréavisetpartisvoyagerenEurope.Jamaisdeuxmoisnem’avaientfaitmesentiraussiinadaptée.J’étaisseulepresquetoutletemps.Je

détestaisnepassavoiroùj’allaisdormirchaquenuit,jem’inquiétaissanscessedeshorairesdetrainetdesmonnaies, j’avaisdumalàme fairedesamisetn’avaisconfianceenpersonne.Etpuis,que

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pouvais-jediredemoi?Quandlesgensmeposaientlaquestion,jenepouvaisleurrévélerquelesdétails lesplussuperficiels.Toutcequiétait importantou intéressantàmonsujet, jenepouvais lepartager.Sanspersonneàquiparler,chaquevuequej’admirais–quecesoitlafontainedeTreviouuncanald’Amsterdam–medonnait simplement l’impressiond’unecaseàcocher surune liste. Jepassailadernièresemainesuruneplagegrecquequimerappelaitbeaucouptropuneplageoùj’avaisétéavecWill.Etenfin,aprèshuitjoursassisesurlesableàrepousserlesavancesd’hommesbronzésqui semblaient tous s’appeler Dimitri et à essayer de me persuader que je m’amusais, je laissaitomber et repartis à Paris. Pour la première fois, je me rendais compte que je n’avais nulle partailleursoùaller.Pendantdeuxsemaines,jedormissurlecanapéd’uneanciennecollèguedubarettentaidedécider

cequej’allaisfaireensuite.Jemesouvinsd’uneconversationquej’avaiseueavecWillausujetdemonorientationprofessionnelleetécrivisàplusieursuniversitéspourmerenseignersurdescoursde stylisme. Malheureusement, je n’avais aucun CV à leur fournir, et on me refusa polimentl’inscription.Onattribuaàunautreétudiantlaplacequej’avaisdécrochéeaprèslamortdeWilldansuneformationenstylismeparcequejenem’étaispasprésentée.Jepouvaissoumettredenouveaumacandidature l’année suivante,m’avait dit le responsable avec le ton de celui qui savait que je n’enferaisrien.Jecherchaidutravailsurdessitesdepetitesannoncesetmerendiscompteque,malgrétoutceque

j’avaisvécu,jen’étaistoujourspasqualifiéepourlegenredepostequipourraitm’intéresser.Puis,parhasard, juste alorsque jemedemandais ceque j’allais bienpouvoir faire,MeMichaelLawlerm’appela pour me suggérer qu’il était temps d’utiliser l’argent que Will m’avait légué. C’étaitl’excuserêvéepourpartir.L’avocatm’aidaànégocierleprixd’unT3terriblementcherducôtédeSquareMile,quej’achetaiengrandepartieparcequejemesouvenaisqueWillm’avaitunjourparlédubaràvinsituéaucoindecetterue:celamefaisaitmesentirplusprochedelui.Avecl’argentquirestait,jem’achetaidesmeubles.Sixsemainesplustard,jerevinsenAngleterre,trouvaiunemploideserveuseauShamrockandClover,couchaiavecundénomméPhilquejenerevisjamaisetattendisdemesentirdenouveauenvie.Neufmoisplustard,j’attendaistoujours.Je ne sortis pas beaucoup au cours de cette première semaine à Stortfold. J’avaismal et jeme

fatiguais rapidement. Il était plus facile pour moi de rester au lit à somnoler, assommée par depuissants antalgiques, en me disant que la convalescence était tout ce qui comptait. Je me sentaisétonnammentbiendanslapetitemaisonfamiliale:c’étaitlepremierendroitoùj’arrivaisàdormirplusdequatreheuresd’affiléedepuismondépart,etlespiècesyétaientassezétroitespourquej’aietoujoursunmuràportéedemainafindemesoutenir.Mamanmedonnaitàmanger,grand-pèremetenait compagnie (Treena était repartie à la fac et avait emmené Thom avec elle). Je regardaisbeaucoup la télévision en journée, m’émerveillant de ses publicités incessantes pour des monte-escaliersetdesonintérêtpourdesstarlettesquej’étaisincapabledenommeraprèsmoinsd’unanàl’étranger.Jemesentaiscommedansunpetitcoconquimenaçait,hélas,desefissureràtoutmoment.Onneparlaitderienquisoitsusceptiblededérangercefragileéquilibre.Jeregardaistelleoutelle

célébritéquemebalançaitlatélévision,puisdemandaisaudîner:«Alors,c’estquiexactement,cetteShayna West ? » Papa et maman s’emparaient joyeusement de ce sujet de conversation, faisantremarquerqu’unetelleétaitunetraînéeouquetelleautreavaitdebeauxcheveux.Nousavonsdébattud’Un trésor dans votre maison (« Je me suis toujours demandé ce que valait cette jardinièrevictoriennedetamère…Tusais,cevieuxtrucmoche.»)etdesPlusbellesmaisonsdenoscampagnes

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(«Jenelaveraismêmepasunchiendanscettebaignoire.»).Jenemeprojetaispasau-delàdel’heurede chaque repas, au-delà de ces nouveaux défis du quotidien :m’habiller,me brosser les dents etexécuterlesmenuestâchesménagèresquemamèremeconfiait(«Tusais,machérie,quandjesors,situpouvaistrierlelinge,çameferaitgagnerdutemps.»).Malheureusement, comme une marée montante, le monde extérieur menaçait de m’engloutir.

J’entendaislesvoisinsposerdesquestionsàmamèrequandelleétendaitlalessive.«VotreLouestderetourparminous?»Etlaréponseinhabituellementsèchedemaman:«Oui.»Jemesurprisàéviterlespiècesdelamaisond’oùjepouvaisvoirlechâteau,mêmesijesavaisbienqu’ilétaittoujourslà,avecseshabitantsquimerappelaientWill.Jemedemandaisparfoiscequ’ilsétaientdevenus;àParis,j’avais reçuune lettredeMmeTraynor,quime remerciait formellementde toutceque j’avais faitpoursonfils.«Jesuisconscientequevousavezfaittoutcequevousavezpu.»Maisc’étaittout.Cettefamille,quipendantquelquesmoisavaitété toutemavie,n’étaitplusque lesouvenir fantomatiqued’une époque que je voulais oublier. À présent, dans notre rue plongée dans l’ombre du châteauplusieurs heures tous les soirs, je sentais la présence des Traynor, pesant sur moi, commeunreproche.J’étaisrevenuedepuisquinzejoursquandjemerendiscomptequemamanetpapaneserendaient

plusàleurclub.—Onn’estpasmardi?demandai-je la troisièmesemainependant ledîner.Vousnedevriezpas

êtresortis?Ilséchangèrentunregard.—Ah,non.Onestmieuxici,ditpapaenmâchantsacôtedeporc.— Je me débrouille très bien toute seule, protestai-je. Je vais beaucoup mieux. Et je suis très

contentederegarderlatélé.J’avaissecrètementenviederesterseuleunmoment,sanspersonnepourm’espionner.Depuismon

retour,onm’avaitrarementlaisséeseuleplusd’unedemi-heure.—Vraiment,insistai-je.Allezvousamuser.Nevousenfaitespaspourmoi.—On…onnevaplusvraimentauclub,ditmamanencoupantunepommedeterre.—Lesgens…ilsn’arrêtentpasdejaser.Àproposdecequis’estpassé,ajoutapapaenhaussantles

épaules.Àlafin,c’étaitplussimpledenepluss’enmêler.Lesilencequisuivitdurasixbonnesminutes.D’autres souvenirs de mon ancienne vie, plus concrets, s’imposaient également à moi. Des

souvenirsvêtusdepantalonsdesportmoulantsenmatièreanti-transpirante.Le quatrièmematin où je vis Patrick faire son jogging devant notremaison, jeme dis qu’il ne

pouvaits’agird’unecoïncidence.Lepremier jour, j’avaiscruentendresavoixet j’avaisclaudiquéjusqu’àlafenêtrepourjeteruncoupd’œilàtraversleslamesdustore.Ilétaitlà,justeendessousdemoi,às’étirerlesischio-jambiersendiscutantd’unevoixsonoreavecuneblondeauxcheveuxnouésenqueue-de-cheval;cettedernièreétaitvêtued’unecombinaisonenLycrableue,identiqueàlasienneetsimoulantequejepouvaispresquedevinercequ’elleavaitmangéaupetitdéjeuner.Jereculaid’unpas,depeurqu’ilnelèvelesyeuxetm’aperçoive,etuneminuteplustard,ilsétaient

repartis,courantsurlaroute,ledosdroit,commedeuxponeysattelésàunecalècheturquoise.Deuxjoursplustard,j’étaisentraindem’habillerquandjelesentendis.Patrickparlaitd’unevoix

forte de ses apports glucidiques. Cette fois, la fille jeta un regard suspicieux en direction de lamaison,commesiellesedemandaitpourquoiilss’étaientarrêtésdeuxfoisàcetendroitprécis.Letroisièmejour,j’étaisdanslesalonencompagniedegrand-pèrelorsqu’ilsarrivèrent.—Ondevraitfairedessprints!clamaPatrick.Tiens,faisdoncl’alleretretourjusqu’autroisième

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lampadaire,jetechronomètre.Intervallesdedeuxminutes.Go!Grand-pèrelevalesyeuxaucield’unairquiendisaitlong.—Ilfaitçatouslesjoursdepuisquejesuisrevenue?demandai-je.Cette fois,grand-père leva tellement lesyeuxaucielqu’onaurait cruqu’il cherchait à regarder

l’intérieurdesatête.Je jetaiuncoupd’œilà travers lesrideauxendentelle.Patrickétaitdebout, lesyeuxfixéssursa

montre, sonmeilleurprofilducôtédema fenêtre,vêtud’unepolairenoireetd’unshort enLycrasombre.Soudain,àlevoirjustelà,àquelquesmètresàpeinedel’autrecôtédelavitre,jem’étonnaid’avoircrul’aimerpendantsilongtemps.—Vas-y!cria-t-ilenlevantlesyeuxdesonchronomètre.Commeundocilechiendecourse,lafilletouchalelampadairederrièreluietrepartitentrombe.—Quarante-deux secondes trente-huit, dit-il d’unair approbateurquandelle revint, haletante. Je

pensequetupourraist’améliorerd’uncinquièmedeseconde.—Toutça,c’estpourtoi,déclaramaman,quivenaitd’entreravecdeuxtassesfumantes.—Jemeposaisjustementlaquestion.—Samèrem’ademandéausupermarchésituétaisrevenue,etj’aiconfirmé.Nemeregardepas

commeça,jen’allaispasluimentir!Celle-cis’estfaitrefairelesseins,poursuivit-elleavecunsignedetêteendirectiondelafenêtre.OnenparledanstoutStortfold.Àcequ’ilparaît,onpeutposerdeuxsoucoupesdessus.Ellerestasongeuseuninstant,puisajouta:—Tuesaucourantqu’ilssontfiancés?J’attendislechoc,maisilfutsiinfimequ’ilauraitaussibienpus’agird’uncourantd’air.—Ilsontl’air…bienassortis,dis-jeenfin.Mamèrem’observaunmoment.—Cen’estpasunmauvaisbougre,Lou,conclut-elle.C’esttoiquias…changé.Ellemetenditunetasseetsedétournaaussitôt.Enfin, le matin suivant, quand ils s’arrêtèrent pour faire des pompes sur le trottoir devant la

maison,j’ouvrislaporteetsortis.Jem’appuyaicontrelemur,lesbrascroisés,etleregardaijusqu’àcequ’illèvelesyeux.—Àtaplace,déclarai-je,jenetraîneraispasicitroplongtemps.Lechiendesvoisinsestassez…

territorial.—Lou!s’écria-t-ilcommesij’étaisladernièrepersonnequ’ils’attendaitàvoirdevantlaportede

ma propre maison, où il m’avait rendu visite plusieurs fois par semaine pendant les sept annéesqu’avaitdurénotrerelation.Ehbien…jem’étonnedetevoirrentrée!Jetecroyaispartieconquérirlevastemonde!Safiancée,quifaisaitdespompesàcôtédelui,levalesyeuxpuislesbaissaaussitôt.Peut-êtreétait-

cemon imagination,mais ses fesses semblaient serrées encore plus fermement qu’auparavant. Enhaut, en bas, elle s’agitait furieusement. En haut, en bas. Jeme surpris àm’inquiéter distraitementpoursanouvellepoitrine.Enfin,Patrickserelevad’unbond.—VoiciCaroline,mafiancée,annonça-t-il.Ilnemequittapasdesyeux,attendantpeut-êtreuneréaction.—Ons’entraînepourleprochaintriathlon.Onenadéjàfaitdeuxensemble.—Commec’est…romantique.—Carolineetmoiestimonsqu’ilestimportantdefairedesactivitésencouple,rétorqua-t-il.

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—Jevoisça,répondis-je.Etavecdescombinaisonsassorties!—Oh.Oui.Leturquoiseestlacouleurdenotreéquipe.Unbrefsilences’ensuivit.—Allez,lesTurquoise!m’écriai-jeenlançantlepoingenl’air.Carolineserelevaàsontouretsemitàs’étirerlesquadricepsenpliantsajambederrièreelleàla

façond’unéchassier.Froidement,ellem’adressaunsignedetête.—Tuasperdudupoids,fitremarquerPatrick.—Ouais.Unrégimeàlaperfusionfaitgénéralementceteffet.— On m’a dit que tu avais eu un… accident, dit-il en inclinant la tête d’un air empreint de

compassion.—Lesnouvellesvontvite,àcequejevois.—Enfin,jesuiscontentquetuaillesbien.Çaadûêtredifficilepourtoicetteannée,ajouta-t-il,le

regardperduauloin.Tusais.Aveccequetuasfaitettoutça.Nousyvoilà.Jem’efforçaidenepasperdrelecontrôledemarespiration.Carolinecontinuaità

s’étireretrefusaitobstinémentdemeregarder.—Bref…,marmonnai-jeenfin.Félicitationspourtesfiançailles.Ilregardafièrementsafutureépouse,perdudansl’admirationdesajambefineetmusclée.—Tusaiscequ’ondit…,répondit-ilenfin.Onsaitquandc’estlabonne.Ilm’adressaunsourirefaussementdésolé.Cefutcequim’acheva.—J’ensuissûre,rétorquai-je.Etj’imaginequevousavezmisbeaucoupd’argentdecôtépourle

mariage.Çacoûtecher,ilparaît.Tousdeuxmedévisagèrent,lesyeuxronds.— Déjà que tu as vendu mon histoire aux journaux… Combien ils t’ont payé, Pat ? Quelques

milliersdelivres?Treenan’ajamaisdécouvertlasommeexacte.Toujoursest-ilquelamortdeWilladûtomberàpicpourvouspermettred’acheterquelquesjustaucorpsenLycraassortis,non?À la façon dont Caroline se tourna brusquement vers lui, je devinai que c’était une partie de

l’histoiredontiln’avaitpasencoreeul’occasiondeparler.Ilmeregardaitfixement.Deuxpointsrougess’étalaientsursesjoues.—Jen’airienfait.—Biensûr.J’aiétéraviedeterevoir,Pat.Bonnechancepourlemariage,Caroline!Jesuissûre

quevousserezlaplus…fermedesmariées!Jefisvolte-faceetrentraiàpaslentsdanslamaison.Dèsquej’eusrefermélaporte,jem’appuyai

contrelepanneaudebois,lecœurbattant,jusqu’àêtrecertainequ’ilsétaientbienrepartis.—Cul,ditgrand-pèrequandilmevitrevenirenboitantdanslesalon.Cul,répéta-t-ilenjetantun

regarddédaigneuxendirectiondelafenêtre.Etilgloussa.Je le regardai fixement. Puis, soudain, jeme rendis compte que jem’étaismise à rire. Pour la

premièrefoisdepuisuneéternité.—Alors,tuasdécidédecequetuvasfaire?Quandtuirasmieux?J’étaisétenduesurmonlit.Treenam’appelaitdepuislafac,oùelleattendaitThomasàlasortiede

sonclubde foot. Je regardais leplafond,oùcedernieravaitcollé touteunegalaxied’autocollantsphosphorescentsqu’apparemmentpersonnenepouvait enlever sansarracheraveceux lamoitiéduplâtre.—Non,pasvraiment,répondis-je.

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—Tudoistebouger.Tunepeuxpasresterassisesurtonculpourl’éternité.—Jenevaispasresterassisesurmoncul.J’aiencoremalàlahanche,ledocteuraditqu’ilvalait

mieuxquejerestecouchée.—Mamanetpapasedemandentcequetuvasfaire.Iln’yapasdetravailàStortfold.—Jesaisbien.—Maistuparsàladérive.Tuasl’airdenet’intéresseràrien.—Treen,jesuistombéeduhautd’unimmeuble.Jesuisenconvalescence.—Etavantça,tuvoyageais.Etaprès,tuasbossédansunbar.Tuvasdevoirtedécider,Louisa.Situ

nereprendspasd’études,tuvasdevoirdécidercequetuasenviedefairedetavie.Enfinmoi,cequej’en dis…Bref, si tu veux rester à Stortfold, tu vas devoirmettre en location ton appartement deLondres.Papaetmamannepeuventpast’entretenirindéfiniment.—VenantdelafemmequivitdepuishuitansauxcrochetsdelaBanqueparentale…— Je fais des études à plein-temps.C’est différent.Quoi qu’il en soit, j’ai parcouru tes relevés

bancaires quand tu étais à l’hôpital, et une fois tes factures payées, j’ai calculé qu’il te resteraitenviron mille cinq cents livres, congé maladie compris. Au fait, qu’est-ce que c’est que tous cesappelstransatlantiques?Ilst’ontcoûtéunefortune!—Çaneteregardepas.—J’aidresséunelistedesagentsimmobiliersdelarégionpourlalocation.Etjemesuisditqu’on

pourraitpeut-êtreexaminerencoreunefoislesprocéduresd’inscriptionàlafac.Unétudiantapeut-êtreabandonnélecursusquetuvoulaissuivre.—Treen.Tumefatigues.—Maisçanesertàriendelaissertraînertoutça!Tutesentirasmieuxquandtusaurassurquoi

concentrertesefforts.Ellesavaientbeaum’insupporter,lescritiquesconstantesdemasœurmerassuraientd’unecertaine

façon.Personned’autren’osaitlesformuler.Onauraitditquemesparentss’imaginaientqu’ilyavaitaufonddemoiunebombeprêteàexploseretqu’ilfallaitmemanipuleravecdespincettes.Mamandéposait toujoursmon linge soigneusementplié auboutdemon lit etmepréparait trois repasparjour.Etlorsquejelasurprenaisàmeregarder,ellem’adressaitundemi-souriregênéquitrahissaittoutcequ’onnevoulaitpassedire.Papaprenaitmesrendez-vouschezlekiné,s’asseyaitàcôtédemoisurlecanapépourregarderlatéléetnesepayaitmêmeplusmatête.Treenaétaitlaseuleàmetraiternormalement.—Tusaiscequejem’apprêteàdire,n’est-cepas?demanda-t-elle.Jemetournaisurlecôtéengrimaçant.—Oui.Tais-toi.—TusaiscequeWillauraitdit.Tuaspasséunmarché.Tunepeuxpastedéfiler.—OK.C’estbon,Treen.Cetteconversationestterminée.—Trèsbien.Thomvientdesortirdesvestiaires.Onsevoitvendredi!dit-ellecommesionvenait

deparlermusique,oudeladestinationdesesprochainesvacances,oudesériestélé.Etjefusdenouveauseuleàcontemplerleplafond.«Tuaspasséunmarché.»Ouais.Maisregardecequienadécoulé.MalgrétoutcequepouvaitdireTreena,aucoursdessemainesquis’étaientécouléesdepuismon

retour à la maison, j’avais progressé. Je n’avais plus besoin de ma canne, qui m’avait donnél’impressiond’avoirprèsdequatre-vingt-dixansetquej’avaisréussiàoublierdanspresquetouslesendroitsoù jem’étais rendue.Tous lesmatins,à lademandedemaman, j’emmenaisgrand-pèrese

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promenerauparc.Ledocteuravaitordonnéàcedernierdefairedel’exercicequotidiennement,maisquand maman l’avait suivi un jour lors de sa promenade de santé, elle avait découvert qu’il secontentait demarcher jusqu’au bout de la rue pour s’acheter un paquet de grattons de porc, qu’ilmangeaitensuitetranquillementsurlecheminduretour.Nousmarchionslentement,errantsansbutdanslavilleenboitillant.Maman ne cessait de nous suggérer d’aller nous balader dans les jardins du château, « pour

changerdedécor»,maisjen’écoutaispassonconseil.Etquandleportailserefermaitderrièrenouschaquematin,grand-pèrehochait fermement la têteendirectionduparc.Cen’étaitpassimplementparcequec’étaitpluscourt.Jen’étaispasprêteàyremettrelespieds.Etjenesavaispassijeleseraisunjour.Àpas lents,nous fîmesdeux toursde lamareauxcanardsavantdenousasseoir surunbancau

soleil pour regarder les bambins accompagnés de leurs parents nourrir les volatiles et les adosfumer,crieretsebattre…lesbagarresdésespéréesdespremièresamours.Puisnousfîmesunpetitdétourjusquechezlebookmaker,oùgrand-pèreperdittroislivresenpariantsurunchevalrépondantau doux nomdeWagTheDog. Puis, tandis qu’il chiffonnait son reçu et le jetait à la poubelle, jedéclaraiquej’iraisbienacheterunbeignetfourréausupermarché.—Ahgras!s’écriagrand-pèreaurayonpâtisserie.Jefronçailessourcils.—Ahgras,répéta-t-ilendésignantnosbeignetsavantd’éclaterderire.—Oh.Oui.C’estcequ’onvafairecroireàmaman.Quelesbeignetsnesontpasgras.Maman prétendait que le nouveau médicament de grand-père le rendait joyeux. Selon moi, ce

n’étaitpaslepireeffetsecondairequisoit.Grand-père riait toujours tout seul de sa propre blague pendant que nous faisions la queue à la

caisse.Jegardaislatêtebaissée,fouillantmespochesàlarecherchedemonnaie.Jemedemandaissij’allais aider papa à jardiner ce week-end. Je mis une bonne minute à comprendre ce qui semurmuraitderrièremondos.—C’estlaculpabilité.Ilparaîtqu’elleavoulusauterdutoitd’unebarred’immeubles.—Çanem’étonnepas.Àsaplace,jenesupporteraisplusdevivreavecmoi-même.—Moi,cequim’étonne,c’estqu’elleaitleculotdesemontrerici.Jerestaiimmobile.—Voussavez,lapauvreJosieClarkesttoujoursmortifiée.Ellevaàconfessetouteslessemaines,

etpourtantDieusaitquecettefemmeestunesainte.Grand-pèremontraitdudoigtlesbeignetsetarticulaitensilenceàl’intentiondelacaissière:—Ahgras.Cettedernièresouritpoliment.—Quatre-vingt-sixpence,s’ilvousplaît.—LesTraynornesontpluslesmêmesdepuis.—Cettehistoirelesadétruits.—Quatre-vingt-sixpence,s’ilvousplaît.Jemisquelquessecondesàcomprendrequelacaissières’adressaitàmoi.Jesortisdemapoche

unepoignéedepièces.Lesdoigtstremblants,jem’efforçaidelestrier.—On aurait pu croire que Josie n’oserait pas la laisser s’occuper de son grand-père, vous ne

croyezpas?—Vousnepensezpasqu’ellepourrait…—Commentsavoir?Ellel’adéjàfaitunefois,aprèstout…

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J’avaislesjouesenfeu.Mamonnaiecliquetasurlecomptoir.Grand-pèrerépétaittoujours«AHGRASAHGRAS»devantlacaissièremédusée,attendantqu’ellecomprenne.Jetiraisursamanche.—Viens,grand-père.Onyva.—Ahgras,insista-t-il.—Oui,réponditlacaissièreavecungentilsourire.—S’ilteplaît,grand-père!J’avais chaud et la têteme tournait, comme si j’allaism’évanouir. Les commères derrièremoi

parlaientpeut-êtreencore,maismesoreillestintaienttropfortpourquejelesentende.—Aurevoir,ditgrand-père.—Aurevoir,réponditlacaissière.—Jolie,souritgrand-pèrelorsquenousémergeâmesàlalumièredujour,dansunchaudsoleilde

printemps.Pourquoitupleures?ajouta-t-ilensetournantversmoi.C’estleproblèmequandonavécuunévénementtragiqueetbouleversant.Onpensequ’ondevra

seulement s’en remettre : supporter les flash-backs, les nuits sans sommeil, revoir sans cesse lesmêmesimages,toujourssedemandersionafaitcequ’ilfallait,sionauraitpuchangerledestinenprenantuneseuledécisionautrement.Mamèrem’avaitditqu’accompagnerWilljusqu’auboutm’affecteraitpourlerestantdemesjours.

Maisj’avaiscruqu’ellevoulaitparlerdemoi,psychologiquement.J’avaiscruqu’ellevoulaitparlerdelaculpabilitéaveclaquellejedevraisapprendreàvivre,delapeine,del’insomnie,deséclatsdecolère incontrôlables, de l’incessant dialogue intérieur avec quelqu’un qui n’était plus là. Mais àprésent je comprenais qu’il ne s’agissait pas que de moi : à l’ère du numérique, je serais cettepersonne pour toujours. Même si je parvenais à tout oublier, les gens ne cesseraient jamais dem’associerà lamortdeWill.Monnomserait liéausienpouraussi longtempsqu’il existeraitdespixelsetdesécrans.Lesgensmejugeraientensebasantsurlesinformationslesplussuperficielles–sitoutefoisilsdétenaientlamoindreinformation–,etjenepouvaisrienyfaire.Jemefisunecoupeaucarré.Jechangeaimafaçondem’habilleretrangeaidansunsacaufondde

monplacardtoutcequiavaitfaitmonstyle.J’adoptail’uniformequotidiendeTreena:unjeanetuntee-shirtuni.Àprésent,quand je lisaisdesarticlesdans le journal localausujetd’unbanquierquiavaitdétournéunefortune,d’unefemmequiavaittuésonenfant,d’unfrèrequiavaitdisparu,jenefrissonnais plus d’horreur. Je me demandais quelle véritable histoire se cachait derrière lesensationnalismedesunes.Jeressentaispoureuxuneétrangeempathie.J’étaiscontaminée.Lemondeautourdemoilesavait.

Pireencore,j’avaiscommencéàlesavoiraussi.Jefourraisousunbonnetcequirestaitdemescheveuxbruns,enfilaideslunettesdesoleiletme

rendisàlabibliothèque.Jefistoutmonpossiblepourdissimulermonboitillement,mêmesijedevaismeconcentreraupointquemamâchoiremefaisaitmal.Je passai devant le groupe de chorale des petits dans le coin enfant, devant les passionnés de

généalogiequitentaientensilencedeconfirmerque,oui,ilsétaientbiendesdescendantséloignésduroiRichard III, etm’assis dans la section consacrée à la presse. Sans peine, je dénichai le dossierconcernantlemoisd’août2009.Jeprisunegrandeinspiration,puisl’entrouvrisafindeparcourirlesgrostitres.UnhabitantdeStortfoldmetfinàsesjoursdansuneclinique

suisse.

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LafamilleTraynordemandeunpeud’intimitéencestemps

difficiles.

Le fils de 35 ans de Steven Traynor, propriétaire duchâteaudeStortfold,amis finàses joursàDignitas, lecentrecontroversépoursuicideassisté.WillTraynorétait tétraplégiquedepuisunaccidentde laroute en 2007. Il se serait rendu à la clinique encompagniedesafamilleetdesonaide-soignante,LouisaClark,27ans,égalementoriginairedeStortfold.Lapoliceenquêteactuellement sur lescirconstancesdesamort.Selonnossources, l’éventualitéd’unprocèsneseraitpasexclue.LesparentsdeLouisaClark,BernardetJosephineClark,domiciliés sur Renfrew Road, n’ont pas souhaités’exprimersurlesujet.Camilla Traynor, juge de paix, aurait démissionné aprèslesuicidedesonfils.Unesourcelocaleadéclaréquesaposition, étant donné les actes de sa famille, étaitdevenue«intenable».

Ilétaitlà.LevisagedeWill,quimefaisaitfacedepuislaphotographieflouedujournal.Cesourire

légèrementsardonique,ceregarddirect.L’espaced’uninstant,j’eneuslesoufflecoupé.

La mort de M. Traynor a mis fin à sa brillante carrièredans la finance, où il s’était bâti une réputation deliquidateur d’actifs impitoyable. Hier, ses collègues sesont réunis pour rendre hommage à un homme qu’ilsdécriventcomme…

Jerefermailejournal.Lorsquejefuscertained’avoirreprislecontrôledemoi-même,jelevailes

yeux. Autour demoi, la bibliothèque bourdonnait d’activité. Les enfants continuaient à chanter deleurs voix flûtées un air chaotique et décousu sous les tendres applaudissements de leurs mères.Derrière moi, la libraire discutait à voix basse avec un collègue de la meilleure manière

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d’accommoder un curry thaï. Mon voisin immédiat faisait glisser son doigt le long d’un ancienrouleauélectoralenmurmurant«Fisher,Fitzgibbon,Fitzwilliam…»Jen’avaisrienfait.Enunpeuplusdedix-huitmois, jen’avaisrienaccomplihormisvendredes

boissonsdansdeuxpaysdifférentsetm’apitoyer surmonsort.Etàprésent, aprèsquatre semainespassées dans lamaison demon enfance, je sentais Stortfold qui tendait versmoi samain crochuepourm’attirerenm’assurantqu’icijeseraisbien.Jenevivraispeut-êtrepasdegrandesaventures,etlesgensmettraientsansdouteunmomentavantdes’habitueràmaprésence,maisilyavaitpiredanslaviequed’êtreavecsafamille,etdesesentiraiméeetensécurité,non?Jebaissailesyeuxsurlapiledejournaux.Launelaplusrécentetitraitengroscaractères:

Rixepourunemplacementréservéauxhandicapésdansle

parkingdubureaudeposte.

Jerepensaiàpapa,assissurmonlitd’hôpital,quicherchaitenvainunarticletraitantdemachute.Jet’aidéçu,Will.Jet’aidéçudetouteslesmanièrespossibles.Lorsqueenfinjerentraiàlamaison,onentendaitdescrisjusqu’auboutdelarue.Quandj’ouvris

laported’entrée,mesoreillesétaientdéjàpleinesdeshurlementsdeThomas.Dansuncoindusalon,masœurlegrondaitenagitantunindexsoussonnez.Maman,quantàelle,étaitpenchéesurgrand-père,arméed’unbold’eauderinçageetd’untamponàrécurer.—Qu’est-cequisepasse?demandai-je.Maman s’écarta, et je vis le visage de grand-père. Celui-ci arborait une paire de sourcils noirs

flambantneuve,ainsiqu’uneépaissemoustachelégèrementirrégulière.—Feutreindélébile,grognamaman.Dorénavant,personnenelaisseragrand-pèredormirdansla

mêmepiècequeThomas.— Tu dois arrêter de dessiner partout ! criait Treena. Seulement sur les feuilles de papier,

d’accord ?Pas lesmurs.Pas les visagesdesgens.Pas le chiendeMmeReynolds.Pasmespetitesculottes.—Maisjetefaisaislesjoursdelasemaine!— Je n’ai pas besoin de culottes avec les jours de la semaine ! cria-t-elle. Et si c’était le cas,

j’orthographierais«mercredi»correctement.—Ne le gronde pas, Treen, intervintmaman en reculant d’un pas pour voir le résultat de son

travail.Ç’auraitpuêtrebienpire.Dans notre petite maison, le bruit des pas de papa qui descendait l’escalier résonna comme un

roulement de tonnerre. Celui-ci entra en trombe dans le salon, les épaules voûtées, les cheveuxdressésd’uncôtédelatête.— Un homme ne peut donc pas faire une sieste sous son toit pendant son jour de repos ?

grommela-t-il.Onsecroiraitdansunasiledefous,ici!Nousnousarrêtâmesnetpourleregarder.—Quoi?demanda-t-il.Qu’est-cequej’aidit?—Bernard…—Oh,arrête!NotreLounevaquandmêmepascroirequejeparlaisd’elle…—DouxJésus!s’écriamamanenseplaquantlamainsurlabouche.MasœuravaitdéjàcommencéàpousserThomashorsdelapièce.

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—Oh,bonsang!siffla-t-elle.Thomas,tuferaismieuxdesortird’icitoutdesuite.Parcequejetejurequequandtongrand-pèrevat’attraper…—Quoi?répétapapaenfronçantlessourcils.Qu’est-cequisepasse?Grand-pèreéclataderireetlevaundoigttremblant.Lespectacleétaitpresquemagnifique:Thomasavaitcolorié tout levisagedepapaaumarqueur

bleu.Sesyeuxémergeaientcommedeuxgroseillesblanchesaumilieud’unemercobalt.—Quoi?répéta-t-il.Depuisleboutducouloir,onentenditThomasprotester:—MaisonregardaitAvatar!Iladitqu’ilaimeraitbienleurressembler!Papaécarquillalesyeuxets’avançaàgrandspasverslemiroirdelacheminée.Ils’ensuivitunbrefsilence.—Oh,monDieu.—Bernard,n’invoquepaslenomduSeigneurenvain.—Ilm’a teintenbleu,bordel,Josie!C’estunfeutre indélébile?THOM?C’ESTUNFEUTRE

INDÉLÉBILE?—Onval’enlever,papa,intervintmasœurenrefermantprudemmentlaportedujardin.Derrière,onapercevaitThomasquipleurait.— Je suis censé superviser l’installation de la nouvelle enceinte du château demain. J’ai des

entrepreneursàrencontrer.Commentdiablevoulez-vousqu’ilsmeprennentausérieuxsijesuistoutbleu?Papasecrachasurlamainetsemitàsefrotterlevisage.—Çanepartpas.Josie,çanepartpas,putain!Mamansedésintéressadegrand-pèreets’approchadepapaenbrandissantsontamponàrécurer.—Arrêtederemuer,Bernard.Jefaiscequejepeux.Treenapartitcherchersasacoched’ordinateur.—JevaisvoirsurInternet.Jesuissûrequ’ilexisteuneastuce.Dudentifrice,dudissolvant,del’eau

deJavelou…—Tunememettraspasdejavelsurlevisage!rugitpapa.Grand-père,avecsanouvellemoustachedepirate,restaitassisàglousserdansuncoindusalon.Lentement,j’entreprisdepasserdevanteuxafindequitterlapièce.Mamantenaitlevisagedepapadelamaingaucheetfrottaitdeladroite.Elleseretourna,commesi

ellevenaitjustedeserendrecomptedemaprésence.—Lou!Aufait,jenet’aipasdemandé…Tuvasbien,machérie?Tuasfaitunejoliebalade?Toutlemondes’arrêtabrusquementpourmesourire;uneexpressionfacticequidisait:«Toutva

bienici,Lou.Net’inquiètepas.»Jehaïssaiscesourire.—Trèsbien,répondis-je.C’étaitcequ’ilsvoulaiententendre.Mamansetournaverspapa:—C’estparfait.N’est-cepas,Bernard?—Oui.Formidable.— Si tu tries le linge blanc, ma chérie, je le mettrai dans la machine à laver avec papa tout à

l’heure.—Enfait, répliquai-je,ne tedonnepascettepeine.J’ai réfléchi. Ilestgrand tempsque je rentre

chezmoi.Personnenesoufflamot.Mamanjetaunregardàpapa.Grand-pèrelâchaunnouveaugloussement

etseplaqualamainsurlabouche.

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— Très bien, répondit papa avec autant de dignité que pouvait en rassembler un homme decinquanteansauvisagecouleurmyrtille.Maissituveuxretournerdanscetappartement,Louisa,c’estàunecondition…

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Chapitre4

—Jem’appelleNatasha,etmonmariaétéemportéparuncancerilyatroisans.Cemardi soir, lesmembres du cercle d’accompagnement au deuil étaient assis en rond sur des

chaisesenplastiqueorangedanslasalleparoissialedel’églisepentecôtiste.Ilsfaisaientfaceàleurleader,ungrandmoustachudontilsedégageaitunesorted’épuisementmélancolique,etàunechaisevide.—Jem’appelleFred.Mafemme,Jilly,estdécédéeenseptembre.Elleavaitsoixante-quatorzeans.—Sunil.Monfrèrejumeauestmortd’uneleucémieilyadeuxans.—William.Pèremort,ilyasixmois.Toutçaestunpeuridicule,onnes’estjamaisvraimentbien

entendusdesonvivant.Jen’arrêtepasdemedemandercequejefaislà.Ledeuilavaituneodeurparticulière.Ilsentaitlessallesparoissialeshumidesetmalaéréesetles

sachetsdethébonmarché.Ilsentaitlesplatspréparésenportionindividuelleetlesvieillescigarettesqu’onfumepenchécontrelefroid.Ilsentaitlalaqueetledéodorant,commedesvictoirespratiquessurunbourbierdedésespoir.Cetteodeurseulem’indiquaitque,malgrélapromessefaiteàmonpère,jen’étaispasàmaplace.Jemesentaiscommeunimposteur.Ilsavaienttousl’airtellement…tristes.Je remuai, mal à l’aise, sur ma chaise. Marc surprit mon mouvement et m’adressa un sourire

rassurant.Onsait,disaitsonsourire.Onesttouspassésparlà.Çam’étonnerait,répondis-jeensilence.—Désolé.Désolé,jesuisenretard.Laportes’ouvrit,laissantentreruneboufféed’airtiède,etlachaisevidefutbientôtoccupéeparun

adolescentàlatignasseimpressionnante,quipliasesjambessousluicommesiellesétaienttoujourstroplonguespourl’espacequ’onleuraccordait.—Jake.Tun’espasvenulasemainedernière.Toutvabien?—Désolé.Papaaeuunsouciauboulotetiln’apaspum’emmener.—Net’enfaispas.C’estbienquetuaiespuvenir.Tusaisoùsontlesboissons.Sous sachevelure, legarçon jetauncoupd’œilde l’autrecôtéde la salle. Ilmarquaune légère

hésitationlorsquesonregardpassasurmajupeverterehausséedestrass.Jeposaimonsacsurmesgenouxpourtenterdeladissimuler,etildétournalesyeux.—Bonjour,meschéris.Jem’appelleDaphne.Monmaris’estdonnélamort,maisjenecroispas

quecesoitàcausedemespetitestaquineries!Lafemmepartitd’unpetitrireempreintdedouleur.Elletapotasescheveuxsoigneusementbrossés

etbaissalatête,malàl’aise.—Nousétionsheureux,ajouta-t-elle.Vraiment.Lejeunegarçoncoinçasesmainssoussescuisses.—Jake, seprésenta-t-il.Mamère. Ilyadeuxans. Jeviens icidepuisunanparcequemonpère

n’arrivepasàsurmontersondeuiletquej’avaisbesoindequelqu’unàquiparler.—Commentvatonpèrecettesemaine,Jake?demandaMarc.—Pastropmal.Ilaramenéunefemmeàlamaisonvendredidernier,maisilnes’estpasassissur

lecanapépourpleureraprèscoup.C’estunprogrès.

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—LepèredeJakegèresondeuilàsamanière,expliquaMarcàmonintention.—Parlabaise,explicitaJake.Laplupartdutempsparlabaise.—Jeregrettedenepasêtreplusjeune,murmuraFredd’unairmélancolique.Il portait une chemise et une cravate. C’était le genre d’homme qui se sentait tout nu sans cet

accessoire.—JecroisqueçaauraitétéunemerveilleusemanièredefairefaceàlamortdeJilly,ajouta-t-il.—Macousinearamasséunhommeàl’enterrementdematante,déclaraunefemmedanslecoin

opposéaumien.Elledevait s’appelerLeanne,ouunprénomdumêmegenre ; jenemesouvenaisplus.Elleétait

petiteetrondelette,etarboraituneépaissefrangedecheveuxchâtainfoncé.—Pendantl’enterrement?—Ellearacontéqu’ilssontallésàl’hôtelaprèslestoasts.C’estàcausedutrop-pleind’émotions,

àcequ’ilparaît,ajouta-t-elleenhaussantlesépaules.Je n’étais pas au bon endroit. Je le comprenais à présent. Subrepticement, je rassemblai mes

affairesenmedemandantsijedevaisannoncermondépartous’ilseraitplussimpledemecontenterdeprendrelafuite.Àcetinstant,Marcsetournaversmoi.Jeleregardaid’unairvide.Ilfronçalessourcils.—Oh.Moi?Enfait,j’allaispartir.Jecroisqueje…enfin,jenecroispasqueje…—Oh,toutlemondeaenviedepartirlepremierjour,machère.—Jevoulaisaussipartirledeuxièmeetletroisième,ajoutaquelqu’un.—C’estàcausedesbiscuits.Jen’arrêtepasderépéteràMarcqu’ondevraitenavoirdesmeilleurs.— Contente-toi de nous raconter dans les grandes lignes, si tu veux. Ne t’inquiète pas. Nous

sommestesamis.Ilsattendaienttous.Jenepouvaispasmedérober.Jemerassis.—Euh…D’accord. Jem’appelle Louisa et l’homme que… que j’aimais… estmort à l’âge de

trente-cinqans.Ilyeutquelqueshochementsdetêtecompatissants.—Tropjeune.Quandest-cearrivé,Louisa?—Ilyavingtmois.Etunesemaine.Etdeuxjours.—Troisans,deuxsemainesetdeuxjours,lançaNatashaavecunsouriredepuisl’autreboutdela

pièce.S’ensuivitunmurmuredecommisération.Daphne,àcôtédemoi,tenditunemainpoteléecouverte

debaguespourmetapoterlajambe.—Nousavonsbeaucoupdiscutédanscettepiècedesdifficultésspécifiquesrencontréeslorsqu’un

prochemeurtjeune,intervintMarc.Depuiscombiendetempsétiez-vousensemble?—Euh…Nous…euh…unpeumoinsdesixmois.Quelquesregardssurprisàpeinevoilésfurentéchangés.—C’est…peu,ditunevoix.—LapeinedeLouisan’enestpasmoinsvive,répliquaMarcd’unevoixdouce.Etdequoiest-il

mort,Louisa?—Oh.Il…euh…ils’estdonnélamort.—Çaadûêtreunchocterrible.—Non,pasvraiment.Jeconnaissaissesintentions.

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Ils’installeunsilencetoutparticulierquandonannonceàdesgenspersuadésqu’ilssaventtoutcequ’ilyaàsavoirsurlamortd’unêtrecherquecertaineschosesleuréchappentencore.Jereprismonsouffleetpoursuivis:—Jesavaisqu’ilvoulaitlefaireavantmêmedelerencontrer.J’aiessayédeledissuader,maisj’ai

échoué.Alors je l’ai soutenu, parce que je l’aimais et que çame semblait sensé à l’époque.Maismaintenant,toutmesembleavoirbeaucoupmoinsdesens.C’estpourçaquejesuislà.—Lamortn’ajamaisdesens,déclaraDaphne.—Àmoinsd’êtrebouddhiste,intervintNatasha.J’essaied’entretenirunephilosophiebouddhiste,

maisj’aitoujourspeurqu’Olafseréincarnesouslaformed’unesourisoud’uneautrebestiolequejerisqueraisd’empoisonner.Mais il fautbienque jemettedupoison, soupira-t-elle.Onaun terribleproblèmederongeursdansl’immeuble.—Vousn’enserezjamaisdébarrassés,déclaraSunil.C’estcommepouruneinvasiondepoux.À

chaquesourisquevousvoyez,ilyenaunecentainedecachées.—Ilfaudraitpeut-êtrequeturéfléchissesunpeuàcequetufais,Natasha,machérie,ditDaphne.Si

ça se trouve, il y a des centaines de petitsOlaf qui courent partout dans ton immeuble.MonAlanpourraitmêmeenfairepartie.Tulesaspeut-êtredéjàempoisonnéstouslesdeux.—Maiss’ilestbouddhiste,demandaFred,ilreviendrasimplementsousuneautreapparence,non?—Oui,maisetsic’estunemoucheetqueNatashal’écrase?— Je détesterais être réincarné en mouche, ditWilliam avec un frisson. Ces horribles insectes

noirs…—Jenesuispasunetueuseensérie!protestaNatasha.Àvousentendre,ondiraitquejepassemon

tempsàtuerlesmarisréincarnésdetoutlemonde!—Maisc’estvrai,cettesourispourraitêtrelemaridequelqu’un.Mêmesicen’estpasOlaf.—Jecroisqu’ondevraitessayerderemettrecetteséancesurlesrails,intervintMarcensefrottant

lestempes.Louisa,c’étaittrèscourageuxdetapartdevenirnousracontertonhistoire.Pourquoinepas nous en dire un peu plus sur la façon dont toi et… comment s’appelait-il ?… vous vous êtesrencontrés.Tuesdansuncercledeconfiance.Nousavonstousjuréquecequisedisaitentrecesmursrestaitentrecesmurs.Àcetinstant,jecroisaileregarddeJake.L’adolescentposalesyeuxsurDaphne,puissurmoi,et

secouaimperceptiblementlatête.—Jel’airencontréautravail,répondis-je.Ils’appelait…Bill.Malgrécequej’avaispromisàpapa,jen’avaispasprévudemerendreaucercle.Maismonretour

autravailavaitétésidésastreuxqu’àlafindelajournéejen’avaispaseulecouragederentrerseuledansmonappartementvide.—Tuesrevenue!s’étaitécriéeCarlyenposantunetassedecafésurlebar.Elleavaitprislamonnaieduclientetm’avaitserréedanssesbrastoutenlaissanttomberlespièces

danslesbonnessectionsdutiroir-caisseenunseulmouvementfluide.—Qu’est-cequit’estarrivé?Timnousaseulementditquetuavaiseuunaccident.Etaprèsça,il

estparti,doncjenesavaismêmepassituallaisrevenir.—C’estunelonguehistoire,répondis-je.Euh…,ajoutai-jeenl’examinantavecstupeur.C’estquoi,

cesfringues?À9heures un lundimatin, l’aéroport était un tourbillongris-bleud’hommesd’affaires chargés

d’ordinateurs portables, les yeux rivés sur des iPhone, en train de lire les pages financières oudeparlerdeleursopérationsboursièresdansdesoreillettes.

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Carlycroisaleregarddequelqu’undel’autrecôtédelacaisseetrépondit:—Leschosesontchangédepuistondépart.Je me retournai pour découvrir un homme en costume debout du mauvais côté du bar. Je le

regardaid’unairsurprisetposaimonsac.—Euh…sivousvoulezbienattendrelà-bas,jevaisvousservir…—VousdevezêtreLouisa,m’interrompit-il.Sapoignéedemainétaitfermeetdépourvuedechaleur.—Jesuislenouveaumanager,poursuivit-il.RichardPercival.Jedétaillaisescheveuxgominés,sachemisebleupâle,etmedemandaiquelgenred’établissement

ilpouvaitbienadministrer.—Enchantée.—C’estbienvousquiavezprisuncongédesixmois?—Euh…Oui.Je…Ilmarchalelongducomptoir,examinantchaquebouteille.— Je voulais juste vous informer que je ne suis pas très amateur des employés qui prennent

d’interminablescongésmaladie.Moncous’enfonçadequelquescentimètresdanslecoldemachemise.—Jene faisqueposerdes jalons,Louisa. Jene faispaspartiedecesmanagersqui ferment les

yeuxsurtout.Jesaisquedansbeaucoupd’entrepriseslescongésmaladieserventàprendreunpeuderepos,maispasdanscellesoùjetravaille.—Croyez-moi,jen’aipasvulesneufdernièressemainescommeuntempsderepos,rétorquai-je.Ilexaminaledessousd’unrobinet,qu’ilfrottadupouced’unairsongeur.Jeprisuneprofondeinspirationavantdepoursuivre:—Jesuis tombéedu toitd’un immeuble.Peut-êtrevoulez-vousque jevousenvoiemesradios?

Commeça,vouspourrezêtrerassuré:jen’aipaslamoindreenviederecommencer.Ilmeregardaattentivement.—Inutiled’êtresarcastique,répliqua-t-ilenfin.Jeneprétendspasquevousavezl’intentiond’avoir

denouveauxaccidents.Jefaissimplementremarquerquevotrecongémaladieaétéinhabituellementlongpourquelqu’unqui travailledans cette entreprisedepuis sipeude temps.C’est tout ceque jevoulaissignifier.Ilportaitdesboutonsdemanchetteenformedevoituresdecourse.—Messagebien reçu,monsieurPercival,dis-je. Je feraidemonmieuxpouréviterde frôler la

mortencoreunefois.—Ah,etilvavousfalloirununiforme!Jevouslaissecinqminutes,letempsd’allerenchercher

undanslaréserve.Quelletaillefaites-vous?Quarante?Quarante-deux?—Trente-huit,répliquai-je.Ilhaussaunsourcil.Jefisdemême.Lorsqu’ils’éloigna,Carlysepenchapar-dessuslamachineà

caféetm’adressaundouxsourire:—Quelletêtedenœud,murmura-t-elleentresesdents.Ellen’avaitpas tort.Àlaminuteoùj’avaisremis lespiedsautravail,RichardPercivalavaitété,

commedisaitmonpère,surmondoscommeunmauvaiscostume. Ilpritmesmesures, inspecta lemoindre recoindubar à la recherchedemicroscopiquesmiettes de cacahuètes, passa son temps àentreretsortirdes toilettespourvérifierque toutétaitpropre,etnenous laissapaspartiravantdenous avoir regardées faire les comptes de la journée et s’être assuré que le contenu de la caissecorrespondaitaupennyprèsauxencaissements.

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Jen’avaisplusletempsdediscuteraveclesclients,deconsulterlesheuresdesdéparts,derendrelespasseportsperdusoudecontemplerlesavionsqu’onvoyaitdécolleràtraverslavitrine.Jen’avaismêmepas le tempsdeme lasser deCornemusesceltiques,Vol. III. Si des clients attendaient d’êtreservis pendant plus dedix secondes,Richard jaillissait commeparmagie de sonbureau, soupiraitavec ostentation et s’excusait à plusieurs reprises d’une voix sonore de les avoir fait attendre « silongtemps».Carlyetmoi,généralementoccupéesà servird’autres clients, échangionsdediscretsregardsderésignationetdemépris.Richardpassaitlamoitiédelajournéeàrencontrerdesreprésentants,etleresteautéléphoneavec

lesiègesocial,àseplaindredelafréquentationdubaretdesconsommationsmoyennesdesclients.Nousétionsencouragéesàproposerunemontéeengammeàchaquetransaction,etilnousprenaitàpartpournousréprimandersiparmalheurnousl’oubliions.Toutcelaétaitdéjàassezpénible.Maisenplusilyavaitlesuniformes.Quandj’eusfinidemechanger,Carlyentradanslestoilettesdesfemmesetseplaçaderrièremoi,

devantlemiroir.—Onal’aird’unebonnepaired’andouilles,dit-elle.Insatisfaitdesjupesnoiresetdeschemisiersblancs,ungéniedumarketingtrônantsurl’undesplus

hautséchelonsde l’entrepriseavaitdécidéque l’atmosphèredesShamrockandClovergagneraitenauthenticité avec de traditionnelles tenues irlandaises. La tenue en question avait bien entendu étéconçueparunepersonnepersuadéequ’àDublin,encet instantmême,des femmesd’affairesetdescaissières faisaientdespirouettes sur leur lieude travailvêtuesde tuniquesbrodées,dechaussettesmontantesetdechaussuresdedanseàlacets,letoutcoupédansunvertémeraudescintillant.Etavecdesperruquesboucléespourfairebonnemesure.—Bonsang!Simoncopainmevoithabilléecommeça,ilmelargueàlaseconde!Carly alluma une cigarette et grimpa sur le lavabo afin d’éteindre l’alarme incendie fixée au

plafond.—Non,ilvoudraitmebaiserd’abord,reprit-elleaprèsuninstantderéflexion.Cesalepervers.—Etleshommes?demandai-je.Qu’est-cequ’ilsdoiventporter?JetiraisurmajupetropcourteetsurveillainerveusementlebriquetdeCarly,medemandantàquel

pointj’étaisinflammable.—Regardedehors.Iln’yaqueRichard.Ildoitportercettechemiseavecunlogovert.Lepauvre.—C’esttout?Pasdechaussuresridicules?Pasdepetitchapeaudefarfadet?—Surprise,surprise!Iln’yaquelesfillesquidoiventtravaillerdéguiséesenlutinsporno.—JeressembleàDollyPartonaveccetteperruque…—Prends-enunerousse.Quellechanceona,tuimagines?Onalechoixentretroiscouleurs!Quelquepartàl’extérieur,nousentendîmesRichardnousappeler.Monestomacsenouaitdèsque

j’entendaissavoix.— Jem’en fous, je ne reste pas ici. Je vaisme barrer façonRiverdance et trouver un nouveau

boulot,déclaraCarly.Ilpeuts’enfilersesputainsdetrèflesdanssonpetitculserrédemanager.Elleexécutaunesortedepirouettesarcastiqueetsortitdestoilettes.Jepassailerestedelajournéeà

recevoirdematenuedepetitesdéchargesd’électricitéstatique.Laséanceducercled’accompagnementseterminaà21h30.Jesortisdansl’airhumidedecesoir

d’été,épuiséeparletravailetlesévénementsquiavaientsuivi.J’enlevaimaveste,bientropchaudepour la saison. Après m’être mise à nu devant une pièce remplie d’inconnus, être vue dans ununiformededanseusefaussementirlandaiselégèrementtroppetitétaitlecadetdemessoucis.

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Jen’avaispasétécapabledeparlerdeWill,dumoinspasdelafaçondontilsavaientparlédeleursproches,commesicesderniersfaisaienttoujourspartiedeleurexistence.«Oh,oui,maJillyfaisaitçatoutletemps.»«Jenepeuxpaseffacerlemessagedurépondeurdemonfrère.J’aibesoind’écoutersavoixquand

j’ail’impressionquejevaisoublieràquoielleressemble.»«Parfois,j’entendssespasdanslachambred’àcôté.»Jeparvenaisrarementàprononcerneserait-cequeleprénomdeWill.Etàécouterleursrécitsde

relationsfamiliales,detrenteansdemariage,demaisonspartagées,devies,d’enfants,àcôtédeleurshistoires,lamiennefaisaitl’effetd’uneimposture.J’avaisétél’aide-soignantedequelqu’unpendantsixmois. Je l’avais aimé et l’avais vumettre fin à ses jours.Comment ces inconnus pouvaient-ilscomprendrecequeWilletmoiavionsétél’unpourl’autreaucoursdecesquelquesmois?Commentpourrais-je décrire cette complicité entre nous ? Les plaisanteries que nous partagions, les véritéscrues,lessecrets?Commentpourrais-jeleurexpliquerquecesquelquesmoisavaienttoutchangéàla façon dont je percevais l’existence ? QueWill avait tant bouleversé mon univers que celui-cin’avaitplusaucunsenss’iln’enfaisaitpaspartie?Etd’ailleurs,quelétaitl’intérêtdepassersontempsàressassersatristesse?C’étaitcommegratter

uneblessureetl’empêcherdecicatriser.Jesavaisàquoij’avaisprispart.Jesavaisquelavaitétémonrôle.Était-ilvraimentutiled’enreparlerindéfiniment?Jen’iraispaslasemainesuivante.Jelesavaisàprésent.Jetrouveraisuneexcusepourpapa.Jetraversaileparkingàpaslentsenfouillantdansmonsacàlarecherchedemesclés.Jemedisais

qu’aumoinsjen’auraispaspassélasoiréeseuledevantlatéléàredouterlepassagedesdouzeheuresquimeséparaientd’unenouvellejournéedetravail.—Ilnes’appelaitpasvraimentBill,n’est-cepas?Jakem’avaitrejointe.Ilcalasonrythmesurlemien.—Non.—Daphneestunesortedestationderadioàelletouteseule.Elleestpleinedebonnesintentions,

mais ton histoire sera sur toutes les bouches de son club avant que tu aies le temps de dire«réincarnationenrongeur».—Mercidutuyau.Ilmesouritetdésignad’unsignedetêtemajupeenLurex.—Joliesfringues,aufait.Superlookpourunesessiondethérapie.Ils’arrêtauninstantpourrenouersonlacet.Jem’arrêtaiaveclui,hésitante,puisdéclarai:—Jesuisdésoléepourtamère.Sonvisages’assombrit.—Tun’aspasledroitdedireça.Ici,c’estcommeenprison:tunepeuxpasdemanderàquelqu’un

pourquoiilestlà.—Vraiment?Oh,jesuisdésolée.Jenevoulaispas…—Jedéconnais.Àlasemaineprochaine.Unhommeappuyé sur unemoto levaunemainpour le saluer. Jake traversa le parkingpour le

rejoindre,etl’adulteleserradanssesbrasavantdel’embrassersurlajoue.Jem’immobilisaipourlesregarder,engrandepartieparcequ’ilest raredevoirunpèreétreindreainsisonfilsenpublicaprèsquecedernierapassél’âgedeportersoncartable.—Commentc’était?—Bien.Commed’habitude.Oh,etça,c’est…Louisa,ajouta-t-ilenmedésignantd’ungeste.Elle

estnouvelle.

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L’hommem’examinaenplissantlesyeux.Ilétaitgrandetlarged’épaules.Unnezquiavaitdûêtrecasséunefoisdonnaitàsonvisagel’apparenceunpeufroisséedeceluid’unancienboxeur.Jeluiadressaiunsignedetêtepoli.—Raviedet’avoirrencontré,Jake.Aurevoir.Je levai une main et me dirigeai vers ma voiture. Mais lorsque je passai devant eux, le père

continuadem’observer.Jemesentisrougirsousl’intensitédesonregard.—Vousêtescettefille,dit-ilenfin.Oh,non,songeai-jeenralentissantlepas.Pasencore!Je regardaiun instant le sol,puisprisuneprofonde inspirationavantdemeretournerpour leur

faireface.—OK.Commejeviensdel’expliqueraugroupe,monamiaprissapropredécision.Toutceque

j’aifait,c’estluiapportermonsoutien.Etfranchement,jen’aivraimentpasenviedeparlerdeçaiciavecuninconnu.LepèredeJakenecessaitdemedévisager.—Jesaisbienquetoutlemondenepeutpaslecomprendre,poursuivis-je.Maisc’estcommeça.Je

nepensepasavoiràmejustifier.Jesuisvraimentfatiguée,lajournéen’apasétéfacile,etjecroisquejevaisrentrerchezmoi.Ilinclinalatête.Puisilmedit:—Jen’aiaucuneidéedecedontvousparlez.Jefronçailessourcils.—Vousboitez.Jel’airemarqué.Voushabitezprèsdecegrandnouveaulotissement,c’estbiença?

Vousêteslafillequiesttombéedutoit.Enmarsouavril.Etsoudain,jelereconnus.—Oh.Vousêtes…—L’ambulancier.Onétaitdans l’équipequivousaramassée.Jemedemandaiscequivousétait

arrivé.Je faillism’effondrer de soulagement. Je passai en revue son visage, ses cheveux, ses bras,me

rappelant alors avec une netteté pavlovienne ses manières rassurantes, le bruit de la sirène, cettelégèreodeurdecitron.Etjepoussaiunsoupir.—Jevaisbien.Enfin.Pastoutàfait.Mahancheestenmiettes,j’aiunnouveauchefautravailqui

est un sale con et… vous savez… je vais à un club de soutien psychologique dans une salleparoissialemiteuseavecdesgensvraiment,vraiment…—Tristes,m’aidaJake.—Lahanchevaguérir.Visiblement,ellenefaitpasobstacleàvotrecarrièrededanseuse.MonrirejaillitcommeuncoupdeKlaxon.—Oh.Non.C’est…Cettetenueestenrapportavecmonsalecondechef.Cen’estpascommeça

quejem’habillenormalement.Bref.Merci.Waouh…C’estbizarre,ajoutai-jeenposantunemainsurmatête.Vousm’avezsauvée.—C’estbiendevousavoirrevue.C’estrarequ’onpuisseavoirdesnouvellesdespatients.—Vousavezfaitunsupertravail.C’était…Enfin,vousavezététrèsgentil.Jem’ensouviens.—Denada.Jeleregardaisanscomprendre.—Denada.C’estdel’espagnol.«Derien»,quoi.—Oh,d’accord.Mercipourrienalors.Ilsouritetlevaunemaindelatailled’uneraquettedeping-pong,puisseretournaverssamoto.

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Mêmeaprèscoup,jenecomprispascequim’avaitpris:—Eh!Iltournalatête.—C’estSam,aufait.—Sam.Jen’aipassauté.—OK.—Non.Vraiment.Jeveuxdire, jesaisquevousvenezdemevoirsortird’ungroupedesoutien

psychologiqueettoutça,maisc’est…enfin…jen’auraisjamaissauté.Ilmejetaunregardappuyéquisemblaitsuggérerqu’ilavaittoutvuettoutentendu.—C’estbonàsavoir.Nousnousregardâmesuninstant.Puisillevadenouveaulamain.—Ravidevousavoirrevue,Louisa.Ilenfilasoncasque,etJakesecaladerrièreluisurlamoto.Jenecessaidelesregarderetsurpris

l’adolescent en train de lever les yeux au ciel en enfilant son propre casque. À cet instant, jemesouvinsdecequ’ilavaitracontéaucoursdelaséance.Lebaiseurensérie.—Idiote,medis-je avantdepartir enclaudiquantvers le coinduparkingoùmavoiturecuisait

doucementdanslachaleurdusoir.

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Chapitre5

JevivaisàdeuxpasdelaCity.Aucasoùj’auraislemoindredouteàcesujet,del’autrecôtédelarue se creusait un immense cratère de la taille d’un immeuble de bureaux, entouré de panneauxd’affichagedepromoteursimmobiliersoùilétaitécritentouteslettres:«FARTHINGATE–ÀLANAISSANCEDE LACITY ». Nous nous trouvions au point précis où les temples de verre de lafinance côtoyaient la vieille brique sale et les fenêtres à guillotine des restaurants indiens et desépiceriesouvertestoutelanuit,desclubsdestripteaseetdespetitescompagniesdetaxiquirefusaientobstinémentdecapitulerfaceàlacrise.Monimmeublefaisaitpartiedecesdissidentsarchitecturaux:c’étaitunebâtisseauxalluresd’entrepôt,couleurplomb,quiobservaitl’assautrégulierduverreetdel’acierensedemandantcombiendetempsilpourraitrésister,peut-êtresauvéparunbaràjuspourhipsters ou transformé en boutique éphémère. Je ne connaissais personne dans le quartier, hormisSamir,lepropriétairedelasupéretted’enbas,etlavendeusedebagelsquimesouriaittoujourspourmedirebonjour,maisquinesemblaitpasparlerunmotd’anglais.Laplupartdutemps,cetanonymatmeconvenait.Aprèstout,jem’étaisinstalléelàpouréchapperà

monhistoire,ausentimentquetoutlemondesavaittoutdemoi.Lavillemechangeaitpeuàpeu.JecommençaisàbienconnaîtremonpetitcoindelaCityetsesdangers.J’avaisapprisàmesdépensquesionavaitlemalheurdedonnerdel’argentaupoivrotdel’arrêtdebus,ilrevenaits’asseoirdevantvotreappartementpendantleshuitsemainessuivantes;quesijedevaistraverserlequartierdenuit,ilétaitsagedelefaireavecmescléscaléesentremesdoigts;quesijesortaisacheterunebouteilledevintardlesoir,ilvalaitmieuxnepasregarderavecinsistancelegroupedejeunesrassemblésdevantKebab Korner. Je n’étais même plus dérangée par le bourdonnement perpétuel de l’hélicoptèredepolice.Je pourrais survivre. Et je savais, mieux que quiconque, que des choses bien pires pouvaient

arriver.—Bonsoir.—Bonsoir,Lou.Encoredumalàt’endormir?—Ilestàpeine22heuresici.—Alors,quoideneuf?Nathan,l’ancienkinédeWill,avaitpassélesneufderniersmoisàtravailleràNewYorkpourunP.-

D.G.d’unecinquantained’années,heureuxdétenteurd’une réputationde requinàWallStreet,d’unhôtelparticulierdequatreétagesetd’unemaladiemusculairedégénérative.Lui téléphoneraupetitmatin,quandjen’arrivaispasàtrouverlesommeil,étaitdevenuunehabitude.Ilétaitbondesavoirque quelqu’un, quelque part,me comprenait.Même si parfois prendre de ses nouvellesme faisaitl’effetd’unedouchefroide.Toutlemondesaufmoiatournélapage.Toutlemondesaufmoiaparcouruduchemin.—Alors,c’estcommentBigApple?—Passimal,dit-ilavecsonaccentquichangeaittouteréponseenquestion.Jem’allongeaisurlecanapéetposailespiedssurl’accoudoir.—OK.Tuneveuxpasdévelopperunpeu?—D’accord.Alorsj’aieuuneaugmentation,ça,c’estcool.Jemesuisréservéunvolpourrentrer

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quelques semaines en Angleterre afin de rendre visite à mes vieux. Ça va être bien. Ils sont auseptièmecielparcequemasœurvaavoirunbébé.Oh,etj’airencontréunejoliefilledansunbarsurlaSixièmeAvenue.Ons’esttrèsbienentendus,alorsjel’aiinvitéeàsortir.Malheureusement,quandjeluiaiditcequejefaisaisdanslavie,ellem’aréponduqu’elleétaitdésolée,maisqu’ellenesortaitqu’avecdeshommesquimettaientuncostumepourallertravailler,conclut-ilenriant.Jemesurprisàsourire.—Alorslesblousesblanchesnecomptentpas?— Apparemment. Mais elle a quand même tenu à préciser qu’elle aurait pu changer d’avis si

j’avaisétémédecin.Ilritdenouveau.Nathanétaitlasérénitéincarnée.—Cen’estpasplusmal,poursuivit-il.Cegenredenanadevienttrèsexigeantesionnel’emmène

pasdanslesbonsrestaurantsettoutça.Mieuxvautlesavoirtoutdesuite,non?Ettoi?Jehaussailesépaules.—Jem’ensors.Sionveut.—Tudorstoujoursdanssontee-shirt?—Non.Iln’aplussonodeur.Etpourêtrehonnête,çaavaitcommencéàperdredesoncharme.Je

l’ailavéetrangé.Maisj’aitoujourssonpullpourlesmauvaisjours.—C’estbiend’avoirunplanB.—Oh,etj’airejointungroupedesoutienpourpersonnesendeuil.—C’étaitcomment?—Pourri.Monchagrinavaitl’aird’uneimposture.Nathanattendit.Jedéplaçailecoussinsousmatête.—Est-ceque j’ai tout imaginé,Nathan?Parfois, j’ai l’impressiond’avoir amplifié cequi s’est

passéentreWilletmoi…Commentai-jepuaimerquelqu’unàcepointensipeudetemps?Ettoutesceschosesauxquellesjepense…Est-cequ’onavraimentressentil’unpourl’autretoutcedontjemesouviens?Plusletempspasse,pluscessixmoismefontl’effetd’un…d’unrêveétrange.Unbrefsilences’ensuivit,puisNathanrépondit:—Tun’asrienimaginé.Jemefrottailesyeux.—Est-cequejesuislaseule?Àquiilmanqueencore?Unnouveausilence,puis:—Non.C’étaituntypebien.C’étaitunedeschosesquej’aimaischezNathan.Unlongsilencetéléphoniqueneledérangeaitpas.

Jefinisparmeredresseretmemouchai.—Bref,repris-jealors.Jenecroispasquej’yretournerai.Jenesuispassûrequecesoitmontruc.—Essaiequandmême,Lou.Tunepeuxpastirerdeconclusionsentebasantsuruneseuleséance.—Oncroiraitentendremonpère.—Ilm’atoujoursfaitl’effetd’unhommepleindebonsens.Soudain,lasonnettedelaported’entréeretentit.Jebondis.Personnenesonnaitjamaischezmoi,

hormisMmeNellis de l’appartement douze, quand le facteur échangeait nos courriers. Je doutaisqu’ellesoitdeboutàcetteheure.Etj’étaisàpeuprèssûredenepasavoiraccuséréceptiondudernierexemplairedesaséried’ouvragessurlespoupéesélisabéthaines.Onsonnadeplusbelle.Unedeuxième,puisunetroisièmefois,plusforteetinsistante.—Jedoistelaisser.Ilyaquelqu’unàlaporte.

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—Gardelemoral,mapetiteLou!Çavaaller.Jeraccrochaietmelevaiprudemment.Jen’avaispasd’amisdanslequartier.Jen’avaispasencore

compriscomments’enfairequandonemménageaitdansunenouvellevilleetqu’onpassaitleplusclair de son temps au travail. Simes parents avaient décidé d’organiser une intervention pourmerameneràStortfold,ilsl’auraientfaitdanslajournée,carnimonpèrenimamèren’aimaitconduiredenuit.J’attendis,me demandant simon visiteur allait simplement comprendre son erreur et s’en aller.

Maislasonnerieretentitdenouveau,discordanteetinterminable,commesilamystérieusepersonnederrièrelaportes’étaitappuyéedetoutsonpoidscontrelebouton.Jem’avançai.—Quiestlà?—Ilfautquejevousparle.Unevoix féminine. Je jetai un coupd’œil dans l’œilleton.La fille regardait sespieds, jenepus

doncquedistinguer ses longscheveuxchâtainsetunblousond’aviateurbeaucoup tropgrand.Elleoscillaitlégèrementetsefrottaitlenez.Ivre?—Jecroisquevousvousêtestrompéed’adresse.—Vousn’êtespasLouisaClark?Priseaudépourvu,jerestaimuette.—Commentconnaissez-vousmonnom?demandai-jeenfin.—J’aibesoindevousparler.Vousnepourriezpasjusteouvrirlaporte?—Ilestpresque22h30.—Ouais.C’estpourçaquejepréfèreéviterderesterplantéedanslecouloir.JevivaisàLondresdepuisassezlongtempspoursavoirquejenedevaispasouvriràdesinconnus.

Danscequartier, iln’étaitpasrarequedes junkiessonnentauxportesauhasard,enquêted’argentfacile.Maiscettefilleparlaitbien.Elleétaitjeune.Tropjeunepourfairepartiedecesjournalistesquiavaientfaitunebrèvefixationsurl’histoiredel’ancienpetitprodigedelafinancequiavaitdécidédemettre fin à ses jours.Trop jeune pour être dehors à cette heure ? J’inclinai la tête pour tenter dedistinguers’ilyavaitquelqu’und’autredanslecouloir.Celui-cisemblaitvide.—Vouspouvezmediredequoiils’agit?—Non,pascommeça,danslecouloir.J’entrouvrislaportesansenleverlachaîne.—Vousallezdevoirmedonnerplusd’explications.Elle ne devait pas avoir plus de seize ans. Ses joues portaient toujours la fraîche rondeur de la

jeunesse. Ses cheveux étaient brillants. Elle avait de longues jambesmincesmoulées dans un jeannoir,etunelégèretraced’eye-linerrehaussésonjolivisage.—Donc…Tut’appellescomment?demandai-je.—Lily.LilyHoughton-Miller.Écoutez,dit-elleenlevantunpeulementon.Ilfautquejevousparle

demonpère.— Je crois que tu t’adresses à la mauvaise personne. Je ne connais aucun homme du nom

d’Houghton-Miller.IldoitexisteruneautreLouisaClarkavecquitum’asconfondue.J’esquissaiunmouvementdereculpourfermerlaporte,maiselleavaitdéjàcoincéleboutdesa

chaussure dans l’ouverture. Je baissai les yeux sur ce qui bloquait le battant, puis les remontailentementjusqu’àsonvisage.—Ce n’est pas son nom à lui, expliqua-t-elle d’une voix patiente, comme si j’étais stupide, le

regardàlafoisféroceetinterrogateur.Ils’appelleWillTraynor.

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LilyHoughton-Millersetenaitaumilieudemonsalonetm’observaitavecl’intérêtdétachéd’une

scientifiquefaceàunenouvellevariétéd’invertébrésapparuedanslafange.—Waouh!Commentvousêteshabillée?—Je…jetravailledansunpubirlandais.—Poledance?Ayant semble-t-il perdu toute curiosité enversmapersonne, elle tourna lentement sur elle-même

pourinspecterlapièce.—C’estvraimenticiquevousvivez?Maisoùsontlesmeubles?—Jeviensd’emménager.—Uncanapé,unetélé,deuxcartonsdelivres?Elle indiqua d’un signe de tête la chaise où je m’étais assise, le souffle court, essayant de

comprendrecequiétaitentraindem’arriver.—Jevaismeservirunverre,déclarai-jeenmelevant.Tuveuxboirequelquechose?—UnCoca.Àmoinsquevousayezduvin.—Tuasquelâge?—Pourquoivousvoulezsavoirça?—Jene comprendspas…,dis-je enpassant derrière le comptoir de la cuisine.Will n’avait pas

d’enfants.Jel’auraissu.Jefronçailessourcils,soudainsuspicieuse.—Est-cequec’estunemauvaiseblague?demandai-je.—Uneblague?—Willetmoin’avionsaucunsecretl’unpourl’autre.Ilm’enauraitparlé.—Ouais.Ehbien,apparemment,ilnel’apasfait.Etj’aibesoindeparlerdeluiavecquelqu’unqui

nevapascomplètementflipperdèsquejeprononcesonnom,commelerestedemafamille.Elles’emparadelacartedevœuxdemamère,puislareposa.—Jenemevoispasinventerçapourfaireuneblague,reprit-elle.Attendez…Monvraipère,un

dépressifenfauteuilroulant.Ha!ha!hypermarrant.Jeluitendisunverred’eau.—Maisqui…quiesttafamille?Jeveuxdire,quiesttamère?—Vousn’auriezpasdescigarettes?Elle s’était mise à faire les cent pas dans la pièce, remuant des objets, examinant les quelques

affaires que je possédais avant de les reposer. Lorsqu’elle me vit secouer la tête d’un airdésapprobateur,elleréponditenfin:—Mamères’appelleTanya.TanyaMiller.Elleestmariéeàmonbeau-père,quis’appelleFrancis

ConnardTête-de-NœudHoughton.—Jolinom.Elleposasonverred’eauetsortitunpaquetdecigarettesdelapochedesonblouson.Lorsqu’elle

enallumaune,jefaillisluidirequ’ellenepouvaitpasfumerchezmoi,maisj’étaistropabasourdie.Jemecontentaid’allerouvrirlafenêtre.Je ne parvenais pas à détacher les yeux de son visage. Je commençais à distinguer une vague

ressemblanceavecWill.C’étaitdanssesirisbleus,cettecouleurvaguementcaramel.Danslamanièredontellelevaitlégèrementlementonavantdeparler,danssonregardquicillaitrarement.Ouétait-ceseulementceque j’avaisenviedevoir?Par la fenêtre,elle regardaun instant la ruequis’étendaitencontrebas.

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—Lily,avantqu’onpoursuive,ilyaunechosequ’ilfautqueje…—Jesaisqu’ilestmort,m’interrompit-elle.Elleinhalaunegrandeboufféedetabacetsoufflalafuméeverslecentredelapièce.—C’estcommeçaquej’aidécouvertsonidentité,expliqua-t-elle.Ilyavaitundocumentaireàla

télésurlesuicideassisté,etdèsqu’ilsontmentionnésonnom,mamanacomplètementflippé.Elleestparties’enfermerdanslasalledebains,etTête-de-Nœudestallélarejoindre.Ducoup,j’aiécoutéàla porte. Elle était totalement choquée parce qu’elle ne savait même pas qu’il avait fini dans unfauteuil.J’aitoutentendu.Commesij’ignoraisqueTête-de-Nœudn’estpasmonvraipère.C’estjustequemamèrem’atoujoursrépétéquemonvraipèreétaitunenfoiréquinevoulaitpasmeconnaître.—Willn’étaitpasunenfoiré.—D’après ce qu’ellem’a dit, c’est l’effet que ça faisait, répliqua-t-elle en haussant les épaules.

Maisde toutefaçon,quandj’aivoulu luiposerdesquestions,elleapétéuncâble.Elleaditque jesavaisdéjàtoutcequej’avaisbesoindesavoiràsonsujetetqueFrancisTête-de-NœudavaitétéunmeilleurpèrepourmoiqueWillTraynorl’auraitjamaisétéetquejeferaismieuxdelaissertomber.Jesirotaimonverred’eau.Jamaisjen’avaiseuautantenvied’unverredevin.—Etalors,qu’est-cequetuasfait?Elletiradenouveausursacigarette.—J’aitapésonnomsurGoogle,biensûr.Etjevousaitrouvée.J’avaisbesoind’êtreseulepourdigérer lanouvelle.C’était troppourmoi.Jenesavaispasquoi

fairedecettejeunefillesansgênequiparcouraittoutmonsalonenchargeantl’atmosphèred’énergieélectrique.—Alorsiln’arienditdutoutsurmoi?Je regardais ses chaussures : des ballerines, très éraflées, comme si elles avaient passé trop de

tempsàarpenterlesruesdeLondres.J’avaisl’impressiond’avoirétéferréecommeungrospoisson.—Quelâgeas-tu,Lily?—Seizeans.Est-cequejeluiressembleunpeu,aumoins?J’aivuunephotosurGoogleImages,

maisjemedisaisquevousenaviezpeut-êtreune.Toutesvosphotossontdanscescartons?s’enquit-elleenparcourantlapiècedesyeux.Sonregardseposasurlagrossepiledecartonsrassembléedansuncoin.Jemedemandaisielle

iraitjusqu’àtenterdelesouvrirafindecontinueràfouiner.J’étaisàpeuprèssûrequelapremièreboîtecontenaitlepulldeWill.Soudain,jesentiscommeuneboufféedepaniquem’envahir.—Euh…Lily.Toutça,c’est…Çafaitbeaucoupàencaisser.Etsituesbiencellequetuprétends

être,alorson…onabeaucoupdechosesàsedire.Maisilestprèsde23heures,etjenesuispassûrequecesoitlemomentdecommencer.Tuhabitesoù?—StJohn’sWood.—Bon.Euh…Tesparentsdoiventsedemanderoùtuespassée.Situveux,donne-moitonnuméro

eton…—Jenepeuxpasrentrerchezmoi!Ellesemitàlafenêtreetsedébarrassadesescendresd’unechiquenaudeexperte.—Jenesuismêmepascenséeêtreici,reprit-elle.Jedevraisêtreàl’école.Jesuispensionnaire.Ils

doiventtousêtreaffolésparcequej’aidisparu.Ellesortitsontéléphone,commeprised’unepenséesubite,etgrimaçaenvoyantcequis’affichait

sursonécran.Puiselleleremitdanssapoche.—D’accord…,commençai-je.Jenesaispastropcequejepeuxfaireàpart…—Jemedisaisquejepourraispeut-êtreresterici?Justepourlanuit?Commeça,vouspourrez

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meraconterd’autrestrucssurlui.—Resterici?Non.Non.Jesuisdésolée,tunepeuxpas.Jeneteconnaispas.—Maisvousavezconnumonpère.Vouspensezqu’ilnesavaitpasquej’existais?—Tudoisrentrercheztoi.Écoute,appelonstesparents.Ilspeuventvenirtechercher.Onfaitça,et

je…Ellemeregardafixement.—Jepensaisquevousalliezm’aider,dit-elleenfin.—Jevaist’aider,Lily.Maiscen’estpasainsique…—Vousnemecroyezpas,c’estça?—Je…jenesaispasquoi…—Vousnevoulezpasm’aider.Vousnevoulez rien faire.Qu’est-cequevousm’avezapprissur

monpère?Rien.Qu’est-cequevousavezfaitpourm’aider?Rien.Mercibeaucoup.—Uneminute!Cen’estpasjuste.Onvientseulementde…Lajeunefilletapotaleboutdesacigaretteafindefairetomberlescendresparlafenêtre,puisse

retournapoursortirdelapièce.—Quoi?Tuvasoù?—Qu’est-cequeçapeutvousfoutre?Avantquejepuisseréagir,laported’entréeavaitclaquéetLilyétaitpartie.Pendant près d’une heure, je restai assise, immobile, surmon canapé, tentant de digérer ce qui

venait de se passer.La voix deLily résonnait encore àmes oreilles.L’avais-je bien entendue ? Jerepassaidansmatêtetoutcequ’ellem’avaitdit,essayantdem’ensouvenirmalgrélebourdonnementquim’emplissaitlestympans.«Monpères’appelleWillTraynor.»Apparemment,lamèredeLilyavaitprétenduqueWillavaitrefusédelareconnaître.Maisencecas

ilm’en aurait certainement parlé.Nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre. Lui etmoi, on sedisait tout. Un instant, j’hésitai : peut-êtreWill n’avait-il pas été aussi honnête envers moi que jel’avaiscru?Mespenséesseconfondaientlesuneslesautresenuntourbilloninfernal.Jesaisismonordinateur

portable, m’assis en tailleur sur le canapé et tapai « Lily Hawton Miller » dans un moteur derecherche.Sansrésultat.Jeretentaienvariantlesorthographes.Enfin,«LilyHoughton-Miller»medirigeaversuncertainnombredecomptesrendusdematchsdehockey,postésparuneécoledunomd’UptonTilton,dansleShropshire.J’ouvrisquelquesimagesetzoomai.Elleétait là,laseulejeunefillequinesouriaitpasaumilieud’uneéquipedejoyeuseshockeyeuses.

LilyHoughton-Millerajouéunedéfensecourageusebien

qu’infructueuse.

L’articleétaitdatédedeuxansauparavant.Uninternat.Elleavaitditêtrepensionnaire.Maisriendetout cela n’impliquait qu’elle soit liée à Will, ni que sa mère n’avait pas menti au sujet de sonpèrebiologique.Jemodifiaimarecherchepourcherchersimplement«Houghton-Miller»,ettombaisuruneentrée

d’agenda:FrancisetTanyaHoughton-MillerdevaientserendreàundînerdebienfaisanceauSavoy.Jedénichaiégalementunedemandededevisdatantde l’annéeprécédente,pour l’installationd’une

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caveàvinsousunemaisondeStJohn’sWood.Je me calai au fond de mon siège et réfléchis un instant, puis cherchai « Tanya Miller » et

« William Traynor ». Rien. Je retentai avec « Will Traynor », et échouai soudain sur la pageFacebookdesanciensdel’universitédeDurhan,oùplusieursfemmes,dontlesprénomssemblaienttoussefiniren«-ella»–Estella,Fenella,Arabella–,commentaientlamortdeWill.«Jen’arrivaispasàlecroirequandj’aientendulanouvelle.Lui,entretous!RIP,Will.»«Personnenetraverselaviesansylaisserdesplumes.VousétiezaucourantqueRoryAppletonétaitmortauxîlesTurksetCaicosdansunaccidentdehors-bord?»«Ilétaitengéographie?Unroux?»«Non,économie.»«Jesuisàpeuprèssûred’avoirembrasséRoryàlasoiréed’intégration.Unelangueénorme.»«Jevaisfairemarabat-joie,Fenella,maisc’estdemauvaisgoût.Cepauvrehommeestmort.»«WillTraynor,cen’estpasceluiquiestsortiavecTanyaMillerpendanttoutenotretroisièmeannée?»«Jenevoispasenquoic’estdemauvaisgoûtdedirequej’aipeut-êtreembrasséquelqu’unsimplementparcequ’ilestmort.»«Jenedispasquetudoisréécrirel’histoire.C’estjustequesafemmerisquedelireça,etqu’ellen’apeut-êtrepasenvied’apprendresurFacebookquesonmariafourrésalanguedanslabouched’uneautre.»«Elledoitbienlesavoir,qu’ilavaitunelangueénorme.Elles’estmariéeaveclui.»«RoryAppletons’estmarié?»«Tanyas’estmariéeavecunbanquier.Voilàunlien.J’aitoujourscruqu’elleetWillsemarieraientàlafac.Ilsétaienttellementbeauxtouslesdeux.»

Je cliquai sur le lien et découvris la photo d’une femme blonde, mince comme un roseau, auchignonartistementtravaillé,quisouriaitaupieddesmarchesd’unbureaudel’étatcivilaubrasd’unhommebrun,plusâgéqu’elle.Àquelquespasdelà,enretrait,unepetitefilledansunerobeentulleblanc les regardaitd’unair renfrogné.Elle ressemblaità laLilyHoughton-Millerque jevenaisderencontrer.Mais leclichédataitdeplusieursannéeset, àvraidire, auraitpu représentern’importequelleautrejeunedemoiselled’honneurgrincheuseauxlongscheveuxchâtains.Jerelusladiscussion,puisfermaimonordinateur.Quedevais-jefaire?SiLilyétaitbienlafillede

Will,devais-je appeler sonécole? J’étais àpeuprès sûrequ’il existaituneprocédureau sujetdesinconnusquitententdecontacterdesadolescents.Etsitoutcelan’étaitenfaitqu’uncoupmonté?Willétaitmorttrèsriche.Iln’étaitpasimpossible

que quelqu’un ait fomenté une machination complexe visant à extorquer une partie de la fortunefamiliale.LorsqueChalky,unamidemonpère,étaitdécédéd’unecrisecardiaque,dix-septpersonness’étaientmanifestéespourapprendreàsafemmequ’illeurdevaitdel’argentàlasuitedeparis.Non,j’allaisgardermesdistances.Sijefaisaiserreur,lerisqued’ensouffrirétaitbientropgrand.Mais lorsque jememis au lit, ce fut lavoixdeLilyque j’entendis résonnerdans l’appartement

silencieux.«Monpères’appelleWillTraynor.»

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Chapitre6

—Désolée,monréveiln’apassonné.JepassaidevantRichardetsuspendismavesteàlapatèreentirantsurmajupepourlaremettreen

place.—Troisquartsd’heurederetard.Ceciestinacceptable.Ilétait8h30.Nousétionslesseulespersonnesprésentesdanslebar.Carly était partie : elle n’avaitmême pas pris la peine de le dire àRichard en face. Elle s’était

contentéedeluienvoyerunSMSpourluiannoncerqu’ellerapporteraitcettesaloperied’uniformeàla fin de la semaine et que, comme on lui devait deux putains de semaines de congés payés, elledéposaitsonputaindepréavisàlaplace.« Si elle avait pris la peine de lire le règlement¸ avait-il fulminé, elle aurait su que déposer un

préavisaulieudeprendreuncongéestabsolumentinacceptable.C’estécritlà,paragraphetrois,noirsurblanc!Etcelangagegrossiern’étaitvraimentpasnécessaire!»Ils’occupaitàprésentduprocessusderecrutementpour trouverunremplaçant.Cequisignifiait

quetantquelaprocédureneseraitpasachevée,iln’yauraitquemoi.EtRichard.—Jesuisdésolée.Ils’estpassé…unimprévuchezmoi.Jem’étaisréveilléeensursautà7h30,incapablependantplusieursminutesdemesouvenirdans

quel pays jeme trouvais, etmême comment jem’appelais. J’étais restée couchée là, paralysée, enrepassantdansmatêtelesévénementsdelaveille.—Unbonemployén’apportepasautravaillessoucisdesaviepersonnelle,entonnaRicharden

passantdevantmoiarmédesonbloc-notes.Jeleregardais’éloigneretmedemandais’ilavaitunevieprivée.Ilsemblaitpassertoutsontemps

aubar.—Ouais.Mais un bon employeur ne fait pas porter à son employée un uniforme ridicule dont

Stringfellowlui-mêmen’auraitpasvoulutellementilestkitsch,murmurai-jeentapantmoncodeafindedéverrouillerletiroir-caisse,toutentirantdemamainlibresurmajupeenLurex.Soudain,Richardsetournaversmoiettraversalebardansmadirectionàgrandesenjambées.—Qu’avez-vousdit?—Rien.—Si,j’aientendu.—J’aijusteditquejem’ensouviendraispourlaprochainefois,mentis-jeavecunaimablesourire.

Mercibeaucoupdem’avoirrappeléeàl’ordre.Ilmedévisageapendantquelquessecondes,nousmettanttouslesdeuxmalàl’aise.Puisildéclara:— La femme de ménage est encore malade. Vous allez devoir nettoyer les toilettes avant de

commenceraubar.Ilmeregardaitfixement,medéfiantderépliquer.Exaspérée,jedusmerépéterplusieursfoisqueje

ne pouvais pasme permettre de perdre ce travail. J’avalai la salive qui s’était accumulée dansmabouche.—Trèsbien.—Oh,etquelqu’unaétémaladedanslatroisièmecabine.

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—Super.Il fit volte-face et disparut dans son bureau. Dans son dos, je décochai mentalement quelques

flèchesvaudoues.—Lethèmedelaréuniondecettesemaineseralaculpabilité.Laculpabilitédusurvivant,cellede

nepasavoirfaittoutcequ’ilfallait…C’estsouventcequinousempêched’allerdel’avant.Marcattenditquenousayonsfinidenouspasserlaboîteàbiscuits,puissepenchaenavantsursa

chaise en plastique, les mains serrées sur ses genoux. Il ignora le sourd grondement demécontentementcauséparlapénuriedebiscuitsàlacrèmedewhisky.— Je m’énervais souvent contre Jilly, soupira Fred dans le silence qui s’ensuivit. Quand elle

commençaitàperdre la tête.Elleremettaitdesassiettessalesdans leplacardde lacuisine,et je lesdécouvraisdesjoursaprèset…J’aihontededirequejeluiaiparfoiscriédessus.C’étaitunevraieféedulogisautrefois,poursuivit-ilenessuyantunelarme.C’estçalepire.—Vousavezvécuaveclamaladied’AlzheimerdeJillypendantdesannées,Fred.Ilauraitfalluune

patiencesurhumainepournepascraquerdetempsentemps.—Desassiettessalesm’auraientrenduedingue,ajoutaDaphne.Jecroisquejel’auraistraitéede

touslesnoms.—Maiscen’étaitpassafaute,protestaFredenseredressantsursachaise.Jepensebeaucoupàces

assiettes.Jesouhaiteparfoisrevenirenarrière.Jelesauraislavéessansdireunmotetjeluiauraisfaituncâlin.—Jemesurprends souventà fantasmer surdeshommesdans lemétro, avouaNatasha.Parfois,

quand jemonteunescalator, je croise le regardd’un inconnuquidescend.Et avantmêmed’avoiratteintlequai,j’aiimaginétouteunerelationaveclui.Ilauraitremontél’escalatorencourantparcequ’ilseseraitproduituneétincelleentrenous,etonseraitrestéslà,àseregarderdanslesyeux,aumilieudelafouledesusagersdelalignedePiccadilly.Ensuite,onseraitallésboireunverre,et…—ÇaressembleàunfilmdeRichardCurtis,l’interrompitWilliam.—J’aimebeaucoupceréalisateur,déclaraSunil.Surtoutcettecomédiequiparledecetteactrice…—Shepherd’sBush,lançaDaphne.Ils’ensuivitunbrefsilence.—Jecroisquec’estCoupdefoudreàNottingHill,Daphne,corrigeaMarc.—JepréfèrelaversiondeDaphne,répliquaWilliam.Quoi?Onabienledroitderire,non?—Donc,dansma tête,onsemarie,poursuivitNatasha.Etune foisarrivéedevant l’autel, jeme

dis : «Maisqu’est-ceque je fais là ?Olafn’estmortquedepuis trois ans, et je fantasmedéjà surd’autreshommes.»Marcsecalaaufonddesachaise.—Tunetrouvespasçanormal,aprèstroisanstouteseule,defantasmersurd’autresrelations?lui

demanda-t-il.—Maissij’aivraimentaiméOlaf,jenedevraispaspenseràquelqu’und’autre.—Onnevitplusàl’époquevictorienne,intervintWilliam.Tun’aspasàporterledeuiltoutetavie.—Sic’étaitmoiquiétaismorte,jedétesteraisl’idéequ’Olaftombeamoureuxd’uneautre.—Tun’ensauraisrien,répliquaWilliam.Tuseraismorte.—Ettoi,Louisa?m’interpellaMarc,quiavaitremarquémonsilence.Souffres-tud’unsentiment

deculpabilité?—Est-ceque…est-cequ’onpeutpasseràquelqu’und’autre?—Jesuiscatholique,déclaraDaphne.Jemesenscoupabledetout.C’estàcausedesbonnessœurs,

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vouscomprenez.—Pourquoitrouves-tulesujetdifficile,Louisa?Jebusunegorgéedecafé.Jesentaistouslesyeuxposéssurmoi.Allez,m’encourageai-je.Jedéglutis.— Je n’ai pas pu l’en empêcher, expliquai-je enfin. Parfois, je me dis que si j’avais été plus

intelligente,ou…sij’avaisagiautrement…ousij’avaissimplementétéplus…jenesaispas…Plustout…— Tu te sens coupable de la mort de Bill parce que tu as l’impression que tu aurais pu l’en

empêcher?Jetiraisurunfildemongilet.Lorsqu’ils’arracha,j’eusl’impressionquelatensionserelâchait

dansmonesprit.—Oui,etjemesensaussicoupabledevivreuneviebienmoinsintéressantequecellequejeluiai

promise. Et je culpabilise du fait qu’il m’a payé mon appartement alors que ma sœur ne seraprobablementjamaisenmesuredes’enacheterun.Surtoutquejen’appréciemêmepasvraimentd’yvivre,parceque jenem’ysenspaschezmoietque jepaniqueà l’idéede ledécorerparceque jel’associeàlamortdeW…deBill,etçamedonneraitl’impressiond’enprofiter.Unbrefsilences’installa.—Tunedevraispastesentircoupabledepossédercetappartement,déclaraDaphne.—J’aimeraisbeaucoupquequelqu’unmelègueunappart,ajoutaSunil.—Mais ce n’est qu’une fin de conte de fées, pas vrai ?Un hommemeurt, et chacun en tire un

enseignement,vadel’avantetcréequelquechosedemerveilleuxàpartirdesamort,repris-jesansmêmeréfléchiràcequejedisais.Jen’airienfaitdetel.J’aiéchouéàtoutcequej’aientrepris.—Depuislamortdemamère,monpèrepleurechaquefoisqu’ilsetapeunenana,lâchaJakeense

tordant les mains, le regard fixe sous sa frange trop longue. Il séduit des femmes pour qu’ellescouchent avec lui, puis se complaît dans sa tristesse. On dirait que tant qu’il se sent coupable, ilconsidèrequetoutvabien.—Tupensesqu’ilsesertdesaculpabilitécommed’unebéquille?—Jepenseseulementquesoitons’envoieenl’airetonenestheureux,soit…—Jenemesentiraispascoupabledem’envoyerenl’air,l’interrompitFred.—…soitontraite lesfemmesavecrespectetonfaitensorteden’avoirpasmatièreàsesentir

coupable.Oualorsonnecoucheavecpersonneetonchéritlamémoiredel’êtreaimétantqu’onn’estpasvraimentprêtàtournerlapage.Savoix sebrisa sur leverbe«chérir», et il serra lamâchoire.Nousétionshabituésàvoirdes

visages se fermer brusquement, et une règle de courtoisie tacite nous incitait à détourner les yeuxjusqu’aurefluxdeslarmespotentielles.—As-tuexpliquéàtonpèrecequeturessens,Jake?demandaMarcavecsollicitude.—Onneparlejamaisdemaman.Papavabientantqu’onneparlepasd’elle.—C’estunlourdfardeauàporterseul.—Ouais.Ben…c’estpourçaquejesuislà,non?Unsilences’installa.—Prendsdoncunpetitgâteau,Jakechéri,ditDaphne.Nousnousrepassâmeslaboîteenferblanc,vaguementrassurés,sansvraimentsavoirpourquoi,

lorsquecederniers’emparad’unbiscuit.Jen’arrêtaispasdepenseràLily.J’écoutaiàpeinel’histoiredeSunil,quipleuraitdanslerayon

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boulangeriedusupermarché,etparvinstoutjusteàarborerunaircompatissantlorsqueFredracontaqu’ilfêtaitseull’anniversairedeJillyavecunbouquetdeballonsdebaudruche.LesouvenirdemarencontreavecLilyavaitprisl’apparenced’unrêve,àlafoisvivaceetirréel.CommentWillaurait-ilpuavoirunefille?—Voussemblezdebonnehumeur…Dansleparkingdelasalleparoissiale,lepèredeJakeétaitunefoisencoreappuyécontresamoto.Jem’arrêtaiàsahauteuretrépondis:—C’est une séance de soutien aux personnes en deuil. Il y a peu de chances que j’en sorte en

faisantdesclaquettes.—Pasfaux.— Mais ce n’est pas ce que vous pensez. Ce n’est pas moi. C’est… j’ai des soucis avec une

adolescente.IlpenchalatêteenarrièrepourobserverJakequiarrivaitderrièremoi.—Oh.D’accord.Encecas, jevouscomprends.Maisvous faites très jeunepouravoiruneado,

sansvouloirvousoffenser.—Oh.Non.Cen’estpasmafille!C’est…compliqué.—J’aimeraisbeaucoupvousconseiller,maisjen’aipaslamoindreidéedecequepeutêtrevotre

problème.Ils’avançapourserrerJakecontrelui,cequelegarçontoléraàcontrecœur.—Toutvabien,fiston?—Trèsbien.—«Trèsbien»,répétaSamenmejetantunregardcomplice.Nousyvoilà.Réponseuniverselle

desadosàtout.Guerre,famine,gainsauloto,gloiremondiale.Toutesttoujourstrèsbien.—Tun’avaispasbesoindevenirmechercher.JevaischezJools.—Tuveuxquejet’emmène?—Ellehabitejusteici.Danscetimmeuble,répliquaJakeenledésignantdudoigt.Jepensequeje

pourraimedébrouiller.L’expressiondeSamrestaneutre.—Ettupourrasm’envoyerunmessagelaprochainefois?Histoiredem’éviterdevenirt’attendre

pourrien?Jakehaussalessourcilsets’éloignaenbalançantsonsacàdossursonépaule.Nousleregardâmes

partirensilence.—Onsevoittoutàl’heure,Jake?Illevaunemainsansmêmeseretourner.—OK,dis-je.Maintenant,jemesensunpetitpeumoinsseule.Samsecoualatêted’unmouvementpresqueimperceptibleetregardasonfilss’enaller.Onaurait

ditqu’ilnepouvaitsupporterl’idéedelequitter.—Certains jours, il le vit plusmal que d’autres,murmura-t-il avant de pivoter versmoi.Vous

voulezallerboireuncafé,Louisa?Justepourquejen’aiepasl’impressiond’êtreleplusgrosloseraumonde?C’estbienLouisavotreprénom?JesongeaiàcequeJakeavaitracontépendantlaséancedusoir.«Vendredi, papa est rentré avec cetteblonde tarée,Mags, qui est obsédéepar lui.Quand il était

dansladouche,ellen’apasarrêtédemedemanders’ilparlaitd’ellelorsqu’ellen’étaitpaslà.»Le baiseur en série. Mais il était bel homme et m’avait soignée dans l’ambulance. Surtout,

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l’alternativeétaitunenouvellesoiréeensolitaireàmedemandercequisepassaitdanslatêtedeLilyHoughton-Miller.—Àconditiondeparlerdetoutsaufd’adolescents,répondis-je.—Est-cequ’onpeutparlerdevotretenue?JebaissailesyeuxsurmajupeenLurexvertetmeschaussuresdedanseirlandaise.—Jamaisdelavie.—Çavalaitlecoupd’essayer,répliqua-t-ilavantdegrimpersursamoto.Nousétionsenterrassed’unbarpresquevide,nonloindemonappartement.Sambuvaituncafé

noir,etmoiunjusdefruits.À présent que je n’étais plus occupée à esquiver des voitures dans un parking ou à souffrir le

martyreattachéesurunecivière,j’avaisletempsdeleregardersubrepticement.Sonnezétaitunpeutordu,etsesyeuxseplissaientd’unemanièresuggérantqu’ilavaitdéjàpuobserver–peut-êtreavecunlégeramusement–laplupartdescomportementshumains.Ilétaitgrandetlarged’épaules,avecdestraitsplusrudesqueceuxdeWill,maisilsemouvaitavecuneétrangegrâce,quej’auraiscrueincompatibleavecsataille.Detouteévidence,ilétaitplusàl’aisepourécouterquepourparler;oupeut-être était-ce simplement que je jacassais trop, gênée à l’idée de me retrouver seule avec unhommeaprès toutce temps.Je luiparlaidemontravailaubar, je lefis rireparmadescriptiondeRichardPercivaletdemonhorribleuniforme,etjeluiracontaiàquelpointcesquelquessemaineschezmesparents avaient étébizarres àvivre. Je luiparlaidesmauvaisesblaguesdemonpère,degrand-pèreetdesesbeignets,etdel’usagepeuorthodoxequ’avaitfaitmonneveudumarqueurbleu.Maistoutenparlant,commesouventcesdernierstemps,j’avaisconsciencedecedontjeneparlaispas:demoi,deWill,demarencontresurréalistedelaveilleausoir.AvecWill,jen’avaisjamaiseuàréfléchir à ce que je disais : lui parler était aussi naturel que de respirer. À présent, j’avaisl’impressiond’avoirdéveloppéundonpournejamaisvraimentparlerdemoi.Sam hochait la tête, regardait le flot des voitures et sirotait son café, comme s’il lui semblait

parfaitementnormaldepasserunmomentencompagnied’uneinconnuebavardeenminijupeverte.—Etcommentvatahanche?s’enquit-illorsqueenfinjem’interrompis.—Pasmal.Mêmesij’enaimarredeboiter.—Tuyarriverassitun’abandonnespaslesséancesdekiné.L’espace d’un instant, je crus entendre cette voix à l’arrière de l’ambulance.Calme, impassible,

rassurante.—Etlesautresblessures?demanda-t-il.Jebaissailesyeuxsurmoncorps,commesijepouvaisvoiràtraversmesvêtements.—Endehorsdu faitque j’ai l’impressionquequelqu’uns’estamuséàmecolorierparendroits

avecunstylorougevif?Passimal.Samhochalatête.—Tuaseudubol.C’étaitunesacréechute.Àcesmots, je la ressentisdenouveau.Cettesecoussenauséeuseaufonddemonventre.Levide

sousmespieds.«Onnesaitjamaiscequipeutsepasserquandontombedesihaut.»—Jen’essayaispasde…—Oui,tumel’asdéjàdit.—Maisj’ail’impressionquepersonneneveutmecroire.Nous échangeâmes un sourire gêné. Pendant uneminute, jeme demandai si lui non plus neme

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croyaitpas.—Etdonc…çat’arrivesouventderamasserdesgensquitombentduhautd’unimmeuble?Ilsecoualatête,etsonregardseperditdel’autrecôtédelarue.—Jeramasseseulementlesmorceaux.Danstoncas,lesmorceauxtenaientencoreensemble,c’est

unechance.Nousrestâmesassisensilenceencoreunmoment.Jenecessaisdepenseràcequejedevraislui

dire,mais j’avais tant perdu l’habitude d’être en tête-à-tête avec un homme– et sobre – que je necessaisdeperdremesmoyens.Mabouches’ouvraitetsefermaitcommecelled’unpoissonrouge.—Etdonc,tuasenviedemeparlerdecetteado?demandaSam.Ce fut un soulagement d’expliquer la situation à quelqu’un. Je lui racontai la visite nocturne de

Lily,notreétrangeentrevue,cequej’avaisdécouvertsurFacebook,etsafuiteavantquej’aieeuletempsderéfléchiràl’attitudeàadopter.—Waouh!s’exclama-t-illorsquej’eusterminé.C’est…Tucroisqu’elleestvraimentsafille?—C’estvraiqu’elleluiressembleunpeu.Maishonnêtementjenesaispas.Est-cequej’aicherché

ces ressemblances ? Est-ce que j’ai vu ce que j’avais envie de voir ? C’est possible. J’ai passé lamoitiédemontempsàpenseràquelpointceseraitformidablequ’ilrestesurterrequelquechosedelui,et l’autreàmedemandersi jen’avaispastout imaginé.Etpuis, ilya toutescesquestionssansréponse… Du genre, si c’est vraiment sa fille, comment se fait-il qu’il n’ait jamais voulu larencontrer?Etcommentsesparentsàluisont-ilscensésréagir?Etsilaconnaîtreavaitpulefairechangerd’avis?Etsiçaavaitpusuffireàleconvaincredenepas…Mavoixmourutdansmagorge.Sams’appuyasurledossierdesachaise,lessourcilsfroncés.—Etdonc,cethommeestlaraisonpourlaquelletuviensauxréunionsducercle.—Oui.Jelesentaisquim’étudiait.Peut-êtreréévaluait-ilcequeWillavaitétépourmoi.— Je ne sais pas quoi faire, soupirai-je. Je ne sais pas si je dois partir à sa recherche ou tout

oublier.Ilrestauninstantsongeur,puismedemanda:—EtceWill,qu’est-cequ’ilauraitfaitàtaplace?Àcesmots,jechancelai.Jelevailesyeuxverscethommegrandauregarddirect,avecsabarbede

deuxjoursetsesdoucesmainssiagiles.Ettoutesmespenséess’évaporèrent.—Çava?Jeprisunelonguegorgéedejusdefruits,tentanttantbienquemaldedissimulercequejesavais

écritengrosseslettresrougessurmonvisage.Soudain,pouruneraisonquej’ignorais,j’eusenviedepleurer.C’étaittrop.Cetteétrangesoirée.LefaitqueWillapparaissedenouveaudansmavie,soitau centre de toutes les conversations. Je voyais son visage, son sourcil haussé d’un airmoqueur,commepourmedire:«Etmaintenant,Clark?Qu’est-cequetuvasbienpouvoirfaire?»—C’estjusteque…lajournéeaétélongue.D’ailleurs,çatedérangesije…Samselevaetrepoussasachaise.—Non,non,vas-y.Jesuisdésolé.Jen’aipaspensé…—J’aipasséuntrèsbonmoment.C’estseulement…—Aucunproblème.Tuaseuunerudejournée.Jecomprends.Non,non.Paslapeine,dit-illorsque

jevoulussortirmonporte-monnaie.Vraiment.Jepeuxt’offrirunjusd’orange.Jecroisque jecourus jusqu’àmavoiture,endépitdema jambeboiteuse.Sur tout lechemindu

retour,jesentissesyeuxposéssurmoi.

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Jemegaraidansleparkingetreprismonsouffle,quej’avaisretenuduranttoutletrajetdepuislebar.Jejetaiuncoupd’œilàlaboutiqueaucoindelarue,puismetournaiversmonappartement.Jen’avaispasenvied’êtreraisonnable.J’avaisenviedevin.Deplusieursgrandsverres.Jevoulaisboirejusqu’àêtrecapabledemepersuaderd’arrêterderessasserlepassé.Oupeut-êtred’arrêterdepensertoutcourt.Je descendis de voiture.Ma hancheme faisait mal. Depuis l’arrivée de Richard, j’avais tout le

tempsmal;lekinédel’hôpitalm’avaitditdenepasrestertroplongtempsdebout,maisj’étaisprised’angoisseàlaseuleidéed’enparleràmonmanager.Jevois.Doncvoustravaillezdansunbar,maisvousvoulezavoirleprivilègederesterassisetoute

lajournée,c’estbiença?Cevisagedecadresupérieurbiennourri.Cettecoupedecheveuxsoigneusementanonyme.Cette

expressiondesupérioriténonchalantealorsqu’ilavaitàpeinedeuxansdeplusquemoi.Jefermailesyeuxetm’efforçaidefairedisparaîtrelabouled’anxiétéquipesaitsurmonestomac.—Jevaisseulementprendreça,s’ilvousplaît,dis-jeenposantunebouteilledesauvignonsurle

comptoir.—Onfaitlafête?—Pardon?—Votretenue.Vousêtesdéguiséeen…Neditesrien.Blanche-Neige?—Exactement.—Faitesattentionavecça.Beaucoupdecalorieslà-dedans.Vousdevriezvousmettreàlavodka.

Ça,c’estunalcoolpropre.Avecquelquesgouttesdecitron.C’estcequej’aiditàGinny,del’autrecôtédelarue.Voussavezqu’elleeststripteaseuse?Elledoitsurveillersaligne.—Conseildiététique.Sympa.—C’estcommetouscestrucssurlesucre.Ilfautfaireattentionausucre.Paslapeined’acheterdes

produitsallégésenmatièresgrassess’ilssontbourrésdesucre,vouscomprenez?Ellessontlà,lescalories.Justelà.Etlessucresraffinéssontlespires.Ilscollentàl’estomac.Ilencaissamabouteilleetmetenditlamonnaie.—Qu’est-cequevousmangez,Samir?—Nouillesinstantanéesaubaconfumé.C’estdélicieux.J’étaisperduedansmespensées–quelquepartdanslasombrecrevasseentremahancheendolorie,

mondésespoirprofessionneletuneétrangeenviedenouillesinstantanéesaubaconfumé–lorsquejel’aperçus.Ellesetenaitàl’entréedemonimmeuble,assiseparterre,lesmainsautourdesgenoux.Jeprismamonnaieetmehâtaidetraverserlarue.—Lily?Ellelevalentementlatête.Savoixétaitindistincte,sesyeuxinjectésdesang,commesielleavaitpleuré:—Personnenem’alaisséeentrer.J’aisonnéàtouslesinterphones,maispersonnenem’aouvert.Jeglissaiàgrand-peinemaclédanslaserrureetcalailaporteavecmonsacavantdem’accroupir

àcôtéd’elle.—Qu’est-cequis’estpassé?— Je veux juste aller dormir, dit-elle en se frottant les paupières. Je suis tellement fatiguée. Je

voulaisprendreuntaxipourrentrerchezmoi,maisjen’aiplusd’argent.Penchéesurelle,jesentismemonterauxnarinesuneboufféed’alcool.—Est-cequetuasbu?demandai-je.—Jenesaispas.

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Ellemeregardaencillant,latêteinclinéesurlecôté.Jemedemandaialorssielleavaitseulementconsommédel’alcool.—Si je ne suis pas bourrée, c’est vous qui êtes devenue un farfadet,marmonna-t-elle avant de

tapotersespoches.Oh,regardez!Regardezcequej’aitrouvé!Ellelevaunecigaretterouléeàmoitiéfumée.Àl’odeur,ilnes’agissaitpasquedetabac.—Ontireunetaffe,Lily?dit-elleOh,non.Toi,c’estLouisa.C’estmoi,Lily.Ellegloussaetsortitunbriquetdesapoche.D’ungestemalassuré,elletentaaussitôtd’allumersa

clopeparlemauvaiscôté.—D’accord…Ilesttempsderentrer.Jeluiprissacigaretteet,ignorantsesvaguesprotestations,l’écrasairageusementsousmontalon.—Jet’appelleuntaxi.—Maisjene…—Lily!Jemeretournai.Unjeunehommesetenaitdel’autrecôtédelarue,lesmainsdanslespochesde

sonjean.Ilnousregardaitfixement.Lilyposalesyeuxsurlui,puislesdétourna.—C’estqui?demandai-je.Elleregardaitsespieds.—Lily!Viensici.Ilyavaitdanssonintonationquelquechosedepossessif.Ilsetenaitlesjambeslégèrementécartées,

commesi,mêmeàcettedistance,ils’attendaitàcequ’elleluiobéisse.Instinctivement,jememissurmesgardes.Personnenebougea.—C’esttoncopain?Tuveuxluiparler?chuchotai-je.Lorsqu’elle me répondit, je ne pus saisir ce qu’elle disait. Je dus me pencher sur elle et lui

demanderderépéter.—Fais-lepartir.Ellefermalesyeuxetsetournaverslaportedel’immeuble.—S’ilteplaît.Le jeune homme commençait à traverser la rue. Je me levai et tentai d’adopter une voix aussi

autoritairequepossible:—Tupeuxpartirmaintenant,merci!Lilyvarentreravecmoi.Ils’arrêtaaumilieudelachaussée.Jesoutinssonregard.—Tupourrasluiparleruneautrefois,ajoutai-je.D’accord?Lamainposéesurunboutondel’interphone,jemurmuraiàmonpetitamiimaginaire,muscléet

colérique:—Ouais.Tuveuxbiendescendremedonneruncoupdemain,Dave?Merci.L’expressiondu jeunehommesuggéraitqu’iln’enavaitpas terminé.Cependant, il finitpar faire

volte-face,sortitsontéléphonedesapocheetsemitàparleràvoixbasseetd’untonpressétoutens’éloignant. Il ignora le taxi klaxonnant qui dut faire un écart pour l’éviter et nous jeta un ultimeregardmenaçantavantdedisparaîtredanslanuit.Je poussai un soupir de soulagement, glissai les mains sous les bras de Lily et, sans grande

élégancemaisavecforcejuronsétouffés,parvinsàlatraînerdansl’entréedel’immeuble.Cettenuit-là,elledormitdansmonappartement.Jenesavaispasquoifaired’autre.Ellevomitdeux

foisdans la salledebainsetme repoussaquand jevoulus lui tenir les cheveux.Elle refusademedonnerlenumérodesesparents–oupeut-êtreétait-elleincapabledes’ensouvenir–,etsonportable

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étaitbloquéparuncode.Jel’aidaiàselaveretàenfilerundemespantalonsdejoggingetuntee-shirt,puislamenaidansle

salon.—Tuasrangé!s’écria-t-elle,commesijel’avaisfaitàsonintention.Jel’aidaiàboireunverred’eauetl’installaisurlecanapéenpositionlatéraledesécurité,mêmesi

j’étaisàpeuprèssûrequ’ellen’avaitplusrienàvomir.Lorsque je lui levai la tête pour la poser sur l’oreiller, elle ouvrit les yeux comme si elle me

reconnaissaitvéritablementpourlapremièrefois.—Désolée,dit-elle.Elleavaitparléd’unevoixsibasseque jene fuspasentièrementsûredeceque j’avaisentendu.

Puisjevissesyeuxs’emplirdelarmes.Jeposaisurelleunecouvertureetlaregardais’endormir:sonteintpâle,leslégerscernesbleus,

ses sourcils qui suivaient un tracé identique à ceux de Will, les mêmes taches de rousseurdélicatementsaupoudréessurlesjoues…Puisjesongeaiàverrouillerlaportedel’appartementetprislesclésavecmoidansmachambre,

sous mon oreiller, pour l’empêcher de me voler ou simplement de s’en aller. Je ne savais pasvraiment. Longtemps, je restai allongée tout éveillée.Dansmon esprit se bousculaient des sirènesd’ambulances, des bruits d’aéroport, les visages desmembres du cercle d’accompagnement qui semêlaientàceuxdeLilyetdece jeunehommeauregarddur.Etpendant toutce temps,unevoixnecessaitderépéter:Maisqu’est-cequetufous?Maisquepouvais-jefaired’autre?Enfin, peu après que les oiseaux eurent commencé à chanter et que la camionnette de la

boulangerieeutdéchargésalivraisonmatinale,mespenséesralentirentleurcourseetjem’endormis.

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Chapitre7

L’arôme du caféme réveilla. Jemis quelques secondes à comprendre comment une telle odeurpouvait filtrerdansmonappartement,mais lorsque la réponse s’imposaàmonesprit embrumé, jesautaiaussitôtdulitetsortisdemachambreenenfilantmonsweatàcapuche.Lily fumait, assise en tailleur sur le canapé, se servant de ma seule bonne tasse comme d’un

cendrier.Latéléétaitallumée,etdeuxgobeletsencartonétaientposéssurlemanteaudelacheminée.—Oh,tuesréveillée!Celuidedroite,c’estletien,medit-elleenmegratifiantd’unbrefregard

avant de se retourner vers l’écran de télévision. J’ignorais ce que tu aimais, donc je t’ai pris unallongé.Je clignai des yeux et grimaçai, incommodée par la fumée. Je traversai la pièce et ouvris une

fenêtre.Jejetaiuncoupd’œilàl’horloge.—Elleestàl’heure?—Ouais.Lecaféestpeut-êtreunpeufroid.Jenesavaispassijedevaisteréveiller.—C’estmonjourdecongé,répondis-jeenprenantmoncafé.Ilétaitencoretiède.J’enbusunegorgée,reconnaissante.Puisjeposailesyeuxsurlegobelet.—Uneminute,dis-je.Commenttuaseuça?J’aiferméàclélaported’entrée.—Jesuisdescendueparl’escalierdesecours.Jen’avaispasd’argent,doncj’aidonnéaumecdela

boulangerielenumérodetonappartement,etiladitquetupourraisvenirpayerplustard.Oh,ettudevrasaussiréglerdeuxbagelsausaumonfuméetaufromage.—Ahbon?J’avaisenviedememettreencolère,maisj’étaissoudaintropaffaméepourcela.Ellesuivitmonregard.—Oh.Jelesaimangés,dit-elleensoufflantunevolutedefuméeaucentredelapièce.Iln’yavait

riendanstonfrigo.Ilfautvraimentquetufassesquelquechosepourcetappart…LaLilydecematinétaitsidifférentedelafillequej’avaisramasséedanslaruelaveilleausoir

que je peinais à croire qu’il s’agissait de lamême personne. Je retournai dansma chambre pourm’habilleretl’entendispasserdanslacuisinepourseservirunverred’eau.—Eh,machine…Louisa.Tupeuxmeprêterunpeudemonnaie?demanda-t-elledepuislesalon.—Sic’estencorepourtebourrerlagueule,non.Soudain,elleouvritlaportedemachambresansfrapper.Jeserraimonsweatcontremapoitrine.—Etest-cequejepeuxrestercettenuit?—Ilfautquejeparleàtamère,Lily.—Pourquoi?—Ilfautquej’ensacheunpeuplussurcequisepasseici.Ellerestasurleseuil.—Alorstunemecroispas.Jeluifissignedeseretournerafindepouvoirfinird’accrochermonsoutien-gorge.—Jetecrois.Maisc’estledeal:tuveuxobtenirquelquechosedemoi,j’aibesoind’ensavoirun

peuplussurtoi.Justeaumomentoùj’enfilaismontee-shirt,ellepivotaversmoi.

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—Commetuveux,dit-elle.Detoutefaçon,ilfautquej’aillechercherdesfringuespropres.—Pourquoi?Tuétaisoù?Elles’éloignadequelquespas,commesiellenem’avaitpasentendue,etsereniflal’aisselle.—Jepeuxmeservirdetadouche?Jepue,c’estuneinfection.Uneheureplustard,nousroulionsendirectiondeStJohn’sWood.J’étaisépuisée,àlafoisparles

événements de la nuit et par l’étrange énergie que dégageait Lily à côté demoi. Elle s’agitait enpermanence,fumaitcigarettesurcigarette,puisrestaitassisedansunsilencesipesantquejesentaispresquesurmesépauleslepoidsdesespensées.—Aufait,c’étaitqui?demandai-je.Cemec,hiersoir?Jeregardaistoujourslaroute,arborantuneexpressionparfaitementneutre.—Quelqu’un.—Tum’asditquec’étaittoncopain.—Alorsc’estmoncopain.Savoixs’étaitdurcie,sonvisages’étaitfermé.Alorsqu’onapprochaitdelamaisondesesparents,

ellecroisalesbrasetremontasesgenouxsoussonmenton,leregardfroidetdéfiant,commesiellemenaitdéjàunebataillesilencieuse.Jem’étaisdemandésiellemedisaitlavéritéausujetdeStJohn’sWood,maisellememontrad’ungesteunelargeruebordéed’arbresetmeditdem’arrêterdevantlatroisièmemaisonàgauche.Nousétionsdanslegenredequartieroùvivaientdesdiplomatesoudesbanquiersaméricainsexpatriés,legenrederuedontonnevoyaitjamaispersonneentrernisortir.Jeme garai le long du trottoir, admirant d’unœil ébahi les fenêtres des hautes bâtisses blanches, leshaiesd’ifstailléesavecsoinetlesjardinièresimmaculées.—Tuhabitesvraimentici?Elleclaquasaportièresifortquemapetitevoituretangua.—Jen’habitepasici,rétorqua-t-elle.Ilshabitentici.Elle pénétra dans lamaison, où je la suivis timidement. Jeme sentais commeune intruse.Nous

noustrouvionsdansuneentréespacieuseethautedeplafond,avecunsolenparquetetunimposantmiroir doré suspendu au mur ; coincées dans le cadre, une multitude d’invitations blanchessemblaient se bousculer. Une superbe composition florale trônait dans un vase sur un guéridonancien,imprégnantl’atmosphèred’undouxparfum.Del’étagerésonnaitunvacarmeétouffé.Jecrusdevinerdesvoixd’enfants.—Mesdemi-frères,déclaraLilyd’unairdédaigneux.Ellesedirigeaverslacuisine,s’attendantvisiblementàcequejel’imite.Lapièceétaitimmense,

meublée d’éléments gris modernes, avec un gigantesque plan de travail taupe en béton ciré. Toutrespiraitleluxe,depuislegrille-painjusqu’àlacafetière,assezgrandeetcomplexepourfigurerdansuncaféàMilan.Lilyouvritaussitôtlefrigo,dontelleparcourutlecontenuavantd’ensortiruneboîtedetranchesd’ananasfraîches,qu’ellesemitàmangeraveclesdoigts.—Lily?Unevoixdefemmes’élevadepuisl’étage,inquiète.—Lily,c’esttoi?Desbruitsdepasretentirentdansl’escalier.Lilylevalesyeuxauciel.Une blonde apparut sur le pas de la porte. Son regard se posa d’abord surmoi, puis sur Lily,

occupéeàlaissertomberunmorceaudefruitdanssabouched’unairalangui.Lafemmes’approchad’elleetluiarrachal’emballagedesmains.—Oùest-cequetuétaispassée?cria-t-elle.Ilst’ontcherchéepartoutaulycée!Papaafaitletour

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duquartierpendantdesheures!Onpensaitquetut’étaisfaitassassiner!Oùétais-tu?—Cen’estpasmonpère.—Nejouepasàlamaligneavecmoi,jeunefille!Tunepeuxpasrevenircommeça,commeside

rienn’était!Est-cequetuasseulementidéedesennuisquetuascausés?J’étaisdeboutavectonfrèrelamoitiédelanuit,etaprèsçajen’aipasputrouverlesommeil,carjem’inquiétaispourtoi.J’aidûannulernotrevisitechezgrand-mèreHoughtonparcequ’onnesavaitpasoùtuétais!Lilylaconsidéraitfroidement.—Jenevoisvraimentpaspourquoitut’esautantinquiétée,rétorqua-t-elle.D’habitude,tutefous

desavoiroùjesuis.La femme se raidit de rage. Elle était vraiment trèsmince, le genre de silhouette qu’on obtient

grâceàunrégimedraconienetàdesheuresd’exerciceintensif.Ellesefaisaitvisiblementcouperetcolorerlescheveuxchezuncoiffeurhorsdeprix,etportaitcequejedevinaiêtreunjeandecréateur.Cependant,sonvisagelatrahissait:elleétaitépuisée.Soudain,ellefitvolte-facepourmeregarder.—C’estchezvousqu’elleétait?—Euh…oui,mais…Elle m’inspecta de la tête aux pieds et sembla parvenir à la conclusion qu’elle n’aimait pas ce

qu’ellevoyait.—Avez-vousidéedesproblèmesquevousavezcausés?Avez-vousidéedesonâge?Etd’ailleurs,

quefaisiez-vousavecunesijeunefille?Vousavez,quoi,trenteans?—Enfait,je…—Est-cequec’estça?demanda-t-elleàLily.Est-cequetuaseuuneaventureaveccettefemme?—Oh,maman,laferme!Lilyavaitreprissaboîted’ananas,qu’ellecontinuaitàviderconsciencieusement.—Cen’estpascequetucrois,reprit-elle.Cen’estpassafaute.Elleavala lederniermorceaudefruitetmarquaunepause le tempsdemâcher,peut-êtreafinde

ménageruneffetdramatique,avantdepoursuivre:—C’estlafemmequis’occupaitdemonpère.Monvraipère.TanyaHoughton-Millers’assitaumilieudesinnombrablescoussinsdesoncanapécouleurcrème

etsemitàremuersoncafé.J’étaisperchéetoutaubordducanapéquiluifaisaitface,hypnotiséeparlesbougiesparfuméesgéanteset lesmagazinesdedécorationsoigneusementdisposés.Jecraignaisderenversermoncafésijem’appuyaissurlescoussinscommeellelefaisait.—D’oùconnaissez-vousmafille?demanda-t-elled’unevoixfaible.Elleportaitàl’annulairedeuxdesplusgrosdiamantsquej’avaisjamaisvus.—Jenelaconnaissaispas.Elleestvenuesonneràmaporte.Jen’avaisaucuneidéedesonidentité.Illuifallutenvironuneminutepourdigérerl’information.—Etdonc,vousétiezl’aide-soignantedeWillTraynor.—Oui.Jusqu’àsamort.S’installaunbrefsilenceaucoursduquelnousobservâmestoutesdeuxleplafond;unobjetvenait

des’écraserbruyammentau-dessusdenostêtes.—Mesfils,soupira-t-elle.Ilsontquelquesproblèmescomportementaux.—Sont-ilsissusdevotre…—IlsnesontpasdeWill,sic’estcequevousvoulezsavoir.Nous restâmes unmoment assises en silence…un silence relatif étant donné les hurlements qui

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résonnaientàl’étage.Unnouveauchocsourdretentit,suivid’uncalmeinquiétant.—MadameHoughton-Miller,repris-je.Est-cevrai?Lilyest-ellelafilledeWill?—Oui,acquiesça-t-elle.Jemesentissoudainfébrile.Jeposaimoncafésurlatablebasse.—Jenecomprendspas.Jenecomprendspascomment…—C’esttrèssimple.Willetmoiétionsensemblependantnotredernièreannéeàl’université.J’étais

très amoureuse de lui, bien sûr.Tout lemonde l’était.Même si, dansmon cas, il ne s’agissait pasd’uneaffaireàsensunique…vouscomprenez?Ellelâchaunpetitsourireetmarquaunepause,commesielles’attendaitàcequejeréagisse.Jene

pouvaispas.CommentWillavait-ilpumecacherqu’ilavaitunefille?Aprèstoutcequenousavionsvécu?Faceàmonmutisme,Tanyarepritlaparoled’unevoixtraînante:—Bref. Nous étions le couple en vogue de notre groupe. Des bals, du sport, des week-ends à

l’étranger…Vousvoyez.Willetmoi…ehbien,nousétionspartout.Elle racontait l’histoire comme si elle datait d’hier, comme si elle avait revécu sans cesse les

mêmesévénements,depuisdesannées.—Etpuis,ànotrebaldepromo,j’aidûpartiraidermonamieLiza,quis’étaitmisedansjenesais

plus quel pétrin… Et à mon retour Will avait disparu. Je n’avais aucune idée d’où il pouvait setrouver. Je l’ai attendu pendant des heures. La soirée se terminait, tout lemonde repartait,mais iln’arrivaitpas.Finalement,unefillequejeconnaissaisàpeineestvenuem’apprendrequeWillétaitparti avec une certaine Stéphanie Loudon. Vous l’ignorez, mais elle lui tournait autour depuistoujours.Audébut,jen’aipasvoululecroire,maisj’aifiniparmerendrechezelle.Jesuisrestéeunmomentdevantsamaison,dansmavoiture.À5heuresdumatin,ilestsortietilssesontembrasséssur le pas de la porte, comme s’ils se fichaient d’être vus ensemble. Quand je suis descendue duvéhiculepour luiparler, iln’amêmepaseu ladécenced’avoirhontede lui. Ilm’asimplementditqu’ilétaitinutiledenousimpliquerémotionnellementpuisque,detoutefaçon,notrerelationn’auraitjamaistenuaprèslafac.»Aprèsça,l’années’estterminée.Cefutpourmoiunsoulagement,carfranchement,quiaenvie

d’êtrelafillequis’estfaitlarguerparWillTraynor?Maisj’aieubeaucoupdemalàfairemondeuil.Notrerelations’estachevéedemanièresiabrupte…Aprèsqu’onaquittélafacetqu’ilacommencéàtravailleràlaCity,jeluiaiécritpourluidemandersionpouvaitaumoinsallerboireunverrepourqu’ilpuissem’expliquersonattitude.Parceque,demonpointdevue,onétaittrèsheureuxensemble,vouscomprenez?Maisils’estcontentédepriersasecrétairedem’envoyerça:cettecarte,quidisaitqu’elleétaitdésolée,quel’agendadeWillétaitcompletetqu’iln’avaitpasdetempsàmeconsacrerpourlemoment,maisqu’ilmesouhaitaitunebonnecontinuation.«Unebonnecontinuation»,répéta-t-elleavecunegrimace.Àmon tour, je grimaçai intérieurement. J’avais très enviedemettre endoute sonhistoire,mais

celle-ci avait toutes les apparences d’une horrible vérité. Will lui-même avait eu un regardparfaitementclairsursesjeunesannées.Ilm’avaitavouéàquelpointilavaitmaltraitélesfemmesàcetteépoquedesavie.(Sesmotsexactsavaientété:«J’étaisunvéritablesalaud.»)Tanyaparlaittoujours:—Etalors,environdeuxmoisplustard,j’aidécouvertquej’étaisenceinte.Lagrossesseétaitdéjà

bienavancée,parcequemes règlesavaient toujoursété irrégulièresetque jenem’étaispas renducomptedemonretard.J’aidoncprisladécisiondegarderlebébé.Mais…Ellelevadenouveaulementon,commeprêteàsedéfendre,etpoursuivit:

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—…maisjenevoyaispasl’intérêtd’enparleràWill.Pasaprèstoutcequ’ilavaitditetfait.Moncaféétaitfroid.—Pasl’intérêtd’enparleràWill?—Ilm’avaitbiensignifiéqu’ilnevoulaitplusmerevoir.Ilauraitréagicommesi jel’avaisfait

délibérément,pourlepiéger.Jem’aperçusquemaboucheétaitgrandeouverteetlafermai.—Maisvous…vousnepensezpasqu’ilavaitledroitdesavoir?Vousnepensezpasqu’ilaurait

puavoirenviederencontrersonenfant?Malgrétoutcequis’étaitpasséentrevous?Ellereposasatasse.—Elle a seize ans, poursuivis-je.Elledevait en avoir quatorze, quinze, quand il estmort.C’est

terriblementlong…—Maisàcemoment-làelleavaitFrancis.C’était lui, sonpère. Ilaété trèsbonpourelle.Nous

étionsunefamille.Noussommesunefamille.—Jenecomprendspas…—Willneméritaitpasdelaconnaître!Sesmotsplanèrentuninstantentrenous,lourdsetmenaçants.—C’était un salaud,d’accord?WillTraynor était un salaudégoïste, répéta-t-elle en repoussant

unemèchedecheveuxqui lui tombait sur levisage.Et jen’étaispas aucourantde cequi lui étaitarrivé.Çaaétéunchocpourmoidel’apprendre.Mais,honnêtement,jenesuispascertainequeçaauraitchangéquelquechose.Jemisunmomentàretrouverlaparole.—Çaauraitchangéquelquechose.Pourlui.Ellemejetaunregardincisif,maisrestasilencieuse.—Wills’estsuicidé,repris-jed’unevoixbrisée.Ilamisfinàsesjoursparcequ’ilnevoyaitplus

aucuneraisondecontinueràvivre.S’ilavaitsuqu’ilétaitpère…Elleseleva.—Oh, non ! s’écria-t-elle.Nememettez pas ça sur le dos,mademoiselle Je-ne-sais-qui ! Je ne

vouslaisseraipasmerendreresponsabledusuicidedecethomme.Vouscroyezpeut-êtrequemavien’estpasassezcompliquée?Commentosez-vousvenirmejugersousmontoit?Sivousaviezeuàendurerlamoitiédecequej’endureavec…Non.WillTraynorétaitunenfoiré.—WillTraynorestl’hommeleplusgentilquej’aipuconnaître!Ellem’examinadelatêteauxpieds.—Oui,dit-elleenfin.C’estfortpossible.Jamaisjen’avaisétéemplied’unetelleaversionpourquiconque.Jemelevai,prêteàpartir,maisunevoixbrisasoudainlesilence:—Alorsmonpèrenesavaitpasquej’existais.Lilysetenaitimmobilesurlepasdelaporte.TanyaHoughton-Millerpâlit,puisseressaisit.—C’étaitpour teprotéger,Lily.Jeconnaissais trèsbienWill,et jen’allaispasexposer l’unede

nousdeuxàl’humiliationd’essayerdeleconvaincredefairepartied’unerelationqu’iln’avaitpasdésirée. Et tu dois vraiment perdre cette fâcheuse manie d’écouter aux portes, ajouta-t-elle en sepassantlamaindanslescheveux.Çafinirapartejouerdestours.Jenepusenécouterdavantage.Jemedirigeaiverslasortie.Àl’étage,denouveauxhurlementsse

firententendre.Uncamionenplastiquedévalal’escalierets’écrasaenbasdesmarches.—Tuvasoù?—Jesuisdésolée,Lily.On…onpourrapeut-êtrediscuteruneautrefois.

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—Maistunem’aspresquerienracontésurmonpère.—Cen’étaitpastonpère,intervintTanyaHoughton-Miller.FrancisenafaitpluspourtoiqueWill

n’enauraitjamaisfait.—Francisn’estpasmonpère!rugitLily.Un nouveau bruit de chute retentit à l’étage, suivi de la voix d’une femme qui hurlait dans une

langueétrangère.Lesdéflagrationsmétalliquesd’unefaussemitrailletterésonnèrent.Tanyaseposalesmainssurlatête.—Jenepeuxplussupporterça.Jenelesupportepas.Lilymerattrapaàlaporte.—Est-cequejepeuxresteravectoi?—Quoi?—Cheztoi?Jenepeuxpasresterici?—Lily,jenecroispas…—Rienquepourcesoir.S’ilteplaît.—Oh, allez-y !ditTanyaenagitant lamaind’unairnégligent.Prenez-la chezvousun jourou

deux. C’est une compagnie délicieuse. Polie, serviable, adorable. Un vrai petit ange ! On verracommentçavamarcher,ajouta-t-elle,leregarddur.Voussavezqu’elleboitetfumedanslamaison?Etqu’elles’estfaitrenvoyerdesonlycée?Ellevousaracontétoutça,pasvrai?Lilysemblaitpresques’ennuyer,commesielleavaitdéjàentenducettetiradeunmilliondefois.— Elle n’a même pas daigné se présenter à ses examens. On a tout fait pour elle. Des

psychologues,lesmeilleuresécoles,desprofesseursparticuliers…Francisl’atraitéecommesafille.Elleestd’uneingratitudesansbornes!Monmariesttrèspréoccupéparsontravailencemoment,lesgarçonsontleursproblèmes,etcelle-cinenouslaissepasuninstantderépit.Commetoujours.—Commenttupourraismêmelesavoir,d’abord?J’aiétéélevéepardesnounouslamoitiédema

vie.Etàlanaissancedesgarçons,tum’asmiseàl’internat.—Jenepouvaispasm’occuperdevoustous!J’aifaitcequej’aipu!—Tuasfaitcequetuasvoulu,c’est-à-direrefonderuneparfaitepetitefamille,sansmoi.Surcesmots,Lilyseretournaversmoi.—S’ilteplaît…,mesupplia-t-elle.Justepourunenuit.Jenet’embêteraipas,c’estpromis.J’auraisdûdirenon.Jelesavais.Maisj’étaissiencolèrecontrecettefemme…Etpuis,j’avaisle

sentiment de devoir prendre la défense de Will, de devoir entreprendre ce qu’il n’avait pas eul’occasiond’accomplir.UnegigantesqueconstructionenLegos’écrasaàmespieds,sebrisantencentainesdepetitespièces

multicolores.—Trèsbien,répondis-jealors.Prendstesaffaires.Jet’attendsdehors.Le restede la journéepassaà lavitessede l’éclair.Nousvidâmes ladeuxièmepièce rempliede

cartons,quej’empilaidansmachambre,etaménageâmesleslieuxpourqueLilypuisses’yinstaller.J’arrangeailestorequejen’avaisjamaisprisletempsderépareretapportaiunelampe,ainsiqu’unedemestablesdechevet.Jepartisacheterunlitdecamp,queLilym’aidaàporterdansl’escalier,ainsiqu’unetringleoùsuspendresesquelquesvêtements,unenouvellecouetteetdestaiesd’oreiller.Lilysemblait heureuse d’avoir un objectif et paraissait absolument indifférente à la perspectived’emménagerchezuneinconnue.Jelaregardairangersesaffairesdanssachambrecesoir-làetmesentissoudainétrangementtriste.Cettejeunefilledevaitvraimentêtremalheureusepourpréférerauluxeetauconfortde lamaisondesesparentsuncagibimeubléd’unlitdecampetd’une tringleà

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vêtementsbranlante.Je préparai des pâtes, troublée à l’idée d’avoir une invitée, et nous regardâmes ensemble la

télévision.À20h30,sontéléphonesonna,etellemedemandaunboutdepapieretuncrayon.—Voilà,dit-elleengriffonnantquelquechose.C’estlenumérodeportabledemamère.Elleveut

letien,ainsiquetonadresse.Encasd’urgence.JemedemandaicombiendetempsTanyapensaitquesafilleresteraitchezmoi.À22heures,épuisée, j’annonçaiàLilyque j’allaismecoucher.Assiseen tailleur sur lecanapé,

elleregardaittoujourslatélétoutenenvoyantdesmessagesàquelqu’unsursontéléphoneportable.—Netecouchepastroptard,d’accord?Larecommandationsonnaitfauxvenantdemoi.Jemesentaiscommeuneenfantquiveutjouerles

adultes.Lilyavaittoujourslesyeuxrivéssurl’écrandetélévision.—Lily?Ellelevalatête,commesiellevenaitàpeinederemarquermaprésence.—Oh,oui.Aufait,jevoulaistedire.J’étaislà.—Où?—Surletoit.Quandtuestombée.C’estmoiquiaiappelél’ambulance.Jerevissoudaincevisage,cesgrandsyeux,cettepeaublanchedanslapénombre.—Maisqu’est-cequetufabriquaislà-haut?—J’avaistrouvétonadresse.Commetoutlemondeàlamaisonpétaituncâble,j’aivoulusavoir

quituétaisavantd’essayerdet’approcher.J’aivuquejepouvaismonterparl’escalierdesecours,ettalumièreétaitallumée.J’étaisjusteentraind’attendre.Maisaprèstuesarrivéeettuascommencéàmarchersurlebord,etj’aipenséquesijeteparlais,jerisquaisdetefairepeur.—Cequetuasfait.—Ouais. Je ne voulais pas. J’ai vraiment cru que je t’avais tuée, ajouta-t-elle avec un petit rire

nerveux.Nousrestâmeslàensilencependantuneminute.—Toutlemondecroitquej’aisauté.Ellemedévisagea.—Ahbon?—Ouais.Elleyréfléchituninstant.—Àcausedecequiestarrivéàmonpère?—Oui.—Iltemanque?—Touslesjours.Ellesetutunmomentavantdedemander:—C’estquand,tonprochainjourdecongé?—Dimanche.Pourquoi?—Est-cequ’onpourraitallerdanstaville?—TuveuxalleràStortfold?—Jeveuxvoiroùilavécu.

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Chapitre8

Jen’avaispasprévenupapadenotrearrivée.Jenesavaispasvraimentcommentaborderlesujet.Jemegaraidevantlamaisonetrestaiassiseuneminutederrièrelevolant.TandisqueLilyregardaitparlafenêtre,jenepouvaism’empêcherderemarquerl’aspectvieillotdelamaisondemesparentsparrapportàlasienne.Lorsquejeluiavaisexpliquéquemamèretiendraitsansdouteànousinviteràpartager leur déjeuner, elle avait eu l’idée de lui offrir des fleurs et s’était offusquée deme voirenvisagerd’acheterunbouquetd’œilletsdansunestation-service.Jem’étaisdoncrenduejusqu’ausupermarchédel’autrecôtédeStortfold,oùelleavaitchoisiun

immensebouquetdefreesias,pivoinesetrenoncules…quej’avaispayé.—Resteiciuneminute,luidis-jequandellevoulutdescendreduvéhicule.Avantquetuviennes,je

voudraistoutleurraconter.—Mais…—Crois-moi,répliquai-je.Ilvaleurfalloirunpeudetemps.Jeremontail’alléedupetitjardinetfrappaiàlaporte.J’entendaislatélévisiondusalonetimaginai

grand-pèreentrainderegarderlescourses,faisantcliquetersondentierenrythmeavecl’alluredeschevaux. Les petits bruits de lamaison. Je songeai aux longsmois où j’avais prismes distances,ignorantcommentjeseraisreçuesijamaisjerevenais,refusantdepenseràcequecelameferaitderemontercetteallée,desentir l’odeurd’adoucissantde l’étreintedemamère,d’entendre l’éclatderirelointaindemonpère…Papaouvritlaporteethaussalessourcils.—Lou!Onnes’attendaitpasàtevoir!Euh…Onnes’attendaitpasàtevoir,hein?Ilesquissaunpasenavantpourmeserrercontre lui,et jemerendiscompteàquelpoint j’étais

heureused’avoirretrouvémafamille.—Bonjour,papa.Ilattendituninstantsurleperron,lebrastendu.Undélicieuxfumetdepouletrôtiflottaitdansle

couloir.—Est-cequeturentres,demanda-t-ilenfin,ouest-cequ’onsefaitunpique-niquesurleseuil?—Ilfautd’abordquejevousannoncequelquechose.—Tuasperdutontravail.—Non,jen’aipas…—Tut’esfaitfaireunnouveautatouage.—Tusavaispourmontatouage?—Jesuistonpère.Jesuisaucourantdetouteslesconneriesquetuasfaitesavectasœurdepuistes

troisans.Tamèren’ajamaisvouluquejem’enfasseun,ajouta-t-ilsurletondelaconfidence.—Non,papa,cen’estpasça.Je…j’ailafilledeWillavecmoi.Àcesmots,papasefigea.Mamanapparutderrièrelui,revêtuedesontablier.—Lou!s’écria-t-elleavantd’apercevoirl’expressionhorrifiéedesonmari.Quoi?Qu’est-cequi

sepasse?—Elleditqu’elleestaveclafilledeWill.—LaquoideWill?glapitmaman.

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Papaétaitpâlecommeunlinge.Ilposalamainsurleradiateurderrièreluiafindes’ysoutenir.—Quoi?demandai-je,inquiète.Qu’est-cequisepasse?—Tu…tunevaspasmedirequetuasconservéses…tusais…sespetits?Jegrimaçai.—Maisnon,elleestdanslavoiture.Elleaseizeans.—Oh,Dieumerci !Oh, Josie,Dieumerci.Encemoment, tues tellement…Jenesais jamaisà

quoim’attendre.LafilledeWill,dis-tu?Tun’asjamaisditqu’il…—Jen’ensavaisrien.Personnen’étaitaucourant.Maman jeta un coup d’œil discret en direction demon véhicule, oùLily feignait d’ignorer que

nousétionsentraindeparlerd’elle.—Bon, alors fais-la entrer,ditmaman. J’aipréparéungrospoulet, il devrait suffire si j’ajoute

quelquespommesdeterre.LafilledeWill,répéta-t-elle,ahurie.Bontédivine,Lou!Tunecesserasjamaisdenoussurprendre.ElleadressaunsigneàLily,quiluirépondittimidement.—Viensdonc,machérie!criamaman.Papalevalamainpourlasaluer,puismurmurad’unevoixàpeineaudible:—Est-cequeM.Traynorestaucourant?—Pasencore.Papasefrottalapoitrine.—Est-cequ’ilyaautrechose?demanda-t-il.—Commequoi?—N’importequoid’autrequ’ilfaudraitquetumedises.Tusais,àpartsauterdestoitsetramenerà

la maison des enfants perdus. Tu ne vas pas rejoindre un cirque, ou adopter un orphelin duKazakhstan,ouuntrucdugenre?—Jetepromets,riendetel.Dumoinspasencore.—Bon,c’estdéjàça.Quelleheureest-il?J’aibesoind’unverre.—Alors,Lily,tuvasàquelleécole?— Un petit internat dans le Shropshire. Personne ne connaît. C’est surtout fréquenté par des

rejetonsattardésdelanoblesseetdesmembreséloignésdelafamilleroyaledeMoldavie.Nousnousétionsentasséstouslesseptàlatabledelasalleàmanger,genouxcontregenoux,etsix

d’entrenouspriaientpourquepersonnen’aitbesoind’allerauxtoilettes,cequinécessiteraitquetoutlemondeselèveetdéplacelemeubledequinzecentimètresendirectionducanapé.— L’internat, hein ? Boutiques de friandises et banquets de minuit, tout ça ? Vous devez bien

rigoler.—Non, pas vraiment. Ils ont fermé la boutique l’an dernier parce que lamoitié des filles sont

boulimiquesetsefaisaientvomiraprèss’êtregavéesdeSnickers.—Samère habite à St John’sWood, ajoutai-je. Lily va rester chezmoi quelques jours pendant

qu’elle…qu’elleenapprendunpeuplussurl’autrecôtédesafamille.—LesTraynorviventicidepuisdesgénérations,ditmaman.—Vraiment?Vouslesconnaissez?Mamansefigea.—Non,paspersonnellement…—Àquoiressembleleurmaison?Levisagedemamanseferma.

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—TuferaismieuxdeposercesquestionsàLou.C’estellequipassait…toutsontempslà-bas.Lilyattendit.—JetravailleavecM.Traynor,intervintpapa,quiestresponsabledelagestiondudomaine.—Grand-père!s’écriagrand-pèreavantd’éclaterderire.Lilyleregardauninstant,puisreposalesyeuxsurmoi.Jeluisouris,mêmesilamentiondunom

deM.Traynorm’avaitfaituneffetétrange.—C’estça,papa,ditmaman.Ilseralegrand-pèredeLily.Toutcommetoi.Bon,quiveutencore

despatates?—Grand-père,répétaLilyàvoixbasse,visiblementheureuse.—Onvalesappeleret…leurannoncerlanouvelle,déclarai-je.Etsituveux,onpourrapasseren

voituredevantleurmaisonenpartant.Pourquetupuissesjeteruncoupd’œil.Durant la discussion, ma sœur était restée silencieuse. Lily avait été placée à côté de Thom,

probablement dans l’espoir qu’il surveille sa conduite, même s’il risquait toujours de lancer uneconversationliéeauxparasitesintestinaux.TreenaobservaitLily.Elleétaitplussuspicieusequemesparents,quis’étaientcontentésd’acceptertoutcequejeleuravaisdit.Ellem’avait traînéeàl’étagependant que papa montrait le jardin à Lily pour me poser toutes les questions qui avaient voléfollementdansmatêtecommeunpigeonpiégédansunepièceclose.Commentpouvais-jeêtresûrequ’elleétaitbiencellequ’elleprétendaitêtre?Quevoulait-elle?Et,

enfin:Pourquoidiablesapropremèrevoulait-ellelavoirpartirvivreavecmoi?—Etdonc,ellerestecombiendetemps?demanda-t-elleàtablependantquepapaparlaitàLilyde

sontravailsurlechênevert.—Onn’enapasvraimentdiscuté.Elleesquissalegenredegrimacequimedisaitàlafoisquej’étaisuneidioteetque,demapart,

plusriennelasurprenait.—Elleadormichezmoideuxnuits,Treen.Etelleestjeune.—Exactement!Depuisquandtusaist’occuperdesenfants?—Cen’estplusuneenfant.—Elleestpirequ’unenfant!Engros,lesadossontdesnourrissonsbourrésd’hormones:assez

vieuxpouravoirenviedefairedestasdechoses,maistropjeunespourêtrecapablesd’yréfléchir.Elle pourrait s’attirer toutes sortes d’ennuis. Je n’arrive pas à croire que tu te sois embarquée là-dedans.Jeluitendislasaucière.— Bonjour, Lou, raillai-je. Bien joué, tu as réussi à ne pas perdre ton travail dans un milieu

pourtantdifficile.Félicitationspourt’êtreremisedetonterribleaccident.Çamefaitvraimentplaisirdetevoir.Ellemepassaleseletmurmurasouscape:—Tuneseraspascapabledet’enoccuper,pasavecta…—Avecmaquoi?—Tadépression.—Jenesuispasdépressive,sifflai-je.Treena,jenesuispasdéprimée.Bordel,jenemesuispas

jetéedutoitdemonimmeuble!—Çafaitdesmoisquetun’esplustoi-même.Depuisl’histoireavecWill.—Qu’est-ceque jevaisdevoir fairepour teconvaincre? Jegardeun travail. Jevoismonkiné

pourrééduquermahanche,etjefréquenteunputaindecercledesoutienpourpersonnesendeuil.Jetrouvequejem’ensorsplutôtbien,OK?

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Àprésent,toutelatabléem’écoutait.—Enfait,poursuivis-je,voilàletruc.Oh,oui.Lilyétaitlà.Ellem’avuetomber.C’estellequia

appelél’ambulance.Touslesmembresdemafamillemedévisagèrent.—C’estvrai,repris-je.Ellem’avuetomber.Jen’aipassauté.Lily,j’étaisentraind’enparleravec

masœur.Tuétaisbienlàquandjesuistombée?Vousvoyez?Jevousavaisditquej’avaisentenduunevoixféminine.Jen’étaispasfolle.Elleatoutvu.J’aiglissé,hein?Lilylevalesyeuxdesonassiette,labouchepleine.Ellemangeaitpresqueencontinudepuisqu’elle

avaitprisplaceàtable.—Ouais.Ellen’étaitcarrémentpasentraind’essayerdesetuer.Mamanetpapaéchangèrentunregard.Mamèrepoussaunsoupir,sesignaendouceetsourit.Ma

sœurhaussalessourcils;c’étaitcequi,chezelle,serapprochaitleplusd’uneexcuse.L’espaced’uninstant,jefussurunpetitnuage.—Ouais,ajoutaLilyen levant sa fourchette.Elleétait justeen traindecrierdans lanuit.Genre

vachementénervée.Unbrefsilences’ensuivit.—Oh,s’exclamapapa.Euh,c’est…—C’est…trèsbien,ditmaman.—Cepouletestsucculent,déclaraLily.Jepeuxenavoirencore?Nous restâmes jusqu’en find’après-midi, enpartie parceque chaque fois que jeme levais pour

partirmamannousapportaitencoredelanourriture,etenpartieparcequevoird’autrespersonnesque moi discuter avec Lily rendait la situation plus normale, moins intense. Papa et moi nousinstallâmesaufonddujardin,surlesdeuxtransatsqui,parmiracle,avaientréussiànepaspourrirpendantl’hiver(mêmes’ilétaitjudicieuxderesteraussiimmobilequepossibleunefoisassisdedans,aucasoù).— Tu sais que ta sœur est en train de lireLa Femme eunuque ? Et puis un vieux bouquin qui

s’appelleLaChambredes femmes, ou un titre comme ça.Elle affirme que tamère est un exempleclassiquedefemmeopprimée,etquelefaitqu’ellenesoitpasd’accordavecçamontreàquelpointelleestoppressée.Elleessaiedeluidirequejedevraisfairelacuisineetleménage,etmefaitpasserpouruneespèced’hommedescavernes.Maissij’ailemalheurdevouloirmedéfendre,ellen’arrêtepasdemerépéterde«comptermesprivilèges».Comptermesprivilèges!Jeluiairéponduquejeseraisravidelescompter,siseulementjesavaisoùtamèrelesarangés.—Jetrouvequemamanal’airtrèsheureuse,déclarai-je.Jebusunegorgéedethéetressentissoudainunepointedeculpabilité,carlesbruitsquej’entendais

provenirdelamaisonétaientceuxdemamanentraindefairelavaisselle.Papamejetaunregardencoin.—Ellenes’estpasrasélesjambesdepuistroissemaines.Troissemaines,Lou!Jetejure,çame

fichedesfrissonsquandellesmefrôlent.Çafaitdeuxnuitsquejedorssurlecanapé.Jenesaispas,Lou.Pourquoilesgensnesecontentent-ilsplusdelaisserleschosessuivreleurcours?Tamèreétaitheureuse,jesuisheureux.Onadesrôlesbiendéfinis.C’estmoiquiaidupoilauxpattes.C’estellequimetdesgantsencaoutchouc.C’estsimple.Plusloindanslejardin,LilyapprenaitàThomàimiterlescrisd’oiseauàl’aided’unépaisbrin

d’herbe.Legarçonnettenaitcelui-cientresespouces,maissesquatredentsmanquantesempêchaientcertainementlaproductiondeson,carseuleuneframboiseaccompagnéed’unfiletdesalivesortitde

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sabouche.Nous restâmes assis là dans un silence complice pendant un moment, à écouter le chant des

oiseaux,lessifflementsdegrand-pèreetlechiendesvoisinsquiaboyaitpourqu’onlelaisseentrer.Jemesentaischezmoi.—Alors,commentvaM.Traynor?demandai-je.—Pourlemieux.Tusaisqu’ilvaencoreêtrepapa?Avecmilleprécautions,jemetournaisurmontransat.—Vraiment?—PasavecMmeTraynor.Elleestpartiejusteaprès…tusaisquoi.C’estaveccetterouquine,j’ai

oubliésonnom.—Della,mesouvins-jesoudain.—C’estça.Apparemment,ilsseconnaissentdepuisunmoment,maisjecroisquecettehistoirede

bébéaétéunesurprisepourtouslesdeux,déclarapapaens’ouvrantuneautrebière.Ilal’airassezcontent.J’imaginequeçalerendheureuxd’avoirunnouvelenfantenroute.Çaluidonneunélémentsurlequelseconcentrer.Unepartie demoi avait envie de le juger.Mais je n’imaginais que tropbien cebesoinde créer

quelquechosedebonàpartirdecequis’étaitpassé.Cedésirderemonterlapenteàtoutprix.«Ilssonttoujoursensembleàcausedemoi,c’esttout»,m’avaitditWillplusd’unefois.—Qu’est-cequ’ilferadeLilyd’aprèstoi?demandai-je.—Jen’ensaisrien,machérie.Jepensequ’ilseraravidelaconnaître,ajouta-t-ilaprèsuninstant

deréflexion.Ceseraunpeucommes’ilretrouvaitunepartiedesonfils,non?—EtMmeTraynor,qu’est-cequ’ellevaenpenser?—Aucuneidée.Jenesaismêmepasoùellevit,maintenant.—Lilyn’estpas…passimpleàgérer.— Tu peux parler ! s’esclaffa papa. Treena et toi, vous nous avez rendus dingues pendant des

années,tamèreetmoi,avecvossortiestardives,vospetitscopainsetvospeinesdecœur.Ilesttempsquequelqu’unterendelamonnaiedetapièce!Ilbutunegorgéedesabièreetritdeplusbelle.—Cesontdebonnesnouvelles,machérie,conclut-il.Jesuiscontentquetunesoisplusseuledans

tonappartementvide.Lebrind’herbedeThomémitunbruitstrident.Levisagedugarçons’éclaira,etillançasonépée

versleciel.Nouslevâmeslepouceensignederespect.—Papa.Ilsetournaversmoi.—Jevaisbien,tulesais?—Biensûr,machérie, répondit-ilenmedonnantunpetitcoupd’épaule.Maisc’estmon jobde

m’inquiéter. Je m’inquiéterai jusqu’à être trop vieux pour me lever de ma chaise. D’ailleurs, çapourrait m’arriver plus tôt que je ne le souhaiterais, ajouta-t-il en jetant un regardméfiant à sontransat.Nousrepartîmespeuavant17heures.Danslerétroviseur,Treenaétaitlaseuleànepasnousfaire

signe.Ellesetenaitdebouttoutedroite,lesbrascroisés,secouantlentementlatêteennousregardantnouséloigner.Unefoischezmoi,Lilydisparutsurletoit.Jen’yétaisplusmontéedepuismonaccident.Jem’étais

ditqu’aveclesondéesprintanièresceserait inutiled’essayer,quel’escalierdesecoursserait rendu

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glissantparlapluieetquelavuedetoutescesplantesmortesdanslesjardinièresmeculpabiliserait.Maisenfaitj’avaispeur.Rienqu’àl’idéederemonterlà-haut,moncœurbattaitlachamade;enunéclair,jemesouvenaisdelachuteetdecettesensationdumondequisedérobaitsousmoi,commeuntapisqu’ontireraitbrutalementsousmespieds.JeregardaiLilysortirparlafenêtreetluicriaiqu’elledevraitêtreredescenduedansvingtminutes.

Auboutdevingt-cinqminutes,jecommençaiàm’inquiéter.Jel’appelaiparl’ouverture,maisseulleronronnementdelacirculationmerépondit.Àtrente-cinqminutes,jemesurpris,engrommelantdesjurons,àenjamberlereborddelafenêtrepourposerletalonsurl’escalierdesecours.C’était une tiède soirée d’été, et l’asphalte du toit irradiait la chaleur emmagasinée pendant la

journée.Endessousdenous, lesbruitsde lavilleévoquaientundimanchealangui, avecson traficralenti,sesfenêtresouvertes,sesmusiquesbeuglantesetsesjeunesquitraînaientauxcoinsdesrues,letoutmêléauxodeurslointainesdesbarbecuesencourssurd’autrestoits-terrasses.Lily était assise sur unpot de fleurs retourné, le regardperduvers laCity. Jemeplaçai dos au

réservoird’eau,essayantd’ignorerlapaniquequim’étreignaitdèsquejelavoyaissepencherverslevide.J’avaiscommisuneerreurenmontantlà-haut.Jesentaisl’asphaltequiglissaitdoucementsousmes

pieds,commelepontd’unbateau.Jem’avançaid’unpasmalassuréjusqu’ausiègeenferrouilléetm’yassis.Moncorpssavaitexactementceque l’onressentait lorsqu’onse tenaitsurcerebord : labarrièreinfimequiséparaitlaviedufatalfauxpassemesuraitdanslesunitéslesplusminuscules.Engrammes,enmillimètres,endegrés.Jesentislespoilsdemesbrassehérisser.Unesueurfroidemeglaçalanuque.—Tupeuxdescendre,Lily?—Toutestesplantessontmortes.Elleétaitentrainderamasserlesfeuillesrabougriesd’unbuissondesséché.—Oui.Çafaitdesmoisquejenesuispasmontée.—Tunedevraispasleslaissermourir.C’estcruel.Je lui jetai un regard incisif, pour m’assurer qu’elle ne plaisantait pas, mais elle semblait très

sérieuse.Ellesepenchaetcassaendeuxunebrindille,dontelleexaminal’extrémité.—Commenttuasrencontrémonpère?Jem’accrochaiaucoinduréservoird’eau.Siseulementmesgenouxvoulaientbiencesserdejouer

descastagnettes…—J’aiseulementpostulépourunemploid’aide-soignante.Etj’aiétéprise.—Alorsquetun’avaisaucuneformation.—Oui.Elley réfléchitun instant, jeta labrindilleet se leva.Ellemarcha jusqu’auboutde la terrasseet

s’arrêta,lesmainssurleshanches,lesjambesécartées.UnevéritableAmazonemaigrichonne.—Ilétaitbeau,pasvrai?Letoitoscillaitsousmoi.Ilfallaitquejeredescende.—JenepeuxpasenparlericiLily.—Tuasvraimenttrèspeur?—Jepréféreraisseulementqu’onredescende.S’ilteplaît.Elle inclina la tête pour m’observer, semblant se demander si elle devait ou nonm’obéir. Elle

esquissa un pas en direction dumuret et leva le pied d’un air songeur, comme pour sauter sur lerebord.Ellerestaainsijusteassezlongtempspourquejemeretrouvecouvertedesueur.Puisellesetourna vers moi, un grand sourire aux lèvres, coinça sa cigarette entre ses dents et revint vers

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l’escalierdesecours.—Tunevaspasretomber,idiote.Ceneseraitpaspossibled’êtreaussimalchanceux.—Ouais.Peut-être,maispourlemomentjen’aipasvraimentenviedetesterlesprobabilités.Quelquesminutesplustard,lorsquemesjambessedécidèrentenfinàobéirauxinjonctionsdemon

cerveau, nous descendîmes les deux volées de marches. Nous nous arrêtâmes devant ma fenêtre,quandjemerendiscomptequejetremblaistroppourenjamberlerebord.Jem’assissurunemarche.Lilylevalesyeuxaucieletm’attendit.Puis,quandellecompritquejenepouvaispasbouger,elle

s’assitàcôtédemoi.Nousn’étionspeut-êtrequetroismètresplusbasqu’auparavant,maisavec lecouloir demon appartement visible à travers la fenêtre et une rampe de chaque côté, je pus enfinreprendreunerespirationnormale.—Tusaiscequ’iltefaut,dit-elleenbrandissantunecigaretteroulée.—Tuessérieusemententraindemeconseillerdefumerunpétard?Àquatreétagesdusol?Tu

saisquejeviensàpeinedetomberd’untoit?—Çat’aideraàtedétendre.Jenebougeaipas.—Oh,allez!Quoi,tuesvraimentlananalapluscoincéedetoutLondres?—JenesuispasdeLondres.Aprèscoup, j’eusdumalàcroireque jem’étais laisséemanipulerparunegaminedeseizeans.

MaisLilyétaitunpeulafillecooldelaclasse,cellequ’onessaied’impressionner.Sansluilaisserletempsd’ajouterquoiquecesoit,jeluiprissacigaretteettiraiuneboufféemaladroite,m’efforçantdenepastousserlorsquelafuméeatteignitlefonddemagorge.—Etenplus,tuesmineure,murmurai-je.Tunedevraispastedroguer.Etoùest-cequ’unefille

commetoisefournit?Lilyregardaitpar-dessuslarambarde.—Est-cequ’ilteplaisait?demanda-t-ellesoudain.—Quiça?Tonpère?Pasaudébut.—Parcequ’ilétaitenfauteuilroulant.Parcequ’ilm’afaitpenseràDanielDay-LewisdansMyLeftFootetqueçam’afoutulesjetons,

voulus-jeluirépondre,maiscelaauraitététroplongàexpliquer.—Non.Lefauteuil,cen’estpascequifrappait lepluschezluiquandonlerencontrait.Ilneme

plaisaitpasparceque…ilétait trèsencolère.Etunpeu intimidant.Deuxélémentsqui le rendaientassezdifficileàapprécier.—Est-cequejeluiressemble?J’aicherchésaphotosurGoogle,maisjen’arrivepasàbienvoir.—Unpeu.Tescheveuxontlamêmecouleurquelessiens.Etpeut-êtretesyeux.— Ma mère m’a raconté qu’il était vraiment très beau et que c’était pour ça qu’il était aussi

méchant. Entre autres choses. Maintenant, dès qu’elle s’énerve après moi, elle me dit que je suiscommelui.«Oh,bonsang,tumefaispenseràWillTraynor!»Ellel’appelletoujoursWillTraynor.Jamais«tonpère».ElleadécidédefairecommesiTête-de-Nœudétaitmonvraipère,mêmesic’estjuste évident qu’il ne l’est pas.Ondirait qu’elle s’imaginepouvoir se fabriquer unegentille petitefamillerienqu’enrépétantqu’onenestune.J’aspiraiunenouvellebouffée.Jemesentaisdevenirvaseuse.Endehorsd’unsoirlorsd’unefêteà

Paris,celafaisaitdesannéesquejen’avaispasfuméunjoint.—Tusais,déclarai-je,jecroisquej’enprofiteraismieuxs’iln’yavaitpasl’infimepossibilitéque

jetombedecetescalier.—Bordel,Louisa!Ilfautquetuapprennesàt’amuser!

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Ellemepritlejointettiralonguementdessusavantderenverserlatêteenarrière.—Ilt’aditcequ’ilressentait?Pourdevrai?Elleaspiraàsontourunenouvelleboufféeetmerenditlacigarette.Ellenesemblaitabsolument

pasaffectée.—Oui,répondis-je.—Vousvousêtesdisputés?—Souvent.Maisonaaussibeaucoupri.—Tuluiplaisais?—Sijeluiplaisais?Jenesaispassiletermeestbienchoisi…Maboucheformaensilencedesmotsquim’échappaient.Commentpouvais-jeluiexpliquerceque

Willetmoiavionsétél’unpourl’autre?Cetteimpressionquepersonneaumondenem’avaitjamaiscomprisecommeilmecomprenait?Commentluirévélerqueleperdrem’avaitfaitl’effetd’ungrostrouaumilieude lapoitrine, commeun souvenirdouloureuxetpermanent,uneabsenceque jenepourraisjamaiscombler?Ellemeregardaitfixement.—Maisoui!s’écria-t-ellesoudain.Tuplaisaisàmonpère!Ellesemitàglousser.Et je trouvai l’expression tellement ridicule, tellement insignifiante faceà

l’énormitédecequeWilletmoiavionspartagéque,malgrémoi,jememisàrireàmontour.—Monpèreenpinçaitpourtoi!Cen’estpasdingue,ça?Oh,bonsang!s’écria-t-elle.Dansun

mondeparallèle,tuauraispuêtremabelle-mère!Nousnousregardâmesd’unairfaussementhorrifié,etcetteidéeenflaentrenousjusqu’àformer

commeunebulledejoiequiselogeadansmapoitrine.Jemeremisàrire,legenrederirequifrôlel’hystérie,quivousfaitmalauventreetquiredémarreaussitôtsivousavezlemalheurdecroiserleregarddequelqu’un.—Vousavezcouchéensemble?Laquestionmefitl’effetd’unedouchefroide.—OK.Cetteconversationestofficiellementdevenuebizarre.—Toutevotrerelationestbizarre,rétorquaLilyavecunegrimace.—Non,pasdutout.C’était…c’était…Soudain,c’enfuttrop:letoit,lesquestions,lejoint,lessouvenirsdeWill.J’avaisl’impressionque

nousétionsentraindel’invoquer:sonsourire,sapeau,lasensationdesonvisagecontrelemien…Etjen’étaispascertained’enavoirenvie.Jelaissaidoucementtombermatêteentremesgenoux.Respire,m’intimai-je.—Louisa?—Quoi?—Ilavaitdèsledébutl’intentiond’allerlà-bas?ÀDignitas?Jefisunsigned’acquiescement.Jemerépétailemot,essayantd’apaiserlapaniquequejesentais

monterenmoi.Inspirer.Expirer.Respire.—Tuasessayédeluifairechangerd’avis?—Willétait…obstiné.—Vousvousêtesdisputés?Jedéglutisavecpeine.—Jusqu’audernierjour,répondis-je.Ledernierjour.

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Pourquoiavais-jeprononcécesmots?Jefermailesyeux.Lorsqueenfinjelesrouvris,Lilym’observait.—Tuétaisavecluiquandilestmort?Elleplongeasonregarddanslemien.Lesjeunessontterrifiants,songeai-je.Ilsn’ontpasdelimites.Ilsn’ontpeurderien.Jevoyaisdéjàlaquestionsuivanteseformersurseslèvres,jelalisaisdanssespupilles.Maispeut-

êtren’était-ellepasaussicourageusequejel’avaiscru.Ellefinitparbaisserlesyeux.—Quandest-cequetuvasparlerdemoiàsesparents?Moncœurfituneembardée.—Cettesemaine.Jelesappelleraicettesemaine.Elle hocha la tête et détourna le visage, si bien que je ne pus déchiffrer son expression. Je la

regardaitirerunenouvelleboufféedesacigaretteroulée.Puis,soudain,ellelalaissatomberentrelesmarches,selevaetrentraparlafenêtresansmêmeseretourner.J’attendisquemesjambesveuillentbienmeporteretlasuivisàl’intérieur.

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Chapitre9

Jepassailefameuxcoupdefilunmardimidi,alorsqu’unegrèvedescontrôleursaériensfrançaisetallemandsavaitlaissélebarquasimentvide.J’attendisqueRicharddisparaissepourserendrecheznotrefournisseur,puissortisdanslehalldel’aéroportetcherchaidansmonportablelenuméroquejen’avaisjamaispumerésoudreàsupprimer.Le téléphone sonna, trois, quatre fois. Je fus soudain prise d’une furieuse envie de presser le

boutondefind’appel,maisquelqu’undécrochaàcetinstantprécis.—Allô!ditunevoixfamilière.—MonsieurTraynor?C’est…c’estLou.—Lou?—LouisaClark.Unbrefsilence.J’entendaispresquelebruissementdessouvenirsquis’abattaientsurlui,invoqués

par la simplementiondemonprénom,etme sentis étrangement coupable.Ladernière foisque jel’avais vu, nous nous trouvions sur la tombe de Will. M. Traynor était un homme vieilliprématurément,quiredressaitconstammentavecpeinedesépaulesalourdiesparlepoidsduchagrin.—Louisa.Ehbien…Bontédivine.C’est…Commentallez-vous?JemepoussaipourlaisserpasserVioletteavecsonchariot.Ellem’adressaunsourirecompliceet

rajustasonturbanvioletdesamainlibre.J’aperçusdepetitsstickersreprésentantledrapeauanglaiscollésavecsoinsursesongles.—Trèsbien,merci.Etvous-même?—Oh…vous savez…En fait, je vais très bienmoi aussi. Les circonstances ont un peu évolué

depuisnotredernièreentrevue,maisc’est…vousvoyez…Cette disparition momentanée de sa bonhomie habituelle faillit me faire renoncer. Je pris une

grandeinspirationetmelançai:—MonsieurTraynor,jevousappellecarj’aivraimentbesoindevousparlerd’unechose.— Je croyais que Michael Lawler s’était occupé de tous les aspects financiers, dit-il d’un ton

légèrementaltéré.—Ilnes’agitpasd’argent.MonsieurTraynor,repris-jeenfermantlesyeux,j’aireçurécemment

lavisited’uneadolescente.Unejeunepersonneque,selonmoi,vousdevriezrencontrer.Unefemmemecognalesjambesavecsavaliseàroulettesetm’adressaungested’excuse.—Bon,poursuivis-je.Jenevoispasdemanièresimpledevousannoncerlanouvelle,alorsjevais

alleràl’essentiel:Willaunefille,quiaatterrisurlepasdemaporteilyaquelquesjours.Elleveutàtoutprixvousconnaître.Cettefois,lesilenceàl’autreboutdelalignemeparutinterminable.—MonsieurTraynor?—Jesuisdésolé.Pouvez-vousrépétercequevousvenezdedire?—Willaeuune fille. Iln’étaitpasaucourantde sonexistence.Lamèreestuneanciennepetite

amiedel’université,quiafait lechoixdenepasluienparler.Lafillem’aretrouvéeetavraimentenviedevousrencontrer.Elleaseizeans.ElleseprénommeLily.—Lily?

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—Oui. J’ai parlé à samère, et son histoireme semble cohérente. Elle s’appelleMiller. TanyaMiller.—Je…jenemesouvienspasd’elle,maisWillmultipliaitlesconquêtes.Nouveausilence.Lorsqu’ilrepritlaparole,ilavaitdeslarmesdanslavoix.—Willaeu…unefille?—Oui.Vousêtesgrand-père.—Vous…vouspensezvraimentqu’ils’agitdesonenfant?—J’airencontrélamèreetécoutésaversiondesfaits,doncoui,jepensequeLilyestbienvotre

petite-fille.—Oh.Oh,monDieu.Soudain,j’entendisunepersonnederrièrelui:«Steven?Steven?Toutvabien?»Puisplusrien.—MonsieurTraynor?—Jesuisdésolé.Jesuisjuste…justeunpeu…Jeposaimamainlibresurmatête.—C’est un choc, je sais. Je suis désolée. Je ne suis pas douée pour ce genre d’annonces. Je ne

voulaispasdébarquerchezvousàl’improviste…—Non.Non,nevousexcusezpas.C’estunebonnenouvelle.Uneexcellentenouvellemême.Une

petite-fille!«Qu’est-cequi sepasse?Pourquoi tu t’assiedscommeça?»demanda lavoixenarrière-plan,

inquiète.J’entendisunepaumeseposersurlecombiné,puis:—Çava,chérie.Çavatrèsbien.Je…jet’expliqueraitoutdansuneminute.Uneconversationétoufféesepoursuivit.Puisilrevintversmoi,l’intonationsoudainhésitante:—Louisa?—Oui?—Vousenêtesabsolumentcertaine?Jeveuxdire,c’esttellement…—Sûreetcertaine,monsieurTraynor.Jeseraisheureusedevousendireplus,maiselleaseize

ans,elleestpleinedevieetelle…ehbien,elleatrèsenvied’enapprendredavantagesurlanouvellefamillequ’ellevientdesedécouvrir.—Oh,bontédivine.Oh…Louisa?—Jesuistoujourslà.Lorsqu’ilrepritlaparole,jemerendiscomptequemesyeuxs’étaientemplisdelarmes.—Quandpuis-jelavoir?Commentarrangerlarencontreavec…Lily?Nousprîmeslaroutelesamedisuivant.Lilycraignaitd’yallerseule,maisjamaisellenel’aurait

avoué.Ellesecontentademedirequ’ilvalaitmieuxquejesoislàpourtoutexpliqueràM.Traynor,parceque«lesvieuxsecomprennentmieuxentreeux».Nousroulâmesensilence.J’étaispresquemaladed’anxiétéàl’idéedepénétrerdenouveaudansla

demeuredesTraynor,mêmesijenepouvaisl’expliqueràmapassagère.Lily,quantàelle,setaisait.«Est-cequ’ilt’acrue?»«Oui, lui avais-je répondu.Oui, je crois. »Mais peut-être serait-il judicieux d’effectuer un test

ADNafinderassurertoutlemonde.« Est-ce qu’il a vraiment demandé à me rencontrer, ou bien est-ce que c’est toi qui as lancé

l’idée?»

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Je ne m’en souvenais plus. Rien que de lui parler, mon cerveau avait été comme parcourud’électricitéstatique.«Etsijenesuispascellequ’ilimagine?»Jenepensaispasqu’ils’attendeàquoiquecesoit.Ilvenaittoutjustededécouvrirl’existencedesa

petite-fille.Lilyavaitdébarquéchezmoilevendredisoir.Jenel’attendaispasavantlesamedimatin,maiselle

m’expliqua qu’elle avait eu une grosse altercation avec samère, et que Francis Tête-de-Nœud luiavaitditdegrandirunpeu.— Venant d’un homme qui trouve normal de consacrer une pièce entière à un petit train…,

grommela-t-elle,dépitée.Jeluiavaisditqu’elleseraittoujourslabienvenuechezmoi,tantque(a)j’avaisconfirmationque

sa mère était au courant, (b) elle ne buvait pas et (c) elle ne fumait pas dans l’appartement. Autéléphone,TanyaHoughton-Millerinsistapendantprèsdevingtminutessurl’impossibilitédenotrearrangement,merépétaàquatrereprisesquejeluirenverraisLilyenmoinsdequarante-huitheures,etne se résolutà raccrocherque lorsqu’unenfant semit àcrierderrièreelle.Ce soir-là, j’écoutaiLilys’activerdansmapetitecuisinetandisqu’unemusiquetonitruantefaisaitvibrerlesraresmeublesdemonsalon.D’accord,Will,luidis-jeensilence.Situavaisdansl’idéedemepropulserdansunetoutenouvelle

vie,tuasréussitoncoup.Le lendemain matin, j’entrai dans la chambre d’amis pour réveiller Lily et la trouvai déjà

parfaitementéveillée,unbrasautourdesjambes,entraindefumerparlafenêtreouverte.Elleavaitjetésurlelittoutuntasdevêtements,commesielleavaitessayéunedizainedetenuessansentrouveruneseuleàsongoût.Ellemefusilladuregard,commepourmedéfierdeformuler lamoindreremarque.Soudain, je

revisWill,quisedétournaitdelafenêtredanssonfauteuilroulant,l’airpeinéetfurieux.Magorgeseserra.—Décollagedansunedemi-heure,déclarai-je.Nousatteignîmesl’extérieurdelavillepeuavant11heures.L’étéavaitapportésonlotdetouristes

danslesruesétroitesdeStortfold,commedesvoléesdemoineauxmulticoloresprêtsàatterrir,armésdeguidesetdeglaces,errantsansbutentrelescafésetlesboutiquesdesouvenirspleinesdedessous-de-verreetdecalendriersreprésentantlechâteau,quiseraientachetésenmasseavantd’êtreoubliésaufondd’untiroir.Jeroulaiaupasdevantlechâteaudanslalonguefiledesvisiteurs,m’interrogeantsur lesK-way, les anorakset lesbobsqui semblaient rester lesmêmeschaque saison.Cette année,c’étaitlecinq-centièmeanniversaireduchâteau,etpartoutoùjeposaislesyeux,jevoyaisdesaffichesannonçantdesévénementsfestifs:spectaclededansetraditionnelle,cochongrillé,kermesse…Jem’arrêtaidevantlamaison,soulagéedenepasêtreenvuedel’annexeoùj’avaispassétantde

tempsencompagniedeWill.Nousrestâmesassisesunmomentdanslavoiture,àécouterlemoteurrefroidir.Lily,remarquai-je,s’étaitrongépresquetouslesongles.—Çava?luidemandai-je.Ellehaussalesépaules.—Est-cequ’onyva?insistai-je.—Ets’ilnem’aimepas?murmura-t-ellesansquitterseschaussuresdesyeux.—Pourquoiilnet’aimeraitpas?—Personnenem’aime.

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—Biensûrquesi.— À l’école, personne ne m’apprécie. Et mes parents n’attendent qu’une chose, c’est d’être

débarrassésdemoi.Ellemorditférocementdansl’ongledesonpouceencoreintact.—Quelgenredemèrelaissesafillevivredansl’appartmoisid’uneinconnue?reprit-elle.Jeprisuneprofondeinspiration.—M.Traynoresttrèsgentil.Etjenet’auraisjamaisemmenéeicisijepensaisqueçarisquaitde

malsepasser.—S’ilnem’aimepas,est-cequ’onpourrajustepartir?Genre,trèstrèsvite?—Biensûr.—Jelesaurai.Rienqu’àlafaçondontilmeregardera.—Ons’enfuiraendérapagesurdeuxrouess’illefaut.Ellesouritàcontrecœur.—Bon,dis-jeenessayantdemasquermanervosité.Allons-y.Jegravis lesmarchesduperron,en regardantLilypournepas troppenserà l’endroitoù jeme

trouvais.Laportes’ouvritlentement.Ilétaitlà,vêtudelamêmechemisecouleurbleuetqu’ilportaitdeuxétésauparavant.Ilavaitlescheveuxpluscourtsqu’autrefois,peut-êtreunevainetentativepourcombattrel’inévitablevieillissementqueprovoqueundeuildifficile.Ilouvritlabouche,commes’ilvoulaitmedirequelquechosemaisqu’ilavaitoubliédequoiils’agissait.PuisilposaleregardsurLily.—Lily?Elleacquiesça.Illadévisageaintensément.Personnenebougeait.Puisilserraleslèvresets’avançaverselle,les

larmesauxyeux,pourlaprendredanssesbras.—Oh,monDieu.Oh,bonsang.Jesuissiheureuxdeterencontrer.Oh,bontédivine.Ilbaissasatêtegrisonnantepourlaposercontrelasienne.Jemedemandai,uninstant,sielleallait

le repousser : Lily était du genre à éviter tout contact physique. C’est pourquoi je fus stupéfaitelorsque je lavis tendre lesmainspour lespasserdans ledosde songrand-pèreet serrerdans sespoingsletissudesachemise,lesjointuresblanchies,lesyeuxfermés.Leurétreinteduracequimesemblauneéternité.Levieilhommeetsapetite-fille,deboutsurleperron.Lorsqueenfinilrecula,jevisdeslarmesruisselersursesjoues.—Laisse-moit’admirer,dit-il.Jeveuxtevoir.Ellemejetaunbrefregard,àlafoisgênéeetheureuse.—Oui.Oui,jelevois.Regarde-toi!Regarde-toi!Elleluiressemble,pasvrai?s’écria-t-ilense

tournantversmoi.Jehochailatête.Elle aussi le regardait fixement, cherchant peut-être en lui des traces de son père. Lorsqu’elle

baissalesyeux,ilssetenaienttoujourslesdeuxmains.Jusqu’à ce moment précis, je n’avais pas remarqué que je pleurais. L’expression du plus pur

soulagementselisaitsurlevisagetannédeM.Traynor;lajoiederetrouver,aumoinsenpartie,unêtrequ’ilavaitcruperdu;lebonheurmêléd’étonnementquetousdeuxéprouvaientàl’idéedes’êtreenfintrouvés.Etquandelleluirenditsonsourire–unsouriresincère,emplidetendressefiliale–,manervositéetmesdoutessedissipèrent.Moins de deux ans s’étaient écoulés depuis mon dernier passage, mais Granta House avait

beaucoup changé. Disparus, les meubles anciens et massifs, les boîtes à bijoux trônant sur des

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guéridonsenacajouverni,leslourdesdraperies…Cenefutqu’enapercevantlasilhouettedeDellaLaytonquejecompriscequis’étaitpassé.Biensûr,ilrestaittoujoursquelquesélémentsdemobilierancien,maistoutleresteétaitblancoudecouleurvive:denouveauxrideauxjaunesoleilauxmotifsfloraux,destapisclairspouragrémenterlevieuxparquet,desgravuresmodernesdansdescadresaudesign épuré…DellaLayton s’avançait en dandinant vers nous. Son sourire était légèrement figé,commeunaccessoirequ’elleseseraitobligéeàporter.Jemesurprisàesquisserunmouvementderecul en lavoyant approcher. Je ressentaisun étrangemalaise àvoir une femmeaussi visiblementenceinte:levolumequ’elleoccupait,lacourbepresqueobscènedesonventre.—Bonjour,vousdevezêtreLouisa.Raviedevousrencontrer.Sacrinièred’un rouxéclatantétaitmaintenueenplaceparunebarrette,et sa tuniqueen linbleu

pâle aux manches roulées dévoilait des poignets un peu gonflés par la grossesse. Je ne pusm’empêcherderemarquer l’énormealliancesertiedediamantsqui luiboudinait l’annulaire,etmedemandaiavecunpetitpincementaucœurcommentMmeTraynoravaitvécucesderniersmois.—Félicitations,luidis-jeendésignantsonventred’unsignedetête.J’aurais voulu ajouter quelques banalités de circonstance, mais je n’étais jamais parvenue à

déterminer s’il valait mieux dire à une future maman qu’elle était « ronde », « mince »,« rayonnante », ou n’importe quel autre euphémisme dont les gens se servent pour déguiser leurvéritablepensée,quiserésumegénéralementà:«Oh,lavache!»—Merci.Çaaétéunevraiesurprise,maisuneheureusesurprise.Sonregardsedétachademoi.Elleguettaitducoindel’œilM.TraynoretLily.Illuitenaittoujours

unemain,qu’iltapotaitpourappuyersonproposenluiparlantdelamaison,quisetransmettaitdanslafamilledepuisdesgénérations.—Toutlemondeveutduthé?demandaDella.Steven?Duthé?—Ceseraitparfait,chérie.Merci.Lily,bois-tuduthé?—Est-cequejepourraisplutôtavoirunjusdefruits,s’ilvousplaît?Ouunverred’eau?—Jevaisvousaider,dis-jeàDella.M.Traynors’étaitmisentêtedeprésenteràLilysesancêtres,dontlesportraitss’alignaientdansle

couloir ; la main posée sur son coude, il soulignait la ressemblance de son nez avec celui-ci oucomparaitlacouleurdesescheveuxaveccelui-là.Dellalesobservauninstant,etjecrusvoirpassersursonvisageuneexpressiondedésarroi.Elle

surpritmonregardetm’adressaunbrefsourire,commegênéedes’êtremontréesitransparente.—C’esttrèsaimable,merépondit-elle.Merci.Nousnousactivâmesdanslacuisine,rassemblantlelait,lesucreetunethéière,etéchangeantdes

questionspoliesàproposdesbiscuits.Jem’accroupispourprendrelestassesdansleplacarddubasafindeluiépargnerunmouvementdifficiledanssonétat,etlesposaisurleplandetravail.Denouvellestasses,remarquai-je.Undesignmoderne,géométrique,pourremplacerlavieilleporcelainequ’affectionnaitlamèrede

Will,délicatementornéedeplantessauvagesetdefleursauxnomslatins.ToutetracedelaprésencedeMmeTraynorsemblaitavoirétéimpitoyablementgommée.—Lamaisonest…belle.C’estdifférent,dis-je.—Oui.Stevenaperduunebonnepartiedesesmeubleslorsdudivorce,nousavonsdécidéd’en

profiter pour changer unpeu la décoration, expliqua-t-elle en s’emparant de la boîte à thé. Il a dûlaisseràsafemmedespiècesquisetransmettentdanssafamilledepuisdesgénérations.Elleapristoutcequ’elleapu.Ellemejetaunregardfurtif,commepourdéterminersiellepouvaitounonmeconsidérercomme

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unealliée.— Je n’ai pas reparlé à Mme… à Camilla depuis que Will…, commençai-je, me sentant

étrangementdéloyale.—Donc.Stevenm’aditquecettefilleadébarquécommeça,devantchezvous,m’interrompit-elle,

unpetitsourirefigéauxlèvres.—Oui. Sacrée surprise.Mais j’ai rencontré la mère de Lily, et elle… Eh bien, elle a de toute

évidenceétéprochedeWillpendantunmoment.Della posa unemain sur ses reins, puis se tourna vers la bouilloire.D’aprèsmaman, elle avait

ouvertunpetitcabinetd’avocatsdanslavillevoisine.« Jememéfied’une femmequin’est pas encoremariée à trente ans, avait-elledéclaréd’unair

dédaigneuxavantd’ajouter,aprèsunbrefcoupd’œildansmadirection:quaranteans.Jevoulaisdirequaranteans.»—Qu’est-cequ’elleveut,selonvous?—Pardon?—Selonvous,qu’est-cequ’elleveut,cettefille?J’entendais la voix de Lily résonner dans le couloir. L’adolescente posait des questions à son

grand-pèreavecunintérêtquasienfantin,etjemesentissoudainsubmergéeparunélanprotecteuràsonégard.—Jenecroispasqu’elleveuillequoiquecesoit.Ellevienttoutjustededécouvrirqu’elleavaitun

père,etelleaenviedeconnaîtresafamille.Dellafitchaufferlabouilloireetvidalathéièreavantdedoserlesfeuillesdethé(ellel’achetaiten

vrac, tout commeMmeTraynor). Elle versa avec précaution l’eau bouillante, veillant à ne pas sebrûler.— J’aimeStevendepuis très longtemps, déclara-t-elle sansme regarder. Il… il… il a beaucoup

souffert l’an dernier. Ce serait… ce serait excessivement difficile pour lui si cette Lily devait luicompliquerlavieencemoment.—JenecroispasqueLilyait l’intentiondecompliquerlaviedequiquecesoit,répliquai-jeen

choisissantmesmots.Onnepeutpasl’empêcherdefaireconnaissanceavecsongrand-père.—Biensûr,répondit-elled’unevoixdoucesanssedépartirdesonsourirefigé.Je me rendis compte, à cet instant, que je venais d’échouer à un test. Et que cela m’était

complètementégal.Della vérifia une dernière fois le contenu du plateau et le souleva. Elle accepta mon offre de

m’occuperdugâteauetdelathéière,etnousapportâmesletoutausalon.—Etvous,Louisa,commentallez-vous?M.Traynorétaitconfortablement installédanssonfauteuil,ungrandsourireéclairaitsonvisage

fatigué.IlavaitparléàLilysansinterruptionpendantlethé,luiavaitdemandéquiétaitsamère,oùellevivait,cequ’elleétudiait(Lilysegardabiend’évoquersesproblèmesaulycée),siellepréféraitlesgâteauxauxfruits,auchocolat(«Auchocolat?Moiaussi!»)ouaugingembre(«Non,pasmontruc…»),sielleaimaitlecricket(«Pasvraiment.»—«Bon,ilfaudrafairequelquechosepouryremédier ! »). Il semblait rassuré par ses réponses, par ses similitudes avec son fils. Il n’auraitprobablement même pas sourcillé si elle lui avait annoncé que sa mère était une stripteaseusebrésilienne.JelesurprisàobserverLilyàladérobéependantqu’elleparlait,àétudiersonprofil,commes’il

continuait à chercher des traces de Will en elle. Parfois, je décelais un éclair de mélancolie sur

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sonvisage.Je lesoupçonnaisdepartagermatristesseà l’idéequesonfilsnelaconnaîtrait jamais.Puis,presqueimperceptiblement,ilsereprenaitets’obligeaitàseredresseretàsourireaimablement.Il lui avait fait visiter les jardins pendant une demi-heure, s’écriant à leur retour que Lily était

parvenueàsortirdulabyrinthe«dupremiercoup!Cedoitêtregénétique».Lajeunefillesouriaitjusqu’auxoreilles,commesiellevenaitderemporterunprix.—Alors,Louisa,commentallez-vous?Quoideneufdansvotrevie?—Jevaisbien,merci.—Travaillez-voustoujoursentantque…qu’aide-soignante?—Non.Je…j’aiunpeuvoyagé,etmaintenantjetravailledansunaéroport.—Oh!Trèsbien!PourlacompagnieBritishAirways,j’espère?Jemesentisrougir.—Vousêtesdanslemanagement,jeprésume?—Jesuisserveusedansunbar.Àl’aéroport.Ilhésitaunefractiondeseconde,puishochafermementlatête.—Lesgensontbesoindebars.Surtoutdanslesaéroports.Jem’offretoujoursundoublewhisky

avantdeprendrel’avion,pasvrai,chérie?—Eneffet,réponditDella.—Etjesupposequecedoitêtretrèsintéressantdevoirtouscesvoyageurss’envolerchaquejour.

Passionnant.—J’aitoutdemêmed’autresprojets.—Évidemment.C’estbien.C’esttrèsbien…Unbrefsilencepassa.—Pourquandestprévuelanaissancedubébé?demandai-je,espérantdétournerl’attentiondema

personne.—Lemoisprochain,réponditDella,lesmainsposéessursonventrerond.C’estunefille.—Charmant.Commentallez-vousl’appeler?Ilséchangèrentceregardqu’échangenttouslesfutursparentsquiontdéjàchoisiunprénom,mais

quinesouhaitentledireàpersonne.—Oh…onnesaitpasencore.—C’estunsentimentétrange,avouaM.Traynor.Êtredenouveaupèreàmonâge.J’aidumalà

l’imaginer.Voussavez,changerdescouches,cegenredechoses.IlsetournaversDella,puisajoutapourlarassurer:— Mais c’est merveilleux. Je suis un homme comblé. Nous avons tous les deux une chance

incroyable,n’est-cepas,Della?Elleluisourit.—J’ensuiscertaine,répondis-je.Aufait,commentvaGeorgina?Jefuspeut-êtrelaseuleàremarquerl’infimechangementd’expressiondeM.Traynor.—Oh,ellevabien.ToujoursenAustralie.—D’accord.—Elleestrentréeilyaquelquesmois,maiselleapasséleplusclairdesontempschezsamère.

Elleétaittrèsoccupée.—Biensûr.— Je crois qu’elle a un petit ami. Je suis à peu près certain que quelqu’unm’en a parlé.Donc

c’est…c’esttrèsbienpourelle.Dellaposaunemainsurlasienne.

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—C’estqui,Georgina?demandaLily,quigrignotaitunbiscuit.—LapetitesœurdeWill,réponditM.Traynorensetournantverselle.Tatante!Oui!D’ailleurs,

elleteressemblaitunpeuquandelleavaittonâge.—Est-cequejepeuxvoirunephotod’elle?—Jet’entrouveraiune,promitM.Traynord’unairsongeur.J’essaiedemerappeleroùonamis

cettephotodesaremisedediplômes…— Dans ton bureau, dit Della. Ne bouge pas, chéri. J’y vais. J’ai besoin de me dégourdir les

jambes.Elleselevaàgrand-peineetsortitdusalond’unpaslourd.Lilyinsistapourl’accompagner.—Jeveuxvoirlesautresphotos.Jeveuxvoiràquijeressemble.M.Traynorlesregardas’éloigner,toujourssouriant.Noussirotâmesnotrethéensilence.Puisilse

tournaversmoi.—Luiavez-vousdéjàparlé?ÀCamilla?s’enquit-ilàvoixbasse.— Je n’ai pas son adresse. J’avais l’intention de vous la demander.Lily veut la rencontrer, elle

aussi.—Ellenevapas trèsbienencemoment.C’estdumoinscequeprétendGeorge.Nousnenous

sommespasvraimentparlé.C’estunpeucompliquéàcausede…Ils’interrompitetdésignalaported’unsignedetêteavecunsoupirpresqueimperceptible.—Voulez-vousluiannoncerlanouvellevous-même?AusujetdeLily?—Oh,non.Oh…Non.Je…jenepensepasqu’elleaitenvie…Non,ilvautsansdoutemieuxque

vousvousenchargiez,conclut-ilensepassantunemainsurlefront.Ilrecopial’adresseetlenumérodetéléphonedesonex-épousesurunmorceaudepapier,qu’ilme

tendit.—Cen’estpaslaporteàcôté,meprévint-ilavecunsourirenavré.Jecroisqu’elleavaitbesoinde

changerdedécor.Transmettez-luimessalutations,vousvoulezbien?C’estétrangededevenirgrand-pèredanscescirconstances.Bizarrement,ajouta-t-ilàvoixbasse,Camillaestlaseulepersonnequipourraitvraimentcomprendrecequejeressensencemoment.Sicelaavaitétén’importequid’autre,jel’auraisserrédansmesbras.Maisnousétionsanglais,et

ilavaitautrefoisétémonemployeur.Nousnouscontentâmesdoncdenoussourired’unairgêné.Enregrettantprobablementd’êtrelà.M.Traynorseredressadanssonfauteuil.—Toutdemême.J’aibeaucoupdechance,déclara-t-il.Unnouveaudépart,àmonâge.Jenesuis

passûrdelemériter.—Jenepensepasquelebonheursoitunequestiondemérite.—Etvous?JesaisquevousaimiezbeaucoupWill…—Peud’hommesluiarriventàlacheville,dis-je,unebouledanslagorge.Jemetusuninstant.Lorsquejerelevailesyeux,M.Traynormeregardaittoujours.—Monfilsaimaitsesentirvivre,Louisa.Jenevousapprendsrien.—Maisc’estçaletruc,n’est-cepas?Ilattendit.—Ilétaitjusteplusdouépourçaquelaplupartdesgens,ajoutai-je.—Vousyarriverez,Louisa.Onyarrivetous.Chacunàsafaçon.Ilposalamainsurmonépaule,leregardapaisant.Àcet instant,Dellarevintdanslapièceetsemitàdébarrasser la table,empilant les tassessur le

plateaud’unemanièresiostentatoirequejenepusquel’interprétercommeunsignal.

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—Onferaitbiend’yaller,dis-jeàLily,quisurgissaitàsontourenbrandissantunephotographieencadrée.—C’est vrai qu’elleme ressemble, vous ne trouvez pas ?On dirait que nos yeux sont presque

identiques…Vouspensezqu’ellevoudrameparler?Elleauneadressemail?—J’ensuiscertain,réponditM.Traynor.Maissiçanet’embêtepas,Lily,jeluiparleraid’abord.

C’estunegrandenouvellepournous,ilvautmieuxluilaisserquelquesjourspourl’intégrer.—D’accord.Quandest-cequejepourraim’installerici?Àmadroite,Dellafaillitfairetomberunetasse.Ellesepenchalégèrementafindelaredressersur

leplateau.—T’installer?M.Traynorsepenchaenavant,commepours’assurerqu’ilavaitbienentendu.—Ehbien,oui.Vousêtesmongrand-père.Jemedisaisquejepourraispeut-êtreemménagerici

pourlerestedel’été?Apprendreàvousconnaître.Onatellementdetempsàrattraper!s’écria-t-elle,rayonnante.M.TraynorsetournaversDella,dontl’expressionleréduisitaussitôtausilence.— Nous adorerions t’avoir ici dans quelques mois, déclara Della, mais nous avons d’autres

préoccupationsencemoment.—C’estlepremierenfantdeDella,tucomprends.Jecroisqu’elleaimerait…—J’aibesoindepasserunpeudetempsseuleavecSteven.Etlebébé.—Jepourraisvousaider.Jesuistrèsdouéeaveclesbébés,prétenditLily.Jem’occupaisbeaucoup

demesfrèresquand ilsétaientpetits.Et ilsétaienthorribles.Vraimenthorribles. Ilscriaient tout letemps.M.TraynorregardaDella.—Jesuissûrquetuesuneexcellentebaby-sitter,Lilychérie,répondit-il.Hélas,lemomentestmal

choisi.—Mais vous avez des tas de chambres ! Je peuxm’installer dans une pièce à l’écart. Vous ne

saurezmêmepasquejesuislà.Jepourraisvraimentvousaideraveclescouchesettoutlereste,etjepourraismêmem’enoccuperpendantvossorties.Jepourrais…Ellesetutetlesregardatousdeuxalternativement,pleined’espoir.—Lily…,l’appelai-je,trèsmalàl’aise,deboutdevantlaporte.—Vousnevoulezpasdemoiici.M.Traynoresquissaunpasenavant,lamaintenduepourlaposersursonépaule.—Lilychérie.Cen’estpas…Ellesebaissapourl’esquiver.—Vousaimezl’idéed’avoirunepetite-fille,maisvousnevoulezpasvraimentdemoidansvotre

vie.Vousvoulez juste…vousvoulez justequelqu’unqui vous rendrait visite une fois de temps entemps.—Cen’estjustepaslebonmoment,Lily,ditDellad’unevoixcalme.C’est…Commentdire…J’ai

attenduSteven…tongrand-père…pendantdesannées,etce tempspasséensembleavecnotrebébénousestprécieux.—Maispasmoi.—Cen’estpasdutoutça,protestaM.Traynor,quitentaunenouvellefoisdes’approcherd’elle.L’adolescentelerepoussa.—Oh,merde,vousêtestouslesmêmes!s’écria-t-elle.Vousetvosparfaitespetitesfamillesbien

verrouillées.Personnen’adeplacepourmoi.

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—Oh,çasuffit.Pasbesoind’enfaireundrame…,commençaDella.—Allezvousfairefoutre!crachaLily.Etellepartitentrombe,laissantuneDellasecouéeetunM.Traynorchoqué.Jeduslesabandonner

àmontourdanslesalonsilencieuxpourluicouriraprès.

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Chapitre10

J’envoyaiunmailàNathan.Laréponsearrivasanstarder:Lou,tuessousmédocsouquoi?C’estquoi,cebordel?

Jerédigeaiunnouveaumessage,plusdétaillé,etsonflegmehabituelsemblarefairesurface:Ehbien,levieuxaencoredequoinoussurprendre,ondirait.

Pendantdeuxjours,jerestaisansnouvellesdeLily.Unepartiedemoiétaitinquiète,l’autreunpeu

soulagée du répit. Jeme demandais si, une fois libérée de ses fantasmes de contes de fées sur lafamilledeWill,elleseraitplusenclineàrenoueraveclasienne.PuisjemedemandaisiM.Traynorl’appellerait pour calmer le jeu. Et jeme demandai aussi où était Lily, et si son absence avait unrapportaveclejeunehommequiavaitvoulul’approcherenbasdechezmoi.Ilyavaitquelquechoseenlui–ainsiquedanslesproposévasifsdeLilyàsonsujet–quimedéplaisait.J’avaisbeaucouppenséàSam,regrettémondépartprécipité.Aposteriori,maréactionmesemblait

unpeuexagérée.J’avaislittéralementprislafuite.J’avaisagiexactementcommelapersonnequejeprétendaisnepasêtre.Jerésolusdemeconduirelepluscalmementpossiblelaprochainefoisquejele croiserais après une session du cercle. Peut-être lui dirais-je bonsoir avec un sourire à la foisjoyeuxeténigmatique.Autravail,letempssemblaitpasserauralenti.Unenouvelleétaitarrivée:Vera,uneLituanienneà

l’airsévèrequieffectuaittoutessestâchesavecledemi-souriretypiquedesgensquisecongratulentd’avoirposéunebombeàproximité.Elleappelaittousleshommes«desbêtesdégoûtantes»lorsqueRichardn’étaitpasàportéedevoix.Cederniers’étaitmisentêtedenousadresserunpetitdiscoursde«motivation»touslesmatins,

aprèslequelnousdevionssauterenl’airetcrier«OUAIS!»,cequidérangeaittoujoursmaperruquebouclée.Ilmeregardaitalorsenfronçantlessourcils,commes’ils’agissaitd’unéchecinhérentàmapersonnalité,etnonpasd’unhasard liéau faitque jeportaisunmodèleenNylon tropgrandpourmoi. Celle de Vera, en revanche, restait toujours bien fixée sur son crâne. Peut-être avait-ellesimplementtroppeurdesapropriétairepouroserbouger.Unsoir,enrentrantchezmoi,jefisunerechercheInternetsurlesproblèmesdesados,essayantde

déterminer si je pouvais agir pour réparer les dégâts duweek-end précédent. Je trouvai beaucoupd’informationssurlescriseshormonales,maisriensurlaconduiteàsuivrequandonaprésentéunejeunefilledeseizeansqu’onvientàpeinederencontreràlafamilledesonpèretétraplégiquedécédé.À22h30,j’abandonnaietparcourusdesyeuxmachambreàcoucher,oùlamoitiédemesaffairessetrouvaient encore dans des cartons. Je me promis de les déballer dans la semaine. Puis, m’étantpersuadéedemapropremotivation,jem’endormis.Jefuséveilléeensursautà2h30dumatinparlebruitdequelqu’unquitentaitdeforcermaporte

d’entrée. Jeme levai en trébuchant,m’emparai d’unmanche à balai et jetai un coup d’œil dans lejudas,lecœurbattant.—J’appellelapolice!criai-je.Qu’est-cequevousvoulez?—C’estLily…Ellemetombadessuslorsquej’ouvrislaporte,riantàmoitié,puantletabac,sonmascaraétalétout

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autourdesesyeux.Jeserrailaceinturedemarobedechambreetrefermaiderrièreelle.—Bordel,Lily!Tuasvul’heurequ’ilest?—Tuveuxallerenboîte?Jemedisaisqu’onpourraitallerdanser.J’adoredanser.Enfait,non,ce

n’estpastoutàfaitvrai.J’aimebiendanser,maiscen’estpaspourçaquejesuisici.Mamann’apasvoulumelaisserrentrer.Ilsontchangélesserrures.Tuycrois,toi?Jefustentéederépondrequ’avecmonréveilprogrammépour6heuresdumatin,étrangement,je

n’avaisaucunmalàycroire.Lilysecognaviolemmentcontrelemur.—Ellen’amêmepasdaignéouvrircettefoutueporte.Ellem’acriédessusàtraverslafentedela

boîteauxlettres.Commesij’étaisuneespècede…SDF.Alors…jemesuisditquej’allaisvenircheztoi.Oualorsonpourraitallerenboîte…Elle passa devantmoi en titubant et s’arrêta devantma chaîne hi-fi, qu’elle alluma à un volume

assourdissant.Jemeprécipitaipourl’éteindre,maisellem’enempêcha.—Allez,Louisa,ondanse!Tudoistebougerunpeu!Tuestellementtristetoutletemps!Lâche

dulest!Allez!Jedégageaimamainet tournai leboutonauminimum,justeà tempspourentendrelespremiers

coupsauplafondduvoisindudessous.Lorsquejemeretournai,Lilyavaitdisparudanslachambred’amis,oùelletitubapourenfins’effondrer,têtelapremière,surlelitdecamp.—Oh,monDieu!Celitesttroooooooppourri.—Lily?Tunepeuxpasveniricicommeçaet…Oh,bordel.—Jen’enaiquepouruneminute,répondit-elled’unevoixétouffée.Jenefaisquepasser.Après,

j’iraidanser.Onvaallerenboîtetouteslesdeux.—Lily.Jetravailledemainmatin.—Jet’aime,Louisa.Jetel’aidéjàdit?Jet’aimevraimentbeaucoup.Tueslaseulequi…—Tunepeuxpasdébarquericicomme…—Mmmm…siestedisco…Ellenebougeaplus.Jeposailamainsursonépaule.—Lily…Lily?Elleémitunpetitronflement.Jesoupirai,attendisencorequelquesminutes,puisluienlevaidoucementseschaussuresuséesainsi

quelecontenudesespoches(cigarettes,portableetunbilletdecinqlivrestoutfroissé),etemportaile toutdansmachambre. Je la fis rouler sur lecôtéaucasoùellevomirait et, enfin,parfaitementréveillée à 3 heures dumatin, sachant que je n’allais probablement pas dormir de peur qu’elle nes’étouffependantsonsommeil,jem’assissurunechaisepourveillersurelle.Sonvisageétaitapaisé.Samoueméfianteetsonsouriretropéclatantpourêtrevraiavaientlaissé

placeàuneexpressionangélique,etsescheveuxs’étalaientenéventailsurl’oreiller.Elleavaitbeauêtre insupportable, j’étais incapable de lui en vouloir. Je ne cessai deme rappeler la douleur quej’avaisluedanssesyeuxcedimanche.Lilyétaittoutl’inversedemoi.Ellenecontenaitpassapeine,ellenel’entretenaitpas.Elle laissaitsacolèresedéchaîner,sesoûlait, faisaitDieusavaitquoipouroublier.Elleressemblaitplusàsonpèrequejenel’auraiscru.Qu’est-cequetuauraisfaitàmaplace,Will?luidemandai-jeensilence.J’avaiseutouteslespeinesdumondeàl’aiderlui,etjenesavaistoujourspasquoifairepourelle.

Jenesavaispascommentlasoulager.

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Lesmotsdemasœurmerésonnaientauxoreilles:«Tuneseraspascapabledet’enoccuper.»Etpendantunbrefinstant,jeladétestaid’avoireuraison.Nousdéveloppâmesunesortederoutine,oùLilypassaitmevoirtouslesdeuxoutroisjours.Jene

savaisjamaisvraimentquelleLilyfrapperaitàmaporte:laLilyjoyeuseethyperactivequiexigeaitque nous sortions manger dans tel restaurant, qui m’entraînait dehors pour me montrer ce chatmagnifiqueinstallésurunmurouquidansaitdansmonsalonausond’ungroupequ’ellevenaittoutjustededécouvrir;oulaLilyabattue,épuisée,quimesaluaitd’unsignedetêteenentrantavantdes’effondrer sur mon canapé pour regarder la télévision. Parfois, elle me posait des questionsinattendues au sujet deWill. Quelles émissions aimait-il ? (Il regardait rarement la télévision ; ilpréféraitlesfilms.)Avait-ilunfruitpréféré?(Lesraisinssanspépins.Lesnoirs.)Quandl’avais-jevurirepourladernièrefois?(Ilriaitpeu.Maissonsourire…Jelerevoyaisàprésent,unéclairdedentsblanchesetrégulières,sesyeuxplissés…)Jenesavaisjamaissimesréponseslasatisfaisaient.Puis, tous les dix jours environ, surgissait la Lily ivre morte, ou pire (je ne savais jamais

vraiment),quicognaitàmaporteà l’aube, ignoraitmesprotestationssur l’heureou lemanquedesommeil,entraitentitubant,lesjouescouvertesdemascara,etperdaitconnaissancesurlepetitlitdecamp,refusantdeseréveillerlorsquejepartaistravailler.Elle ne semblait pas avoir d’activité particulière, ni d’amis. Elle pouvait parler à n’importe qui

danslarue,demandantdesservicesaveclaspontanéitéinsoucianted’uneenfantsauvage.Maisellenerépondaitpasau téléphoneetparaissait résignéeàceque toutepersonnequi la rencontraitpour lapremièrefoisladéteste.Étantdonnéque laplupartdes écolesprivées étaient ferméespour l’été, je luidemandaioùelle

allait quand elle ne dormait ni chez moi ni chez sa mère, et après une brève hésitation, elle merépondit«chezMartin».Lorsquejeluidemandais’ils’agissaitdesonpetitami,elleesquissacettegrimaceuniverselle de l’adolescent dégoûtépar la remarqueparticulièrement stupide et écœuranted’unadulte.Parfois, elle était en colère, et parfois elle était grossière.Mais je ne pouvais jamais la rejeter.

Aussiimprévisiblequesoitsonattitude,j’avaisl’impressionquemonappartementétaitpourelleunrefuge.Jemesurprisàchercherdesindices:j’examinaissontéléphone(bloquéparuncodepin)àlarecherchedemessages,sespochesà larecherchededrogues(aucune,àpartunjointoccasionnel).Unjour,dixminutesaprèsqueLilyfutarrivée,ivreettrempéedelarmes,unevoitureenbasdechezmoi semit à klaxonner par intermittence pendant trois bons quarts d’heure. Finalement, un voisindescenditetfrappatellementfortsurlepare-brisequeleconducteurpritlafuite.—Tusais,jenetejugepas,maiscen’estpasunebonneidéedeboireaupointdeneplussavoirce

quetufais,Lily,luidis-jeunmatinenpréparantlecafé.Lily passait tellement de temps chez moi à présent que j’avais ajusté mon rythme de vie en

conséquence:jecuisinaispourdeux,jerangeaisdesaffairesquin’étaientpaslesmiennes,jefaisaislesboissonschaudesendoubleetj’avaisacquisleréflexedeverrouillerlaportedelasalledebainspouréviterlescrisd’horreur.—Tuescomplètemententraindemejugeraucontraire.C’estçaqueçaveutdire,«cen’estpas

unebonneidée».—Jesuissérieuse.— Est-ce que moi je te dis comment tu devrais vivre ? Est-ce que je te dis que cet appart est

déprimant, que tu t’habilles comme une dépressive, à part quand tu te déguises en lutin pornoboiteux?Hein?Hein?Non.Jelaferme.Alorsfous-moilapaix.Je voulais lui raconter. Lui raconter ce qui m’était arrivé neuf ans auparavant, un soir, quand

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j’avais tropbu.Lafoisoùmasœurm’avait ramenéeà lamaisonaupetitmatin,sanschaussuresetpleurantensilence.MaisLilyauraitsansdouteréagiparceméprispuérilaveclequelelleaccueillaitlaplupartdemesrévélations,etc’étaituneconversationquejen’étaisparvenueàavoirqu’avecuneseulepersonne.Unepersonnequin’étaitpluslà.—Etcen’estpasjustedemeréveillerenpleinmilieudelanuit,répliquai-jesimplement.Jedois

melevertôtpourallertravailler.—Alorsdonne-moiuneclé.Jeneteréveilleraiplus.Ellemedécochaundesesgrandssouriresvainqueurs,siraresetsisemblablesàceuxdeWillque

jefinisparcéder.Alorsmêmequejeluitendaisuntrousseau,jesavaiscequemasœurauraitdit.Aucoursdecettepériode,jeparlaideuxfoisàM.Traynor.IldésiraitsavoirsiLilyallaitbienet

avaitcommencéàs’inquiéterdesesprojetsd’avenir.—C’estunejeunefillebrillante,çasevoit,m’expliqua-t-il.Ellenedevraitpasabandonnerl’école

àseizeans.Sesparentsn’ontdoncpasleurmotàdire?—Ilsn’ontpasl’airdebeaucoupcommuniquerentreeux.— Pensez-vous que je devrais les appeler ? A-t-elle besoin d’un financement pour s’inscrire à

l’université?Nousn’avonspluslemêmetraindeviedepuisledivorce,maisWillnousalaisséunebellesomme.Jemedisaisqueceseraitunefaçondefairebonusagedecetargent.Cependant,ajouta-t-ilàvoixbasse,jepréféreraisqu’onn’enparlepasàDellapourlemoment.Jeneveuxpasqu’ellel’interprètemal.Jerésistaiàl’enviedeluidemanderquelleétaitlabonneinterprétation.—Louisa,croyez-vousquevouspourriezpersuaderLilyderevenir?Jen’arrêtepasdepenserà

elle. J’aimerais nous donner une seconde chance. Je sais que Della serait ravie d’apprendre à laconnaître.Je me souvins de l’expression de Della dans la cuisine et me demandai si M. Traynor était

volontairementaveugleoujusteunéterneloptimiste.—J’essaierai,promis-je.Ilestunevariétédesilencetouteparticulièrequandonestseuldanssonappartementenvilleparun

chaudweek-endd’été.Jepartais tôtau travail, finissaisà16heures,arrivaischezmoià17heures,épuisée,etmeréjouissaissecrètementd’avoir,l’espacedequelquesheures,l’appartementpourmoitouteseule.Jemedouchais,mepréparaisunetartine,faisaisuntoursurInternetpourchercherdesemploismieux payés que le SMIC, puism’asseyais dans le salon, toutes fenêtres ouvertes afin decréeruncourantd’air,etécoutaislesbruitsdelavillequifiltraientdansl’airtièdedusoir.Laplupartdutemps,j’étaisraisonnablementsatisfaitedemavie.J’avaisparticipéàsuffisamment

de séances de groupe pour savoir qu’il était important d’apprécier à leur juste valeur les petitsplaisirsduquotidien.J’étaisenbonnesanté.J’avaisretrouvémafamille.J’avaisunemploi.Etsi jen’avaispasencoretotalementacceptélamortdeWill,j’avaisaumoinsl’impressiondecommenceràsortirdesonombre.Etpourtant.Ces soirs-là, lorsque les rues sousmes fenêtres étaient pleines de couples en balade et de gens

hilares assis aux terrasses des bars, prévoyant déjà d’aller au restaurant et en boîte, je sentais unpincementtoutaufonddemoi;uninstinctprimalmedisaitquejen’étaispasaubonendroit,quejerataisquelquechose.Danscesmoments,jemesentaisabandonnéedetous.Jerangeaiunpeu,lavaimonuniforme,etjusteaumomentoùjemesentaisglisserdansunesorte

detranquillemélancolie,moninterphonesemitàsonner.Jemelevaietdécrochaiaveclassitude.Je

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m’attendais à un livreur de colis cherchant son chemin ou à une pizza hawaïennemal acheminée,maisj’entendislavoixd’unhomme.—Louisa?—Quiest-ce?demandai-je,mêmesij’avaisaussitôtdevinédequiils’agissait.—Sam.Sam,del’ambulance.Jepassaisdanslecoinenrentrantdutravail,etjemesuisdit…Tues

partiesivitel’autresoir,jevoulaism’assurerquetuallaisbien.—Quinzejoursplustard?J’auraispum’êtrefaitdepuislongtempsdévorerparmeschats.—Apparemmentnon.—Jen’aipasdechat.Maisjevaisbien,Saml’Ambulancier.Merci.—Tantmieux…Çamefaitplaisirdetel’entendredire.Jereculaipourlevoirsurleminusculeécranpixeliséennoiretblanc.Ilportaitunevestedemoto

etavaitunemainposéesurlemur,qu’ilretiraaussitôtavantdeseretournerpourregarderlarue.Jelevispousserunsoupir,etcepetitgestem’incitaàparler:—Etdonc…qu’est-cequetufais?—Pasgrand-chose.Encemoment,j’essaiesurtoutdediscuteravecquelqu’unparl’intermédiaire

d’uninterphone,maiscen’estpasunefrancheréussite.Monrirefuttroprapide.Tropsonore.—Çafaitlongtempsquej’aiarrêté,répliquai-je.Cen’estpasévidentd’offrirunverreàquelqu’un

danscescirconstances.Je le vis s’esclaffer. Je parcourus des yeux mon appartement silencieux et lançai, avant même

d’avoirpuréfléchir:—Uneminute.Jedescends.Jem’apprêtaisàallercherchermavoiture,maislorsqu’ilmetenditsondeuxièmecasque,jemedis

que j’aurais l’air snob à exiger de prendre mon véhicule. Je fourrai mes clés dans ma poche etattendissesinstructions.—Tuesambulancier.Ettuconduisunemoto.—Jesais.Maisc’estàpeuprèsleseulvicequ’ilmereste.Ilm’adressaunsourirecarnassieret,contretouteattente,jesentismoncœurchavirer.—Tunetesenspasensécuritéavecmoi?s’enquit-il.Iln’existaitpasderéponseappropriéeàsaquestion.Jesoutinssonregardetgrimpaiàl’arrière.

S’ilconduisaitavecimprudence,ilsavaitaussicommentmesoigner.—Alors,qu’est-cequejefais?demandai-jeenenfilantmoncasque.Jenesuisjamaismontéesur

cegenred’engin.—Tiens-toiàcespoignéessur lesiège,etsuis lesmouvementsde lamoto.Ne t’accrochepasà

moi.Siçanevapas,tutapessurmonépauleetjem’arrête.—Oùest-cequ’onva?—Tuesbonneendécorationd’intérieur?—Unenullité.Pourquoi?Ilmitlecontact.—Parcequejemedisaisquejepourraistemontrermanouvellemaison.Etnousnousretrouvâmesaumilieudutrafic,slalomantentrelesvoituresetlescamions,suivant

lesflèchesindiquantl’autoroute.Jedusfermerlesyeux,meserrercontresondosetprierpourqu’ilnem’entendepascrier.Nousroulâmesjusqu’àl’extrêmebanlieue,làoùlesjardinss’agrandissaientavantdesechangeren

prairiesetoùlesmaisonsportaientdesnomsaulieudesnuméros.Noustraversâmesunvillagequise

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confondaitpresqueaveclesuivant,etSamralentitdevantl’entréed’ungrandterrainavantdecouperlemoteur et deme faire signe demettre pied à terre. J’enlevaimon casque, le sangbattant àmesoreilles,ettentaidedécollerdemoncrânemescheveuxtrempésdesueur,lesdoigtstoujoursraidesd’avoiragrippélespoignéesdusiègearrière.Samouvritleportailetmefitentrer.Lamoitiéduterrainétaitcouverted’herbe,l’autredeblocsde

cimentetdeparpaings.Derrièrelazonedechantier,àl’abrid’unehautehaie,setrouvaitunwagonferroviaire.Àcôté,onavaitinstalléunenclosoùplusieursvolailless’étaientarrêtéesnetdansleursactivitéspournousobserver.—Mamaison.—C’estjoli!Mais…euh…oùest-cequ’elleest?Samseremitàmarcher.—Ici.Cesontlesfondations.Çam’apristroisbonsmoispourlesmettreenplace.—Tuvisici?—Ouais.Jecontemplaiuninstantlesdallesdebéton.Lorsquejerelevailesyeuxverslui,sonexpressionme

fitravalermessarcasmes.Jemefrottailatête.— Et donc… tu vas rester planté là toute la soirée ? Ou est-ce que tu vas me faire visiter ?

demandai-je.Baignés dans le soleil du soir et enivrés par l’odeur de l’herbe et de la lavande, dans le

bourdonnementparesseuxdesabeilles,nousmarchâmeslentementd’unblocdebétonàunautre.Sammemontraitoùlesfenêtresetlesportesallaientsetrouver.—Ça,c’estlasalledebains.—Unpeuexposéeauxcourantsd’air.—Ouais. Il fautque je réfléchisseàunesolution.Attention.Ça,cen’estpasuneporte.Tuviens

d’entrerdansladouche.Ilgrimpasurunepiledeparpaingspuissurunegrandedalledebéton,etmetenditlamainpour

m’aideràlerejoindre.—Ici,c’estlesalon.Etsituregardesparcettefenêtre,là,tuasvuesurlacampagne.Jeregardailepaysagechatoyantquis’étendaitencontrebas.J’avaisl’impressiondemetrouverà

mille lieues de la ville, certainement pas à une quinzaine de kilomètres. Je pris une profondeinspiration.J’appréciaislaspontanéitédecemoment.—C’estjoli,maisjepensequetoncanapén’estpasaubonendroit,déclarai-je.Ilt’enfautdeux.Un

ici,etpeut-êtreunlà.Etj’imaginequ’ilyauraunefenêtrelà?—Oh,oui.Pourlasymétrie.—Mmmm.Oh,etilfautvraimentquetuchangeslesstores.Leplusfou,c’étaitqu’aprèsquelquesminutesdevisitejevoyaisréellementlamaison.Jesuivais

les indicationsdeSam,quimemontraitdescheminées invisibles, faisaitapparaîtredesescaliersetdessinait des traits sur des plafonds absents. Je visualisais ses immenses baies vitrées, et la ramped’escalierqu’undesesamisdevaitluitaillerdansunevieillebranchedechêne.—Çavaêtremagnifique,dis-jeunefoislavisiteduchantierterminée.—Dansenvirondixans.Maisoui,j’espère.Jeparcouruslechampduregard,admirantlapelouse,lepoulailler,lechantdesoiseaux.— Je dois te dire, ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Tu n’es pas tenté d’embaucher des

ouvriers?—Jeleferaiprobablementàlafin.Maisj’aimelamaçonnerie.C’estbonpourl’âme,deconstruire

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unemaison.Ilhaussalesépaules,puisreprit:— Quand on passe la journée à soigner des blessures par arme blanche, des cyclistes trop

confiants,desfemmesqueleursmarisontprisespourdespunching-ballsetdesenfantsquifontdescrisesd’asthmechroniquesàcausedel’humidité…—…sansparlerdecesimbécilesquitombentdutoitdesimmeubles…—Oui,aussi.Etdonc,ajouta-t-ilendésignantd’ungestelabétonnièreetlespilesdeparpaings,je

faisçapourmeviderlatêteaprèsleboulot.Jet’offreunebière?Ilgrimpadanslewagonetmefitsignedelerejoindre.L’intérieur ne rappelait en rien unwagon,même si on devinait encore une vague odeur de cire

d’abeilleetlesfantômesdepassagersencostumedetweed.Samm’entraînadansunpetitcoin-cuisineparfaitementagencé,délimitéparunetableetunebanquetteenformedeL.—Jen’aimepaslesmobil-homes,déclara-t-ilenguised’explication.Assieds-toi.Ilsortitunebouteilledebièrebienfraîcheduréfrigérateur,l’ouvritetmelatendit.Pourlui,ilposa

unebouilloiresurlefeu.—Tuneboispas?Ilfit«non»delatête.— Après quelques années de ce travail, j’ai commencé à avoir besoin d’un verre pour me

décompresser en arrivant à la maison. Puis de deux. Puis je me suis rendu compte que j’étaisincapabledemerelaxeravantd’avoirbucesdeuxverres,oupeut-êtremêmetrois.Ilouvrituneboîteàthéetdéposaunsachetaufondd’unetasse.— Ensuite, poursuivit-il, j’ai… j’ai perdu quelqu’un de très proche, et je me suis dit que si je

n’arrêtaispasl’alcoolimmédiatement,jen’arrêteraisjamais.Il ne me regardait pas en parlant. Il faisait les cent pas dans le wagon, une présence à la fois

massiveetétrangementgracieuseentrecesmursétroits.—Jem’autoriseunebièredetempsentemps,maispascesoir.Ilvafalloirquejeteramènechez

toitoutàl’heure.Cetteremarquemedétendit.Lasituationétaitbizarre:j’étaisinstalléedansunwagonàboireune

bièreencompagnied’unindividuquejeconnaissaisàpeine,maiscommentnepassesentirproched’unhommequivousa sauvé lavieetvousadéjàvueàmoitiénue?Etcommentseméfierd’unhommequi vous a fait part de son intention de vous ramener chez vous ?C’était comme si notrerencontre dans l’ambulance avait gommé les obstacles habituels et la gênequ’onpouvait ressentirlorsd’unpremierrendez-vous.Samm’avaitvueensous-vêtements,ilavaitmêmepuvoircequisetrouvaitsousmapeau.Jemesentaisplusàl’aiseavecluiqu’avecaucunautre.Lewagonmerappelaitlescaravanesdebohémiensdemeslivresd’enfant:chaqueobjetyavaitsa

place attitrée dans un espace réduit. La pièce était à la fois douillette et austère, et manifestementhabitéeparunhomme. Ily flottaituneagréableodeurdeboischauffépar lesoleil,desavonetdebacon.Unnouveaudépart.Jemedemandaicequiétaitarrivéàsonanciennemaison.—Et…euh…qu’est-cequeJakepensedetoutça?demandai-je.Ils’assitavecsonthéàl’autreboutdelabanquette.—Audébut,ilm’aprispourundingue,répondit-il.Maintenant,ilaimebienl’idée.Ils’occupedes

animauxquandjetravaille,etenéchangejeluiaipromisdeluiapprendreàconduiresurleterraindèsqu’ilauradix-septans.Dieumevienneenaide,conclut-ilenlevantsatasse.Enréponse,jelevaimabouteille.Peut-être était-ce dû au plaisir inattendu d’être de sortie un vendredi soir, en compagnie d’un

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hommequimeregardaitdanslesyeuxquandilparlait–etquiétaitdotédugenredechevelurequejemouraisd’enviededécoifferenypassantlesdoigts–oupeut-êtreétait-cesimplementparcequejevenais d’entamermadeuxièmebière,mais je commençais à vraimentm’amuser.Comme il faisaittrès chaud dans le wagon, nous sortîmes nous installer sur deux chaises pliantes. Je regardai lespoulespicorerdans l’herbe, un spectacle étrangement apaisant, et écoutai les anecdotesdeSamausujetdepatientsobèsesquinécessitaientquatreéquipespourlestracterhorsdechezeux,oudejeunesmembres de gangs qui tentaient de se poignarder alors même qu’ils étaient en train de se fairerecoudre à l’arrièrede sonambulance.Aucoursdenotre conversation, jeme surpris à l’épierducoin de l’œil : j’observai la façon dont il tenait sa tasse, et remarquai des sourires fugitifs quiformaient troispetitesridesaucoindesesyeux,parfaitementdessinées,commesiellesavaientététracéesavecprécisionàl’aided’unstylo.Ilmeparladesesparents:sonpèreétaitunpompieràlaretraite,samèreunechanteusedecabaret

quiavaitabandonnésacarrièrepouréleversesenfants(«Jecroisquec’estpourçaquetatenuem’ainspiré.Jesuisàl’aiseaveclesstrass.»).Ilnementionnapasdirectementsafemme,maismeconfiaquesamères’inquiétaitdumanqued’influencefémininedanslaviedeJake.— Elle vient le chercher une fois par mois pour l’emmener à Cardiff, où elle et ses sœurs le

bichonnent,legaventdepetitsplatsets’assurentqu’ilaassezdechaussettes,expliqua-t-il,lescoudesposéssurlesgenoux.Ilrâletoujoursunpeuavantdepartir,maisjesaisbienqu’enfaitiladoreça.Àmontour,jeluiparlaiduretourdeLily.MonrécitdesarencontreaveclesTraynorluiarracha

une grimace. Je lui racontai ses surprenants changements d’humeur et son attitude imprévisible. Ilhochalatête,commesicelan’avaitriend’étonnant.Lorsquej’évoquailamèredeLily,ilsecoualatêted’unairaffligé.—Êtrerichenefaitpasd’euxdemeilleursparents,déclara-t-ilsombrement.Sielle touchaitdes

allocationsfamiliales,cettefemmeauraitdéjàeudroitàunevisitedesservicessociaux.C’estgentil,cequetufaispourelle,LouisaClark,ajouta-t-ilenlevantsatasse.—Maisjenesuispassûredefairecequ’ilfaut.— Avec les ados, personne n’a jamais l’impression de faire ce qu’il faut. Je crois que c’est

justementcequienfaitdesados.J’avaisdumal à associer ceSam, cethôte agréablequi s’occupait tranquillementde sespoules,

avec laversion larmoyanteetcoureusede juponsdont Jakeavaitdressé leportraitaucercle.Maisj’étaisbienplacéepoursavoirque lepersonnagequ’onchoisitdeprésenteraumondepouvaitêtretrèsdifférentdecequenousétionsréellement.Jesavaisquelechagrinpouvaitnousfaireagird’unemanièrequenous-mêmesétionsincapablesdecomprendre.—J’adoretonwagon,dis-je.Ettamaisoninvisible.—Alorsj’espèrequetureviendras,répliqua-t-il.Lebaiseurensérie.Sic’étaitainsiqu’ilséduisaitlesfemmes,songeai-jeunpeutristement,alorsilétaitdoué.C’étaitun

mélange puissant : le père en deuil aux manières chevaleresques, les sourires rares, sa façon desouleverunepouled’uneseulemainendonnantl’impressionquel’animalappréciaitlamanœuvre.Jenedeviendraispasunedesesconquêtestarées,necessais-jedemerépéter.J’éprouvaiscependantunvagueplaisiràflirterinnocemmentavecunbelhomme.Ilétaitagréable,pourunefois,deressentirautrechosequel’angoisseoulacolèremuette,cesémotionsjumellesquioccupaientlaplusgrandepartiedemaviequotidienne.Lesseulesautres interactionsquej’avaiseuesavec lesexeopposéaucoursdesderniersmoisavaientétéalimentéesparl’alcoolets’étaientterminéesparunretourentaxietdeslarmesmortifiéessousladouche.

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Qu’est-cequetuenpenses,Will?Est-cequec’estbien?Le jour commençait à décliner. Les poules rentrèrent en caquetant d’un air indigné dans leur

enclos.Samlesobservait,biencalédanssonsiège.—Quandtumeparles,LouisaClark,j’ail’impressionqu’unetoutautreconversationsedéroule

ailleursenmêmetemps.J’auraisvoulutrouverunerepartiespirituelle.Maisilavaitraison,etjen’avaisrienàrépondre.—Toietmoi,reprit-il.Ontournetouslesdeuxautourdequelquechose.—Tuestrèsdirect.—Etmaintenant,jet’aimisemalàl’aise.—Non,pasdutout!Bon,peut-êtreunpeu,ajoutai-jeencroisantfurtivementsonregard.Derrière nous, un corbeau s’éleva bruyamment dans le ciel ; ses violents battements d’ailes

faisaientvibrerl’airimmobile.Jerésistaiàl’impulsionderemettredel’ordredansmescheveuxetbusunegorgéedebière.— OK. Bon. Voilà la vraie question, lâchai-je. D’après toi, ça prend combien de temps de se

remettredelamortdequelqu’un?Quelqu’unqu’onaimaitvraiment?Je ne savais pas pourquoi je lui avais posé la question. Elle était brutale, presque cruelle étant

donnélescirconstances.Peut-êtreavais-jepeurquelebaiseurensériefasseencoredessiennes.LasurprisedeSamselutuninstantsursonvisage.—Ah.Euh…Ilplongealesyeuxaufonddesatasse,puisrelevalatête,leregardperduauloindanslapénombre

delacampagne.—…jenesuispassûrqu’ons’enremettejamaiscomplètement,dit-ilenfin.—Joyeuseperspective.—Non.Vraiment.J’yaibeaucoupsongé.Onapprendàvivreavec.Aveceux.Parcequ’ilsrestent

ennous,mêmes’ilsnesontpluslàenchairetenos.Cen’estpluslechagrindévastateurdudébut,celuiquitesubmerge,tedonneenviedepleurerenpermanence,tefaitressentircetteespècedecolèreinsenséecontretouslesidiotsquisonttoujoursenviealorsquelapersonnequetuaimesestmorte…Non,c’estjusteunvidedonttudoisapprendreàt’accommoder.C’estcommesiuntrous’étaitforméentoietquetudevaisl’acceptersansbroncher.Jenesaispas.C’estcomme…commesituétaisunpetitpainetquetudevenaisundonut.Jelisaisunetelletristessesursonvisagequejemesentissoudaincoupable.—Undonut,répétai-je.—Comparaisonstupide,s’excusa-t-ilavecundemi-sourire.—Non,cen’estpascequeje…Il secoua la tête et s’absorba dans la contemplation de l’herbe entre ses pieds, puis me jeta un

regardencoin.—Allez,dit-il.Jeteramène.Noustraversâmesleterrainpourrejoindresamoto.L’airs’étaitrafraîchi.Jecroisailesbraspour

me réchauffer. Il surpritmon geste etme tendit son blouson, insistant lorsque je prétendis que cen’étaitpaslapeine.Levêtementpesaitagréablementlourdsurmesépaules,terriblementmasculin.Jem’efforçaidenepasrespirersonodeur.—Tufaisçaavectoustespatients?—Seulementceuxquiontsurvécu.J’éclataiderire.C’étaitsortisanscriergare,plusfortquejenel’avaisvoulu.—Onn’est pas vraiment censés sortir avec les patients, ajouta-t-il enme tendant son deuxième

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casque.Maisaprèstout,tun’esplusmapatiente.—Etonn’estpasvraimentsortisensemble.— Ah non ? D’accord, répliqua-t-il avec un petit hochement de tête philosophique alors que

j’enfourchaissamachine.

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Chapitre11

Cette semaine-là, lorsque j’arrivai au cercle d’accompagnement, Jaken’était pas là.Pendant queDaphnediscouraitsursonincapacitéàouvrirunpotdeconfituresansl’aided’unhommeetqueSunilévoquait les problèmes rencontrés en partageant les quelques possessions de son jumeau entre sesautresfrèresetsœurs,jemesurprisàattendredevoirs’ouvrirleslourdesportesrougesdelasalleparoissiale.Jemerépétaiquejem’inquiétaispourlebien-êtredeJake,qu’ilavaitbesoind’exprimersonmalaisefaceàl’attitudedesonpère.Jemepersuadaid’untonfermequecen’étaitpasSamquej’espéraisvoir,appuyécontresamoto.—Ettoi,Louisa,quelssontlespetitssoucisquitetracassent?Jakeenavaitpeut-êtrefiniaveclegroupe,songeai-je.Peut-êtreavait-ildécidéqu’iln’enavaitplus

besoin. Les gens abandonnaient souvent, tout le monde le disait. Et ce serait terminé. Je ne lesverraisplus.—Louisa?Lespetitssoucisduquotidien?Ildoitbienyenavoir?Je ne cessais de songer à cettemaison, à l’étroitesse de cewagon, à lamanière dontSamavait

traverséleterrain,unepoulesouschaquebras,commes’iltransportaitunchargementprécieux.Lesplumessursontorseétaientaussidoucesqu’unsoupir.Daphnemedonnauncoupdecoudepourmerameneràlaréalité.—Onparledespetitsdétailsdelaviequotidiennequinousobligentàpenserànoschersdisparus,

ditMarc.—Lesexememanque,déclaraNatasha.—Çan’ariend’unpetitdétail,fitremarquerWilliam.—Tun’aspasconnumonmari, rétorquaNatashaavecunpetit rire.Non,pardon.C’estune très

mauvaiseplaisanterie.Jesuisdésolée.Jenesaispascequim’apris.—C’estbiendeplaisanter,répliquaMarcpourl’encourager.—Olafétaittrèsbienmembré.Parfaitementbienmembré,même.Natasha parcourut l’assemblée du regard. Comme personne ne pipaitmot, elle écarta lesmains

d’unetrentainedecentimètresethochalatêteavecemphase.—Nousétionstrèsheureux,conclut-elle.Unbrefsilences’ensuivit.—Trèsbien,ditenfinMarc.—Jeneveuxpasquelesgenspensent…Enfin,jeneveuxpasquelesgenspensentàçaquandils

pensentàmonmari.Qu’ilavaitunepetite…—Jesuiscertainquepersonnenepenseçadetonmari.—Si,moi,situcontinuesàenparler,rétorquaWilliam.—Jeneveuxpasquevouspensiezaupénisdemonmari,ditNatasha.Enfait,jevousinterdisde

penseràsonpénis.—Alorsarrêted’enparler!s’écriaWilliam.—Est-ce qu’on pourrait éviter de parler de pénis ? demandaDaphne.Çamemet un peumal à

l’aise. Les bonnes sœurs nous tapaient sur les doigts avec une règle si on avait le malheur deprononcerneserait-cequelemot«entrejambe».

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—Est-cequ’onpourraitarrêterdeparlerde…Revenons-enausujetinitial, intervintMarcd’unevoix teintéededésespoir.Louisa, tu t’apprêtaisànousparlerdespetiteschosesqui te rappellent lapertedetonami.Je restai làun instantsansriendire,essayantd’ignorerNatashaqui levaitdenouveau lesmains,

mesurantensilenceuneimprobablelongueurinvisible.—Jecroisqueçamemanquedeneplusavoirquelqu’unàquiparler,dis-jeprudemment.Ilyeutunmurmured’approbationgénérale.—Jene faispaspartiedecespersonnesquiontungrandcercled’amis,expliquai-je. J’aiquitté

mondernierpetitcopainilyadeslustres,eton…onnesortaitpasbeaucoup.Etpuisilyaeu…Bill.On parlait tout le temps. De musique, des gens, de nos expériences passées et à venir, et je nem’inquiétaisjamaisdesavoirsij’allaisdirequelquechosededéplacéouleblesser,parcequ’ilmecomprenait.Vousvoyez?Etdepuisquej’aiemménagéàLondres,jesuistrèsseule;endehorsdemafamille,biensûr,maisparleraveceuxesttoujoursassez…délicat.—Tum’étonnes,ditSunil.—Etmaintenant,ilsepassequelquechosedansmaviedontj’auraisvraimentenviedeluiparler.

Je lui parle dans ma tête, mais ce n’est pas pareil. Il me manque de pouvoir simplement luidemander:«Eh,qu’est-cequetupensesdeça?»Etdesavoirquequoiqu’ilmeréponde,ceseraprobablementlameilleuresolution.Legrouperestasilencieuxuneminute.—Tupeuxnousparler,Louisa,ditMarc.—C’est…compliqué.—C’esttoujourscompliqué,répliquaLeanne.Je regardai leurs visages, aimables et encourageants, et totalement incapables de comprendre ce

quejepourraisleurraconter.Delecomprendrevraiment,entoutcas.Daphnerajustasonécharpeensoieetpritlaparole:—Cequ’ilfautàLouisa,c’estunautrehommeàquiparler.C’estévident.Tuesjeuneetbelle.Tu

trouverasquelqu’und’autre.Ettoiaussi,Natasha.Ilesttroptardpourmoi,maisvousdeuxnedevriezpasêtreici,danscettevieillesallemiteuse…désolée,Marc,maisc’estlavérité.Vousdevriezsortirdanser,vousamuser.Natasha etmoi échangeâmes un regard.Clairement, elle avait autant envie quemoi de sortir en

boîte.UneimagedeSaml’Ambulanciers’imposasoudainàmoi,maisjelachassai.— Et si jamais tu as envie d’un nouveau pénis, ajoutaWilliam, je suis sûr que je pourrais te

dessinerun…— Très bien, tout le monde. Passons aux testaments, l’interrompit Marc. Quelqu’un a-t-il été

surprisparsoncontenu?Jerentraichezmoiépuisée,à21h15,pourtrouverLilycouchéesurlecanapédevantlatélé,en

pyjama.Jelaissaitombermonsacàmain.—Tueslàdepuiscombiendetemps?demandai-je.—Depuislepetitdéjeuner.—Tuvasbien?—Mm.Sonvisageblafardtrahissaitlamaladieoul’épuisement.—Tunetesenspasbien?

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Ellemangeaitdupop-corndansunbol,passantmollementlesdoigtsaufonddurécipientpourenrécupérerlesdernièresmiettes.—J’avaisenviederien,aujourd’hui,répondit-elle.Àcetinstant,sonportablesonna.Elleregardalemessaged’unairabsent,puisrepoussal’appareil

sousuncoussin.—Tuessûrequeçava?demandai-jeànouveauauboutd’uneminute.—Oui,impec.Ellen’avaitpasl’airenforme.—Jepeuxpeut-êtret’aider?—Jet’aiditquej’allaisbien,répéta-t-elleenévitantmonregard.Cettenuit-là,Lilydormit chezmoi.Le jour suivant, alorsque jem’apprêtais àpartir au travail,

M.Traynorm’appelaetdemandaà luiparler.Étenduesur lecanapé,ellemeregardad’unairvidelorsquejeluiannonçaiquiétaitautéléphone.Enfin,àcontrecœur,elletenditlamainverslecombiné.Je restai là tandisqu’elle l’écoutait. Jenecomprenaispascequ’ildisait,mais jedistinguais le tonqu’ilemployait:doux,rassurant.Lorsqu’ilsetut,ellelaissapasserunbrefsilence,puisrépondit:—D’accord.Trèsbien.—Est-cequetuvaslerevoir?luidemandai-jequandellemerenditlecombiné.—IlveutvenirmevoiràLondres.—C’estsuper.—Maisilnepeutpastrops’éloignerd’elleaucasoùelleperdraitleseaux.—Est-cequetuveuxquejet’emmènelà-baspourlevoir?—Non.Ellecalasesgenouxsoussonmenton,s’emparadelatélécommandeetsemitàzapper.—Tuasenvied’enparler?demandai-jeaprèsuneminute.Elleneréponditpas,etauboutdequelquesinstants,jecomprisqueladiscussionétaitclose.Lemercredi,jem’enfermaidansmachambrepourappelermasœur.Nousnousparlionsplusieurs

foisparsemaine.C’étaitplusfaciledepuisquemonéloignementdemesparentsnesedressaitplusentrenouscommeunchampdeminesconversationnel.—Tutrouvesçanormal?— Papa m’a raconté qu’une fois je ne lui ai plus parlé pendant deux semaines entières quand

j’avaisseizeans.Seulementdesgrognements.Etj’étaispourtanttrèsheureuse.—Ellenegrognemêmepas.Elleaseulementl’airterriblementtriste.— Comme toutes les jeunes filles de son âge. C’est leur paramètre par défaut. C’est des ados

joyeusesqu’ilfautseméfier:ellesdissimulentprobablementungrosproblèmed’anorexieouvolentdurougeàlèvreschezBoots.—Çafaittroisjoursqu’elleestvautréesurmoncanapé.—Et?—Jecroisqu’ilyaquelquechosequicloche.—Ellea seizeans.Sonpèren’a jamais suqu’elleexistait et acassé sapipeavantqu’elleait eu

l’occasion de le rencontrer. Samère a épousé un homme qu’elle surnommeTête-de-Nœud, elle adeuxpetitsfrèresquisemblentbienpartispourdevenirtueursensérie,etilsontchangélesserruresde la maison familiale pour l’empêcher de revenir vivre chez elle. À sa place, je resteraisprobablementvautréesurtoncanapépendantuneannéeentière.Etpuis,ajoutaTreenaenaspirantàgrandbruitunegorgéedethé,ellevitchezunenanaquibossedansunbarvêtued’uneminijupeen

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Spandexvertetquiappelleçaunecarrière.—DuLurex.C’estduLurex.—Peuimporte.Ducoup,quandest-cequetuvaschercherunvraitravail?—Bientôt.Jedoisd’abordtrouverunesolution.—Unesolutionàquoi?—Ellen’estvraimentpasbien.Jemesensmalpourelle.—Etmoi,tusaiscequimefaitmesentirmal?Cettehabitudequetuasdepromettrequetuvas

vivreàfond,puisdetesacrifierpouraidertouslesmalheureuxquicroisenttaroute.—Willn’étaitpasunmalheureux.—MaisLily,si.Lou,tunelaconnaismêmepas,cettefille.Tudevraistefocalisersurtoi-même,

aller de l’avant. Tu devrais envoyer tonCV partout, parler à tes contacts, travailler sur tes pointsforts,pastetrouverunenouvelleexcusepourmettretavieensuspens.Parlafenêtre,jeregardaislecielnocturne.Danslapièced’àcôté,malgrélebruitdelatélévision

qui jacassait, j’entendis Lily se lever pour se traîner jusqu’au frigo avant de revenir s’affaler surlecanapé.—Ettuferaisquoiàmaplace,Treen?demandai-jeenbaissantlavoix.L’enfantdel’hommequetu

asaimédébarquesurlepasdetaporte,etlerestedumondesemblerefuserdes’occuperd’elle.Toiaussi,tularejetterais?Ma sœur resta silencieuse un bref instant. C’était tellement rare que je me sentis obligée

d’enchaîner:—ImaginonsqueThom,danshuitans,sebrouilleavectoipouruneraisonXouY,tutrouveraisça

bienquelaseulepersonneàquiildemandedel’aidedécidequefinalementelleaautrechoseàfairedesavie?Qu’iln’aqu’àdégageretsedémerdertoutseul?J’essaiedefairecequiestjuste,Treen,conclus-jeenappuyantmatêtecontrelemur.Lâche-moiunpeu,d’accord?Pasderéponse.—Çam’aideàmesentirmieux.OK?Çamestimuledesavoirquejesuisutileàquelqu’un.Masœurrestasilencieusesilongtempsquejemedemandaiuninstantsiellen’avaitpasraccroché.—Treen?—OK.Bon,jemerappelleavoirluuntrucenpsychosociale,surlesadosquiselassentvitedes

interactionsenfaceàface.—Alorsquoi,tuveuxquejeluiparleàtraversuneporte?Un jour, j’aurai une conversation téléphonique avecma sœur qui ne comporterait pas le soupir

excédéd’unepersonneessayantd’expliqueruneévidenceàunsimpled’esprit.—Non,idiote!Cequeçasignifie,c’estquesituveuxqu’elleteparle,vousdevezpratiquerune

activitéensemble,côteàcôte.En rentrant chez moi le vendredi, je m’arrêtai au magasin de bricolage. Une fois dans mon

immeuble, je traînai mes sacs sur les quatre étages et entrai dans l’appartement. Lily se trouvaitexactementlàoùjem’attendaisàlatrouver:vautréedevantlatélé.—Qu’est-cequec’est?demanda-t-elle.— De la peinture. Cet appartement est un peu défraîchi, tu n’arrêtes pas de me répéter que je

devraisl’égayerunpeu.Jemedisaisqu’onpourraitsedébarrasserunebonnefoispourtoutesdecerosepastelchiantàmourir.Elleneputs’enempêcher.Jefeignisd’êtreoccupéeàmeserviràboire,lasurveillantducoinde

l’œilpendantqu’elles’étiraitavantdeseleverpourinventoriermesachats.—Cen’estpasbeaucoupmoinschiant,fit-elleremarquer.C’estdugrisclair.

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—On m’a dit que le gris était à la mode. Je peux la rapporter si tu penses que ça ne va pasfonctionner.Elleregardalespotsdeplusprès.—Non,çava.—Jemedisaisqu’onpourraitrepeindrecouleurcrèmedeuxdesmursdelachambred’amis,etun

engris.Tucroisqueçaira?Toutenparlant,jedéballaislespinceauxetlesrouleaux.Jepartismechangeretrevinsvêtued’un

shortetd’unvieuxtee-shirt,etluidemandaisiellepouvaitmettreunpeudemusique.—Quelgenre?—Jetelaissechoisir.Jetiraiunechaisedecôtéetposaidesbâcheslelongdumur.—Tonpèrem’accusaitden’avoiraucuneculturemusicale,ajoutai-je.Elle ne répondit pas,mais j’étais parvenue à capter son attention. J’ouvris un pot de peinture et

commençaiàtouiller.—C’estluiquim’aemmenéeàmonpremierconcert,poursuivis-je.Duclassique,pasdelapop.

J’aiacceptépourluifaireunpeuquitterlamaison.Àl’époque,iln’aimaitpastropsortir.Ilamisunechemiseetunebelleveste,etc’étaitlapremièrefoisquejelevoyaiscomme…Jemesouvinsduchocenvoyantémergerducolbleuamidonnél’hommequ’ilavaitétéavantson

accident.Jedéglutisavecpeine.—Bref.Jesuisalléeauconcertenm’attendantàm’ennuyertoutelasoirée,etj’aipleurécomme

une Madeleine pendant toute la deuxième partie. C’était la chose la plus incroyable que j’avaisjamaisentendue.Unbrefsilence.—C’étaitquoi?demanda-t-elleenfin.Qu’est-cequevousêtesallésécouter?—Jenesaisplus.Sibelius?Çateditquelquechose?Ellehaussalesépaules.Jecommençaiàpeindre,etelles’avançaderrièremoi.Ellepritunpinceau.

Elleneditrienaudébut,maisellesemblaitselaisserhypnotiserparlecaractèrerépétitifdelatâche.Ellefaisaitattention,veillantàrajusterlabâchepournepaséclabousserlesol,essuyantsonpinceausurleborddupot.Nousneparlionspas,saufpourdesrequêtesmurmurées:«Tupeuxmepasserlepetitpinceau?Tucroisqueçaseverratoujoursàtraversladeuxièmecouche?»Ànousdeux,ilnenousfallutpasplusd’unedemi-heurepourrepeindrelepremiermur.—Alors,qu’est-cequetuenpenses?demandai-jeenadmirantnotreœuvre.Tucroisqu’onpeut

s’attaqueràunautre?Elledéplaçaunebâche et entama lemur suivant.Elle avaitmisunCDd’ungroupe indépendant

dont je n’avais jamais entendu parler, un fond sonore léger et plaisant à l’oreille. Je me remis àpeindre,ignorantladouleurquimetiraillaitl’épauleetl’enviedebâiller.—Tudevraisaccrocherdesphotosauxmurs.—Oui,tuasraison.—J’aicegrandposterd’untableaudeKandinskyàlamaison.Ilnevapasvraimentavecladécode

machambre.Jepeuxteledonnersituveux.—Ceseraitsuper.Elletravaillaitplusviteàprésent,traçantavecsoinlecontourdelagrandefenêtre.—Jemedisais,déclarai-je,qu’ondevraitparleràlamèredeWill.Tagrand-mère.Tuesd’accord

pourquejeluiécrive?Elle ne répondit pas. Elle s’accroupit, apparemment absorbée dans son recouvrement du mur

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jusqu’àlaplinthe.Enfin,ellesereleva.—Est-cequ’elleestcommelui?demanda-t-elle.—Commequi?—MmeTraynor?Est-cequ’elleestcommeM.Traynor?Jedescendisde laboîtesur laquelle j’étaismontéeetessuyaimonpinceausur leborddupotde

peinture.—Elleest…différente,répondis-je.—Ça,c’esttamanièrededirequec’estunepeaudevache.—Non,elleestjuste…Ellemetpluslongtempsàselaisserapprocher.—C’esttamanièrededirequec’estunepeaudevacheetqu’ellenevapasm’aimer.—Cen’estpasdutoutça,Lily.Maisc’estquelqu’unquinemontrepasfacilementsesémotions.Lilysoupiraetreposasonpinceau.—Jesuisàpeuprèslaseulepersonneaumondecapabledesedécouvrirdeuxgrands-parentsdont

elleneconnaissaitpasl’existence,toutçapourserendrecomptequenil’unnil’autrenel’apprécie.Nouséchangeâmesunregard.Etsoudain,sanscriergare,nouséclatâmesderire.Jeremislecouverclesurlepotdepeinture.—Viens,dis-je.Onsort.—Oùça?—C’esttoiquin’arrêtespasdemedirequejenesaispasm’amuser.Montre-moi.Je sortis demes cartons une série de petits hauts jusqu’à ce queLily décide lequel était le plus

mettable,puislalaissaim’emmenerdansunpetitclubsouterrainnonloinduWestEnd,oùlesvideursconnaissaientsonprénometoùpersonnenesemblaitsesoucierqu’ellen’aitpasencoredix-huitans.—C’estdusondesannées1990.Destrucsdutempsjadis!s’écria-t-elleavecentrain.Jefisdemonmieuxpournepastroppenseraufaitqu’àsesyeuxjefrôlaisdéjàlasénilité.Nous dansâmes jusqu’à ce que je perde tous mes complexes, que la sueur coule à travers nos

vêtements, que nos cheveux nous collent au crâne et que ma hanche me fasse si mal que je medemandai si je serais enmesure de rester debout derrière le bar pendant la semaine à venir.Nousdansâmescommesinousn’avionsriend’autreàfaire.Bonsang,jemesentaisbien!J’avaisoubliélajoiedesimplementexister;deseperdredanslamusique,danslafoule,jusqu’àneformeravecellequ’uneseulemassepulsanteetorganique.Pendantquelquesheuressombresetendiablées, je lâchaitout.Mesproblèmessevolatilisaientlesunsaprèslesautrescommedesballonsgonflésàl’hélium:monhorrible travail,monchef tatillon,madifficulté à aller de l’avant. Je redevinsun êtrevivant,joyeux.JeregardaiLilydel’autrecôtédelapiste,sesyeuxfermés,sescheveuxvoletantautourdesonvisage,sonexpressiondeconcentrationetdelibertémêléestypiqued’unepersonneperduedanslerythmedelamusique.Puiselleouvritlesyeux.Jevoulusmemettreencolèreenapercevantdanssamain,quandellelevalebras,unebouteillequin’étaitclairementpasunsoda,maisjemesurprisàlui rendre son sourire – un sourire euphorique – et songeai qu’il était étrange qu’une gamineperturbéequiseconnaissaitàpeineaittantàm’apprendresurlavie.Autourdenous,lavilledeLondresétaitbruyanteetnoiredemonde,mêmes’ilétaitdéjà2heures

dumatin.Nousnousarrêtâmesdevantun théâtre,uneenseigneenchinoisetunhommedéguiséenours pour queLily puisse prendre des selfies de nous deux (apparemment, lemoindre événementméritait d’être immortalisé par une photographie), puis nous frayâmes un chemin dans les ruesbondées à la recherche d’un bus de nuit, passant devant des kebabs et des ivrognes beuglants, dessouteneursetdes troupeauxdefilleshurlantes.Mahanchemelançait terriblement,et je frissonnaisdansmesvêtementstrempésdesueur,maisjemesentaistoujourspleined’énergie,commesionavait

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ralluméenmoiuneflammeéteintedepuistroplongtemps.—Jenesaispascommentonvafairepourrentrer,s’esclaffaLily.Soudain,j’entendiscrier:—Lou!C’était Sam, penché à la fenêtre d’une ambulance, côté conducteur. Lorsque je levai lamain en

réponse,ilarrêtalevéhiculedenotrecôtédelarouteeneffectuantungranddemi-tour.—Vousallezoùcommeça?demanda-t-il.—Chezmoi.Sionarriveàtrouverunbus.—Montezdonc!Jenedirairiensivousgardezlesecret.Onvientdefinirnotretourdegarde.Oh,

allez,Don!dit-ilà lafemmeassisesur lesiègepassager.C’estunepatiente.Hanchecassée.Onnepeutpaslalaisserrentreràpied.Lily était enchantéepar cette aventure inattendue.Puis laportière arrière s’ouvrit et une femme,

vêtued’ununiformed’urgentiste,nousfitsigned’embarquerenlevantlesyeuxauciel.—Tuvasnousfairevirer,Sam,soupira-t-elleennousindiquantdenousasseoirsurlebrancard.

Salut,jem’appelleDonna.Oh,non…Jemesouviensdevous.Vousêteslafillequi…—…esttombéed’unimmeuble.Ouais.Lily m’attira contre elle pour un « selfie d’ambulance », et je m’efforçai de ne pas croiser le

regarddeDonna,quilevaitunenouvellefoislesyeuxauciel.—Alors,vousétiezoù?criaSamdepuisl’avantduvéhicule.—Partiesdanser,réponditLily.J’essaiedeconvaincreLouisadeneplussecomportercommeune

vieillefilleennuyeuse.Est-cequ’onpeutmettrelasirène?—Non.Vousêtesalléesdanseroù?Aufait,c’estunvieuxschnockquiteparle.Donc,quoiquetu

merépondes,jen’auraipaslamoindreidéedelàoùc’est.—AuNuméro22,ditLily.EnbasdeTottenhamCourtRoad?—C’estlàqu’onadûpratiquercettetrachéotomied’urgence,Sam.—Jem’ensouviens.Vousavezl’aird’avoirpasséunebonnesoirée,entoutcas.Il croisamon regard dans le rétroviseur, et jeme sentis rougir. J’étais soudain heureuse d’être

sortiedanser.Celamedonnait l’impressionque jepourraisêtreuneautrepersonne.Passeulementune tristebarmaidd’aéroportquin’avait rien trouvédemieuxquede tomberd’un toitenguisedesortiedusamedisoir.—C’étaitsuper,dis-je,ungrandsourireauxlèvres.Àcetinstant,Sambaissalesyeuxsurl’écrandutableaudebord.—Oh,merde,grommela-t-il.OnauncodevertauSpencer’s.—Maisonavait terminé,protestaDonna.PourquoiLennienous fait-il toujourscecoup-là?Ce

typeestunsadique.—Personned’autren’estdisponible.—Qu’est-cequisepasse?—Duboulot.Jevaisdevoirvousdéposer.Maiscen’estpastrèsloindecheztoi.Çavaaller?—Spencer’s,soupiraDonna.Oh,formidable.Accrochez-vous,lesfilles.La sirène se mit à hurler. Et nous partîmes, fonçant dans les rues de Londres, le gyrophare

tournoyantau-dessusdenostêtesetLilycriantdejoie.Presque tous les week-ends, nous expliqua Donna tandis que nous nous agrippions aux mains

courantes, lestandardrecevaitdesappelsduSpencer’spourramasserleshabituésquin’avaientpastenujusqu’àlafermetureourecoudrelesvisagesdejeunesgensdevenusparticulièrementstupidesetbagarreursaprèsleursixièmepinte.

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—Cesmecsdevraientêtreheureuxdevivre,maisaulieudeçailsclaquenttoutleursalairepoursebourrerlagueule.Touteslessemaines.Nous arrivâmes à destination en quelques minutes. L’ambulance dut ralentir pour éviter les

ivrognes qui se déversaient sur le trottoir. Les affiches collées sur les vitres fumées duSpencer’sannonçaientdes«boissonsgratuitespourlesfillesavant22heures».Malgrélesenterrementsdeviedejeunefilleetdegarçon,lessifflementsetlesvêtementsbariolés,lesruesbondéesduquartierdesbars dégageaient une atmosphère moins carnavalesque que tendue et explosive. Je me surpris àregarderavecinquiétudeparlafenêtre.Samouvritlesportesarrièreetpritsonsac.—Restezdedans,dit-ilavantdedescendre.Un agent de police s’avança vers lui pour luimurmurer quelquesmots, et nous les regardâmes

s’approcher d’un jeune homme assis dans le caniveau, ayant reçu une blessure à la tempe. Sams’accroupit à côté de lui tandis que le policier s’efforçait de faire reculer les badauds enivrés, lesamispleinsdebonnesintentionsetlespetitescopinesenlarmes.Letypesemblaitentouréd’unehordedefigurantspourTheWalkingDeadquigrognaientetchancelaient,s’effondrantàl’occasion.—Jedétestecesinterventions,grommelaDonnaenfouillantàgestesbrusquesdanssonnécessaire

médical.Donnez-moiquandvousvoulezune femmeenpleinaccouchementouunegentillegrand-mèreavecunecardiomyopathie.Oh,bordeldemerde,ilestparti!Sam venait d’incliner le visage du jeune homme afin de l’examiner quand un autre garçon, les

cheveuxpleinsdegeletlecoldesachemiseimprégnédesang,l’attrapaparlebras.—Hé!Jedoisallerdansl’ambulance!Sampivotalentementverslui.Lejeuneivrogneprojetaitdusangetdelasaliveenparlant.—Turecules,mec.D’accord?Laisse-moifairemontravail.L’alcoolavaitrendulesgarçonsstupides.Lenouveauvenulevalesyeuxsursesamis,puisavança

d’unpas.—Tumedispasdereculer,cracha-t-il.Saml’ignoraetcontinuaàsoignerl’autrejeunehomme.—Hé!Hé,toi!Jedoisalleràl’hôpital.Hé!cria-t-ilenpoussantl’épauledeSam.Sam resta accroupi un moment, parfaitement immobile. Puis il se releva avec précaution et se

retournapourfairefaceàl’ivrogne.—Jevaist’expliqueruntrucdansdestermesquetupourraspeut-êtrecomprendre,fiston.Tune

monteraspasdansl’ambulance,OK?C’esttout.Alorséconomisetonsouffle,finistasoiréeavectespotes,metsunpeudeglacelà-dessusetvavoirtonmédecindemainmatin.—T’aspasàmedirecequej’aiàfaire.C’estmoiquitepaie.J’ailenezcassé,putaindemerde!Alors queSam soutenait posément son regard, le jeune homme leva lamain pour le bousculer.

Sambaissalesyeuxsursamain.—Oh-oh…,ditDonnaàcôtédemoi.—OK.Jetepréviens…,commençaSamd’unevoixdanslaquelleonsentaitpoindrelacolère.—Tunemeprévienspas, l’interrompitl’autred’unairméprisant.Tunemepréviensderiendu

tout!Pourquituteprends?Donnaétaitdéjàsortieetcouraitversunpolicier.Elleluimurmuraquelquesmotsàl’oreille,etje

lesvistousdeuxseretourner.Donnasemblaitimplorante.Lejeuneivrognecriaitetjurait,essayanttoujoursdepousserSam:—Alorstumesoignesmoid’abord,avantdet’occuperdecepédé!Samrajustasoncol.Larageselisaitsursonvisageauxtraitsfigés.

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Puis,justeaumomentoùjemerendiscomptequejeretenaismonsouffle,lepolicierétaitlà,entreeux.DonnaavaitempoignélebrasdeSametramenaitsoncollègueversleblesséassissurleborddutrottoir.Lejeuneivrognefitvolte-faceetcrachasurlavestedeSam.—Vatefairefoutre!cria-t-il.S’ensuivitunbrefsilencechoqué.Samseraidit.—Sam!Viens,donne-moiuncoupdemain.J’aibesoindetoi,intervintDonnaenlepoussanten

avant.Lorsquej’aperçuslevisagedeSam,sesyeuxétincelaient,froidsetdurscommedesdiamants.—Viens,répétaDonnalorsqu’ilseurentchargéàl’arrièreduvéhiculelejeunehommedansunétat

comateux.Onsetired’ici.Il conduisit en silence. Lily et moi étions serrées sur la banquette avant à côté de lui. Donna

nettoyaitledosdesavestetandisqu’ilregardaitdroitdevantlui,lamâchoireserrée.—Çapourraitêtrepire,déclarajoyeusementDonna.Lemoisdernier, ilyenaunquim’avomi

danslescheveux.Etlepetitenfoirél’afaitexprès.Ilafourrésesdoigtsaufonddesagorgeetm’acouruaprès,justeparcequej’avaisrefusédeleramenerchezlui,commesij’étaisunputaindetaxi.Elleselevapours’emparerdelaboissonénergétiquequ’ellegardaitàl’avantduvéhicule.—C’estdugâchis,reprit-elle.Quandonpenseàcequ’onpourraitfaireaulieuderamasserdansle

caniveautouscesmerdeux…Ellebutunegorgée,puisbaissalesyeuxsurlejeunehommeàpeineconscient.—Jenesaispas,conclut-elle.Jenecomprendspascequileurpasseparlatête.—Pasgrand-chose,réponditSam.—Ouais.Bref, il fautqu’on le surveilledeprès, celui-là,déclaraDonnaen tapotant l’épaulede

Sam.Iladéjàeuunavertissementl’andernier.Sammejetaunregardencoin,l’airsoudainpiteux.—OnestallésramasserunefilleenhautdeCommercialStreet.Complètementdéfiguréeàcoups

de poing. Alors que je m’apprêtais à la mettre sur le brancard, son mec a déboulé du bar pours’acharnerencoresurelle.Jen’aipaspum’enempêcher.—Tuluiasmisunedroite?—Plusd’une,ricanaDonna.—Ouais.Bon.Jetraversaisunemauvaisepasse.—Entoutcas,meditDonnaavecunegrimace,ilnepeutpassepermettredes’attirerencoredes

ennuis.Sinon,ilrisqueunrenvoipuretsimple.Quelquesminutesplustard,ils’arrêtaetnousfitdescendre.Jelesremerciaichaleureusement.—Onn’allaitquandmêmepasvouslaisserdanscetasiledefousàcielouvert,répliquaSam.Brièvement, nos regards se croisèrent. Puis Donna ferma la portière, et ils s’en allèrent pour

l’hôpitalafind’ydéchargerleurcargaisonhumainebienmalenpoint.—Tues totalementdinguede lui,ditLilyalorsquenous regardions l’ambulancedisparaîtreau

coindelarue.J’avaispresqueoubliésaprésence.Jesoupiraiencherchantmesclésaufonddemespoches.—C’estunbaiseurensérie,soupirai-je.—Etalors?Jelebaiseraisbien,moi,rétorquaLilylorsquejeluiouvrislaporte.Jeveuxdire,si

j’étaisvieille.Etunpeudésespérée.Commetoi.—Jenecroispasêtreprêtepourmelancerdansunenouvellerelation,Lily.Je la précédais dans l’escalier, je n’avais donc aucune preuve, mais je la soupçonnais d’avoir

grimacédansmondossurlesquatreétagesquinousséparaientdemonappartement.

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Chapitre12

J’écrivisàMmeTraynor.JeneluiparlaipasdeLily.Jeluidissimplementquej’espéraisqu’elleallaitbien,quej’étaisrentréedemesvoyages,quejeseraisdepassagedanslarégiondansquelquessemaines avec une amie et que j’aimerais venir la saluer si elle n’y voyait pas d’inconvénient.J’envoyaimalettreencourrierrapideetmesentisétrangementexcitéeenlavoyantglisserdanslaboîtepostale.Papam’avaitditautéléphonequ’elleavaitquittéGrantaHousequelquessemainesàpeineaprèsla

mortdeWill.Ilm’avaitconfiéquelesemployésdemaisonavaientétéchoqués,maisjemesouvenaisdelafoisoùj’avaissurprisM.TraynorencompagniedeDella,lafemmeavecquiilallaitavoirunbébé,etjemedemandaicombiend’entreeuxavaientétésincèrementétonnés.Difficiledegarderunsecretdansunesipetiteville.—Ellea terriblementmalvécu toutecettehistoire,avaitditpapa.Etàpeineétait-ellepartieque

cetterouquineavaitdéjàmis legrappinsurM.Traynor.Elleasusaisirsachance,onpeutbienluiaccorderça.Ungentilvieilhomme,mêmepaschauve,avecunegrandemaison,iln’allaitpasresterseulbienlongtemps,hein?Oh,àpropos,Lou…Tunevoudraispastoucherunmotàtamèreausujetdesesaisselles?Ellepeutdéjàyfairedestresses,maisellepersisteàtoutlaisserpousser…JenecessaisdesongeràMmeTraynor.J’essayaisd’imaginercommentelleréagiraitàlanouvelle

concernant Lily. Je me remémorais la joie mêlée d’incrédulité que j’avais lue sur le visage deM.Traynor lorsde leur rencontre.Lily l’aiderait-elleà soulagersapeine?Parfois, jevoyaisLilyriredevant la télévision, ou tout bonnement regarderpar la fenêtre, perduedans sespensées, et jereconnaissaisWillsiclairementdanslestraitsdesonvisage–laformedesonnez,cespommettespresqueslaves–quej’enoubliaisderespirer.(Àcemoment,ellegrommelaitgénéralement:«Arrêtedem’observercommeunedébile,Clark.Tumefouslesjetons.»)Lily devait rester chez moi deux semaines. Tanya Houghton-Miller m’avait appelée pour

m’annoncer qu’ils partaient en vacances en famille en Toscane et que Lily refusait de lesaccompagner.—Etfranchement,vusonattitude,c’estunsoulagement.Cettegaminem’épuise.Je lui fis remarquer que depuis qu’elle avait fait changer les serrures de sa porte d’entrée Lily

n’étaitpresquejamaischezelleetqu’ellerisquaitd’avoirdumalàépuiserquiconque,saufpeut-êtreenfrappantàleurfenêtrepourleurdéclamerunecomplainte.Ils’ensuivitunbrefsilenceauboutdufil.—Quandvousaurezdesenfants,Louisa,rétorqua-t-elleenfin,vousaurezpeut-êtreunevagueidée

decedontjeparle.Oh,lacartemaîtressedetoutparent.Commentpouvais-jecomprendre?Ellemeproposadel’argentpourcouvrir lesfraisdeLilyenleurabsence.J’éprouvaiuncertain

plaisiràrefuser,mêmesi,pourêtrehonnête,hébergerLilymecoûtaitpluscherqueprévu.Celle-ci,semble-t-il,nesesatisfaisaitpasdemonrégimeàbasedeharicotssuruntoastoudesandwichsaufromage.Ellemedemandaitdessous,puisrevenaitavecdupaindecampagne,desfruitsexotiques,du yaourt à la grecque, du poulet bio…Les aliments clés d’un garde-manger de classemoyennefortunée. Je me souvins de la maison de Tanya, de la façon dont Lily avait avalé des morceaux

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d’ananasfrais,deboutdevantl’immenseréfrigérateur.—Aufait,demandai-je,quiestMartin?Nouveausilence.—Martinestmonanciencompagnon.Apparemment,Lilys’obstineàlefréquenter,mêmesielle

saitqueçanemeplaîtpas.—Pourrais-jeavoirsonnuméro?Pourêtresûredesavoiroùelleestquandvousserezpartie.— Le numéro de Martin ? Pourquoi voulez-vous que j’aie son numéro ? glapit-elle avant de

raccrocher.Quelque chose avait changé depuisma rencontre avec Lily. Je n’avais pas simplement appris à

m’accommoder de la soudaine éruption de désordre adolescent dansmon appartement jusqu’alorspresquevide;j’avaiscommencéàprendreplaisiràavoirLilydansmavie,àavoirquelqu’unavecquipartagermesrepas,assisescôteàcôtesurlecanapédusalon,encommentanttoutcequipassaitàla télévisionou en tâchantdegarderunvisage impassiblequandellem’offrait unede ses recettesmaison.«Maiscommentj’étaiscenséedevinerqu’ilfallaitcuirelespatatesdansunesaladedepommesde

terre?C’estunesalade,bordel!»Autravail,j’écoutaisàprésentlespèressouhaiterbonnenuitàleursenfantsautéléphoneavantde

partirenvoyaged’affaires–«Tuserasgentilavecmaman,Luke…Ahoui?…Vraiment?C’esttrèsbien!»–etlesdisputesliéesàlagardealternée,toujoursmurmuréesdanslecombiné:«Non,jen’aipas dit que je pouvais passer le prendre à l’école ce jour-là. Je dois être àBarcelone, c’est prévudepuisdesmois…Si,çal’était…Non,non,c’esttoiquin’écoutespas.»Jen’arrivaispasàcroirequ’onpuissedonnernaissanceàunêtrehumain, l’aimer, lenourrir,et

aprèssonseizièmeanniversaireseprétendresiexaspéréparsaprésencequ’onsesentaitobligédechangerlesserruresdesamaisonpourl’empêcherderentreràsaguise.Àseizeans,onétaitencoreunenfant.Malgrésesattitudesdegrandepersonne,jevoyaislapetitefilleenLily.Elleétaitlàdanslesmomentsd’excitation,danslesbrusquesmontéesd’enthousiasme,maisaussidanslesbouderies,lesessaisdedifférentslooksdevantlemiroirdelasalledebainsetlesommeilquitombaitd’uncoupsansprévenir.Je songeais àma sœur et à son amour inconditionnel pourThom. Je songeais également àmes

parents, qui nous encourageaient et s’inquiétaient pour nous, même si Treena et moi étions déjàadultes.Etdanscesmoments-là, je ressentais l’absencedeWilldans laviedeLilycommedans lamienne.Tuauraisdûêtrelà,Will,luidisais-jeensilence.C’estdetoiqu’elleabesoin.Jeposaiunejournéedecongé;unoutrage,selonRichard.(«Vousêtesrevenuedepuisseulement

cinqsemaines.Jenevoisvraimentpaspourquoivouséprouvezlebesoindedisparaîtreencore.»).Jesouris, esquissai une révérence de danseuse irlandaise reconnaissante et rentrai chez moi pourtrouver Lily en train de repeindre un des murs de la chambre d’amis dans une teinte vert jadeparticulièrementéclatante.— Tu as dit que tu voulais rendre l’appart un peu plus gai, se justifia-t-elle devant mon air

estomaqué.Maisnet’enfaispas,j’aipayélapeinturemoi-même.—D’accord,dis-jeenenlevantmaperruqueavantdedéfairemes lacets.Maisassure-toid’avoir

terminéd’icicesoir,parcequej’aiposéuncongépourdemainetquejeveuxtemontrercertaineschosesquetonpèreaimaitbien.Ellearrêtadepeindre,faisantcoulerdelapeinturesurlamoquette.—Quelleschoses?

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—Tuverras.Nouspassâmeslajournéeenvoiture,avecenfondsonoreuneplaylistdel’iPoddeLilyquipassait

sans transitiond’unechansond’amour tragiqueàunhymnedehainecontre l’humanité capabledevousperforer les tympans.Enroulantsur l’autoroute, jemaîtrisaià laperfection l’artdem’élevermentalementau-dessusdubruitpourmeconcentrersur laconduite.Lily,àcôtédemoi, remuait latêteenrythmeetexécutaità l’occasionunsolodebatteriesur le tableaudebord.Jemeréjouissaisqu’elleappréciel’excursion.Et,detoutefaçon,quiavaitbesoindedeuxtympansenétatdemarche?Je commençai par l’emmener à Stortfold. Nous nous assîmes aux endroits où je m’installais

toujoursavecWillpourmanger,auxtablesdepique-niquedanslesparcsquisurplombaientlaville,sur ses bancs préférés dans les jardins du château…Lily eut l’élégance d’essayer demasquer sonennui.Poursadéfense,cen’étaitpasfaciledes’enthousiasmerpourdumobilierd’extérieur.Je luiracontaidonccomment,lorsdenotrepremièrerencontre,Willnequittaitpresquepluslamaisonetcomment,parunhabilemélangedesubterfugesetd’obstination,j’étaisparvenueàlefairesortirdenouveau.—Tudoiscomprendre,expliquai-je,quetonpèreavaithorreurdedépendredequiquecesoit.Et

sortir avecmoine signifiait pas seulementqu’il devrait dépendredequelqu’und’autre,mais aussiqu’ildevraitêtrevuensituationdehandicap.—Mêmesicetautre,c’étaittoi.—Mêmesic’étaitmoi.Elleméditauninstant,puisdéclara:—Jedétesteraisquedesgensmevoientcommeça.Déjàquejedétestequandlesgensmevoient

aveclescheveuxmouillés…Nous visitâmes la galerie où il avait tenté de m’expliquer la différence entre le « bon » et le

«mauvais»artmoderne(j’étaistoujoursincapabledefaireladifférence),etLilygrimaçadevantlaquasi-totalitédesœuvres.Jel’emmenaiensuitefaireuntourchezlecavisteoùilm’avaitfaitgoûtertoutes sortesdevins («Non,Lily, onnevapas faireunedégustation aujourd’hui. »), puis chez letatoueur où ilm’avait persuadée deme faire tatouer. Elleme demanda si je pouvais lui prêter del’argent pour s’en faire un (je faillis pleurer de soulagement quand le tatoueur l’informa qu’il neprenaitpasdemineurs),puisvoulutvoirmonpetitbourdon.Cefutl’unedesraresoccasionsoùj’eusvraiment l’impressiondesuscitersonadmiration.Elleéclataderirequand je lui racontaiqueWills’étaitfaittatouerunedatedepéremptionsurlapoitrine.—Tuashéritédesonhorriblesensdel’humour,luidis-je.Elleessayadedissimulersajoie.À cet instant, le tatoueur, qui avait entendu notre conversation, déclara qu’il possédait une

photographiedutatouagedeWill.— Je garde des photos de toutes mes créations, dit-il sous sa moustache en guidon de vélo

lourdementcirée.J’aimeconserverunetracedemontravail.Vousvoussouvenezdeladate?Nousattendîmesensilencequ’ilaitfinideparcourirsondossier.Etilétaitlà,remontantdeprèsde

deuxans,ungrosplandecedessinennoiretblancsoigneusementtatouésurlapeaudoréedeWill.Jeregardailonguementlaphoto.Sonaspectfamiliermecoupaitlesouffle.Lepetitdessin,celuiquej’avaisnettoyéavecunchiffondoux,quej’avaisséché,couvertdecrèmesolaire,oùj’avaisposémajoue. Jevoulus le toucher,maisLilymedevança.Elle fit doucementglisser sesdoigts auxonglesrongéssurlecliché.—Jecroisquejevaism’enfaireun,dit-elle.Lemême.Quandj’aurail’âgerequis.—Alors,commentva-t-il?

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Lilyetmoinousretournâmes.Letatoueurétaitassisdanssonfauteuil.— Je me souviens bien de lui, dit-il en se frottant un bras lourdement enluminé. On n’a pas

beaucoupdetétraplégiques,ici.C’estunsacrécaractère,non?ajouta-t-ilavecunsourire.Unebouleselogeasoudainaufonddemagorge.—Ilestmort,répliquaLily.Monpèreestmort.Letatoueurgrimaça.—Désolé,petite.Jenesavaispas.— Je peux la garder ? demandaLily, qui avait déjà commencé à sortir la photo de sa pochette

plastique.—Biensûr,sehâta-t-ilderépondre.Situlaveux,prends-la.Prendsaussilapochette.Aucasoùil

pleuvrait.—Merci,dit-elleencalantleclichésoussonbras.Et,pendantquel’hommebredouillaitdenouvellesexcuses,noussortîmesdelaboutique.Nousmangeâmes–unpetitdéjeunerservià touteheurede la journée–ensilencedansuncafé.

Sentant labonnehumeurdumatinnouséchapper, jememisàparler. Je rapportaiàLilyceque jesavaisdesamoursdeWilletdesacarrière.Jeluiexpliquaiqu’ilétaitlegenred’hommeauquelonavait envie de plaire à tout prix, que ce soit en l’impressionnant par un acte remarquable ousimplementenlefaisantrireavecuneblaguestupide.Jeleluidécrivistelqu’ilétaitlorsquejel’avaisrencontré, et lui racontai comment il avait changé, s’était adouci, s’était remis à trouverde la joiedanslespetitsriensdelavie,mêmesicelasemblaitsouventexigerqu’ilsemoquedemoi.—Parexemple,jen’étaispastrèsaventureuseenmatièredenourriture.Mamèresaitcuisinerune

dizainedeplatsdebase,qu’ellefaittournerdepuisvingt-cinqans.Etaucundeceux-cinecontientdequinoa.Nidecitronnelle.Nideguacamole.Tonpère,lui,étaitprêtàmangern’importequoi.—Ettoiaussi,maintenant?—J’essaietoujoursleguacamoleunefoistouslesdeuxmoisenviron.Maisc’estbienpourluique

jelefais.—Tun’aimespasça?—Legoûtn’estpasmauvais.Maisjen’arrivepasàm’habitueràlaconsistance:çaressembleà

unecrottedenez.Jeluiparlaidesonanciennepetiteamieetdujouroùnousnousétionsincrustésàlafêtedeson

mariage,moiassisesurlesgenouxdeWillpendantquenousfaisionstournoyersonfauteuilroulantmotorisésurlapistededanse.Lilyrittellementfortqu’ellerecrachasaboissonentoussant.—Sérieux?Àsonmariage?Danslepetitespacesurchauffédececafé,jeluiévoquaisonpèredumieuxquejepus,etpeut-être

était-ceparcequenousétionsloindetouteslescomplicationsdelamaison,ouparcequesesparentsétaientpartisàl’étranger,ouparceque,pourunefois,quelqu’unluiracontaitdeshistoiresàsonsujetquiétaientsimplesetdrôles,elleritetposadesquestions,hochantcontinuellementlatêtecommesimesréponsesnefaisaientqueconfirmerdeschosesqu’elleavaitdéjàdevinées.Oui,oui,ilétaitcommeça.Oui,jesuispeut-êtreunpeucommeça,moiaussi.Nousdiscutâmesainsiunebonnepartiedel’après-midi,laissantnostassesdethérefroidirsurla

table.Et lorsque la serveuse fatiguée proposa de nous enlever le dernier toast de la pile que nousavionsmisdeuxheuresàmanger,jemerendiscompteque,pourlapremièrefois,jemesouvenaisdeWillsansressentirlamoindretristesse.—Ettoi?—Quoi,moi?demandai-jeenavalantlederniermorceaudepaingrillé.

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Jejetaiuncoupd’œilàlaserveuse,quisemblaitprêteàreveniràlacharge.—Qu’est-cequit’estarrivéquandpapaestmort?Jeveuxdire,tuavaisl’airdefairevachement

plusdetrucsaveclui–alorsqu’ilétaitcoincédanssonfauteuil–quetuenfaismaintenant.L’aliment devint soudain pâteux au fond de ma bouche. Je déglutis avec peine, et pus enfin

protester:—Jefaisdestasdechoses.Jesuistrèsoccupéeencemoment,c’esttout.Jetravaille.Ellehaussalégèrementlessourcils,maisneréponditpas.—Etmahanchemefaitencoremal.Jenesuispasencoreenétatd’escaladerunemontagne.Lilyremuaitparesseusementsonthé.—Ilsepassedeschosesdansmavie.Tomberd’untoitn’estpasexactementcequ’onpeutappeler

unévénementroutinier.J’aieumadosedesensationsfortespourl’année!—Maiscen’estpasvraimentfairequelquechose,si?Un long silence s’installa. J’inspirai profondément, essayant de faire taire le soudain

bourdonnementdansmesoreilles.Laserveusearrivaentrenous,ramassanosassiettesvidesavecunvagueairdetriompheetdisparutencuisine.—Eh,dis-je.Jet’aiparlédelafoisoùj’aiemmenétonpèreauxcourses?Avec un timing parfait,ma voiture fit une surchauffe sur l’autoroute, à cinquante kilomètres de

Londres.Faceàl’incident,Lilyeutuneréactionétonnammentjoyeuse.Enfait,elleétaitcurieuse:—Jen’aijamaisétédansunevoitureenpanne.Jenesavaismêmepasqueçaexistaitencore.Àcesmots, jerestaibouchebée(monpèreadressaitrégulièrementdesprièresàvoixhauteàsa

camionnette, luipromettantdel’essencedemeilleurequalité,descontrôlesréguliersdelapressiondespneusetunamouréternelsielledaignaitarriver jusqu’à lamaisonencoreunefois).PuisLilym’expliquaquesesparentschangeaientdeMercedeschaqueannée.Laplupartdutemps,ajouta-t-elle,àcausedesdégâtsinfligésparsesdemi-frèresauxcuirsintérieurs.Je me garai sur une bande d’arrêt d’urgence en attendant la dépanneuse. À chaque passage de

camion,noussentionsvibrerlacarrosseriedelapetitevoiture.Finalement,jejugeaiplusprudentdesortirduvéhicule,etnousgrimpâmessurletaluspournousasseoirdansl’herbe,regardantlesoleildel’après-midientamersadescentedel’autrecôtédupont.— C’est qui, Martin ? demandai-je lorsque nous eûmes épuisé tous les sujets de conversation

relatifsauxpannes.Lilyarrachadesbrinsd’herbederrièreelle.—MartinSteele?C’estl’hommeavecquij’aigrandi,répondit-elle.—Jecroyaisquec’étaitFrancis.—Non.Tête-de-Nœudn’estarrivéquequandj’avaisseptans.—Tusais,Lily,tudevraispeut-êtrearrêterdel’appelercommeça.Ellemejetaunregarddetravers.—Ouais,tuassûrementraison,répliqua-t-elleens’allongeantdansl’herbe.Jel’appelleraiFace-

de-Vergeàlaplace,ajouta-t-elleavecunsourirenarquois.—OK,restons-enàTête-de-Nœud.Ducoup,commentçasefaitquetulevoiestoujours?—Martin ?C’est le seulpèredont jeme souviennevraiment.Maman s’estmise avec luiquand

j’étaispetite.Ilestmusicien.Trèscréatif.Ilmelisaitdeshistoiresetécrivaitdeschansonssurmoi,cegenredetrucs.J’ai…Savoixsebrisa.—Qu’est-cequis’estpassé?Entreluiettamère?

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Lilysortitdesonsacunpaquetdecigarettesetenallumaune.Elleinhalaetrecrachaunlongfiletdefumée,sedécrochantpresquelamâchoire.—Jesuisrentréedel’écoleunjouravecmanounou,etmamanm’aannoncéqu’ilétaitparti.Juste

commeça.D’après elle, il ne s’intéressait pas assez à sondéveloppementpersonnel, oubien il nepartageait pas sa vision de l’avenir. Une connerie dans ce goût-là. Je crois qu’en fait elle avaitrencontréFrancisetsavaitqueMartinneluioffriraitjamaiscequ’ellevoulait.—C’est-à-dire?—De l’argent.Unegrandemaison.Lapossibilité depasser ses journées à fairedu shopping, à

colporterdes rumeursavecsesamies,àalignerseschakras,ou jenesaisquoi.Francisgagneunefortune en jonglant avec les chiffres dans sa banque privée, en compagnie de tous ses copainsbanquiers.Bref,engros,unmatinMartinétaitmonpère–je l’aiappelépapajusqu’aujourdesondépart–etlesoir,elleavaitdécidéqu’elleenavaitassezdelui.Jesuisrentrée,etilavait…disparu.C’étaitsamaisonàelle,donciladûs’enaller.Enunclaquementdedoigts.Etjen’aipasledroitdelevoir,nimêmedeparlerdelui,parcequejenesuisbonnequ’à«remuerlecouteaudanslaplaieetêtredifficile».Etbiensûr,ellea«tellementdepeineetsouffred’unetelledétresseémotionnelle…»,grimaçaLilyenimitantlavoixdesamèreavecuneprécisionpresqueeffrayante.Etunjouroùj’étaisvraimenttrèsencolèrecontreelle,ellem’abalancéquecen’étaitpaslapeinedememettredansdesétatspareilsparcequ’iln’étaitmêmepasmonvraipère.Envoilà,unemanièresympad’apprendrelavérité!Jelaregardaifixement.— Et après ça, poursuivit-elle, Francis est arrivé. Avec ses bouquets de fleurs de luxe et ses

prétendues sorties familiales, où je passais mon temps à tenir la chandelle ou à jouer avec lesnounousdansunhôtel quatre étoiles adapté auxenfants.Sixmoisplus tard,mamanm’a emmenéedéjeuneràlapizzeria.Jemedisquec’estpourmefaireplaisir,etquepeut-êtreMartinestderetour,maisellem’apprendqu’elleetFrancisvontsemarier,quec’estformidable,qu’ilvaêtrepourmoilemeilleurpèreaumondeetqueje«doisvraimentbeaucoupl’aimer».Lily souffla un anneau de fumée vers le ciel et l’observa s’élargir et se disloquer avant de

disparaître.—Maistunel’aimaispas.—Jeledétestais.Tulesaistoutdesuitequandquelqu’unsecontentedetolérertaprésence.Même

lesenfantslesentent.Iln’ajamaisvouludemoi,seulementdemamère.Etjepeuxlecomprendre:quelhommeaenviedes’occuperdelagamined’unautre?Ducoup,quandilsonteulesjumeaux,ilsm’ontenvoyéeenpension.Ethop,bondébarras!Sesyeuxs’étaientemplisdelarmes.J’avaisenviedelaserrercontremoi,maiselleavaitnouéses

bras autour de ses genoux repliés et regardait droit devant elle. Nous restâmes assises en silencependant quelquesminutes, à contempler la circulation qui commençait à se densifier tandis que lesoleildérivaitdeplusenplusbasdansleciel.—Jel’airetrouvé,tusais.Jemetournaiverselle.—Martin.Quandj’avaisonzeans.J’aientendumanounoudireàuneautrequ’ellen’avaitpasle

droitdemedirequ’ilavaitappeléàlamaison.Alorsjeluiaidemandédemerévéleroùilvivait,sansquoijeraconteraisàmamèrequ’ellelavolait.J’aicherchésonadresseetj’aidécouvertqu’ilhabitaitàunquartd’heureàpieddenotremaison.PyecroftRoad.Tuconnais?Jefis«non»delatête.—Est-cequ’ilétaitcontentdeterevoir?

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— Très, répondit-elle après une brève hésitation. Il a même failli pleurer. Il a dit que je luimanquaisbeaucoup,quec’étaitterribled’êtreséparédemoietquejepouvaispasserlevoirchaquefois que j’en avais envie.Mais il s’était marié et il avait eu un bébé. Et quand tu débarques chezquelqu’unquiarefaitsavieets’estconstruitunepetitefamille, tuterendscomptequetun’enfaisplusvraimentpartie.—Jesuissûrequepersonnen’apensé…—Oui,bon.Entoutcas,ilestsupergentilettout,maisjeluiaiexpliquéquejenepouvaispasle

voir. C’est trop bizarre. Et, tu sais, comme je lui ai dit, « je ne suis pas ta vraie fille ». Mais ilm’appelletoujoursdetempsentemps.C’estidiot,conclut-elleensecouantlatête.Unlongmoment,nousrestâmesassisessansriendire.Puiselleregardaverslecieletdemanda:—Tusaiscequim’emmerdeleplus?J’attendis.—Elleafaitchangermonnomquandelles’estmariée.Ellel’amodifiésansmêmemedemander

monavis.JenevoulaispasêtreuneHoughton-Miller,murmura-t-elled’unevoixbrisée.—Oh,Lily.Ellesepassa lamainsur levisaged’ungestebrusque,gênéed’êtresurpriseen traindepleurer.

Elleaspiraunedernièreboufféedesacigarette,puisl’écrasadansl’herbeetreniflabruyamment.—Celadit, reprit-elle, en cemoment,Face-de-Vergeetmaman sedisputent tout le temps. Jene

seraispassurprisequ’ilsfinissentparseséparer.Siçaarrive,ondevraencoredéménageretchangerdenom,etpersonnenepourrarienluidireàcausedesa«douleur»etdesonbesoinde«progressersurleplanémotionnel»,oujenesaisquelleconnerie.Etdansdeuxans,ilyauraunnouveauTête-de-Nœud, etmes frères s’appellerontHoughton-Miller-Branson ouOzymandias ou Toodlepip, ouque sais-je encore. Heureusement, conclut-elle avec un petit rire, je serai partie depuis longtempsquandçaarrivera.Jepariequ’ellenes’enrendramêmepascompte.—Tucroisvraimentqu’elleaunesipiètreopiniondetoi?Lily se tournabrusquementversmoi.Le regardqu’elleme lança,bien tropavisépour sonâge,

étaittristeàmourir.— Je crois qu’ellem’aime,mais qu’elle s’aime encore plus. Sinon, comment pourrait-elle agir

ainsi?

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Chapitre13

LebébédeM.Traynorvintaumondelelendemain.Montéléphonesonnaà6h30et,pendantunbrefetterribleinstant,jecrusqu’unaccidentétaitarrivé.Maiscen’étaitqueStevenTraynor,àboutdesouffleetauborddeslarmes,quis’écriad’untonlégèrementincrédule:—C’estunefille!Troiskilossept!Elleestabsolumentparfaite!Ilme dit à quel point elle était belle, à quel point elle ressemblait àWill quand il était bébé, et

m’invita à venir la voir. Puis il me demanda de réveiller Lily. Je la regardai, ensommeillée etsilencieuse, l’écouter lui annoncer qu’elle avait une… une… (ils mirent une bonne minute à lecomprendre)unetante!—D’accord,dit-elleenfin.Puis,aprèsl’avoirécoutéuninstant:—Oui…biensûr.Elleraccrochaetmerenditlecombiné.Ellecroisabrièvementmonregard,puisseretournadans

sontee-shirtfroisséetpartitserecoucherenfermantavecsoinlaportederrièreelle.Lesreprésentantsenmutuelledesantébienimbibésétaient,estimai-jeà10h45,àunetournéede

raterleuravion.J’hésitaisàleleurfaireremarquerquandunevesteréfléchissantefamilièreapparutderrièrelebar.— Personne n’a besoin d’assistance médicale ici, lui dis-je en m’approchant à pas lents. Pas

encore,entoutcas.—Jenemelassejamaisdecettetenue.Jenesaispaspourquoi.Samgrimpasuruntabouretetposalescoudessurlecomptoir.—Cetteperruqueest…intéressante.—Laproductiond’électricitéstatiqueestdevenuemonsuperpouvoir,répliquai-jeentirantsurma

jupeenLurex.Tuveuxuncafé?—Oui,merci.Maisjenevaispaspouvoirresterlongtemps.Iljetauncoupd’œilàsaradio,puislaremitdanssapoche.Jeluipréparaiunallongéentâchantdedissimulermajoie.—Commenttuassuoùjetravaillais?demandai-je.—Onnousaappelésàlaported’embarquement14.Unpossibleinfarctus.Jakem’arappeléquetu

bossaisàl’aéroportet,tusais,tuesfacilementrepérable…Lescommerciauxs’étaient tus.Samétait legenred’homme,avais-je remarqué,dont laprésence

calmaitaussitôtlesautres.—Donnafaitletourdesboutiquesdétaxées,ajouta-t-il.Ellechercheunsacàmain.—J’imaginequevousavezdéjàsoignévotrepatient?—Non,sourit-il.Jepensaisdemanderladirectiondelaporte14aprèsavoirprisunpetitcafé.—Trèsdrôle.Etdonc,vousluiavezsauvélavie?— Je lui ai donné un cachet d’aspirine et lui ai dit que boire quatre doubles expressos avant

10heuresdumatinn’étaitpaslameilleureidéequisoit.Maisjesuisflattéquetuaiesunevisionsitrépidantedemontravail.

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Je ne pusm’empêcher d’éclater de rire. Je lui tendis son café, dont il but une gorgée d’un airreconnaissant.—Jemedemandais…,dit-il.Çatediraitqu’onserefasseunnon-rencardundecesjours?—Avecousansambulance?—Sans,depréférence.—Est-cequ’onpourradiscuterdesadosàproblèmes?Jemerendiscomptequej’étaisentraind’enroulerentremesdoigtsunelonguemècheboucléede

maperruque.Bonsangdebonsoir!Jejouaisavecmescheveux,etcen’étaientmêmepaslesvrais!Ilfallaitquejemecalme.—Onpourraparlerdetoutcequetuveux.—Etqu’est-cequ’onpourraitfaire?Ilmarquaunepauseassezlonguepourmefairerougir.—Dîner?proposa-t-ilenfin.Chezmoi?Cesoir?Jeteprometsques’ilpleutjenet’installeraipas

danslesalon.—Çamarche.—Jepasseteprendreà19h30.Ilvenaitd’avaler sadernièregorgéedecaféquandRichardapparut.Celui-ci le regarda,puis se

tournaversmoi.J’étaistoujourspenchéesurlebar,àquelquescentimètresdelui.—Ilyaunsouci?demanda-t-il.—Aucun,réponditSam.Lorsqu’il se leva, Richard put constater que Sam faisait une bonne tête de plus que lui. Je vis

quelquespenséesfugacespassersursonvisage.Ilétaitsitransparentquejepusmêmedevinerleurcheminement.Que fabrique cet ambulancier ici ? Pourquoi Louisa ne fiche-t-elle rien ? Je voudrais bien

l’engueuler,maiscethommeesttropbaraquéetjenecomprendspastrèsbiencequisepasseentreeux.Etj’aiaussiunpetitpeupeurdelui.Jefailliséclaterderire.—OK.Àcesoir,répétaSam.Etgardecetteperruque.Jet’aimebienenversioninflammable.Unhommed’affaires,rougeaudetl’airimbudelui-même,secalaaufonddesonsiègesibienque

sachemisesetenditàcraquersursonventre,etdemanda:—Alors,vousalleznouslefaire,cepetitdiscourssurlesdangersdel’alcool?Lesautress’esclaffèrent.—Non,continuez,messieurs,répliquaSamenleuradressantunsalutdelamain.Onserevoitdans

unanoudeux.Je le regardai s’éloigner vers la zone des départs. Donna le rejoignit devant le marchand de

journaux.Lorsquejemeretournaiverslebar,jecroisaileregarddeRichard,quim’observait.—Louisa,dit-il,jen’aimepasvoirvotrevieprivéeempiétersurvotretempsdetravail.—Trèsbien.Laprochainefois,jeluidemanderaid’ignorerlacrisecardiaquedelaporte14.—Etcequ’iladitàl’instant,poursuivitRichardenserrantlamâchoire.Ausujetdelaperruque

qu’ilvousdemandedeportercesoir.JevousrappellequecetaccessoireestlapropriétéduShamrockandClover.Vousn’êtespasautoriséeàlaporterendehorsdevosheuresdetravail.Cettefois,jenepusm’enempêcher.Jememisàrire.—Vraiment?Mêmeluieutl’intelligencederougirunpeu.—C’estlerèglement,répliqua-t-il.Ils’agitd’ununiforme.

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—Mince…Jecroisqu’àl’avenirjevaisêtreobligéed’achetermespropresperruquesdedanseuseirlandaise.Eh,Richard! l’appelai-jealorsqu’ilrepartaitdanssonbureaud’unpasvif.Pourquecesoitéquitable,est-cequeçasignifiequevousn’avezpasledroitd’émoustillerMmePercivalaveccepolo?Enarrivantchezmoi, jene trouvainulle tracedeLilyhormisunpaquetdecéréalesposé sur le

comptoirdelacuisineet,inexplicablement,untasdepoussièresurlesoldel’entrée.Jetentaidelajoindre sur son portable, sans succès, etme demandai si j’arriverais un jour à trouver l’équilibreentreleparenthyperanxieux,leparentnormalementinquiet,etTanyaHoughton-Miller.Puisjesautaidansladoucheetmepréparaipourmonrencardqui,définitivement,n’enétaitpasun.Il pleuvait. Il semitmême à pleuvoir à torrents lorsque nous arrivâmes sur le terrain de Sam.

Trempés,nousparcourûmesaupasde course la faibledistancequi séparait samotoduwagon. Jerestaiàdégoulinersurleseuilpendantqu’ilfermaitlaporte,merappelantàquelpointlasensationdechaussettesmouilléesétaitdéplaisante.—Nebougepas,dit-ilenchassantduplatdelamainlesgouttelettessuspenduesàsescheveux.Tu

nepeuxpasresterdanscesvêtementstrempés.—Ondiraitledébutd’untrèsmauvaisfilmporno,dis-je.Ilsefigea,etjemerendiscomptequej’avaisparléàhautevoix.Jeluiadressaiunsourireunpeu

hésitant.—OK,dit-ilenhaussantlessourcils.Ildisparutaufondduwagonetréapparutuneminuteplus tardavecunpulletquelquechosequi

ressemblaitàunjogging.— Le pantalon appartient à Jake. Tout est propre, mais j’ai bien peur que ça ne fasse pas très

«hardeuse»,déclara-t-ilenmetendantleshabits.Machambreestlàsituveuxallertechanger.Lasalledebainsestderrièrecetteporte,situpréfères.J’entraidanssachambreet fermai laportederrièremoi.Lapluiebattaitbruyammentsur le toit,

obscurcissantlesfenêtresd’unvoilemouvant.Jevoulustirerlesrideaux,puismesouvinsqu’iln’yavaitpasdevis-à-vis…àpartlespoules,quiseblottissaientàl’abriensecouantleursplumesd’unairgrognonpourenchasser lesgouttes.J’enlevaimonhautetmonjean,puism’essuyaià l’aidede laserviettequeSamm’avaitdonnée.Pourrire,jem’exhibaidevantlesvolatilesàtraverslafenêtre.UnefacétiedignedeLily,songeai-jeaprèscoup.Lesvolaillesnesemblèrentpasimpressionnées.Jeplaquailaserviettesurmonvisageet inspirai

profondément.Jemesentaiscoupable,commesij’avaisinhaléunedrogueinterdite.Lapiècedelingevenaitd’être lavée,maisparvenaitpourtantàdégagerunesenteurmasculine.Jen’avaispasrespiréunetelleodeurdepuislamortdeWill.Cetteévocationmemituninstantmalàl’aise,etjereposailaserviette.Ausol,lelitdoubleoccupaitpresquetoutelaplace.Unearmoireétroitetenaitlieudegarde-robe,

etdeuxpairesdebottesdechantierétaientproprementrangéesdansuncoin.Unlivretraînaitsurlatabledenuitàcôtéd’unephotodeSametd’unefemme,dontlescheveuxblondsétaientrassemblésenunchignonrelâché.Elleavaitlebrasposésursonépauleetsouriaitauphotographe.Ellen’étaitpasincroyablementbelle,maisdégageait quelque chosed’hypnotique.Elle semblait fairepartiede cesfemmesquiriaientbeaucoup.EllemefaisaitpenseràuneversionfémininedeJake.Soudain,jemesentisdésespérémenttristepourluietdusdétournerlesyeuxavantdem’apitoyerégalementsurmoi-même. Parfois, j’avais l’impression que nous pataugions tous dans une épaisse mare de deuil,refusant d’admettre à quel point nous y étions déjà embourbés. Je me demandai vaguement si la

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réticencedeSamàparlerdesafemmeétaitsemblableàlamienne;s’ilsavaitqu’aumomentoùilouvriraitlaboîte,oùillaisseraitéchapperneserait-cequ’unmurmurederegret,cedernierenfleraitdémesurémentetfiniraitparengloutirtoutautresujetdeconversation.Jeprisuneprofondeinspiration.—Contente-toidepasserunebonnesoirée,m’intimai-jeenmerappelantlesconseilsducercle:

«Autorisez-vousdesmomentsdebonheur.»J’essuyailespâtésdemascarasousmesyeuxetvisdanslepetitmiroirquejenepouvaisrienpour

mescheveux.PuisjepassailepullbeaucouptropgranddeSam,m’efforçantdefaireabstractiondel’étrangeintimitéquecelaengendrait,etenfilai le joggingdeJake.Ensuiteje jetaiuncoupd’œilàmonreflet.Qu’est-cequetuenpenses,Will?Rienqu’unebonnesoirée.Çan’engageàrien,si?Samsouritjusqu’auxoreilleslorsquejesortisdesachambreenroulantlesmanchesdesonpull.—Tuasl’aird’avoirdouzeans,s’esclaffa-t-il.Jemerendisdanslasalledebains,essoraimonjean,machemiseetmeschaussettesdanslelavabo,

etlessuspendissurlatringledurideaudedouche.—Qu’est-cequetunousprépares?—J’avaispenséfaireunesalade,maisletempsnes’yprêteplusvraiment.Ducoup,j’improvise.Ilavaitmisàbouillirunecasseroled’eau,quiavaitdéjàforméunecouchedebuéesurlesvitres.—Tuaimeslespâtes?demanda-t-il.—Jemangedetout.—Excellent.Ilouvritunebouteilledevinetm’enservitunverreenmefaisantsignedeprendreplacesur la

banquette. Devant moi, la petite table avait été mise pour deux. À cette vue, un léger frisson meparcourut. J’avais le droit de passer un bonmoment.Dem’accorder un petit plaisir. J’étais sortiedanser. Je m’étais exhibée en sous-vêtements devant des poules. Et à présent, j’allais passer uneagréablesoiréeencompagnied’unhommeséduisantquivoulaitmefaireàdîner.Jeprogressaispeuàpeu.Peut-être Sam perçut-il mon malaise, car il attendit que j’avale une gorgée de vin avant de

demanderenremuantlecontenud’unecasserolesurleréchaud:—Cetype,toutàl’heure,c’estlechefdonttum’avaisparlé?Levin était délicieux. J’enprisunedeuxièmegorgée. Jen’osaispasboirequandLily était avec

moi:jenevoulaispasbaissermagarde.—Oui,répondis-je.—Jeconnaiscegenre-là.Siçapeut teconsoler,danscinqans, ilsouffrirasoitd’unulcère,soit

d’unehypertensionartériellequiluicauserauntroubleérectile.—Cesdeuxidéessontétrangementréconfortantes,m’esclaffai-je.Bientôt,ils’installaàtableenmeprésentantunboldepâtesfumantes.— Santé, dit-il en levant un verre d’eau. Et maintenant, raconte-moi ce qui se passe avec cette

gamine.C’était un tel soulagement d’avoir quelqu’un à qui parler ! J’étais si peu habituée aux gens qui

écoutaientvraiment–contrairementàceux,aubar,quivoulaientseulemententendre lesondeleurproprevoix–quediscuteravecSamétaitpourmoiunevéritablerévélation.Ilnem’interrompaitpas,nem’abreuvaitpasdeconseils.Ilécoutait,hochaitlatêteetmeresservaitduvin.Puis,enfin,alorsquelanuitétaittombéedepuislongtemps,ildéclara:—C’estunesacréeresponsabilitéquetuasacceptée.

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Jemecalaienarrièresurlabanquetteetlevailespieds.— Je n’ai pas l’impression d’avoir eu le choix, expliquai-je. Je n’arrête pas de me poser la

questionquetum’asposée:qu’est-cequeWillauraitvouluquejefasse?Maisc’estplusdifficilequecequejecroyais.Jepensaisquej’auraissimplementàl’emmenervoirsongrand-pèreetsagrand-mère,etquetoutlemondeseraitcontent.Pointbarre,avecunefinheureusecommedanslescontesdefées.Ilregardasesmains.Jel’observai.—Tupensesquejesuisfolledeprendreenchargecettegamine.—Non.Tropdegensnesesoucientquedeleurbonheur,sansunepenséepourlesravagesqu’ils

causentdansleursillage.Tun’imaginespaslenombredegaminsperturbésquejeramasseleweek-end…Ivres,drogués,toutcequetuveux.Leursparentssonttropobnubilésparleursproblèmespours’occuperd’eux,ouonttoutsimplementdisparu.Laviedecesgossesn’estqu’ungrandvide,alorsilssemettentendanger.—C’estpirequ’avant?—Jel’ignore.Toutcequejesais,c’estqu’ilyenadestas.Etquelepédopsychiatredel’hôpital

tientunelisted’attente longuecommelebras.Maisattendsunpeuavantdet’indigner, jedoisallerenfermerlespoulespourlanuit,ajouta-t-ilavecundemi-sourire.Je voulus lui demander comment une personne apparemment si sage pouvait négliger les

sentimentsdeson filset s’il savaitàquelpoint Jakeétaitmalheureux.Maisvu la façondont ilmeparlait et étant donné qu’il venait de me préparer un bon dîner, je jugeai la remarque un peudéplacée…Àcetinstant,jefusdistraitedemespenséesparlavuedesvolaillesquirentraientl’uneaprès l’autre dans leur poulailler. Puis Sam revint, faisant entrer avec lui l’air frais et les faiblessenteursdudehors.Ilmeresservitunverredevin,quejememisàsirotertranquillement.Jesavourailecôtédouillet

dupetitwagonetlasensationd’unventrebienremplitandisquejemelaissaisbercerparlavoixdeSam.Ilmeracontasesnuitspasséesàtenirlamaindepersonnesâgéesetmeparladesobjectifsdeseschefs,quiluidonnaient,àluietsescollègues,l’impressiondenepasfaireletravailpourlequelilsavaientétéformés.Jel’écoutais,perduedansununiverstellementlointaindumien.Jeregardaisses mains, qui s’agitaient pour mieux appuyer ses propos, et son sourire mélancolique, qu’ilesquissaitlorsqu’ilsentaitqu’ilseprenaittropausérieux.Jeregardaissesmains,fascinée.Je rougis légèrement quand je me rendis compte où m’emmenaient mes pensées et avalai une

nouvellegorgéedevinafindereprendreunecontenance.—OùestJakecesoir?—Jel’aiàpeinecroisé.Chezsacopine,jecrois.Elleaenvironunmilliarddefrèresetsœurs,et

unemèrequirestetoutelajournéeàlamaison,répondit-ild’unairunpeutriste.Ilaimebientraînerlà-bas.Ilsetutetbutunpeud’eau.—EtLily,oùest-cequ’elleest?demanda-t-ilàsontour.—Jenesaispas.Jeluiaienvoyédeuxmessages,maisellen’apasprislapeinederépondre.Sa simple présence m’émoustillait. Il semblait deux fois plus large d’épaules et trois fois plus

vivantquetouslesautreshommes.Mespenséesnecessaientdes’égarerlorsquejemeperdaisdanssespupilles,quis’étrécissaient légèrementquandilm’écoutaitcommes’ilvoulaitêtrecertainqu’ilm’avaitbiencomprise…Labarbededeuxjoursquiluiombraitlementon,sasilhouettemuscléesouslalainedesonpull…Mesyeuxnecessaientdeglisserdeplusenplusbas,verssesmainsposéessurlatable,sesdoigtsquitapotaientmachinalementlasurfacedebois.Desmainstellementagiles.Jeme

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souvenaisdeladouceuraveclaquelleellesm’avaienttenulatête,delafaçondontjelesavaisserréesdans l’ambulance, comme si elles étaient une bouée à laquelle je pouvais me raccrocher. Il meregarda et sourit. Un sourire à la fois tendre et interrogateur.À cet instant, je sentisma carapacefondre.Est-cequeceseraitsimal,tantquejerestaislucide?—Tuveuxuncafé,Louisa?Ilavaitcettefaçonbienàluidem’observer…Jefis«non»delatête.—Est-cequetuveux…Sansréfléchir, jemepenchaiau-dessusdelapetitetable,l’attrapaiparlanuqueetl’embrassai.Il

hésitaunefractiondeseconde,puismerenditmonbaiser.Jecroisquel’undenousrenversaunverredevin,mais je ne pouvais plusm’arrêter. Je voulaismeperdre dans cette étreinte. Je bannis touteinterrogationsurcequecelasignifiait,dansquelpétrinj’étaisentraindemefourrer.Allez,profite!medis-je.Et je l’embrassai jusqu’à ceque toutbon sensm’échappe, jusqu’àneplusvivrequ’à travers les

désirsqu’ilm’inspirait.Ils’écartaenpremier,unpeuhébété.—Louisa…Uncouvert tombapar terredansun fracasmétallique. Jeme levai, et ilm’imita.Puis ilm’attira

vers lui.Etsoudain,nousnouscognionspartoutdans l’espaceréduitduwagon.Nousn’étionsplusquemains et bouches et, oh, bon sang, legoûtde ses lèvres, sonodeur, la sensationde son corpscontre lemien…Jesentaiscommedepetits feuxd’artificequiexplosaientdans toutmonêtre,despartiesdemoique jecroyaismortesqui revenaientà lavie. Ilmesoulevaet j’enroulai les jambesautourdesataille,medélectantdesaforceetdesacarrure.J’embrassaisonvisage,lelobedesonoreille,passailesdoigtsdanssachevelurebrune.Puisilmereposa.Nousnoustrouvionsàquelquescentimètresl’undel’autre,etilm’observait,unequestionmuettedansleregard.—Jen’aiplusenlevémesvêtementsdevantpersonnedepuis…l’accident,haletai-je.—Net’enfaispas.J’aiuneformationmédicale.—Jesuissérieuse.Jesuisunevraieépave,murmurai-je,soudainauborddeslarmes.—Tuveuxquejet’aideàtesentirmieux?—C’estlarépliquelaplusbidonquej’aiejamais…Ilsoulevasontee-shirt,dévoilantunecicatricerougelonguedecinqcentimètresquiluizébraitle

ventre.—Là. Ilyaquatreans, j’ai étépoignardéparunAustralienque jevoulais emmenerau service

psychiatrique.Et là, regarde, poursuivit-il en se retournant pour révéler ungros hématomevert etjauneenbasdesondos.Unpoivrotm’adonnéuncoupdepiedsamedidernier.Unepoivrote,même.Etici,jemesuiscasséundoigt,ajouta-t-ilentendantlamaindroite.Jel’aicoincédanslacivièreenvoulantsouleverunpatientobèse.Et,oh,oui, regarde là!conclut-ilenmemontrantsahanche,oùj’aperçus une courte ligne irrégulière d’une étrange couleur argentée. Blessure par perforation,d’origine inconnue, que j’ai reçue pendant une bagarre en boîte de nuit sur Hackney Road l’andernier.Lesflicsn’ontjamaisarrêtélecoupable.J’examinaisoncorpssolide,sescicatrices.—Etcelle-là?demandai-jeentouchantdoucementunemarquepluspetitesursonflanc.Sapeauétaitchaudesoussontee-shirt.—Oh,ça?Appendicite.J’avaisneufans.Je posai les yeux sur son torse, puis sur son visage. Puis, en soutenant son regard, je passai

lentementmonpull au-dessusdema tête. Involontairement, je frissonnai. J’ignorais si jedevaisen

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accuserlefroidoumanervosité.Ils’approcha,siprèsqu’iln’étaitplusqu’àquelquesmillimètresdemoi,etcaressaduboutdesdoigtslacourbedemahanche.—Jemesouviens,dit-il.Jemesouviensquejesentaislafractureàcetendroit.Ilpassadoucementlamainsurmonventrenu.Mesmusclessecontractèrent.— Et là, poursuivit-il. Tu avais ce gros hématome rouge. J’avais peur que des organes vitaux

n’aientététouchés.Ilappuyasapaumeà l’endroitdemablessure.Elleétaitchaude.Monsoufflesebloquadansma

gorge.—Lesmots«organesvitaux»nem’ontjamaisparuaussiexcitants,articulai-je.—Oh,maisjen’aimêmepasencorecommencé.Sanssepresser,ilm’emmenaendirectiondulit.Jem’assis,lesyeuxplongésdanslessiens,etil

s’agenouillaafindefairecourirsesdoigtslelongdemesjambes.—Etpuisilyacelle-là,reprit-ilensoulevantmonpieddroit,ornédesacicatricerougevif.Là.

Fracture.Lésionsdestissusmous.Çaadûfaireunmaldechien.—Tutesouviensdebeaucoupdechoses.—Laplupartdespatients, jen’auraismêmepaspu lesreconnaîtreen lescroisantdans la rue le

lendemain.Maistoi,Louisa…Jen’aipasput’oublier.Ilpenchalatêtepourembrassermacheville,puisfitlentementglissersesmainsversmacuisseet

lesposasurlelitdechaquecôtédemeshanchesavantdeseredresser.Ilétaitàprésentpenchésurmoi.—Tun’asplusmalnullepart,maintenant?Jefis«non»delatête.Àcetinstant,jemefichaisdetout.Jemefichaisqu’ilsoitunbaiseuren

série,jemefichaisdesavoirs’iljouaitavecmoi.J’étaissiéperduededésirquejemefichaismêmequ’ilmebrisedenouveaulahanche.Ilremontasurmoi,centimètreparcentimètre,commeunemarée,etjem’allongeaisurledos.À

chaquemouvement,monsoufflesefaisaitunpeuplusirrégulier,jusqu’àcequejen’entendeplusquema respiration dans le silence. Sam baissa les yeux sur moi, puis les ferma pour m’embrassertendrement. Il laissa son poids reposer sur moi, juste assez pour que je me sente délicieusementimpuissanteetincroyablementexcitée,soncorpspuissantcontrelemien.Jesavourailasensationdeses lèvres dans mon cou, sa peau contre la mienne, jusqu’à l’étourdissement. Jusqu’à cequ’involontairementjemecambrecontreluienenroulantlesjambesautourdeseshanches.—Oh,bonsang,soupirai-je,àboutdesouffle,quandilseredressapourrespirer.J’auraisvoulu

quetunesoispasaussimauvaispourmoi…Ilhaussalessourcilsd’unairsurpris.—Voilàquiest…euh…aguichant,répliqua-t-il.—Tunevaspaspleureraprès,j’espère?—Euh…non,répondit-il,absolumentabasourdi.—Oh,etpourinfo,jenesuispasunepsychopatheobsessionnelle.Jenevaispastesuivrepartout

aprèsça.NiposerdesquestionssurtoiàJakependantquetuserassousladouche.—C’est…c’estbonàsavoir.Lesrèglesdebaseétablies,jeroulaisurlecôtépourlechevaucheretl’embrassaijusqu’àoublier

toutcedontnousvenionsdeparler.Uneheureetdemieplustard,j’étaisallongéesurledos,lesyeuxrivésauplafond,unpeuhébétée.

Ma peau bourdonnait, mes os vibraient, j’avais mal à des endroits dont j’ignorais l’existence, etpourtant j’étaisenvahieparunextraordinaire sentimentdepaix.C’était commesimonêtre leplus

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profondavaitfonduafindemieuxsereformer.Jenesavaispassijeseraiscapabledemeleverunjour.«Onnesaitjamaiscequipeutsepasserquandontombedesihaut.»Ce n’était pas moi. Je rougis en repensant aux vingt dernières minutes. Avais-je vraiment… et

puis… Les souvenirs se chassaient les uns les autres en une brûlante course-poursuite. Jamais jen’avais rien vécu de tel. Pasmême au cours des sept années passées avec Patrick. C’était commecomparer un sandwich au fromage avec…quoi ? La plus incroyable cuisine gastronomique ?Unsteakénorme?Àcettepensée,jegloussaiinvolontairementetplaquaiunepaumesurmabouche.Jenemesentaispasmoi-même.Àcôtédemoi,Sams’étaitassoupi.Jetournailatêtepourl’observer.Oh,bonsang,songeai-je,émerveilléedevantleslignesdesonvisage,lacourbedeseslèvres…Il

étaitimpossibledeleregardersansavoirenviedeletoucher.Jemedemandaisijedevaisrapprochermamainafinde…—Eh,chuchota-t-il,lesyeuxembrumésdesommeil.…etc’estalorsquelavéritémefrappadepleinfouet.Oh,merde.Jesuisdevenuel’uned’entreelles.Nousnous rhabillâmes sansdireunmot.Samproposademepréparerune tassede thé,mais je

répondisquejedevaisrentrerrapidementafindem’assurerqueLilyétaitlà.—Vuque sa famille est partie envacances, tu comprends…,expliquai-je enpassantmesdoigts

dansmescheveuxemmêlés.—Biensûr.Oh.Tuveuxvraimentpartirmaintenant?—Oui…s’ilteplaît.Je récupérai mes vêtements dans la salle de bains. Je me sentais mal à l’aise, brusquement

dessoûlée. Je ne pouvais pas le laisser deviner mon trouble. Je m’efforçais tant bien que mal derétablir une distance confortable entre nous, et celame rendaitmaladroite.Lorsque je ressortis, ils’étaithabilléetfaisaitlavaisselle.J’essayaidenepasleregarder.C’étaitplussimpleainsi.—Est-cequejepeuxt’empruntercesvêtementspourrentrer?Lesmienssontencorehumides.—Biensûr.Mais…non,rien.Ilfouillaaufondd’untiroir,d’oùilsortitunsacenplastique.Jelepris,etnousrestâmesuninstant

faceàfacedanslapénombre.—C’était…unebonnesoirée,dis-jeenfin.—Oui.Ilm’observauninstant,commepouressayerdecomprendrelaraisondemafuite.Enroulantdansl’airfroiddelanuit,j’essayaidenepasposermajouecontresondos.Malgrémes

protestations, ilavait insistépourmeprêterunblousonencuir.Auboutdequelqueskilomètres, latempérature devint glaciale, et je fus contente de l’avoir. Nous arrivâmes en bas de chez moi à23 h 15, même si je dus regarder à deux fois lorsque je posai les yeux sur l’horloge. J’avaisl’impressionqueplusieursviess’étaientécouléesdepuisqu’ilétaitpassémeprendre.Jemispiedàterreetcommençaiàenleversonblouson,maisildescenditsabéquilled’uncoupde

talon.—Ilesttard,déclara-t-il.Laisse-moiaumoinsteraccompagnerjusqu’àtonappartement.J’hésitai.—D’accord.Commeça,jepourraiterendretesvêtements.Jetentaisd’avoirl’airinsouciant.Ilhaussalesépaulesetm’emboîtalepas.Arrivéssurmonpalier,nousfûmesaccueillisparunemusiquetonitruante.Jesusimmédiatement

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d’oùelleprovenait.Jeboitillaid’unpasvifjusqu’àmaporte,attendisquelquessecondesetpoussailentementlebattant.Lilysetenaitaumilieuducouloir,unecigarettedansunemain,unverredevindans l’autre. Elle portait une robe à fleurs jaunes que j’avais achetée dans une boutique vintage àl’époqueoùjefaisaisattentionàmonapparence.Jelaregardai,bouchebée…etlorsquejeremarquaicequ’elleportaitd’autre,jetrébuchai;jesentisSamm’attraperparlebras.—Joliblouson,Louisa!Lilypointasesorteils.Elleportaitmeschaussuresvertesàpaillettes.—Pourquoitunelesmetsjamais,celles-là?demanda-t-elle.Tuastoutescessuperfringues,ettu

metstoujourslesmêmesjeansetlesmêmestee-shirts.Elle retournadansmachambreetensortituneminuteplus tardenbrandissantunecombinaison

doréediscoquejeportaisàl’époqueavecdesbottesmarron.—Mate-moiça!s’écria-t-elle.Jesuistropjalouse!—Enlève-le,ordonnai-jelorsquejeretrouvailacapacitédeparler.—Quoi?—Cecollant.Enlève-le,répétai-jed’unevoixétranglée.Lilybaissalesyeuxsurlapairedecollantsnoiretjaunequ’elleportait.—Non,sérieusement,tuasdevraistrésorsici.Biba,DVF…CetrucvioletstyleChanel…Tusais

combiençavaut,toutça?—Enlève-le!Peut-êtreavait-ilremarquémasoudainerigidité,carSamsemitàmepousserenavant.—Viens,dit-il.Sionallaitdanslesalonpour…—Jenebougeraipasd’icitantqu’ellen’aurapasenlevécecollant.Lilygrimaça.—C’estbon,pasbesoind’enfairetoutundrame…Je la regardai, vibrante de colère, commencer à ôter mon collant rayé. Lorsque la maille

s’accrochaàsontalon,elledonnauncoupdepiedpours’endébarrasser.—Neledéchirepas!—Cen’estqu’uncollant.—Cen’estpasqu’uncollant!C’est…uncadeau.—Çarestequandmêmeuncollant,marmonna-t-elle.Elle parvint enfin à le retirer et le laissa en boule par terre. Dans ma chambre, j’entendis le

cliquètementdescintrestandisqu’ellesehâtaitderangerlerestedemesaffaires.Un instant plus tard, Lily apparut dans le salon. En culotte et soutien-gorge. Elle attendit d’être

certained’avoircapténotreattention,avantd’enfilerunepetiterobeàgesteslentsetostentatoiresenagitantseshanchesminces.Puisellem’adressaunsourirenarquois.—Jevaisenboîte,annonça-t-elle.Nem’attendspas.Raviedevousavoirrevu,monsieur…—Fielding,ditSam.—MonsieurFielding.Ellemesourit.Unsourirequin’enétaitpasun.Puiselledisparutenclaquantlaportederrièreelle.Jepoussaiunsoupir tremblant,puisallairamassermoncollant.Jem’assissur lecanapépourle

défroisser,m’assurantqu’iln’étaitpasfilénibrûléàlacigarette.Sams’assitàcôtédemoi.—Çava?demanda-t-il.—Jesaisquetudoismeprendrepourunefolle,dis-jeenfin.Maisc’étaitun…—Tun’aspasàtejustifier.—J’étaisunepersonnedifférente.C’estçaqu’ilsignifie…J’étais…Ilm’a…

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Jemetus.Nousrestâmesassislàdansmonappartementsilencieux.Jesavaisquejeluidevaisuneexplication,maisjen’avaispasdemots.Àlaplace,j’avaisuneénormebouledanslagorge.J’ôtaileblousondeSametleluitendis.—Cen’estrien,dis-je.Tun’espasobligéderester.Jesentaissesyeuxposéssurmoi,maisjegardaislesmiensfixésverslesol.—Bon,alorsjevaistelaisser.Etsansprononceruneparoledeplus,ils’enalla.

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Chapitre14

Cettesemaine,j’arrivaienretardàlaséanceducercle.Aprèsm’avoirpréparéuncafé,peut-êtreenguised’excuses,Lilyavaitrenversédelapeinturevertesurlesoldel’entrée,laisséunpotdeglacefondredanslacuisine,volémontrousseau,avecmesclésdevoiture,parcequ’ellenetrouvaitpaslesien,etempruntémaperruquepourunesoiréesansmedemanderlapermission.Jel’avaisretrouvéeparterredanssachambre.Lorsquejel’avaismise,onauraitditqu’unvieuxchiendebergerselivraitsurmatêteàuneactivitéinavouable.Lorsquej’arrivaià lasalleparoissiale, tout lemondevenaitdes’asseoir.Natashasedécalapour

melaisserlachaisevoisinedelasienne.—Cesoir,nousallonsparlerdessignesquiindiquentqu’onestentraind’allerdel’avant,annonça

Marc,satassedethéàlamain.Pasforcémentdeschosesénormes:nouerunenouvellerelation,jeterdesvêtements,ouquesais-jeencore.Simplementdepetitsdétailsquinousfontcomprendrequenotredeuilpourraunjourprendrefin.Souvent,nousneprêtonspasattentionàcessignes,commesinousrefusionsdelesvoirparcequenousnoussentonscoupablesdetournerlapage.—Jemesuisinscritsurunsitederencontres,déclaraFred.Demaiàdécembre,ças’appelle.Unmurmuresurprisetapprobateurluirépondit.—C’esttrèsencourageant,Fred,ditMarc.Qu’est-cequetuespèresytrouver?Delacompagnie?

Je me souviens t’avoir entendu dire qu’il te manquait d’avoir quelqu’un avec qui te balader ledimanche après-midi. Près de la mare aux canards, c’est bien ça ? Là où toi et ta femme alliezmarcherensemble?—Oh,non.C’estpourlesexeenligne.Marcfaillits’étrangleravecsonthé.S’ensuivitunmomentdeflottement,puisquelqu’unluitendit

unmouchoirpourqu’ilpuisseessuyersonpantalon.—Lesexeenligne,repritFred.C’estcequ’ilsfonttous,non?Jemesuisinscritsurtroissites.De

maiàdécembre,pourlesjeunesfemmesquiaimentleshommesplusâgés,expliqua-t-ilencomptantsursesdoigts,SugarDaddies,pourcellesquiaimentlesvieuxquiontdel’argent,et…euh…Étalonsfringants.Pourcelui-là,ilsn’ontpasprécisé.—C’estbiend’êtreoptimiste,Fred,répliquaNatashaaprèsunbrefsilence.—Ettoi,Louisa?—Euh…LaprésencedeJake,assisjusteenfacedemoi,mefithésiter.Jemelançainéanmoins:—J’aieuunrendez-vousavecunhommeceweek-end.D’autresmembresdugroupepoussèrentàvoixbasseun«waouh!»taquin.Jebaissailesyeux,un

peupenaude.Jen’arrivaismêmepasàpenseràcesoir-làsansrougir.—Ças’estpassécomment?—C’était…surprenant.—Elleabaisé.Jesuissûrequ’elleabaisé,ditNatasha.—Elleestplusrayonnante,ajoutaWilliam.—Ilafaitcomment?demandaFred.Tuasdestuyaux?—EttuasréussiànepastroppenseràBill?

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—Jen’yaipasassezpensépourqueçam’arrête…Jevoulaisseulementm’amuser…Jevoulaisseulementmesentirvivante,conclus-jeenhaussantlesépaules.À cesmots, unmurmure d’approbation parcourut l’assemblée. C’était ce à quoi nous aspirions

tous:êtrelibérésdenotrepeine,decetenferdesmortsoùgisaientdesfragmentsdenoscœursdansdepetitesurnesdeporcelaine.Celafaisaitdubiendepartager,pourunefois,uneanecdotepositive.Marchochalatêtepourm’encourager.—Çameparaîttrèssain,déclara-t-il.J’écoutai Sunil raconter qu’il s’était remis à écouter de lamusique etNatasha expliquer qu’elle

avait enlevédu salon lesphotosd’Olaf afinde les rangerdans sa chambre, «pournepas avoir àparlerdeluichaquefoisquequelqu’unvientmevoir».Daphneavaitarrêtédesentirleschemisesdesonmari,furtivement,danssondressing.—Pourêtrehonnête,avoua-t-elle,detoutefaçon,ellesavaientperdusonodeur.Jecroisquejene

lefaisaisplusqueparhabitude.—Ettoi,Jake?Cederniersemblaittoujoursaussimalheureux.—Jesorsunpeuplus,j’imagine,répondit-il.—Tuasparléàtonpèredecequeturessens?J’essayaidenepascroisersonregard.J’étaisétrangementgênéed’ignorercequ’ilsavait.—Maisjecroisqu’ils’estattachéàquelqu’un,poursuivitJake.—Ilcoucheencore?demandaFred.—Non,jeveuxdirequ’ils’attachevraimentàquelqu’un.Mes joues étaient brûlantes. Je m’attelai à frotter une tache invisible sur ma chaussure afin de

cachermonvisage.—Qu’est-cequitefaitcroireça,Jake?—Ilacommencéàparlerd’ellependant lepetitdéjeuner, l’autre jour. Ildisaitqu’ilenvisageait

d’arrêterderamenerdesfemmesauhasard.Qu’ilavait rencontréquelqu’unetqu’ilallaitpeut-êtreessayerdevivreunehistoireavecelle.Jemesavais rougecommeunepivoine. Jen’arrivaispasàcroirequepersonnedans la sallene

l’avaitencoreremarqué.— Donc tu penses qu’il a enfin compris que les relations de rebond ne lui permettront pas

d’avancer?Ilavaitpeut-êtreseulementbesoind’essayerquelquespartenairesavantdesesentirprêtàretomberamoureux.—Onpeutledire,ilabeaucouprebondi,ricanaWilliam.Championhorscatégorie!—Jake?demandaMarc.Qu’est-cequeturessensvis-à-visdeça?—C’estunpeubizarre.Mamèrememanque,maisc’estunebonnechosequ’ilailledel’avant.J’essayai de deviner ce que Sam avait pu lui raconter. Avait-il prononcémon nom ? Jeme les

représentais,touslesdeux,danslacuisinedupetitwagon,discutantàcœurouvertensebeurrantdestoasts.J’avaislesjouesenfeu.Jenesavaispasvraimentsij’avaisenviequeSams’imagineavecmoisi rapidement. J’aurais dû lui expliquer clairement que je n’avais pas l’intention dememettre encouple.C’étaittroptôt.Etc’étaitsurtoutbeaucouptroptôtpourqueJakeendiscuteenpublic.—Ettuasrencontrécettefemme?demandaNatasha.Tul’aimesbien?—Ouais,ditJakeenbaissantlatête.C’estlàqueçadevientvraimentmerdique.Jelevailesyeux.—Ill’ainvitéeàprendreunbrunchavecnousdimanchematin,etelleaétéhorrible.Elleavaitmis

unpetithauthypermoulant,etellen’arrêtaitpasdeposersonbrassurmesépaulescommesielleme

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connaissait.Etpuiselle riait trop fort,etquandmonpèreest sortidans le jardin,ellem’a regardéavecdegrandsyeuxrondsetm’ademandé:«Et tuasquelâge?»eninclinant la têtecommeuneidiote.—Oh,cesgensquiinclinentlatête!s’écriaWilliam.Unmurmured’approbationaccueillitsaremarque.Toutlemondeconnaissaitquelqu’undansson

entouragequiinclinaitlatête.—Etquandpapaestlà,ellepassesontempsàglousseretàsecouersescheveux,poursuivitJakeen

grimaçantd’unairdégoûté.Commesielleessayaitd’avoirl’aird’uneadoalorsqueçasevoitbienqu’elleaplusdetrenteans.—Trenteans!s’exclamaDaphne.Vousimaginez!— Je préférais même celle qui m’interrogeait sur ses intentions. Au moins, elle ne faisait pas

semblantd’êtremonamie.J’entendis à peine la suite de son récit. Un bourdonnement distant résonnait dans mes oreilles.

Commentavais-jepuêtresibête?JemesouvinsalorsdeJakelevantlesyeuxauciellapremièrefoisqu’il avait vu Sam m’adresser la parole. J’avais eu mon avertissement, clair comme de l’eau deroche,etj’avaisétéassezstupidepourl’ignorer.J’avaissoudaintropchaud.Jemesentaisfébrile.Jenepouvaispasresterlà.Jenepouvaispasen

entendredavantage.—Euh… je viens deme rappeler un rendez-vous, bredouillai-je en ramassantmon sac àmain

avantdemelever.Désolée.—Toutvabien,Louisa?demandaMarc.—Trèsbien.Jedoisfiler.Jecourusjusqu’àlaporte,undouloureuxsourirefacticeauxlèvres.Ilétait là.Biensûrqu’ilétait là. Ilvenaitd’arrêtersamotoetétaitentraind’enleversoncasque.

J’émergeaide la salleparoissiale etm’arrêtai enhautdesmarches. Jemedemandaiun instant s’ilexistaitunmoyend’atteindremonvéhiculesanspasserdevantlui,maisc’étaitsansespoir.Lapartiepurementanimaledemoncerveausemitsoudainenébullition,sanslaisserletempsàmesneuronesd’intervenir:uneboufféededésir,lesouvenirdesesmainssurmoncorps.Puiscettecolèrenoire,cetintensesentimentd’humiliation.—Salut,dit-ildèsqu’ilm’aperçut.Ilmesourit,lesyeuxplissésdeplaisir.Cesaleensorceleur.Jeralentislepas,luilaissantletempsdelirelapeinesurmonvisage.Jem’enfichais.Jemesentais

soudain comme une Lily. Je voulais exprimer ma fureur. Ce n’était pas moi qui enchaînais lesaventuresd’unsoir.—Bienjoué,connard!crachai-je.Puisjecourusàmavoitureavantquelesonétouffédemavoixsechangeenunsanglot.Lasemaine,commepourrépondreàunappeldusort,parvintàempirerencoredavantage.Richard

devenait de plus en plus tatillon, se plaignant qu’on ne souriait pas assez et que notre manqued’enthousiasmeenvoyaitlesclientstoutdroitaugrilld’enface.Lamétéofitégalementdessiennes:lecielpritunecouleurgrisviolacé,etdestempêtestropicalesretardèrentdesvols.L’aéroportétaitdoncdéjàremplidepassagersgrincheux,dontl’humeursedégradaunpeupluslorsque,avecunsensdutimingremarquable,lesbagagistessemirentengrève.—Àquoitut’attendais?MercureestenSagittaire,grommelaVeraavantdefusillerduregardun

clientquiavaitdemandémoinsdemoussedanssoncappuccino.

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Chezmoi,Lilyétaitarrivéeentouréedesonproprenuagenoir.Assisesurmoncanapé,elleavaitlesyeuxrivéssurson téléphone.Malheureusement,cequise trouvaitsur lepetitécrannesemblaitpas lui plaire.Elle partit ensuite regarder par la fenêtre, le visage figé, comme sonpère le faisaitsouvent,commesielleaussisesentaitpriseaupiège.J’avaistentédeluiexpliquerquec’étaitWillquim’avaitoffert lecollant jauneetnoir,quesonimportancepourmoin’avaitrienàvoiravecsacouleurnisaqualité,maisqu’il…—Ouais,ouais,lecollant.Peuimporte,avait-ellerépliqué.Pendanttroisnuits,jedormisàpeine.Jeregardaisfixementleplafond,animéed’uneragefroide

quis’étaitlogéedansmapoitrineetrefusaitdes’enaller.J’étaistrèsencolèrecontreSam,maisjel’étais plus encore contre moi-même. Il m’envoya deux messages, deux « ?? » insupportablesd’hypocrisieauxquelsjenerépondispas.J’avaiscommisl’erreurclassiquedesfemmesquiignorenttoutcequefaitouditunhomme,préférantécouterleurrengaineintérieure:Ceseradifférentavecmoi.C’étaitmoiqui l’avaisembrassé.J’étais responsablede toutcequis’étaitpassé.Jenepouvaism’enprendrequ’àmoi-même.Je tentai de me convaincre que je m’en sortais bien. Je me répétai, avec de petits points

d’exclamation,qu’ilvalaitmieuxledécouvrirmaintenantquedanssixmois!Jem’efforçaidevoirlasituationaveclesyeuxdeMarc:Samétaitenfinparvenuàtournerlapage!Jepouvaisinscrirecettehistoiresurletableaudemesexpériences!Aumoins,lesexeavaitétébon!Puis,deslarmesidiotessemettaientàcoulerdemesyeux,etj’envoyaistoutbaladerenmedisantquec’étaitcequ’onrécoltaitquandonavaitlabêtisedes’attacheràquelqu’un.La dépression, avions-nous appris au cercle, se nourrit de vide. Il fallait s’activer, ou aumoins

concevoir des projets. Alors, le vendredi soir, fatiguée de rentrer chez moi après le travail pourtrouverLilyaffaléesurmoncanapé,ettoutaussifatiguéed’essayerdecachermonirritation,jeluiannonçaiqu’oniraitvoirMmeTraynorlelendemain.—Maistuasditqu’ellen’apasréponduàtalettre.—Elle ne l’a peut-être pas reçue. Peu importe.M. Traynor va bien finir par parler de toi à sa

famille,donconferaitbiend’allerlavoiravant.Elleneréponditpas.Jelepriscommeunconsentementtaciteetn’abordaipluslesujet.Cesoir-là,jemesurprisàpasserenrevuelesvêtementsqueLilyavaitsortisdemoncarton,ces

habitsquej’ignoraisdepuisquej’étaispartieàParisdeuxansauparavant.Jenevoyaisplusl’intérêtdelesporter.DepuislamortdeWill,jen’avaisplusl’impressiond’êtrecettepersonne.Àprésent,cependant,ilmesemblaitimportantd’enfilerunvêtementquin’étaitniunjean,niune

tenuevertededanseuseirlandaise.Jedénichaiunepetiterobebleumarinequej’adoraisautrefoisetque j’estimaiassez sobrepourunevisite semi-formelle, la repassaiet lamisdecôté. J’annonçaiàLilyquenouspartirionsà9heureslelendemainmatinetmecouchaienm’étonnantunefoisencoredu niveau d’épuisement généré par une personne persuadée que tout discours plus long qu’ungrognementconstituaituneffortsurhumainqu’ellen’étaitpasprêteàfournir.Dixminutes après que j’eus fermé la porte dema chambre, une notemanuscrite fut glissée en

dessous.

ChèreLouisa,Jesuisdésoléed’avoirempruntétesfringues.Etmercipourtout.Jesaisquejesuisparfoischiante.

Désolée,Lily

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P.-S. :Tudevraisquandmêmeporterces tenues.Elles sontCARRÉMENTmieuxquecestrucsquetumetsd’habitude.

J’ouvrislaporte.Lilysetenaitlà,l’airsérieux.Elleesquissaunpasenavantetmeserraquelques

secondescontreelle,sifortquej’eneusmalauxcôtes.Puiselleseretournaet,sansunmot,disparutdanslesalon.Le lendemainmatin, la journée s’annonçait belle et notre humeur en fut égayée.Nous roulâmes

plusieursheuresendirectiond’unpetitvillagede l’Oxfordshire,unamasdemaisonsauxmursdepierrecouleurmoutarderecuitsparlesoleiletdejardinsclôturés.Jebavardaisanscessesurlaroute,engrandepartiepourdissimulermanervositéàlaperspectivederevoirMmeTraynor.Leplusdurlorsque l’on s’adressait à un adolescent, c’était que vos propos, quels qu’ils soient, étaientsystématiquementreçusaveclemêmeméprisquelesélucubrationsd’unevieilletantesoûlelorsd’unmariage.—Alors,demandai-je,qu’est-cequetuaimesfairecommeactivité?Quandtun’espasàl’école?Ellehaussalesépaules.—Tuenvisagesdefairequoiplustard?Ellemejetaunregarddégoûté.—Tuasbiendûavoirdeshobbiesquandtuétaispetite?Ellerécitaalorsunelisted’unelongueurétourdissante:sautd’obstacles,lacrosse,hockey,piano,

cross-country,courseàpied,tennisauniveaurégional.—Toutça?Ettun’asrienvoulucontinuer?Elleparvintàreniflertoutenhaussantlesépaules,puisposalespiedssurletableaudebordpour

bienmesignifierqueladiscussionétaitclose.—Tonpèreadoraitvoyager,déclarai-jequelqueskilomètresplusloin.—Oui,tumel’asdéjàdit.—Unefois,ilm’aditqu’ilétaitallépartoutsaufenCoréeduNord.EtàDisneyland.Ilétaitcapable

demeraconterdeshistoiressurdesendroitsdontjen’avaisjamaisentenduparler.—Lesjeunesdemonâgenepartentpasàl’aventure.Iln’yaplusrienàdécouvrir.Etlesgensqui

prennentuneannéesabbatiquepourpartiravecleursacàdossonthyperchiants.Toujoursàbavasserausujetdetelbarqu’ilsontdécouvertenThaïlandeoudetelledrogueincroyablequ’ilsontessayéedanslesforêtstropicalesdeBirmanie.—Tun’espasobligéedepartiravectonsacàdos.—Ouais,maisunefoisqu’onavul’intérieurd’unhôtelquatreétoiles,onlesatousvus,rétorqua-

t-elleenlaissantéchapperunbâillement.Unpeuplustard,ellesepenchaparlafenêtreetdéclara:—J’aiétéàl’écolepasloind’ici,uneannée.C’estlaseuleécolequej’aivraimentaimée.J’yavais

uneamiequis’appelaitHolly.—Qu’est-cequis’estpassé?—Mamanacommencéàêtreobsédéeparl’idéequecen’étaitpasunebonneécole.Elledisaitque

leurscritèresacadémiquesn’étaientpasassezélevés,ouuntrucdugenre.C’étaitunpetitinternatsansprétention.Alorsellem’afaitchangerd’établissement.Aprèsça,jenemesuisplusemmerdéeàmefairedesamis.Àquoibon,s’ilspeuventm’envoyerailleursquandçaleurchante?—TuesrestéeencontactavecHolly?—Non,pasvraiment.Çanesertàriensionnepeutpassevoir.

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Jemesouvenaisvaguementde l’intensitédes relationsentreadolescentes,qui tenaientplusde lapassionquedel’amitié.—Etqu’est-cequetucomptesfaire?demandai-je.Situneveuxvraimentpasretourneràl’école?—Jen’aimepasfairedesprojets.—Maistuvasbiendevoircommenceràyréfléchir,Lily.Elle ferma lesyeuxuneminute, puis reposa lespieds sur le tapisde sol et grattaune écaillede

vernisvioletsurl’ongledesonpouce.—Jenesaispas,Louisa.Jevaispeut-êtresuivretonexempleetfairetoutesleschosestellement

excitantesquetufais.Jedusprendretroisprofondesinspirationsrienquepourm’empêcherd’arrêterlavoitureenplein

milieudel’autoroute.Lesnerfs,medis-je.Cen’étaientquelesnerfs.Puis,pourl’embêter,j’allumailaradio,poussailesonaumaximumet

n’ytouchaipluspendanttoutlerestedutrajet.Unpromeneurdechiennous indiquaFourAcresLane,et jepusmegarerdevantFox’s Cottage,

unemodestebâtisseauxmurscouvertsdecrépiblancetautoitdechaume.Devant,desrosesrougessemblaientsebousculersurunearchemétalliquequimarquaitledébutd’unsentier,etdesfleursauxcouleursdélicatesgarnissaientdesparterresparfaitemententretenus.Unepetitevoitureàhayonétaitgaréedansl’allée.—Elleaperdusonancientraindevie,fitremarquerLily.—C’estunejoliemaison.—C’estuneboîteàchaussures.Jerestaiassiseuninstant,àécouterlescliquetisdumoteurquirefroidissait.—Écoute,Lily.Avantqu’onentre.MmeTraynorestunefemmetrèsformelle.C’estsafaçondese

protéger, elle se réfugie derrière les bonnes manières. Elle va sûrement te parler comme unprofesseur.Net’attendssurtoutpasàcequ’elleteserredanssesbrascommel’afaitM.Traynor.—Mongrand-pèreestunhypocrite,répliquaLilyd’unairméprisant.Ilfaitcommesituétaisla

meilleurechosequiluisoitarrivée,alorsqu’enfaitiln’enarienàfoutre.—Ets’ilteplaît,surveilletonlangage.—Çanesertàriendemefairepasserpourcequejenesuispas,rétorquaLilyd’untonboudeur.Nous restâmes assises là pendant de longues minutes. Je me rendis compte que ni elle ni moi

n’avionslecouraged’yaller.—Tuveuxquej’essaiedel’appelerencoreunefois?demandai-jeensortantmonportable.J’avaisessayéàdeuxreprisesdanslamatinée,maisj’étaistombéedirectementsursonrépondeur.—Neluidispastoutdesuite!s’écriasoudainLily.Neluidispasquijesuis.Je…jeveuxjuste

voircommentelleest.Avantqu’onluiannonce.—Biensûr,promis-jed’unevoixdouce.Etsansmelaisser le tempsd’ajouterquoiquecesoit,Lilysortitde lavoitureet remonta l’allée

d’unpasvif,lespoingsserrés,commeunboxeurquis’apprêteàmontersurlering.MmeTraynoravaitviréaugris.Sescheveux,autrefois teintsenbrun,étaientàprésentblancset

coupéscourt.Ellesemblaitbeaucoupplusâgéequ’ellel’étaitenréalité,commesielleétaitentraindese remettre d’une maladie grave. Elle devait bien avoir perdu cinq kilos depuis notre dernièrerencontre, et des cernes rougeâtres creusaient son regard. Elle dévisagea Lily d’un air confus.Apparemment,ellen’étaitplushabituéeàrecevoirde lavisite.Puisellem’aperçutetécarquilla les

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yeux.—Louisa?— Bonjour, madame Traynor, dis-je en lui tendant la main. Nous sommes de passage dans la

région.Jenesaispassivousavezreçumalettre,maisjemesuisditquej’allaispasservoussaluer…Mavoixfaussementjoyeusemourutaufonddemagorge.Ladernièrefoisqu’ellem’avaitvue,je

l’aidais à ranger la chambre de son fils décédé ; la fois d’avant, c’était pour le voir rendre sonderniersouffle.Etàprésent,jelavoyaisrevivrecesdeuxévénements.—Nousadmirionsvotrejardin,repris-je.—DesrosesDavidAustin,ditLily.MmeTraynorsetournaverselle,commesielleremarquaitàpeinesaprésence.Elleluisourit.Un

sourireminceethésitant.—Oui.Oui, c’estbien ça.Comment le savez-vous ?C’est…Je suisvraimentdésolée, je reçois

rarementdevisiteurs.Vousêtes-vousdéjàprésentée?—C’estLily,dis-je.JeregardaiLilyserrerlamaindeMmeTraynorsanslaquitterdesyeuxuneseuleseconde.Nousrestâmesuninstantdeboutsurleperron.Puis,enfin,commesielleserendaitcomptequ’elle

n’avaitpluslechoix,MmeTraynorouvritengrandsaporte.—Entrezdonc.Lamaisonétaitpetite,lesplafondssibasquejedusmêmemebaisserpourpasserdel’entréeàla

cuisine.J’attendisqueMmeTraynoraitfinidepréparerlethétandisqueLilyparcouraitlesalond’unpasnerveux,sefrayantuncheminautourdesquelquesmeublesanciensquejemesouvenaisavoirvusàGrantaHouse,soulevantdesobjetsavantdelesremettreenplace.— Et… comment allez-vous ? s’enquit Mme Traynor d’une voix monocorde, comme si elle

n’attendaitpasderéelleréponse.—Oh,trèsbien,jevousremercie.Unlongsilences’installa.—C’estunjolivillage,ajoutai-je.—Oui.JenepouvaispasresteràStortfold…Elleversadel’eaubouillantedanslathéière.Jenepusm’empêcherdepenseràDella,entrainde

semouvoiraveclourdeurdansl’anciennecuisinedeMmeTraynor.—Vousconnaissezbeaucoupdemondedanslarégion?demandai-je.—Non, répondit-ellecommesic’était justement la raisonqui l’avait incitéeàs’installerdans le

coin.Pourriez-vousallerprendrelepotdelait?Ilnetenaitpassurmonplateau.Il s’ensuivit une douloureuse demi-heure de conversation laborieuse.MmeTraynor, d’ordinaire

pénétréedesaptitudessocialesinhérentesàlahautebourgeoisie,paraissaitavoirperdutoutecapacitédecommuniquer.Elleétaitcommeperdueauloinlorsquejeluiparlais:elleposaitunequestion,puisla posait de nouveau dix minutes plus tard, comme si la réponse ne lui était pas parvenue. Jecommençaisàmedemandersiellen’étaitpassousantidépresseurs.Lilyl’observaitfurtivement.Sespensées se lisaient sur sonvisage.Moi, assise entre elles, l’estomacnoué, j’attendaisuneoccasiond’aborderleréelmotifdenotrevenue.Jebavardaidanslevidependantunlongmoment.Jeparlaidemonhorribletravail,demonséjour

enFrance,dufaitquemesparentsallaienttrèsbien,mercibeaucoup;n’importequoipourvuquejemette fin à ce silence pesant qui planait au-dessus de nos têtes dès que je fermais la bouche. Ladouleur deMme Traynor imprégnait toute la maison comme un épais brouillard. Si M. Traynorsemblaitépuiséparsapeine,MmeTraynor,elle,s’étaitfaitdévorer toutentièrepar lasienne.Ilne

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restaitpresqueplusriendelafemmefièreauxmanièresbrusquesquej’avaisconnue.—Etalors,qu’est-cequivousamèneici?demanda-t-elleenfin.—Euh…Jerendsvisiteàdesamis,répondis-je.—D’oùvousconnaissez-vous,touteslesdeux?—Je…j’aiconnulepèredeLily.—Charmant,ditMmeTraynor.Nouséchangeâmesdessouriresgênés.JemetournaiversLily,m’attendantàcequ’elleréagisse.

Mais elle s’était figée, comme si elle non plus ne savait comment se comporter face à la douleurévidentedecettefemme.Nousbûmesunedeuxièmetassedethéennousextasiant,peut-êtrepourlatroisièmefois,devantla

beautédujardin.Jefisdemonmieuxpourignorerl’impressiongrandissantequenotrecompagnieexigeaitdenotrehôteuneffortbeaucouptropimportantpourelle.MmeTraynornevoulaitpasdenousici.Elleétaitbientroppoliepournousledire,maisilétaitévidentqu’ellen’aspiraitqu’àêtreseule.Celaseressentaitdanslemoindredesesgestes:sessouriresforcés,l’énergiequ’elledevaitdéployerpourprendrepartà laconversation.Jesoupçonnaisquedèsquenousaurionspriscongé,ellemonteraitdanssachambred’unpastraînantpoursecoucher.C’estalorsquejelaremarquai:l’absencetotaledephotographies.TandisqueGrantaHouseavait

été remplie de photos encadrées de ses enfants, de sa famille, de poneys, de vacances au ski et degrands-parentséloignés,lesmursdesamaisonétaiententièrementnus.J’avaisbienaperçuunepetitesculptureéquestreainsiqu’untableaureprésentantdesjacinthes,maispaslamoindrephotographie.Jem’agitaisurmonsiège,medemandantsi jenelesavaispastoutsimplementratées,rassembléessurunguéridonouunappuidefenêtre.Maisnon.Lamaisonétait froideetanonyme.Jesongeaiàmon appartement, à mon incapacité à le personnaliser ou à le transformer en un véritable foyer.Soudain,jemesentisépuiséeetdésespérémenttriste.Qu’est-cequetunousasfait,Will?—Ilest tempsd’yaller,Louisa,déclaraLilyenmontrantdudoigtunehorloge.Tuasditque tu

voulaiséviterlesbouchons.—Mais…— Tu as dit qu’on ne devait pas rester trop longtemps, m’interrompit-elle d’une voix forte et

claire.Je lui jetai un regard noir, prête à protester, quand soudain le téléphone sonna. Mme Traynor

tressaillit, comme si ce sonne lui était pas familier.Ellenous regarda toutes lesdeux tour à tour,comme si elle se demandait si elle devait décrocher. Puis, se rendant peut-être compte qu’elle nepouvait ignorer cet appel devant nous, elle s’excusa et passa dans la pièce voisine, où nousl’entendîmesrépondre.—Àquoitujoues?demandai-je.—Jenelesenspas,chuchotaLilyd’unairmalheureux.—Maisonnepeutpasrepartirsansluidire.—Jenepeuxpasfaireçaaujourd’hui.C’esttrop…—Jesaisqueçatefaitpeur.Maisregarde-la,Lily.Jepensevraimentqueçal’aideraitsituluien

parlais.Pastoi?Lilyouvritdegrandsyeux.—Siellemeparlaitdequoi?Jetournailatête.MmeTraynorsetenaitimmobilesurlepasdelaporte.—Qu’est-cequevousavezàmedire?répéta-t-elle.

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Lilymeregarda,puissetournaverselle.Jelavoyaisbougerauralenti.Elledéglutitpéniblement,puislevalementon.—Jesuisvotrepetite-fille.Unbrefsilence.—Ma…quoi?—JesuislafilledeWill.Ses mots résonnèrent dans la pièce exiguë. Mme Traynor croisa mon regard, comme pour

s’assurerqu’ilnes’agissaitpasd’unecruelleplaisanterie.—Mais…c’estimpossible.Lilyrecula.—MadameTraynor,jesaisquecedoitêtreunchoc…,commençai-je.Ellenem’entenditpas.ElledévisageaitLilyd’unairféroce.—Commentmonfilspourrait-ilavoireuunefilledontj’ignorel’existence?—Parcequemamèren’enaparléàpersonne,murmuraLily.—Pendant toutce temps?Commentavez-vouspuresterunsecretpendant toutce temps?Vous

étiezaucourant?demandaMmeTraynorensetournantversmoi.—C’estpourcetteraisonquejevousaiécrit,expliquai-je.Lilyestvenuemetrouver.Ellevoulait

rencontrersafamille.MadameTraynor,nousn’avionspas l’intentiond’aggravervotrepeine.MaisLilyvoulaitconnaîtresesgrands-parents,etçanes’estpastrèsbienpasséavecM.Traynor,alors…—MaisWillm’enauraitparlé,marmonna-t-elleensecouantlatête.Jelesais.C’étaitmonfils.—JeferaiuntestADNsivousnemecroyezpas,déclaraLily,lesbrascroisés.Maissachezqueje

neveuxrienobtenirdevous.Jen’aipasl’intentiondevenirm’installerchezvous,niriendetel.Etj’aidéjàdel’argent,aucasoùvousmesoupçonneriezd’escroquerie.—Jenesaispascequeje…,balbutiaMmeTraynor.— Inutile de prendre cet air horrifié. Je ne suis pas unemaladie contagieuse que vous risquez

d’attraper.Jesuisseulementvotrepetite-fille,bonsang!Lentement,MmeTraynor se laissa tomberdansun fauteuil.Auboutd’unmoment, elleposa sur

sonfrontunemaintremblante.—Vousallezbien,madameTraynor?—Jenecroispasqueje…Ellefermalesyeux.Ellesemblaits’êtreretranchéequelquepartauplusprofondd’elle-même.—Lily,jepensequ’ilvautmieuxs’enaller.MadameTraynor,j’écrismonnumérosurunpapier.

Nousreviendronsquandvousaurezdigérélanouvelle.—Tureviendrastouteseule,alors.Jeneremetspaslespiedsici.Ellemeprendpourunementeuse.

Putain,quellefamille!Lily nous jeta un dernier regard effaré puis sortit en trombe, renversant au passage une table

d’appoint en noyer. Je m’accroupis pour la redresser et remis soigneusement en place les petitesboîtesargentéesquiétaientdisposéesdessus.LastupéfactionselisaittoujourssurlevisagedeMmeTraynor.—Jesuisdésolée,luidis-je.J’aivraimentessayédevousparleravantdevenir.Laported’entréeclaqua.MmeTraynorprituneprofondeinspiration.— Je ne lis les lettres que si je sais d’où elles viennent. J’ai reçu des courriers. Des lettres

d’insultes.Quimedisaientqueje…Jenerépondsplusàgrand-chosemaintenant…Lesnouvellesnesontjamaisbonnes.

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Ellesemblaitperplexe,vieilleetfragile.—Jesuisdésolée.Jesuisvraimentdésolée.Surcesmots,jeramassaimonsacàmainetprislafuite.—Nedisrien,m’ordonnaLilydèsquej’ouvrislaportière.OK?— Pourquoi tu as fait ça ? demandai-je en m’installant derrière le volant, mes clés à la main.

Pourquoituastoutgâché?—J’aisucequ’ellepensaitdemoiàl’instantoùellem’aregardée.— C’est une mère qui porte encore le deuil de son fils. On lui a infligé un immense choc

psychique,etaussitôtaprèstut’enespriseàelle.Tun’auraispasputetaireet laisserlesémotionsdécanter?Pourquoiilfauttoujoursqueturepousseslesgens?—Tunesaisriendemoi.—J’ail’impressionquetut’évertuesàsaboterlesrelationsavectoutepersonnequichercheàse

rapprocherdetoi.—Ohmerde,c’estencoreàcausedececollantàlacon?Tunesaisrienderien!Tupassestavie

touteseuledansunappartementpourri,sansjamaisrecevoirpersonne.Tesparentsteprennentpouruneratée,ettun’asmêmepaslecouragededémissionnerduboulotlepluspathétiquequisoit.—Tun’aspasidéeàquelpointc’estdifficiledetrouveruntravailencemoment,alorsnemedis

pas…—Tuesuneratée!Pireencore,tuesuneratéequisepermetdedonnerdesconseilsauxautres.Et

dequeldroit?Tuesrestéeassiseauchevetdemonpèrepourleregardermourir,ettun’asrienfait.Rien!Alorsjenecroispasquetusoisendroitdemejuger!Latensionquis’installadanslavoitureétaitpalpableetcoupantecommeduverre.Lesyeuxrivés

surlevolant,j’attendisd’êtresûred’avoirretrouvéunerespirationnormale.Puis jedémarrai, et lesdeuxcentskilomètresduchemindu retourdéfilèrentdansun silencede

mort.

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Chapitre15

JevisàpeineLilyaucoursdesjoursquisuivirent,etn’eusaucunmalàmefaireàsonabsence.Lorsquejerentraisdutravail,unepistedemiettesetdetassesvidesm’indiquaitsielleétaitdanslesparages.Detempsentemps, jetrouvaisl’atmosphèredel’appartementétrangementaltérée,commes’il s’y passait des événements qui m’échappaient. Mais comme rien ne semblait avoir changé,j’attribuai cette impression au fait que je partageais l’espace avec une personne avec qui je nem’entendaispasbien.Pourlapremièrefois,jeregrettaisletempsoùjevivaisseule.J’appelaimasœur,quieut l’élégancedenepasmedire :« Je t’avaisprévenue.»Enfinsi,mais

justeunefois.—C’estcequ’ilyadepirequandonestparent,déclara-t-elle,commesij’enétaisun,moiaussi.

Tu es supposée devenir quelqu’un de serein, omniscient et courtois, capable de gérer n’importequellesituation.Maisparfois,quandThomfaitdessiennesouquejesuisfatiguée,j’aijusteenviedeclaquerlaporte,oudeluitirerlalangueenletraitantdepetitcon.C’étaitàpeuprèscequejeressentais.Montravailétaitdevenusipéniblequejedevaism’obligeràchanteràtue-têtedesgénériquesde

sériesdansmavoitureafindetrouverlamotivationderoulerjusqu’àl’aéroport.EtpuisilyavaitSam.Àquijenepensaispas.Je ne pensais pas à lui lematin, quand j’apercevaismon corps nu dans lemiroir de la salle de

bains. Je neme souvenais pas de la façon dont ses doigts avaient glissé sur ma peau, me faisantentrevoirmescicatricescommelessouvenirsd’unehistoirepartagée;nique,l’espaced’unebrèvesoirée,jem’étaissentiedenouveauvivanteettéméraire.Jenepensaispasàluiquandjevoyaisdescouples,latêtepenchéel’unecontrel’autre,examinerleurscartesd’embarquementavantdeprendrel’avion,prêtsàpartirpourderomantiquesaventuresàl’autreboutdumonde.Jenepensaispasàluisurlaroutepourallerautravail,nisurlecheminduretour,dèsqu’uneambulancemedépassait…cequisemblaitarriverdeplusenplussouvent.Etsurtout,jenepensaispasàluilesoir,seulechezmoisurmon canapé, en regardant à la télé un filmdont j’aurais été incapable de raconter le scénario.J’étaislelutinpornoinflammableleplusseulaumonde.Nathancherchaàmejoindreetmelaissaunmessagepourmedemanderde lerappeler.Comme

j’ignoraissijesupporteraisd’entendreledernierépisodedesatrépidantenouvellevienew-yorkaise,jemis«penseràlerappeler»dansmalistementaledechosesàfairequejeneferaisjamais.Tanyam’envoyaunSMSpourm’annoncerquelesHoughton-Millerétaientrentréstroisjoursplustôtqueprévuenraisond’uneurgenceautravaildeFrancis.PuisRichardmetéléphonapourm’informerquejeferaislesheuresdusoirdelundiàvendredi.«Ets’ilvousplaît,Louisa,nesoyezpasenretard.J’aimeraisvousrappelerencoreunefoisqu’il

s’agitdevotredernieravertissement.»Jefisalorslaseulechoseàlaquellejepuspenser:jerentraiàStortfold,lamusiqueàfonddansla

voiturepouréviterdebroyerdunoir.J’étaisheureusequemesparentssoientlà.Jeressentaispourlamaison une attraction presque ombilicale, attirée par la promesse réconfortante d’un traditionneldéjeunerdudimanche,assiseàlatablefamiliale.

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—Ledéjeuner?ditpapa,lesbrascroisés, lamâchoireserréed’indignation.Oh,non.Onnefaitplusderepasdudimanche.C’estunsigned’oppressionpatriarcale.Danssoncoin,grand-pèrehochalatêted’unairmélancolique.—Ducoup,repritpapa,onmangedessandwichs.Oudelasoupe.Apparemment,lasoupeesttrès

profitableauféminisme.Treena,quiétudiaitàlatabledusalon,levalesyeuxauciel:—Mamansuitjusteuncoursdepoésieféminineledimanchematinaucentredeformationpour

adultes.Ellenes’estpaschangéeensuffragette.—Tuvois,Lou?Maintenant, jesuiscensé toutsavoirduféminisme,etcetAndrewDorkinm’a

volémonrepasdudimanche.—Tudramatises,papa.—Comment ça, je dramatise ?Le dimanche, c’est fait pour passer du temps ensemble.Ondoit

fairedesrepasdefamilleledimanche.—Mamanaconsacrétoutesavieàlafamille.Tunepeuxpaslalaisserprendreunpeudetemps

pourelle?—C’est ta faute, déclara papa en pointant sur Treena son journal roulé. Tamère etmoi étions

parfaitementheureuxavantquetulamontescontremoi.Grand-pèrehochafrénétiquementlatête.— Depuis, tout va de travers, poursuivit papa. Je ne peux plus regarder la télé sans qu’elle

marmonne«sexiste»devantlespubspourdesyaourts.Ceciestsexiste.Celaestsexiste.Quandj’airapportéàlamaisonl’exemplaireduSund’AdePalmerpourlirelespagessportives,ellel’ajetéaufeuàcaused’unephotodefemmenue.D’unjoursurl’autre,jenesaisjamaisquellesvontêtresesréactions.—Uncoursdedeuxheures,rétorquaTreenasansmêmeleverlenezdeseslivres.Ledimanche.—Jen’essaiepasdefairedel’humour,papa,intervins-je,maistuvoiscesdeuxtrucsauboutdetes

bras?—Quoi?s’écriapapaenregardantsesavant-bras.Quoi?—Tesmains,répondis-je.Cesontdesvraies,n’est-cepas?Ilfronçalessourcils.—Alors j’imagineque tupourraispréparer ledéjeuner,conclus-je.Faireunesurpriseàmaman

pourquandellerentreradesoncours.—Moi ?Préparer le repas dudimanche ? s’exclamapapa enouvrant degrandsyeuxhorrifiés.

Moi?Onestmariésdepuistrenteans,Louisa.C’estmoiquigagnel’argent,c’esttamèrequifaitlesrepas.C’estcequiétaitconvenu!C’estpourçaquej’aisigné!Oùvalemonde,sijemeretrouveencuisineàpelerdespatatesundimanchematin?Tutrouvesçajuste,toi?—C’estcequ’onappellelaviemoderne,papa.—Laviemoderne.Tuparles ! s’offusqua-t-il. Jeparieque ce foutuM.Traynor a son repasdu

dimanche.Cen’estpascettefillequisemettraitentêtededevenirféministe!—Ah.Alorsiltefautunchâteau,papa.Leféminismenepeutriencontreleschâtelains.Treenaetmoiéclatâmesderire.—Voussavezquoi?Cen’estpaspourrienquevousn’avezpasdepetitami,touteslesdeux.—Oooh.Cartonrouge!m’écriai-jeenlevantlamaindroite,aussitôtimitéeparTreena.Papalançasonjournalenl’airetsortitd’unpaslourddanslejardin.—Jem’apprêtaisàproposerqu’onprépareledéjeuner,mais…maintenant?medemandaTreena,

ungrandsourireauxlèvres.

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—Jenesaispas.Jenevoudraispascontribueràperpétuerl’oppressionpatriarcale.Onvaaupub?—Bonneidée.J’envoieunmessageàmaman.Mamère,àl’âgedecinquante-sixans,semblaitavoircommencéàsortirdesacoquille.D’abord

timidement,commeunbernard-l’ermite,puisavecunpeuplusd’assurance.Pendantdesannées,ellen’avaitpasétécapabledesortirseuleets’étaitsatisfaitedupetitdomainequeconstituaitnotremaisondetroischambresetdemie.Cependant,sesquelquessemainespasséesàLondresaprèsmonaccidentl’avaientobligéeàbrisersaroutineetavaientsuscitéenelleunecuriositétroplongtempsrefoulée.Elle s’était mise à feuilleter les textes que Treena avait empruntés au sein du cercle féministe del’université,etcesdeuxévénementss’étaientcombinéspourl’éveillerenfinaumondequil’entourait.ElleavaitdévoréLeDeuxièmeSexeetLaPeurdevoler,puiss’étaitplongéedansLaFemmeeunuque.Finalement,aprèsavoirluLaPlacedesfemmes,elleavaitétésichoquéed’yvoirdesparallèlesavecsonpropremodedeviequ’elleavaitrefusédefairelacuisinependanttroisjours,jusqu’àcequ’elledécouvrequegrand-pères’étaitconstituéuneréservedebeignetsrassis.—Jen’arrêtepasdepenseràcequetonWilldisait,déclara-t-elle.Installées autour d’une table dans le jardin dupub, nous étions occupées à surveillerThom,qui

jouaitàsebousculeravecd’autresenfantsdanslechâteaugonflableàmoitiédégonflé.—Onn’aqu’uneseulevie,poursuivit-elle.Cen’estpascequ’ilterépétait?Elleportaitsonhabituelchemisierbleuàmanchescourtes,maiselles’étaitattachélescheveuxen

arrièred’unemanièrequejeneluiconnaissaispasetquilafaisaitparaîtrebeaucoupplusjeune.—C’estpourçaquej’aienviedefaireleplusdechosespossible,conclut-elle.Mecultiverunpeu.

Enleverdetempsentempsmesgantsencaoutchouc.—Papan’estpascontent,fis-jeremarquer.—Cen’est qu’un sandwich, soupirama sœur.Et puis, ce n’est pas comme s’il venait de passer

quarantejourssansmangerdansledésertdeGobi.—Etcen’estqu’uncoursdedixsemaines.Tonpèresurvivra,affirmamamand’untonfermeavant

dereculercontreledossierdesachaiseafindemieuxnousregarder.Ehbien,c’estagréable!Jenecroispasqu’onsoitsortiesensembletouteslestroisdepuis…ehbien,depuisquevousétiezadosetquevousvouliezfairedushoppinglesamediaprès-midi.—EtTreenan’arrêtaitpasdeseplaindrequ’elles’ennuyaitdanslesboutiques.—Ouais,maisçac’estparcequeLouaimaitlesfriperiesquipuaientlasueur.— C’est bien de te revoir porter tes vêtements préférés, me dit maman avec un signe de tête

appréciateur.J’avaismisuntee-shirtjaunevif,dansl’espoird’avoirl’airplusheureusequejel’étaisréellement.EllesmedemandèrentcequedevenaitLily,etjeleurrépondisqu’elleétaitrepartiechezsamère.

J’ajoutaiqu’elleavaitététrèspénibleetlesviséchangerdesregardsentendus.JeneleurparlaipasdeMmeTraynor.— Toute cette histoire avec Lily n’est pas normale, déclara maman. Quel genre de mère te

confieraitsafillecommeça?—Net’enfaispas,mamanneditpasçaméchamment,ricanaTreena.—Et ton travail, Lou chérie… Je n’aime pas du tout l’idée qu’on t’oblige à porter un costume

pareilpourservirdesboissons.C’estsexiste.Situaspourvocationd’êtrebarmaid,tupeuxfaireçaà… Je ne sais pas, à Disneyland Paris. Aumoins, déguisée enMinnie ou enWinnie l’Ourson, tun’auraispasàmontrertesjambes.— Tu vas sur tes trente ans, ajouta ma sœur. Alors,Minnie,Winnie ou Nell Gwynnie ? Tu as

encorelechoix.

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—J’airéfléchi,répondis-jelorsquelaserveusenouseutapporténosfritesetnotrepoulet.Ettuasraison.Àpartirdemaintenant,jevaisallerdel’avant.Meconcentrersurmacarrière.—Tupeuxrépéterça?MasœurpritquelquesfritesdanssonassiettepourlesmettredanscelledeThom.Lejardindupub

devenaitdeplusenplusbruyant.—Meconcentrersurmacarrière!criai-je.—Non.Justeavant,quandtuasadmisquej’avaisraison.Jecroisqueladernièrefoisquetume

l’avaisdit,c’étaiten1997.Thom,chéri,nereparspasdanscechâteaugonflable.Tuvasêtremalade.Nousrestâmesassisesàtableunebonnepartiedel’après-midi, ignorantlesSMSdeplusenplus

furieuxdepapa,quiexigeaitdesavoiroùnousétions.Jemerendiscomptequejen’avaisjamaiseude longue discussion d’adulte avec ma mère et ma sœur, comme des gens normaux. Nous nousdécouvrîmesunintérêtinsoupçonnépourlavieetlesopinionsdesautres,commesinousvenionsdecomprendre que nous ne nous réduisions pas à nos rôles stéréotypés de l’intello, la chaotique etl’épousecorvéableàmerci.C’étaitunesensationétrange.Pourlapremièrefois,jevoyaislesmembresdemafamillecomme

desêtreshumainsàpartentière.— Maman, tu regrettes parfois de ne pas avoir eu de carrière professionnelle ? demandai-je

lorsque Thom eut fini son poulet et fut parti jouer, environ cinq minutes avant qu’il rende sondéjeunerdanslechâteaugonflable.— Non. J’ai adoré être mère. Vraiment. Mais c’est bizarre… Tout ce qui s’est passé ces deux

dernièresannées…Çafaitréfléchir.J’attendis.—J’ai ludes livres sur ces femmes…Cesâmescourageusesquiont fait évoluer lesmentalités

partout dans lemonde. Et je regardemon existence, et jeme demande si… eh bien, si quelqu’unverraitladifférencesijen’étaispluslà.Elle avait parlé d’un ton neutre, si bien que je ne pus savoir à quel point ces interrogations

l’affectaient.—Biensûrqu’onverraitladifférence,maman.—Maiscen’estpascommesij’avaislaissémonempreintedansl’histoire,tucomprends?Jene

saispas.Jemesuistoujourscontentéedecequej’avais.Maisc’estcommesij’avaispassétrenteansdemavieàfaireunechoseetqu’àprésenttoutlemonde,dansleslivres,àlatélé,danslesjournaux,medisaitqueçanevalaitrien.Masœuretmoiéchangeâmesunregardlourddesens.—Cen’étaitpasrienpournous,maman.—Vousêtesgentilles.—Non, je le pense.On…on s’est toujours senties en sécurité avec toi, répondis-je en pensant

soudainàTanyaHoughton-Miller.Etaimées.Çamerassuraitdesavoirquetuseraislà,chaquejour,quandjerentraisdel’école.Mamanposasamainsurlamienne.—Nevousenfaitespas,jevaisbien.Jesuisfièredevousdeux.Devousvoirtracervotrechemin

danslemonde.Vraiment.Maisj’aibesoind’évoluer.MmeDeans,labibliothécaire,acommandédestas de livres qui, selon elle, pourraient m’intéresser. Je vais bientôt me plonger dans la nouvellevagueaméricainedeféministes.Passionnantes,toutesleursthéories.Mêmesij’espèrequ’ellesvontcesserdesedéchirerentreelles,ajouta-t-elleenpliantavecsoinsaservietteenpapier.J’aiparfoiscommeuneenvied’enprendreunepourtapersurl’autre.

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—Et…etc’estvraiquetuneterasespluslesjambes?J’étaisalléetroploin.Levisagedemamèreseferma,etellemejetaunregardsuspicieux.—Parfois,répondit-elle,onmettrèslongtempsàremarquerunvéritablesigned’oppression.J’ai

ditàvotrepère,etjevouslerépète,quelejouroùiliraàl’institutpoursefairecouvrirlesjambesdebandes de cire chaude avant de se les faire arracher par un gamin de vingt et un ans au visagerougeaud,cejour-là,jemeremettraiàl’épilation.LesoleildescendaitsurStortfoldcommeundisquedebeurrefondu.J’étaisrestéebeaucoupplus

tard que prévu, avais dit au revoir à ma famille et repris ma voiture pour rentrer. Je me sentaisancrée, reliée à la terre ferme. Après les turbulences émotionnelles de la semaine passée, il étaitagréabledesesentirentouréed’unpeudenormalité.Etmasœur,quinemontraitjamaislemoindresigne de faiblesse, avait avoué qu’elle craignait de rester toute sa vie célibataire malgré lesprotestationsdemaman,quiluiavaitassuréàplusieursreprisesqu’elleétait«unetrèsjoliefille».—Maisjesuismèrecélibataire,avait-ellefaitremarquer.Etpireencore,jenedraguepas.Jeserais

incapablededraguerunmec,mêmesiLouisasetenaitderrièreluiavecdespancartes.Endeuxans,les rares hommes que j’ai pu rencontrer et qui n’ont pas pris la fuite en apprenant l’existence deThom,nevoulaientqu’uneseulechosedemoi.—Oh,pas…,commençamamère.—Desconseilscomptablesgratuits.J’avais éprouvé pour elle une soudaine sympathie. Elle avait raison : j’avais reçu, contre toute

attente, tous les avantages – un appartement, un avenir dégagéde toute responsabilité – et la seulepersonnequim’empêchaitd’enprofiter,c’étaitmoi-même.Jetrouvaismêmeimpressionnantquenossortsrespectifsnel’aientpasrenduecomplètementaigrie.Avantdepartir,jelaserraidansmesbras.Elleavaitd’abordétéunpeuchoquée,puismomentanémentsuspicieuse,etenfinm’avaitrendumonétreinte.—Vienspasserquelquesjourschezmoi,luidis-je.Vraiment,çameferaitplaisir.Jet’emmènerai

danserdanscenight-cluboùjesuisallée.MamanpeutgarderThom.Masœuréclataderireetclaquamaportière,melaissantdémarrer.—Ouais,biensûr!Toi,danser?Çasesaurait!Elleriaittoujourslorsquejem’éloignai.Sixjoursplustard,jerentraichezmoiaprèsavoirtravaillétarddansmonproprenight-club.En

montantl’escalierdemonimmeuble,aulieudusilencehabituel,j’entendisdesrireslointainsetdelamusique.J’hésitaiuninstantdevantlaportedemonappartement,pensantquemonétatd’épuisementdevaitm’induireenerreur,puisl’ouvris.L’odeurducannabismefrappaenpremier, sipuissantequepar réflexe je retinsmonsouffle. Je

marchai à pas lents vers le salon et restai pétrifiée, n’en croyant pas mes yeux. Dans la piècefaiblementéclairée,Lily,étenduesurlecanapé,sacourtejuperemontéejusquesoussesfesses,étaitentraindeporteràseslèvresunjointmalroulé.Deuxjeuneshommesétaientassisparterrecontrelecanapé,commedesîlotsaumilieud’unemerdebouteillesvides,depaquetsdechipsetdecartonsdeplats à emporter.Deux fillesde l’âgedeLily étaient également assisespar terre ; lapremière, sescheveux rassemblés en une queue-de-cheval serrée,me regardait en haussant les sourcils, commepourmedemandercequejefaisaislà.Lamusiquefaisaitvibrerlapièce.Lenombredecanettesdebièrevidesetdecendrierspleinstémoignaitd’unelonguesoirée.—Oh!s’exclamaLilyd’untonexagérémentjoyeux.S-s-salut!—Qu’est-cequevousfaiteslà?

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—Ouais.Bon, tuvois,onétaitdesortie,etonaunpeu raté ledernierbus,alors jemesuisditqu’onpourraitdormirici.Çanet’ennuiepas,hein?J’étaissiabasourdiequejemisquelquessecondesàtrouvermesmots.—Si,dis-jeenfind’untonsec.Çam’ennuie.—Ohoh…Etellesemitàglousser.Je laissai tombermon sac àmes pieds et parcourus des yeux la déchargemunicipale qui avait

autrefoisétémonsalon.—Lafêteestterminée.Vousavezcinqminutespourrangervotrebordeletpartir.—Oh,jelesavais!Tunevaspasencorefairetacoincée?Ah,j’enétaissûre!s’écriaLilyense

jetantsurlecanapécommeuneactricedemélodrame.Sonélocutionétait laborieuse, sesgestes ralentispar…quoi?Lesdrogues? J’attendis.Unbref

instant,lesdeuxjeuneshommesmeregardèrentsansbouger,sedemandantvisiblements’ilsallaientseleverousimplementresterassislà.L’unedesfillesémitunlongbruitdesuccionentresesdents.—Quatreminutes,dis-jelentement.Jecompte.Peut-êtrema juste colèrem’avait-elle conféré un peu d’autorité. Peut-être étaient-ils simplement

moinscourageuxqu’iln’yparaissait.Unparun,ilsselevèrenttantbienquemalets’enallèrentd’unpas traînant.Enpartant, lederniergarçon leva lamaind’ungesteostentatoireet laissa tomberunecanettesurlesoldel’entrée.Labièreaspergealemuretserépanditsurletapis.Jefermailaportederrièreeuxd’ungrandcoupde talonet ramassai l’objet.Lorsque jerevinsversLily, je tremblaislittéralementderage.—Onpeutsavoiràquoitujoues,aujuste?—Oh,çava…J’aijusteramenéquelquesamis,OK?—Tun’espascheztoi,Lily.Tun’aspasàramenerdesgensici!Soudain, je me souvins de ce bizarre sentiment d’étrangeté que j’avais ressenti lorsque j’étais

rentrée,unesemaineauparavant.—Oh,monDieu.Cen’estpaslapremièrefois,n’est-cepas?Lasemainedernière.Tuasinvitédu

mondechezmoi,maisilssontpartisavantquejerentre.Lilysereleva,lepiedmalassuré.Elletirasursajupeetsepassaunemaindanslescheveuxafin

d’endéfairelesnœuds.Soneye-lineravaitcouléetelleavaitunbleu,oupeut-êtreunsuçon,danslecou.—C’estbon…,grommela-t-elle.Pasdequoienfairetouteunehistoire.C’estjustedesgens,OK?—Dansmonappartement.—Oui, enfin on ne peut pas vraiment appeler ça un appart. Il n’y a pas demeubles ni rien de

personnel.Tun’asmêmepasdephotossurlesmurs.Ondirait…ungarage.Ungaragesansvoiture.Etencore,j’aidéjàvudesstations-servicepluscosy.—L’absencededécodemonappartementneteregardeenrien.Ellelaissaéchapperunpetitrotetagitalamaindevantsabouche.—Beurk!Haleinedekebab.Ellepartitdanslacuisine,oùelleouvrittroisplacardsavantdetrouverunverre.Elleleremplitau

robinetetlevidad’untrait.—Tun’asmêmepasunevraietélé,poursuivit-elle.J’ignoraisqueçaexistaitencore,lesécransde

dix-huitpouces.Arméed’unsac-poubelle,jecommençaiàramasserlescanettes.

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—Etalors,c’étaitqui?demandai-je.—Jenesaispas.Desgens.—Tunesaispas?—Desamis,soupira-t-elled’unairirrité.Desgensquej’airencontrésenboîte.—Tulesasrencontrésenboîte?—Oui.Enboîte.Blablablabla.Tu faisexprèsd’être sourde,ouquoi?Oui.Desamisque j’ai

rencontrésenboîte.C’estcequefontlesgensnormaux,tusais?Ilsontdesamisavecquisortir.Ellejetaleverredansl’évier–jel’entendissebriser–etsortitdelacuisined’unpasraide.Jelaregardai,lecœursoudainserréd’appréhension.Jecourusdansmachambreetouvrisletiroir

duhautdemacommode.Jefouillaiparmileschaussettes,àlarecherchedelapetiteboîteàbijouxquicontenaitlachaînettedemagrand-mèreetsonalliance.Jem’arrêtaietprisuneprofondeinspiration,tentantdemeconvaincrequejenelestrouvaispasàcausedelapanique.Ilsétaientlà.Biensûrqu’ilsétaientlà.Jecommençaiàsortirunparunlesvêtementsdutiroir,lesexaminantavecsoinavantdelesjetersurlelit.—Est-cequ’ilssontentrésici?criai-je.Lilyapparutsurlepasdelaporte.—Quoi?—Tesamis.Est-cequ’ilssontentrésdansmachambre?Oùsontmesbijoux?—Tesbijoux?répétaLily,quisemblaitcommenceràseréveiller.—Oh,non.Oh,non!J’ouvristousmestiroirsetentreprisd’endéverserlecontenusurlamoquette.—Oùest-cequ’ilssont?Etoùestmaréserved’argentencasd’urgence?Ilsétaientoù,bonsang?

demandai-jeàLily.Etcommentilss’appellent?Lilyrestasilencieuse.—Lily!—Je…Jenesaispas.—Commentça,tunesaispas?Tum’asditquec’étaienttesamis!—Seulement…desamisdesoirée.Mitch.Et…Liseet…jenemesouviensplus.Jecourusdanslecouloiretdescendislesmarchesquatreàquatrejusqu’aurez-de-chaussée.Mais

lorsquej’arrivaienbas,lehalldel’immeubleainsiquelarueétaientdéserts.Jerestaideboutdevantlaporte,haletante.Puisjefermailesyeux,refoulantmeslarmes,etposailes

mainssurmesgenoux.Peuàpeu, jeme rendaiscomptedeceque j’avaisperdu : l’alliancedemagrand-mère, la fine chaînette en or avec le petit pendentif qu’elle portait quand elle était petite. Jesavaisdéjàquejenelesreverraisjamais.Ilyavaitdéjàsipeud’objetsquisetransmettaientdansmafamille,etmêmecesreliquesavaientfinipardisparaître.Àpaslents,jeremontailesquatreétages.Lorsquej’ouvrislaporte,Lilysetenaitdansl’entrée.—Jesuisvraimentdésolée,dit-elled’unepetitevoix.Jenesavaispasqu’ilsallaient tevoler tes

affaires.—Va-t’en,Lily,dis-je.—Ilsavaientl’airvraimentgentils.Je…j’auraisdûmeméfier…—J’aitravaillétreizeheuresaujourd’hui.Jedoisfairel’inventairedecequej’aiperdu,etensuite

allermecoucher.Tamèreestrentréedevacances.Retournecheztoi,s’ilteplaît.—Maisje…—Non.Çasuffit.

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Jemeredressailentementetprisletempsdereprendremonsouffle.—Tusaislavraiedifférencequ’ilyaentretoiettonpère?repris-je.Mêmequandilétaitauplus

bas,jamaisiln’auraittraitéquelqu’uncommeça.Onauraitditquejevenaisdelagifler.Jem’enfichais.—Jenepeuxpluscontinuerainsi,Lily.Tiens,ajoutai-jeenluitendantunbilletdevingtlivresque

jevenaisdeprendredansmonsac.Pourletaxi.Elle regarda l’argent, puis releva lesyeuxversmoi.Elle sepassaunemaindans les cheveuxet

repartitd’unpaslourdverslesalon.J’enlevaimavesteetregardaifixementmonrefletdanslepetitmiroirau-dessusdemacommode.

J’étaisblafarde,visiblementépuisée,défaite.—Etlaissetesclés,ajoutai-je.S’ensuivit un bref silence. Je l’entendis poser son trousseau sur le comptoir de la cuisine, puis

ouvriretfermerlaporte.Elleétaitpartie.

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Chapitre16

J’aitoutgâché,Will.Jerepliaimesgenouxcontremapoitrine.Jevoulusimaginercequ’ilm’auraitdits’ilm’avaitvue

ainsi,maisjeneparvenaisplusàentendresavoixdansmatête.Cetteconstatationmerenditencoreplustriste.Qu’est-cequejefais,maintenant?Je ne pouvais plus rester dans l’appartement que jem’étais payé grâce à l’argent deWill. Je le

sentaiscommeimprégnédemeséchecs,un lotdeconsolationque jen’auraispasvraimentmérité.Commentsesentirchezsoidansunendroitquinousestparvenupourdemauvaisesraisons?J’allaislevendreetinvestirl’argentailleurs.Maisoùaller?Je songeai à mon travail, aux crampes d’estomac que me provoquaient à présent les airs de

cornemuse,mêmeàlatélévision;àRichard,quipassaitsontempsàmerabaisser.JepensaiàLily.J’avaisnotélepoidstoutparticulierdusilencequirégnaitdansunepiècequandje

savais sans aucun doute possible qu’il n’y avait à la maison personne d’autre que moi. Je medemandaioùelleétait,puisrepoussaicettepensée.Lapluieralentitpuiss’arrêta,commepours’excuser,commesileclimatadmettaitqu’ilnesavait

pasvraimentcequiluiavaitpris.Jem’habillai,passail’aspirateuretsortislespoubellesrempliesdecanettes de bière et de paquets de chips. Puis je partis à pied jusqu’au marché aux fleurs,principalementpourmedonneruneoccupation.«C’esttoujoursmieuxqu’errersansbut»,disaittoujoursMarc.Jemesentiraissûrementmieuxdansl’agitationdeColumbiaRoad,avecsesétalagesmulticolores

etsafouledeflâneurs.Jem’obligeaiàsourire,effrayaiSamirquandjepassaim’acheterunepomme(«Tuprendsdeladrogue,ouquoi?»)etm’immergeaidansunocéandefleurs.Je commandai un expresso dans un petit café et observai lemarché à travers les vitres fumées,

faisantabstractiondufaitquej’étais laseuledanslapetitesalleànepasêtreaccompagnée.Puis jeparcourus lemarché trempépar lapluiesur toutesa longueur, respirai l’odeurhumideetentêtantedeslilas,admirailessecretsreplisdesrosesetdespivoines,leurspétalestoujoursparsemésdeperlesd’eau brillantes. Je finis par m’offrir un bouquet de dahlias, et pendant tout ce temps, j’avais lesentimentdejouerunrôle:Unejeunefillecélibatairevitlerêvelondonien.Jerentraiàpied,mesdahliassouslebras,m’efforçantdenepasboiteretd’empêcherlesmots:

«Oh,dequitemoques-tu?»derésonnertropfortdansmatête.La soirée s’étira en longueur, comme toutes les soirées solitaires. Je finis de nettoyer

l’appartement,repêchaidesmégotsdanslestoilettes,regardailatélévision,nettoyaimonuniforme.Jemefiscoulerunbainmoussantpuisensortisauboutdecinqminutes,terrifiéeàl’idéederesterseuleavecmes idéesnoires.Jenepouvaispasappelermamèrenimasœur : jesavaisque,devantelles,jeseraisincapabledefairesemblantd’êtreheureuse.Enfin,jesortisdutiroirdematabledechevetlalettredeWill.Cellequ’ils’étaitarrangépourme

faireparveniràParis,àl’époqueoùj’étaispleined’espoir.Uneénièmefois,jeladépliaiavecsoin.Parfois, au coursde cettepremière année, je la lisais lanuit, essayantde le ramener à lavie.Plusrécemment,jem’étaisraisonnée:jem’étaisconvaincuequejen’avaisplusbesoindelavoir;j’avais

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peurqu’elleneperdesonpouvoirde talisman,que lesmotsperdent leursens.Maisàprésent, j’enavaisbesoin.Letextetapéàl’ordinateurm’étaitaussiprécieuxques’ilavaitétéenmesuredel’écrireàlamain;

unetracerésiduelledesonénergievivaitencoredanscesphrasesimprimées:Pendantun temps, tuneseraspasà l’aisedans tonnouvelunivers. Iln’est jamaisconfortabled’êtrepousséendehorsdesazonedeconfort…Jesensune faimen toi,Clark.Unegrandeaudace.Tu l’assimplementenfouie,commelaplupartdesgens.Contente-toidebienvivretavie.Vis-laàfond.

Je lus les recommandationsd’unhommequiavaitcruenmoi,posaima tête surmesgenouxet,

enfin,fondisenlarmes.Letéléphonesemitàsonner,tropfort,tropprèsdemonoreille.Jebondisetcherchailecombinéà

tâtons.Aupassage,jeremarquail’heuretardiveetressentisunepeur«réflexe»désormaisfamilière.—Lily?—Quoi?Lou?ditlavoixgravedeNathanàl’autreboutdufil.—Ilest2heuresdumatin,Nathan.— Ah, mince. Je me suis encore trompé dans les fuseaux horaires. Désolé. Tu veux que je te

rappelleplustard?Jemeredressaietmefrottailevisage.— Non. Non… Ça me fait plaisir de t’entendre, répondis-je en allumant ma lampe de chevet.

Commentvas-tu?—Trèsbien!JesuisderetouràNewYork.—Super.—Oui.C’était sympade revoir la famille,mais aprèsquelques semaines laGrossePommeme

manquait.Cettevilleestépique.Jem’obligeaiàsourire,aucasoùill’entendrait.—C’estgénial,Nathan.Jesuiscontentepourtoi.—Tuteplaistoujoursdanstonpub?—Çava.—Tun’aspas…envied’autrechose?—Commentdire?Tusais,quand toutvamaletque tu te répètesdes trucsdugenre :«Oh,ça

pourraitêtrepire,jepourraisêtrelapersonnechargéedenettoyerlespoubellesréservéesauxcrottesdechien»?Ehbien,encemoment,jepréféreraisêtrecettepersonne.—Alorsj’aiunepropositionpourtoi.—Beaucoupdeclientsmedisentça,Nathan.Etlaréponseesttoujours«non».—Ah,jevois.Enfait,ilyaunpostedisponibleici,danslafamillepourquijetravaille.Ettuesla

premièrepersonneàquij’aipensé.L’épouse deM.Gopnik,m’expliqua-t-il, n’était pas la typique femme deWall Street. Elle ne se

passionnaitpaspourleshoppingnilesbrunchs;c’étaituneémigréepolonaise,enproieàunelégèredépression.Elle était seule, et sa femmedeménage – uneGuatémaltèque – refusait de lui faire laconversation.M.Gopnikavaitbesoind’unepersonnedeconfiancepourtenircompagnieàsafemmeetl’aiderà

s’occuperdesenfantspendantleursvoyages.—Engros,ilchercheunesorted’assistantepolyvalentepourlamaison.Unepersonneavenanteet

intègre.Etquin’irapasraconteràn’importequilesdétailsdeleurvieprivée.—Est-cequ’ilsait…

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—JeluiaiparlédeWilldèsnotrepremièreentrevue,maisilavaitdéjàmenésonenquête.Çanel’apas rebuté.Loinde là. Ilm’aditqu’ilétait impressionnéquenousayons respecté lavolontédeWill et que nous n’ayons jamais vendu notre histoire à la presse. À ce niveau, Lou, les gensprivilégientavanttoutlafiabilitéetladiscrétion.Enfin,biensûr,ilsnet’embaucherontpasnonplussituesstupideousitufaismaltonboulot,maiscen’estpascequileurimporteleplus.Mespenséestournoyaientàtoutevitesse,commeunmanègedevenufoulorsd’unefêteforaine.Je

tinsuninstantletéléphonedevantmoi,puislecollaidenouveauàmonoreille.—Est-ceque…est-cequejerêve?—Cen’estpasuntravailfacile.Lesjournéessontlonguesetbienremplies.Maisjevaisteconfier

unsecret:jenemesuisjamaissentiaussibien.Je passai la main dans mes cheveux. Je pensai au bar, avec sa clientèle d’hommes d’affaires

essoufflésetleregardacérédeRichardbraquésurmoi.Jepensaiàmonappartement,àsesmursquisemblaientserefermersurmoitouslessoirs.—Jenesaispas,dis-jeenfin.C’est…enfin,c’esttrès…—C’est tacarteverteassurée,Lou, insistaNathanàvoixbasse.C’est legîteet lecouvert.C’est

NewYork!Écoute.M.Gopnikalebraslong.Travailledur,etilprendrasoindetoi.Ilestmalin,etilestjuste.Viensici,montre-luicequetuvaux,etçapourraitt’offrirdesopportunitésinsoupçonnées.Sérieusement.Nevoispasçacommeuntravaildenounou.Plutôtcommeuntremplin.—Jenesaispas…—Ilyaunmecquetun’aspasenviedequitter?J’hésitai.—Non.Maisilsepassetellementdechoses…Jen’aipas…Toutel’histoiremesemblaittrèslongueàexpliquerà2heuresdumatin.—Jesaisquetuasétésecouéeparcequis’estpassé.Nousl’avonstousété.Maistudoisallerde

l’avant.—Nemedispasquec’estcequ’ilauraitvoulu.—D’accord,répliqua-t-ilavantdel’articulerensilencedanslecombiné.Jem’efforçaiderassemblermespensées.—Est-cequejevaisdevoirveniràNewYorkpourunentretien?demandai-jeenfin.—IlssontpartisdanslesHamptonspourl’été,doncilcherchequelqu’unquipourraitcommencer

en septembre. Dans six semaines. Si tu es intéressée, il te fera passer un entretien sur Skype ets’occuperadesformalitésadministratives.Ilyaurad’autrescandidates.C’estuntrèsbonposte.MaisM.Gopnikmefaitconfiance,Lou.Sijeluidisqu’ilpeutcomptersurtoi,ilm’écoutera.Alors,est-cequetutelances?Oui?J’aibienentenduun«oui»?—Euh…oui.Oui,répondis-jeavantmêmed’avoirpuyréfléchir.—Génial!Envoie-moiunmailsituasdesquestions.Jet’enverraiquelquesphotos.—Nathan?—Jedoisyaller,Lou.Levieuxvientdemebiper.—Merci.Mercid’avoirpenséàmoi.S’ensuivitunbrefsilence,puisilrépliqua:—C’estquej’aimeraisbienretravailleravectoi,mabelle.Lorsqu’ileutraccroché,jeneparvinspasàtrouverlesommeil.Jemedemandaissanscessesije

n’avais pas inventé toute cette conversation.Mon cerveau bourdonnait d’excitation.À 4 heures dumatin,jemeredressaidansmonlitetenvoyaiàNathanunmailavecquelquesquestions.Lesréponsesarrivèrentaussitôt:

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Lafamilleestsympa.Lesrichesnesontjamaisnormaux(!),maisceux-làsontdesgensbien.Pastropdescènesd’hystérie.Tuaurastachambreettasalledebains.Onpartageralacuisineaveclagouvernante.Elleesttrèspro.Unpeuplusâgée.Pastrèscausante.Leshorairessontcorrects.Huitheurespar jour,dixdans lepiredescas.Tuaurasdroitàdescongés.Tuauraspeut-êtrebesoind’apprendrequelquesnotionsdepolonais!

Aupetitmatin,jem’endormis,l’espritdébordantdegratte-cielàManhattanetderuesencombrées.

Lorsquejem’éveillai,unmailm’attendait:ChèreMademoiselleClark,Nathanm’aconfirméquevousétiezintéresséeàl’idéedevenirtravaillercheznous.Seriez-vousdisponiblepourunentretiensurSkypemardià17heures(heuredeLondres)?Sincèrementvôtre,LeonardM.Gopnik.

Jecontemplai lemessagependantvingtbonnesminutes.C’était lapreuveque jen’avaispas tout

imaginé.Puisjemelevaietpartismedoucher,mefisunetassedecafénoiretrédigeaimaréponse.Jen’airienàperdreaveccetentretien,medis-je.S’ilyavaitbeaucoupdecandidatesnew-yorkaiseshautementqualifiées,jenedécrocheraispascet

emploi.Maisceseraitaumoinsunbonentraînement.Etcelamedonneraitl’impressiondefaireenfinquelquechosedemavie,d’allerdel’avant.Avantdepartirautravail,jeprislalettredeWilldansletiroirdematabledechevet.J’ydéposaiun

baiser,puislarepliaiavecsoinpourlaranger.Merci,luidis-jeensilence.Cette semaine-là, le cercle d’accompagnement n’était pas au complet. Natasha était partie en

vacances,ainsiqueJake.L’absencedugarçonfitnaîtreenmoiunétrangemélangedesoulagementetdefrustration.Lesujetdujourétait:«Sijepouvaisremonterdansletemps»,sibienqueWilliametSunilpassèrenttoutelaséanceàfredonnerlachansondeCher,IfICouldTurnBackTime.J’écoutaiFredexprimersonregretd’avoirpassétropdetempsautravail,puisSunildéplorerdene

pas avoir cherché à mieux connaître son frère (« On pense qu’ils seront toujours là, vouscomprenez?Etpuis,unjour,ilssontpartis.»),etcommençaiàmedemandersij’avaisbienfaitdevenir.Par moments, je me disais que le groupe m’aidait à avancer. Mais la plupart du temps, je me

rendais compte que j’étais assise au milieu de gens avec qui je n’avais rien en commun et quipassaientleurtempsàradoter.J’étaisfatiguéeetd’humeurmaussade,mahanchemefaisaitmalsurmachaise enplastiquedur, et j’aurais été tout aussi éclairée surma santémentale en regardantunépisoded’EastEnders.Sanscompterquelesbiscuitsétaientvraimentimmondes.Leanne,unemèrecélibataire,racontaitqu’elleetsasœuraînées’étaientdisputéespourunpantalon

desurvêtementdeuxjoursavantlamortdecettedernière.—Je l’aiaccuséede l’avoirvoléparcequ’ellemepiquait toujoursmesaffaires.Elleaprétendu

qu’ellenel’avaitpaspris,maisc’estcequ’elledisaittoujours.Marcattendit.Jemedemandaisijen’avaispasdesantidouleursdansmonsacàmain.—Aprèsça,elleaétérenverséeparcebusetjenel’airevuequ’àlamorgue.Etquandj’aifouillé

dansmon placard à la recherche de vêtements noirs pour son enterrement, vous savez ce que j’aitrouvé?—Lebasdesurvêtement,réponditFred.

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—Ce n’est pas facile quand il reste des choses en suspens, déclara Marc. Parfois, pour notreéquilibre,nousdevonsprendreunpeuderecul.—Onpeutaimerquelqu’untoutenletraitantdetouslesnomss’ilnousavolénotrepantalonde

survêtement,ditWilliam.Ce jour-là, je ne voulais pas parler. J’étais seulement venue parce que je ne supportais plus le

silencedemonpetitappartement.Soudain,jefusprised’unehorriblevisiondecequejerisquaisdedevenir : une de ces personnes à moitié folles, qui ont tant besoin de contact humain qu’ellesadressent la parole au hasard aux autres passagers du métro ou passent dix minutes à choisir unarticledansunmagasinpouravoirl’occasiondeparlerauvendeur.J’étaissioccupéeàmedemandersijedevaism’inquiéterd’avoirdiscutéavecSamirdemonnouveaubandagedecompressionlorsdemonpassageencaissequej’enoubliaid’écouterDaphneregretterdenepasêtrerentréedutravailune heure plus tôt ce fameux jour. Puis je m’aperçus qu’elle s’était mise à verser des larmessilencieuses.—Daphne?—Jesuisdésolée.Maisj’aipassétantdetempsàmedire«siseulement…».Siseulementjene

m’étaispasarrêtéepourbavarderaveclafleuriste.Siseulementj’avaislaissétombermacomptaetj’étaisrentréeplustôtdutravail.Siseulementjepouvaisremonterdansletemps…peut-êtreaurais-jepu le dissuader de se suicider.Peut-être aurais-je pu changerune seule chosequi aurait suffi à luiredonnerl’enviedevivre?Marcmetendituneboîtedemouchoirs,quejeposaidoucementsurlesgenouxdeDaphne.—Alanavait-ildéjàtentédemettrefinàsesjours,Daphne?demanda-t-il.Ellehochalatêteetsemoucha.—Oh,oui,répondit-elle.Plusieursfois.Depuistrèsjeune,ilavaitrégulièrementcequ’ilappelait

«leblues».Jen’aimaispaslelaisserseuldanscetétat,parcequec’étaitcommesi…commes’ilnem’entendait plus.Quoi que je puisse dire.Alors souvent j’appelais le travail pour dire que j’étaismaladeetrestaisavecluipourluiremonterlemoral.Luifairesessandwichspréférés.M’asseoiràcôtédeluisurlecanapé.Jefaisaistout,vraiment,pourluimontrerquej’étaislà.Jepensesouventquec’estàcausedeçaquejen’aijamaiseudepromotionautravail,alorsquetouteslesautresfillesenonteuune.Jedevaissanscesseprendredescongés,vouscomprenez.—Ladépressionpeutêtretrèsdureàvivre.Etpasseulementpourceluiquiensouffre.—Est-cequ’ilprenaitdesantidépresseurs?—Oh,non.Maisleproblèmen’étaitpas…voussavez…clinique.—Tuessûre?Ladépressionétaitsous-diagnostiquéeàl’époque…Daphnelevalatête.—Ilétaithomosexuel,lâcha-t-elle.Elleavaitprononcélemotenentier,avecsescinqsyllabesparfaitementarticulées.Puisellenous

regardabienenface,unpeurouge,commepournousdéfierd’émettrelemoindrecommentaire.— Je n’en ai jamais parlé à personne, poursuivit-elle.Mais il était homosexuel, et je crois que

c’étaitcequilerendaittriste.Maisilétaitsigentil,iln’auraitjamaisrienfaitquipuissemeblesser.Ilneseraitjamais…voussavez…partifairedeschoses.Ilsavaitquejen’auraispassupportélahonte.—Maisqu’est-cequitefaitcroirequ’ilétaitgay,Daphne?—J’aitrouvédesmagazinesencherchantunedesescravates.Avecdeshommesquisetripotaient

entreeux.Danssontiroir.Jevoismalpourquoiilauraiteucesmagaziness’iln’étaitpasgay.Fredseraiditlégèrement.—Eneffet,approuva-t-il.

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—Jeneluienaijamaisparlé,repritDaphne.Jelesairangéslàoùjelesavaistrouvés.Maisàcetinstant,touteslespiècesdupuzzlesesontmisesenplace.Iln’avaitjamaisététrèsfrianddesexe.Maisjem’étaisditquej’avaisdelachance,vouscomprenez,parcequemoinonplus.Àcausedesbonnessœurs. Elles vous font vous sentir sales pour à peu près tout et n’importe quoi. Alors quand j’aiépouséunhommetendrequinemesautaitpasdessustouteslescinqminutes,j’aipenséquej’étaislafemmelapluschanceuseaumonde.Enfin, j’auraisaiméavoirdesenfants.Çaauraitétébien.Maisnousn’enavonsjamaisvraimentparlé,soupira-t-elle.Àl’époque,çanesefaisaitpas.Maintenant,jeregrettedenepasl’avoirfait.Avecdurecul,jen’arrêtepasdemedire:«Quelgâchis!»—Tupensesquesituluiavaisparléfranchement,çaauraitpuchangerquelquechose?—Ehbien, lesmentalitésont évolué,non?Maintenant, iln’yaplusdemalà êtrehomosexuel.

Monteinturierl’est,etilparleàtoutlemondedesonpetitami.J’auraisététristedeperdremonpari,maiss’ilétaitmalheureuxparcequ’ilsesentaitprisaupiège,jel’auraislaissépartir.Jen’aijamaisvouluprendrepersonneaupiège.Jevoulaisjustequ’ilsoitunpeuplusheureux.Sonvisage se chiffonna, et jeposaiunbras sur ses épaules.Ses cheveux sentaient la laqueet le

gigotd’agneau.—Allons,allons,ditFredenselevantpourluitapoterledos,unpeugêné.Jesuissûrqu’ilsavait

quevousvouliezsonbonheur.—Tucroisvraiment,Fred?demanda-t-elled’unevoixtremblante.Fredhochafermementlatête.—Oh,oui.Ettuasraison.Lesmentalitésétaientdifférentesàl’époque.Cen’estpastafaute.—Tuasététrèscourageusedepartagercettehistoire,Daphne.Merci,déclaraMarcenluisouriant.

Et j’ai une grande admiration pour toi, pour avoir trouvé l’énergie de continuer à vivre. Parfois,simplementvivreaujourlejourrequiertuneforcesurhumaine.Lorsquejebaissailesyeux,jem’aperçusqueDaphnemetenaitlamain.Jesentissesdoigtspotelés

seglisserentrelesmiensetluirendissonétreinte.Etsansyréfléchir,jememisàparler:—J’aifaitunechosequejeregrette.Unedemi-douzainedevisagessetournèrentversmoi.—J’airencontrélafilledeWill.Elleadébarquédansmavie,sortiedenullepart,etj’aicruqueça

m’auraitaidéeàacceptersamort,maisaulieudeça…Ilsmeregardaienttousfixement.Fredgrimaçait.—Qu’est-cequisepasse?—QuiestWill?demandaFred.—Tuavaisditqu’ils’appelaitBill.Jemetassaiunpeusurmachaise.—Will,c’estBill.Audébut,j’étaismalàl’aiseàl’idéedel’appelerparsonvraiprénom.Danslasalle,toutlemondepoussaunsoupirdesoulagement.—Net’enfaispas,machère,meditDaphneenmetapotantlamain.Cen’estqu’unprénom.Ilya

quelquesmois,onaeuunefemmequiavaitinventétoutesonhistoire.Ellearacontéqu’elleavaiteuunenfantquiétaitmortd’uneleucémie.Ils’estavéréqu’ellen’avaitmêmepasdepoissonrouge.—Cen’estrien,Louisa.Tupeuxnousparler,renchéritMarcenmejetantundesesfameuxregards

empathiques.Jeluiadressaiunpetitsourire,justepourluimontrerquej’avaiscompris.EtqueWilln’étaitpas

unpoissonrouge.Quoi?songeai-je.Mavieestencoreplusbordéliquequetouteslesleursréunies.Je leur parlai donc de l’arrivée de Lily, de comment j’avais cru pouvoir lui venir en aide en

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organisantdes retrouvaillesqui auraientdû rendre tout lemondeheureux. Je leurexpliquai àquelpointjemesentaisstupided’avoirétéaussinaïve.—J’ail’impressiond’avoirdéçuWill.D’avoirdéçutoutlemonde.Etmaintenantqu’elleestpartie,

jen’arrêtepasdeculpabiliser.Maislavérité,c’estquejen’étaispascapabledem’occuperd’elle.Jen’étaispasassezforte.—Mais tes affaires ! Tes précieux bijoux qui ont été volés ! s’écriaDaphne, dont l’autremain

moiteetpotelées’abattitsurlamienne.Tuétaisparfaitementendroitd’êtreencolère!—Nepasavoirdepèren’estpasuneexcusepourseconduirecommeunesalegosse,ajoutaSunil.— Je trouve que tu as déjà été très gentille de la laisser vivre chez toi. Je ne suis pas sûre que

j’auraisaccepté,ditDaphne.—Selontoi,Louisa,qu’est-cequesonpèreauraitpufairedeplusquetoi?medemandaMarcen

seservantunenouvelletassedecafé.Soudain,jeregrettaiquenousn’ayonspasdeboissonsplusfortesàdisposition.—Jenesaispas,répondis-je.Maisilavaitcettemanièrebienparticulièredeprendrelasituationen

main.Mêmealorsqu’ilnepouvaitbougernilesbrasnilesjambes,ildonnaittoujoursl’impressionqu’ilétaitcapabledetoutfaire.Ill’auraitempêchéedeseconduirecommeuneidiote.Ilauraittrouvéunmoyendelaremettredansledroitchemin.—Tuessûrequetun’espasentraindel’idéaliser?demandaFred.—Aufait,onparleradel’idéalisationensemainehuit.—Moi,jenepeuxpasm’empêcherdefairedeJillyunesainte,pasvrai,Marc?J’oubliequ’elle

laissaittoujourssesbasaccrochésàlabarredurideaudedoucheetqueçamemettaithorsdemoi.—Sonpèren’auraitpeut-êtrerienpufairepourl’aider.Tunepeuxpassavoir.Ilsseseraientpeut-

êtredétestés.—Ellem’al’aird’unejeunefillebiencompliquée,ditMarc.Ettuluiasdonnéautantdechances

quetuaspu.Mais…parfois,Louisa,allerdel’avantsignifieêtrecapabledeseprotéger.Etpeut-êtrel’as-tu compris, au fond de toi. Si Lily n’apportait que chaos et négativité dans ta vie, alors il estpossiblequetuaiesagicommeilfallait.Satiradefutaccueilliepardeshochementsdetête.—Oui,soisindulgenteavectoi-même.Tueshumaine,aprèstout.Ils étaient sigentils, àm’adresserdes sourires rassurants, àvouloirme réconforter…J’arrivais

presqueàlescroire.Lemardi, jedemandaiàVera si ellepouvaitm’accorderdixminutes. (Jemarmonnaiunevague

excuse à propos de problèmes intimes, elle hocha la tête commepourme signifier que la vie desfemmesn’était qu’un long calvaire, etmurmuraqu’ellemeparlerait plus tardde son fibrome.) Jecourusdanslestoilettespourfemmeslesplustranquilles–leseulendroitoùjesavaisqueRichardnemeverraitpas–avecmonportabledansmonsac.J’enfilaiunchemisierpar-dessusmonuniforme,calai l’ordinateur sur le lavabo etme connectai aux trenteminutes dewi-fi gratuites de l’aéroportavant de me placer soigneusement devant l’écran. M. Gopnik m’appela sur Skype à 17 heurestapantes,justeaumomentoùj’enlevaismaperruque.Mêmesijenevoyaisquesonvisagepixelisé, jesusd’embléequeLeonardGopnikétaitriche.Il

avaitdescheveuxpoivreetseltrèsbiencoupés,regardaitlepetitécranavecuneautoriténaturelleetparlaitsansdétour.Sanscompterletableaudemaîtreencadréd’orquitrônaitsurlemurderrièrelui.Ilnevoulutriensavoirdemesrésultatsscolaires,demonCV,nidesmotifsquim’avaientincitéeà

effectuer cet entretien à côté d’un sèche-mains. Il consulta quelques documents, puisme demanda

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quelleétaitmarelationaveclesTraynor.—Bonne!Jeveuxdire,jesuissûrequ’ilspourrontvousfournirunelettrederecommandation.Je

lesaivustouslesdeuxrécemment,pourdiversesraisons.Nousnousentendonsbien,endépitdes…descirconstancesde…—Descirconstancesdelafindevotrecontrat,acheva-t-ild’unevoixbasseetdécidée.Oui,Nathan

m’aexpliquélasituation.C’estunesacréehistoire.—Oui.Eneffet,répondis-jeaprèsunbrefsilencegêné.Maisjemesuissentieprivilégiée.D’avoir

pufairepartiedelaviedeWill.Ilhochalatête,puismedemanda:—Etdepuis,qu’avez-vousfait?—Euh…J’aiunpeuvoyagé,surtoutenEurope.C’était…intéressant.C’estbien,devoyager.Ça

permetderelativiser,ajoutai-jeenm’efforçantdesourire.Maintenant,jetravailledansunaéroport,maiscen’estpasvraiment…Alors que je parlais, la porte s’ouvrit derrière moi et une femme entra en tirant sa valise à

roulettes.Jedéplaçaimonordinateur,espérantqu’ilnel’entendraitpasentrerdanslacabine.—…cen’estpasvraimentcequej’aienviedefairesurlelongterme,conclus-je.S’ilvousplaît,faitesunpetitpipisilencieux,suppliai-jementalement.Ilmeposaquelquesquestionssurmesresponsabilitésactuelles,ainsiquesurmonsalaire.Jetentai

d’ignorerlebruitdelachassed’eauetregardaitoujoursdroitdevantmoi,sanssaluerlafemmequiressortitdelacabine.—Etquevoulez-vous…M. Gopnik s’interrompit et fronça les sourcils. La voyageuse était passée derrière moi pour

allumerlesèche-mains,quiproduisaitunrugissementassourdissant.—Attendezunmoment,s’ilvousplaît,monsieurGopnik.Jeposaimonpoucesurcequej’espéraisêtrelemicro.—Jesuisdésolée,criai-jeàlafemme,maisvousnepouvezpasvousservirdecetappareil.Ilest…

cassé.Elle se tourna versmoi en frottant ses doigts parfaitementmanucurés, puis de nouveau vers la

machine.—Non,ilfonctionne.Oùestlepanneau«enpanne»?—Ilabrûlé.Brusquement.Cetruc-làesttrèsdangereux.Ellemedévisageaun instant,puis regarda lesèche-mainsd’unairsuspicieux, reculaets’enalla

avec sa valise. Je calaima chaise contre la porte pour empêcher quiconque d’entrer, puis replaçaimonordinateurdefaçonqueM.Gopnikpuissemevoir.—Jesuisdésolée.Jedoisfaireçasurmonlieudetravailetc’estunpeu…Ilétaitentraind’étudiersespapiers.—Nathanm’aditquevousaviezeuunaccidentrécemment.Jedéglutispéniblement.— En effet. Mais je vais beaucoup mieux. Je suis parfaitement rétablie. Enfin, à part un léger

boitillement.—Çaarrivemêmeauxmeilleursd’entrenous,répliqua-t-ilavecbonhomie.Jeluisourisàmontour.Quelqu’unessayad’entrer.Jepesaidetoutmonpoidssurmachaise.—Qu’est-cequiaétéleplusdifficile?demandaM.Gopnik.—Jevousdemandepardon?—LorsquevoustravailliezpourWilliamTraynor.Cedevaitêtreunvraidéfi.

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J’hésitai.Lapièceétaitsoudaintrèssilencieuse.—Lelaissers’enaller,répondis-je.Soudain,jemerendiscomptequejerefoulaisdeslarmes.LeonardGopnikmeregardaitattentivement.Jecombattisl’enviedem’essuyerlesyeux.—Masecrétairevousrecontactera,mademoiselleClark.Mercipourvotretemps.Ilm’adressaunderniersignede tête,puissonvisagese figeaet l’écrandevintnoir. Je restaiun

instantàlecontempler.Jemerendaiscomptequ’unefoisdeplusj’avaisréussiàtoutgâcher.Ce soir-là, en rentrant à lamaison, jedécidaidenepas songeràcet entretien. Jeme répétai les

motsdeMarccommeunmantra.JepassaienrevuelesbêtisesdeLily:lesinvitéssurprise,levol,lesdrogues,lessortiestardives,lesaffairesqu’ellem’empruntait,etlesétudiaiàtraversleprismedescommentairesémisauseindugroupe.Lilyincarnaitlechaos,ledésordre;unefillequiprenaittoutsansriendonnerenretour.Elleavaitbeauavoirl’excusedelajeunesse,etêtrelafillebiologiquedeWill,celanesignifiaitpasque jedevaismesentir responsabled’elle,ni supporter lebazarqu’ellesemait.Jemesentaisdéjàunpeumieux.Vraiment.Jemesouvinsd’uneautrephrasedeMarc:«Unesortie

dedeuiln’estjamaisuncheminrectiligne.»Ilyauraitdebonsetdemauvaisjours.Cejour-làavaitétéunmauvaisjour,unepierresurmonchemin,maisj’ysurvivrai.J’entraidansmonappartementetlâchaimonsac,heureusederetrouvermonchez-moiexactement

comme je l’avaisquitté. Je laisseraispasserunpeude temps,medis-je,puis j’enverraisunSMSàLily et m’assurerais que ses prochaines visites soient mieux cadrées. Je me concentrerais sur marecherched’unnouvelemploi.Jepenseraisàmoi,pourchanger.Jem’autoriseraisàguérir. Jedusm’arrêteràcepoint,carj’avaisl’impressiondecommenceràparlercommeTanyaHoughton-Miller.Monregardseposasurl’escalierdesecours.Lepremierpasverslaguérisonseraitderemonter

sur le toit.J’allaisygrimper touteseule,sansêtresubmergéeparunecrisedepanique,etresteraisassise là-haut pendant une demi-heure. Je ne devais plus laisser ce satané toitme faire cet effet-là.C’étaitparfaitementridicule.J’enlevaimonuniforme,enfilaiunshortet,pourmedonnerducourage,lepullencachemirede

Will. Celui que j’avais volé après sa mort. Réconfortée par sa douceur contre ma joue, jem’approchaidelafenêtreetl’ouvrisengrand.Ilnes’agissaitquededeuxvoléesdemarchesenfer.Etjeseraislà-haut.—Ilnepeutrient’arriver,dis-jeàvoixhaute.Lorsque jeposai lepiedsur l’escalierdesecours,mes jambesmeparurentétrangementcreuses.

Mais ce n’était qu’une impression, me répétai-je. L’écho d’une vieille angoisse. Je pouvais lasurmonter,commej’allaissurmontertoutlereste.J’entendaislavoixdeWilldansmonoreille.Allez,Clark.Unpasàlafois.En tenant la rampe à deux mains, j’entamai mon ascension. Je ne baissai pas les yeux. Je

m’empêchaidepenseràlahauteuràlaquellejemetrouvais,àlalégèrebrisequimerappelaitmonaccident, à la douleur persistante dans ma hanche. Je me focalisai sur Sam, et la colère que celaéveillamepermitd’avancer.Jeneseraispluslavictime,lapersonnequisubissaitsonsort.Toutes ces pensées m’accompagnèrent jusqu’en haut des marches. En arrivant sur le toit, mes

jambes se remirent à trembler. Je grimpai maladroitement sur le muret, craignant qu’elles ne sedérobentsousmoi,etme laissai tomberàquatrepattes. J’avais réussi. Jecontrôlaismondestin. Jeresteraislàletempsqu’ilfaudraitpourmesentirdenouveaunormale.Jem’accroupis sur les talonsenm’appuyantcontre lemur,m’assurantde sa solidité.Toutallait

bien. Rien ne bougeait. Je l’avais fait. Puis j’ouvris les yeux, et mon souffle se bloqua dans ma

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poitrine.Le toit était couvert de fleurs. Les bacs que j’avais négligé d’arroser pendant des mois étaient

remplis de plantes rouges et violettes qui coulaient jusqu’au sol comme de petites fontainesmulticolores. Deux nouvelles jardinières débordaient de nuages de pétales bleus, et un érable duJapontrônaitdansunpotornementalàcôtéd’undesbancs,sesfeuillesfrissonnantdélicatementdanslabrise.Dans le coin le plus ensoleillé, côté sud, deux sacs de terreau enrichi étaient posés contre le

réservoir d’eau, et deux plants de tomates cerise y poussaient. Un autre était couché par terre, aumilieuduquelémergeaientdepetitesfeuillesvertesetdentelées.Jem’enapprochailentementdansladélicateodeurdujasmin,puism’arrêtaietm’assisenm’agrippantaubancenfer.Jeposaimesfessessuruncoussinquejereconnuspourprovenirdemonsalon.Jecontemplaisavecincrédulitécettepetiteoasisdecalmeetdebeautéquequelqu’unavaitsucréer

surmontoitaride.JemesouvinsdeLily,quiavaitcasséunebrindillemorteenm’informantavecungrand sérieux qu’il était criminel de laissermourir ses plantes. Je repensai à sa remarque dans lejardin deMmeTraynor, « des rosesDavidAustin ».Et jeme rappelai alors lesmystérieux tas depoussière,oudeterre,trouvésdansmonentrée.Etj’enfouislevisageentremesmains.

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Chapitre17

J’envoyaideuxmessagesàLily.Lepremierpourlaremercierdumiraclequ’elleavaitaccomplisurmontoit.

C’esttellementmagnifique.J’auraisvouluquetum’enparles.Lelendemain,jeluiécrivisquej’étaisdésoléequeleschosesaientsimaltournéentrenousetque,

sijamaisellevoulaitunjourparlerdeWill,jeferaisdemonmieuxpourrépondreàsesquestions.J’ajoutaiquej’espéraisqu’elleiraitvoirM.Traynoretsonbébé,carjesavaismieuxquequiconquequ’ilétaitimportantdenepassecouperdesafamille.Elleneréponditpas.Jen’enfuspasvraimentsurprise.Les deux jours suivants, je retournai sur le toit, comme quelqu’un qui s’inquiète d’une dent

branlante. J’arrosais les plantes, prise d’un vague sentiment de culpabilité résiduelle. Je marchaisparmilesfleursauxcouleurséclatantestoutenm’imaginantlesheuresvoléesqueLilyavaitpasséeslà-haut;elleavaitdûhisserlessacsdecompostetlespotsdeterrecuitejusqu’enhautdel’escalierdesecours pendant que j’étais au travail. Mais chaque fois que je repensais à notre relation, je meremettaisàtournerenboucle.Qu’aurais-jepufaired’autre?Jen’auraispaspuobligerlesTraynoràl’acceptercommeellelesouhaitait.Jen’auraispaspularendreplusheureuse.Laseulepersonnequiauraitpuyparvenirn’étaitpluslà.Unemotostationnaitdevantmonimmeuble.Jefermailavoitureettraversailarueenboitantpour

alleracheteruncartondelaitàlasupérette.J’étaisépuiséeaprèsmajournéedetravail.Jebaissailatête pourme protéger du crachin, et lorsque je relevai les yeux, j’aperçus un uniforme familier àl’entréedemonimmeuble.Moncœurbondit.Jeretraversailarueetpassaidroitdevantluiencherchantmontrousseaudansmonsac.Pourquoi

mesdoigtssechangeaient-ilstoujoursensaucissesàcocktaildanslesmomentsdestress?—Louisa.Lesclésrefusèrentderéapparaître.Jefouillaimonsacunesecondefois,fistomberaupassageun

peigneetdelapetitemonnaie,etmarmonnaiunjuron.Jetapotaimespoches,essayantdemerappeleroùj’avaispulesmettre.—Louisa.Puis, l’estomacnoué, jemesouvinsqu’ellesétaientdans lapochedemonjean,celuiquej’avais

enlevéjusteavantdepartirtravailler.Oh,impeccable!—Sérieusement?Tuasl’intentiondem’ignorer?Jeprisuneprofondeinspirationetmetournaiversluienredressantlementon.—Sam.Luiaussisemblaitfatigué.Ilétaitmalrasé.Ilvenaitprobablementdefinirsatournée.Jenedevrais

pasremarquercesdétails.Jemeconcentraisurunpointderrièresonépaule.—Est-cequ’onpeutparler?demanda-t-il.—Pourquoifaire?—Pourquoifaire?—J’aisaisilemessage,OK?Jenecomprendsmêmepascequetufaislà.

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—Jesuislàparcequejeviensdefinirunejournéedeseizeheuresetquej’aidéposéDonnaunpeuplusloin.Jemesuisditquej’allaisessayerdetevoirpourcomprendrecequis’estpasséentrenous.Parcequejen’enaipaslamoindreidée.—Vraiment?—Vraiment.Nous nous fusillâmes du regard. Pourquoi n’avais-je pas remarqué plus tôt à quel point il était

agressif?Déplaisant?Commentavais-jepuêtreàcepointaveugléededésirpourcethommealorsquetoutmonêtremecriaitàprésentdedéguerpir?Unedernièrefois,jefisminedecherchermesclésetmeretinsàgrand-peinededonneruncoupdepieddanslaporte.—Alors, est-ce que tu vas aumoins daignerme donner un début d’explication ? J’en ai assez,

Louisa,jen’aimepascespetitsjeux.—Toi,tun’aimespaslespetitsjeux?m’écriai-jeavecunrireamer.Ilprituneprofondeinspiration.—OK.Unequestion.Uneseule,etaprèsjem’envais.Jeveuxjustesavoirpourquoituneréponds

pasquandjet’appelle.Jeleregardaid’unairincrédule.—Parcequejesuisbeaucoupdechoses,maiscertainementpasidiote.Jel’aipeut-êtreété–tous

les signes auraient dûme faire fuir, et je les ai ignorés–mais, engros, je n’ai pas répondu à tescoupsdefilparcequetuesunabrutidepremière.OK?Je m’accroupis pour ramasser mes affaires. Je sentais que je m’échauffais, comme si mon

thermomètreinternes’étaitsoudaindétraqué.—Oui,parcequetuestellementparfait,hein?poursuivis-je.Sitoutçan’étaitpasaussipathétique,

jeseraismêmeplutôtimpressionnée.—RegardezSam,lebonpère.Siattentionné,siintuitif,crachai-jeenmeredressant.Maisenvérité,

qu’est-cequisepasse?TuestellementoccupéàbaiserlamoitiédesfemmesdeLondresquetuneremarquesmêmepasquetonfilssouffre.—Monfils?—Oui ! Parce qu’on l’écoute vraiment, nous, tu vois.On n’est pas censés raconter à des non-

membrescequiseditaucercle,etilnet’enparlerapaslui-mêmeparcequec’estunado,maisilestmalheureux,etpasseulementparcequ’ilaperdusamère.Ilestmalheureuxparcequetupassestontempsàtenterd’oubliertonchagrinenculbutanttouteunecohortedefemmes!Jecriaisàprésent.Mespropresmotsm’échappaient,mesmainss’agitaiententoussens.Jevoyais

Samiretsoncousinmeregarderàtraversleurvitrine,maiscelam’étaitégal.—Etoui,oui,jesais,j’aiétéassezbêtepourêtrel’uned’entreelles.Alorspourlui,jelerépète,tu

esunabruti.Etc’estpourçaquejen’aipasenviedeteparlerencemoment.Nijamais.Ilsegrattalatête.—Est-cequ’onparletoujoursdeJake?demanda-t-ilenfin.—BiensûrquejeparledeJake.Tuascombiend’autresfils?—Jaken’estpasmonfils.Jeledévisageai,médusée.—Jakeestlefilsdemasœurdécédée.C’estmonneveu.Sesmotsmirentde longuessecondesàprendreuneformeque je fusenmesuredecomprendre.

Sam me regardait intensément, les sourcils froncés, comme si lui aussi essayait d’analyser lasituation.—Mais…maistupassesleprendreaucercle.Ilhabiteavectoi.

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—Jepasseleprendrelelundi,parcequesonpèretravaillelesoir.Etildortchezmoidetempsentemps,oui.Maisilnevitpasavecmoi.—Jake…n’estpastonfils.—Jen’aipasd’enfants.Àmaconnaissance.Mêmesi,depuiscettehistoireavecLily, jemesuis

parfoisposélaquestion.Je le revis serrer Jake dans ses bras et rembobinai mentalement une demi-douzaine de nos

conversations.—Mais je l’aivuquandons’est rencontrés, lapremière fois.Quand tumeparlais, ila levé les

yeuxauciel,commesi…Sambaissalatête.—Oh,monDieu,dis-jeenmeplaquantlamainsurlabouche.Cesfemmes…—Paslesmiennes.Nousrestâmesplantéslà,aumilieudelarue.Samirnousobservaitàprésentdepuisleseuildesa

boutique.Unautredesescousinsvenaitdelerejoindre.Ànotregauche,tousceuxquiattendaientlebusdétournèrentleregarddèsqu’ilsserendirentcomptequenouslesavionssurprisentraindenousespionner.Samm’indiquad’unsignedetêtelaportedemonimmeuble.—Tunecroispasqu’ondevraitallerparleràl’intérieur?—Oui.Oui.Oh.Non,jenepeuxpas.Jemesuisenferméedehors.—Tuasundoubledesclés?—Dansl’appartement.Ilsepassaunemainsurlevisage,puisjetauncoupd’œilàsamontre.Ilétaitclairementépuisé.—Écoute…rentrecheztoietrepose-toi,luidis-je.Onparlerademain.Jesuisdésolée.Lapluies’intensifiasoudainenunegrosseaverseestivale,transformantenuninstantlescaniveaux

entorrentsetinondantlachaussée.Enface,Samiretsescousinsseréfugièrentàl’intérieur.Sampoussaunsoupir.Illevalesyeuxversleciel,puislesreposasurmoi.—Attendsuneminute,dit-il.Ilpritungrostournevisqu’ilavaitempruntéàSamiretmesuivitdansl’escalierdesecours.Par

deux fois, jedérapai sur lemétalmouillé,et ilme rattrapa.Àsoncontact, je fuscomme traverséed’unéclairdechaleur.Lorsquenousarrivâmesàmonétage, ilglissal’outildansl’encadrementdemafenêtreafindefairelevier.Celle-cicédaenquelquesminutes.—Etvoilà.Ilsoulevalavitreàguillotine,puislasoutintd’unemainetsetournaversmoienmefaisantsigne

d’entrer,l’airvaguementdésapprobateur.—C’étaitbeaucoup trop facile,cen’estpasprudentpourune jeune femmequivit seuledansce

quartier,déclara-t-il.—Tunemefaispasl’effetd’unejeunefemmequivitseuledanscequartier,rétorquai-je.—Jesuissérieux.—Jem’ensorstrèsbien,Sam.—Tunevoispasleshorreursquejevois.Jeveuxquetusoisensécurité.J’essayaidesourire,maismesgenouxtremblaientetmespaumesglissaientsurlarampeenfer.Je

voulusesquisserunpasverslafenêtre,maistitubailégèrement.—Çava?Jehochailatête.Ilmepritparlebrasetm’aidaàm’introduiredansmonappartement.Jemelaissai

tombersurletapissouslafenêtreetattendisdecesserdetrembler.Jen’avaispaseuunebonnenuitdesommeildepuisdesjoursetmesentaissoudainàmoitiémorte,commesilarageetl’adrénaline

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quim’avaientsupportéejusque-làvenaientdedisparaître.Samentra à son tour et ferma la fenêtrederrière lui en jetantuncoupd’œil au loquetbrisé.Le

couloirétaitplongédanslapénombre,etonentendaitletambourinementétouffédesgouttesdepluiesurletoit.Devantmoi,Samfouillasespochesjusqu’àytrouver,parmid’autresdétritus,unpetitclou.Ils’emparadutournevisetseservitdelapoignéepourenfoncerlemorceaudemétaldanslecadredelafenêtreafind’empêcherquiconquedel’ouvrirdel’extérieur.Puisils’approchaàpaslourdsdelàoùjemetenaisetmetenditlamain.—C’estl’avantaged’êtrebâtisseurdemaisonàtempspartiel,dit-il.Onatoujoursunclousousla

main.Allez,debout.Siturestesassiselà,tunevasjamaisterelever.Sescheveuxétaientaplatispar lapluie, et sapeau luisait sous la lumièreélectrique. Je le laissai

m’aideràmerelever,etlemouvementm’arrachaunegrimacededouleur.—Lahanche?s’enquit-il.J’acquiesçai.—J’aimeraisquetumeparles,soupira-t-il.Lapeausoussesyeuxétaitmauved’épuisement.Deuxlongueségratignurescouronnaientledosde

samaingauche. Jemedemandaicequi s’étaitpassé laveilleausoir. Ildisparutdans lacuisine,etj’entendisdel’eaucouler.Ilrevintavecdeuxpilulesetunetasse.—Jenedevraispastedonnerça,maisellesvonttepermettredepasserunenuittranquille.Jelesprisavecgratitude.Ilmeregardalesavaler.—Çat’arrivedesuivrelesrègles?luidemandai-je.—Seulementquand je les trouve sensées, répondit-il en reprenant la tasse.Alors,LouisaClark,

toutestclairentrenous?Jehochailatête.Ilpoussaunprofondsoupir.—Jet’appelledemain,déclara-t-il.Après coup, je ne compris pas vraiment ce qui avaitmotivémon geste. Je tendis lamain pour

prendrelasienneetsentissesdoigtsserefermerlentementsurlesmiens.—Neparspas,dis-jedansunsouffle.Ilesttard.Etlesmotossontdangereuses.Je pris le tournevis dans son autremain et le laissai tomber sur le tapis. Ilm’observa un long

moment,puissemassalestempes.—Jenecroispaspouvoirêtrebonàgrand-chosecesoir,dit-il.—Alors je te promets de ne pasme servir de toi commeobjet sexuel. Pas ce soir, en tout cas,

ajoutai-jeenplongeantmonregarddanslesien.Son sourire tarda à venir,mais lorsqu’il arriva, je ressentis un profond relâchement, comme si

j’avaisjusqu’alorsportésurmesépaulesunpoidsdontjen’avaispaseuconscience.«Onnesaitjamaiscequipeutsepasserquandontombedesihaut.»Illaissaletournevisparterre,etjelemenaiensilencedansmachambre.Allongée dans l’obscurité de mon petit appartement, agréablement blottie contre un homme

endormi,jeregardailonguementsonvisage.«Crisecardiaquemortelle,accidentdemoto,adolescentsuicidaireetagressionàl’armeblanche

danslacitéHLMdePeabody.Certainsjourssontjusteunpeu…»«Chut.Cen’estrien.Dors.»Il avait tout juste réussi à enlever sonuniforme. Il s’étaitmis en tee-shirt et boxer, puism’avait

embrasséeavantdesombrerdansunsommeildeplomb.Jem’étaisdemandésijedevaisluipréparerunen-cas,oubien ranger l’appartementafinqu’à son réveil je lui fasse l’effetd’unepersonnequi

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avaitunminimumdecontrôlesursavie.Finalement,jedécidaidememettreensous-vêtementsetdemeglissersouslesdraps.Pendantcesquelquesinstants,jevoulaisseulementêtreàcôtédelui,mapeaunuecontreletissude

sontee-shirt,monsoufflesemêlantausien.Couchéelà,jel’écoutairespireretm’émerveillaidelevoirsipaisible.J’examinailapetitebossequimarquaitl’arêtedesonnez,lesnuancesdanslabarbenaissantequiombraitsonmenton,lalégèrecourburedesescilsnoirs.Jerepensaiauxconversationsquenousavionseues.Jelesvoyaisàprésentsousunenouvelleperspective,quiledépeignaitcommeunvraicélibatairedoubléd’unoncleattentionné.J’avaisenvieàlafoisdedisparaîtredansuntroudesourisetderiredelastupiditédetoutecettehistoire.Je caressai son visage, doucement, respirant l’odeur de sa peau. La senteur un peu piquante du

savon antibactérien, une touche de sueurmasculine à l’effet plus qu’aphrodisiaque…La deuxièmefoisquejeletouchai,jesentissamainseserrerparréflexesurmahanche.Jeroulaisurledosafindecontempler la lumièredes lampadaires.Pour lapremière fois, jenemesentaispascommeuneétrangèredanscetteville.Puis,enfin,jememisàdériver…Ilouvrelesyeux,mevoitquileregarde.Unesecondeplustard,ilserappelleoùilsetrouve.—Bonjour.Jemeréveilleunpeuplus.Jesuisplongéedanscetétatdesemi-consciencetypiquedupetitmatin.Ilestdansmonlit.Sajambecontrelamienne.Unsouriresedessinesurmonvisage.—Bonjourtoi-même.—Quelleheureilest?demande-t-il.Jeroulesurlecôtéafindelirel’heuresurmonréveil.—Cinqheuresmoinslequart.Letempsseremetenordre.Lemonde,commeàcontrecœur,reprendsaformehabituelle.Dehors,

lapénombredelarue.Lestaxisetlesbusdenuitquipassentengrondant.Là-haut,iln’yaqueluietmoi,etlelitauxdrapsfroissés,etlebruitdesarespiration.—Jenemesouviensmêmepasd’êtrearrivélà,dit-il.Ilsembleunpeumalàl’aise.Ilfroncelessourcils,sonprofilfaiblementéclairéparlalumièredes

lampadaires.Puis,peuàpeu,jevoislessouvenirsdelaveillesereconstruiredanssamémoire.Il tourne la tête versmoi. Sa bouche ne se trouve qu’à quelques centimètres de lamienne. Son

souffleestdouxettiède.—Tum’asmanqué,LouisaClark.Je veux alors le lui dire. Lui dire que je ne sais pas ce que je ressens. J’ai envie de lui, mais

paradoxalement j’aipeur.Jeneveuxpasquemonbonheurdépendedequelqu’und’autre, je refused’êtrel’otaged’undestinquejenepeuxcontrôler.Lesyeuxposéssurmonvisage,illitenmoicommedansunlivre.—Arrêtederéfléchir.Ilm’attirecontrelui.Jemedétends.Cethommepassechaquejourdesonexistencelà-bas,surle

pontentrelavieetlamort.Ilcomprend.—Turéfléchistrop.Ilmecaresselajoue.Sansypenser,jeposemeslèvressursapaume.—Contente-toidevivre?dis-jedansunmurmure.Ilhochelatête,puism’embrasse.Unlongetdouxbaiserquimelaisseempliededésir.Il parle àvoixbasse tout contremonoreille. Il prononcemonnom, avec tendresse, commes’il

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s’agissaitd’unbiendesplusprécieux.Lestroisjoursquisuivirentnefurentqu’unesuccessiondenuitsvoléesetdebrèvesrencontres.Je

rataila«semainedel’idéalisation»aucercled’accompagnement,carSamarrivachezmoijusteaumoment où jem’apprêtais à partir.Nous finîmes dans un enchevêtrement de bras et de jambes, etseuleputnousarrêterlasonneriedemonminuteur,quinousindiquaqu’ildevaitserhabillerafinderécupérerJakeentempsetenheure.Deuxfois,ilm’attendaitenbasdechezmoilorsquejerentraidutravail,etavecses lèvresdansmoncouetsesgrandesmainssurmeshanches, leshumiliationsduShamrockandClover furent, sinon oubliées, aumoins balayées enmême temps que les bouteillesvidesdelaveille.Je voulais lui résister, mais j’en étais incapable. J’étais étourdie, distraite, je ne dormais plus.

J’attrapaiunecystite,maisnem’enpréoccupaipas.Jefredonnaisautravail,flirtaisaveclesclientsetrépondaisauxreprochesdeRichardparunjoyeuxsourire.Magaietéoffensaitmonchef:jelevoyaisgrincerdesdentsetchercherdansmonattitudelemoindredétailàcritiquer.Toutcelam’étaitégal.Jechantaisdansladouche,restaiscouchéetoutéveilléeàrêvasser.Jeportais

mesanciennesrobes,mesgiletsauxcouleursvivesetmesballerinesensatin.Jem’enfermaisdansunebulledebonheur,conscientequelesbullesn’existaientqu’untempsavantd’exploser.—Jel’aiditàJake,affirma-t-il.Ilavaiteuunepaused’unedemi-heure,etluietDonnas’étaientgarésenbasdechezmoiavecle

déjeuneravantquejeparteautravail.J’étaisassiseàcôtédeluisurlesiègeavantdel’ambulance.—Tuluiasditquoi?demandai-je.Ilavaitpréparédessandwichsàlamozzarella,auxtomatesceriseetaubasilic.Lestomates,qu’il

faisaitpousserdanssonjardin,produisaientsousmalanguecommedepetitesexplosionsdesaveur.J’étaisatterréedevoircommejemenourrissaismalquandj’étaisseule.—Quetucroyaisquej’étaissonpère.Çafaisaitdesmoisquejenel’avaispasvurireautant.—Tuneluiaspasditquejet’airépétéquesonpèrepleuraitaprèslesexe,j’espère?—J’ai connuunhommequi faisait ça, déclaraDonna.Mais il sanglotait vraiment.C’était assez

gênant.Lapremièrefois,j’aicruqu’ils’étaitfracturélepénis.Jemetournaiverselle,bouchebée.—Çaarrive.Vraiment.Onenavupasserquelques-unsdansl’ambulance,tuterappelles?—C’estvrai.Tuseraisétonnéedunombredeblessurescoïtalesqu’onapuvoir.Jeteraconterai

quandtuaurasfinidemanger,ajouta-t-ilavecunsignedetêteendirectiondemonsandwich.—Blessurescoïtales.Génial.Parcequ’iln’yapasencoreassezdesujetsd’inquiétudedanslavie.Sonregardglissasurmapoitrinequandilmorditdanssonsandwich.Jerougis.—Crois-moi,dit-il,jeteleferaisavoir.—Justepourquecesoitclair,monvieux,ditDonnaenluipassantunedeseséternellesboissons

énergétiques,necomptepassurmoipourêtretonpremierintervenantsiçat’arrive.J’aimaispasserdutempsdansl’ambulance.SametDonnaavaientlesmanièresironiquesetterreà

terredeceuxquiavaientdéjàcôtoyépresquetouteslesmisèreshumainesetlesavaientsoignées.Ilsétaient drôles etmaniaient l’humour noir à la perfection, et jeme sentais étrangement àma placecoincéeentreeuxdeux.C’étaitcommesimavie,aussibizarresoit-elle,étaitenfaitplutôtnormale.Voicileschosesquej’apprisaucoursdequelquesdéjeunersvolés:

• Presque aucun homme ou femme de plus de soixante-dix ans ne se plaignait de sadouleuroudesontraitement,mêmeavecuneblessurenécessitantuneamputation.•Cesmêmespersonnesâgéess’excusaientpresquetoujoursdeles«embêter».

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• Le terme « patient TDP » n’était pas unmystérieux sigle scientifique, mais signifiait«patienttombésanssapisse».• Les femmes enceintes accouchaient rarement à l’arrière des ambulances. (Ce qui meparutunpeudécevant.)•Pluspersonnen’employaitlemot«ambulancier».Surtoutpaslesambulanciers.•Ilyauraittoujoursunepoignéed’hommesquirépondraient,quandonleurdemandaitdedécrireleurdouleursuruneéchelledeunàdix,«onze».

MaiscequitransparaissaitlepluslorsqueSampassaitmevoiraprèsunelonguejournée,c’étaitleras-le-bolqu’ilressentait:desretraitéssolitaires;deshommesobèsescollésàunécrandetélé,tropgrospourmonteretdescendreleurpropreescalier;dejeunesmèresconfinéesdansleurappartementavecunmilliond’enfantsenbasâge,quinesavaientpascommentappelerdel’aideencasdebesoin,carellesneparlaientpasunmotd’anglais;etlesdépressifs,lesmaladeschroniques,lesmal-aimés…Certainsjours,disait-il,c’étaitcommeunvirus:ilfallaitbiensesavonnerpoursedébarrasserde

cettemélancoliequivouscollaitàlapeau,aussitenacequel’odeurdesantiseptiques.Etpuisilyavaitles suicides, les vies qui s’achevaient sous des trains ou dans des salles de bains silencieuses, lescorps qui passaient souvent inaperçus pendant des semaines ou des mois avant que quelqu’unremarquel’odeurousedemandepourquoilecourrierdesonvoisindébordaitdesaboîteauxlettres.—Tuaspeur,parfois?Ilétaitétenduetparaissaitimmensedansmapetitebaignoire.L’eauétaitdevenuevaguementrose

dusangd’unpatientblesséparballequiavaitcoulésurlui.Jem’étaistrèsvitehabituéeàavoirchezmoiunhommenu,cequimesurprenaitunpeu.Surtoutunhommecapabledesedéplacertoutseul.—Jenepourraispasfairecetravailsij’avaispeur,répliqua-t-ilsimplement.Ilavaitétédansl’arméeavantdedevenirauxiliairemédical;c’étaitunereconversioncourante.—Ilsnousaimentbienparcequ’onn’apaspeurdegrand-choseetqu’onadéjàtoutvu.Maisje

vaistedire,certainsdecesgaminsivresmortsmefontplusflipperquelestalibans.Assise à côté de lui sur le siège des toilettes, je regardais son corps baigner dans l’eau rougie.

Mêmes’ilétaitgrandetfort,jefrissonnai.—Eh, dit-il en voyant une ombre passer surmon visage. Ce n’est rien. J’ai juste un don pour

m’attirerdesennuis,ajouta-t-ilenmeprenant lamain.Leseulproblèmeavecceboulot,c’estqu’iln’estpaspratiquepourvivreunerelation.Madernièrecopinenelesupportaitpas.Leshoraires.Letravaildenuit.Ledésordre.—L’eaurosedanslabaignoire.—Ouais.Désolé.Lesdouchesnemarchaientplusàlabase.J’auraisdûpasserchezmoiavant.Ilmejetaunregardéloquent,quimefitclairementcomprendrequ’iln’auraitjamaisprisletemps

derentrerchezluiavantdevenirmevoir.Iltirasurlebouchondelabondeafindeviderunepartiedel’eau,puisrouvritlesrobinets.—Etc’étaitqui,tadernièrecopine?demandai-jeenm’efforçantdegarderunevoixmesurée.Jen’allaispasêtreunedecesfemmesjalouses,mêmes’ils’étaitavéréqu’iln’étaitpasuncoureur

dejupons.—Iona.Agentdevoyages.Unechicfille.—Maistun’étaispasamoureuxd’elle.—Qu’est-cequitefaitpenserça?— Aucun mec n’appelle jamais « une chic fille » une personne dont il a été amoureux. C’est

commecetrucdu«onresteamis».Çaveutjustedirequetessentimentsn’étaientpasassezforts.Ilparutuninstantamusé.

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—Alorsqu’est-cequej’auraisdûdiresij’avaisétéamoureuxd’elle?—Tuauraisprisunair très sérieux, et tuauraisdit :«Karen.Cauchemar total.»Oubien tu te

seraisrenfermé,genre«jen’aipasenvied’enparler».—Tuasprobablementraison.Ilréfléchituninstant,puisajouta:—Pourêtrehonnête,jen’avaispasenviedegrandssentimentsaprèslamortdemasœur.Êtreavec

Ellenpendantlesderniersmois,m’occuperd’elle,çam’aunpeuchamboulé.Lecancerpeutêtreunemanièretrèsbrutaledepartir.LepèredeJakes’esteffondré.Çaarriveparfois.Alorsjemesuisditqu’ilsavaientbesoindemoi.Franchement,laseulechosequim’aitfaittenir,c’estqu’onnepouvaitpastouscraquerenmêmetemps.Nousrestâmesunmomentsilencieux.Sesyeuxétaientunpeurouges,mais j’ignoraissic’étaità

causeduchagrinoudusavon.—Bref.Doncnon.Jen’étaisprobablementpas lemeilleurdespetitsamisà l’époque.Et toi, ton

ex?demanda-t-ilensetournantenfinversmoi.—Will.—Oui,biensûr.Personnedepuis?—Personnedontj’aienviedeparler.—Chacunasafaçonderemonterlapente,Louisa.Tun’asrienàtereprocher.Sapaumeétaitchaudeethumide.J’avaisdumalàretenirsesdoigtsglissants.Jeleslâchai,etilse

mitàselaverlescheveux.J’admirailemouvementdesmusclesdesesépaules,lescintillementdesapeau mouillée. J’aimais la façon dont il se shampouinait : avec vigueur et d’une manièreexcessivementpragmatique,s’ébrouantcommeunchienpoursedébarrasserdel’excèsd’eau.—Oh.J’aipasséunentretien,annonçai-jequandileutterminé.PourunemploiàNewYork.—NewYork,répéta-t-ilenhaussantunsourcil.—Maisjenevaispasdécrocherlejob.—Dommage.J’aitoujourscherchéuneexcusepourpartirlà-bas.Ilselaissaglisserlentementsouslasurface.Seulesabouchedépassait.Jelevissourire.—Maistupourrasgardertatenuedelutin,j’espère?ajouta-t-il.Jesentaisqu’ilétaitdemeilleurehumeur.Alors,justeparcequ’ilnes’yattendaitabsolumentpas,

j’entraitouthabilléedanslebainpourl’embrasser.Iléclataderiretoutenbuvantlatasse.Soudain,jefusheureusequ’ilsoitaussisolidedansunmondeoùilétaitsifaciledetomber.Finalement, je fis l’effortdem’occuperde l’appartement. Jeprofitaidemon jourde repospour

acheterunfauteuiletunetablebasse,ainsiqu’unepetite imageencadréequej’accrochaiprèsde latélévision.Étrangement,cesmenuschangementssuffirentàdonnerl’impressionquequelqu’unvivaitlà.Jem’offrisdenouvellesparuresdelit,ainsiquedeuxcoussins,etsuspendistousmesvêtementsvintage dans le placard. Ainsi, en l’ouvrant, je faisais apparaître une explosion de motifs et decouleurs à la place de mes jeans bon marché et de ma jupe en Lurex trop courte. Je parvins àtransformermon petit appartement anonyme en un lieu qui, s’il n’était pas encore un foyer, étaitdevenuvaguementaccueillant.Parunequelconquebénédictiondesdieuxduplanning,Sametmoiavionslemêmejourderepos.

Dix-huit heures ininterrompues durant lesquelles nous n’avions pas à entendre de sirènesd’ambulancenidecomplaintesà lacornemuse.AvecSam,remarquai-je, le tempspassaitdeuxfoisplusvitequelorsquej’étaisseule.J’avaissongéauxmillionsdechosesquenouspourrionsfairetouslesdeux,puisenavaisrejetélamoitiéparcequ’ellesfaisaienttrop«couple».Jemedemandais’ilétaitsagedepasserautantdetempsensemble.

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Unenouvellefois,j’écrivisunmessageàLily:Lily,réponds-moi,s’ilteplaît.Jesaisquetum’enveux,maisappelle-moi.Tonjardinestmagnifique!J’aibesoinquetum’expliquescommentm’enoccuper ; jenesaispasquoi fairedesplantsde tomates,quisontdevenushypergrands(c’estnormal?).Etpeut-êtrequ’aprèsçaonpourraitallerenboîte?Bisous.

J’appuyai sur « envoyer » et restai là à regarder fixement l’écran jusqu’à ce que la sonnette

retentisse.—Salut!Ilemplissaitdesacarruretoutel’embrasuredemaporte,uneboîteàoutilsdansunemainetunsac

decoursesdansl’autre.—Oh,monDieu!m’écriai-je.Lefantasmefémininultime!—Desétagères,répliqua-t-il,impassible.Iltefautdesétagères.—C’estbien,chéri.Continue.—Etdespetitsplatsfaitsmaison.—Çayest.J’aijoui.Iléclataderireetdéposalesoutilsdansl’entréepourm’embrasser.Puis,lorsqueenfinnousnous

séparâmes,ilpartittoutdroitverslacuisine.—J’aipenséqu’onpourraitalleraucinéma,dit-il.Tusaisquelegrandavantagedemontravail,

c’estquejenebossepaslematin?Jejetaiuncoupd’œilàmontéléphone.—Maispasunfilmviolent,poursuivit-il.J’enaiunpeumarredusang.Lorsquejerelevailatête,ilmeregardait.—Quoi?Çanet’emballepas?Turêvaisd’allervoirZombiesCannibales15?…Qu’est-cequ’ily

a?Jereposaimonportable,soucieuse.—Jen’arrivepasàjoindreLily.—Jecroyaisqu’elleétaitrentréechezelle?—Oui.Maisellenerépondpasautéléphone.Jecroisqu’ellem’enveutvraiment.—Sesamisontvolétesobjetsdevaleur.C’esttoiquidevraisêtrefâchée.Ilcommençaàvidersonsacdecourses:unelaitue,destomates,desavocats,desœufs,desherbes

aromatiques…Ilrangeale toutdansmonréfrigérateurpresquevide,puissetournaversmoialorsquej’envoyaisunnouveaumessageàLily.—Net’enfaispas,dit-il.Elleapeut-êtrecassésonportable,oul’aperduenboîte,oun’aplusde

crédit.Tusaiscommentsontlesados.Oubienelleboudetoujours.Parfois,ilfautjusteattendrequ’ilssecalment.Jeprissamainetfermailaportedufrigo.—Ilfautquejetemontrequelquechose,annonçai-je.Sonregards’éclairauninstant.—Non,pasça,espècedesalepervers.Pourça,tuattendras.Deboutsurletoit,Samadmiraitlesfleurs,bouchebée.—Ettun’enavaisaucuneidée?demanda-t-il.—Paslamoindre.Ils’assitlourdementsurlebanc.Jel’imitai,etnouscontemplâmesensilencelejardin.—Jemesenstrèsmal,déclarai-je.Jel’aiaccuséededétruiretoutcequ’elleapprochait.Etpendant

cetemps,elleétaitentraindecréercepetitcoindeparadis.

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Ils’accroupitpourcaresserlesfeuillesd’unplantdetomates,puisseredressaetsecoualatête.—D’accord.Onvaallerluiparler.—Vraiment?—Oui.D’abord,onmange.Puisonvaauciné.Ensuite,onirasonnerchezelle.Commeça,ellene

pourraplust’éviter.Etn’aiepasl’airsiinquiète,ajouta-t-ilenpressantmapaumesurseslèvres.C’estuneexcellentenouvelle,cejardin.Çaveutdirequ’ilyadubonenelle.Illâchamamain,etjel’observaiuninstantenplissantlesyeux.—Commentçasefaitquetuarrangestoujourstout?—Jen’aimepastevoirtriste,c’esttout.Jenepouvaisluiavouerquejen’étaisjamaistristeensaprésence,niqu’ilmerendaitsiheureuse

quecelam’effrayait.Jesongeaiàquelpointj’aimaisl’idéed’avoirsescoursesdansmonfrigo,àmafaçondevérifiermontéléphonevingtfoisparjourenguettantsesmessages,àl’habitudequej’avaisprised’imaginersoncorpsnuautravailavantdedevoirpensertrèsfortàdelacirepourplancherouàdesreçusdecaisseenregistreuseafindem’empêcherdetroprougir.Ralentis,meconseillaitunevoixdansmatête.Net’attachepastrop.—Tu as un joli sourire, Louisa Clark, dit-il d’une voix douce. Ça fait partie des centaines de

chosesquej’aimecheztoi.Jeluirendissonregardpendantprèsd’uneminute.Quelhomme,songeai-je.Puisjeclaquaimesmainssurmesgenoux.—Allons-y!m’écriai-jed’untonbrusque.Onaunfilmàallervoir.Le cinéma était presque vide. Nous nous assîmes côte à côte, tout au fond, sur un siège dont

quelqu’un avait arraché l’accoudoir. Sam me donnait du pop-corn, qu’il piochait dans un cartongrandcommeunecorbeilleàpapier,etjem’efforçaisdenepaspenseraupoidsdesamainposéesurmajambenue:jevoulaistoutdemêmesavoirdequoiparlaitlefilm.Ils’agissaitd’unecomédieaméricaine,avecdeuxflicsmalassortisqui,àlasuited’unquiproquo,

étaient pris pour des criminels. Ce n’était pas très drôle,mais je riais tout demême. Soudain, lesdoigtsdeSamapparurentdevantmoi,tenantunepoignéedepop-cornsalé.Jel’avalai,puisuneautre,puisfinisparluimordillerl’index.Ilmeregardaetsecoualatête,lentement.—Personneneverrarien,murmurai-je.—Jesuistropvieuxpourça,répliqua-t-ilàvoixbasse.Maislorsquejetournaisonvisageverslemiendanslapénombremoitedelasalleetcommençaià

l’embrasser,illaissaaussitôttomberleseaudepop-cornet,bientôt,jesentissamainglisserlelongdemondos.À cet instant précis, mon téléphone sonna. Les deux spectateurs assis devant nous laissèrent

échapperunsifflementdésapprobateur.—Pardon.Pardon,vousdeux!(Nousn’étionsquequatredans la salle.) JedescendisdesgenouxdeSamet répondis.C’étaitun

numéroinconnu.—Louisa?Jemisunmomentàreconnaîtrelavoixdemoninterlocutrice.—Uneminute,soufflai-jeàSamavantdequitterlasalle.—Désolée,madameTraynor.J’aidû…Vousêtestoujourslà?Allô?Lehallétaitvide,etlescaissesétaientdésertes.Derrièrelecomptoir,lamachineàgranitéfaisait

tournermollementsesréservoirsdeglacecolorée.—Oh,Dieumerci.Louisa?JemedemandaissijepouvaisparleràLily.

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Jemefigeai,letéléphonecolléàl’oreille.—J’airepenséàcequis’estpasséentrenous,etjesuisdésolée,poursuivit-elle.J’aidûavoirl’air

d’une…Est-cequevouspensezqu’elleaccepteraitdemerevoir?—MadameTraynor…—Jevoudraisluiexpliquer.Depuisunan,je…ehbien,jenesuisplusmoi-même.Jedoisprendre

cescomprimés,vouscomprenez,quim’embrumentunpeul’esprit.Etj’aiétésipriseaudépourvuenvoustrouvantsurlepasdemaportequejen’aisimplementpaspucroirecequevousmeracontiez.Tout çame paraissait si invraisemblable…Mais je… j’ai parlé à Steven, qui m’a confirmé toutel’histoire.J’aipassédesjournéesentièresàtenterdedigérerlanouvelle,etjemedis…Willaeuunefille. J’aiunepetite-fille. Jen’arrêtepasdeme répéter cesmots.Parfois, j’ai l’impressiond’avoirrêvé.J’écoutaiensilencecetinhabituelflotdeparoles.—Jesais,répondis-jelorsqu’elleeutterminé.Moiaussi,çam’afaitceteffet.— Je n’arrête pas de penser à elle. Je veux la rencontrer comme il faut. Pensez-vous qu’elle

accepterademerevoir?—MadameTraynor,ellenevitpluschezmoi.Maisoui,ajoutai-jeenpassantlesdoigtsdansmes

cheveux.Oui,biensûrquejeluidemanderai.Jenepusmeconcentrersurlafindufilm.Auboutd’unmoment,constatantquej’avaislesyeux

perdusdanslevide,Sammeproposadepartir.Dansleparking,devantsamoto,jeluiracontaicequis’étaitpassé.—Tuvois?dit-il,commesij’avaisaccompliuneprouessedontjedevaisêtrefière.Allons-y!Il choisit dem’attendre de l’autre côté de la rue pendant que je frappais à la porte. Je levai le

menton,déterminéeànepasmelaisserintimiderparTanyaHoughton-Miller.Jejetaiuncoupd’œilenarrière,etSamm’adressaunpetitsigneencourageant.La porte s’ouvrit. Tanya était vêtue d’une robe en lin couleur chocolat et de spartiates. Elle

m’observa des pieds à la tête, comme lors de notre première rencontre, comme simagarde-robevenaitd’échoueràuntestinvisible.(Celam’agaçaunpeu,carjeportaisunedemestenuespréférées:unerobechasubleencotonàgroscarreaux.)Sonsourirerestaunedemi-secondecolléàseslèvres,puiss’évanouit.—Louisa.—Navréededébarquerainsiàl’improviste,madameHoughton-Miller.—Quelquechoseestarrivé?Jeclignaidesyeux.— En fait, oui, répondis-je en repoussant les cheveux qui me retombaient sur le visage.

MmeTraynor,lamèredeWill,vientdem’appeler.Jesuisdésoléedevousembêteravecça,maiselleaimerait vraiment pouvoir entrer en contact avec Lily, et votre fille ne répond pas au téléphone.Pourriez-vous,s’ilvousplaît,luidemanderdem’appeler?Tanyameregardaitfixementsoussessourcilsparfaitementépilés.—Oupeut-êtrepourrait-onluiparlerrapidement?ajoutai-je,impassible.—Pourquoipensez-vousquemoi,jeluidemanderaisça?s’enquit-elleaprèsuncourtsilence.Jeprisunegrandeinspirationetchoisismesmotsavecsoin:—Jesaisquevousn’appréciezpaslesTraynor,maisjepensevraimentqueceseraitdansl’intérêt

deLily.J’ignoresiellevousl’araconté,maisleurpremièrerencontre,ilyaquelquessemaines,aétédésastreuse,etMmeTraynoraimeraitvraimentavoirunechancederepartirsurdemeilleuresbases.—Ellefaitcequ’elleveut,Louisa.Maispourquoivousattendez-vousàcequejem’impliquelà-

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dedans?Jedusdéployerdeseffortssurhumainspourresterpolie.—Euh…parcequevousêtessamère?—Qu’ellen’apasdaignéappelerdepuisplusd’unesemaine.Jemefigeai,l’estomacnoué.—Jevousdemandepardon?—Lily n’a pasmêmepris la peine demepasser un coupde fil. Je pensais qu’elle viendrait au

moinsnoussaluerànotreretourdevacances,maisapparemmentc’estdéjà troppourelle, lâcha-t-elleentendantlamainpourexaminersesongles.—MadameHoughton-Miller,elleétaitcenséeêtreavecvous.—Quoi?—Lilydevait retourner chezvous.Quandvous êtes rentrés devacances.Elle est partie de chez

moi…ilyadixjours.

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Chapitre18

Debout dans la cuisine immaculée de Tanya Houghton-Miller, je fixais d’un regard vide samachineàcaféauxmilleboutons,quivalaitsansdoutedeuxfoispluscherquemavoiture,etrepassaidansmatêtepourlaénièmefoislesévénementsdelasemainepassée.—Ilétaitenvironminuitetdemi.Jeluiaidonnévingtlivrespourletaxietluiaidemandédeme

laissersaclé.J’aisupposéqu’elleétaitrentréechezvous.J’avaislanausée.Jefislescentpaslelongdubar,l’espritenébullition.—J’auraisdûvérifier.Maiselleallaitetvenaitàsaguise.Eton…ons’étaitdisputées.Sam,immobiledevantlaporte,sefrottaitlefront.—Etaucunedevousn’areçudenouvellesd’elledepuis.— Je lui ai envoyéquatre ou cinqmessages restés sans réponse, dis-je. J’ai pensé qu’ellem’en

voulaitencore.Tanyanenousavaitpasoffertdecafé.Ellesedirigea jusqu’à l’escalierd’unpas tranquillepour

jeteruncoupd’œilàl’étage,puisconsultasamontre,commesielleattendaitqu’ons’enaille.Elleneressemblait pas à une mère qui venait de découvrir que sa fille avait fugué. De temps en temps,j’entendaislevrombissementétoufféd’unaspirateur.—MadameHoughton-Miller,est-cequequelqu’uniciaeudesesnouvelles?Pouvez-vousvoirsur

votretéléphonesiellealuvosmessages?—Jevousl’aidit,répliqua-t-elled’unevoixétrangementcalme.Jevousaiprévenuequ’elleétait

commeça.Maisvousn’avezpasvoulum’écouter.—Jecroisqu’on…,commençaSam.Ellelevalamainpourl’interrompre.—Ce n’est pas la première fois, déclara-t-elle.Oh, non. Elle a déjà disparu pendant des jours,

quand elle était censée être à l’internat. Je les en tiens pour responsables, évidemment. Ils étaientsupposéssavoirexactementoùellesetrouvait,àtoutmoment.Quandilsnousontappelés,elleavaitdéjàdisparudepuisquarante-huitheures,etonadûallervoir lapolice.Apparemment,unefilledudortoiravaitmentipourlacouvrir.Commentilsontpumettretantdetempsàcomprendrecequisetramait, ça dépasse mon entendement ; surtout avec les frais exorbitants qu’ils nous facturaient.Francis voulait les poursuivre en justice. Il a dû quitter sa réunion annuelle du conseild’administrationpourréglercettehistoire.J’étaisextrêmementembarrassée.Àl’étage,ungrandfracasretentitetunenfantsemitàcrier.Aussitôt,Tanyatrottinajusqu’aupied

del’escalier.—Lena!cria-t-elle.Emmenez-lesauparc,pourl’amourduciel!Puisellerevintdanslacuisineetrepritsondiscours:—Elleboit,voussavez.Ellesedrogue.Ellem’avoléunepairedebouclesd’oreillesendiamant.

Ellerefusedel’avouer,maisjesaisquec’estelle.Ellesvalaientplusieursmilliersdelivres.J’ignorecequ’elleenafait.Elleaaussiembarquéunappareilphotonumérique.Jerepensaiàmesbijouxdisparus,etmagorgesenoua.—Alors,oui.Toutceciest trèsprévisible.Jevousavaisprévenue.Etmaintenant,sivousvoulez

bienm’excuser,jedoisvraimentallerm’occuperdesgarçons.Ilsontunejournéedifficile.

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—Maisvousallezavertirlapolice,n’est-cepas?Elleaseizeans,etelleadisparudepuispresquedixjours.— Ça ne les intéressera pas. Pas quand ils sauront qui elle est. Expulsée de deux écoles pour

absentéisme. Interpellation pour possession de drogues dures. Ivresse sur la voie publique. Vol àl’étalage.Comment dit-on ?Ma fille a « une réputation ». Je vous le dis franchement,même si lapolicelaretrouveetlaramèneici,ellerepartiradèsqueçaluichantera.Uncâblesemblaits’êtreserréautourdemapoitrine,m’empêchantderespirer.Oùétait-elleallée?

Cegarçonquej’avaisvutraînerenbasdechezmoiavait-ilunrapportlà-dedans?Oulesfêtardsquil’accompagnaientcefameuxsoir?Commentavais-jepuêtreaussinégligente?—Signalonsquandmêmesadisparition.Elleestencoremineure.—Non. Je ne veuxpas que la police s’enmêle. Francis doit gérer une situation épineuse à son

travailencemoment.Ilsebatpourgardersaplaceauconseild’administration,etsisescollèguesontventdecetteaffaire,ceserafinipourlui.Samserralamâchoire.—MadameHoughton-Miller,déclara-t-ilauboutdequelquesinstants,votrefilleestvulnérable.Je

pensevraimentqu’ilesttempsdedemanderdel’aide.—Sivouslesappelez,jeleurrépéteraisimplementcequejeviensdevousexpliquer.—MadameHoughton-Miller…—Combiendefoisl’avez-vousrencontrée,monsieurFielding?cracha-t-elleens’appuyantcontre

lacuisinière.Vouslaconnaissezmieuxquemoi,c’estça?Vousavezpassédesnuitssanssommeilàattendre qu’elle rentre à lamaison ?Vous avez dû expliquer son attitude à des professeurs et despoliciers?Présentervosexcusesàdesvendeurspourlesarticlesqu’elleavolés?Renflouersacartedecrédit?—Lesenfantslesplusdifficilessontsouventceuxquisontleplusendanger.—Mafilleestunemanipulatricehorspair.Elledoitêtrechezundesesamis.Commetoujours.Je

vous garantis que dans un jour ou deux elle va débarquer ici en pleine nuit, ivremorte.Àmoinsqu’elle vienne gratter à la porte de Louisa. Quelqu’un la laissera entrer, elle sera désolée etterriblement triste, et puis quelques jours plus tard elle ramènera chez vous un groupe d’amis ouvolerauntruc.Etunefoisdeplus,elleseradésolée.Etainsidesuite.Elle repoussa en arrière les cheveux blonds qui lui tombaient sur le visage. Elle et Sam se

regardèrentlonguement.— Je suis une thérapie pour faire face au chaos que ma fille a semé dans ma vie,

monsieurFielding.C’estdéjàassezdurdem’occuperdesesfrèresetdeleurs…problèmes.Maisundesenseignementsqu’onapprendenthérapie,c’estqu’ilarriveunmomentoùondoitpenseràsoi-même.Lilyestassezgrandepourprendresespropresdécisions…—C’estuneenfant,l’interrompis-je.—Oh,oui.C’estvrai.Uneenfantquevousavezjetéedehorsàminuitpassé.TanyaHoughton-Millersoutintmonregardaveclasuffisanced’unepersonnequivientdeprouver

qu’ellearaison.—Rienn’esttoutnoirnitoutblanc,reprit-elle.Mêmesionlevoudraitbien.—Vousn’êtesmêmepasunpeuinquiète,pasvrai?demandai-je.—Franchement,non.J’aivécuçatropsouvent.Jevoulusrétorquer,maisellenem’enlaissapasletemps:—Voussouffrezd’unsacrésyndromedusauveur,pasvrai,Louisa?Ehbien,sachezquemafille

n’a pas besoin d’être sauvée.Etmême si c’était le cas, on ne peut pas dire que vous ayez été très

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efficacepourlemoment.Samavaitposésonbrassurmesépaulesavantmêmequejepuisseriposter.Marépliqueseforma,

cinglante,dansmabouche,maisTanyas’étaitdéjàdétournée.—Viens,ditSamenmepoussantdanslecouloir.Ons’enva.Pendantdesheures,nousparcourûmesenmoto leWestEnd, ralentissantsanscessepourscruter

desgroupesde jeunes fillesgloussantes et titubantes et, plusdiscrètement,dévisagerdes sans-abri.Puis, aprèsnousêtregarés, jevisitaiavecSamdes recoins sombres sousdesponts,demandaiauxpassantss’ilsn’avaientpasvul’adolescentedontj’avaislaphotosurmontéléphone.Nousallâmesàla boîte de nuit où elle m’avait emmenée danser, puis à quelques autres que Sam savait être desrepairesnotoiresdemineursalcoolisés.Nouspassâmesdevantdesarrêtsdebusetdesfast-foods,etplusnousavancions,plusjenoustrouvaisridiculesdechercheràlaretrouveraumilieudesmilliersdegensquicirculaientdanslesruesfourmillantesducentredeLondres.Ellepouvaitêtren’importeoù.Ellesemblaits’êtrevolatilisée.Jeluienvoyaideuxnouveauxmessages,pourluidirequenouslacherchionspartout,etlorsquenousrevînmesàmonappartement,Samappelaplusieurshôpitauxafindes’assurerqu’ellen’yavaitpasétéadmise.Enfin,nousnousassîmessurmonpetit canapéetmangeâmesquelques toasts. Ilmepréparaune

tassedethé,etnousrestâmesunmomentassisensilence.—J’ail’impressiond’êtrelapiremèreaumonde.Etjen’ensuismêmepasune.Ilsepenchaenavant,lescoudessurlesgenoux.—Cen’estpastafaute.—Si.Quelgenredepersonnemetàlaporteunegaminedeseizeansaubeaumilieudelanuit,sans

prendrelapeinedevérifieroùelleva?Cen’estpasparcequ’elleadéjàfuguéqu’elles’ensortiracettefois-ci,tuesd’accordavecmoi?Çavafairecommepourcesadosquidisparaissentetdontpluspersonnen’entendparlerjusqu’àcequ’unchiendéterreleurcadavredanslesbois.—Louisa.—J’auraisdûêtreplus forte. J’auraisdûmieux lacomprendre. J’auraisdûmerendrecompteà

quelpointellesouffre.Souffrait.Oh,bonsang,s’il luiestarrivémalheur, jenemelepardonneraijamais. Et quelque part, un innocent promeneur n’a pas idée que sa vie va bientôt virer aucauchemar…—Louisa,ditSamenposantlamainsurmajambe.Arrête.Tutournesenboucle.Aussiénervante

qu’ellesoit, ilest toutàfaitpossiblequeTanyaHoughton-Milleraitraison,etqueLilyrentrechezelle ou sonne à ta porte d’ici quelques heures. Et on se sentira idiots d’avoir paniqué, et puis onoublieracequis’estpasséjusqu’àcequeçarecommence.—Maispourquoiellenerépondpasautéléphone?Elledoitbiensavoirquejem’inquiète.—C’est peut-être exactement pour ça qu’elle t’ignore. Elle s’amuse peut-être à te faire un peu

flipper.Écoute,onnepeutrienfairedepluscesoir.Etjedoisyaller.Jecommencetôtdemain.Ilalladéposerlesassiettesdansl’évierets’appuyacontrelesélémentsdecuisine.—Désolée,dis-je.Cen’estpasvraimentlameilleurefaçondedémarrerunerelation.—Ah,c’estunerelation,maintenant?Jemesentisrougir.—Cen’estpasceque…— Je plaisante,m’interrompit-il d’une voix douce enm’attirant contre lui. J’aime beaucoup tes

tentativesdésespéréesdemeconvaincrequetutesersdemoiuniquementpourlesexe.Ilsentaitbon.Mêmequandildégageaitunevagueodeurdeproduitanesthésiant, ilsentaitbon.Il

m’embrassadanslescheveux.

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—Onvalaretrouver,promit-ilens’enallant.Lorsqu’ilfutparti,jemontaisurletoit.Jerestaiassisedanslenoir,àrespirerl’odeurdujasmin

quigrimpaitlelongdelaparoiduréservoird’eau,caressantdoucementlespetitestêtesviolettesdesaubriettesquidégringolaientdespotsenterrecuite.Monregardseperditau-delàduparapet,verslesruesclignotantesde laville,etmes jambesne tremblèrentmêmepas. J’envoyaiàLilyunnouveauSMS,puismepréparaiàmecoucher.Lesilencequirégnaitdansl’appartementsemblaitvouloirserefermersurmoi.Je vérifiai mon téléphone pour la millionième fois, puis ma boîte mail, au cas où. Rien.Mais

j’avaisreçuunbrefmessagedeNathan:Félicitations!LevieuxGopnikm’aannoncécematinqu’ilal’intentiondet’engager!OnserevoitàNY!

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Chapitre19

LILY

Peterattendencore.Parlafenêtre,ellelevoitappuyécontresavoiture.Ill’aperçoit,faitungrandgesteetarticule:«Jeveuxmonargent.»Lilyouvre la fenêtreet jetteuncoupd’œilde l’autrecôtéde la rue, làoùSamir est en trainde

sortiruncageotd’oranges.—Fous-moilapaix,Peter.—Tusaiscequivaarriver…—Jet’aidéjàdonnéassez.Laisse-moitranquille,OK?—Mauvaiseréponse,Lily.Ilhausseunsourciletattendjusteassezpourqu’ellesesentemalàl’aise.Loudoitrentrerdansune

demi-heure. Il traîne ici tellement souventqu’elleest sûrequ’il connaît seshoraires.Finalement, ils’installedanssavoitureetdémarre.Ens’éloignant,ilsortsontéléphoneparlafenêtre.Unmessage:

Mauvaiseréponse,Lily.Lejeudelabouteille.Unjeuenapparencetellementinnocent.Avecquatrefillesdesonlycée,elle

avaitprofitéd’unepermissionpourpartiràLondres.EllesavaientvolédurougeàlèvreschezBoots,acheté des minijupes à Top Shop et s’étaient rendues en boîte de nuit, où elles étaient entréesgratuitementparcequ’ellesétaientjeunesetjolies.Àl’intérieur,entredeuxrhumsCoca,ellesavaientrencontréPeteretsesamis.Elles avaient fini la soirée dans un appartement àMarylebone, à 2 heures dumatin. Elle ne se

souvenaitpasvraimentcommentellesavaientatterrilà.Toutlemondeétaitassisencercle,fumaitetbuvait.Elleavaitdit«oui»àtoutcequ’onluiavaitproposé.UnCDdeRihannadanslachaînehi-fi.Unpoufbleuquisentaitledésodorisantd’atmosphère.Nicoleavaitvomidanslasalledebains,cetteidiote.Le tempsavaitpassé ;2h30,3h17,4heures…Elleavaitperdulecompte.Puisquelqu’unavaitsuggéréunepartied’ActionouVérité.Labouteilletournait,caléesuruncendrier,projetantmégotsetcendressurletapis.Lavéritéd’une

fillequ’elleneconnaissaitpas:pendantlesvacances,l’andernier,elleavaitfaitl’amourautéléphoneavecsonexpendantquesagrand-mèredormaitdans le litd’àcôté.Lesautresreculèrent,arborantdesmineshorrifiées.Lilyéclataderire.Pendanttoutcetemps,Peterl’avaitregardée.Audébut,elles’étaitsentieflattée:c’étaitdeloinle

plusbeaugarçonde lasoirée.Unhomme,même.Quand il la regardait,elle refusaitdebaisser lesyeux.Ellenevoulaitpassecomportercommelesautresfilles.—Tourne!Elleavaithaussélesépaulesquandlabouteilles’étaitarrêtéesurelle.—Action,dit-elle.Toujours.—Lilyneditjamaisnon,ricanaJemima.À présent, elle se demande s’il n’y avait pas eu un sous-entendu dans la façon dont elle avait

regardéPeterenprononçantcesmots.

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—OK.Tusaiscequeçasignifie.—Sérieusement?—Tunepeuxpas faireça ! s’écriaPippaen secouvrant levisage, comme toujours lorsqu’elle

voulaitsedonnerdesairsdramatiques.—Vérité,alors.—Non,jedétestelavérité.Etpuisquoi?Ellesavaitquecesgarçonsallaientsedégonfler.—Oùça?Ici?demanda-t-elled’unairnonchalant.—Oh,bordel.—Faistournerlabouteille,ditungarçon.Elleneressentitpaslamoindrenervosité.Elleétaitunpeuivreet,detoutefaçon,elleaimaitassez

rester là, impassible, pendant que les autres filles tapaient des mains et glapissaient comme desidiotes.Ellesétaienttellementfausses.Cesfilles,quiétaientprêtesàécharperleuradversairesurleterraindehockey,quisavaientparlerpolitiqueetdiscutaientsanscessedeleursfuturescarrièresdansledroitoulabiologiemarine,devenaientdestupidesdindesgloussantesdèsqu’ungarçonsetenaitdans la pièce ; elles se recoiffaient et se remettaient du rouge à lèvres, comme si elles avaientspontanémentoubliétoutcequifaisaitd’ellesdespersonnesintéressantes.—Peter…—Oh,merde.Pete,mec.C’esttoi.Lesgarçons semirent tousà siffleret fanfaronnerpourcacher leurdéception,oupeut-être leur

soulagement.Peterseleva.Sesyeuxdechatcroisèrentlessiens.Iln’étaitpascommelesautres:sonaccenttrahissaitdesoriginesplusmodestes.—Ici?—Peuimporte,répondit-elleenhaussantlesépaules.—Àcôté,dit-ilendésignantlaportedelachambre.Elleenjambasanstrébucherlespiedsdesautresfilles,etilspassèrentdanslapiècevoisine.L’une

desescamaradesluiattrapalachevilleetluiconseilladenepasyaller,maisLilylarepoussa.Ellesedéhanchaitd’unairbravache,sentanttouslesregardsposéssurelle.Action.Toujoursaction.Peter ferma la porte derrière lui, et elle parcourut la pièce des yeux. Le lit était tout froissé,

recouvertd’unehoussedecouetteauxmotifshideuxquin’avaitvisiblementpasétélavéedepuisdeslustres et dégageait une vague odeurmusquée. Une pile de linge sale traînait dans un coin, et uncendrierpleinétaitposéàcôtédulit.Lapiècedevintsoudaintrèssilencieuse.Lesvoixau-dehorss’étaienttues.Ellelevalementonetrepoussalescheveuxquiluiétaienttombéssurlefront.—Tuveuxvraimentquejefasseça?demanda-t-elle.Ilesquissaalorsunlentsouriremoqueur.—Jesavaisquetuallaistedégonfler.—Quiaditquejemedégonflais?Maisellenevoulaitpaslefaire.Ellenevoyaitplussonbeauvisage;toutcequ’ellevoyait,c’était

cettelueurfroidedanssonregard,cerictusdéplaisant.Ilposalamainsursabraguette.Ilsrestèrentimmobilesuninstant.—Ce n’est pas grave si tu ne veux pas le faire. On ira retrouver les autres et dire que tu t’es

dégonflée.—Jen’airienditdetel.

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—Alorstudisquoi?Ellen’arrivaitplusàréfléchir.Unbourdonnementsourdrésonnaitdanssoncrâne.Elleregrettait

d’êtrevenue.Ilbâillaavecexagération.—Jecommenceàm’ennuyer,Lily.Quelqu’unfrappafrénétiquementàlaporte.—Lily!ditlavoixdeJemima.Lily…Tun’espasobligéedelefaire.Viens.Onpeutrentrer,situ

veux.—«Tun’espasobligéedelefaire,Lily»,lasingea-t-il.Elle fit lecalcul.Quelétait lepirescénario?Deuxminutes,cen’était rienà l’échelled’unevie.

Ellen’allaitpassedégonfler.Elleallaitluimontrer.Elleallaitleurmontreràtous.IltientunebouteilledeJackDaniel’sdansunemain.Ellelaluiprend,ladéboucheetenboitdeux

longuesgorgées,lesyeuxplongésdanslessiens.Puiselleluirendlewhiskyetposelesdoigtssursaceinture.«Desphotos,ouc’estcommesicen’étaitpasarrivé.»Malgré lesangquibatdanssesoreilles,elleentend lescriset lessiffletsdesgarçonsde l’autre

côté de la porte. Il l’agrippe trop fort par les cheveux, il lui fait mal. Mais il est déjà trop tard.Beaucouptroptard.Elleentendledéclicd’unappareilphotojusteaumomentoùellelèvelatête.Unepairedebouclesd’oreilles.Cinquante livresen liquide.Cent livres.Plusieurs semainesplus

tard,lesexigencescontinuentd’affluer.Illuienvoiedesmessages:JemedemandecequisepasseraitsijemettaisçasurFacebook…

Elleaenviedepleurerquandellevoitlaphoto.Illaluirenvoiesanscesse:sonvisage,sesyeux

injectésdesang,sesjouestachéesdemascara.Cesexedanssabouche.QuandLouisarentre,elledoitcachersontéléphonesouslescoussinsducanapé.Ilestdevenuradioactif,unobjettoxiquequ’elleestobligéedegarderprèsd’elle.

Jemedemandecequevontpensertesamis.Ensuite, les autres fillesne lui avaientplus adressé laparole.Elles savaient cequ’elle avait fait,

puisque Peter avait montré la photo à tout le monde après être sorti de la chambre en refermantostensiblementsabraguette.Elledevaitfairecommesielles’enfichait.Lesfillesl’avaientdévisagéeun instant avant dedétourner les yeux.Dèsqu’elle avait croisé leur regard, elle avait suque leursrécitsdefellationetdepartiesdejambesenl’airavecdespetitsamisquepersonnen’avaitjamaisvusn’étaientquedeshistoires.Ellesétaientfausses.Ellesavaientmentisurtoutelaligne.Personnene l’avait trouvée courageuse.Personnene l’avait admirée de ne pas s’être dégonflée.

Ellen’étaitqueLilylasalope,la«suceusedebite».Rienqued’ypenser,elleavaitmalauventre.Elleavaitbuencoreplusdewhiskyetleuravaitditàtousd’allersefairefoutre.

Retrouve-moiauMcDonald’sdeTottenhamCourtRoad.Àcemoment-là,samèreavaitdéjàchangélesserruresdelamaisonfamiliale.Lilynepouvaitplus

seservirdesonpropreargent.Ilsavaientbloquésoncomptebancaire.Jen’aiplusrien.Tumeprendspouruncon,petitefilleriche?

Samèren’avait jamaisaimé lesbouclesd’oreillesMappin&Webb.Lilyavait espéréqu’ellene

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remarqueraitmêmepasleurdisparition.ElleavaitsautéaucoudeFrancisTête-de-Nœudlorsqu’illuienavait fait cadeau,maisLily l’avait entenduemarmonnerpeuaprèsqu’ellenecomprenaitpascequ’il luiavaitprisde luioffrirdesdiamantsen formedecœuralorsque tout lemondesavaitquec’étaitvulgaire,etqu’unmodèlependantauraitflattél’ovaledesonvisage.Peter avait regardé les boucles scintillantes comme si elle venait de lui tendre une poignée de

piécettes,puis lesavait fourréesdans sapoche. Il avait commandéunhamburger, et elle remarquaqu’ilavaitunpeudemayonnaisecolléeaucoindelabouche.Elleavaitlanauséechaquefoisqu’ellelevoyait.—Tuasenviequejeteprésentemespotes?—Non.—Tuveuxboireunverre?Ellesecoualatête.—C’estfini.C’étaitladernièrefois.Cesbouclesd’oreillesvalentplusieursmilliersdelivres.—Jeveuxducashlaprochainefois,répliqua-t-ilavecunegrimace.Jesaisoùtuhabites,Lily.Je

neplaisantepas.Elle sentait que jamais elle ne se libérerait de son emprise. Il lui envoyait desmessages à toute

heuredujouretdelanuit,laréveillait,l’empêchaitdedormir.Cettephoto,encoreetencore.Lilylavoyait en négatif, imprimée sur ses rétines. Elle cessa d’aller au lycée. Elle se soûlait avec desinconnus,sortaitdanseralorsqu’ellen’enavaitplusenviedepuislongtemps.Ellefaisaittoutpournepasresterseuleavecsespensées,avecl’incessantbipdesontéléphone.Elles’étaitréfugiéelàoùellepensaitêtreàl’abrietill’avaittrouvée.IlavaitlaissésavoituregaréedevantchezLouisapendantdesheures ; un avertissement silencieux. Elle songea même parfois à en parler à Louisa. Mais quepourraitfairelajeunefemme?Elleétaitdéjàunecatastropheambulante.AlorsLilyouvraitlabouchepour parler, mais aucun son n’en sortait. Et puis Louisa se mettait à jacasser sur une éventuellerencontreavecsagrand-mère,ou luidemandait si elleavaitdéjàmangé,etLily se rendaitcomptequ’elleétaitseule.Parfois,ellerestaitallongéetoutéveilléeetsedemandaitcequiseseraitpassésisonpèreavaitété

là.Ilseraitsorti,auraitempoignéPeterparlecoletluiauraitditdenejamaispluss’approcherdesafille.Puisill’auraitprisedanssesbrasetluiauraitditquetoutallaitbien,qu’elleétaitensécurité.Saufqu’iln’auraitjamaisfaitça.Parcequ’iln’étaitqu’untétraplégiqueencolèrequin’avaitmême

pasvouluvivre.Ilauraitvulesphotosetl’auraitregardéed’unairdégoûté.Etellen’auraitpaspuleluireprocher.Ladernièrefois,quandellen’avait rienpuluiapporter,Peter luiavaitcriédessussur le trottoir

derrièreCarnabyStreet,l’avaittraitéede«saleputequinesertàrien».Ilétaitarrivéenvoiture,etelleavaitbudeuxdoubleswhiskysparcequ’elleavaitpeurdelevoir.Quandils’étaitmisàhurlerenl’accusantdementir,elles’étaitmiseàpleurer.—Louisam’afoutuedehors.Mamèrem’afoutuedehors.Jen’aiplusrien.Les gens passaient en hâte, évitant de la regarder. Personne ne s’arrêta. Personne ne tenta

d’intervenir, parce qu’un homme qui engueulait une fille bourrée à Soho un vendredi soir, celan’avaitriend’extraordinaire.Peterpoussaunjuronettournalestalons,commes’ilallaitpartir,maisellesavaitqu’iln’enferaitrien.Àcetinstant,unegrosseberlinenoires’arrêtaaumilieudelarueetreculapours’immobiliseràsa

hauteur.Lavitreélectriquedescenditenbourdonnant.—Lily?Ellemitquelquessecondesàlereconnaître.M.Garside,uncollèguedeTête-de-Nœud.Sonchef?

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Unpartenaire?Illaregardaelle,puisPeter.—Est-cequeçava?Ellejetauncoupd’œilàPeter,puishochalatête.Ilnelacroyaitpas.Ellelelisaitsursonvisage.Ilsegarasurleborddelaroute,devantlavoiture

dePeter,ets’avançalentementverseuxdanssoncostumesombre.Ildégageaituneautoriténaturelle,commesiriennipersonnenepouvaits’opposeràlui.Ellesesouvintquesamèreluiavaitunjourracontéqu’ilpossédaitunhélicoptère.—Tuveuxquejeteramènecheztoi,Lily?Peterlevalamainquitenaitsontéléphone,d’àpeinequelquescentimètres.Pourl’intimider.Alors

elleouvritlaboucheetdéballalavérité:—Ilaunephotocompromettantedemoisursonportableetmenacedelamontreràtoutlemonde.

Ilmedemandedel’argent,maisjen’enaiplus.Jeluiaidonnétoutcequej’avais,jen’aiplusrien.S’ilvousplaît,aidez-moi.Peter ouvrit de grands yeux. Il ne s’était pas attendu à cela.Mais elle se fichait éperdument des

conséquences.Elleétaitdésespérée,épuisée,etellenevoulaitplusportercefardeautouteseule.M.GarsideconsidéralonguementPeter.Cedernierseraiditetseredressa,commes’ilenvisageait

desesauver.—Est-cevrai?demandaM.Garside.—Cen’estpasuncrimed’avoirdesphotosdefillesnuessursontéléphone,ricanaPeter,quin’en

menaitpaslarge.—J’ensuisbienconscient.Enrevanche,c’estundélitdes’enservirpourextorquerdel’argent.LavoixdeM.Garside était basse et calme, comme s’il était parfaitementnormaldediscuter de

chantageaumilieudelarue.Ilglissalamaindanslapocheintérieuredesaveste.—Combienvousfaudra-t-ilpourdisparaître?—Quoi?—Votretéléphone.Combienenvoulez-vous?LesouffledeLilysebloquadanssagorge.Elleregardaitlesdeuxhommesalternativement.Peter,

quantàlui,dévisageaitsoninterlocuteurd’unairabasourdi.—Jevousoffredel’argentenéchangedevotreportable.Surlabasequ’ilcontiennelaseulecopie

decettephoto,bienentendu.—Iln’estpasàvendre.—Alorsjevousinforme,jeunehomme,quejevaiscontacterlapoliceetvousidentifiergrâceà

votreplaqueminéralogique.Etj’aibeaucoupd’amisflics.Desamistrèshautplacés,conclut-ilenluiadressantunsourireglacial.Del’autrecôtédelarue,ungroupedefêtardssortaitd’unrestaurantenriant.PeterregardaLily,

puisM.Garside.Illevalementon.—Cinqmille.M.Garsidesortitsonportefeuilledesapoche.—Non,jenecroispas,répliqua-t-il.Iltendituneliassedebillets.—Jecroisquececisuffira.Ilmesemblequevousavezdéjàétéamplementrétribué.Letéléphone,

s’ilvousplaît?Petersemblaithypnotisé.Ilhésitaunefractiondeseconde,puisdonnal’appareilàM.Garside.Tout

simplement.CederniervérifiaquelacarteSIMs’ytrouvaitbien,leglissadanssapocheetouvritlaportièredesavoitureàl’intentiondeLily.

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—Jecroisqu’ilesttempsd’yaller,Lily.Ellemontaàbord,commeuneenfantdocile,etentenditleclaquementfeutrédelaportièrequ’on

refermait derrière elle. Puis ils étaient partis, glissant souplement sur le bitume de la rue étroite,laissant derrière euxunPeter choqué– elle le voyait dans le rétroviseur – comme si lui nonplusn’arrivaitpasàcroirecequis’étaitpassé.—Tuvasbien?demandaM.Garsidesanslaregarder.—Est-ceque…est-cequec’estfini?Iljetauncoupd’œildanssadirection,puisseconcentradenouveausurlaroute.—Jepense,oui,acquiesça-t-il.Ellen’enrevenaitpas.Lamenacequiavaitplanésurellependantdessemainesnepouvaitpasavoir

étéécartéesiaisément.Lilysetournaverssonsauveur,soudaininquiète.—S’ilvousplaît,n’enparlezpasàmamanetFrancis.Ilfronçalégèrementlessourcils.—Sic’estcequetuveuxvraiment.—Merci,murmura-t-elleavecunlongsoupirdesoulagement.Illuitapotalegenou.—Mauvaisefille,dit-il.Tudoisfaireattentionàmieuxchoisirtesfréquentations,Lily.Avantmêmequ’elleremarqueréellementsaprésence,ilretirasamainetlaposasurlelevierde

vitesse.Iln’avaitmêmepasbronchélorsqu’elleavaitavouén’avoirnullepartoùaller.Ill’avaitconduite

dansunhôteldeBayswateretavaitparléàvoixbasseàlaréceptionniste,quiavaittenduàLilyuneclédechambre.Elleétaitsoulagéequ’iln’aitmêmepasenvisagédel’emmenerchezlui:ellenevoulaitpasavoiràs’expliquerauprèsd’uneautrepersonne.—Jerepasseteprendredemain,quandtuaurasdessoûlé,annonça-t-ilenglissantsonportefeuille

danslapochedesaveste.Neprenonspasdedécisionhâtive,Lily.Nitoinimoin’avonsenviequejemontrecettevilainephotodetoiàtesparents,n’est-cepas?Dieuseulsaitcequ’ilsenpenseraient.Ellevoulutrépliquer,maislesmotsrestèrentbloquésdanssagorge.Iltapotalecouvre-litàcôtédelui.—Àtaplace,jeréfléchiraisbienavantdeprendreunedécision.Bon,pourquoinepas…Lilytiraviolemmentsonbrasenarrièrepourselibérer.Unesecondeplustard,elleavaitouverten

grandlaportedelachambreetcouraitdanslecouloirdel’hôtel,sonsacvolantderrièreelle.Lesoir,Londresfourmillaitdevie.Desfilesdevoituresdépassaientimpatiemmentdesbusdenuit,

des taxis zigzaguaient dans les embouteillages, des hommes en costume rentraient chez eux outravaillaientdansdesbureauxenverreàmi-cheminentrelaterreetleciel,ignorantlesfemmesdeménage qui s’affairaient en silence autour d’eux. Lily marchait la tête baissée, son sac à dos surl’épaule. Lorsqu’elle s’arrêta pour manger dans un fast-food encore ouvert, elle s’assura que sacapuche cachait ses yeux et qu’elle avait un journal gratuit pour faire semblant de lire : il y avaittoujoursquelqu’unpours’asseoiràvotretableetessayerdefairelaconversation.«Allez,mabelle.C’estjustepourlierconnaissance.»Toutlesamedi,elleavaitrejouédanssatêtelesévénementsdelaveille.Qu’avait-ellefait?Quels

signauxavait-elleenvoyés?Yavait-ilunepartd’ombreenellequi incitait leshommesà la traitercommeunetraînée?Lesmotsqu’ilavaitemployésluiavaientdonnéenviedepleurer.Ellesetassasoussacapuche.Elleledétestait.Ellesedétestait.Elle se servit de sa carte d’étudiante et traîna dans lemétro jusqu’à ce que l’ambiance devienne

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fébrileetalcoolisée.Ellesesentitalorsplusensécuritéauniveaudusol.Ellepassalerestedutempsàdéambuler:souslesnéonsscintillantsdePiccadilly,lelongdestrottoirscouvertsdepoussièredeplombdeMaryleboneRoad,devant lesbruyantsbarsdenuitdeCamden…Ellemarchait àgrandspas,commesielleavaitunbutprécis,etneralentitl’allurequelorsquesespiedscommencèrentàluifairemalsurlebitumeimplacabledelaville.Lorsqu’ellefuttropépuisée,elleserésignaàdemanderdesfaveurs.Ellepassaunenuitchezson

amieNina,maiscettedernièreluiposabeaucouptropdequestions,et leséchosdesaconversationavec ses parents au rez-de-chaussée pendant qu’elle prenait unbain afin d’enlever la crasse de sescheveuxl’emplirentd’uncruelsentimentdesolitude.Elles’enallajusteaprèslepetitdéjeuner,mêmesilamèredeNinaluiavaitproposé,l’airinquiet,deresterencoreunpeu.Ellepassalesdeuxnuitssuivantessurlecanapéd’unefillequ’elleavaitrencontréeenboîte,maiscelle-ciétaitencolocationavectroishommes,etLilynesesentitpasassezenconfiancepourdormir;jusqu’àl’aube,ellerestaassise,touthabillée,lesgenouxserréssursapoitrine,àregarderunetélévisionmuette.Ellepassaunenuitdansunfoyerdel’Arméedusalut,àécouterdeuxnanassedisputeràcôtéd’elle,secramponnantàsonsacàdossoussacouverture.Ils luiavaientditqu’ellepouvaitprendreunedouche,maisellepréférait éviter de laisser ses affaires dans un casier pendant qu’elle se lavait.Elle but sa soupe etrepartit.Laplupartdutemps,ellemarchaitetdépensaitdansdescaféscequiluirestaitdemonnaie.Elle se sentait deplus enplus épuisée et affamée, jusqu’àn’être plus enmesurede réfléchir ni deréagir rapidement lorsquedes types faisaientdes réflexionsdégradantessursonpassage,ouqu’unserveur luidisaitqu’elleavait assez faitdurercette tassede théetqu’il était tempsdepartir, jeunefille.Etpendanttoutesonerrance,ellesedemandaitcequepensaientsesparentsàcetinstantprécis,etce

queM.Garsideraconteraitenleurmontrantlesphotos.Ellesereprésentaitl’expressionsidéréedesamère,lehochementdetêtedésabusédeFrancis…Elleavaitétéstupide.Elleauraitdûvolerletéléphoneetl’écraserd’uncoupdetalon.Ellen’auraitjamaisdûmonterdansl’appartementdecegarçon,seconduirecommeuneimbécile

et foutresavieen l’air.Engénéral,c’étaitàcestadedesa réflexionqu’ellese remettaitàpleurer,qu’elletiraitsacapuchesursonvisageet…

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Chapitre20

—Elleaquoi?DanslesilencedeMmeTraynor,jepercevaissonincrédulité.—Vousavezessayédel’appeler?—Ellenerépondpas.—Etellen’apascontactésesparents?Jefermailesyeux.J’avaislonguementredoutécetteconversation.—Apparemment, elle n’en est pas à son coupd’essai.MmeHoughton-Miller est persuadéeque

Lilyvarevenird’uneminuteàl’autre.MmeTraynorsemblamettreuninstantàdigérerl’information.Puis:—Maisvousn’êtespasdesonavis.—Ilyaquelquechosequinevapas,madameTraynor.Jesaisquejenesuispassamère,maisje…

Peuimporte.Jevaisrepartirquadrillerlesruesàsarecherche.Jepréfèrem’activerinutilementplutôtquedenerienfaire.Jevoulaisseulementvousteniraucourant.Mme Traynor resta silencieuse un moment. Puis elle me demanda, d’une voix calme mais

étrangementdéterminée:— Louisa, avant de raccrocher, pourriez-vous me donner le numéro de téléphone de

MmeHoughton-Miller?Jeprisuncongémaladie,remarquantdistraitementquele«jevois»trèsfroiddeRichardPercival

semblait beaucoup plus menaçant que ses reproches habituels. J’imprimai quelques portraits – laphotodeprofilFacebookdeLily,etunselfiequ’elleavaitprisdenousdeux–etpassailamatinéeàparcourirenvoiturelecentredeLondres.Jem’arrêtaisendoublefile,feuxdedétresseallumés,etentraisdansdespubs,desfast-foodsetdesboîtesdenuitoùdesagentsd’entretienlevaientlesyeuxdeleurscorvéespourm’observerd’unairsuspicieux.—Avez-vousvucettejeunefille?—Vousêtesqui?—Avez-vousvucettefille?—Vousêtesdelapolice?Jeneveuxpasdeproblèmes.Certainsparurenttrouveramusantdefairedurerlesuspense.Oh,cettefille-là!Unepetitebrune?Ouais…c’étaitquoisonnom?…Non.Jamaisvue.Personnenesemblaitl’avoiraperçue.Plusjeparcouraislesrues,plusjedésespérais.Londresétait

lavilleidéalepourdisparaître.Unemétropolegrouillanted’activitéoùl’onpouvaitseglisserdansunmilliondeportesd’entrée, semêler àdes foules innombrables. Je levais lesyeux sur les toursd’immeubles et me demandais si, à cet instant, elle était tranquillement couchée en pyjama sur lecanapédequelqu’un.Lilyn’avaitaucunscrupuleàarrêteruninconnudanslarueetnecraignaitpasdedemanderdesfaveurs;ellepouvaitdoncêtreavecn’importequi.Etpourtant.Jene savaispasvraimentcequimepoussait àcontinuer.Peut-êtrema rage froidecontreTanya

Houghton-Miller et sa nonchalance parentale. Peut-être mon sentiment de culpabilité pour avoiréchouéàaccomplirlamissionquejereprochaisàTanyadenepasavoirremplie.Oupeut-êtreétait-

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ceseulementparcequejenesavaisquetropbienàquelpointunejeunefillepouvaitsesentirseuleetvulnérable.Laplupartdutemps,cependant,c’étaitWillquimemotivait.Jemarchais,conduisaisetinterrogeais

les passants tout en tenant avec lui d’interminables conversations mentales. Lorsque ma hanchecommençaitàmefairesouffrir,jem’asseyaisunmomentdansmavoitureetmangeaisdessandwichsrassis et des barres chocolatées de station-service après avoir avalé des antalgiques afin depouvoircontinuer.Oùa-t-ellepualler,Will?Qu’est-cequ’elleapufaire?Maisaussi:Jesuisdésolée.Jet’aidéçu.J’envoyaiunSMSàSam.Desnouvelles?

ÀluiparlertoutenayantdesdiscussionsavecWilldansmatête,jemesentaisétrangementinfidèle.Etjenesavaispasexactementlequeldesdeuxj’avaisl’impressiondetromper.

Non.J’aiappelétousleshôpitauxdeLondres.Ettoi?Unpeufatiguée.Lahanche?RienquipuisserésisteràquelquesNurofen.Tuveuxquejepassetevoiraprèsleboulot?Jecroisquej’aiseulementbesoindecontinueràchercher.Nevanullepartoùjen’iraispas.Bisous.Trèsdrôle.Bisous.

—Tuasessayéleshôpitaux?medemandamasœur,quim’appelaitdepuislafacenprofitantdesapaused’unquartd’heureentredeuxcoursintitulésrespectivementFinancespubliques: lesdessouscachésdel’impôtsurlerevenuetTVA:uneperspectiveeuropéenne.—D’aprèsSam,pasuneseulefillerépondantàsonnomn’aétéadmisedanslesCHUdeLondres.

Iladescollèguesdanstoutelavillequilacherchent.Jejetaiuncoupd’œilderrièremoi,commesijem’attendaisàcequeLilysurgisseàcetinstantde

lafoule.—Çafaitlongtempsquevouscherchez?—Quelquesjours.Jeneprécisaipasquej’avaisàpeinedormiaucoursdecettedernièresemaine.—J’ai…euh…j’aiprisuncongé,ajoutai-je.—J’enétaissûre!Jesavaisqu’elleallaitt’attirerdesennuis!Toncheft’aaccordécecongésans

fairededifficultés?Etd’ailleurs,oùenes-tuaveccetautretravail?CeluideNewYork?Tuaspassél’entretien?Pitié,nemedispasquetuasoublié!Jemisunebonneminuteàcomprendreceàquoiellefaisaitallusion.—Oh.Ça.Ouais.Jel’aieu.—Tuquoi?—Nathanm’aditqu’ilsallaientmeconfierleposte.Westminster était plein de touristes, qui s’arrachaient des babioles multicolores à l’effigie de

l’UnionJackettendaientverslepalaisleurstéléphonesportablesetappareilsphotohorsdeprix.Jeregardai un agent de la circulation s’avancer vers moi et me demandai soudain si une loiantiterroristem’interdisaitdestationnerlàoùjem’étaisgarée.Jelevaiunemainpoursignalerquejem’apprêtaisàpartir.Ilyeutunbrefsilenceàl’autreboutdufil.

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—Uneminute…Tun’espasentraindemedirequetu…—Jen’aipasletempsd’ypenserpourlemoment,Treen.Lilyadisparu.Jedoislaretrouver.—Louisa?Écoute-moiuneminute!Tudoisaccepterceposte!—Quoi?—C’estlachancedetavie!Situsavaiscequejeseraisprêteàdonnerpouravoirl’occasionde

partiràNewYork…avecl’assuranced’ytrouveruntravail?Etunlogement?Ettoi,tun’as«pasletempsd’ypenserpourlemoment»?—C’estpluscompliquéqueça.L’agentdelacirculationsedirigeaitdéfinitivementversmoi.—Oh,monDieu.C’estça.C’estexactementdeçaquej’essayaisdeteparler.Chaquefoisqu’on

t’offreunechanced’allerdel’avant,tusabotestonavenir.C’estcommesi…commesitun’enavaispasvraimentenvie.—Lilyadisparu,Treen,répétai-je.—Unegaminedeseizeansque tuconnaisàpeine,avecdeuxparentsetaumoinsdeuxgrands-

parentspours’occuperd’elle,s’estbarréepourquelquesjourscommeellel’adéjàfaitauparavant.Commedestasd’adoslefontd’ailleurs.Ettutesersdeçacommeexcusepourrenonceràunjobenor?Oh,bordel!Tun’asmêmepasenvied’yaller,jemetrompe?—Qu’est-cequec’estcensévouloirdire?—C’estbeaucoupplusfacilepourtoidegardercepetitboulotdéprimantetdepassertontempsà

teplaindre.C’estbeaucoupplusfacilederestericisansprendrelemoindrerisqueetdetepersuaderquetunepeuxrienchangeràtonsort.—Maisjenepeuxpaspartirmaintenant!—C’estàtoidedéciderdetondestin,Lou!Maistuteconduiscommesi tupassais tontempsà

subir des événements échappant complètement à ton contrôle. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu te senscoupable ? Tu as l’impression d’être redevable àWill ? Est-ce que c’est une sorte de pénitence ?Foutretavieenl’airparcequetun’aspaspusauverlasienne?—Tunecomprendspas.—Aucontraire.Jetecomprendsmieuxquetunetecomprendstoi-même.Tun’espasresponsable

desafille,tum’entends?Tun’esresponsablederiendetoutça.EtsituneparspasàNewYork–uneopportunité dont j’ose à peine parler parce que ça me donne des envies de fratricide – je net’adresseraiplusjamaislaparole.Plusjamais.L’agentdelacirculationsetrouvaitjustederrièremavitre.Jelabaissaienesquissantlamimique

universelledelapersonnequinepeutpasraccrocherimmédiatement,carsasœurestentraindeluipasserunsavonautéléphone.Iltapotasamontre,etjehochailatêted’unairrassurant.—C’esttoutsimple,Lou.Réfléchis.Lilyn’estpastafille.Je regardai fixementmonportable, remerciai l’agent, puis remontaimavitre.À cet instant, une

phraserésonnadansmatête:Jenesuispassavraiefille.Jetournaiaucoinetmegaraiàcôtéd’unestation-serviceafindeconsulterlevieilannuairecorné

qui traînait à l’arrière dema voiture. Jem’efforçai deme souvenir du nomde rue queLily avaitmentionné.Pyemore,Pyecrust,PyecroftRoad.Del’index,jeparcourusladistancejusqu’àStJohn’sWood;était-ceàquinzeminutesdemarche?Cedevaitêtreça.Je pris mon téléphone pour chercher son nom de famille associé au nom de la rue. Il était là.

Numérocinquante-six.L’estomacnouéd’excitation,jeremislemoteurenmarcheetreprislaroute.Bienquedistantesd’àpeineunkilomètre,lamaisondelamèredeLilyetcelledesonancienbeau-

pèren’auraientpaspuêtreplusdifférentes.AlorsquelaruedesHoughton-Millerétaituniformément

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bâtied’imposantsédificesauxfaçadesdestucblancoudebriquesrouges,lequartierdeMartinSteelesemblait résolument prolétaire ; les prix de l’immobilier y grimpaient pourtant en flèche, maisl’aspectextérieurdesmaisonssemblaitrefuserdereflétercetétatdefait.Jeroulaislentement,passaidevantdesvoituresbâchéesetunepoubellerenversée,ettrouvaienfin

une place où me garer non loin d’une petite maison de style victorien, du genre de celles quis’alignaient,toutesidentiques,partoutdansLondres.Jel’observaiuninstantetremarquaiaupassagelapeintureécailléedelaported’entréeetl’arrosoird’enfantposésurleperron.Faitesqu’ellesoitlà,priais-je.Ensécuritéentrecesmurs.Jesortisdevoiture,verrouillailaportièreetm’avançaiversleperron.À l’intérieur, j’entendais le son d’un piano, un accord brisé répété inlassablement, des voix

étouffées. J’hésitai, rien qu’un instant, puis pressai le bouton de la sonnette et entendis lamusiques’arrêterbrusquement.Despasdanslecouloir,puislaportes’ouvrit.Unhommed’unequarantained’années,chemisede

bûcheron,jeanetbarbenaissante,setenaitdevantmoi.—Oui?—Jemedemandais…est-cequeLilyestici?—Lily?Jesourisettendislamain.—VousêtesbienMartinSteele?Ilmedévisageauninstantavantderépondre:—Possible.Etvous,vousêtes?—UneamiedeLily.Je…j’essaiedelacontacterdepuisplusieursjours,etjemesuisditqu’elle

pourraitêtreici.Ouquevoussauriezpeut-êtreoùellesetrouve.—Lily?répéta-t-il,sourcilsfroncés.LilyMiller?—Elle-même.Ilsefrottalementonetjetauncoupd’œilpar-dessussonépaule.—Vousvoulezbienattendreiciuneminute?demanda-t-il.Il disparut au bout du couloir, et je l’entendis donner des instructions à la personne qui était au

piano. Lorsqu’il revint vers moi, une gamme retentissait, d’abord hésitante, puis de plus enplusassurée.MartinSteelelaissalaported’entréeentrebâilléederrièrelui.Ilbaissalatêteuninstant,commes’il

s’efforçaitdecomprendrecequejevenaisdeluidemander.—Jesuisdésolé,dit-ilenfin,jesuisunpeuperdu.VousêtesuneamiedeLilyMiller?Etvousêtes

venueiciparceque…—ParcequeLilym’adit qu’elle était déjà venuevousvoir.Vous êtes…étiez…sonbeau-père,

non?—Techniquementnon,maisoui.Ilyalongtemps.—Etvousêtesmusicien?Vousl’avezconnuetoutepetite?Vousêtesrestésencontact:ellem’adit

quevousétiezencoretrèsproches.Etàquelpointçaagaçaitsamère.—Mademoiselle…—Clark.LouisaClark.—MademoiselleClark.Louisa.Ladernièrefoisquej’aivuLilyMiller,elleavaitcinqans.Quand

onarompu,Tanyaaestiméqu’ilvalaitmieuxpourtoutlemondequ’onnesevoieplus.Jeleregardaisfixement.—Vousêtesentraindemedirequ’ellen’estjamaisvenueici?

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Ilréfléchituninstant.—Si,unefois,ilyaquelquesannées,maiscen’étaitpaslebonmoment.Onvenaitd’avoirunbébé

avecma femme, et elle a débarqué au beaumilieu d’un cours et, pour être franc, je n’ai pas biencompriscequ’elleattendaitdemoi.—Etvousnel’avezjamaisrevuedepuis?Vousneluiavezpasreparlé?—Endehorsdecettefois-là,non.Est-cequ’ellevabien?Est-cequ’elles’estattirédesennuis?Àl’intérieur,lepianojouaittoujours.Dorémifasollasido.Dosilasolfamirédo.—Non, toutvabien,mentis-jeenagitantvaguement lamain,déjàprêteàm’enaller.Jemesuis

trompée.Pardonpourledérangement.JepassaiunenouvellesoiréeàparcourirenvoiturelesruesdeLondres,ignorantlesappelsdema

sœur et les mails de Richard Percival, marqués URGENT et PERSONNEL. Je conduisis jusqu’àl’épuisement,jusqu’àmerendrecomptequejerevenaisàdesendroitsquej’avaisdéjàvisités,jusqu’àneplusavoirdemonnaiepourpayerl’essence.Jerentraichezmoipeuaprèsminuit,mepromettantdéjàderepartiravecmacartebancaireaprès

avoirbuunetassedethéetreposémesyeuxpendantunedemi-heure.J’enlevaimeschaussuresetmepréparaidestartinesquejefusincapabledemanger.J’avalaideuxantalgiquesetm’allongeaisurlecanapé, lecerveauenébullition.Qu’avais-je raté? Ildevaitbienexisterun indice.Monesprit étaitépuisé,mon estomacnoué enpermanence.Quelles rues avais-je omis devisiter ?Avait-elle quittéLondres?Jen’avaispaslechoixNousdevionsinformerlapolice.Ilvalaitmieuxpasserpouruneidiotequi

s’inquiétaitpourrienplutôtqu’attendreets’exposeràcequ’illuiarrivequelquechosedegrave.Jefermailesyeuxcinqminutes.Troisheuresplustard,lasonneriedemonportablemeréveilla.Jemelevaid’unbond,désorientée.

Puisjebaissailesyeuxsurl’écranlumineuxposéàcôtédemoietdécrochaid’unemainfébrile.—Allô?—Onl’aretrouvée.—Quoi?—C’estSam.OnatrouvéLily.Tuviens?Dans la cohue nocturne qui avait suivi la défaite de l’équipe d’Angleterre au football, avec la

mauvaise humeur ambiante et les accidents liés à l’alcool qui s’en étaient suivis, personne n’avaitprêtéattentionàlamincesilhouettequidormaitdansuncoin,couchéeentraversdedeuxchaises,levisage dissimulé sous sa capuche. Ce ne fut que lorsque l’infirmière d’accueil semit à passer depatientenpatientafindes’assurerqu’ilsseraientbientousprisenchargequequelqu’unréveillalajeunefille.Celle-ciavouaalorsavecréticencequ’elleétaitlàpoursemettreàl’abridufroidetdelapluie.L’infirmièreétaitentraindel’interrogerlorsqueSam,quis’occupaitd’unevieilledamesouffrant

dedifficultésrespiratoires,l’avaitreconnue.Ilavaitdiscrètementdemandéaupersonneld’accueildenepaslalaisserpartirets’étaitdépêchédesortirm’appeleravantqu’ellel’aperçoive.Ilm’expliquatoutcelatandisquenousentrionsenhâtedansleservicedesurgences.L’espaced’attenteavaitenfincommencé à se désengorger, les enfants fiévreux installés dans des box avec leurs parents et lesivrognesrenvoyéschezeux.Àcetteheuredelanuit,seulsrestaientlesaccidentésdelarouteetlesvictimesd’agressionàl’armeblanche.—Ilsluiontfaitunetassedethé.Elleestàboutdeforces.Jedevaisavoirl’airparticulièrementinquièteàcetinstant,carilajouta:—Çava.Ilsnevontpaslalaisserfiler.

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Je longeai lecouloiréclairéaunéon,moitiémarchant,moitiécourant.Sammesuivait àgrandspas.Elle était là.Ellemeparutminusculeetbienplus fluettequ’auparavant.Lescheveux tressés à la

hâte,elleserraitentresesdoigtsmincesungobeletenplastique.Uneinfirmière,assiseàcôtéd’elle,parcourait distraitement une pile de dossiers ; dès qu’elle nous aperçut, elle adressa à Sam unchaleureux sourire et se leva pour s’éloigner. Les ongles de Lily, remarquai-je, étaient noirs decrasse.—Lily?dis-je.Sesyeuxsombres,cernésd’ombresmauves,croisèrentlesmiens.—Que…qu’est-cequit’estarrivé?bafouillai-je.Ellemeregarda,puisSam,avecunaireffrayé.—Ont’acherchéepartout.Onétait…MonDieu,Lily!Tuétaisoù?—Désolée,murmura-t-elle.Jesecouai la tête.Jevoulais luidirequecen’étaitpasgrave.Querienn’étaitgrave,dumoment

qu’elleétaitensécurité.Jetendislesbras.Ellemedévisagea,fitunpasenavantetvintdoucementseblottircontremoi.Je

l’étreignis et sentis ses sanglots muets peu à peu devenir miens. Je n’étais plus capable que deremercierunedivinitéinconnueetderépétercesmotsensilence:Will.Will…onl’aretrouvée.

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Chapitre21

Lepremier soir, je laissaimon lit àLily.Elledormitquatorzeheuresd’affilée.Elle s’éveillaaumatin pour boire un bol de soupe et prendre un bain, puis se recoucha pour encore huit bonnesheures.Jedormissurlecanapé,laported’entréeverrouillée.Jen’osaispassortir,nimêmebouger,depeurqu’ellenedisparaisse.Sampassanousvoirdeuxfois,avantetaprèsletravail,pourapporterdu lait et s’assurer qu’elle allait bien.Nous discutâmes à voix basse dans l’entrée, comme si nousparlionsd’uneinvalide.J’appelaiTanyaHoughton-Millerafindeluiannoncerquesafilleétaitensécurité.—Jevousl’avaisdit!s’écria-t-elled’untontriomphant.Vousn’avezpasvoulum’écouter.Jeraccrochaiavantqu’elle‒oumoi‒puisseajouterautrechose.Je téléphonaiensuiteàMmeTraynor,quipoussaun long soupirde soulagementavantde rester

silencieuseunmoment.—Merci,dit-elleenfind’unevoixtremblante.Quandpuis-jevenirlavoir?Jefinisparouvrirlemailquem’avaitenvoyéRichardPercival.Les troisavertissementsd’usagevousayantétéadressés,nousconsidéronsqu’étantdonnévosabsencesainsiquevotreincapacitéàsatisfairelesexigencesdevotrecontrat,votreposteauShamrockandCloverestlibérédèsàprésent.

Ilexigeaitquejerapportel’uniforme(«ycomprislaperruque»)danslesmeilleursdélais.Sansquoileremboursementdesapleinevaleurmarchandevousserademandé.

J’ouvrisunautremaildeNathan.Qu’est-cequetufous?Tuasreçumonderniermessage?

Jesongeaiàl’offred’emploideM.Gopniketrefermaimonordinateurensoupirant.Letroisièmejour,jem’éveillaisurlecanapépourdécouvrirqueLilyavaitdisparu.Aussitôt,mon

cœur fit un bond. Puis j’aperçus la fenêtre de l’entrée, grande ouverte. Je grimpai l’escalier desecours et la trouvai assise sur le toit, le regard perdu à l’horizon. Elle portait son pantalon depyjama,quej’avaislavé,aveclepullgigantesquedeWill.—Bonjour,dis-jeentraversantletoitpourlarejoindre.—Tuasàmangerdanstonfrigo,fit-elleremarquer.—C’estSaml’Ambulancier.—Ettuasarrosétouteslesplantes.—Çaaussi,c’étaitsurtoutlui.Elle hocha la tête, comme si elle s’y était attendue. Jem’assis à côté d’elle sur le banc et nous

partageâmes un long silence complice, respirant l’odeur fraîche de la lavande dont les bourgeonsvenaientd’éclore.Lepetit jardinsemblaitàprésentexploserd’unevie tapageuse : lespétaleset lesfeuilles murmurantes apportaient couleur, mouvement et parfum à cette morne étendue d’asphaltegrise.—Désoléed’avoirsquattétonlit.—Tuenavaisplusbesoinquemoi.—Tuasrangétoutestesbellesfringuesdanstapenderie,dit-elleenrepliantlesjambessouselle

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avantderamenersescheveuxderrièresonoreille.Elleétaittoujourstrèspâle.—Oui,j’imaginequetum’asconvaincuedenepluslescacherdansdescartons.Ellemejetaunregardencoin,etunsouriretristesedessinasurseslèvres.Jesentismoncœurse

serrer.Lajournéepromettaitd’êtretorride:lessonsquimontaientdelarueétaientcommeétouffésparlachaleur.Onlasentaitdéjàseglisserparlesintersticesdesfenêtres.Aupieddel’immeuble,uncamion-poubelleavançaitlentementlelongdutrottoir,accompagnédesonfracashabituel.—Lily,demandai-jeàvoixbasseunefoisquelebruitsefutéloigné,qu’est-cequit’arrive?Jesais

quejen’aiaucunelégitimitépourteposerdesquestionsetquejenesuispastamèrenirien,maisjevoisbienqueçanevapasetje…J’ailesentimentque…qu’onestunpeudelamêmefamilletouteslesdeux,etjevoudraisquetumefassesconfiance.Jeveuxquetusachesquetupeuxmeparlersituenasenvie.Ellegardalesyeuxbaisséssursesmains.— Je ne vais pas te juger. Je ne vais rien répéter à personne. Je veux seulement…Eh bien, je

voudrais que tu saches que si tu te confies à quelqu’un, ça te fera du bien. Je te le promets. Tu tesentirasmieux.—Quiaditça?—Moi.Tupeuxtoutmedire,Lily.Vraiment.Ellemeregardauninstant,puisdétournalatête.—Tunecomprendraispas,murmura-t-elle.Alors,jesus.La rue en dessous de nous était devenue étrangement silencieuse, ou peut-être était-ce moi qui

n’entendaisplusrienau-delàdesquelquescentimètresquinousséparaient.—Jevaisteraconterunehistoire,déclarai-je.Iln’yaqu’uneseulepersonnequilaconnaît,parce

quec’estunehistoiredontjen’aipumerésoudreàparlerpendantdesannées.Maisenparleratoutchangé de la façon dont je percevais le monde, et même dont je me percevais moi-même. Alorsvoilà:tun’espasobligéedemeraconterquoiquecesoit,maisjevaisquandmêmetefaireconfianceetteracontermonhistoire,justeaucasoùçapourraitt’aider.J’attendis quelques secondes,maisLily ne protesta pas, ne leva pas les yeux au ciel, ne soupira

mêmepasqueçaallaitêtrechiant.Elleentourasesgenouxdesesbrasetm’écouta.Ellem’écoutaluiparlerdecetteadolescentequi,parunbeausoird’été,avaitunpeutropfait lafêtedansunendroitqu’elle croyait sûr, entourée de ses amies et de gentils garçons qu’elle croyait bien élevés etrespectueuxdesrègles.Jeluiracontaiàquelpointlasoiréeavaitétéfolleetamusantepourlajeunefille, jusqu’à ce qu’après quelques verres elle se rende compte que presque toutes ses amies s’enétaientallées,que leséclatsderireétaientdevenusdursetquec’étaitd’ellequ’onriait.Jeretraçai,sanstropentrerdanslesdétails,commentcettesoirées’étaitfinie:sasœurquil’avaitraccompagnéeàlamaisonensilence,seschaussuresperdues,sessecrètescontusions,cegrostrounoirenlieuetplacedesessouvenirs,etcessombresréminiscencesquiluirappelaientchaquejourqu’elleavaitétéstupideetirresponsable,etquecequiluiétaitarrivéétaitentièrementsafaute.Enfin,jeluiexpliquaicomment,pendantdesannées,elleavaitlaissécettepenséeinfluersurcequ’ellefaisait,oùelleallait,cedontellesecroyaitcapable…Alorsquetoutcequ’illuiauraitfallu,c’étaitquelqu’unpourluidirecessimplesmots:«Non.Cen’étaitpastafaute.Cen’étaitvraimentpastafaute.»Jemetus.Lilymeregardaittoujours.Sonexpressionétaitindéchiffrable.—Jenesaispascequit’estarrivé,Lily,ajoutai-jeprudemment.Çan’apeut-êtrestrictementrienà

voiraveccequejet’airaconté.Jevoulaisseulementquetusachesqu’iln’yariendonttunepuisses

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meparler.Etriendecequetuferasnepourrameconvaincredetemettreànouveauàlaporte.Ellesetaisaittoujours.Jemeperdisdanslacontemplationdelaterrasse,prenantbiensoindene

paslabrusquer.—Tusais,repris-je,tonpèrem’aditunjourunevéritéquejen’aijamaisoubliée:«Tunedois

paslaissercetévénementprendrelepassurcequetues.»—Monpère,répéta-t-elleenlevantlementon.Jehochailatête.—Quoiqu’ilsesoitpassé,mêmesi tun’aspasenviedem’enparler, il fautque tucomprennes

qu’ilavaitraison.Cesdernièressemaines,cesderniersmois,nepeuventpassuffireàdéfinirquitues. Du peu que je connais de toi, je sais que tu es une jeune fille brillante, drôle, gentille et trèsintelligente,etquesituarrivesàdépassercequit’estarrivé,unavenirincroyables’ouvriraàtoi.—Commenttupourraissavoirça?—Parcequetuluiressembles.Tuportesmêmesonpull,répondis-jedoucement.Elleposasonvisagesursonbras,songeuse,lalainedesamanchecaressantsajoue.Quantàmoi,

jemecalaiaufonddubanc.Jemedemandaisij’avaisbienfaitd’évoquerWill.Peut-êtreétais-jealléetroploin.Maisàcetinstant,Lilyprituneprofondeinspirationet,d’unevoixbasseetmonocorde,meraconta

tout.Ellemeparladugarçon,deGarside,d’unephotosurunportableetdesjoursqu’elleavaitpassésà errer comme une ombre sous les néons de la ville. Tout en parlant, elle semit à pleurer et serecroquevilla sur elle-même, le visage chiffonné comme celui d’une toute petite fille. Alors jem’approchaid’elleet laserraicontremoi.Jecaressaisescheveuxpendantqu’elleparlait toujours,tropvite,lesmotsbrouillés,entrecoupésdehoquets.Lorsqu’elleenarrivaaudernierjour,elleétaitblottiecontremoi,avaléeparlepulldeWill,engloutieparlapeur,laculpabilité,latristesse.—Jesuisdésolée,dit-elleentredeuxsanglots.Jesuisdésolée.—Iln’yarien,absolumentriendonttudoivesêtredésolée.Cesoir-là,Samvintnousrendrevisite.Ilsemontraenjouéetagréable,etparlaàLilycommeside

rien n’était. Quand elle déclara qu’elle n’avait pas envie de sortir, il nous prépara des pâtes à lacrème,aubaconetauxchampignons,etnousregardâmestouslestroisunecomédieausujetd’unefamille perdue dans la jungle. Nous nous sentions nous-mêmes presque comme une famille. Jesouriais,riaisetpréparaisduthé,maisintérieurementjefrémissaisd’unecolèrequejen’osaispasexprimer.DèsqueLilypartitsecoucher,j’entraînaiSamversl’escalierdesecours.Nousgrimpâmessurle

toit,oùj’étaiscertainedenepasêtreentendue,etlorsqu’ilfutinstallésurlepetitbancenferforgé,jeluirépétaicequeLilym’avaitracontéàcetendroitprécis,àpeinequelquesheuresauparavant.—Ellepensequeçavalapoursuivrelerestantdesavie.Ilatoujourscetéléphone,Sam.Je ne savais pas si j’avais déjà été aussi furieuse. Toute la soirée, devant les jacasseries de la

télévision, j’avais revusousunenouvelle lumière lesévénementsdes semainespassées : toutes lesfoisoùcegarçonavaittraînédevantl’immeuble,lafaçondontLilyavaitcachésonportablesouslescoussinsducanapé,samanièredetressaillirlorsqu’ellerecevaitunmessage.Jesongeaiàcesmotsqu’elleavaitbafouillés;sonsoulagementquandelles’étaitcruesauvée,puisl’horreurquiavaitsuivi.Je pensai à l’arrogance de cet homme, qui avait repéré une jeune fille en détresse et cherché à enprofiter.Sammefitsignedem’asseoir,maisj’étaisincapablederesterenplace.Jefaisaislescentpassurla

terrasse, lespoingsserrés, lecoutendu.J’avaisenviedejeterdesobjetsdanslevide.J’avaisenvied’aller trouver M. Garside. Sam se leva et se plaça derrière moi pour me masser les épaules.

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Probablementafinquejemetiennetranquille.—J’aienviedeletuer,déclarai-je.—Çapeuts’arranger.Jemetournaiversluipourm’assurerqu’ilplaisantait,etressentisunelégèrepointededéception

envoyantquec’étaitlecas.Unventglacésoufflaitsurlanuit,etjeregrettaisdenepasavoirapportédeveste.—Ondevraitpeut-êtresimplementsignalerçaàlapolice.C’estduchantage,non?—Ilsecontenteradenier.Ilexisteuntasd’endroitsoùcacheruntéléphone.Etsisamèreaditvrai

àsonsujet,laparoledeLilynevaudrarienfaceàcelled’unprétendupilierdelacommunauté.C’estpourçaquecesgens-làs’entirenttoujours.—Mais comment lui reprendre ce portable ? Elle sera incapable d’aller de l’avant tant qu’elle

sauraqu’ilsecachedanslesparages,aveccettephotod’elle.Je frissonnai.Samenleva saveste afinde laposer surmes épaules.Enveloppéedans sa chaleur

résiduelle,jem’efforçaidenepasavoirl’airtropreconnaissante.—Onnepeutpasdébarqueràsonbureau,lesparentsdeLilyl’apprendraient.Est-cequ’onpeutlui

envoyerunmail?Pourluidiredelerenvoyer,sinon…—Jedoutequ’ilcoopère.Ilnerépondraprobablementmêmepas:sonmessagepourraitservirde

preuvecontrelui.—Oh,c’estsansespoir!soupirai-je.Tucroisqu’onpourralaconvaincrequ’ilaaumoinsautant

intérêtqu’elleàoubliercequis’estpassé?Parcequec’estlecas,non?Ilsedébarrasserapeut-êtrelui-mêmedutéléphone…—Ettucroisvraimentqu’ellesecontenteradeça?—Non,répondis-jeenmefrottantlesyeux.Jenesupportepasl’idéequ’ils’ensorte.Cetteordure

malfaisanteenlimousine…Jem’approchaidubordetmeperdisdanslacontemplationdelaville.Désespérée,j’eusunevision

de l’avenir : Lily, sauvage et sur la défensive, essayant sans cesse d’échapper aux démons de sonpassé.Cetéléphoneétaitlaclédesaviefuture.Réfléchis,m’intimai-je.PenseàcequeWillauraitfait.Iln’auraitpas laissécethommegagner. Jedevais réfléchircomme lui. Je regardais lesvoitures

rouler au pas devant la porte demon immeuble. Je songeai au gros véhicule noir deM.Garside,voguanttranquillementdanslesruesdeSoho.Jesongeaiàunhommequiavançaitavecaisancedansl’existence,certainqueriennechangeraitjamais.—Sam?demandai-jesoudain.Est-cequetupeuxteprocurerunmédicamentcapabledeprovoquer

unarrêtcardiaque?Ilrestasilencieuxunmoment.—Pitié,dis-moiquetuplaisantes!répondit-ilenfin.—Non.Écoute.J’aieuuneidée.D’abord,elleneditrien.—Tunecourrasaucunrisque,assurai-je.Etcommeça,personnen’ensaurarien.Cequimetouchaitleplus,c’étaitqu’ellenem’aitpasposélaquestionquimetourmentaitdepuis

quej’avaisexpliquémonplanàSam.Commentpeux-tuavoirlacertitudequeçafonctionnera?—J’aitoutpréparé,mignonne,ajoutaSam.—Maispersonned’autrenesait…

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—Rien.Simplementqu’ilteharcèle.—Tunevaspast’attirerdesennuis?—Net’enfaispaspourmoi.Elletirasursamanche,puismurmura:—Etvousnemelaisserezpasseuleaveclui?—Pasuneseconde.Ellesemorditlalèvre,puislevalesyeuxsurSam,etsurmoi.Etunetensionsemblas’apaiseren

elle.—D’accord,dit-elle.J’achetaiun téléphoneprépayépascher,puisappelai lebureaudubeau-pèredeLilyetobtins le

numérodeportabledeM.Garsideenracontantàsasecrétairequej’avaisrendez-vousaveclui.Cesoir-là,enattendantl’arrivéedeSam,j’envoyaiunSMSàGarside:

M.Garside.Jesuisdésoléedevousavoirfrappé.J’aiflippé.Jeveuxtoutarranger.L.

Ilattenditunedemi-heureavantderépondre,probablementpourluilaisserletempsdes’inquiéter.Pourquoidevrais-jeteparler,Lily?Tuasététrèsgrossièreenversmoiaprèstoutel’aidequejet’aiapportée.

—Enfoiré,marmonnaSam.Jesais.Jesuisdésolée.Maisj’aibesoindevotreaide.Onn’ariensansrien,Lily.Jesais.C’estjustequevousm’avezfaitunchoc.J’aieubesoindetempspourréfléchir.Il fautqu’onsevoie.Jevousdonneraicequevousvoulez,maisvousdevrezd’abordmerestituerletéléphone.Jenecroispasquetusoisenposturedemarchander,Lily.

Samlevalesyeuxversmoi.Jeluirendissonregard,puistapaimaréponse:Mêmepas…sijesuisvraimentunetrèsmauvaisefille?

Unepause.Là,tum’intéresses.

Sametmoiéchangeâmesunregard.—J’aiunpeuenviedevomir,déclarai-je.Demainsoir.Jevousenverrail’adresseunefoisquejeseraisûrequemonamieserabiensortie.

Lorsquenousfûmescertainsqu’ilnerépondraitpas,Samglissaletéléphonedanssapoche,làoùLilynepourraitpaslevoir.Puisilmeserralonguementcontrelui.Le lendemain, j’avais lesnerfsà fleurdepeau.Etcen’était rienàcôtédeLily.Nouspicorâmes

notrepetitdéjeuner,puis je laissaiLilyfumerdans l’appartement.J’étaispresquetentéedel’imiter.Nous regardâmesun filmet bâclâmesquelques corvées, et à19h30, lorsqueSamarriva,ma têtebourdonnaittantquejepouvaisàpeineparler.—Tuluiasenvoyél’adresse?demandai-je.—Ouais.—Faisvoir.LeSMScontenaitsimplementl’adressedemonappartement,avecunLenguisedesignature.Garsideavaitrépondu:J’aiuneréunionenville,jeserailàpeuaprès20heures.

—Çava?medemandaSam.Monestomacsenoua.J’avaisdumalàrespirer.

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—Jen’aipasenviedet’attirerdesennuis,répondis-je.Jeveuxdire…etsitutefaisprendre?Turisquesdeperdretontravail.—Çan’arriverapas.—Jen’auraispasdûtemêleràcettehistoire.Tuasététellementgentil,etenéchange,jetemetsen

danger.—Toutvabiensepasser.Respire.Ilm’adressaitunsourirerassurant,maisjecrusdevinerunelégèretensiondanssonregard.Soudain,iljetauncoupd’œilpar-dessusmonépaule.Jemeretournai.Lilyportaituntee-shirtnoir,

unshortenjeanetuncollantfoncé,etelles’étaitmaquilléedemanièreàavoirl’airàlafoistrèsbelleettrèsjeune.—Çava,machérie?Ellehochalatête.Sapeau,habituellementd’unecouleurlégèrementolivâtre,commecelledeWill,

étaitinhabituellementpâle.Parcontraste,sesyeuxsemblaientimmenses.—Toutvabiensepasser,çanedevraitpasdurerplusdecinqminutes,affirmaSamd’unevoix

calmeetconfiante.Lout’atoutbienexpliqué?Nousavionsrépétélascèneunebonnedizainedefois.Jevoulaisqu’elleatteigneunpointoùelle

nesebloqueraitpas,oùelleseraitcapabledediresesrépliquessansypenser.—Jesaiscequej’aiàfaire.—Bien,dit-ilentapantdanssesmains.Huitheuresmoinslequart.Préparons-nous!Garside était ponctuel, il fallait bien lui accorder cela. À 20 h 01, la sonnerie de l’interphone

retentit. Lily prit une profonde inspiration, et je lui serrai la main pour l’encourager. Puis elleréponditàl’interphone.—Oui.Oui,elleestsortie.Montez.Ilnesemblapasluiveniràl’espritqu’ilpourraits’agird’unpiège.Lilyluiouvrit.Seulemoi,parl’entrebâillementdelaportedemachambre,pusvoiràquelpointsa

maintremblaitlorsqu’elletournalaclédanslaserrure.Garsidesepassaunemaindanslescheveuxetparcourutl’entréed’unbrefregardavantdeglisser

sesclésdevoituredanslapocheintérieuredesoncostumegris.Jenepouvaispasm’empêcherdeleregarder:sachemisehorsdeprix,sesyeuxperçantsetavidesquisemblaientscannerl’appartement.Jeserrailesdents.Quelgenred’hommesepermettaitdeharcelerainsiunejeunefilledequaranteanssacadette?Defairechanterl’enfantd’undesescollègues?Ilparaissaitmalàl’aise.—Jemesuisgaréàl’arrière.C’estunendroitsûr?—Jecrois.—Tucrois?Ilreculad’unpas.Encoreunquiconsidéraitsavoiturecommeuneextensiondelui-même.—Ettonamie?ajouta-t-il.Cellequihabiteici.Ellenerisquepasderentrer?Jeretinsmonsouffle.Derrièremoi, jesentis lamainrassurantedeSamseposerenbasdemon

dos.—Oh. Non. Tout va bien, répondit-elle avec un sourire. Elle ne rentrera pas avant des lustres.

Entrezdonc.Vousvoulezboirequelquechose,monsieurGarside?Illaregardacommes’illavoyaitpourlapremièrefois.—Toujoursaussiformelle,dit-il.Ilfitunpasenavantet,enfin,refermalaported’entréederrièrelui.—Tuasduwhisky?

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—Jevaisvoir.Venez.Ellepénétradanslacuisine,etillasuivitenenlevantsaveste.Lorsqu’ilspassèrentdanslesalon,

Samsortitdemachambreettraversalecouloirdesonpaslourdafindeverrouillerdel’intérieurlaported’entrée.Puisilglissalescléscliquetantesdanssapoche.Garside,inquiet,seretournaetl’aperçut.Donnavenaitdelerejoindre.Ilsétaientlà,enuniforme,

deboutdevantlaporte.Illesregarda,puisregardaLily.Ilsemblaithésitersurlaconduiteàtenir.—Bonjour,monsieurGarside,dis-jeensortantàmontourdederrièrelaporte.Jecroisquevous

avezquelquechoseàrendreàmonamie.Àcet instant, ilsemitàsueràgrossesgouttes.Jenesavaismêmepasqu’unetelleréactionétait

physiquement possible. Il cherchaLily du regard,mais cette dernière avait profité de la confusionpourseglisserderrièremoi.Samfitunpasenavant.M.Garsidemesuraitunebonnetêtedemoinsquelui.—Letéléphone,s’ilvousplaît,dit-il.—Vousnepouvezpasmemenacer.—Onnevousmenacepas,rétorquai-je,lecœurbattant.Onvoudraitjusterécupérerceportable.—Vousmemenacezrienqu’enbloquantlaporte.—Ohnon,monsieur ! répliquaSam.Vousmenacer consisterait àmentionner le fait que, sima

collègue et moi le décidions, nous pourrions vous plaquer au sol et vous injecter une dose dedihypranol, qui ralentirait votre rythme cardiaque jusqu’à provoquer l’infarctus. Ça, ce serait unevraiemenace.D’autantplusquepersonnen’iraitdouterdelaparoledesambulanciersquiontessayédevous sauver.Etque ledihypranol faitpartiedes raresmédicamentsquine laissent aucune tracedansl’organisme.Donna,lesbrascroisés,secouatristementlatête.—C’est terrible, soupira-t-elle, ces hommes d’affaires qui tombent comme desmouches, passé

cinquanteans.—Toutessortesdesoucisdesanté.Ilsboiventtrop,mangenttropgras,nefontpasassezdesport.—Jesuissûrequecelui-cin’estpascommeça.—C’estcequetucrois.Maiscommentenavoirlecœurnet?M.Garsidesemblaitavoirrétrécid’unebonnedizainedecentimètres.—Etn’envisagezmêmepasdemenacerLily.Onsaitoùvoushabitez,monsieurGarside.Tousmes

collègues disposent de cette information en cas de besoin.Vous ne croirez jamais tout ce qui peutvousarriverquandvousvousmettezàdosunambulancier.—C’estunscandale!Iltentaitàprésentdefairelebrave,pâlecommeunlinge.—Oui.Eneffet,répliquai-jeentendantlamain.Letéléphone,s’ilvousplaît.Une nouvelle fois, Garside parcourut la pièce du regard. Puis, enfin, il sortit le portable de sa

pocheetmeletendit.JelejetaiàLily.—TiensLily,vérifie.Jedétournailesyeuxpendantqu’elles’exécutait.—Supprimelaphoto,luidis-je.Lorsquejepivotaiverselle,ellehochafaiblementlatête.Samluifitsignedeluilancerleportable,

puislejetaparterreetl’écrasaàcoupsdetalon,faisantvolerenéclatslacoqueenplastique.Ilmitune telle violence dans son geste que le sol trembla. Je me surpris à tressaillir, tout commeM.Garside,chaquefoisquelalourdebottes’abattaitsurl’appareil.

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Enfin, Sam s’arrêta pour ramasser avec précaution la petite carte SIM, qui avait glissé sous leradiateur.Ill’examinauninstant.—C’étaitlaseulecopie?demanda-t-ilàGarside.Cedernierhochalatête.Lasueurmaculaitlecoldesachemise.— Bien sûr que c’est la seule copie, intervint Donna. Un citoyen aussi respectable que lui ne

prendraitpasuntelrisque.ImaginezunpeucequediraitlafamilledeM.Garsidesisonpetitsecretétaitrévélé?—Vousavezeucequevousvouliez,ditGarside,leslèvresserrées.Laissez-moipartir.—Non. J’aimerais ajouter quelque chose, rétorquai-je d’une voix tremblante de rage contenue.

Vousêtesunindividupathétiqueetsordide,etsije…LabouchedeM.Garsidesetorditenunrictusméprisant.C’étaitlegenred’hommequines’était

jamaisuneseulefoisdanssaviesentimenacéparunefemme.—Oh,fermez-la,espècedefolle…UnéclairdurtraversaleregarddeSam,quiseprécipitaenavant.Aussitôt,jetendislebraspourle

retenir.Jenemesouvienspasd’avoirjetémonautrepoingenarrière.Enrevanche,jemesouviensdeladouleurdansmesphalangeslorsqu’ellesentrèrentencontactaveclevisagedeGarside.Cederniertituba en arrière et heurta la porte d’entrée. Je trébuchai, surprise par la puissance de l’impact.Lorsqu’ilseredressa,jefuschoquéedevoirdusangs’écoulerdesonnez.—Laissez-moisortir,siffla-t-ilentresesdoigts.Toutdesuite!Sam me regarda d’un air ahuri, puis déverrouilla la porte. Donna s’écarta pour laisser sortir

Garside.Lorsqu’ilpassadevantelle,ellesepenchasurlui:—Vousêtessûrquevousnevoulezpasqu’onvousfasseunpansementavantdepartir?Garside s’éloigna d’un pas mesuré, mais dès que la porte se fut refermée derrière lui, nous

l’entendîmescourirdanslecouloir.Nousrestâmeslàensilencejusqu’àcequelesbruitsdesespass’éteignentauloin,puisnouspoussâmesunsoupirdesoulagement.—Jolicoupdepoing,Cassius, fit remarquerSamauboutd’uneminute.Tuveuxque je jetteun

coupd’œilàtamain?Jenepusluirépondre.J’étaispliéeendeuxetjuraisensilence.—Çafait toujoursplusmalqu’onlecroit,ditDonnaenmetapotantledos.Net’enfaispas,ma

chérie,ajouta-t-elleàl’intentiondeLily.Quoiqu’ilaitputedire,cevieilhommen’estriendutout.Ilestparti.—Ilnereviendrapas,assuraSam.—Il s’estbien chiédessus, s’esclaffaDonna. Je croisqu’il nevoudraplus t’approcher àmoins

d’unkilomètre.Oublie-le.ElleserrauninstantLilydanssesbras,commeonpourraitlefaireavecunenfantquivientdesubir

unechutedevélo,puismetenditlesmorceauxdutéléphonebrisé.—Bon.J’aipromisàmonpèredepasserlevoiravantleboulot,déclara-t-elle.Àplustard!Puis,aprèsungested’adieu,elles’enalla,sesbottesclaquantjoyeusementdanslecouloir.Samsemitàfouillersatroussemédicaleàlarecherched’unbandagepourmamain.AvecLily,je

revinsdanslesalon.Elles’effondrasurlecanapé.—Tuasétégéniale,luidis-je.—Ettoi,tuasenvoyédulourd,répliqua-t-elle.J’examinaimes doigts ensanglantés. Lorsque je relevai les yeux, un sourire s’esquissait sur ses

lèvres.—Ilnel’apasvuvenir.

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—Moinonplus.C’estlapremièrefoisquejefrappequelqu’un.D’ailleurs,ajoutai-jeenreprenantmonsérieux,netesenspasobligéedesuivremonexemple.—Jenet’aijamaisconsidéréecommeunexempleàsuivre,Lou.Ellesourit,presqueavecréticence,lorsqueSamentradanslapièceavecdesbandesstérilesetune

pairedeciseaux.—Çava,Lily?demanda-t-ilenhaussantlessourcils.Ellehochalatête.— Bien. Alors si on passait à quelque chose de plus intéressant ? Qui aime les spaghettis

carbonara?Lorsque Lily quitta la pièce, il poussa un profond soupir avant de contempler longuement le

plafond,commes’ilcherchaitàreprendresoncalme.—Quoi?demandai-je.—Heureusementquetul’asfrappéenpremier.J’aibiencruquej’allaisletuer.Quelques heures plus tard, lorsque Lily fut couchée, je rejoignis Sam dans la cuisine. Pour la

premièrefoisdepuisdessemaines,lapaixrégnaitdansmonfoyer.—Elle est déjà plus heureuse, dis-je.Bon, elle a critiquémon nouveau dentifrice et a laissé sa

serviettetraînerparterre,maisdesapartc’estplutôtbonsigne.Ilacquiesça,puisvidal’évier.J’étaiscontentedel’avoirchezmoi.Jemesentaisbien.Jeleregardai

uninstant,medemandantqueleffetcelameferaitdem’avancerversluipourglisserlesbrasautourdesataille.—Merci,dis-jesansbouger.Pourtout.Ilsetournaversmoiens’essuyantlespaumessuruntorchon.—Tut’enesbiensortietoiaussi,mapetiteboxeuse.D’unemain,ilm’attiraverslui.Nousnousembrassâmes.Ilyavaitquelquechosedesidélicieux

dans ses baisers…Leur douceur à côté de la forcebrute qu’il dégageait…Jemeperdis en lui unmoment.Mais…—Quoi?demanda-t-ilenreculant.Qu’est-cequinevapas?—Tuvastrouverçabizarre.—Euh…Plusbizarrequecequis’estpassécesoir?—Jen’arrêtepasdepenseràcedihypranol.Combienilenfaudraitpourtuervraimentquelqu’un?

Est-cequec’estunproduitquetuassouventsurtoi?Çamesemble…vraiment…risqué.—Tun’aspasàt’inquiéter.—C’est toi qui le dis.Mais et si quelqu’un t’envoulait vraiment ? Il pourrait enmettre dans ta

nourriture ? Est-ce que des terroristes pourraient s’en emparer ? De quelle quantité auraient-ilsbesoin?—Lou.Çan’existepas.—Quoi?— J’ai tout inventé. Le dihypranol n’existe pas. Et le plus drôle, c’est que je n’ai jamais vu un

médicamentfonctionneraussibien,ajouta-t-ilens’esclaffantdevantmonairabasourdi.

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Chapitre22

Jefusladernièrearrivéeàlaréunionducercle.Mavoitureavaitrefusédedémarrer,etj’avaisdûattendre lebus.Lorsque j’entraidans la salleparoissiale,onvenaitde refermer laboîteàbiscuits,signequeleschosessérieusesallaientcommencer.—Aujourd’hui,nousallonsparlerdefoienl’avenir,déclaraMarc.Jemurmuraiuneexcuseetm’assis.—Oh,etnousn’auronsqu’uneheureàcaused’uneréuniond’urgencedesscouts.Jesuisdésolé.Marc nous gratifia tous les uns après les autres de son fameux regard empathique. Il se servait

souvent de son regard empathique. Parfois, il m’observait si longtemps que je me demandais sij’avaisunetachesurlenez.Ilbaissalesyeux,commepourremettredel’ordredanssespensées…oupeut-êtrepourrelireuntextepréparéàl’avance.—Lorsqu’unêtreaiménousestarraché,onasouventbeaucoupdemalàfairedesprojets.Parfois,

lesgensperdentfoienl’aveniroudeviennentsuperstitieux.—J’aicruquej’allaismourir,ditNatasha.—Tuvasmourir,rétorquaWilliam.—Tunenousaidespasvraiment,William,intervintMarc.—Non.Honnêtement,pendantlesdix-huitmoisquiontsuivilamortd’Olaf,j’aicruquej’avaisle

cancer. Je suis allée chez lemédecinunebonnedizainede fois, persuadéeque j’étaismalade.Unetumeurcérébrale,uncancerdupancréas,del’utérus,oumêmedupetitdoigt.—Uncancerdupetitdoigt,çan’existepas,objectaWilliam.—Qu’est-cequetuensais?répliquasèchementNatasha.Tuasréponseàtout,William,maisdes

fois tu ferais mieux de la fermer. Ça devient vraiment fatigant d’entendre tes commentairessarcastiquesdèsquequelqu’unouvre labouche. J’ai cruque j’avaisuncancerdupetit doigt.Mongénéralistem’a envoyée faire des examens, et il s’est avéré que je n’avais rien.Alors oui, c’étaitsûrementunepeurirrationnelle,maistun’espasobligédecritiquertoutcequejedisparceque,quoiquetuenpenses,tunesaispastout.OK?Unbrefsilences’ensuivit.—Enfait,ditWilliam,jetravailledansuneunitéoncologique.—Iln’empêche,rétorqua-t-elleaprèsunefractiondesecondederéflexion,quetuesinsupportable.

Unagitateur.Uncasse-pieds.—C’estvrai,admitWilliam.Natashagardait lesyeux rivésausol.Oupeut-être le faisions-nous tous. Jen’ensavais rien,car

j’étaistropoccupéeàcontemplermespieds.Elleprituninstantsatêteentresesmains,puisleregardabienenface.—Non,cen’estpasvrai,William.Jesuisdésolée.J’aipasséunemauvaisejournée.Jenevoulais

past’agressercommeça.—D’accord,maisonnepeuttoutdemêmepasattraperuncancerdupetitdoigt,insistaWilliam.—Donc…,ditMarc tandisquenousnousefforcions tousd’ignorer les juronsquemarmonnait

Natasha.Jemedemandaissicertainsd’entrevousenétaientarrivésàavoirdesprojetsàlongterme.Où vous voyez-vous dans cinq ans ? Qu’envisagez-vous de faire de votre vie ? Parvenez-vous à

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imaginerl’avenir?—Jeseraisplusheureuxsimonservicetroispiècesfonctionnaitcorrectement,déclaraFred.—C’estlesexeenligne,c’esttropdepressionpourlui?demandaSunil.—Onpeutdirequec’étaitunevéritablearnaque!s’écriaFred.Surlepremiersite,j’aipassédeux

semaines à échanger desmessages avec une nana deLisbonne – un vrai canon –,mais quand j’aiproposéqu’onsevoie,elleaessayédemevendreunappartementenFloride.Aprèsça,quelqu’unm’aenvoyéunmessageprivépourmeprévenirqu’ils’agissaitenfaitd’uncul-de-jatteportoricainquis’appelaitRamirez.—Etlesautressites?—Laseulefemmequiaacceptédemerencontrerressemblaitàmagrand-tanteElsie,quirangeait

sesclésdanssaculotte.Elleétaittellementvieillequej’aipresqueététentédevérifier.—N’abandonnepas,Fred,ditMarc.Tunecherchespeut-êtrepasauxbonsendroits.—Mesclés?Oh,non.Jelesaccrochetoujoursàcôtédelaporte.Daphneavaitprisladécisiondepartirquelquesannéesàl’étranger:—Ilfaitfroidici.C’estmauvaispourmesarticulations.Leanne déclara qu’elle espérait terminer son master de philosophie. Nous échangeâmes des

regardsdélibérémentinexpressifs,defaçonàdissimulerquenouslaprenionstouspourunecaissièredesupermarché.Oupeut-êtreuneéquarrisseuse.D’abord,Sunilnevoulutpasparler.Puisilavouaquedanscinqansilsevoyaitmarié.— J’ai l’impression de m’être replié sur moi-même ces deux dernières années, comme si je

refusaisdelaisserquiconquem’approcheràcausedecequis’estpassé.Vouscomprenez,àquoiçasert de s’attacher à quelqu’un si c’est pour le perdre ensuite ?Mais l’autre jour, j’ai commencé àréfléchiràceque j’attendaisde lavie,et jemesuis renducomptequ’ilmemanquaitunefemmeàaimer.Parcequ’ilfautallerdel’avant,non?Ilfautseconstruireunavenir.Jamaisjen’avaisentenduunteldiscoursdesapart.—C’esttrèspositif,Sunil,lefélicitaMarc.Mercidetontémoignage.J’écoutaiJakeparlerdesesprojetsd’universitéetmedemandaidistraitementoùenseraitsonpère.

Toujours à porter le deuil de sa femme ?Ou installé, heureux, avec une nouvelle compagne ? Jepenchaispourladeuxièmeoption.PuisjesongeaiàSametmedemandaisicequenousvivionsétaitou non une relation de couple. Parce qu’il y avait relation et relation. En méditant cette idée, jem’aperçusques’ilm’avaitposélaquestion,jen’auraismêmepassudiredansquellecatégorienousnoustrouvions.Jenepusm’empêcherdepenserquecettehistoireavecLilynousavaitpeut-êtreliésun peu trop vite, comme les mauvaises colles à prise rapide. Concrètement, qu’avions-nous encommunàpartunechuteduhautd’unimmeuble?L’avant-veille,jem’étaisrendueàlastationd’ambulancespourattendreSam,etDonnaétaitrestée

bavarderavecmoiquelquesminutespendantqu’ilrassemblaitsesaffaires.—Nedéconnepasaveclui.Je me tournai vers elle. Je n’étais pas certaine d’avoir bien entendu. Elle se frotta le nez, puis

reprit:—Ilestcool.Pourungrandcrétin.Etilt’aimebeaucoup.Jenesusquerépondre.—Jet’assure,poursuivit-elle.Ilmeparledetoi.Etilneparlejamaisdepersonne.Neleluirépète

pas.C’estjusteque…c’estunmecbien.Jevoulaisquetulesaches.—Jeviensdemerendrecompted’unechose,ditDaphne.Tun’aspastatenuededanseuse.Unmurmureparcourutl’assemblée.

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—Tuaseuunepromotion?—Oh,dis-je,arrachéeàmespensées.Non.Jemesuisfaitvirer.—Tutravaillesoùmaintenant?—Nullepart.Pourlemoment.—Maistatenue…Jeportaisunepetiterobenoireavecuncolblanc.—Oh.Ça.Cen’estqu’unevieillerobe.—Jemedisaisquetutravaillaispeut-êtreencoredansunbaràthème.Habilléeensecrétaire.Ou

alorsensoubrette.—Tunet’arrêtesjamais,Fred?—Vousnecomprenezpas.Àmonâge,laphrase:«Tut’ensersoutulaperds»prendtoutson

sens.Jen’aipeut-êtreplusqu’unevingtained’érectionsavantdecassermapipe.—Ilyenaiciquin’ontjamaiseuautant.Nousmarquâmesunepause,letempsqueFredetDaphnecessentdeglousser.—Ettonavenir?Ondiraitquetasituationchangeencemoment,ditMarc.—Ehbien…Onm’aproposéunnouveauposte.—Vraiment?Quelquesapplaudissementsretentirent.Jemesentisrougir.—Oh, je ne vais pas l’accepter,mais ce n’est pas grave. Je sens que j’ai tourné une page, rien

qu’enayantreçucetteoffre.—Dequeltravails’agissait-il?s’enquitWilliam.—Oh,unboulotàNewYork.Ilsmeregardèrenttousavecdesyeuxronds.—Ont’aoffertuntravailàNewYork?—Oui.—Untravailpayé?—Avecunlogement,répondis-jeàvoixbasse.—Ettuneseraisplusobligéedeportercetteaffreusejupeverte?—Jenecroispasquemonuniformesoituneraisonsuffisantepourémigrer,m’esclaffai-je.Personnenerit.—Oh,allez…,dis-je.Ilsmeregardaienttoujoursfixement.Leanneavaitmêmelabouchelégèremententrouverte.—NewYork,NewYork?—Vousneconnaissezpastoutel’histoire.Jenepeuxpasyaller.Jedoism’occuperdeLily.—Lafilledetonancienemployeur,ditJakeenfronçantlessourcils.—Iln’étaitpasseulementmonemployeur,maisoui.—Ellen’apasdefamilleici?demandaDaphne.—C’estcompliqué.Marcposasonbloc-notessursesgenoux.—Qu’est-cequetupensesavoirapprisdecesséances,Louisa?demanda-t-il.J’avaisreçuuncolisdeNewYork :desformulairesde l’immigrationetde l’assurancemaladie,

ainsi qu’une épaisse feuille de papier à lettres couleur crème sur laquelle Leonard M. Gopnikm’offraitd’unemanièretrèsformelledetravaillerpoursafamille.Jem’étaisenferméedanslasalledebainspourlireetrelireledossier,convertirlesalaireenlivressterling,soupirerunpeupuismejurerdenepaschercherl’adressesurGoogle.

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Aprèsavoircherchél’adressesurGoogle,j’avaisrésistéàl’impulsiondemecoucherparterreenchiendefusil.Puisjem’étaisressaisie,m’étaislevéeetavaistirélachassed’eau(aucasoùLilyseseraitdemandéceque je fabriquais),m’étais lavé lesmains (parhabitude)etavaisemporté le toutdansmachambrepourlefourrerdansletiroirsousmonlit.Cettenuit-là,Lilyavaitfrappéàmaportepeuaprèsminuit.—Jepeuxresterici?Jen’aivraimentpasenviederetournerchezmamère.—Tupeuxrestertantquetuveux.Elle s’était allongée de l’autre côté du lit et s’était roulée en boule. Je la regardai dormir un

moment,puisposailacouettesurelle.La fille deWill avait besoin demoi. C’était aussi simple que ça. Et quoi quema sœur en dise,

j’avais une dette envers lui. J’avais trouvé un moyen de ne pas me sentir entièrement inutile. Jepouvaistoujoursfairequelquechosepourlui.Etcecourriermeprouvaitquej’étaiscapablededécrocherunemploicorrect.C’étaitunprogrès.

J’avaisdesamis,etmêmeunesortedepetitami.Çaaussi,c’étaitunréelprogrès.J’ignorailesappelsmanquésdeNathanetsupprimaisesmessagesvocaux.Jeluiexpliqueraistout

dansunjouroudeux.Samdevaitmerendrevisitelemardisoir.À19heures,ilm’envoyaunSMSpourm’annoncerqu’il

seraitenretard.Ilm’enenvoyaunautreà20h15pourmedirequ’ilnesavaitpasàquelleheureilpourraitselibérer.J’avaisétéàplattoutelajournée,àcombattrel’apathiequiaccompagnaitlapertedemonactivité,àm’inquiéterpourmesfacturesenretard,coincéedansmonappartementavecunejeunefillequin’avaitnullepartoùalleretquejenevoulaispaslaisserseule.À21h30,lasonneriedel’interphoneretentit.Samétaitenbas,toujoursvêtudesonuniforme.Jeluiouvrisetsortisdanslecouloirpourl’accueillir,refermantlaportederrièremoi.Ilémergeadelacaged’escalierets’avançadansmadirection,latêtebasse.Ilétaitépuiséetsemblaitétrangementtroublé.—Jepensaisquetuneviendraisplus.Qu’est-cequis’estpassé?Tuvasbien?—Jepasseencommissiondisciplinaire.—Quoi?— Une autre équipe a vu mon ambulance garée en bas de l’immeuble le soir où on a coincé

Garside.Ilsenontparléaucentral.Jen’aipaspuleurexpliquercequenousfaisionslàalorsqu’iln’yavaiteuaucunappel.—Etalors?— J’ai raconté des conneries, j’ai dit que quelqu’un nous avait arrêtés sur la route pour nous

demanderdel’aide.Etquec’étaitenfaituneblague.Donnam’asoutenu,heureusement.Maisilsnesontpasravis.—Cen’estpasdramatique,si?—Non,saufqu’uneinfirmièredesurgencesademandéàLilyd’oùellemeconnaissaitetqu’ellea

réponduquejel’avaisramenéechezelleunsoiroùellerentraitdeboîte.Jeplaquaimamainsurmabouche,catastrophée.—Qu’est-cequeçaveutdire?—Ilsdiscutentdemoncas.Maisjerisqued’êtresuspendu.Oupire.—C’estnotrefaute,Sam.Jesuisdésolée.—Ellenepouvaitpassavoir,assura-t-il.Jevoulusleserrercontremoi,leprendredansmesbras,appuyermonfrontcontrelesien.Mais

soudain,quelquechosemeretint.UneimagedeWill,quis’étaitimposéed’elle-mêmeàmonesprit:ilsedétournaitdemoi,intouchabledanssadouleur.J’hésitai.Puis,unefractiondesecondetroptard,

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jetendislamainpourlaposersurcelledeSam.Ilvitmongeste,fronçalégèrementlessourcils,etj’euslasensationdéconcertantequ’ilavaitludansmespensées.— Tu peux toujours démissionner et partir élever tes poulets. Construire ta maison. Tu peux

choisir!Unhommecommetoipeutfairetoutcequ’ilveut.Jem’entendaisparler,jesavaisquej’enfaisaistrop.Ilesquissaundemi-souriresansconviction.Il

ne quittait pas des yeux ma main, toujours posée sur la sienne. Nous restâmes là un instant sansbouger,gênés.—Jeferaisbiend’yaller,dit-il.Oh.Quelqu’unadéposéçaprèsdelaported’entrée,ajouta-t-ilen

metendantuncolis.Jemesuisditqu’iln’allaitpasdurerlongtemps.—Viensàl’intérieur,s’ilteplaît,dis-jeenprenantlepaquet.Laisse-moitepréparerunbonpetit

platraté.J’avaislesentimentdel’avoirabandonné.—Jeferaismieuxderenter.Etilrepartitcommeilétaitvenu,sansmelaisserletempsdeprotester.Parlafenêtre,jeleregardaimarcherd’unpasraideverssamotoetsentiscommeunnuagenoir

passerau-dessusdemoncrâne.Net’attachepastrop.Puis jeme souvinsdu conseil deMarc à la finde ladernière séance : «Votre esprit enproie à

l’anxiété ne fait que répondre à des pics de cortisol. Il est parfaitement naturel d’avoir peur des’attacheràquelqu’un.»Parfois, j’avaisl’impressionqu’unpetitangeetunpetitdémonsequerellaientenpermanencede

partetd’autredematête,commedanslesdessinsanimés.Danslesalon,Lilysedétournadelatélévision.—C’étaitSaml’Ambulancier?—Ouais.Àcetinstant,elleaperçutlecolis.—C’estquoi?—Oh.C’étaitdanslehalldel’immeuble.Ilestàtonnom.Elle observa longuement le paquet d’un air suspicieux, comme si elle s’attendait encore à une

mauvaisesurprise.Puisellearrachalescouchesd’emballagepourdécouvrirunalbumphotoreliédecuir.Surlacouvertureétaitinscrit«PourLily(Traynor)».Ellel’ouvritlentement.Etlà,surlapremièrepagecouvertedepapierdesoie,étaitcolléel’image

ennoiretblancd’unbébé.Endessoussetrouvaitunenotemanuscrite:

Ton père pesait 4,2 kg. J’étais absolument furieuse contre lui d’être aussi gros, car onm’avaitpromisunjolipetitbébé!Ilétaittrèsencolèreetm’aprivéedesommeilpendantdesmois.Mais quand il souriait…Les vieilles dames traversaient la rue pour venir luipincerlesjoues(ilavaithorreurdeça,bienentendu).

Je m’assis à côté d’elle. Lily tourna deux pages, et Will apparut vêtu de l’uniforme et de lacasquettebleuroidesonécoleprimaire.Ilregardaitl’appareilphotod’unairboudeur.Endessous,onpouvaitlire:

Willdétestaittantcettecasquettequ’illacachadanslepanierduchien.Ladeuxième,illa«perdit»aufondd’unemare.Latroisièmefois,sonpèreleprivad’argentdepoche,mais

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il se contenta de vendre des cartes de football.Même à l’école, ils ne parvinrent pas àl’obligeràlaporter;jecroisqu’ilaétéenretenuetouteslessemainesjusqu’àsestreizeans.

Lilysepassalamainsurlefront.—Jeluiressemblaisquandj’étaispetite.—Normal,répliquai-je.C’esttonpère.Elles’autorisaunpetitsourire,puistournalapagesuivante.—Regarde.Regardecelle-là.Surcettephoto,ilsouriaitdirectementàl’objectif.C’étaitlaphotodesvacancesauski,cellequise

trouvaitdanssachambrelorsdenotrepremièrerencontre.Jeregardaisonbeauvisage,etunevaguedetristessebientropfamilièremesubmergea.Puis,soudain,Lilyéclataderire.—Regarde!Regardeunpeucelle-là!Will, le visage couvert de boue après unmatch de rugby. Et une autre où, déguisé en diable, il

sautaitduhautd’unemeuledefoin.Unepageentièredebêtises:Willenpetitfarceur,rieur,humain.Jesongeaià lapagephotocopiéequeMarcm’avait faitparvenir lorsque j’avais raté lasemainedel’idéalisation.

Ilestimportantdenepaschangerensaintl’êtrecherquenousavonsperdu.Personnenepeutmarcherdansl’ombred’unsaint.Je voulais que tu voies ton père avant son accident. Il était follement ambitieux et trèsprofessionnel,biensûr,maisjemesouviensaussidecesfoisoùiltombaitdesachaiseàforcederire,oùildansaitaveclechien,oùilrentraitàlamaisoncouvertdebleusaprèss’êtrelaisséentraînerdansundéfiridicule.Unjour,ilaenfoncélatêtedesasœurdansungâteauauxcerises(photodedroite)simplementparcequ’elleluiavaitditqu’iln’enseraitpascapable.J’aiessayéde le réprimander,car j’avaismisdesheuresà fairecegâteau,maisonnepouvaitjamaisluienvouloirbienlongtemps.

C’étaitvrai.Lilyparcourutlesautresphotographies,toutessoigneusementannotées.LeWillqu’elledécouvrait

n’étaitpasunentrefiletdansunjournal,unenoticenécrologique,unclichésolennelillustrantuntristedestin ; c’était un homme. Un homme vivant, un homme en trois dimensions. Je regardai chaquephoto,lagorgenouée,déglutissantàgrand-peine.Soudain,unecarteglissad’entrelespagesettombaparterre.Jelaramassaietluslesdeuxlignes

quiyétaientinscrites.—Elleveutvenirtevoir.Lilyeutdumalàdétachersonregarddel’album.—Qu’est-cequetuenpenses,Lily?Tuespartante?Ellemitunmomentàm’entendre.—Jenecroispas,répondit-elle.C’estgentildesapart,mais…L’humeur avait changé. Elle referma l’album, le posa doucement à côté d’elle et se tourna de

nouveauverslatélévision.Quelquesminutesplustard,sansdireunmot,ellevints’asseoirprèsdemoietposalatêtesurmonépaule.Cesoir-là,lorsqueLilyfutpartiesecoucher,j’envoyaiunmailàNathan.Jesuisdésolée,jenepeuxpasl’accepter.C’estunelonguehistoire,maislafilledeWillvitchezmoietils’estpassé

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beaucoupdechoses.Jenepeuxpaslalaisserseuleici.Jevaisessayerdet’expliquerenquelquesmots…

Pourterminer,j’écrivais:Mercid’avoirpenséàmoi.

J’envoyaiégalementunmailàM.Gopnikafindeleremercierpoursonoffreetluiexpliquerque,

suite à un changement de situation, je devaismalheureusement renoncer à ce travail. Je voulus enécriredavantage,maisl’angoissequimenouaitl’estomacsemblaitavoirabsorbétoutemonénergie.J’attendisuneheure,maisnil’unnil’autrenerépondit.Lorsquejerevinsdanslesalonvidepour

éteindreleslumières,l’albumphotoavaitdisparu.

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Chapitre23

—Tiens,tiens…Voilàl’employéedumois.Jeposaisurlecomptoirlesaccontenantmonuniformeetmaperruque.Àl’heuredupetitdéjeuner,

lestablesduShamrockandCloverétaient toutesoccupées ;unhommed’affairesd’unequarantained’années, un peu grassouillet, déjà ivre,me regardait d’un air vaseux, serrant son verre entre sesmainspotelées.Vera, à l’autre bout de la salle, repoussait rageusement les chaises et les piedsdesclientsafindepasserlebalai.Àsesgestes,onauraitpresquepucroirequ’ellechassaitdessouris.Je portais une chemise bleue de coupe masculine – je me sentais plus sûre de moi dans des

vêtements d’homme – et remarquai distraitement qu’elle était presque de lamême teinte que celledeRichard.—Richard…Jevoulaisvousparlerdecequis’estpassélasemainedernière.Autour de nous, l’aéroport se remplissait de vacanciers en week-end prolongé : des familles

flanquéesdebambinsbraillardssesubstituaientauxhabituelscostumes-cravates.Derrière lacaisse,unenouvellebanderoleannonçait:«Prenezunbondépart!Café,croissant,etunpetitverrepourlaroute!»Lepasbrusque,lessourcilsfroncéssousl’effetdelaconcentration,Richardpassadel’autrecôtéducomptoiretposasurunplateaudestassesdecaféfumantetdesbarresdecéréales.—Paslapeine,répliqua-t-il.L’uniformeestpropre?Il attrapa le sac enplastiqueet en sortitma robeverte. Il l’examinaavec soin sous lenéon,une

grimaceaux lèvres, commes’ilpensaity trouverdes taches suspectes. Jem’attendaispresqueàcequ’illarenifle.—Biensûrqu’ilestpropre,répondis-je.—Ildoitpouvoirêtreportéparunenouvelleemployée.—Jel’ailavéhier,répliquai-jed’untonsec.Je remarquai soudain que les haut-parleurs diffusaient en fond sonore une nouvelle version de

Cornemusesceltiques.Moinsdeharpe.Plusdeflûte.—Bien.Ilyaquelquespapiersàremplir.Jevaisleschercherdansmonbureau,vouspourrezles

signerici.Etceseratout.—Onpourraitpeut-êtrefaireçadansunendroitunpeuplus…privé?RichardPercivalnemeregardamêmepas.— Pas le temps, désolé. J’ai un millier de choses à faire, et j’ai une employée en moins

aujourd’hui.Ilpassadevantmoil’airaffairé,comptantàvoixhautelessachetsdechipsrestants.—Six…Sept…Vera,pouvez-vousservircemonsieur,s’ilvousplaît?—Euh…oui,c’estdeçaquejevoulaisvousparler.Jemedemandaissivousn’auriezpasmoyen

de…—Huit…Neuf…Laperruque.—Quoi?—Oùest-elle?—Oh.Lavoilà.Jesortislaperruquedemonsac.Jel’avaisbrosséeavantdelamettredansunsachetàpart.

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—Vousl’avezlavée?—Laperruque?—Oui.Cen’estpashygiéniquesiquelqu’unlametsansquevousl’ayezlavéeaupréalable.—Elleestfaiteenfibressynthétiquesd’encoremoinsbonnequalitéquelescheveuxd’unefausse

Barbie.Jemesuisditqu’ellerisquaitdefondredansunlave-linge.—Ellen’estpasenétatd’êtreportéeparvotrefutureremplaçante.Jevaisdevoirvouslafacturer.Jeleregardai,bouchebée.—Vousmefaitespayerlaperruque?Illasouleva,puislaremitdanssonsachet.—Vingt-huitlivresquarante.Bienentendu,jevousdonneraiunreçu.—Oh,monDieu.Vousallezvraimentmefairepayerlaperruque.J’éclataiderire.Là,aumilieudecetaéroportbondéetdecesavionsquidécollaient,jesongeaià

cequ’étaitdevenuemaviedepuisquejetravaillaispourcethomme.Jesortismonporte-monnaiedemapoche.—Trèsbien,dis-je.Vingt-huitlivresquarante,c’estça?Voussavezquoi,jevaisarrondiràtrente

livres.Pourlesfraisadministratifs.—Vousn’avezpasà…Jecomptailesbilletsàhautevoixetlesposaiviolemmentsurlebardevantlui.—Voussavezquoi,Richard?J’aimetravailler.Sivousaviezregardécinqminutesau-delàdevos

foutusobjectifs,vousauriezvuquej’étaismotivée.J’aibossédur.J’aiportévotrehorribleuniforme,mêmes’ilmerendait lescheveuxélectriquesetque lesgaminsdansaientderrièremoidans la rue.J’aifaittoutcequevousm’avezdemandé,mêmenettoyerlestoilettesdeshommes,alorsquejesuisàpeuprèssûrequeçanefiguraitpassurmoncontratetque,selonleCodedutravail,vousauriezaumoins dû me fournir une combinaison antibactérienne et un masque à gaz. J’ai fait des heuressupplémentairespendantquevouscherchiezdenouveauxbarmansparcequevousavezréussiàvousmettre à dos tous lesmembres du personnel qui ont passé cette porte. Je suismême allée jusqu’àvendrevoscacahuètesgrilléesquisententlapisse!»Maisjenesuispasunautomate.Jesuisunêtrehumainetj’aiunevie.Alorsoui,pendantquelques

jours, j’ai eu des responsabilités qui m’ont empêchée d’être l’employée modèle que vous auriezvouluavoiretquej’auraisvouluêtre.Jesuisvenueiciaujourd’huipourdemanderàrécupérermonposte…ouplutôtpourvoussupplierdemelerendre,carj’aitoujoursdesresponsabilitésetquej’aibesoind’un travail.Mais jeviensdecomprendreque jeneveuxpasdecelui-ci. Jepréfèreencoretravaillergratuitementetnettoyerdeschiottesplutôtquedepasserun jourdeplussousvosordresdansceminableétablissementàcornemuse.»Alorsmerci,Richard.Vousvenezdemepousseràprendrelapremièredécisionpositivedepuis

longtemps.Vouspouvezdoncvousmettrecetravailaumêmeendroitquecescacahuètes,conclus-jeenrepoussantlaperruqueverslui.Oh,etcetrucquevousfaitesavecvoscheveux?Cettetonnedegel,etlehauttoutlisse?Ignoble.Çavousdonnel’aird’unActionMan.Leclientassissurletabouretdebarvoisinapplaudit.Machinalement,Richardposalamainsursa

tête.Jejetaiuncoupd’œilauclient,puismeretournaiversRichard:—Enfindecompte,oubliezcequej’aiditausujetdevotrecoiffure.C’étaitméchant.Surcesmots,jem’enallai.Jetraversaislehalldel’aéroportd’unpasvif,lecœurtoujoursbattant,lorsquejel’entendis:—Louisa!Louisa!

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Richardcouraitversmoi.J’envisageaidel’ignorer,maismerésolusfinalementàm’immobiliserdevantlaboutiquedeparfums.—Quoi?demandai-je.J’aioubliéunemiettedecacahuète?Ils’arrêta,essoufflé.Ilexaminauninstantlavitrinedelaboutique,commepoursedonnerletemps

deréfléchir.Puisilsetournafaceàmoi.—Vousavezraison,déclara-t-il.OK?Vousavezraison.Jeleregardaiavecdesyeuxronds.—LeShamrock andClover. C’est un endroit horrible. Et je ne suis sans doute pas lemeilleur

manager qui soit. Mais vous devez savoir que pour la moindre petite instruction que je vous aidonnée,meschefsmeserrent lavisvingt foisplus fort.Mafemmem’enveutparceque jenesuisjamais à la maison. Les fournisseurs me détestent, car je dois réduire leurs marges toutes lessemaines à cause de la pression des actionnaires.Mon directeur régional me reproche de ne pasatteindremesobjectifsetmemenacedememuterdansunvieuxpubmiteuxdupaysdeGallessijenetrouve pas très vite une solution pour arranger ça. Et là, ma femmeme quittera pour de bon. Etfranchement,jenepourraipasluienvouloir.»J’aihorreurdedirigerdesemployés.J’ai lesaptitudessocialesd’un lampadaire,c’estpourça

que je n’arrive à garder personne. SiVera est restée, c’est seulement parce qu’elle a la peau plusépaissequ’unrhinocéros,sanscompterquejelasoupçonnedebriguermonposte.Alorsvoilà…Jesuisdésolé.Enfait,j’aimeraisvraimentvousrendrevotreemploiparceque,quoiquej’aiepuvousdiretoutàl’heure,vousétieztrèsbonne.Lesclientsvousaimaientbeaucoup.Ilpoussaunsoupiretparcourutdesyeuxlafoulequinousentourait.—Maisvous savezquoi,Louisa? ajouta-t-il.Vousdevriez fuir tantquevous lepouvezencore.

Vousêtesjolie,intelligente,travailleuse…Vousêtescapabledetrouverunbienmeilleuremploiquecelui-là. Si je n’avais pas un prêt immobilier, un bébé en route et lesmensualités d’une saleté deHondaCivicquimedonnel’impressiond’avoircentvingtans,croyez-moi,jemetireraisd’iciplusvitequ’undecesavions.Surcesmots,ilmetenditunefichedepaie.—Voscongéspayés.Maintenant,partez.Jesuissérieux,Louisa.Partez.Jebaissailesyeuxsurlapetiteenveloppemarron.Autourdenous,lespassagerssedéplaçaientau

ralenti, s’arrêtaient devant les vitrines des boutiques, cherchaient leurs passeports, sans prêterattentionlesunsauxautres.Alorsjesuscequi,fatalement,allaitseproduire.—Richard?Merci,mais…est-cequejepeuxquandmêmerécupérermonposte?Rienquepour

quelquetemps?J’enaivraimentbesoin.Ilmeregardacommes’iln’arrivaitpasàencroiresesoreilles.Puisilsoupira.— Si vous pouviezme dépanner quelquesmois, çam’ôterait une sacrée épine du pied. Je suis

vraimentdans lamerdeencemoment.En fait, si vouspouviez commencerdèsmaintenant, çamepermettraitd’allerchezmongrossistechercherlesnouveauxsous-bocks.Nouséchangeâmesnosplaces;unepetitevalsededéceptionmutuelle.—Jevaisappelerchezmoi,annonçai-je.Nousnousregardâmesencoreunmoment,puisilmetenditlesacenplastiquequicontenaitmon

uniforme.—Tenez,dit-il.Vousallezenavoirbesoin.Unesortederoutines’installaentreRichardetmoi.Ilmetraitaitavecunpeuplusderespect:ilne

medemandaitdenettoyerlestoilettesdeshommesquelesjoursoùNoah,lenouveautechniciendesurface,n’étaitpas là,et s’interdisait lamoindre remarque lorsqu’ilestimaitque jepassais tropde

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tempsàparlerauxclients(mêmesilemalaiseselisaitclairementsursonvisage).Enretour,j’étaisenjouée,ponctuelle,etfaisaisdemonmieuxpourinciterlesclientsàlaconsommation.Jemesentaisétrangementresponsabledesescacahuètes.Un jour, ilmeprit àpartpourm’annoncerque,même si c’était peut-êtreunpeuprématuré, ses

chefs souhaitaient promouvoir un employé au rang de sous-directeur et qu’il avait très envied’appuyerma candidature. (« Je ne peuxpas courir le risquede soutenir celle deVera.Elle seraitcapabledeverserdudétergentdansmonthépourprendremaplace.»)Je leremerciaiet tâchaideparaîtreplusheureusequejel’étaisenréalité.Pendant ce temps, Lily était allée demander du travail à Samir. Celui-ci lui avait proposé de la

prendrepourunessaid’unedemi-journéesielleacceptaitdetravaillergratuitement.Jeluiavaisserviuncaféà7h30etl’avaismisedehors,touteprêteetbienhabillée,à7h55.Enrentrantcesoir-là,j’apprisqu’elleavaitdécrochéleposte…pour2,73livresdel’heure,lesalaireleplusbasqueSamirpouvaitlégalementluiverser.Elleavaitpasséleplusgrosdelajournéeàdéplacerdescageotsdansl’arrière-boutique et à coller des étiquettes sur des boîtes de conserve à l’aide d’unemachine quidataitdeMathusalempendantqueSamiretsoncousinregardaientunmatchdefootsurleurtablette.Elleétaitépuiséeetcouvertedepoussière,maisétrangementheureuse.—Sijetiensunmois,iladitqu’ilenvisageraitdememettreàlacaisse.Comme j’avais mon jeudi après-midi de libre, nous en profitâmes pour nous rendre chez les

parentsdeLilyàStJohn’sWood.J’attendisdanslavoiturependantqu’elleentraitrécupérerquelquesvêtements ainsi que la reproduction de Kandinsky qu’elle m’avait promise. Elle ressortit vingtminutesplus tard, l’air furieux, levisagefermé.Tanya lasuivitsous leporche, lesbrascroisés,etregardasafilleouvrirlecoffredemavoiturepouryjeterunsacpleinàcraqueretyposer,unpeuplus soigneusement, le poster roulé. PuisLily s’assit sur le siège passager et garda les yeux fixésdroitdevantellesurlaruedéserte.LorsqueTanyarentraenfin,jecrusvaguementlavoirs’essuyerlesyeux.Jemislaclédanslecontact.—Quandjeseraigrande,déclaraLilyd’unevoixunpeutremblante,jerefusederessembleràma

mère.J’attendisuninstant,puisdémarrai.Nousroulâmesensilencejusquechezmoi.Çatedituncinécesoir?J’aibesoindem’évaderunpeu.Jen’aipastrèsenviedelaisserLilyseule.Emmène-laavectoialors.Jenepréfèrepas.Désolée,Sam.Bisous.

Ce soir-là, je retrouvaiLily sur l’escalier de secours.Elle leva la tête enm’entendant ouvrir la

fenêtreetagitasacigarette.—Jemesuisditquecen’étaitpassympadecontinueràfumercheztoi,vuquetunefumespas.Jesortisprudemmentparlafenêtreetm’assisàcôtéd’ellesurlesmarchesmétalliques.Endessous

de nous, le parking cuisait doucement dans la torpeur dumois d’août. L’odeur du bitume brûlants’élevait dans l’air tranquille. Des basses résonnaient, provenant d’une voiture au capot relevé. Jefermai lesyeuxetm’appuyaiconfortablementsur lesmarches,quiavaientabsorbé lachaleurd’unmoisentierd’après-midiensoleillés.—Jecroyaisqueçaarrangeraittout,ditLily.Jerouvrislespaupières.—Jecroyaisquesi j’arrivaisàmedébarrasserdePeter, tousmesproblèmesseraient réglés. Je

m’étaisditqu’enretrouvantmonpèrej’auraisenfinl’impressiondemesentirchezmoiquelquepart.

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Maintenant,Petern’estpluslà,Garsidenonplus,jeconnaismonpèreetjet’airencontrée,toi.Maisjeneressenspasdutoutcequej’espérais.Jem’apprêtaiàluidiredenepasêtrebêteetàluifaireremarquerqu’elleavaitdéjàbienremonté

lapente en trèspeude temps,qu’ellevenait dedécrocher sonpremier jobetqu’unbrillant avenirl’attendait ; bref les réponses standard d’un adulte raisonnable. Mais ces phrases me semblèrentsoudaincondescendantesetvidesdesens.Auboutdelarue,ungrouped’employésdebureaus’étaitrassembléautourd’unetableenfer,à

l’arrièredubar.Plustard,ensoirée,l’endroitseraitbourrédehipstersetdecadresdelaCityquisedéverseraient sur le trottoir avec leurs boissons, leurs appels tapageurs résonnant jusque dansmachambreparlafenêtreouverte.—Jevoiscequetuveuxdire,répondis-je.Moiaussi,aprèslamortdetonpère,j’aiattendudeme

sentirànouveaunormale.Jemèneuneexistenceroutinière.J’aitoujoursunboulotdemerde.J’habitedanscetappartementoù jenemesentirai jamaisvraimentchezmoi. J’ai frôlé lamort,mais jenepeuxpasdirequeçam’aapportéplusdesagesseoudejoiedevivre.Jefaispartied’ungroupedesoutienauxpersonnesendeuiloùtoutlemondeestaussiperduquemoi.Jen’airienaccompli.Lilyréfléchituninstant.—Tum’asaidée,dit-elleenfin.—C’estàpeuprèslaseulechoseàlaquellejepeuxmeraccrocherencemoment.—Ettuasuncopain.—Cen’estpasmoncopain.—Maisbiensûr,Louisa.Nous observâmes quelquesminutes en silence les voitures qui bouchonnaient vers la City. Lily

aspiraunedernièreboufféedesacigarette,puisl’écrasasurlamarche.—C’estmonprochainprojet,déclarai-je.Elleeutl’élégancedeprendreunaircoupable.—Jesais.Jevaisarrêter.Promis.Derrièrelestoits,lesoleilavaitcommencéàdécliner,salumièreorangediffusedansl’airpollué

delaville.—Tu sais,Lily, certaines chosesprennent plusde tempsqued’autres.Mais je crois qu’onvay

arriver.Elle me prit par le bras et posa sa tête sur mon épaule. Nous regardâmes le soleil se coucher

lentement et les ombres de plus en plus longues ramper vers nous. Je songeai à l’horizon desimmeublesdeNewYorketmedisquepersonnen’étaitvraimentlibre.Ilmesemblaitquetouteliberté–physique,spirituelle–nes’obtenaitqu’ensacrifiantquelquechoseouquelqu’un.Le soleil disparut et le ciel arbora peu à peu une teinte bleu pétrole. Lorsque enfin nous nous

levâmes,Lilylissasajupepuiscontemplalonguementlepaquetdeclopesqu’elletenait.Etsoudain,d’ungestebrusque,ellesortitlescigarettesrestantesetlescoupaendeuxavantdeleslancerenl’air,confettisdetabacetdepapierblanc.Ellemeregardad’unairdetriompheetlevalamain.—Voilà.Jesuisofficiellementunezonenon-fumeurs.—Justecommeça?—Pourquoipas?Tuasditqueçapourraitprendreplusdetempsquecequ’oncroyait?Ehbien,

c’estmapremièreétape.Etlatienne,ceseraquoi?—Houla…Jepourraipeut-êtreconvaincreRichardd’arrêterdemefaireportercetteabominable

perruqueennylon.—Superidée!J’aimeraisbienarrêterdemeprendreunedéchargechaquefoisquejetoucheune

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poignéedeportedanstonappart.Son sourire était contagieux. Je luipris lepaquetde cigarettesvide avantqu’elle ait la fâcheuse

idée de le lancer à son tour sur le parking, puis reculai afin de la laisser rentrer par la fenêtre.Soudain,elles’arrêtapoursetournerversmoi,commeprised’unepenséesubite.— Tu sais, déclara-t-elle, tomber amoureuse d’un autre homme ne veut pas dire que tu aimes

moinsmonpère.Tun’espasobligéederestertristesimplementpourlegarderdanstoncœur.Jelaregardai,lesyeuxronds.—Moi,cequej’endis…,conclut-elleenhaussantlesépaulesavantd’enjamberl’appuidefenêtre.Lelendemain,jedécouvrisauréveilqueLilyétaitdéjàpartietravailler.Ellem’avaitlaisséunmot

pourm’annoncerqu’elleapporteraitdupainàmidi,carnousn’avionsplusgrand-choseàmanger.J’avaisbuunetassedecafé,prismonpetitdéjeuneretenfiléunjoggingpourallermarcher(Marc:«Lesportestaussibonpourl’espritquepourlecorps!»)quandmonportablesemitàsonner…unnuméroquejeneconnaissaispas.—Allô!Jemisunebonneminuteàidentifiersavoix.—Maman?—Regardeparlafenêtre!Jetraversailesalonetjetaiuncoupd’œildanslarue.Deboutsurletrottoir,mamèremefaisaitde

grandssignesdelamain.—Que…qu’est-cequetufaislà?Oùestpapa?—Àlamaison.—Grand-pèrevabien?—Trèsbien,oui.—Mais tuneviens jamaisseuleàLondres!Tunevasmêmepas jusqu’à lastation-servicesans

papapourt’accompagner.—Justement,ilétaittempsd’yremédier,tunecroispas?Jepeuxmonter?Jenevoudraispasuser

toutleforfaitdemonnouveautéléphone.Jedéverrouillailaportedubasetparcourusenhâtelesalonafinderésorberlegrosdudésordre.

Lorsqu’ellearrivadanslecouloir,j’étaislà,lesbrasgrandsouverts,prêteàl’accueillir.ElleportaitsonplusbeauK-way,avecsonsacenbandoulière(«Commeça,c’estplusdurpourles

voleurs de l’attraper. ») et ses cheveux ondulaient joliment sur sa nuque.Elle était rayonnante, leslèvressoulignéesd’unrougecorail,etserraitdansunemainlevieuxrépertoiredelafamille.—Jen’arrivepasàcroirequetusoislà!—N’est-cepasmerveilleux?J’enaipresquelatêtequitourne.J’aiditàunjeunehommedansle

métro que c’était la première fois en trente ans que je prenais les transports en commun sanspersonnepourmetenirlamain,etilestpartis’asseoirquatresiègesplusloin.J’aicrumourirderire.Tuveuxbienmettreunebouilloireàchauffer?Elles’assit,enlevasoncoupe-ventetparcourutlapiècedesyeux.—Ehbien…Cevertsurlesmursest…unchoixintéressant.—UneidéedeLily.Jeme demandai, l’espace d’une seconde, si son arrivée n’était pas qu’une vaste plaisanterie. Je

voyaisdéjàmonpèresurgiràmaported’entréeens’esclaffantdemabêtisepouravoircruqueJosieseraitcapabledevoyagerparsespropresmoyens.Jeposaiunetassedevantelle.—Jenecomprendspas,dis-je.Pourquoituesvenuesanspapa?

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Ellebutunegorgéedethé.—Oh,ilestdélicieux!Tuastoujoursfaituntrèsbonthé.Ellereposasatassesurlatable,prenantsoindeglisserendessousunpetitlivredepoche.— Eh bien, reprit-elle, je me suis réveillée ce matin en pensant à toutes les corvées qui

m’attendaient : lancer une lessive, nettoyer les vitres, changer les draps de grand-père, acheter dudentifrice…Etsoudain,jemesuisdit:«Non.Jenepeuxpas.Jenevaispasperdreunsibeausamediàrefairelesmêmeschosesquejefaisdepuistrenteans.Jevaispartiràl’aventure.»—Àl’aventure?—Alorsj’aipenséqu’onpourraitallervoirunspectacle.—Unspectacle?—Oui.Unspectacle.Louisa,tut’eschangéeenperroquetouquoi?D’aprèsMmeCousins,dela

compagnied’assurances, ily aunkiosqueàLeicesterSquareoùonpeut acheterdesbillets àprixréduitpourlesspectaclesdusoir.Jemedemandaissituvoudraism’accompagner.—EtTreena?—Oh,elleétaitoccupée,réponditmamanavecungestevaguedelamain.Alors,qu’est-cequetu

endis?Onvas’acheterdesbillets?—JedoisprévenirLily.—Vas-y.Jefinismonthé,tutepassesuncoupdepeigneetonfonce!J’aiunticketàlajournée

pourlemétro.Jepeuxyentreretensortirautantdefoisquejeveux!NousprîmesdesbilletsàmoitiéprixpourBillyElliot.C’étaitçaouunetragédierusse,etmaman

avaitdéclaréqu’ellenesavaitplusquepenserdesRussesdepuisqu’onluiavaitserviunesoupedebetteravefroideenvoulantluifairecroirequec’étaitainsiqu’ilslamangeaient.Pendanttoutlespectacle,ellerestacaptivée.Detempsentemps,ellemedonnaitdelégerscoupsde

coudeafindememurmurerdescommentairesàl’oreille:— Jeme souviens de la grève desmineurs, Louisa. C’était très dur pour ces familles pauvres.

MargaretThatcher!Tuterappellesd’elle?Oh,quellefemmehorrible!Celadit,elleavaittrèsbongoûtenmatièredesacsàmain.LorsquelejeuneBillypritsonenvol,pousséparsonambition,ellesemitàpleurerensilenceà

côtédemoi,unmouchoirblancpressécontresonnez.Enregardantleprofesseurdedansedugarçon,MmeWilkinson,unefemmequin’avaitjamaiseu

lecouragedequittersavillenatale,jem’efforçaidenepassongeràmapropreexistence.J’avaisuntravail et une sorte de petit ami, et j’étais en train de regarder un spectaclemusical à Londres unsamedi après-midi. J’additionnai ces faits dans ma tête comme s’ils représentaient autant deminusculesvictoirescontreunennemiinvisible.Nous ressortîmes, étourdies et émotionnellement épuisées, clignant des yeux dans la lumière de

l’après-midi.—Trèsbien, ditmamanen calant fermement son sac àmain sous sonbras (certaineshabitudes

étaienttenaces).Maintenant,unthédansunhôtel.Viens.Ceseraunejournéeinoubliable.Nousnepûmesentrerdansunquatreétoiles,maisdénichâmesunjolipetitétablissementnonloin

deHaymarket,avecunesélectiondethésquemamanapprouva.Elledemandaunetableenmilieudesalle et s’amusa à commenter l’allure de tous les clients qui entraient : leur tenue, leur air« exotique », leur bêtise de venir accompagnés d’enfants en bas âge ou de petits chiens quiressemblaientàdesrats.— Regarde-nous ! s’écriait-elle de temps à autre, dès qu’un silence s’installait. N’est-ce pas

merveilleux?

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NouscommandâmesunthéEnglishBreakfast(Maman:«C’estjusteunefaçonsnobdedireduthénoir, hein ?Cen’est pas encoreunde ces thés avecdesgoûtsbizarres ?») avec son«Plateaudemignardises » et dégustâmes de minuscules sandwichs sans croûte, de petits gâteaux emballés depapier doré et des miniscones, loin d’être aussi savoureux que ceux de maman. Cette dernières’enthousiasma pendant une bonne demi-heure au sujet de Billy Elliot et insista pour que nousorganisionscegenred’excursionunefoisparmoisaveclerestedelafamille.Elleétaitpersuadéequemonpèreadoreraitcelasinousparvenionsàleconvaincredevenir.—Commentvapapa?demandai-je.—Oh,trèsbien.Tuconnaistonpère.Je voulus poser la question,mais je n’osai pas. Lorsque je levai les yeux demon assiette, elle

m’observaitdesonregardperçant.—Etnon,Louisa,jenem’épiletoujourspaslesjambes.Etnon,iln’estpascontent.Maisilyapire

danslavie.—Iln’arienditquandtuespartiecematin?Ellelaissaéchapperunpetitrire,qu’elledissimulaparunequintedetoux.—Iln’apascruquej’allaisoser.Jeluiaiparlédemonprojetenluiapportantsonthé,etils’est

misà rire.Pourêtrehonnête,çam’a tellementagacéeque jemesuishabilléeetsuispartiesans leprévenir.—Tuneluiasriendit?m’écriai-je.—Jeluienavaisdéjàparlé.Ilapassélajournéeàlaisserdesmessagessurmonportable,cetidiot.Ellejetauncoupd’œilàl’écran,puisremitsoigneusementl’appareildanssapoche.Abasourdie, je la regardai planter délicatement sa fourchette dans un scone. Elle en prit une

bouchée,lesyeuxferméspoursavourerlegoût.—C’esttoutsimplementdélicieux.—Maman,tun’aspasl’intentiondedivorcer?Àcesmots,elleécarquillalesyeux.—Divorcer?Jesuisunebonnecatholique,Louisa.Nousnedivorçonspas.Nousnouscontentons

defairesouffrirnoshommespourl’éternité.Jepayai l’additionetnouspassâmesdans les toilettesdesdames,une salle immensecarreléede

marbrebrunetornéedesomptueuxbouquets,surveilléeparuneemployéesilencieusedeboutàcôtédes lavabos.Mamanse lava lesmainsdeuxfois,puishumauneàune lesdiverses lotionsalignéesdevantlemiroir.—Jenedevraispasdireçaétantdonnémonoppositionaupatriarcat,déclara-t-ellesoudain,mais

j’aimeraisqu’unedevousdeuxsetrouveunmari.—J’airencontréquelqu’un,annonçai-jesansréfléchir.Ellesetournaversmoi,unflaconàlamain.—Quoi?—Ilestambulancier.—Maisc’estformidable!Unambulancier!C’estpresqueaussiutilequ’unplombier.Quandest-ce

quetunousleprésentes?J’hésitai.—Quejevousleprésente?Jenesuispassûrequecesoit…—Quecesoitquoi?—Ehbien…Çameparaîtunpeuprématuré.Jenesuispassûrequecesoitlegenrede…Mamèreouvritsontubederougeàlèvresetseconcentrasursonreflet.

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—Tunelefréquentesquepourlesexe,c’estça?demanda-t-elle.—Maman!m’offusquai-jeenjetantuncoupd’œilgênéàl’employéedel’hôtel.—Alorsqu’est-cequetuvoulaisdire?—Jenesuispassûred’êtreprêtepourunevraierelationdecouple.—Pourquoi?Qu’est-cequetufaisd’autreencemoment?Cesovairesnepeuventpassemettreau

congélateur,tusais.—Aufait,pourquoiTreenan’estpasvenue?demandai-je,presséedechangerdesujet.—Ellen’apastrouvédebaby-sitterpourThom.—Tudisaisqu’elleétaitoccupée.Mamanmefusilladuregard,puisserraleslèvresetrefermad’uncoupsecsontubederouge.—Elleal’airunpeufâchéecontretoiencemoment,Louisa.Est-cequevousvousêtesdisputées

touteslesdeux?demanda-t-elle,mesondantdesaperspicacitématernelleàlaquelleriennepouvaitéchapper.— Je ne sais pas pourquoi elle se sent toujours obligée d’avoir un avis sur tout ce que je fais,

répliquai-jedutonboudeurd’unegaminededouzeans.Ellemejetaunregardlourddesens.Alors je lui racontai tout. Jem’assis sur le lavaboenmarbre etmamanprit le fauteuil, et je lui

parlaidemonoffred’emploietdesraisonsquim’avaientpousséeàlarejeter;jeluiparlaideLily,qui avait disparu, que nous avions retrouvée, et qui commençait tout juste à reprendre une vienormale.—On progresse : j’ai arrangé une nouvelle rencontre entre elle etMmeTraynor.Mais Treena

refusedecomprendre,alorsquesiThomvivaitlamêmegalère,elleseraitlapremièreàdirequejenepeuxpasluitournerledos.J’étaissoulagéedemeconfieràmamère.Elle,entretous,étaitenmesuredecomprendrecegenre

deresponsabilité.Ellemeregardauninstantsansmotdire.—Jésus,Marie,Joseph!Tuasperdul’esprit?—Quoi?—UnemploiàNewYorkavecunlogementettoutcequ’ilfaut,ettoiturestesicipourtravailler

danscecaféminableàl’aéroport?Vousentendezça?ajouta-t-elleenprenantàtémoinl’employéedel’hôtel.Ça,c’estmafille?MonDieu, jemedemandebiencequ’elleafaitducerveauqu’elleareçuàlanaissance!—Cen’estpasbon,réponditlajeunefemmeensecouantlentementlatête.—Maman!J’aiprislabonnedécision!—Pourqui?—PourLily!— Tu crois vraiment que personne d’autre à part toi n’aurait été en mesure d’aider cette

adolescente?Est-cequetuasaumoinsparléàcetypedeNewYorkpourluidemandersitupouvaisrepousserdequelquessemainestonarrivéelà-bas?—Cen’estpaspossible.—Qu’est-cequetuensais?Situn’aspasdemandéundélai,c’estsûrquetunel’obtiendraspas.Je

n’aipasraison?Lapréposéeacquiesça.—Oh,bontédivine!Quandj’ypense…Lajeunefemmetendituneservietteàmamère,quis’éventavigoureusementavec.

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—Écoute-moibien,Louisa.J’aiunefilletrèsintelligentecoincéeàlamaisonavecunenfantparcequ’elle a pris unemauvaise décision dans sa vie ; j’adore Thom,mais franchement j’ai envie dem’arracherlecœurquandjepenseàcequeTreenaauraitpudevenirsielleavaiteucegarçonunpeuplus tard.Moi, je suiscoincéeà lamaisonàm’occuperde tonpèreetde tongrand-père,etçameconvienttrèsbien:jecommenceàtrouvermavoie.Maistoi,tudoisavoirplusd’ambitionqueça,tum’entends?Tunepeuxpastecontenterdebilletsdethéâtreàmoitiéprixetd’unebonnetassedethédetempsentemps.Tudoisvivretavieàfond!Tueslaseuledelafamilleàenavoirlapossibilité,bonsang!Alorsquandj’apprendsquetuviensdegâcherunetelleopportunitépourunegaminequetuconnaisàpeine…—J’aiprislabonnedécision,maman.—Peut-être.Oupeut-êtrequ’iln’yavaitmêmepasdedécisionàprendre.—Quandonnedemandepas,onn’obtientrien,déclaralapréposée.— Tu vois ! Elle, elle a compris ! Tu dois immédiatement recontacter cet Américain pour lui

demander s’il y amoyen que tu commences un peu plus tard…Et neme regarde pas comme ça,Louisa!Jen’aipasétéassezsévèreavectoi.Jenet’aipaspousséequandj’auraisdûlefaire.Tudoistesortirdececul-de-sacetcommenceràvivre.—Leposten’estplusdisponible,maman.—Plusdisponible,tuparles!Est-cequetuluiasposélaquestion,aumoins?Jefis«non»delatête.Mamanpoussaungrandsoupird’agacementetrajustasonfoulardautourdesoncou.Ellesortitde

sonportefeuilledeuxpiècesdedeuxlivresetlesfourradanslapaumedelapréposéedel’hôtel.—Jedoisvousdire,vousavezfaitunmerveilleuxtravail!Onpourraitmangersurcecarrelage.

Etl’odeuresttoutsimplementdivine.Lapréposéeluiadressaunchaleureuxsourireet,prised’uneidéesubite,levaunindex.Ellejetaun

coupd’œildanslecouloir,puissortituntrousseaudeclésetpartitouvrirunminusculeplacarddestockage.Lorsqu’ellerevintquelquessecondesplustard,elledéposadanslesmainsdemamèreunpetitpaindesavonparfumé.Mamanhumasonodeuravecdélice.—C’estparadisiaque,soupira-t-elle.Unpetitmorceaudeparadis.—Pourvous.—Pourmoi?Lafemmerefermalesdoigtsdemamansurlesavon.—Oh,vousêtesadorable.Puis-jevousdemandervotrenom?—Maria.—Maria,jem’appelleJosie.LaprochainefoisquejeviendraiàLondres,jepasseraifaireuntour

dansvostoilettes.Tuvois,Louisa?Quisaitcequipeutarriverquandons’évadeunpeu?N’est-cepasunebelleaventure?J’aimêmereçuunmerveilleuxcadeaudelapartdemanouvellecopine!Ellesseserrèrentlesmainsavecferveur,commedevieillesamiesquis’apprêtentàseséparer.Puis

nousquittâmesl’hôtel.Jenepouvaispasluidire.Jenepouvaispasluiavouerquecetravailmehantaitchaquejour,dès

l’instantduréveiletjusqu’àl’heureducoucher.Malgrétoutcequejepouvaisprétendre,jesavaisquejeregretteraisamèrementd’avoirlaisséfilercetteoccasiondepartirvivreettravailleràNewYork.J’avaisbeaumerépéterqu’ilyenauraitd’autres,jesavaisquejesentiraistoujourspesersurmoilepoidsdecesremords,oùquej’aille,commeunsacàmainbonmarchéquej’auraisachetéparerreur.Etbienentendu,après l’avoirraccompagnéeà lagareoùellereprit le trainpourallerretrouver

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mon père décontenancé et furibond, longtemps après que j’eus fait une salade à Lily à partir desrestesqueSamavaitlaissésaufrigo,lorsquejevérifiaimesmailscesoir-là,j’avaisreçuunmessagedeNathan:

Jenepeuxpasdirequejesuisd’accordavectoi,maisjecomprends.J’imaginequeWillauraitétéfierdetoi.Tuesquelqu’undebien,Clark.

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Chapitre24

Voici ceque j’avais apprisdu rôledeparent sans réellement enêtreunmoi-même :quoiqu’onfasse,onatoujourstort.Enétantcruelounégligent,onlaissedesstigmatesàl’enfantqu’onélève.Enétantaimantetencourageant,enlefélicitantpoursesplusinfimesréussites–seleveràl’heure,ounepas fumerpendantune journée entière–on leblessait d’une tout autremanière. J’avais égalementapprisàmesdépensqu’enétantunparent«nonofficiel»,toutescesrègless’appliquaientsansvousfairebénéficierpourautantdel’autoriténaturellequevouscroyezvousrevenirdedroitàpartirdumomentoùvousprenezsoind’unejeunepersonneetpourvoyezàsesbesoins.Toutes ces informations en tête, lors demon jour de congé, j’annonçai àLily que nous allions

déjeuneretlafismonterenvoiture.Toutallaitprobablementtrèsmalsepasser,maisaumoinsnousserionsdeuxpouryfaireface.Lilyétaitsiabsorbéepar l’écrandeson téléphone,sesécouteursvissésdans lesoreilles,qu’elle

mitbienquaranteminutesavantderegarderparlavitre.Lorsquenouspassâmesdevantunpanneaudedirection,ellefronçalessourcils.—Cen’estpaslecheminpourallercheztesparents,dit-elle.—Jesais.—Alorsonvaoù?—Jetel’aidit.Déjeuner.Lorsqu’ellem’eutdévisagéeassezlongtempspourcomprendrequejen’endiraispasplus,ellese

tournaverslafenêtreetbougonna:—Cequetupeuxêtrechiante,desfois.Une demi-heure plus tard, nous nous garâmes devant leCrown andGarter, un hôtel de briques

rougesperduaumilieud’unhectaredeparcboisé, àvingtminutes au sudd’Oxford.Un territoireneutre,c’était lemeilleurmoyend’allerdel’avant.Lilysortitdevoitureetclaquasaportièreassezfortpourmesignifierquelasituationlacontrariaittoujours.Jel’ignorai,meremisunetouchederougeàlèvresetentraidanslerestaurant.Lilymesuivit.Mme Traynor était déjà là, assise à une table. Lorsque Lily l’aperçut, elle laissa échapper un

grognement.—Ilfautvraimentqu’onrefasseça?—Lesgenschangent,répliquai-jeenlapoussantenavant.—Lily.Mme Traynor se leva. De toute évidence, elle était passée chez le coiffeur : sa coupe et son

brushingétaientimpeccables.Elles’étaitégalementunpeumaquilléeetressemblaitdenouveauàlaMme Traynor que j’avais connue : une femme maîtresse d’elle-même, qui comprenait que si lesapparencesn’étaientpastout,ellesconstituaientaumoinslabased’unpremierjugement.—Bonjour,madameTraynor.—Bonjour,marmonnaLily.Ellenetenditpaslamainets’assitàcôtédemoi.MmeTraynorpritnotedesonattitude,luiadressaunbrefsourireetappelaleserveur.—Cerestaurantfaisaitpartiedespréférésdetonpère,expliqua-t-elleenposantsaserviettesurses

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genoux.Lorsdesraresoccasionsoùj’aipuleconvaincredequitterLondres,c’esticiquenousnousretrouvions.Onymangetrèsbien.Je parcourus le menu – « quenelles de turbot avec leur frangipane de moules et langoustines,

magret de canard fumé au chou noir de Toscane et couscous israélien » – et priai pour queMmeTraynor,quiavaiteul’idéedecerestaurant,aitégalementlabonneidéederéglerl’addition.—Ladécorationestunpeuchargée,fitremarquerLilysansmêmeleverlatête.Jejetaiuncoupd’œilàMmeTraynor.— Will disait exactement la même chose, répliqua cette dernière sans se démonter. Mais la

nourritureyestsavoureuse.Jecroisquejevaisprendrelacaille.—Etmoileloupdemer,déclaraLilyenfaisantclaquerlacouvertureencuirdesonmenu.Jeparcourusdesyeuxlalistedesplats.Jenereconnaissaisrien.Qu’était-cedoncquece«chou-

navet » ? Et ce « ravioli d’amourettes et fenouilmarin » ? Jeme demandai s’il était possible decommanderunvulgairesandwich.—Avez-vouschoisi?demandaleserveur,quivenaitd’apparaîtrederrièremoi.J’attendisquelesautresaientrécitéleurschoix.Puisjerepéraiunplatquimesemblasansdanger:—Puis-jeavoirlesjouesdebœufconfites?—Aveclesgnocchisetlesasperges?Certainement,madame.Nous échangeâmes des banalités en attendant les hors-d’œuvre. J’appris àMme Traynor que je

travaillais toujours à l’aéroport,mais que j’avais une promotion en perspective, essayant de fairepassercelapourunréelchoixdecarrièreplutôtquepourunappelàl’aide.JeluiracontaiégalementqueLilys’étaittrouvéuntravail;lorsqu’elleentenditlanatureexactedecetemploi,MmeTraynornefrémitpasd’horreur,commejel’avaisredouté.Aucontraire,ellehochalatête.— Ce choix me semble judicieux, affirma-t-elle. C’est une bonne chose de se salir les mains

lorsqu’ondébutedanslavieactive.—Iln’yapasdepossibilitéd’évolution,répliquaLilyd’untonferme.Àpartpouvoirs’occuperde

lacaisse.—Pasplusqu’enlivrantlesjournaux,rétorquaMmeTraynor.Maistonpèreafaitçapendantdeux

ansavantdequitterl’école.Çainstilleunebonneéthiqueprofessionnelle.—EtlesgensonttoujoursbesoindeboîtesdesaucissesdeFrancfort,ajoutai-je.—Oh,vraiment?ditMmeTraynor,l’airbrièvementatterré.Nousregardâmesdenouveauxclientss’asseoiràlatablevoisine.Unedameâgéefutinstalléesur

sachaiseavecforcetapagepardeuxhommesplusjeunes,probablementsesfilsoudesneveux.—Nousavonsreçuvotrealbumphoto,annonçai-je.—Ahoui?Jem’étaisposélaquestion.Est-ceque…est-cequ’ilt’aplu,Lily?Leregarddel’adoseposasurellel’espaced’unefractiondeseconde.—C’étaittrèsgentil,merci,dit-elle.—J’aivoulu te fairedécouvriruneautre facettedeWill,expliquaMmeTraynorenprenantune

gorgée de son verre d’eau. Parfois, j’ai l’impression que l’homme qu’il a été de son vivant a étéentièrement oblitéré par la façon dont il nous a quittés. Je voulais temontrer qu’il était bien plusqu’unhandicapéenchaiseroulante.Ilrégnaunbrefsilence.—C’étaittrèsgentil,merci,répétaLily.Nos plats arrivèrent, et Lily redevint silencieuse. Les serveurs nous tournaient autour d’un air

affairé,remplissantlesverresd’eaudèsqueleurniveaubaissaitd’uncentimètre.Uneplanchedepainnous fut présentée, puis retirée, puis de nouveau présentée cinq minutes plus tard. Peu à peu, le

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restaurant s’emplissait de convives semblables à Mme Traynor : bien habillés, à l’élocutionimpeccable,etquimangeaientsûrementdesquenellesdeturbottouslesjours.MmeTraynormedemandadesnouvellesdemafamilleetparlademonpèreendes termes très

chaleureux:—Ilaaccompliuntravailformidableauchâteau.— Ce doit être étrange pour vous de ne plus y retourner, déclarai-je avant de grimacer

intérieurement,certained’avoirfranchiuneligneinvisible.MmeTraynorsecontentaderegarderlonguementlanappedevantelle.—C’estétrange,eneffet,admit-elleenhochantlatête,lesourireunpeupluscrispéqu’auparavant.Laconversationsepoursuivitainsipendantleshors-d’œuvre(saumonfumépourLily,saladepour

MmeTraynoretmoi),avançantparà-coups,commelaconduitesaccadéedesjeunesautomobilistes.Cefutavecsoulagementquejevisleserveurs’approcheravecnosplats,maismonsouriredisparutlorsqu’ilposamonassiettedevantmoi.Celaneressemblaitpasàdubœuf.Onauraitditdesespècesdedisquesmousetmaronnasses,noyésdansuneépaissesaucebrune.—Jesuisdésolée,dis-jeauserveur,j’aicommandéunplatdebœuf.—Cesontdesjouesdebœuf,madame.Nousregardâmesuninstantmonassiette,etmonestomaceffectuaunpetitsaltoarrière.—Oh,oui,biensûr.Desjouesdebœuf.Merci.JesourisàMmeTraynoretmemisàmâchonnermesgnocchis.Nousmangeâmespresqueensilence.MmeTraynoretmoicommencionsàmanquerdesujetsde

conversation.Lilyparlaitpeuettoujourspourlancerdespiques,commesiellecherchaitàmettreàl’épreuve la patience de sa grand-mère. Elle jouait avec sa nourriture, en adolescente réticenteemmenéecontresongrédansunrestauranttropchicàsongoût.Pourmapart,jemangeaismonplatàpetitesbouchées,m’efforçanttantbienquemald’ignorerlaconsistancegélatineusedesmorceauxdeviande.Pour finir, nous commandâmes le café. Lorsque le serveur fut reparti, Mme Traynor ôta sa

serviettedesesgenouxetlaposasurlatable.—Jenepeuxpluscontinuer,dit-elle.Lilylevalatête.Ellemeregarda,puisreportasonattentionsurMmeTraynor.—Lesplatssonttrèsbonsetc’estbiengentildevousentendreparlerdevosactivitésrespectives,

maiscen’estpasçaquinousferaavancer.Jemedemandai sielleallaitpartir, si lecomportementdeLilyavait finipar l’excéder. Je lus la

surprisesurlevisagedeLilyetcomprisqu’elleseposaitlesmêmesquestionsquemoi.Cependant,MmeTraynorrepoussasatasseetsasoucoupepoursepencherenavantsurlatable.—Lily,dit-elle,jenesuispasvenuepourtenterdet’impressionneravecundéjeunersophistiqué.

Jesuisvenuetedirequej’étaisdésolée.Ilestdifficiled’expliquerdansquelétatj’étaislejouroùtuassonnéàmaporte,maistun’espasresponsabledelamalheureusetournuredecetteentrevue,etjevoulaisteprésentermesexcusespouravoirrenduaussi…décevantetarencontreaveccettebranchedetafamille.Le serveur s’approcha avec le café, etMmeTraynor leva lamain pour l’arrêter sansmême se

tournerverslui:—Pourriez-vousnouslaissercinqminutes,s’ilvousplaît?Il se retira prestement avec son plateau. Je n’osais esquisser un geste.Mme Traynor, le visage

tendu,lavoixpressante,poursuivit:—Lily, j’aiperdumonfils, tonpère.Àvraidire, je l’avaisprobablementdéjàperdu longtemps

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avantsamort.Sondécèsadétruittoutcesurquoisefondaitmonexistence:monrôledemère,mafamille, ma carrière, et même ma foi. Je me suis sentie tomber dans un puits sans fond et sanslumière.Maisquandj’aidécouvertqu’ilavaitunefille–etquej’avaisunepetite-fille–jemesuisditquetoutn’étaitpeut-êtrepasperdu.Elledéglutitavecpeine,puisreprit:—Jenevaispastedirequetum’asrenduunepartiedelui,parcequeceneseraitpasjusteenvers

toi.Tues,jel’aitrèsbiencompris,unepersonneàpartentière.Tum’asapportéunetoutenouvellepersonneàaimer.J’espèrequetusaurasmedonnerunesecondechance,Lily.Parcequej’aimeraisvraiment…non,nomd’unchien,j’adoreraispasserdutempsavectoi.Louisam’aditquetuavaisuncaractèrebienaffirmé.Ehbien,sachequec’estdefamille.Alorsnousallonsprobablementparfoisnousvolerdanslesplumes,commeavectonpère.Ellesetutuninstant,puisattrapalamaindeLilypourlaserrerdanslasienne.—Jesuissiheureusedeteconnaître.Tasimpleexistenceatoutchangé.Mafille,tatanteGeorgina,

prend l’avion lemoisprochainpour te rencontrer.Ellem’adéjàdemandésinouspourrionsvenirtouteslesdeuxàSidneypourpasserquelquesjourschezelle.J’aiunelettred’elleàtonintentiondansmon sac. Je sais que nous ne pourrons jamais compenser l’absence de ton père, ajouta-t-elle enbaissantlavoix,etjesaisquejenesuispas…Jesaisquejenesuispasencoresortiede…Mais…Crois-tu… Crois-tu que tu pourrais trouver en toi une petite place pour une grand-mère un peudifficile?Lilylaregardaitfixement.—Pourrais-tuaumoins…essayer?LavoixdeMmeTraynorsebrisasurcesderniersmots.Unlongsilences’installa.Lesbattements

demon cœur résonnaient àmes oreilles. Lilyme regarda. Puis, au bout d’unmoment qui sembladureruneéternité,ellesetournaversMmeTraynor.—Est-ceque…est-cequevousvoulezbienquejeviennechezvous?—Situveux,oui.Oui,avecgrandplaisir.—Quand?—Quandpeux-tuvenir?J’avais toujours vuCamilla Traynor parfaitementmaîtresse d’elle-même,mais à cet instant son

visagesedécomposa.Samain libreglissasur la table.Aprèsuneseconded’hésitation,Lily lapritdanslasienne.Ellesseserrèrentlesdoigtsavecferveur,commelesdeuxsurvivantesd’unnaufrage.Derrièreelles,leserveur,sonplateauàboutdebras,semblaitsedemandersilemomentétaitvenuderefairesonapparition.—Jelaramènedemainaprès-midi.Dansleparking,LilyétaitrestéeenretraitnonloindelavoituredeMmeTraynor.Elleavaitmangé

deux desserts – son fondant au chocolat et le mien, car j’avais perdu l’appétit – et examinaittranquillementlaceinturedesonjean.—Vraiment?demandai-je.Je ne savais pas à laquelle des deux je posais la question. J’étais terriblement consciente de la

fragilitédecettenouvelle«ententecordiale».—Toutvabiensepasser.—Jenetravaillepasdemain,Louisa,criaLily.LecousindeSamirfaitlesdimanches.Jemesentaispresquecoupableàl’idéedeleslaisser,mêmesiLilysemblaitauxanges.Jevoulais

lui recommander de nepas fumer, de ne pas dire de grosmots, oumême lui demander si elle ne

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voulait pas reporter cette visite à une autre fois, mais elle me fit un signe de la main avant des’installersurlesiègepassagerdelaGolfdeMmeTraynor,sansmêmeseretournerversmoi.Lesdésétaientjetés.—MadameTraynor?Puis-jevousdemanderquelquechose?Elles’arrêta.—Appelez-moiCamilla.Jepensequevousetmoiavonsdépassécesformalités,necroyez-vous

pas?—Camilla.Avez-vousparléàlamèredeLily?—Ah.Oui, je lui aiparlé, répondit-elle en sepenchantpour arracherunpetit brindemauvaise

herbequipoussaitaumilieud’unebordure.Je luiaiditque j’espéraispasserdu tempsavecLilyàl’avenir. Et que j’étais parfaitement consciente de ne pas être un exemple d’instinctmaternel à sesyeux,maisque, franchement,niellenimoin’avionsétédesmèresparfaitesetqu’il lui incombait,pourunefois,defairepasserlebonheurdesafilleavantlesien.J’enrestaibouchebée.—«Incomber»estlemotjuste,déclarai-jelorsquej’eusretrouvél’usagedelaparole.— N’est-ce pas ? dit-elle en se redressant, une lueur de malice dans le regard. Les Tanya

Houghton-Millerdecemondenemefontpaspeur.JecroisqueLilyetmoiallonsnousentendreàmerveille.Jem’apprêtaiàrejoindremavoiture,maiscettefois,cefutMmeTraynorquim’arrêta.—Merci,Louisa,dit-elleenposantsamainsurlamienne.—Jen’airien…—Si. Je suis parfaitement consciente de vous devoir beaucoup. J’espère un jour pouvoir vous

rendrelapareille.—Oh,c’estinutile.Toutvabien.Ellecherchaàcroisermonregard,puism’adressaunpetitsourire.Sonrougeàlèvres,remarquai-

je,étaitparfaitementappliqué.—JevousappelleraidemainavantdevenirvousramenerLily.Sur ces mots, Mme Traynor cala son sac sous son bras et s’en alla vers sa voiture, où Lily

l’attendait.JeregardailaGolfdisparaîtreauloin.Puisj’appelaiSam.Une buse planait paresseusement au-dessus des champs, ses ailes immenses comme suspendues

danslebleuchatoyantduciel.J’avaisproposéàSamdel’aideràfinirdemonterunmur,maisnousn’avionsposéqu’une seule rangéedebriques.La chaleur était si suffocantequ’il avait suggérédeprendreunepausepourboireunebonnebièrefraîche,etnousavionsfini,sanstropsavoircomment,couchés dans l’herbe à regarder le ciel sans jamais trouver l’énergie de nous relever. Je lui avaisracontél’histoiredesjouesdebœuf,etilétaitpartid’unfourire.Àprésent,j’étaisétendueàcôtédelui,écoutantlechantdesoiseauxetledouxmurmuredelabrisedansleshautesherbes,regardantlesoleilquipoursuivaitsacoursetranquilleversl’horizon.Soudain,jemerendiscomptequelorsquejecessaisdesongeravechorreurqueLilyavaitpeut-êtredéjàprononcé l’expression«coincéeducul»,laviepouvaitêtredouce.—Parfois, les jours commeaujourd’hui, jemedisque jepourrais arrêter la constructionde la

maison,chuchotaSam.Jepourraisjustem’allongerdansunchampjusqu’àdevenirunvieuxcroûton.—Bonneidée,répliquai-jeenmâchouillantunbrind’herbe.Saufqueladoucheàl’eaudepluiete

sembleranettementmoinsagréablecethiver.

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Ilritsouscape.J’étais venue directement chez lui en quittant le restaurant, inexplicablement troublée par la

soudaine absence de Lily. Je ne voulais pas rentrer dansmon appartement vide. Quand jem’étaisgarée à l’entrée du terrain de Sam, j’étais restée assise unmoment dans la voiture, à écouter lescliquetisdumoteurquirefroidissait.Jel’avaisobservé,heureuxd’êtreseul,manianttranquillementlesbriquesetlemortier,essuyantlasueurdesonfrontàl’aidedesontee-shirtdélavé.J’avaisalorssenti une tension en moi se relâcher. Il ne fit aucune allusion à nos dernières conversationsmaladroites,etjeluienfusreconnaissante.Un nuage solitaire dérivait sur l’azur éclatant. Sam serra sa jambe contrema cuisse. Ses pieds

semblaientmesurerdeuxfoislatailledesmiens.—JemedemandesiMmeT.aressortisesphotos.PourLily.—Sesphotos?—Desphotosencadrées.Jet’enaiparlé:ellen’avaitpasuneseulephotodeWilldanssonsalonla

fois où je suis allée chez elle avec Lily. Çam’a étonnée quand elle a envoyé l’album. Jeme suislongtempsdemandésiellenelesavaitpastoutesdétruites.Samrestasilencieux,pensif.— C’est étrange, repris-je. Mais quand j’y pense, moi non plus je n’ai pas de photos deWill

encadréeschezmoi.Çanécessitepeut-êtreunpeudetempsavantde…d’êtredenouveaucapabledelessentirteregarder.Tuasmiscombiendetempsàremettrelaphotodetasœuràcôtédetonlit?—Jenel’aijamaisenlevée.J’aimel’avoirlà,surtoutqu’elleressembleà…àcequ’elleétait.Elle

étaitdureavecmoi.Lagrandesœurtypique.Alorsquandj’ail’impressiondedéconner,jeregardesaphotoetj’entendssavoix:«Sam,espècedecrétin,bouge-toiunpeulecul!»Et,tusais,c’estbonpourJakedevoirdesphotosd’elle.Ilabesoindesavoirqu’ilaparfaitementledroitdeparlerdesamère.—J’enmettraipeut-êtreunechezmoialors.Lilyseracontented’avoirunephotodesonpèreà

l’appart.Lespoulesétaientenliberté.Àquelquespasdenous,deuxd’entreelless’ébattaientdansuntasde

terre.Ellesfaisaientgonflerleursplumesensetrémoussant,soulevantdepetitsnuagesdepoussière.Lesvolaillesavaient,semblait-il,chacuneunepersonnalitédifférente.Ilyavaitlabruneautoritaire,l’affectueuseàlacrêtetachetée,lapoulenainequ’ondevaitrécupérerdansl’arbretouslessoirspourlaremettredansl’enclos…—Tucroisquejedevraisluienvoyerunmessage?Pourluidemandercommentçasepasse?—Àqui?—ÀLily.—Laisse-lesvivre.Toutvabiensepasser.—Jesaisquetuasraison.C’estbizarre.Jel’aibienregardéeaurestaurant,etjemesuisvraiment

renducompteàquelpointelleressembleàWill.JecroisqueMmeTraynor–Camilla–l’aremarqué,elleaussi.Ellen’arrêtaitpasdeclignerdesyeuxenobservantlespetitesmanièresdeLily,commesiçafaisaitremonterenelletoutuntasdesouvenirs.Àunmoment,Lilyahausséunsourcil,etonesttouteslesdeuxrestéesscotchées.Elleaprisexactementlamêmeexpressionquelui.—Ducoup,tuveuxfairequoicesoir?—Oh…Jem’enfiche.Jetelaissedécider.Jem’étirai.L’herbemechatouillaitlecou.—Jepourraisresterallongéelà,ajoutai-je.Etsijamaistutombaissurmoiparaccident,çaneme

dérangeraitabsolumentpas.

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J’attendisqu’iléclatederire,maisilrestasérieux.—Est-cequ’onpeut…parlerdenous?s’enquit-ilenfin.—Denous?Ilarrachaunbrind’herbe,qu’ilcoinçaentresesdents.—Oui.Jemedemandaiscequetu…cequetupensesdenotrerelation.—Tuenparlescommed’unproblèmedemaths…—Jevoudraisseulementm’assurerqu’iln’yaplusdemalentendusentrenous,Lou.Jeleregardaijetersonbrind’herbeetenprendreunnouveau.—Jecroisque toutsepassebien, répondis-je.Jenevaisplus t’accuserd’avoirunenfantque tu

négliges,nidemultiplierlesconquêtes.—Maistuestoujourssurlaréserve.C’étaitditgentiment,maisj’eusl’impressionderecevoiruncoupdepoingdansleventre.Jemeredressaisurlecoudepourmieuxleregarder.—Jesuislà,non?répliquai-je.Tueslapremièrepersonnequej’appelleàlafindemajournéede

travail.Onsevoitdèsqu’onenal’occasion.Cen’estpascequej’appelle«restersurlaréserve».—Oui.Onsevoit,oncoucheensemble,onsefaitdebonsrepas.—Jepensaisquec’étaitlarelationrêvéedetousleshommes.—Jenesuispas«tousleshommes»,Lou.Nousnousobservâmesen silencependantuneminute.Le sentimentdebien-êtreque j’éprouvais

quelquessecondesauparavants’étaitévaporé.Jemesentaispriseendéfaut,surladéfensive.—Nemeregardepascommeça, soupira-t-ilenposant samainenvisièresurson frontafinde

s’abriterlesyeuxdesrayonsdusoleil.Jeneveuxpast’épouserniquoiquecesoit.Jedisjusteque…Jen’aiencorejamaisrencontrédefemmequirefused’évoquerlesujet.Çamevatrèsbiensitun’aspasenvied’unerelationsurlelongterme…Enfinnon,çanemeconviendraitpas,maisj’aibesoindesavoircequetupenses.Aprèslamortd’Ellen,jemesuisrenducomptequelavieestcourte.Jeneveuxpas…—Tuneveuxpasquoi?—Perdremontempsavecunehistoirequinemènenullepart.—Perdretontemps?—Mauvaischoixdemots.Jenesuispasdouépourça.— Pourquoi est-ce qu’il faudrait mettre une étiquette sur notre relation ? On s’amuse bien

ensemble. Pourquoi on ne pourrait pas seulement continuer ainsi et, je ne sais pas, voir ce qui endécoule?—Parce que je suis un être humain,OK ? C’est déjà assez dur d’être avec une femme qui est

toujours amoureuse d’un fantôme, je n’ai pas besoin qu’en plus ellemedonne l’impression de seservirdemoiuniquementpourlesexe!Ilsetutetpressasamainsursabouche.—Oh,bordel,jen’arrivepasàcroirequej’aiditçatouthaut…Lorsquejetrouvaienfinlaforcederépliquer,mavoixétaitunpeutremblante:—Jenesuispasamoureused’unfantôme.Cettefois,ilnemeregardapas.Ilseredressaenpositionassiseetsefrottalevisage.—Alorslaisse-les’enaller,Lou.Ilselevalourdementets’éloignaverssonwagon,melaissantseuleàleregarderd’unairhébété.Lilyrevint le lendemainsoiravecunlégercoupdesoleil.Elleentradans l’appartementetpassa

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devantlakitchenette,oùjevidaislelave-lingeenmedemandantpourlacinquantièmefoissijedevaisappelerSam,puisselaissatombersurlecanapé.Elleposalespiedssurlatablebasse,s’emparadelatélécommandeetallumalatélévision.—Alors,commentças’estpassé?demandai-jeauboutd’unlongsilence.—Bien.J’attendisqu’elleajoutequelquechose,mepréparaiàvoirvoler la télécommandeetàcequ’elle

disparaissedanssachambreenmarmonnant«familledetarés».Maisellesecontentadezapper.—Qu’est-cequevousavezfait?—Pasgrand-chose.Onaunpeuparlé.Onasurtoutjardiné,enfait.Ellesetournaversmoietposasonmentonsurledossierducanapé.—Dis,Lou,est-cequ’ilnousrestedescéréales?Jemeursdefaim.

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Chapitre25

Est-cequ’onseparle?Biensûr.Dequoiveux-tuqu’onparle?Parfois, je songeais aux vies des gens qui m’entouraient et me demandais si nous étions tous

destinésà laisserdes ruinesdansnotre sillage.Non,M.Larkin,nosparentsnesontpas les seulsànousfoutreenl’air.Jeregardaisautourdemoi,commesionvenaitsoudaindem’offrirundondeseconde vue, et me rendais compte que presque tout le monde portait au cœur les stigmates del’amour,qu’ilsoitperdu,arrachéousimplementdisparuaufondd’untombeau.Will nous avait fait subir cette épreuve à tous, je le comprenais à présent. Il n’en avait pas eu

l’intention,maisl’avaitfaitrienqu’enrefusantdevivre.Je chérissais lamémoire d’un homme qui avait ouvert tout unmonde devantmoi,mais qui ne

m’avaitpasassezaiméepourvouloiryrester.Etàprésent,j’avaistroppeurpouraimerunhommequim’aimaitpeut-êtresincèrement,parceque…Parcequequoi?Aucoursdesheuressilencieusesqui avaient suivi la retraite de Lily vers les distractions numériques de sa chambre, cette questionn’avaitcessédetourbillonnerdansmonesprit.Samnem’appelapas.Jepouvaisdifficilementl’enblâmer.Ets’ilavaittéléphoné,queluiaurais-je

dit?Envérité,jenevoulaispasparlerdecequenousétionsl’unpourl’autreparcequejen’enavaisaucuneidée.Bien sûr, j’aimais être avec lui. Jeme trouvaismême légèrement ridicule en sa compagnie : sa

présence rendait mon rire idiot, mes plaisanteries stupides et mes passions si intenses qu’ellesparvenaient à me surprendre moi-même. Je me sentais mieux quand il était là, plus proche de lapersonnequej’avaisenvied’être.Etpourtant.Etpourtant.M’engager dans une relation avec Sam, c’était m’exposer au risque d’une nouvelle perte.

Statistiquement,laplupartdesrelationsfinissaientmalet,vumonétatémotionneldesdeuxdernièresannées,j’avaistoutesleschancesdemoncôtépourbattredesrecords.Nouspouvionstournerautourdupot,nousperdredansdebrefsinstants,maisaufinalaimersignifiaitsouffrir…pourmoiou,pireencore,pourlui.Quipouvaitbienavoirlaforcedesupportercela?Jesouffraisdenouveaud’insomnies.Jen’entendispassonnermonréveiletarrivaienretardàla

fêted’anniversairedegrand-père.Pourlesquatre-vingtsansdesonbeau-père,papaavaitressortilechapiteau démontable qui nous avait servi pour le baptême de Thomas et qui, à présent, claquaitmollementdanslevent,couvertdemousse,aufonddujardin.Parlaporteouvertedelamaison,unefiledevoisinsentraientet sortaient, apportantdugâteauou leursmeilleursvœux.Grand-pèreétaitassissurunechaiseenplastiqueaumilieudetoutecetteagitation,adressantdessignesdetêteàdesgens qu’il ne reconnaissait plus et jetant de temps en temps des regards mélancoliques à sonexemplairerepliéduJournaldescourses.—Alors,cettepromotion?medemandaTreena,occupéeàservirduthéàtoutlemonde.Dequoi

ils’agitexactement?—Ehbien, j’obtiensun titre, je fais lescomptesà la findechaque journéeet j’ai lagarded’un

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trousseaudeclés.« Il s’agit d’une lourde responsabilité, Louisa, avait déclaré Richard Percival en me tendant le

trousseaud’unairaussipompeuxques’ilmeconfiaitleSaintGraal.Faites-enbonusage.»Ilavaitréellementprononcécesmots.«Faites-enbonusage.»J’avaiseuenviedeluirépondre:«Qu’est-cequejesuiscenséefaired’autreaveclesclésd’unbar?Labourerunchamp?»—Lesalaire?demandaTreenaenmetendantunetasse.—Augmentationd’unelivredel’heure.—Mmm,dit-elled’unairpeuconvaincu.—Etjesuisdispenséedeporterl’uniforme.Elle examina longuement la combinaisonDrôles dedames que j’avais revêtue cematin-là pour

l’occasion.—Oui,j’imaginequec’estunprogrès,répliqua-t-elleenfinenindiquantd’ungesteàMmeLaslow

oùsetrouvaientlessandwichs.Quepouvais-jeajouter?J’avaisuntravail.C’étaitdéjàunmiracle.Jeneluiparlaipasdecesjours

oùjevivaiscommeunetorturelefaitdebosserdansunendroitoùj’étaisobligéedevoirtouscesavionsaccélérersurlapisteetrassemblerleurénergiecommed’immensesoiseauxavantdedécoller.Jeneluiavouaipasqu’enfilercefichupolovertmedonnaitchaquefoisl’impressiond’avoirperdumonâme.—Mamanditquetuasuncopain.—Cen’estpasvraimentmoncopain.—Oui,çaaussiellel’adit.Maisalorsc’estquoi?Vousvousenvoyezjusteenl’airdetempsen

temps?—Non.Onestbonsamis…—Alorsilestmoche.—Non,ilesttrèsbeau.—Maisilestnulaulit.—Ilestgénial.Mêmesiçaneteregardepas.Etintelligent,avantquetu…—Doncilestmarié.—Iln’estpasmarié.Bonsang,Treen.Tuneveuxpasmelaisserenplacerune?Jel’aimebien,

maisjenesuispassûred’avoirenviedem’impliquerdansunerelationpourlemoment.—Àcausedetouslesautresmecssexyetstablesquifontlaqueueenbasdecheztoi?Jelafusillaiduregard.—Moi,cequej’endis…—Tureçoisquandtesrésultatsdepartiels?demandai-je.—Nechangepasdesujet.Ellesoupiraetouvritunenouvellebriquedelait,puisrépondittoutdemêmed’unairmaussade:—Dansquelquessemaines.—Qu’est-cequinevapas?Tuvasavoirdesupernotes.Tulesais.—Maisàquoibon?Jesuiscoincée.Jefronçailessourcils.—Onne trouvepasde travail àStortfold, expliqua-t-elle.Mais jenepeuxpasmepermettrede

payerun loyer àLondres, pas avec les frais degardepourThom.Et onnegagnepasbien saviequandondébute,mêmequandonaeudesupernotes.Elle servituneénième tassede thé. Jevoulusprotester, ladétromper,mais jene savaisque trop

bienàquelpointilétaitdifficiledetrouverunemploi.

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—Alorsqu’est-cequetuvasfaire?demandai-je.— Pour le moment, rester ici, j’imagine. Peut-être faire des allers et retours entre Stortfold et

Londres. J’espère que la métamorphose féministe demaman ne l’empêchera pas d’aller chercherThomàl’école,ajouta-t-elleavecunpetitsouriresansconviction.Jen’avais jamaisvuma sœur aussi découragée. J’essayais de trouverquoi répondre lorsqu’une

soudaineagitationauniveaudubuffetdétournamonattention.Mamanetpapase faisaient faceau-dessusd’ungâteauauchocolat.Ilsseparlaientd’unevoixbasseetsifflante,commedeuxpersonnesquineveulentpasqu’onlesentendesedisputer.—Maman?Papa?Toutvabien?demandai-jeenm’approchant.—Cen’estpasungâteaumaison,déclarapapaendésignantlatable.—Quoi?—Legâteau.Iln’estpasfaitmaison.Regarde.Je le regardai. C’était un gros gâteau au chocolat, généreusement recouvert de glaçage, décoré

entrelesbougiesdepetitespastillesdechocolat.—J’avaisunedissertationàrédiger,rétorquamamanensecouantlatêted’unairexaspéré.—Unedissertation.Tun’espasàl’école!Tufaistoujoursungâteaumaisonpourgrand-père.—C’estuntrèsbeaugâteau.Ilvientdelapâtisserie.Papasefichequ’ilsoitfaitmaison.—Non,ilnes’enfichepas.C’esttonpère.C’estimportantpourtoi,n’est-cepas,grand-père?Celui-cilesregardaalternativement,puisfit«non»delatête.Autourdenous,lesconversations

s’arrêtèrent. Nos voisins échangeaient des regards gênés. Bernard et Josie Clark ne se disputaientjamais.—Ilditçaseulementparcequ’ilneveutpasteblesser!s’offusquapapa.—Siluin’estpasblessé,Bernard,pourquoileserais-tu,toi?Cen’estqu’ungâteauauchocolat.Ce

n’estpascommesij’avaisoubliésonanniversaire.—Jeveuxseulementquetuaccordeslaprioritéàtafamille!C’esttroptedemander,Josie?Un

simplegâteaufaitmaison?—Jesuislà!Etlà,c’estungâteau,avecdesbougies!Etlà,ilyadessandwichs!Jenesuispasen

train de prendre un bain de soleil aux Bahamas ! s’écria maman en posant violemment sa piled’assiettessurlatableàtréteauxavantdecroiserlesbras.Papavoulutrépliquer,maisellelefittaired’ungestedelamain.—Alors,Bernard? reprit-elle.Toi, l’hommesidévouéà ta famille,quelleaété tacontribution

danstoutça?—Ohoh…,ditTreenaens’approchantdemoi.—Est-cequec’esttoiquiesalléacheterlenouveaupyjamadegrand-père?Quil’aemballé?Non.

Tun’auraismêmepassusataille.TuneconnaismêmepaslatailledetesproprespantalonsparcequeC’ESTMOIQUITELESACHÈTE!Est-cequetut’eslevéà7heurescematinpourallerchercherdupain pour les sandwichs parce qu’un idiot est rentré du bar hier soir et a décidé de se faire deuxfournéesdetoastsavantdelaisserlerestedupainrassirsurlatabletoutelanuit?Non.Tuesrestéassisàliretonjournal.Tuteplainsenpermanencedepuisdessemainesparcequej’aioséreprendrevingtpourcentdemaviepourm’occuperdemoi,pouressayerdedéterminers’ilyaautrechosequejepuissefairedemonexistenceavantderendrel’âme,etalorsquejefaistoujourstalessive,quejem’occupe de grand-père et que je cuisine, tume rebats les oreilles avec ce foutu gâteau que j’aiacheté ! Eh bien, Bernard, tu peux prendre ce foutu gâteau qui est apparemment la preuve demanégligence et te lemettre au… au… enfin…La cuisine est par là, tu peux aller t’en faire un toi-même!

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Surcesmots,maman retourna legâteau,quiatterrit à l’envers sous lenezdepapa, s’essuya lesmainssursontablieretrepartitverslamaisond’unpasfuribond.Elles’arrêtaenarrivantsurlaterrasse,arrachasontablieretlejetaparterre.—Ohoui!Treena?Tudevraismontreràtonpèreoùsetrouventleslivresderecettes.Ilnevit

danscettemaisonquedepuistrente-huitans.Ilnepeutpassavoir.Aprèscetincident,lafêteenl’honneurdegrand-pèrenedurapas.Lesvoisinss’enallèrentlesuns

aprèslesautresenéchangeantdescommentairesensourdineavantdenousremercieraveceffusionpourcette«charmante»petitefête.Ilssemblaienttoutaussiabasourdisquemoi.—Çacouvaitdepuisdessemaines,murmuraTreenatandisquenousdébarrassionslatable.Luise

sentnégligé,etellenecomprendpaspourquoiilrefusedelalaissers’épanouirunpeu.Jejetaiuncoupd’œilàpapa,quiramassaitengrommelantdesserviettesenpapieretdescanettes

de bière tombées sur la pelouse. Il paraissait terriblement malheureux. Je songeai à ma mère àLondres,rayonnantedevie.—Maisilssontvieux!Ilssontcensésavoirréglédepuislongtempstouscesproblèmes!Masœurhaussalessourcils.—Tunepensespas…—Biensûrquenon,réponditTreena.Maisellenesemblaitpasaussisûred’ellequ’ellel’auraitsouhaité.Jel’aidaiàrangerlacuisineetjouaiavecThomàSuperMariopendantdixminutes.Mamans’était

enfermée dans sa chambre, apparemment pour travailler sur sa dissertation, et grand-père s’étaitretiréavecuncertainsoulagementverslemonderassurantdesprogrammesdecourseshippiques.Jemedemandaisipapaétaitretournéaubar,maisquandj’ouvrislaported’entréepourm’enaller,jel’aperçus,assissurlesiègeconducteurdesacamionnette.Lorsquejefrappaiàsavitre,ilsursauta.J’ouvrislaportièreetmeglissaiàcôtédelui.Jem’étais

ditqu’ildevaitêtreentraind’écouterlesrésultatssportifs,maisl’autoradioétaitéteint.—Tudoismeprendrepourunvieuxfou,soupira-t-il.—Tun’espasunvieuxfou,papa,protestai-je.Entoutcas,tun’espasvieux.Nousrestâmesassislàensilence,àregarderlesfilsduvoisinmonteretredescendrelarueàvélo,

etgrimaçâmesàl’unissonlorsquelepluspetitratasondérapageets’étalaaumilieudutrottoir.—Jeveuxqueleschosesnechangentpas,dit-ilenfin.Est-cequec’esttropdemander?—Leschoseschangent,papa.—Maisje…mafemmememanque,dit-ild’unairlugubre.—Tusais,tupourraisaussit’estimerheureuxd’avoirépouséunefemmequiatoujoursautantde

vieenelle.Mamanestpleined’enthousiasme,elleal’impressiondevoirlemonded’untoutnouvelœil.Elleaspirejusteàunpeudeliberté.Ilneréponditpas,lamâchoireserrée.—Elleesttoujourstafemme,papa.Ellet’aime.Enfin,iltournalatêtepourmeregarderbienenface.—Et si elle semet en tête que c’estmoi quimanque de projets ? demanda-t-il. Et si toutes ces

nouveautésluimontentaucerveauetqu’elle…etqu’ellemequitte?Jeserraisamaindanslamienne,puismeravisaietmepenchaiafindeleprendredansmesbras.—Aucunrisque,assurai-je.Tuferasensortequeçan’arrivepas.Lesouriretristequ’ilm’adressaalorsmehantaduranttoutlecheminduretour.Lily revint juste aumoment où jem’apprêtais à partir pourma séance au cercle. Elle avait de

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nouveaupassélajournéeencompagniedeCamillaet,commesouvent,avaitlesonglesnoirsd’avoirjardiné.Ellesavaientcréétoutunparterredefleurschezunevoisine,m’annonça-t-ellegaiement,etlafemmeavaitétésicontentedeleurtravailqu’elleavaitdonnéàLilytrentelivres.—Ellenousaaussioffertunebouteilledevin,ajouta-t-elle,maisj’aiditàmamiedelagarder.Jeremarquaiaupassagesonusagespontanéetnatureldumot«mamie».—Oh,etj’aidiscutéavecGeorginasurSkypehiersoir.C’étaitlematinpourellepuisqu’elleviten

Australie,maisc’étaitvraimentsympa.Ellevam’envoyerparmailtoutuntasdephotosdequandelleetmonpèreétaientpetits.ElleditquejeressemblebeaucoupàWill.Elleesttrèsjolie.Elleaunchienquis’appelleJacob,etilhurleàlamortquandellejouedupiano.Je lui servis de la salade avec du pain et du fromage, et nous continuâmes à bavarder. Je me

demandaisijedevaisluiapprendrequeStevenTraynoravaitappelé,pourlaquatrièmefoisenquatresemaines,afindetenterdelaconvaincredevenirvoirlebébé:«Noussommesunegrandefamille,après tout. EtDella est bien plus détendue, je vous jure,maintenant que le bébé est là. » Peut-êtren’était-cepaslemomentdeluienparler.Jeprismesclésdansmapoche.—Oh,dit-elle.Avantquetuyailles.Jeretourneàl’école.—Quoi?—Jeretourneàl’école,pasloindechezmamie.Tutesouviens?Celledontjet’avaisparlé?Celle

quej’aimaisbien?Jeresteraienpensionlasemaine,etjerentreraichezmamielesweek-ends.—Oh.—Désolée.Jevoulaisteledire,maistoutestarrivésivite…J’étaisentraind’enparler,etjuste

commeça,mamieaappelél’écoleetilsontacceptédemereprendre.Ettunesaispaslameilleure?MonamieHollyesttoujourslà-bas!JeluiaiparlésurFacebook,etelleditqu’elleatrophâtequejerevienne!Jeneluiaipasracontétoutcequis’estpassé,et jenesaismêmepassi jeleferai,maisc’étaitvraimentsympa.Ellem’aconnueavantque toutparteencacahuètes.Elleest juste…elleestcool,tuvois?Je l’écoutais parler avec animation et tentais d’ignorer cette horrible impression qu’elle se

débarrassaitdemoicommeunserpentquisedélesteraitdesonanciennepeau.— Je dois être là-bas pour la rentrée, en septembre, mais mamie dit que ce serait bien si je

m’installaischezelleunpeuplustôt.Peut-êtrelasemaineprochaine?—Lasemaineprochaine? répétai-je, le soufflecourt.Qu’est-ceque…qu’est-ceque tamèreen

pense?—Elleestjustecontentequejereprennemesétudes,surtoutsic’estmamiequipaie.Elleadûaller

ausecrétariatdemanouvelleécolepourparlerdemondernierlycéeetdufaitquejen’aipaspassémesexamens,etçasevoitqu’ellen’aimepastropmamie,maisçadevraitaller.«Siçapeutterendreheureuse,Lily…J’espèretoutefoisquetunetraiteraspastagrand-mèrecommetuastraitélerestedumonde»,caqueta-t-elle.J’aicroiséleregarddemamiequandelleaditça.Elleajusteuntoutpetitpeuhaussélessourcils,maisçaasuffiàmontrercequ’elleenpensait.Aufait,jet’aiditqu’elles’estteint lescheveux?Elleestchâtainmaintenant.Ça luivabeaucoupmieux,onn’aplus l’impressionqu’ellevientdefaireunechimio.—Lily!—Çava,çal’afaitrirequandj’aiditça.C’estlegenredetrucquepapaauraitdit.—Ehbien,murmurai-je,ondiraitquevousaveztoutbienarrangé.Ellemejetaunregardperçant.—Nedispasçacommeça.—Désolée.C’estjusteque…tuvasmemanquer.

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—Maisnon,idiote,jenevaispastemanquer,répliqua-t-elleavecungrandsourire.Jereviendraipour lesvacances.Jenevaisquandmêmepaspassermaviedans l’Oxfordshireavecdesvieux, jedeviendraisdingue.Maisc’estbien.J’ai…j’aivraimentl’impressionqu’ellefaitpartiedemafamille.Çaneme faitpasbizarre. Jepensaisque j’auraisdumal,maisnon.Lou…Tuseras toujoursmonamie,dit-elleenmeserranttrèsfortdanssesbras.Tuescommelagrandesœurquejen’aijamaiseue.Jeluirendissonétreinteenm’efforçantdesourire.—Bref.Tuasbesoind’avoir tonappartpour toi,detoutefaçon,reprit-elleenreculantd’unpas

avantdesortirsonchewing-gumdesabouchepourlecolleravecsoindansunpetitboutdepapier.T’entendrebaiseravecSaml’Ambulancierdel’autrecôtéducouloir,c’étaitcarrémentdégueulasse.

Lilys’enva.Oùça?Vivrechezsagrand-mère.C’estbizarre.Elleest tellementheureuse.Jesuisdésolée.Je teparlesanscessedechosesquiserattachentàWill,maistuesleseulàpouvoirlescomprendre.

Lily fit ses valises, dépouillant joyeusement ma chambre d’amis de toute trace de sa présence,

hormislareproductiondeKandinsky,lelitdecamp,unepiledemagazinesetunevieillebombededéodorant. Je l’emmenai à la gare en écoutant son flot de paroles incessant, en tentant de paraîtrenormale.—Tupourraspassermevoir.J’aiunejoliechambre.Ilyaunchevalsurleterraind’àcôté,etle

voisinaditquejepourrailemonter.Oh,etilyaaussiunpetitbartrèssympa.Ellelevalesyeuxversl’écrandesdépartsetbonditsurplacelorsqu’ellerepérasonhoraire.—Merde.Montrain.Oùestlequainuméroonze?Ellesemitàcourirparmilespassagers,sonsacàdosjetésursonépaule.Paralysée,jelaregardai

s’éloigner.Soudain,elleseretourna,m’aperçutprèsdel’entréeetmefitunsignedelamain,ungrandsourire

auxlèvres,sescheveuxvoletantautourdesonvisage.—Lou!cria-t-elle. Jevoulais tedire :allerde l’avantnesignifiepasque tuaimaismoinsmon

père,tusais.Jesuissûrequ’iltediraitlamêmechose.Puiselledisparut,avaléeparlafoule.Sonsourireressemblaitausien.Ellen’ajamaisétéàtoi,Lou.Jesais.Maisj’imaginequ’elledonnaitunbutàmavie.Uneseulepersonnepeutdonnerunbutàtavie.Cesmotsmefirentréfléchirunmoment.Onpeutsevoir?S’ilteplaît?Jetravaillecesoir.Tuvienschezmoiaprès?Peut-êtreplustarddanslasemaine.Jet’appellerai.

Ce«peut-être»présageaitquelquechosededéfinitif,commeuneportequisefermelentement.Jerestaiuninstantlesyeuxfixéssurmontéléphonetandisquelesvoyageurspassaientàcôtédemoi.Etsoudain, ce fut comme un déclic : soit je passais le reste de la journée à me lamenter sur cettenouvelleperte,soitjeprofitaisdecettelibertéinattendue.Jerentraichezmoi,mepréparaiuncaféetcontemplailonguementlemurvert.Puisj’allumaimon

ordinateur.

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CherMonsieurGopnik,Lemoisdernier,vousavezeulagentillessedemeproposerunpostequej’aidûrefuser.Jemedoutebienqueleposteenquestionestàprésentpourvu,maissijenevousécrispas,jeleregretteraitoutemavie.Jevoulaisvraimentcetravail.Silafilledemonancienemployeurn’avaitpaseubesoindemoi,j’auraisacceptésanshésitation.Jen’essaiepasdelarendreresponsabledemadécision,carcefutunprivilègedel’aideràsesortirdecettemauvaisepasse,maisjevoulaisvousdirequesivousaveztoujoursbesoindequelqu’un,j’espèrevraimentquevousenvisagerezdemerecontacter.Jesaisquevousêtestrèsoccupé,doncjevaism’arrêterlà,maisj’avaisenviequevouslesachiez.Meilleurssentiments,LouisaClark.

Jenesavaispasvraimentcequejefaisais,maisaumoinsjefaisaisquelquechose.Jecliquaisur

«envoyer»,etcetteactioninfimeéveillasoudainenmoiunetoutenouvelledétermination.Jecourusdans la salledebainset fiscouler l’eaude ladouche toutenmedéshabillant. Je trébuchaipresquedansmahâteàenlevermonpantalonetmeplaçaisous le jetbrûlant.Jecommençaiàmelaver lescheveux,planifiantdéjàlasuitedesopérations.J’allaismerendreàlastationd’ambulances,trouverSamet…Lasonnetteretentit.Jemarmonnaiunjuronetattrapaiuneserviette.—Çayest,ditmamère.Jemisunmomentàcomprendrequec’étaitbienellequisetenaitlà,unsacdevoyageàlamain.Je

m’enroulaidansmaserviette,lescheveuxdégoulinantsurletapis.—Çayestquoi?Elleentraetfermalaportederrièreelle.—Tonpère.Quipassesontempsàm’accablerdereproches.Quimetraitecommeuneespècede

catinjusteparcequejeveuxprendreunpeudetempspourmoi.Jeluiaiditquejem’installaischeztoipourquelquesjours.Quej’avaisbesoind’unepause.—D’unepause?—Louisa,tun’aspasidéedecequejesubis.Touscesgrommellements,cescritiques…Jenesuis

pasgravéedanslemarbre,tusais?Toutlemondechangeautourdemoi.Pourquoipasmoi?J’avais l’impressiond’arriver aumilieud’une conversationqui avait démarrédepuisuneheure.

Dansunbar.Aprèsquelquesverres.—Quandj’aicommencéàsuivrececourssurlaprisedeconscienceféministe,jemesuisditque

toutçaétaittrèsexagéré.Lecontrôlepatriarcaldelafemme?Mêmeinconscient?Ehbien,figure-toiqu’ilsétaientbienendessousdelaréalité.Tonpèreesttoutsimplementincapabledemevoirentantquepersonne,endehorsdecequejeluiapporteaudîneretaulit.—Euh…—Oh.C’esttrop?—Probablement.—Discutons-enautourd’unthé.Sansattendremaréponse,mamèrepassadanslacuisine.—Cetappartementcommenceàressembleràquelquechose,fit-elleremarquer.Mêmesijenesuis

toujourspasconvaincueparcevert.Çatedonnel’airmaladif.Bon,oùsonttessachetsdethé?Mamère s’assit sur lecanapéet, tandisque son thé refroidissait, j’écoutai toute la litaniede ses

frustrationsenessayantdenepaspenseràl’heurequ’ilétait.Danstrenteminutes,Samarriveraitàlastation.Puislavoixdemamanpartitdanslesaigus,etmamèresecouvritlevisage,etjesusquejen’iraisnullepart.— Tu imagines à quel point c’est angoissant de te dire que tu ne seras jamais en mesure de

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changer?Pourlerestantdetesjours?Parcequepersonnen’aenviedetevoirévoluer?Tuterendscompteàquelpointc’estterribledesesentirbloqué?Jehochaivigoureusementlatête.Jem’enrendaiscompte.Vraiment.—Jesuissûrequepapanepensepasàmal…Maisécoute,je…— Je lui aimême proposé de suivre des cours du soir, lui aussi.Un cours qui lui plairait, par

exemplerestaurationdemeublesanciens,oudessindemodèlevivant…Çanemedérangepasqu’ilregardedesfemmesnues!Jem’étaisditqu’onpourraitgrandirensemble!Voilàlegenred’épousequej’essaiededevenir,legenrequipermetàsonmarideregarderd’autresfemmesnuessic’estaunomdelaculture…Maistoutcequ’ilm’arépondu,c’est:«Qu’est-cequetuveuxquej’aillefoutrelà-bas ? » Et ce cinéma qu’il me fait pour mes poils aux jambes… Oh, bonté divine ! Cettehypocrisie!Tuasdéjàremarquélalongueurdesespoilsdenez,Louisa?—N-non.— Je vais te dire ! Il pourrait saucer son assiette avec. Pendant quinze ans, c’estmoi qui ai dû

demanderaubarbierdeles luicouper, tusais?C’étaitcommesi jem’occupaisd’unenfant.Est-cequejemesuisplainte?Non!Parcequejel’acceptetelqu’ilest.C’estunêtrehumain!Avecsespoilsdenezettoutlereste!Maissij’ailemalheurdenepasavoirlapeauaussidoucequelesfessesd’unbébé,ilpiquesacrisecommesijem’étaischangéeenChewbacca!Ilétait17h50.Samsortiraitàlademie.Jepoussaiunsoupirettiraisurmaserviette.—Et…euh…tupensesrestericicombiendetemps?—Écoute, je n’en sais rien, réponditmaman en buvant une gorgée de thé. Une aideménagère

apportesondéjeuneràgrand-pèremaintenant,donccen’estpascommes’ilfallaitquejesoislà-basenpermanence.Jepourraisresterquelquesjours.Ons’estbienamuséesladernièrefoisquejesuisvenue,non?OnpourraitallervoirMariaauxtoilettesdemain!—Charmant.—Oui.Bon.Jevaisallerfairemonlit.Oùestlachambred’amis?Nous venions de nous lever quand la sonnette retentit de nouveau. J’ouvris la porte, prête à

redirigerunlivreurdepizzaégaré,ettombainezànezavecTreenaetThom.Derrièreeux,lesmainsenfoncéesdanslespochesdesonpantaloncommeunadorécalcitrant,setenaitmonpère.Treenanem’accordapasmêmeun regard.Elle passa droit devantmoi pour aller retrouverma

mère.—Maman,dit-elle.C’est ridicule.Tunepeuxpas fuirpapacommeça.Tuasquelâge?Quinze

ans?—Jenefuispastonpère,Treena.Jem’offreunpeud’espacepourrespirer.—Ehbien,onresteratouslàjusqu’àcequevousayezréglécettechamailleriegrotesque.Tusais

qu’ildortdanssacamionnettedepuisdesjours,Lou?—Quoi?Tunem’aspasditça!m’écriai-jeenmetournantversmaman.—Tunem’enaspaslaisséletemps,tuparlessanscesse,rétorqua-t-elleenlevantlementon.Mamanetpaparefusaientdeseregarder.—Jen’airienàdireàvotrepèrepourlemoment,déclaramaman.—Asseyez-vous,ordonnaTreena.Touslesdeux.Ils s’approchèrent du canapé en traînant des pieds, se jetant mutuellement des regards furieux.

Treenasetournaversmoi.—Trèsbien,dit-elle.Faisonsduthé.Ensuite,onvaarrangerçacommeunevraiefamille.—Bonneidée!répliquai-je,sentantquej’avaislàunechanceàsaisir.Ilyadulaitaufrigo.Lethé

estprêt.Servez-vous.Jedoissortir,j’enaipourunedemi-heure.

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Etavantquequiconquepuissem’arrêter,j’avaisenfiléunjeanetuntee-shirtetsortaisencourant,mesclésdevoitureàlamain.Je l’aperçus en me garant devant la station d’ambulances. Il marchait à grands pas vers son

véhicule, son sac jeté sur son épaule. En le voyant, j’éprouvai une brusque bouffée de désir. Jeconnaissaisladélicieusesoliditédesoncorps,lesdouxanglesdesonvisage.Lorsqu’ilmerepéra,ilralentitsoudainl’allure,commesij’étaisladernièrepersonnequ’ils’attendaitàtrouverlà.Puisilseretournaverssonambulanceafind’ouvrirlesportesarrière.—Est-cequ’onpeutdiscuter?demandai-jeenarrivantàsahauteur.Ilsoulevaunebouteilled’oxygènecommes’ils’agissaitd’unebombedelaqueetlafixasurson

support.—Biensûr.Maispasmaintenant.Jem’apprêteàpartir.—Çanepeutpasattendre.Sonexpressionrestaindéchiffrable.Ilsebaissapourramasserunpaquetdegaze.— Écoute. Je voulais seulement t’expliquer… Au sujet de ce dont on a parlé. Je t’aime bien.

Vraiment.Maisj’ai…j’aipeur.—Toutlemondeapeur,Lou.—Toi,tun’aspeurderien.—Biensûrquesi.Maispasdechosesqueturemarques.Ilbaissalesyeuxsursesbottes.PuisilaperçutDonna,quicouraitverslui.—Ah,merde.Jedoisyaller.Jesautaiàl’arrièredel’ambulance.—Jeviensavecvous.Jeprendraiuntaxiauprochainarrêt.—Non.—Oh,allez.S’ilteplaît…—Tuveuxm’attirerd’autresennuis?—Blessure à l’arme blanche, un jeune homme, annonçaDonna en jetant son sac à l’arrière du

véhicule.—Ondoityaller,Louisa.J’étais en trainde leperdre. Je le sentais, au sonde savoix, à sa façond’évitermon regard. Je

descendis de l’ambulance, maudissant mon arrivée tardive. Mais Donna me prit par le coude etm’entraînaàl’avant.—Oh,çava!dit-ellelorsqueSamvoulutprotester.Tut’esconduitcommeunoursmalléchétoute

lasemaine.Réglezvosproblèmes,touslesdeux.Onlaferadescendreavantd’arriversurplace.Ladémarcheraide,Samvintouvrirlaportièrecôtépassagerenjetantuncoupd’œilaubureaudu

superviseur.—Elleferaitunsuperconseillermatrimonial,marmonna-t-il.Enfin,sionétaituncouple,ajouta-t-

ild’untonplusdur.Sam s’installa sur le siègedu conducteur etme regarda comme s’il s’apprêtait à parler, puis se

ravisa.Donnadressaitl’inventairedesonéquipement.Ilmitlecontactetallumalegyrophare.—Oùest-cequ’onva?—Nous,onvaàKingsbury.Àenvironseptminutesd’iciaveclegyrophare.Toi,tut’arrêtessurla

granderoute,àdeuxminutesdeKingsbury.—Cequimelaissecinqminutes?—Etunelonguemarchepourrentrer.—D’accord.

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Puisjemerendiscomptequejen’avaisaucuneidéedecequej’allaisbienpouvoirdire.

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Chapitre26

—Alorsvoilà,commençai-je.Jedevaiscrierpourmefaireentendremalgrélehurlementdelasirène.Sammitsonclignotantet

déboîta.Ilétaitconcentrésurlaroute.—Qu’est-cequ’ona,Don?s’enquit-ilenjetantuncoupd’œilàl’écrandutableaudebord.— Une possible blessure par arme blanche. Deux appels. Un jeune homme est tombé dans

l’escalier.—C’estvraimentlebonmomentpourparler?demandai-je.—Toutdépenddecequetuasenviededire.—Ce n’est pas que je ne veux pas d’une relation sérieuse, déclarai-je. Jeme sens juste un peu

perdue.—Toutlemondesesentperdu,répliquaDonna.Touslesmecsavecquijesorsmeparlentdèsle

premiersoirde leursdifficultésàaccorder leurconfiance.Oh,pardon!sereprit-elleen levant lesyeuxversSam.Faitescommesijen’étaispaslà.Samregardaittoujoursdroitdevantlui.—D’abordtumetraitesdeconnardparcequetut’imaginesquejecoucheavecd’autresfemmes,

puistumetiensàdistanceparcequetuestoujoursattachéeàtonex.C’esttrop…—Willn’estpluslà.Jelesais.Maisjenesuispascapabledemejeteràl’eaucommetoi,Sam.J’ai

l’impressiondecommencertoutjusteàredevenirmoi-mêmeaprèsdeuxansde…Jenesaispas…Jen’allaispasbiendutout.—Jesaisquetun’allaispasbien.C’estmoiquit’airamassée.— Le problème, c’est que je t’apprécie trop. Tellement que si ça se passe mal, je risque de

retomberdanscetétat.Etjenesuispassûred’enavoirlaforce.—Etcommentçapourraitarriver?—Tupourraistelasserdemoi.Tupourraischangerd’avis.Tuesunbelhomme.Uneautrefemme

pourrait tomberd’un toit et atterrirdans tonambulance, et tupourraisaimerça.Tupourraisaussitombermalade,ouavoirunaccidentdemoto.—Onyestdansdeuxminutes,avertitDonna,lesyeuxfixéssurleGPS.Promis,jenesuispasen

traind’écouter.—Ceque tudis, c’estvalablepourn’importequi,me réponditSam.Maiset alors ?Ondevrait

passernosjournéesànerienfairedepeurd’avoirunaccident?C’estvraimentcommeçaquetuasenviedevivre?Ilvirabrutalementàgauche,sibienquejedusm’agripperàmonsiège.—Jesuistoujoursundonut,OK?répliquai-je.J’aimeraisbienêtreunpetitpain.Vraiment.Maisje

suistoujoursundonut.—Maisenfin,Lou!Onesttousdesdonuts!Tucroisqu’envoyantmasœurrongéeparlecancer,

jenesavaispasquej’auraislecœurbrisé,nonseulementpourelle,maisaussipoursonfils,chaquejourdemavie?Tucroisquejenesaispascequeturessens?Iln’yaqu’uneseuleréponse,jepeuxteledireparcequejelavoistouslesjours:tuesenvie.Etquandonacettechance,ilfautselancerdanslamêléeenessayantd’oubliersesblessures.

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—Oh,c’estcharmant,ditDonnaenhochantlatête.—J’essaievraiment,Sam.Tun’aspasidéedesprogrèsquej’aiaccomplis.À cet instant, le panneau annonçant le quartier de Kingsbury apparut devant nous. L’ambulance

passaunearcheimmense,traversaunparkingets’engageadansunecourplongéedansl’ombre.Samarrêtalevéhicule,puismarmonnaentresesdents:—Mince.Onétaitcenséstedéposerunpeuavant.—Jenevoulaispasvousinterrompre,ditDonna.—Jevaisattendreiciquevoussoyezrevenus,dis-jeencroisantlesbras.—Çanesertàrien,répliquaSamenmettantpiedàterre.Jenevaispasmecouperenquatrepour

te convaincre de rester avec moi. Oh, merde ! Il n’y a aucune indication ! Il pourrait se trouvern’importeoù!Jeparcourusdesyeuxlesbâtimentsaustèresenbriquesbrunes.Ildevaitbienyavoirunevingtaine

decagesd’escalierdanscettebarred’immeubles,etaucunenemedonnaitenviedem’ypromenersanslaprésencerassuranted’ungardeducorps.—Ladernièrefoisquejesuisvenueici–pourunecrisecardiaque–,ilnousafalluquatreessais

pour identifier la bonne porte, raconta Donna en enfilant sa veste. Et elle était fermée. On a dûdénicherunconciergepour ladéverrouiller, et le tempsqu’onarriveà sonappartement, lepatientétaitmort.—Ilyaeuunefusilladeentredeuxgangsicilemoisdernier.—Tuveuxquej’appelleuneescortepolicière?demandaDonna.—Non.Pasletemps.Il était à peine 20 heures,mais l’endroit étaitmortellement silencieux.Quelques années à peine

auparavant,danscegenredequartier,onauraitentendulescrisdesgaminsentraindejouersurleursvélos et de fumer des cigarettes en douce. À présent, les résidents s’enfermaient à double tourlongtempsavantlatombéedelanuit,etlesfenêtresétaientprotégéespardesbarresdefer.Lamoitiédeslampadairesavaientétédétruits,etceuxquirestaientclignotaientd’unairhésitant,commes’ilscraignaientdebrillertropfort.Sametsacollègue,deboutàcôtédel’ambulance,discutaientàvoixbasse.Donnaouvritlaportière

côtépassageretmetenditungiletréfléchissant.—Enfileçaetviensavecnous.Samn’apasenviedetelaisserseuleici.—Ilnepourraitpas…—Oh,vousdeux!soupira-t-elle.Bon,jevaispartirdececôté.Toi,suis-leparlà.OK?Jelaregardaifixement.—Vousréglerezçaplustard,répliqua-t-elleens’éloignantenhâte,sontalkie-walkiebourdonnant

danssamain.J’emboîtailepasàSam,quiempruntaunealléeenbéton,puisuneautre.—BâtimentSavernake,marmonnait-il.Commentonestcensésdevineroùçasetrouve?Contrôle,

dit-il dans sa radio, est-ce que vous pouvez nous guider ? Il n’y a aucune indication sur lesimmeubles,onnepeutpaslocaliserlepatient.—Désolé,réponditlavoix.Notrecarten’indiquepaslesnomsdesbâtiments.—Tuveuxquejeparteparlà?demandai-je.Commeça,onpourracouvrirtroisalléesenmême

temps.J’aimonportablesurmoi.Nous nous arrêtâmes aumilieu d’une volée demarches qui empestait l’urine, jonchée de vieux

emballagesdeplatsàemporter.Leslieuxétaientplongésdansl’ombre,éclairésçàetlàparlalueurd’unetélévisionderrièreunefenêtre,seulsignedeviequiémanaitdespetitsappartementssilencieux.

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Jem’étaisattendueàunbrouhaha lointain,unevibrationdans l’airquinousauraitmenés jusqu’aublessé.Maistoutétaitétrangementcalme.—Non,réponditSam.Resteprèsdemoi.Jevoyaisbienquemaprésence le rendaitnerveux. Jemedemandai si jene feraispasmieuxde

m’enaller,maisjenevoulaispasêtreobligéederetrouvermoncheminseule.Arrivéauboutdel’allée,Sams’arrêta.Ilseretournaensecouantlatête,leslèvresserrées.Danssa

radio,lavoixdeDonnas’éleva:—Riendececôté.Puisunhurlementretentit.—Parici!m’écriai-je.De l’autre côté du square, dans la pénombre, nous aperçûmes une vague silhouette, un corps

recroquevilléparterresousleslampadaires.—Onyva!ditSamenselançantaupasdecourse.Jel’imitaiaussitôt.Lavitesse,m’avait-ilexpliqué,étaitcrucialedanssontravail.Celafaisaitpartie

des premières choses qu’ils apprenaient : une différence de quelques secondes pouvait changerdrastiquementleschancesdesurvied’unblessé.Silepatientfaisaitunehémorragie,unAVCouuninfarctus,cesquelquessecondescritiquespouvaientluiêtrefatales.Nous suivîmes en courant des allées en béton, dévalâmes des volées de marches à l’odeur

pestilentielleettraversâmesuncarréd’herberasepournousapprocherdelasilhouetteprostrée.—Unefille,annonçaSamendéposantsonmatériel.Jesuissûrqu’ilsontparléd’unhomme.TandisqueDonnaexaminaitlajeunefille,Samrappelalecontrôle.—C’estbiença.Unjeunehommed’unevingtained’années,detypeafro-antillais,réponditlavoix

danslaradio.—Ilsontdûmalentendre,marmonnaSam.C’estunvraitéléphonearabe,encemoment.Lajeunefilledevaitavoirenvironseizeans.Sescheveuxétaientjolimenttressés,etellegisaitpar

terrecommesiellevenaitdetomber.Elleparaissaitétrangementpaisible.Jemedemandaiuninstantsic’étaitceàquoijeressemblaisquandSamm’avaittrouvée.—Tum’entends,petite?Elle ne bougea pas. Il vérifia ses pupilles, son pouls, son souffle. Elle respirait et ne présentait

aucunsignedeblessureexterne,maisneréagissaitàaucunestimulation.Samexaminalesolautourd’elleunesecondefois.—Elleestvivante?demandaDonna.Sam se redressa et parcourut des yeux les alentours, l’air songeur. Puis il leva la tête vers les

fenêtresdesimmeubles,quisemblaientnousobserverd’unairhostile.Enfin,ilnousfitsignedenousapprocheretparlaàvoixbasse:—Quelquechosecloche.Écoutez, jevais faire le testdu lâcherdemain.Àcemoment-là,vous

allezretournerdansl’ambulanceetdémarrerlemoteur.Sic’estcequejepense,onvadevoirpartird’ici.—Uneembuscadepourdeladrogue?murmuraDonnaenjetantuncoupd’œilfurtifderrièremon

épaule.— Peut-être. Ou bien c’est une querelle de territoire entre gangs. On aurait dû comparer les

localisations.Jesuissûrquec’esticiqu’AndyGibsons’estfaittirerdessus.—C’estquoi,letestdulâcherdemain?demandai-jeenm’efforçantdegardermoncalme.— Je vais soulever samain, puis la laisser tomber au-dessus de son visage. Si elle simule, elle

bougera pour ne pas se frapper. C’est systématique. C’est une sorte de réflexe. Mais si on est

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surveillés, il vaut mieux la jouer profil bas. Louisa, tu vas faire comme si tu allais chercher deséquipementssupplémentaires,d’accord? Je ferai le testdèsque tum’aurasenvoyéunSMSdepuisl’ambulance.Siturepèresquelqu’unàproximité,faisdemi-touretreviensversmoi.Donna,prendston sac et prépare-toi. Tu partiras après elle. S’ils voient deux d’entre nous partir ensemble, ilscomprendront.Ilmetenditlesclés.Jeprisunsac,commesic’étaitlemien,etpartisd’unpasvifendirectionde

l’ambulance.Soudain,jesentisdesprésencesinvisiblesquim’observaientdansl’ombre.J’entendaismonsangbattredansmestempes.Jem’efforçaid’avoirl’airàlafoisimpassibleetaffairée.Mes pas résonnaient dans le silence ; le trajet vers l’ambulance me parut durer une éternité.

Lorsqueenfinj’arrivaiauvéhicule,jepoussaiunsoupirdesoulagement.Jeprislesclésetouvrislaporte.Maisalorsquejem’apprêtaisàmonteràbord,unevoixm’interpella:—Madame.Jemeretournai.Rien.—Madame!Unjeunegarçonapparut,dissimuléparunpilierenbéton.Unautresetenaitderrièrelui,levisage

cachésousunecapuche.Jereculaid’unpas,lecœurbattant.—J’aidurenfortenroute,déclarai-jeenessayantdecontrôlermavoix.Iln’yapasdedrogueici.

Allez-vous-en,d’accord?—Ilestàcôtédespoubelles.Ilsneveulentpasquevousletrouviez.Ilsaignevraimentbeaucoup.

C’est pour ça que la cousine d’Emeka fait semblant, là-bas. Pour vous distraire. Pour quevouspartiez.—Quoi?Commentça?—Ilestprèsdespoubelles.Vousdevezl’aider,madame.—Quoi?Oùsetrouventlespoubelles?Maislegarçonjetauncoupd’œilinquietenarrièreet,lorsquejemeretournaiafindereposerla

question,tousdeuxavaientdisparu.Etsoudain,jel’aperçus.Nonloindesgarages,ungrandconteneurvertenplastique.Jemeglissai

danslesombresdel’allée,horsdevuedepuislesquare,jusqu’àtrouveruneporteouvertemenantaulocalàpoubelles.Là,derrièrelebacàdéchetsrecyclables, jerepéraiunepairedejambesétenduessurlesol,vêtuesd’unpantalondejoggingimbibédesang.Lehautdesoncorpsétaitaffalécontreleconteneur.Lorsquejem’accroupis,legarçontournalatêteetgrognafaiblement.—Bonsoir.Est-cequevousm’entendez?demandai-je.—Ilsm’onteu.Unsangépaiscoulaitlentementdedeuxblessuresàsesjambes.—Ilsm’onteu…JesaisismonportableetappelaiSam.—Jesuisprèsdespoubelles,àtadroite,indiquai-jed’unevoixbasseetpressante.Viensvite.Je le vis scruter l’obscurité et finir parme repérer.Deuxpersonnes âgées, des samaritainsd’un

autreâge,étaientapparuesàsescôtés.Jelesvoyaisposerdesquestionsausujetdelajeunefillequigisait par terre, l’air inquiet. Sam posa doucement une couverture sur elle et demanda aux deuxtémoins de la surveiller, puis partit d’un pas vif en direction de l’ambulance, son sac à la main,commepourallerchercherdenouveauxinstruments.Donnaavaitdisparu.J’ouvrislesacqu’ilm’avaitdonnéetdéchiraiunpaquetdegazeafind’enappliquersurlajambe

dublessé,maisilyavaitbeaucouptropdesang.—OK.Quelqu’unarrivepourvousaider.Onvavouschargerdansl’ambulancedansuninstant.

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J’avaisl’impressiondesortirdesrépliquesd’unfilmdesérieB.Jenesavaispasquoidire.Allez,Sam.—Vousdevezmefairepartird’ici,grognalegarçon.Jeposailamainsursonbras,m’efforçantdenepaspaniquer.Allez,Sam!Oùest-cequetuespassé?Soudain, j’entendis démarrer l’ambulance. Le véhicule s’approcha en marche arrière entre les

poubelles, lemoteur rugissant,puis s’arrêtadansun sursaut.Aussitôt,Donnamitpiedà terre.Ellecourutversmoi,puisouvritengrandlesportesarrière.—Aide-moiàlefairemonter,dit-elle.Onsetire!Onn’avaitpasletempsdesortirlacivière.Quelquepartau-dessusdenous,j’entendisdescriset

des bruits de cavalcade. Nous soulevâmes le garçon pour le charger dans l’ambulance, et Donnaclaqualesportesderrièrelui.Aussitôt,jecourusàl’avant,lecœurbattant,etverrouillailaportière.Je lesvoyaisàprésent,ungroupedejeunesquiseruaientversnousaupremierétage,armésde…quoi?Depistolets?Decouteaux?Jesentismesentraillesseliquéfier.Jejetaiuncoupd’œilparlavitre:Samtraversaitlazonedécouverte,lesyeuxlevésversleciel.Luiaussilesavaitrepérés.Donna l’aperçut avant lui : le pistolet qu’un d’entre eux brandissait. Elle poussa un juron et

enclencha la marche arrière, puis contourna le garage et fonça droit vers la zone herbeuse quetraversaitSamafindenousrejoindre.—Sam!criai-jeparlafenêtre.Illevalesyeuxversmoi,puissetournaverslesjeunesgensquinoussurplombaient.—Laissezpartirl’ambulance!leurcria-t-il,savoixcouvrantlerugissementduvéhiculelancéà

pleinevitesse.Onnefaitquenotretravail!—Cen’estpaslemomentdejouerleshéros,Sam.Pasmaintenant,répétaitDonnaentresesdents.Lesjeunescontinuaientàcourir.Ilssemblaientcalculerlemoyenleplusrapidededescendre,aussi

implacablesqu’unemaréemontante.L’und’euxsauta lestementau-dessusd’unmuretetdévalaunevoléedemarches.J’étaissurlepointdem’évanouirdeterreur.MaisSammarchaittoujoursdansleurdirection,lesmainslevées,paumesenavant.—Laissezl’ambulance,lesmecs,OK?Onestjustelàpouraider.Son ton était calme et autoritaire.Contrairement àmoi qui étaismorte de peur, il avait l’air de

maîtriserlasituation.Soudain,parlavitrearrière,jevisquenosassaillantsavaientralenti.Àprésent,ilsnecouraientplus.Ilsmarchaient.Oh,Dieumerci.Derrièrenous,leblességémissaittoujours.—C’estça,ditDonna.Allez,Sam!Viensici.Viensicitoutdesuite.Etonpourrase…Pan!Le bruitme transperça les tympans, si amplifié dans l’espace réduit de l’habitacle que j’eus un

instantl’impressionquematêteentièreexplosait.Puis,bientropvite…Pan!—C’estquoi,cebordel?hurlaDonna.—Ondoitsetirerd’ici!crialegarçonàl’arrière.Jemeretournai.JevoulaisqueSamentredansl’ambulance.Allez,viens.S’ilteplaît.MaisSamétaitparti.Non,erreur.Ilyavaitquelquechoseparterre:ungiletphosphorescent.Une

tachejaunesurlebétongris.Moncœurs’arrêta.

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Non,medis-je.Non!L’ambulances’immobilisadansuncrissementdepneus.PuisDonnaensortit,etjelasuivis.Samne

bougeaitplus.Ilbaignaitdansunemaredesang.Auloin,lesdeuxpersonnesâgéessehâtaientavecraideur de retrouver la sécurité de leur appartement ; de son côté, la jeune fille qui avait servi deleurre traversait la pelouse avec la foulée d’une véritable athlète. Le gang approchait toujours,courantlelongdelapasserelle.Ungoûtmétalliquem’emplissaitlabouche.—Lou!Attrape-le!Àdeux,noustirâmesSamversl’arrièredel’ambulance.Ilsemblaitpeserdestonnes,commes’il

faisaitexprèsderésister.Je tiraisursoncol, leprispar lesaisselles.Jehaletais. Ilétait livide.Descernesnoirssecreusaientsoussesyeuxmi-clos,commes’iln’avaitpasdormidepuisdessemaines.Sonsangrougitmapeau.Commentavais-jepuignoreràquelpointcelui-ciétaitchaud?Donnaétaitdéjàdansl’ambulance.Elletiraitetjepoussais,unsanglotcoincédanslagorge.—Àl’aide!criais-je,commesiquelqu’unallaitvenir.Àl’aide!Etsoudain,Samfutdansl’ambulance,sesjambesàmoitiérepliéessouslui.Lesportesclaquèrent

derrièremoi.Crac!Unprojectiles’abattitsurletoit.Jepoussaiunhurlementetmebaissai.Mespenséestourbillonnaientàtoutevitesse.Est-cequec’est fini?Est-cequec’estainsique jevaismourir,avecce jeanmoche,pendantque

mesparentsetmasœursedisputentausujetd’ungâteaud’anniversaire?Le jeune garçon poignardé poussait des cris suraigus, terrifié. Brusquement, l’ambulance fit un

bondenavantettournaversladroitependantquelesjeunesnousapprochaientparlagauche.Jevisunemainseleveretcrusentendreunedétonation.Instinctivement,jebaissailatête.—Putaindemerde!juraDonnaenfaisantuneembardée.Jerelevailatête.Jevoyaisdéjàlasortie.Donnapritunvirageenépingleàcheveuxverslagauche,

puisladroite.L’ambulancetournaaucoin,presquesurdeuxroues.Lerétroviseurextérieuraccrochaunevoiture.Quelqu’un fondit surnous,maisDonna se contentadedonneruncoupdevolant sansmême ralentir. J’entendis le choc métallique d’un poing qui s’écrasait de dépit sur le flanc duvéhicule. Puis, enfin, nous nous retrouvâmes sur la route. Les jeunes gens qui nous poursuivaientralentirent,furieux,pournousregardernouséloigner.—Oh,monDieu.Gyrophareallumé,Donnaseservitdesaradioafindecontacterl’hôpital.Monsangtambourinait

sifortdansmestempesquejenepusentendrecequ’elleracontait.JeberçaisentremesbraslevisagedeSam,grisâtreetcouvertd’unmincevoiledesueur.Sesyeuxétaientvitreux,etilétaitmortellementsilencieux.—Qu’est-cequejefais?criai-jeàDonna.Qu’est-cequejefais,bordel?Ellecontournaunrond-pointenfaisantcrissersespneus,puispivotabrièvementversmoi.—Trouvelablessure,répondit-elle.Qu’est-cequetuvois?— Il est touché auventre. Il y a un trou.Deuxmême. Il y a tropde sang.Oh,monDieu, il y a

tellementdesang!Mesmainsétaientrougesetpoisseuses.Jehaletais.L’espaced’uninstant,jecrusdéfaillir.—J’aibesoinque tu te calmes,Louisa.D’accord?Est-cequ’il respire ?Est-ceque tu sens son

pouls?Jevérifiaietpoussaiunsoupirdesoulagement.

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—Oui.— Je ne peux pas m’arrêter. On est trop près. Surélève ses pieds, d’accord ? Remonte-lui les

genoux.Çamaintiendralesangauniveaudesapoitrine.Maintenant,ouvrebiensachemise.Déchire-lasibesoin.Tupeuxmedécrirelablessure?Ceventre lisseetmusclé,que j’avais si souvent senti contre lemien,n’étaitplusqu’unamasde

chairdéchiquetée.Unsanglotm’échappa.—Oh,monDieu…—Ne panique pas maintenant, Louisa. Tu m’entends ? On y est presque. Tu dois exercer une

pressionsurlablessure.Vas-y,tupeuxyarriver.Sers-toidelagazequ’ilyadanslepaquet.Legros.Faiscequetupeux,maisarrêtel’hémorragie.OK?Elle se retourna vers la route, prenant une rue à contresens. Le garçon étendu sur la civière

marmonnait des jurons, perdu dans sa propre douleur. Face à nous, les voitures se rangeaientdocilementpournouslaisserpasser.Unesirène,ilyavaittoujoursunesirène.—Ambulancierblessé. Je répète,ambulancierblessé.Plaieparballeà l’abdomen!criaitDonna

danssaradio.Arrivéeprévuedanstroisminutes.Ilvanousfalloirunchariot!Jedéballailesbandages,lesdoigtstremblants,etdéchirailachemisedeSam.Commentcethomme

pouvait-ilêtreceluiavecquijemedisputaisàpeineunquartd’heureauparavant?Commentunêtreaussisolidepouvait-ildéclinerainsidevantmoi?—Sam?Tum’entends?demandai-je,agenouilléeau-dessusdelui,monjeanrougidesang.Ilfermalesyeuxuninstant.Lorsqu’illesrouvrit,ceux-cisemblaientfixéssurunpointauloin.Je

mepenchai afin deme trouver dans son champdevision.L’espaced’une seconde, nos regards secroisèrent,etjecrusdécelerdanslesiencommeuneétincelledeconscience.Ilmereconnaissait.Je pris samain, comme il avait pris lamienne dans une autre ambulance, unmillion d’années

auparavant.—Tuvast’ensortir,tum’entends?Tuvast’ensortir.Pasderéponse.Ilnesemblaitmêmepasentendremavoix.—Sam?Regarde-moi,Sam.Rien.Soudain, je fus de retour dans cette clinique suisse. Will détournait son regard du mien. Je le

perdais.—Non.Jenetelepermetspas!Jeposaimabouchetoutcontresonoreilleetpoursuivis:—Sam.Turestesavecmoi,tum’entends?J’avais lapaumepresséesur lacompressedegaze,moncorpspenchésur le sien, tressautantau

rythme des soubresauts de l’ambulance. Des sanglots résonnaient à mes tympans, et je me rendiscomptequ’ils’agissaitdesmiens.Jeprissonvisageàdeuxmains,l’obligeaiàmeregarder.—Resteavecmoi!Tum’entends?Sam?Sam!Sam!Jamaisjen’avaisressentiunetelleterreur.C’étaitdanssespupillesquidevenaientfixes,lachaleur

desonsangquiaffluaitcommeunemaréemontante.Leclaquementd’uneportière.—Sam!L’ambulances’étaitarrêtée.Donnase ruaà l’arrière.Elledéchiraunsacenplastique transparent,ensortitdesmédicaments,

desbandagesetuneseringue,etinjectaunliquidedanslebrasdesonpartenaire.Lesmainsagitéesdespasmes, elle lui installa une perfusion et posa un masque à oxygène sur son nez et sa bouche.

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Dehors,j’entendaisdescoupsdeKlaxon.Jetremblaisviolemment.— Ne bouge pas ! ordonna-t-elle lorsque je voulus m’écarter pour lui laisser le champ libre.

Continueàappuyer.Voilà.C’estça.Tut’ensorsbien.Allez,Sam,murmura-t-elleensetournantverslui.Tiensbon.Onyestpresque.J’entendaisdessirèness’approchertandisqu’elletravaillaitsanscesserdeparler,lesgestesvifset

efficaces,toujoursoccupée,toujoursenmouvement.—Çavaaller,monpote.Accroche-toi,d’accord?L’écranclignotaitenvertetnoir.Desbipsrégulierssefaisaiententendre.À cet instant, les portes se rouvrirent. L’arrière de l’ambulance fut soudain noyé de lumières

mouvantes,emplid’uniformesvertsetdeblousesblanches.Ilsemportèrentd’abordlejeunegarçon,toujoursjurantetgémissantdedouleur.PuisSammefutarrachéetdisparutdanslanuitnoire.Sonsangmaculaitlesoldel’ambulance.Envoulantmelever,jeglissaietposaiunemainparterrepourmeredresser.Elledevintrouge.Leursvoixs’éloignèrent.J’aperçusuninstantlevisagedeDonna,blanccommeunlinge.Onaboya

unordre:«Ensalled’opération!»Jerestailà,figée,deboutsurlemarchepieddel’ambulance,àlesregarder s’éloigner en courant. Le claquement de leurs bottes résonnait sur le bitume. Les portesautomatiquesdel’hôpitals’ouvrirentpourl’engloutir,puisserefermèrent.Etjemeretrouvaiseuledansleparkingdésertetsilencieux.

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Chapitre27

Àl’hôpital,lesheuresd’attenteontunequalitéétrangementélastique.Àl’époqueoùj’attendaisqueWill ait fini ses examens de routine, je voyais à peine le temps passer : je lisais des magazines,envoyais des SMS, commandais des cafés beaucoup trop forts et hors de prix à la cafétéria,m’inquiétais du prix du parking… Jeme plaignais de la lenteur des services hospitaliers,mais aufondjenepensaispasvraimentcequejedisais.Àprésent,j’étaisassisesurunechaiseenplastiquemoulé,l’espritengourdi,leregardrivésurle

murdufond,incapabledediredepuiscombiendetempsj’étaislà.Incapabledepenser.Deressentir.Jemecontentaisd’exister:moi,lachaise,levieuxlinoléumsousmestennisensanglantées.Au-dessusdematête,unnéonéclairaitd’unelumièrecruelesinfirmièresquitraversaientlasalle

d’unpasvifsansmeprêterlamoindreattention.Quelquetempsaprèsmonarrivée,l’uned’ellesavaitété assez gentille pour m’indiquer les toilettes afin que je puisse me laver les mains, mais jedistinguaistoujourslesangdeSamdanslespetitescrevassesquientouraientmesongles.Despartiesdeluidansdespartiesdemoi.Desfragmentsdeluidansdesendroitsquineluiappartenaientpas.Quand je fermais les yeux, j’entendais de nouveau leurs voix, l’impact de la balle sur le toit de

l’ambulance, l’échode ladéflagration, leshurlementsde la sirène. Je revoyais sonvisage, cebrefinstantoùilm’avaitregardéeetoùaucuneémotionn’avaittransparu:paslamoindreinquiétude,rienqu’unvagueétonnementàsetrouverainsicouchéparterre,incapabledumoindremouvement.Jenecessaisderevoirsesblessures;pasdejolispetitstrousbienpropres,commedanslesfilms,

maisdesplaiesvivantes,palpitantes,résoluesàcrachertoutlesangdesoncorps.Je restais assise sans bouger sur cette chaise en plastique parce que je ne savais pas quoi faire

d’autre.Quelquepart, auboutde ce couloir, se trouvaient les sallesd’opération.Samyétait en cemomentmême,entrelavieetlamort.Soitsescollèguessoulagésl’emportaientversunautreservice,soitl’und’euxtiraitcedrapvertsurson…Je me pris la tête à deux mains et m’écoutai inspirer, puis expirer. Inspirer, expirer. Je ne

reconnaissaispasmapropreodeur:j’empestaislesangetl’antiseptique,quisemêlaientàlasenteurâcre d’une peur viscérale. De temps en temps, je me rendais vaguement compte que je tremblaiscommeunefeuille.Jenesavaispasvraimentsicelaprovenaitde la fatigueoude l’hypoglycémie,maislaseuleidéed’essayerdemeprocureràmangermerépugnait.Bougerétaitau-dessusdemesforces.Àunmomentdonné,masœurm’avaitenvoyéunSMS:Tuespasséeoù?Onvasecommanderdespizzas.Ilsseparlent,maisj’aibesoindetoipourjouerlesNationsunies.

Jen’avaispasrépondu,carjenesavaispasquoidire.Il s’est remis à parler de ses poils aux pattes. S’il te plaît, reviens. Ça pourrait mal tourner. Elle peut lui fairevachementmalenlançantsescroûtesdepizza.

Jefermailesyeuxettentaidemerappelercequej’avaisressenti,unesemaineauparavant,étenduesurl’herbeàcôtédeSam.Sesjambestellementpluslonguesquelesmiennes,l’odeurrassurantedesa chemise, savoixgrave, le soleil surmapeau.Sonvisagequi se tournait vers lemienpourme

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voler des baisers, l’expression de bonheur qui se lisait dans ses yeux dès que je l’embrassais. Safaçondemarcherlégèrementpenchéenavanttoutenrestantparfaitementéquilibrésursoncentredegravité.C’étaitl’hommeleplussolide,leplusstablequej’avaisjamaisrencontré.Onauraitditqueriennepouvaitl’abattre.Jesentismontéléphonevibreretlesortisdemapoche.Oùes-tu?medemandaitmasœur.Mamans’inquiète.

Je regardai l’heure : 22h48. Jen’arrivaispas à croireque j’étais lamêmepersonnequi s’était

réveillée ce matin-là pour emmener Lily à la gare. Je me calai contre le dossier de ma chaise,réfléchisunmoment,puiscommençaiàtaper:

Jesuisàl’hôpitalducentre.Ilyaeuunaccident.Jevaisbien.Jerentrequandjesauraiquandjesaurai.

Mon doigt resta en suspens au-dessus des touches. Je cillai à plusieurs reprises et, au bout de

quelquessecondes,appuyaisur«envoyer».Puisjefermailesyeuxetpriai.Lebruitdesportesbattantesmefitrevenirbrutalementàlaréalité.Mamèreremontaitlecouloir

d’unpasvif,lesbrasdéjàtendusversmoi.—Qu’est-cequis’estpassé?s’enquitTreena,quilasuivaitdeprès.Elle traînait par lamainunThomensommeillé à qui on avait enfilé unmanteaupar-dessus son

pyjama.—Mamannevoulaitpasvenirsanspapa,expliqua-t-elle,etilfallaitabsolumentquejevienne.—On n’avait aucune idée de ce qui t’était arrivé ! s’écriamaman en s’asseyant à côté demoi.

Pourquoin’as-turiendit?—Qu’est-cequisepasse?—Sams’estfaittirerdessus.—Tirerdessus?Tonambulancier?—Avecunflingue?demandaTreena.C’estalorsquemamèreposalesyeuxsurmonjean.Ellecontemplauninstantlestachesrouges,

abasourdie,puissetournaversmonpère.—J’étaisaveclui,expliquai-je.Elleplaquasesdeuxmainssursabouche,horrifiée.—Est-cequeçava?Puis,lorsqu’ellecompritquelaréponseétait«oui»,dumoinsphysiquement,elleajouta:—Et…etlui?Touslesquatresetenaientdevantmoi,levisagefigéparlechocetl’inquiétude.Etsoudain,jeme

sentisincroyablementsoulagéedelesavoirauprèsdemoi.—Jenesaispas,répondis-je.Mon père esquissa un pas en avant pourme prendre dans ses bras et alors, enfin, jememis à

pleurer.Nous restâmes de longues années assis sur ces chaises en plastique. Ce fut du moins mon

impression.Thom s’endormit sur les genoux deTreena, son petit visage pâle sous la lumière desnéons,sonvieuxchatenpeluchecaléentresajoueetsonmenton.J’étaisassiseentrepapaetmaman,et il ne se passait pas un instant sans que l’un d’euxme tienne lamain oume caresse l’épaule en

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m’assurantque tout iraitbien.Appuyéecontrepapa, je laissai les larmescoulerensilence.Mamanm’essuyalesyeuxàl’aidedesonéternelmouchoirpropre.Detempsàautre,ellepartaitenrepéragedanslescouloirsdel’hôpitalpourchercherdesboissonschaudes.— Il y a un an, elle n’aurait jamais fait ça toute seule,me fit remarquer papa la première fois

qu’elles’enalla.Jefusincapablededéterminers’ill’avaitditavecregretouadmiration.Nousparlionspeu.Iln’yavaitrienàdire.Maprièremuetterésonnaitdansmatêteàlafaçond’un

mantra.Faitesqu’ilaillebien.Faitesqu’ilaillebien.Faitesqu’ilaillebien.C’étaitl’effetqueprovoquaientlescataclysmes:ilsdépouillaientl’universdesquestionsinutiles,

les « devrais-je vraiment » et les « mais et si ». Je voulais Sam. Je le compris avec une clartéaveuglante.Jevoulaisleserrercontremoncœur,entendresavoix,m’asseoirdanssonambulance.Jevoulaisqu’ilmeprépareunesaladedeslégumesqu’ilcultivaitdanssonjardin.Jevoulaissentirsapoitrines’éleveretretombersousmonbrasquandildormait.Pourquoiavais-jeétéincapabledeluidirecela?Pourquoiavais-jeperdutantdetempsàl’inquiéterdechosesfutiles?Puis, aumomentmêmeoùmamanpoussait les portes battantes à l’autre bout du couloir, quatre

gobeletsdethéàlamain,cellesdelasalled’opérations’ouvrirentetDonnaapparut,sonuniformetoujourstachédesang.Ellesepassalesdoigtsdanslescheveux.Jemelevai.Elleralentitl’allureets’arrêta devant nous. Son expression était grave, ses yeux cernés de rouge. Elle semblait épuisée.L’espaced’uninstant,jecrusdéfaillir.Ellecroisamonregard.—Aussicoriacequ’unevieillesemelle,celui-là,dit-elleenfin.Unsanglotm’échappa.Ellemepritlebras.—Tut’enesbiensortie,Lou,déclara-t-elleavecunlongsoupirtremblotant.Tut’enestrèsbien

sortiecesoir.Sampassalerestedelanuitauxsoinsintensifs,puisfuttransféréenréanimation.Donnaappelases

parentsetannonçaqu’elleiraitchezluinourrirlesanimauxdèsqu’elleauraitunpeurécupéré.Nousvînmes lui rendre visite ensemble peu aprèsminuit,mais il dormait, le teint toujours blafard. Unmasqueàoxygènedissimulaitlamajeurepartiedesonvisage.Jevoulaisl’approcher,maisj’euspeurdeletoucher,dépendantqu’ilétaitdetoutescesmachines.—Ilvavraiments’entirer?Donna acquiesça. Une infirmière évoluait en silence autour de son lit, vérifiant des niveaux,

prenantsonpouls.—Onaeudubol,cen’étaitqu’unvieuxpistolet,m’expliquaDonnaensefrottantlesyeux.Deplus

enplusdegossesseprocurentdessemi-automatiques,denosjours.Là,iln’auraiteuaucunechance.Si rien de plus grave ne se produit, il passera sûrement aux infos. Encore que ce n’est pas dit,puisqu’unautregangaassassinéunemèreetsonbébésurAthenaRoadlanuitdernière.Jem’efforçaideneplusleregarderetpivotaverselle.—Tuvascontinuer?demandai-je.—Continuer?—Commeambulancière.Ellegrimaça,commesiellenecomprenaitpasvraimentlaquestion.—Biensûr,répondit-elleenfin.C’estmonjob.Ellemetapotal’épaule,puissetournaverslaporte.—Dorsunpeu,Lou.Detoutefaçon,ilneseréveilleraprobablementpasavantdemainmatin.En

cemoment,ilestconstituéàquatre-vingt-septpourcentdefentanyl.

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Mesparentsm’attendaient quand je ressortis dans le couloir. Ils ne prononcèrent pas unmot. Jehochaifaiblementlatête.Papamepritparlebras,etmamanmetapotaledos.—Onteramèneàlamaison,machérie,dit-elle.Etonvatemettredesvêtementspropres.Le lendemain, j’appris qu’il existait un ton de voix bien particulier chez un employeur qui,

quelquesmoisauparavant,vousavaitécoutéluiexpliquerquevousnepourriezpasvenirautravailcar vous étiez tombé du toit d’un immeuble, et à qui vous demandiez à présent d’aménager voshorairescarunhommequiétaitpeut-êtrevotrepetitamiavaitreçudeuxballesdansleventre.—Vous…ila…quoi?—Ilareçudeuxballes.Ilestsortidessoinsintensifs,maisj’aimeraisêtrelàcematinquandilse

réveillera.Ducoup,jemedemandaissijepouvaiséchangermesheuresavecvous.S’ensuivitunbrefsilence.—Oui,euh…D’accord.Maisils’estvraimentfaittirerdessus?Avecunvraiflingue?—Vouspouvezvenirinspecterlestroussiçavouschante,répliquai-jed’unevoixsicalmequeje

failliséclaterderire.Nousdiscutâmesdequelquesdétailslogistiques:desappelsàpasser,unevisiteausiègesocial…

Puis,justeavantquejeraccroche,Richardrestasilencieuxunmomentavantdemedemander:—Louisa,est-cequevotrevieesttoujourscommeça?Je songeai à celle que j’avais été deux ans et demi auparavant.Àmes journées rythmées par le

court trajetentrechezmesparentset lecaféoù je travaillais ;à la routinedumardisoir,quand jeregardais Patrick courir ; aux dîners familiaux. Puis je posai les yeux sur le sac en plastique oùj’avaisenfermémestenniscouvertesdesang.—Unpeu,oui,répondis-je.Mêmesij’aimeàpenserqu’ilnes’agitqued’unephase.Aprèslepetitdéjeuner,mesparentsprirentcongé.Mamannevoulaitpaspartir,maisjeluiassurai

quej’allaisbienetque,detoutefaçon,j’ignoraisoùjemetrouveraisaucoursdesjoursàvenir.Jeluirappelai également que la dernière fois que grand-père avait été laissé seul plus de vingt-quatreheures,ils’étaitnourriexclusivementdeconfituredeframboisesetdelaitconcentrésucré.—Maistuvasbien,alors,dit-elle,lamainposéesurmajoue.Ellel’avaitprononcécommeuneaffirmation,maisjelisaisledoutedanssonregard.—Maman,çava.Ellesecoualatêteetramassasonsac.—Jenesaispas,Louisa.Tuasvraimentlechicpourleschoisir.Ma propre hilaritéme surprit. Peut-être était-ce simplement le contrecoup de la nuit que j’avais

passée.Maisjepréfèrepenserquec’estàcetinstantquejecomprisquejen’avaispluspeurderien.Jeprisunedouche,essayantdenepasregarderl’eaurosâtrequicoulaitlelongdemesjambes,et

melavailescheveux.Puisj’allaiacheterlebouquetdefleurslemoinsfanéquejepustrouverchezSamiretrevinsàl’hôpitalpour10heures.LesparentsdeSamétaientpassésplusieursheuresavantmoi,m’apprit l’infirmière enme conduisant jusqu’à sa chambre. Ils s’étaient rendus au terrain deSamencompagniedeJakeetdesonpèreafinderécupérersesaffaires.—Ilavaitencorel’espritconfuslorsdeleurvisite,maisilvabeaucoupmieuxàprésent,dit-elle.

Ce n’est pas inhabituel chez les patients qui sortent de chirurgie. Certains se remettent plus vitequed’autres.—Vousêtessûrequejepeuxentrer?—VousêtesLouisa,c’estbiença?Ilvousademandée.D’ailleurs,appelez-noussivousenavez

marredelui,ajouta-t-elleavecunsourirecomplice.Ilestcharmant.Jepoussaidoucementlaporte.Aussitôt,ilouvritlesyeux.Ilsemblaitcontentdemevoir.Soulagée,

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j’entraietrefermaiderrièremoi.—Ilyenaquiferaientn’importequoipourmebattreaujeudescicatrices,ricanai-je.—Jesuishorscompétitionpourcejeu-là,dit-ild’unevoixrauque.Il m’adressa un petit sourire fatigué. Mal à l’aise, je me balançais d’une jambe sur l’autre. Je

détestaisleshôpitaux.J’étaisprêteàpresquetoutpourneplusjamaisymettrelespieds.—Approche.J’abandonnaimesfleurssurlatableetm’avançaiverslui.Ilmefitsignedem’asseoirsurlelit.Je

m’exécutai et, comme je n’aimais pas le regarder d’en haut, finis parm’allonger à ses côtés avecmille précautions. Je posai ma joue sur son épaule et sentis sa tête s’appuyer tendrement sur lamienne.Illevalebraspourmemaintenircontrelui,etnousrestâmesétenduslàensilence,écoutantlespasétouffésdesinfirmièresdanslecouloiretdeséchosdeconversationslointaines.—Jet’aicrumort,murmurai-je.— À ce qu’il paraît, une femme formidable qui n’aurait jamais dû se trouver à l’arrière de

l’ambulancearéussiàstoppermonhémorragie.—Cedoitêtreunesacréenana!—C’estcequejemesuisdit.Je fermai les yeux. Je sentais la tiédeur de sa peau contre ma joue, l’odeur désagréable de

désinfectant qu’il dégageait. Je ne pensais à rien. Je profitais simplement de l’instant ; du profondplaisird’êtrelàaveclui,desavourerlepoidsdesoncorpsàcôtédumien,depercevoirl’espacequ’iloccupaitdansl’atmosphère.Jebaissailatêtepourdéposerunbaiseraucreuxdesonbrasetsentissesdoigtspasserdoucementdansmescheveux.—Tum’asfaittrèspeur,Saml’Ambulancier.Unlongsilences’installa.Jel’entendaispresquesongeràcesmillionsdechosesdontilpréférait

nepasmeparler.—Jesuisheureuxquetusoislà,dit-ilenfin.Nousrestâmescouchésencoreunlongmoment,sansmotdire.Quandl’infirmièreentraethaussa

un sourcil en constatantmadangereuseproximité avecdivers tubes et câbles, je descendisdu lit àcontrecœur et décidai de partir en quête d’un petit déjeuner pendant qu’elle faisait son travail.J’embrassai Sam, un peu gênée, et lorsque je lui caressai le front, je vis avec soulagement uneétincellepasserdanssonregard.—Jereviensaprèsletravail,annonçai-je.—Turisquesdecroisermesparents,meprévint-il.—Net’enfaispas,répliquai-je.Jemettraimonplusbeautee-shirt«Fucklapolice».Iléclataderire,cequiluiarrachaunegrimacededouleur.Jetraînaiencoreunpeudanssachambrependantquel’infirmières’occupaitdelui:commetout

visiteurquisecherchedesexcusespourresterauchevetd’unmalade,jeposaidesfruitssurlatable,jetaiunmouchoir,réorganisaiunepiledemagazinesqu’ilneliraitjamais.Puisilfuttempspourmoidem’enaller.Jem’apprêtaisàouvrirlaportelorsqu’ildéclara:—Jet’aientendue.Jemeretournai.—Hiersoir,reprit-il.Quandjemevidaisdemonsang.Jet’aientendue.Ilplongeasonregarddanslemien.Etàcetinstant,toutchangea.Jeviscequej’avaisréellement

accompli. Je compris que j’étais capable d’être le centre de gravité de quelqu’un, sa raison decontinueràsebattre.Jerevinsverslui,prissonvisageàdeuxmainsetl’embrassaiavecfougue.Jesentisdeslarmescoulerlelongdesesjouesetsonbrasmeserrercontreluitandisqu’ilmerendait

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mon baiser. Je pressai ma bouche contre la sienne, riant et pleurant à la fois. Je me fichais del’infirmière,jemefichaisdetoutsaufdel’hommequimeserraitdanssesbras.Puis,enfin,jequittaisa chambre et me rendis au rez-de-chaussée, m’essuyant le visage, riant de mes propres larmes,ignorantlesregardscurieuxdesgensquimecroisaient.La journée était belle, même à la lumière des néons. Dehors, c’était le matin ; les oiseaux

chantaient, lesgensvivaientetgrandissaient,devenaientmeilleursetattendaientavec impatiencedevieillir.J’achetaiuncaféetmangeaiunmuffintropsucréquimefitl’effetdumetsleplusdélicieuxque j’aie jamaisgoûté. J’envoyaidesmessagesàmesparentset àTreena, ainsiqu’àRichardpourl’informerquej’arrivaissouspeu.J’envoyaiàLily:

Jemesuisditqu’ilfallaitquetusachesqueSamestàl’hôpital.Ils’estfaittirerdessus,maisilvabien.Jesaisqu’ilapprécieraitquetuluienvoiesunecarte.Oumêmejusteuntextositun’aspasletemps.

Laréponsearrivaenquelquessecondes.Jesouris.Commentlesfillesdesonâgeparvenaient-ellesàtaperunSMSaussivitealorsqu’ellesétaientaussilentespourtoutlereste?

OMG.Jeviensd’enparlerauxcopines,etmaintenantjesuislafillelapluscoolqu’ellesconnaissent.Sérieusement,embrasse-lepourmoi.Situmedonnessescoordonnées,jeluienverraiunecarteaprèslelycée.Oh,etdésoléedem’êtreexhibéedevantluienpetiteculottel’autrefois.Jenevoulaispas.Enfin,jen’avaispasd’intentionsbizarres.J’espèrequevousêtesheureuxtouslesdeux.Bisous.

Jen’attendispasun instantpour lui répondre.Jeparcourusdesyeux lacafétériade l’hôpital, les

patientsquitraînaientdespieds,legrandcielbleuqu’onapercevaitparleVelux,etpianotaisurlestouchesduboutdesdoigtsavantmêmequejepuissemerendrecomptedecequej’écrivais:

Oui,jesuisheureuse.

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Chapitre28

Lorsquej’arrivaiàlasallepourlaréunionducercle,Jakeattendaitsousleporche.Ilpleuvaitdescordes.Delourdsnuagesviolacésvenaientdesecreverpourlâcherundélugequim’avaittrempéejusqu’auxosendixsecondes,letempsdetraverserencourantleparking.—Tun’entrespas?luidemandai-je.Ilfait…Ils’avançaversmoiet,sanscriergare,meserrabrièvementdanssesbras.—Oh!m’écriai-jeenlevantlesmainspournepastropdégoulinersurlui.Ilmerelâchaetreculad’unpas.—Donnam’aditcequetuasfait.Je…jevoulaisteremercier.Faceàsesyeuxrougesetcernés,jemerendiscomptedel’épreuvequecesderniersjoursavaient

dûreprésenterpourlui,quivenaittoutjustedeperdresamère.—Ilestrobuste,dis-je.—IlestenTeflon,oui!répliqua-t-il.Nouséclatâmesd’unriregêné,commelefonttouslesAnglaissouslecoupd’uneviveémotion.Au cours de la réunion, Jake fut inhabituellement volubile au sujet de sa petite amie, qui ne

comprenaitpascequ’ilressentait:— Elle ne comprend pas qu’il y a des matins où j’ai juste envie de rester couché, avec les

couverturessurlatête.Oupourquoijepaniqueunpeuquandilarrivedeschosesauxgensquej’aime.Elle,ilneluiestjamaisrienarrivédegrave.Jamais.Mêmesonlapindecompagnieesttoujoursenvie,etilaaumoinsneufans.—Jecroisquelesgensselassentduchagrindesautres,déclaraNatasha.C’estcommes’ilsnous

accordaientdemanièretaciteuntempsbiendéfinipourporterledeuil–sixmois,mettons–etaprèscedélai,çalesagacedevoirqu’onnevapas«mieux».Ilssedisentqu’onsecomplaîtdansnotremalheur.—Toutàfait!murmuralecercle.—Desfois,ditDaphne,jepensequeceseraitplusfacilesiondevaittoujoursporterlevoilenoir.

Commeça,toutlemondesauraittoutdesuitequ’onestendeuil.—Onpourraitmêmechangerdecouleurauboutd’unan.Peut-êtrepasserdunoirauvioletfoncé,

ajoutaLeanne.— Et remonter peu à peu jusqu’au jaune pour montrer qu’on a vraiment retrouvé le bonheur,

s’esclaffaNatasha.—Oh,non.Lejaunenemevapasdutoutauteint,rétorquaDaphneavecunpetitsourire.Jevais

êtreobligéederesterunpeumalheureuse.Danslasalleparoissialefroideethumide,jelesécoutairaconterleurshistoires;leurstimidespas

enavantvisantàcontournerdeminusculesobstaclesémotionnels.Fredavait rejointuneéquipedebowlingetseréjouissaitd’avoirunenouvelleraisondesortirlemardi,uneraisonquin’impliquaitpasdeparlerdudécèsdesafemme.Sunilavaitfiniparaccepterquesamèreluiprésenteunecousineéloignée.—Jenesuispasvraimentenfaveurdesmariagesarrangés,déclara-t-il,maispourêtrehonnête,

lesautrestechniquesderencontrenemeréussissentpas.Jen’arrêtepasdemerépéterquec’estma

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mèreetqu’ellen’iraitpasmeprésenteràunehorriblebonnefemme.— Je trouve l’idée charmante, déclara Daphne.Ma mère aurait certainement su que mon Alan

n’étaitpasfaitpourmoi.Elleatoujoursétébonjugedecaractère.Jelesobservaisavecl’impressiondelesvoirdel’extérieur.Jeriaisàleursplaisanteries,grimaçais

intérieurementà leurs récitsdecrisesde larmes impromptuesoudecommentairesmalvenus,maisalorsquejesirotaismoncafésoluble,assisesurmachaiseenplastique,ildevenaitdeplusenplusclairàmesyeuxquej’étaisparvenueàpasserdel’autrecôté.J’avaistraverséunpont.Leurcombatn’étaitpluslemien.CelanesignifiaitpasquejecesseraisunjourdeporterledeuildeWill,oudel’aimer,ouderegrettersonabsence,maismaviesemblaitdenouveausedéroulerdansleprésent.Etc’était avecune satisfactiongrandissanteque jeme rendaiscomptequemêmesi jeme trouvaisencompagniedegensquej’appréciaisréellement,j’avaisenvied’êtreailleurs;auxcôtésd’unhommeaux larges épaules, couché dans un lit d’hôpital, qui, je le savais, guettait déjà l’horloge en sedemandantdanscombiendetempsjeluireviendrais.—Rienàracontercesoir,Louisa?Marcmeregardaitenhaussantunsourcil.—Non,çava,répondis-je.Ilsourit.Peut-êtreavait-ilperçuuneinflexiondansletondemavoix.—Trèsbien,dit-il.—Oui.Enfait,jecroisquejen’auraiplusbesoindevenirici.Je…jevaismieux.—Jesavaisbienqu’ilyavaitquelquechosedechangéchez toi,déclaraNatashaensepenchant

pourmedévisagerd’unregardpresquesuspicieux.—C’est la baise, affirma Fred. Je suis sûr que c’est le remède. Je parie qu’en baisant j’aurais

tournélapagebeaucoupplusvite.NatashaetWilliaméchangèrentunregardétrange.— Cependant, dis-je àMarc, j’aimerais continuer à venir jusqu’aux dernières séances. Si c’est

possible.C’estjusteque…jecommenceàvousconsidérertouscommedesamis.Jen’enaipeut-êtreplusbesoin,mais j’aimeraiscontinuerencoreunpeu.Justepourêtresûre.Etpour leplaisird’êtreavecvous.Jakem’adressaunpetitsourire.—Ondevraitallerdanser,touteslesdeux,déclaraNatasha.—Tupeuxveniraussilongtempsquetulesouhaites,meréponditMarc.C’estpourçaqu’onestlà.Mesamis.Ungroupehétéroclite,maisaprèstout,c’étaitsouventlecas.Orecchiette cuites al dente, pignons de pin, basilic, tomates du jardin, olives, thon et parmesan.

J’avaispréparémasaladedepâtesd’aprèslarecettequeLilym’avaitdonnéeautéléphoneenrépétantlesinstructionsdesagrand-mère.—C’estunbonmenupourinvalide,avaitcriéCamilladufonddesacuisine.Facileàdigérers’il

passebeaucoupdetempsaulit.—Àtaplace,jeluiauraisprisunepizzaàemporter,gloussaLilyàvoixbasse.Cepauvrehommea

déjàassezsouffert.Unpeuplus tardcesoir-là, j’arpentais lescouloirsde l’hôpitalavecmapetiteboîteenplastique

contenantmasaladefaitemaison.Jel’avaispréparéelaveilleetlabrandissaisdevantmoicommeuninsignedefierté,espérantàmoitiéquequelqu’unm’arrêtepourmedemandercequec’était.Oui,monpetitamiestenconvalescence.Jeluiapportesondînertouslesjours.Oh,depetitsplats

qu’ilaimebien.Voussavezquejefaispoussermoi-mêmecestomates?

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LesblessuresdeSamcommençaientàcicatriser,ilguérissaitpeuàpeu.Ilessayaittropsouventdeseleveretdevenaitbougonàforcederesterclouéaulit.Ils’inquiétaitégalementpoursesanimaux,même siDonna, Jake etmoi avionsmis en place un planning parfaitement efficace pour nous enoccuper.Deuxàtroissemaines,avaientditlesmédecins.Àconditionqu’ilsuiveàlalettreleursinstructions.

Vulagravitédesesblessures,ilavaiteudelachance.Plusd’uneconversationentreinterness’étaitdérouléeenmaprésence,etjelesavaisentendusmurmurer:«uncentimètredel’autrecôté,et…»Pournepluslesentendre,j’avaischanté«lalalalalalalala»dansmatête.J’arrivaidanssoncouloir,menettoyai lesmainsaugelantibactérienetpoussai laportebattante

d’uncoupdehanche.—Bonsoir,meditl’infirmièreauxlunettes.Vousêtesenretard!—J’avaisuneréunion.—Vousvenezderatersamère.Elleluiaapportéunedélicieusetourteàlaviandefaitemaisonqui

aembaumétoutleservice.Onenaencorel’eauàlabouche.—Oh,dis-jeendissimulantmaboîte.C’estgentildesapart.—Çafaitplaisirdelevoirbienmanger.Lemédecindegardeseralàdansunedemi-heureenviron.Je m’apprêtais à ranger mon Tupperware au fond de mon sac lorsque mon portable sonna. Je

décrochaitoutenmebattantavecmafermetureÉclair.—Louisa?—Oui?—C’estLeonardGopnik.Je mis deux bonnes secondes à comprendre de qui il s’agissait. Je me redressai et regardai

bêtementautourdemoi,commes’ilpouvaitsetrouverlà.—MonsieurGopnik,répondis-jeenfin.—J’ailuvotremail.—D’accord,dis-jeenposantsurunechaisemaboîtedesalade.—C’étaitunelectureintéressante.J’aiététrèssurprisdevousvoirrefusermonoffre.Toutcomme

Nathand’ailleurs.Vousétiezfaitepourcetravail.—Comme je l’ai dit dansmonmessage, je voulais ce travail,monsieurGopnik.Mais je…des

incidentsm’ontobligéeàyrenoncer.—Etcettejeunefillevamieuxàprésent?— Lily. Oui. Elle a repris l’école. Elle est heureuse. Elle vit auprès de sa famille. Sa nouvelle

famille.Cen’étaitqu’unepériode…d’ajustement.—Vousavezpriscelatrèsausérieux.—Jenesuispaslegenredepersonneàabandonnerceuxquiontbesoindemonaide.S’ensuivit un long silence. Je tournai le dos à la porte de la chambredeSamet regardai par la

fenêtreungros4x4ratersoncréneaudansuneplacedeparkingtroppetite.Enavant,enarrière.Jevoyaisbienquelevéhiculenepasseraitjamais.—Alorsvoilà,Louisa:çanefonctionnepasavecnotrenouvelleemployée.Elleneseplaîtpasàce

poste.Pouruneraisonquej’ignore,elleetmonépousenes’entendentpas.D’uncommunaccord,ilaétédécidéqu’ellepartiraitàlafindumois.Cequimelaisseavecungrosproblème.Jecontinuaiàl’écouter.—J’aimeraisvousoffrircetteplace.Maisjen’aimepasl’agitation,surtoutquandils’agitdemes

proches. Alors je vous appelle parce que j’essaie de me faire une idée de ce que vous voulezvraiment.

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—Oh,jevoulaisvraimentcetravail.Maisje…Jesentisunemainseposersurmonépaule.Je fisvolte-faceetdécouvrisSam,appuyécontre le

mur.—Je…euh…—Vousaveztrouvéunautreemploi?—J’aieuunepromotion.—Est-ceunepositionquevoussouhaitezconserver?Sammedévisageait.—P-pasnécessairement.Mais…—Maisbienévidemment,vousavezbesoindepeserlepouretlecontre.Jecomprends.J’imagine

quejevousprendsaudépourvuaveccecoupdefil.Maisenréponseàcequevousm’avezécrit,sivous êtes toujours véritablement intéressée, j’aimerais vous proposer ce poste. Mêmes termesqu’auparavant,etvouscommenceriezleplustôtpossible.Àconditionquevoussoyezsûred’enavoirenvie.Pensez-vouspouvoirmedonneruneréponsedanslesquarante-huitheures?—Oui.Oui,monsieurGopnik.Merci.Mercidevotreappel.Jel’entendisraccrocheretlevailesyeuxsurSam.Ilportaitunerobedechambredel’hôpitalpar-

dessusunechemisedenuittropcourte.Nousrestâmessilencieuxunmoment.—Tut’eslevé.Tudevraisêtreaulit.—Jet’aivueparlafenêtre.—Unseulcourantd’air,etlesinfirmièresparlerontencoredetoiàNoël.—C’étaitletypedeNewYork?Jeme sentis étrangement coupable. Je glissaimonportable dansmapoche etm’emparai dema

boîteenplastique.—Lepostes’estlibéré,répondis-je.Sonregarddérivabrièvementloindemoi.—Maisc’est…Jeviensàpeinedeteretrouver,poursuivis-je.Alorsjevaisrefuser.Tucroisquetu

auras encore un peu de place pour des pâtes après cette tourte légendaire ? Je sais que tu n’assûrementplusfaim,maisc’esttellementrarequej’arriveàcuisinerunplatcomestible…—Non.—Cen’estpassimauvais.Tupourraisaumoinsgoûter…—Paslespâtes.Leposte.Nouséchangeâmesunlongregard.Ilpassaunemaindanssescheveux,etsonregardseperditde

nouveauaufondducouloir.—Tudoisaccepter,Lou.Tulesais,jelesais.Tudoislefaire.—Maisj’aidéjàessayédepartir,etj’aifiniencorepluspaumée.—Parcequec’étaittroptôt.Ettuprenaislafuite.Cettefois,c’estdifférent.Jelevailesyeuxverslui.Jemedétestaispourcequej’avaisenviedefaire.Etjeledétestaisparce

qu’illesavait.Delonguesminutes,nousrestâmesdeboutensilencedanscecouloird’hôpital.Puisjemerendiscomptequ’ilpâlissaitàvued’œil.—Tudoist’allonger.Ilneprotestapas.Jeletinsparlebrasetleramenaijusqu’àsonlit.Ilgrimaçaens’appuyantavec

précautioncontresesoreillers.J’attendisdelevoirreprendredescouleurs,puism’étendisàcôtédeluietluiprislamain.—J’ai l’impressionqu’onvientàpeinede toutarrangerentrenous,dis-je, la têteposéesurson

épaule,lagorgeserrée.

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—C’estlecas.—Jeneveuxpasêtreavecquelqu’und’autrequetoi,Sam.—Pffff.Commesij’enavaisjamaisdouté.—Maislesrelationsàdistancefonctionnentrarement.—Alorsonestbienuncouple?Jem’apprêtaiàprotester,maisilm’arrêtad’unsourire.— Je plaisante. Il y a des relations qui survivent à la distance. J’imagine que ça dépend de la

motivationdechacun.Il passa son brasmusclé autour demon cou etm’attira contre lui. Jeme rendis compte que je

pleurais.Dupouce,ilessuyadoucementmeslarmes.—Lou,jenesaispascequivasepasser.Personnenepeutleprévoir.Tupeuxsortirdecheztoiun

matin, t’arrêter devant unemoto et voir toute ta vie basculer. Tu peux partir pour unemission deroutineettefairetirerdessusparunadoquicroitqueçaval’aideràdevenirunhomme.—Tupeuxtomberdutoitd’unimmeuble.—Oui. Ou tu peux aller rendre visite à unmec en nuisette dans un lit d’hôpital et recevoir la

meilleureoffred’emploiquetuauraispuespérer.C’estlavie.Onnesaitjamaiscequipeutarriver.C’est pour ça qu’il faut toujours saisir sa chance. Et… je crois qu’aujourd’hui tu as une chance àsaisir.Je fermai les yeux très fort. Je ne voulais pas l’entendre, je refusais de reconnaître qu’il avait

raison. Je séchai mes larmes d’un revers de main. Il me tendit un mouchoir et attendit que j’aieterminéd’essuyerlestraînéesnoiresquimemaculaientlevisage.—Lesyeuxdepandatevonttrèsbien.—Jecroisquejesuisunpeuamoureusedetoi.—Jepariequetudisçaàtouslespatientsensoinsintensifs.Jel’embrassai.Lorsquejerouvrislesyeux,ilmeregardait.—J’aimeraisessayer,situveuxbien,dit-il.Laboulequis’étaitforméedansmagorgemitunmomentàserésorber.—Jenesaispas,Sam,répondis-jeenfin.—Tunesaispasquoi?—Lavieestcourte,non?Onlesaittouslesdeux.Etsic’étaittoi,machanceàsaisir?Etsic’était

toiquimerendaisvraimentheureuse?

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Chapitre29

Quandlesgensdisentquel’automneest leursaisonfavorite, jepensequ’ilsveulentparlerdecegenredejournée:unebrumematinalequiselèveauprofitd’unelumièreclaireetfroide;destasdefeuilles mortes dans les caniveaux ; la douce odeur de l’humus. Certains prétendent qu’on neremarquepasvraimentlepassagedessaisonsenville,quelesbâtissesgrisesetlemicroclimatcausépar la pollution les rendent toutes semblables. Mais sur le toit, la différence était notable. Passeulement dans le ciel qui s’étendait à l’infini au-dessus dema tête,mais aussi dans les plants detomates de Lily, qui avaient donné pendant des semaines de gros fruits bien juteux. Les végétauxfaisaient des boutons, fleurissaient et se fanaient, et les fraîches pousses vertes du début de l’étélaissaient laplaceàdesbrindillesetdesbranchesnues.Sur le toit,onsentaitdéjà lesprémicesdesbrises hivernales. Un avion traçait dans le ciel une longue ligne blanche, et je remarquai que leslampadairesétaienttoujoursallumés.Mamèreémergeadel’escalierdesecoursetparcourutdesyeuxlesinvités.— C’est vraiment quelque chose, cette terrasse, Louisa. On peut facilement y faire tenir une

centainedepersonnes.Elleportaitunsacpleindebouteillesdechampagne,qu’elleposaavecprécaution.—Est-cequejet’aidéjàditquejetetrouvetrèscourageused’êtreparvenueàremontericiaprès

tonaccident?—Jen’arrivetoujourspasàcroirequetuaiesréussiàtomber,fitremarquermasœur,occupéeà

remplirdesverres.Iln’yaquetoipourtomberd’unespaceaussigrand.—ElleétaitsoûlecommeunPolonais,machérie,tutesouviens?répliquamamanenrepartanten

direction de l’escalier. Où as-tu trouvé tout ce champagne, Louisa ? Ça a dû te coûterterriblementcher!—C’estuncadeaudemonchef.Quelquessoirsauparavant,nousétionsentraindefairelescomptesenbavardant(nousdiscutions

beaucoup à présent, surtout depuis qu’il avait eu son bébé. J’en savais d’ailleurs plus sur lesproblèmes de rétention d’eau de Mme Percival que je l’aurais souhaité). J’avais mentionné mesprojetsetRichards’étaitéclipsésansmêmemerépondre,commes’ilnem’écoutaitpas.Jem’étaisapprêtée à en conclure qu’il était toujours un peu idiot quand il était remonté de la cave avec unecaissededouzebouteillesdechampagne.—Voilà.Soixantepourcentderéduction!Ilmetenditlacaisse,puishaussalesépaules.—Enfait,tusaisquoi?Ons’enfout.C’estcadeau.Vas-y,prends-les.Tulesasbienméritées.J’avaisbafouilléunmerci,etilavaitmarmonnéquedetoutefaçoncen’étaitpasuntrèsboncru,

maissesoreillesavaientrougi.— Tu pourrais quand même faire semblant d’être contente que je sois encore en vie, dis-je à

Treenaenluipassantunplateauremplideverres.—Oh, ça fait longtemps que j’ai dépasséma phase « Si seulement j’étais restée fille unique »,

rétorqua-t-elle.Deuxans,aumoins.Mamans’approchait,arméed’unpaquetdeserviettes.

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—Vouspensezqueçavaaller?nousdemanda-t-elleàvoixbasse.—Qu’est-cequin’iraitpas?—C’est lesTraynor,non? Ilsne se serventpasde serviettesenpapier. Ilsontdes serviettesen

tissu.Probablementavecleursarmoiriesbrodéesdessus,oujenesaisquoi.—Maman,ilssontvenuspasserlasoiréesurletoitd’unancienimmeubledebureauxdansl’estde

Londres.Jenecroispasqu’ilss’attendentàdescouvertsenargent.—Oh,ditTreena.J’aiapportéladeuxièmecouettedeThom,etsonoreiller.Jemesuisditqu’on

pourrait aussibiencommenceràemménagerpetit àpetit chaque foisqu’onpasse.Demain, j’aiunrendez-vouspourvisiterunegarderie.—C’est formidable que vous ayez tout arrangé, les filles.Treena, si tu veux, je pourrai garder

Thom.Tiens-moijusteaucourant.Nousnousaffairâmesuninstanttoutesensemblepourdisposerdesverresetdesassiettesencarton,

jusqu’àcequemamans’enaillechercherdenouvellesserviettesenpapier.Jebaissailavoixpourqueseulemasœurpuissem’entendre.—Treen?C’estvraiquepapaneviendrapas?Ellegrimaça,etjem’efforçaidenepasavoirl’airtropdéçue.—Çanevatoujourspasmieuxentreeux?—J’espèrequequand je seraipartie, ilspourront separler.Laplupartdu temps, ils s’évitent et

s’adressentàmoiouàThom.C’estàdevenirdingue.Mamanfaitcommesiçanelatouchaitpasqu’ilaitrefusédevenir,maisjesaisqu’elleadelapeine.—Jepensaisvraimentqu’ilseraitlà.Depuislanuitdelafusillade,j’avaisvumamèreàdeuxreprises.Elles’étaitinscriteàunnouveau

coursdusoir–poésieanglaisemoderne–etvoyaitàprésentdessymbolesfunestespartoutautourd’elle.Lamoindre feuille souffléepar levent étaitun signededécrépitude imminente, lemoindreoiseau planant dans le ciel un présage d’espoir et de rêves réalisés. La première fois qu’elle étaitvenueàLondres,nousavionsassistéàunelecturedepoésie;elleavaitétéentièrementabsorbéeparlesmotsdupoèteetavaitapplaudidansunsilencedemort.Ladeuxièmefois,nousétionsalléesaucinéma puis aux toilettes de l’hôtel, où elle avait partagé des sandwichs avecMaria. Chaque fois,lorsquenousavionsétéseulestouteslesdeux,elles’étaitmontréeétrangementnerveuse.«Onpassedebonsmoments,non?»necessait-ellederépéter,commesiellemedéfiaitdelacontredire.Puiselles’enfermaitdansunmutismecompletous’offusquaitdesprixdessandwichs.Treenadéplaçalebancettapotalescoussinsqu’elleavaitrapportésdemonsalon.—C’estsurtoutpourgrand-pèrequejem’inquiète,avoua-t-elle.Ilsupportemaltoutecettetension.

Ilchangedechaussettesquatrefoisparjour,etiladéjàcassédeuxboutonsdelatélécommandeparcequ’ilappuietropfortdessus.—Oh,merde…Jeviensdepenser…Quienauraitlagarde?Masœurmeregarda,horrifiée.Etnousnousécriâmesenchœur:—Pasmoi!Nous fûmes interrompues par les premiers membres du cercle, Sunil et Leanne, qui venaient

d’arriver. Ilss’extasièrentsur la taillede la terrasseetsur lavue imprenablequ’onyavaitsur toutl’estdelaCity.Lilyarrivaàmidipile.Ellesejetaàmoncouavecunpetitgémissementdebonheur.—J’adoretarobe!Tuessublime!Elleavaitbronzé,etsonjoyeuxvisageétaitparseméde tachesderousseur.Elleportaitunerobe

bleu pâle et des spartiates. Je la regardai admirer la terrasse, visiblement ravie d’être de retour.

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Camilla,quivenaitd’acheverl’ascensiondel’escalierdesecours,lissasavesteets’avançaversmoi,l’airvaguementabasourdi.—Tuauraispum’attendre,Lily.—Pourquoi?Tun’espasunepetitevieille.Camillaetmoiéchangeâmesdessouriresencoin.Puis,cédantàuneimpulsion,jel’embrassaisur

lajoue.Ellesentaitleparfumdeluxe,etsacoiffureétaitimpeccable.—Jesuisheureusequevoussoyezvenues.—Tut’esmêmeoccupéedemesplantes!s’écriaLily.Jem’étaisditquetoutseraitmort.Oh,etça!

J’aimebeaucoup.C’estnouveau?demanda-t-elle.Elledésignait lesdeuxpotsque j’avaisachetésaumarchéaux fleursune semaineauparavanten

prévisiondecettejournée.Jen’avaispasvouludefleurscoupéesvouéesàdépérir.—Cesontdespélargoniums,déclaraCamilla.Ilnefaudrapasleslaisserlà-hautpourl’hiver.—Ellepeutlesbâcher.Cespotsenterrecuitesontdursàtransporter.—Ilsnesurvivrontpas,répliquaCamilla.Ilsseronttropexposésici.—Enfait,dis-je,Thomvavenirvivreici,etvucequim’estarrivé,onpréfèreinterdirel’accèsau

toit.Situasenviedelesprendreavectoienrepartant…—Non,réponditLilyaprèsuninstantderéflexion.Jepréfèreleslaisserici.Commeça,jepenserai

àeuxcommeilssontmaintenant.Toutenm’aidantàinstallerlatableàtréteaux,ellemeparlaunpeudulycée–elles’ysentaitbien,

maissetrouvaittoujoursunpeuendifficultéavecsesdevoirs–etdesamère,quicommençaitàfairedel’œilàunarchitecteespagnoldunomdeFelipequivenaitd’acheterlamaisonvoisinedelaleur.—JesuispresquetristepourTête-de-Nœud,dit-elle.Ilnevapaslevoirvenir.—Maistoi,çava?— Ça va. La vie est plutôt cool en ce moment, répondit-elle en avalant une poignée de chips.

Mamiem’aemmenévoirlebébé,jetel’avaisdit?Masurprisedutseliresurmonvisage,carellepoursuivit:—Jesais.Maiselleaditqu’ilfallaitbienquel’undenousagisseenadulte.Elleestmêmevenue

avecmoi.Elleaétémégacool.Jenesuispascenséeêtreaucourant,maiselles’estachetéunevesteJaegerspécialementpourl’occasion.Jecroisqu’elleavaitbesoindeçapoursemettreenconfiance.Ellejetauncoupd’œilfurtifàCamilla,quidiscutaitavecSamunpeuplusloin,etreprit:—Enfait,j’étaisunpeudésoléepourmongrand-père.Quandilcroyaitquepersonnenelevoyait,

iln’arrêtaitpasdelaregarder,commes’ilétaittristequeleschosessesoientfiniescommeça.—Etalors,c’étaitcomment?—Bah,c’étaitunbébé,quoi. Ils se ressemblent tous,non?Bref, tout lemondeétait superpoli,

genre:«Alors,Lily,commentçasepasseàl’école?Tuasenviedevenirséjournerquelquesjoursici?Tuasenviedeprendretatantedanstesbras?»Commesicen’étaitpasletrucleplusbizarreàdire.—Tuvasretournerlesvoir?—J’imagine.Ilsnesontpastropcoincés,aufinal.Je jetaiuncoupd’œilàGeorgina,qui s’entretenaitpolimentavecsonpère.Cedernieréclatade

rire,unpeutropfort.Ilnel’avaitpasquittéed’unesemelledepuissonarrivée.— Ilm’appelle deux fois par semaine pour discuter de tout et de rien, etDella n’arrête pas de

répéterqu’elleveutqueje«construiseunerelation»aveclebébé.Commesileurfilleétaitcapabledefaireautrechosequemanger,crieretremplirsescouches,grimaça-t-elle.J’éclataiderire.

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—Quoi?dit-elle.—Rien.Jesuiscontentedeterevoir.—Oh.Jet’aiapportéuncadeau.Ellesortitunepetiteboîtedesonsac.—J’aitrouvéçadansunsalond’antiquitéshyperchiantoùmamiem’aemmenée,et j’aipenséà

toi.Prudemment, j’ouvris le coffret.À l’intérieur, dansun écrindevelours bleunuit, se trouvait un

braceletArtdécoauxperlescylindriques,alternativementnoiresetambrées.Jeleprisdanslapaumedemamain.—Ilm’afaitpenserà…—Àmoncollant.—Exact.C’estpourteremercier.Pourtout.Tueslaseulepersonnequejeconnaisquiauraitété

capabled’aimercebracelet.Oumoi.Àl’époque.Enfait,ilvavachementbienavectarobe.Jetendislebras,etellel’attachaàmonpoignet.Jelefistournerlentement.—Jel’adore.Elledonnauncoupdepieddansungravillon,soudaintrèssérieuse.—Ehbien,jecroisquejetedevaisdesbijoux,lâcha-t-elle.—Tunemedoisrien.Je regardaiLily,avecsanouvelleconfianceenelleet lesyeuxdesonpère,et songeaià toutce

qu’ellem’avaitapportésansmêmes’endouter.Puisellem’envoyaungrandcoupdepoingdanslebras.—Bonallez,arrêted’êtreaussiémotive.Sinon,jevaisencorefiniravecdesyeuxdepanda.Viens,

ondescendchercher le restedubuffet.Au fait, tu asvuqu’ily aunposterTransformersdansmachambre?EtunautredeKatyPerry?Quellehorreur!C’estqui,tonnouveaucoloc?Lesautresmembresducercled’accompagnementvenaientd’arriver,manifestantdiversdegrésde

peur ou d’hilarité face à l’épreuve de l’escalier de secours : Daphne posa le pied sur le toit enpoussant de bruyantes exclamations de soulagement, pendue au bras de Fred ; William sauta lesdernièresmarchesd’unairnonchalant,sousleregardexaspérédeNatasha.D’autress’arrêtèrentpourpousserdescrisd’émerveillementdevantlesballonsblancsàl’héliumquidansaientdanslamaigrelumière.Marcmebaisalamainetmeditquec’étaitlapremièrefoisqu’unetellechoseseproduisaitdepuis qu’il s’occupait du groupe. Natasha et William, remarquai-je avec amusement, passèrentbeaucoupdetempsàdiscuterensemble.Nous posâmes les plats sur la table à tréteaux. Jake avait été nommé barman : il servait le

champagneetsemblaitétrangementravidecetteresponsabilité.Audébut,Lilyetluis’étaientignorés,conscientsquetoutlemondes’attendaitàcequ’ilsseparlent.Lorsqueenfinellesedécidaàallerverslui,elleluitenditlamainavecunepolitesseexagérée.Ilregardauninstantcettemaintendue,puisunsourires’esquissasurseslèvres.—Unepartiedemoiaenviequ’ilssoientamis,murmuraSamàmonoreille.L’autremoitiéest

absolumentterrifiéerienqu’àl’idéedecequipourraitenrésulter.Jeglissaimamaindanssapochearrière.—Elleestheureuse,répliquai-je.—Elleestmagnifique.Etilvientderompreavecsacopine.—Maisditesdonc,monsieur,jecroyaisqueselonvousilfallaitvivrelavieàfond?Ilmeréponditparungrognement.—Ilnerisquerien,m’esclaffai-je.Elleestcoincéedansuninternatdel’Oxfordshire.

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—Personnen’estensécuriténullepart,avecvousdeux.Ilm’embrassa,etlemondeentierdisparutpendantcesdeuxsecondes.—J’aimebeaucouptarobe,dit-il.—Pastropfrivole?demandai-jeentirantsurlesplisdemajuperayée.Mon quartier regorgeait de boutiques vintage. J’avais passé tout mon samedi perdue dans des

présentoirsbourrésdesoieetdeplumes.—Jet’aimebienenfrivole.Mêmesij’auraispréférétevoirdanstatenuedepetitlutinsexy.Ilsedécollademoienvoyantmamèrearriver,munied’unnouveaupaquetdeserviettesenpapier.—Commentvas-tu,Sam?Toujoursenvoiedeguérison?Elle était passée le voir deux fois à l’hôpital. Très préoccupée du sort des malades forcés

d’ingurgiter des plateaux-repas immondes, elle lui avait apporté des friands à la saucisse et dessandwichsàl’œufetàlamayonnaise.—Çavademieuxenmieux,merci.—N’enfaispastropaujourd’hui.Neporterien.Aveclesfilles,ons’ensorttrèsbien.—Ondevraitpeut-êtrecommencer,intervins-je.Mamanjetaunnouveaucoupd’œilàsamontre,puisparcourutdesyeuxlaterrasse.—Est-cequ’onnedevraitpasattendreencorecinqminutes?Le tempsque tout lemondeaitun

verre?Sonsourire–figéetbeaucouptropgrandpourêtrehonnête–étaituncrève-cœur.Sams’enrendit

compte.Illapritparlebras.—Josie,est-cequetupourraismemontreroùvousavezmislessalades?Jeviensdemerappeler

quej’aioubliélavinaigrettedanslacuisine.—Oùest-elle?Une vive émotion traversa le petit groupe rassemblé autour de la table.Nous nous retournâmes

verslavoixquitonnaittoujours:—Bordel,est-cequ’elleestvraimentlà-hautouest-cequeThommom’aencoreenvoyéchasserle

dahu?—Bernard!s’écriamamèreenlaissanttombersesserviettes.Le visage de mon père apparut au-dessus de la rambarde. Il balaya la terrasse du regard, puis

grimpalesdernièresmarchesensoufflantbruyamment.Unlégervoiledesueurluisaitsursonfront.—Qu’est-cequit’aprisdefaireçalà-haut,Louisa?NomdeDieu!—Bernard!—Onn’estpasàl’église,Josie.Etj’aiunmessageimportant.—Bernard,protestamamanenregardantautourd’elled’unairgêné.Cen’estpasle…—Etvoilàmonmessage!Monpèresepenchaenavantet,avecmilleprécautions,relevalesjambesdesonpantalon.D’abord

lagauche,puisladroite.Demaposition,situéedel’autrecôtéduréservoird’eau,jevisquelapeaudesesmolletsétaitpâleetlégèrementmarbrée.Toutlemondesetutetleregarda.Iltenditunejambe.—Aussilissequelesfessesd’unbébé,annonça-t-il.Viens,Josie,vienstoucher.Mamère, nerveuse, avança d’un pas et s’accroupit afin de passer les doigts sur le tibia demon

père.—Tuasditquetumeprendraisausérieuxlejouroùjemeferaisépilerlesjambes.Ehbien,voilà.

Jel’aifait.Mamèrelecontemplait,abasourdie.—Tut’esfaitépilerlesjambes?

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—Oui.Etsijem’étaisdoutéquetuenduraisunetellesouffrance,monamour,j’auraisfermémongrandclapet.C’estunevéritabletorture!—Bernard…— J’ai vécu un enfer, Josie,mais je le referai sans hésiter si c’est le prix à payer pour que tu

reviennesversmoi.Tumemanquesterriblement.Tupeuxsuivreunecentainedecourssituveux–politiqueféministe,étudesorientales,macramépourchiens,jem’enfiche–dumomentqu’onresteensemble. Et pour te montrer ma détermination, je me suis pris un nouveau rendez-vous pour lasemaineprochaine.Pouruneintégrale.—Oh,monDieu!s’exclamamaman.Àcôtédemoi,Samétaitsecouéd’éclatsderire.—Pince-moi,murmura-t-il.Sinon,jevaisdéchirermespointsdesuture.—Jesuisprêtàdevenirunpoulettoutplumépourteprouveràquelpointjetiensàtoi,poursuivit

monpère.—Bontédivine,Bernard.—Etcenesontpasdesparolesenl’air,Josie.Jesuisdésespéréàcepoint-là.—Etvoilàpourquoinotrefamillenedonnepasdansleromantisme,marmonnaTreena.—Oh,monchéri,tum’astellementmanqué!s’écriamamanenserrantmonpèredanssesbras.Le soulagement se lisait sur sonvisage.Monpère enfouit la tête dans le creuxde son épaule et

l’embrassa,dansl’oreilleetdanslescheveux,enluitenantlesmainscommeunpetitgarçon.—Beurk!ditThomas.—Ducoup,demandapapa,jenesuispasobligéde…—Onannuleratonrendez-vousdemainmatin,promitmamanenluicaressantlajoue.Instantanément,monpèresedétendit.—Trèsbien!intervins-jelorsquel’agitationsefutcalmée.Est-cequetoutlemondeaunverre?Et

sioncommençait?Entre l’émerveillementdesconvivespour legestedepapa, lechangementdecoucheexplosifde

bébéTraynoretlarévélationqueThomasjetaitdessandwichsauxœufssurlebalcondeM.AntonyGardiner(etsatoutenouvellechaiselongue),lesilenceneretombasurletoitqu’auboutd’unebonnevingtainedeminutes.Alors,vérifiantsubrepticementsesnotesetseraclantlagorge,Marcs’avança.Ilétaitplusgrandquecequejem’étaisimaginé:jel’avaistoujoursvuassis.—Bienvenueàtous.Toutd’abord,j’aimeraisremercierLouisadenousavoiroffertcebelendroit

pournotrecérémoniedefindetrimestre.D’unemanièretrèsappropriée,nousnoustrouvonsauplusprèsdescieux…Ilmarquaunepauseafindenouslaisserrire,puisreprit:— Cette cérémonie d’adieux est inhabituelle pour le groupe : pour la première fois, nous ne

sommes pas qu’entre nous. Cependant, je trouve formidable l’idée de fêter ça entre amis. Tout lemondeicisaitcequec’estd’avoirperduunêtrecher.Noussommesdonctousaujourd’huimembreshonorairesdugroupe.Jakesetenaitàcôtédesonpère,unhommeauxcheveuxblond-rouxetauvisagecouvertdetaches

derousseurque,malheureusement,jenepouvaiscesserdemelefigurerentraindepleureraprèsunerelationsexuelle. Il tendit lamainpour laposersur l’épauledesonfils.Jakecroisamonregardetlevalesyeuxauciel,maisilsouriait.—Mêmesinousencourageonsnosmembresàallerdel’avant,personnen’yparvientsansjeterun

petitcoupd’œilenarrière.Nousportonstoujoursennousceuxquenousavonsperdus.Cequenouscherchonsàatteindreauseindenotrepetitgroupe,c’estqueleurpoidsnepèsepastroplourdsurnos

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épaules;qu’ilnenousempêchepasd’avancer.Nousvoulonsqueleurprésencesoitressentiecommeuncadeau.»Etcequenousapprenonsenpartageantnossouvenirs,notrepeineetnospetitesvictoires,c’est

qu’il est normal d’être triste.Ouperdu.Ou en colère. Il est parfaitement normal d’être en proie àtoutessortesd’émotionscontradictoiresquelesautresnepeuventpascomprendre,etsouventpendanttrèslongtemps.Chacunsuitsonproprecheminverslaguérison.Nousnejugeonspas.—Saufpourlesbiscuits,marmonnaFred.Jejugecoupablescesbiscuits.Ilsétaientdégueulasses.—Etque,mêmesiaudébutçanousparaîtimpossible,nousfinironstouspararriveràunpointoù

nousnousréjouironsdelaprésencedechaquepersonneavecquinousavonsdiscutéetpartagénospeines,avecquinousavonsparcourucechemin.Jeregardaicesvisagesquej’avaisapprisàaimer,tousattentifsaudiscoursdeMarc,etsongeaià

Will.Jefermailesyeuxetmereprésentaisonvisage,sonsourireetsonrire.Jesongeaiàtoutcequem’avaitcoûtémonamourpourlui,maissurtoutàtoutcequ’ilm’avaitapporté.Marcnousregardaàsontour.Daphnesetapotaitdiscrètementlescoinsdesyeux.—Etdonc…selonlacoutume,nousallonsàprésentprononcerquelquesmotspourfairelebilan

etraconteroùnousensommes.Inutiledetropendire.Ilnes’agitquedefermeruneportesurcepetitboutdechemin.Cen’estpasuneobligation,bienentendu,maisceuxquiprendrontlaparolepeuventpartageraveclegroupequelquechosedetrèsbeau.Des sourires gênés s’échangèrent dans l’assemblée. L’espace d’un instant, je crus que personne

n’oseraitselancer.PuisFredfitunpasenavant.Ilrajustalemouchoirquidépassaitdelapocheavantdesavesteetseredressalégèrement.—J’aimerais seulement tediremerci, Jilly.Tuasétéuneépouseépatante, et j’ai étéunhomme

comblépendanttrente-huitans.Tumemanquestouslesjours,machérie.Ilrepritsaplace,unpeumaladroit.«Trèsbien,Fred»,articulaDaphneensilence.Puisellefità

sontourunpasenavant:—Jevoulaisseulementdire…Jesuisdésolée,Alan.Tuétaissigentil, jeregrettequ’onn’aitpu

être entièrement honnêtes l’un envers l’autre. J’aurais voulu pouvoir t’aider. J’aurais voulu… ehbien…j’espèrequ’oùquetusois,tuvasbienettut’estrouvéunbonami.Fredluitapotalebras.Jakesefrottalanuque,puiss’avança,rougissant,etseplaçafaceàsonpère.—Tunousmanquesàtouslesdeux,maman.Maisons’ensort.Jeneveuxpasquetut’inquiètes

pournous.Lorsqu’ileutterminé,sonpèreleserradanssesbras,déposaunbaisersursonfrontetluifitun

clind’œil.LuietSaméchangèrentdepetitssourirescomplices.LeanneetSunilsuivirent.Chacunprononçaquelquesmots,lesyeuxlevésverslecielafindemieux

dissimulerleslarmes,s’adressantmutuellementdediscretssignesd’encouragement.Williams’avançaàsontouretposasansmotdireuneroseblancheàsespieds.Inhabituellement

silencieux, il baissa un instant les yeux sur sa fleur, l’air impassible, puis recula.Natasha le serrabrièvementcontreelle.Ildéglutitavecpeine,puiscroisalesbras.Marcsetournaversmoi,etjesentislamaindeSamsefermersurlamienne.Jeluisourisetfis

«non»delatête.—Pasmoi,dis-je.MaisLilyvoudraitprononcerquelquesmots,sivouslepermettez.Ensemordillant la lèvre,Lilyseplaçaaumilieudugroupe.Ellebaissa lesyeuxsurunboutde

papieroùelleavaitrédigéquelqueslignes,puisparutchangerd’avisetlechiffonna.—Euh…J’aidemandéàLouisasijepouvaisparler,mêmesijenesuispasunmembredevotre

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groupe. Je n’ai pas connumon père et je n’ai pas eu l’occasion de lui dire au revoir lors de sonenterrement,alorsj’aipenséqueceseraitbiendedirequelquesmotsmaintenantquej’ail’impressiondemieuxleconnaître.Elleme gratifia d’un sourire nerveux et repoussa unemèche de cheveux qui retombait sur son

visage.— Donc, reprit-elle.Will… Papa. Quand j’ai découvert ton identité, j’ai un peu flippé. J’avais

espéréquemonvraipèreseraitunhommesage,élégant,quiauraitenviedem’apprendredestasdetrucsetdemeprotéger,etdem’emmenerenvoyagepourmefairedécouvrirdesendroitsmagiques.Ce que j’ai découvert à la place, c’est un homme en colère coincé dans un fauteuil, qui venait demettre fin à ses jours.Mais grâce à Lou, et à ta famille, j’ai appris en quelquesmois àmieux tecomprendre.»Jeseraitoujourstristeetpeut-êtremêmeunpeuencolèredenepasavoirputerencontrer,mais

maintenantjevoudraiségalementteremercier.Sanslesavoir,tum’asdonnébeaucoup.Jecroisquej’aihéritédecertainesdetesqualités…etprobablementdetesdéfauts.Tum’asdonnédesyeuxbleus,etlacouleurdemescheveux;tum’astransmistondégoûtpourlapâteàtartinerMarmite,tacapacitéà descendre une piste noire et…apparemment, à en croire les autres, tum’as aussi légué ton salecaractère.Desriresparcoururentl’assemblée.—Maissurtout,poursuivit-elle,tum’asdonnéunefamilledontj’ignoraisl’existence.Etça,c’est

cool.Parceque,franchement,çan’allaitpassuperbienavantquejelesrencontre.—C’estnousquisommesheureuxdet’avoirrencontrée,criaGeorgina.JesentislesdoigtsdeSamserrerlesmiens.Iln’étaitpascenséresterdeboutsilongtemps,mais,

commetoujours,ilrefusaitdes’asseoir.«Jenesuispashandicapé,bordel.»J’appuyaimatêtecontrelui,m’efforçantderavalerlaboulequis’étaitforméedansmagorge.—Merci,G.Etdonc,euh,Will…Papa,jenevaispascontinuerpendantdesheures,parcequeles

discours,c’estunpeuchiant.Etdetoutemanière,lebébévasemettreàbraillerd’uninstantàl’autre,cequivatotalementruinerl’ambiance.Maisjevoulaisseulementtediremerci,delapartdetafille.Je…jet’aimeettumemanquerastoujours,etj’espèrequesitumeregardes,tuserascontentdemoi.Contentquej’existe.Parcequesijesuislà,toiaussi,d’unecertainefaçon,tuestoujourslà.Sa voix se brisa. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle se tourna vers Camilla, qui hocha

discrètementlatête.Lilyreniflabruyamment,puislevalementon.— Jeme disais que c’était peut-être le bonmoment pour que tout lemonde lâche son ballon ?

suggéra-t-elle.À cet instant, l’assistance parut se remettre à respirer. Derrière moi, les membres du cercle

murmuraient entre eux tout en s’approchant des ballons, qui dansaient doucement dans la brise.Chacuns’emparad’uneficelle.Lilyfutlapremièreàs’avancer,sonpetitballonblancàlamain.Elletenditlebraspuis,prised’une

idéesubite,cueillitunbleuetdansunejardinièreetl’attachasoigneusementàlaficelle.Enfin,aprèsuneinfimehésitation,ellelaissas’envolersonballon.StevenTraynorsuivit;jevisDellaluiserrerlebraspourl’encourager.Camillalâchasonballon,

imitéeparFred,SuniletGeorgina.Puisilyeutmamère,Treena,papaquisemouchaitavecforce,etSam.Deboutensilencesurletoit,nouslesregardâmess’éleverdanslesairs,unparundanslecielbleu,etdevenirdeplusenpluspetitsjusqu’àdisparaîtredansl’infini.Alorsjerelâchailemien.

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Chapitre30

L’homme à la chemise couleur saumon en était à son quatrième pain aux raisins.De ses doigtspotelés,ilavalaitd’énormesbouchéesqu’ilfaisaitdescendreàl’aidedelonguesgorgéesdebière.—Lepetitdéjeunerdeschampions,marmonnaVeraenpassantdevantmoiavecunplateaurempli

deverres.Un instant, par réflexe, je ressentis un vague soulagement à l’idée de ne plus être chargée de

nettoyerlestoilettes.—Etalors,Lou!Qu’est-cequ’ilfautfaireicipourêtreenfinservi?Unpeuplusloin,papa,perchésursontabouret,s’étaitpenchéenavantsurlebarafindepasseren

revuelesdiversesvariétésdebière.—Est-cequ’ilfautquejesorteunecarted’embarquementpourcommanderunverre?—Papa…—UnpetitvoyageàAlicante?Qu’est-cequetuendis,Josie?Mamèreluidonnauncoupdecoude.—Ondevraitfaireçacetteannée.Sérieusement.—Tu sais, ce n’est pas simal ici.Une fois qu’on s’est fait à l’idée que les enfants ont le droit

d’entrerdansunpub,ditpapaenréprimantunfrissonàlavued’unejeunefamillequiavaitétalésurunetableunmélangedeLegoetderaisinspendantquelesparentsbuvaientleurcafé.Alors,chérie,medemanda-t-il,qu’est-cequetumerecommandes?Qu’est-cequ’ilyadebonenpression?Jejetaiuncoupd’œilàRichard,quis’approchaitarmédesoncalepin.—Toutestbon,papa.—Àpartcestenues,fitremarquermamanencontemplantd’unœilatterrélaminijupeenLurexde

Vera.—Uneidéedemeschefs,déclaraRichard,quiavaitdéjàsubideuxconversationsavecmamèreau

sujetdel’objectificationdesfemmesautravail.Rienàvoiravecmoi.—Vousavezdelabièrebruneici,Richard?—NousavonsdelaMurphy’s,monsieurClark.ÇaressemblebeaucoupàlaGuinness,maisjene

devraispasdireçaàunpuriste.—Jenesuispasunpuriste,petit.Sic’estliquideetqu’ilyamarqué«bière»surl’étiquette,çame

va.Papaclaqua la langued’unairapprobateur lorsquesonverrefutposédevant lui.Mamère,avec

sontonmondain,acceptauncafé.ElleseservaitdecettevoixpartoutàLondresàprésent,commeunhautdignitaireàquionfaitvisiterunechaînedeproduction.«C’estdoncça,unlatte?C’estadorable.Etquellemachineintéressante.»Monpèredésignalesiègevoisindusien.—Vienst’asseoir,Lou.J’aienviedepayerunverreàmafille.Jejetaiuncoupd’œilàRichard.—Jevaisprendreuncafé,papa.Merci.Unsilences’installapendantqueRichardnousservait.Monpère,detouteévidence,sesentaitchez

lui,commedans tous lesbarsoù ilmettait lespieds : ilaccueillaitd’unsignede tête lesnouveaux

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clients,biencalésursontabouretcommes’ils’agissaitdesonfauteuilpréféré.C’étaitcommesilaprésencedespompesàbièreetd’unesurfacedureoùposersescoudessuffisaitàluicréerunfoyer.Etàaucunmomentilnes’éloignad’uncentimètredemamère,necessantdeluitapoterlajambeoude lui tenir la main. Ces jours-ci, ils étaient toujours fourrés ensemble et passaient leur temps àglousser comme des adolescents. Ma sœur trouvait ce petit cinéma parfaitement répugnant. Ellem’avaitavouéavantdepartirautravailqu’elleregrettaitpresqueletempsoùilsneseparlaientplus.—Samedidernier,j’aidûdormiravecdesboulesQuies.Tuimaginesl’horreur?Pendantlepetit

déjeuner,grand-pèreenavaitl’airmalade.Dehors, un petit avion ralentissait sur la piste d’atterrissage. Un homme en gilet réfléchissant

agitait des espèces de raquettes pour le guider.Maman, son sac àmain bien calé sur ses genoux,l’observait.—Thomadoreraitvoirça,dit-elle.Tunecroispas,Bernard?Jepariequ’ilpasseraitlajournéele

nezcolléàlavitre.—Ehbien,ilpeutvenirmaintenant,non?Puisqu’ilhabiteàcôté.Treenapourraitl’emmenericile

week-end.Jepourraisveniraussi,silabièreestbonne.— C’est très gentil de les avoir laissés emménager dans ton appartement, me dit maman en

regardantl’aviondisparaître.ÇavavraimentchangerlaviedeTreena,avecsonsalairededébutante.—C’estnormal.—Ilsvontnousmanquer,maisonsavaitbienqu’elleneresteraitpaséternellementcheznous.Je

saisqu’elleapprécietongeste,machérie.Mêmesiellenelemontrepastoujours.Qu’elle le montre ou pas m’importait peu. Je m’étais rendu compte d’une chose lorsqu’elle et

Thomavaientpassémaporteenportantleurscartons.C’étaitàcetinstantprécisquejem’étaisenfinsentieenpaixaveccetappartementquem’avaitoffertl’argentdeWill.—Louisavousa-t-elleditquesasœurs’installaitenville,Richard?Mamèreagissaitàprésentcommesitoutepersonnequ’ellerencontraitàLondresétaitsonami,et

parconséquentravied’entendresespetiteshistoiresdefamille.Elleavaitabreuvécematin-làRicharddeconseilsausujetdel’infectionmammairedesafemmependantdixminutes,etnevoyaitpascequipourraitl’empêcherdepasserchezluirendrevisiteaubébé.Aprèstout,Mariadestoilettesdel’hôtelétaitinvitéeàprendrelethéàStortfolddansdeuxsemaines,encompagniedesafille.—NotreKatrina est une fille formidable.Brillante. Si vous avez besoin d’aide pour vos bilans

comptables,c’estellequ’ilvousfaut.—Jem’ensouviendrai,répliquaRichard,leregardfuyant.Jejetaiuncoupd’œilàl’horloge.Midimoinslequart.Monestomacsenoua.—Çava,machérie?Ilfallaitbienleluiaccorder:rienn’échappaitàmamère.—Çava,maman.Elleserramesdoigtsentrelessiens.—Jesuissifièredetoi.Tulesais,n’est-cepas?Pourtoutcequetuasaccomplicesderniersmois.

Jesaisqueçan’apasétéfacile.Oh,regarde!Jesavaisbienqu’ilviendrait.Vas-y,machérie!Il était là.L’airunpeuhésitant, il traversait la foule,unbrasenavant, commes’il craignaitque

quelqu’unnelebouscule.Ilnem’avaitpasencorevue.Souriante,j’agitaivivementlesbrasdanssadirection.Ilm’aperçutalorsetm’adressaunpetitsignedetête.Lorsquejemeretournaiverselle,mamèrem’observait,unfinsourireauxlèvres.—Celui-là,ilfautquetulegardes,dit-elle.—Jesais.

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Elle me regarda longuement, avec sur le visage un mélange de fierté et d’une émotion pluscomplexe.Puisellemetapotalamain.—Bien,dit-elleendescendantdesontabouret.Ilesttempsquetupartesàl’aventure.Jequittaimesparentsaubar.C’étaitbienmieuxainsi.Samavaiteuunebrèvediscussionaveceux–

aucoursdelaquellepapas’étaitsentiobligéd’imiter lasirèned’uneambulance–etRichardavaitdemandéàSamdesnouvellesdesesblessuresavantderirenerveusementlorsquepapaavaitdéclaréqu’aumoins il s’ensortaitmieuxquemonex.Papadut s’y reprendreà trois foispourconvaincreRichardquenon,ilneplaisantaitpasausujetdeDignitasetquetoutecettehistoireavaitététerrible.Àcetinstant,jecroisqueRicharddécidaqu’ilétaitenfindecompteheureuxdemevoirpartir.Je me dégageai de l’étreinte de maman, et nous nous éloignâmes en silence dans le hall de

l’aéroport.PendueaubrasdeSam,jefaisaisdemonmieuxpourignorerlefaitquemoncœurbattaitàtoutrompreetquemesparentsétaientprobablemententraindenousespionner.JemetournaiversSam,surlepointdepaniquer.Jepensaisquenousaurionseuplusdetempspournousdireaurevoir.Iljetauncoupd’œilàsamontre,puisautableaudesdéparts.—Ilestl’heure,dit-il.Ilmetenditmapetitevaliseàroulettes.Jelaprisettentaidesourire.—Jolietenuedevoyage.Je baissai les yeux sur ma chemise imprimée léopard, avec mes lunettes de soleil Jackie Ohh

coincéesdanslapocheavant.—J’étaispartiesurunlookjet-setfaçonannées1970.—C’estunbonlook.Pourunejet-setteuse.—Bon.Onsevoitdansquatresemaines…IlestcenséfairebeauàNewYorkenautomne.Jeregardaisfixementnosmains,toujoursentrelacées,commepourmémoriserlemoindredeleurs

détails.Commesij’avaisoubliéderéviserpourunexamenquiétaitarrivébientroptôt.Jecédaiàunsoudainaccèsd’angoisse.Ildutlesentir,carilserramesdoigts.—Tuastout?demanda-t-il.Passeport?Carted’embarquement?Adressedetonemployeur?—NathandoitmeretrouveràJFK.Jenevoulaispasqu’ils’enaille.Jemesentaiscommeunaimantprisentredeuxpôles.Autourde

nous,jevoyaisd’autrescoupless’avancerensembleverslaported’embarquement,ouseséparerenlarmes.Lui aussi les regardait. Il s’écarta doucement demoi etm’embrassa le bout des doigts avant de

relâchermamain.—Ilesttemps,dit-il.J’avaisunmilliondetrucsàdire,maisj’étaisincapabledelesexprimer.Jem’avançaiversluipour

l’embrasser,commelesgenss’embrassentàl’aéroport:unbaiserpleind’amouretdedésespoir,faitpour rester imprimé sur sondestinataire tout au longduvoyage,pour les semainesou lesmois àvenir.Parcebaiser,j’essayaideluifairecomprendreàquelpointilcomptaitpourmoi;qu’ilétaitlaréponseàunequestionquejem’étaisposéesansmêmelesavoir.Maisenvérité,laseulechosequ’ilavaitdûdeviner,c’étaitquej’avaisbudeuxgrandscaféssansmebrosserlesdents.—Prendssoindetoi,dis-je.Nereprendspasletravailtroprapidement.Etjet’interdisdefairedes

travauxdeconstruction.—Monfrèrepassedemainauterrainpourprendrelerelais.—Etsitureparsauboulot,faisattention.Tuesvraimentnulpouréviterlesballes.—Lou.Çavaaller.—Jesuissérieuse.Dèsquej’arriveàNewYork,j’envoieunmailàDonnapourl’informerqueje

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la tiendrai personnellement pour responsable si quelque chose t’arrive. À moins que je demandesimplementàtonchefdet’enfermerdansunbureau.Oudet’envoyeruniquementdansdesquartiersde petits vieux. Ou peut-être de te fournir un gilet pare-balles. Ils ont déjà pensé aux gilets pare-balles?JepariequejepourraientrouverunbonàNewYorksi…—Louisa.Ilécartademesyeuxunemèchedecheveux.Monmentonsemitàtrembler.J’appuyaimonfront

contrelesienetserrailamâchoireenm’imprégnantdesonodeur,m’efforçantdem’approprierunpeude sa force.Puis, avantdepouvoir changerd’avis, je lâchaiun«bye»étranglé, àmi-cheminentrelesanglot,latouxetlerireidiot.Enfin,jemeretournaietpartisd’unpasvifverslepostededouane,traînantmavalisederrièremoi.Jeprésentaimonpasseport etmonvisa, la clédemonavenir, àunhommeenuniformedont je

pouvaisàpeinedistinguerlevisageàtraversmeslarmes.Puis,pousséeparunélanirrésistible,jefisvolte-face. Ilétait là,accoudéà labarrière. Ilmeregardait. Il leva lamain, lapaumeouverte,et jel’imitai.J’imprimaicetteimagedeluidansmoncerveau–unpeupenchéenavant,lalumièredanssescheveux,sonregardtoujoursfranc–pourlesjoursoùjemesentiraisseule.Carilyauraitdesjoursdesolitude.Etdemauvaisjours.Etdesjoursoùjemedemanderaiscequim’avaitprisdepartir.Jet’aime,articulai-jeensilence.Jenesavaismêmepassi,àcettedistance,ilétaitcapabledeliresurmeslèvres.Lesdoigtsserréssurmonpasseport,jem’éloignai.Ilseraitlàquandmonavionprendraitdelavitesseavantdes’éleverdanslecielbleu.Et,avecun

peudechance,ilseraitencorelààm’attendrelorsquejereviendrais.

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REMERCIEMENTS

Merci, comme toujours, à mon agent Sheila Crowley et à mon éditrice LouiseMoore, pour leurconfiancesans failleet leursoutien indéfectible.Mercià la talentueuseéquipedePenguin,quim’aaidée à transformerune ébauchegrossière enun romandont la couverturebrillante s’est imposéedans de nombreux rayons. Je remercie tout particulièrementMaxineHitchcock,FrancescaRussell,Hazel Orme, Hattie Adam-Smith, Sophie Elletson, Tom Weldon et tous les héros anonymes quiviennentenaideauxauteurs.J’adorefairepartiedevotreéquipe.Toute ma reconnaissance va à ceux qui travaillent avec Sheila chez Curtis Brown, en particulierRebecca Ritchie, Katie McGowan, Sophie Harris, Nick Marston, Kat Buckle, Raneet Ahuja,JessCooper,AliceLutyens,SaraGadetbiensûrJonnyGeller.Del’autrecôtédel’Atlantique,jetiensàremercierl’inimitableBobBookman.C’estdanslaboîte,Bob!Pour leurs conseils avisés et leur amitié, un grand merci à Cathy Runciman, Maddy Wickham,SarahMillican,OlParker,PollySamson,DamianBarr,AlexHeminsley,JessRustonettousceuxdeWritersblock.Vousdéchirez.Plusprèsdemoi,merciàJackieTearne(Jeliraiunjourtousmesmails,promis!),ClaireRoweth,ChrisLuckley,DrewHazellettousceuxquim’aidentauquotidien.Merci également aux acteurs et à toute l’équipe d’Avant Toi. Assister à la naissance de mespersonnagesaétéunincroyableprivilègeetuneexpérienceinoubliable.Vousaveztousétégéniaux(maissurtoutvousdeux,EmiliaetSam).Merci et gros bisous àmes parents – JimMoyes et Lizzie Sanders – et surtout àCharles, Saskia,HarryetLockie.Vousêtesmonunivers.Enfin,merciauxinnombrableslecteursquim’ontécritviaTweeter,FacebookoumonsiteInternet,etquisesontassezintéressésàLoupourvouloirsavoircequ’elleétaitdevenue.Jen’auraispeut-êtrepas envisagé d’écrire ce livre si elle n’avait pas continué à vivre dans votre imagination. Je suisheureusequ’ellel’aitfait.

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JojoMoyesestromancièreetjournaliste.EllevitenAngleterre,dansl’Essex,avecsonmarietsestroisenfants.Aprèsavoirtravaillépendantdixansàlarédactiondel’Independent,elledécidedeseconsacreràl’écriture.Sesromans,traduitsdanslemondeentier,ontétésaluésunanimementparlacritiqueet luiontdéjàvaludenombreuses récompenses littéraires.Avant toi a créé l’événementetmarquéuntournantdanslacarrièredeJojoMoyes.Cebest-sellerarencontréunsuccèsretentissantquiluiavalud’êtreadaptéaugrandécran.

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Dumêmeauteur,chezMilady,engrandformat:

AvanttoiLaDernièreLettredesonamant

JamaisdeuxsanstoiAprèstoi

Auformatpoche:

AvanttoiLaDernièreLettredesonamant

Jamaisdeuxsanstoi

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MiladyestunlabeldeséditionsBragelonneTitreoriginal:AfterYouCopyright©2015byJojo’sMojoLimitedTousdroitsréservés.©Bragelonne2016,pourlaprésentetraductionPhotographiedecouverture:©MarkOwen/TrevillionImagesL’œuvreprésente sur le fichierquevousvenezd’acquérirestprotégéepar ledroitd’auteur.Toutecopieouutilisationautrequepersonnelleconstitueraunecontrefaçonetserasusceptibled’entraînerdespoursuitescivilesetpénales.ISBN:978-2-8205-2605-2Bragelonne–Milady60-62,rued’Hauteville–75010ParisE-mail:[email protected]:www.milady.fr

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CouvertureTitreDédicaceChapitrepremierChapitre2Chapitre3Chapitre4Chapitre5Chapitre6Chapitre7Chapitre8Chapitre9Chapitre10Chapitre11Chapitre12Chapitre13Chapitre14Chapitre15Chapitre16Chapitre17Chapitre18Chapitre19Chapitre20Chapitre21Chapitre22Chapitre23Chapitre24Chapitre25Chapitre26Chapitre27Chapitre28Chapitre29

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Chapitre30RemerciementsBiographieDumêmeauteurMentionslégalesMiladyc’estaussi