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Lire, dans leur suite, les œuvres romanesques d’Aragon, c’est parcourir presque toute l’histoire du roman au XXème siècle. C’est aussi suivre, pendant plus de cinquante ans, les principaux événements historiques et politiques, les transformations sociales et économiques, les changements d’ordre moral, intellectuel, artistique, philosophique, les multiples bouleversements qui ont marqué la vie collective et individuelle de notre temps. L’ironie de l’écrivain est la mystique négative des époques sans Dieu. Lukács. Aussi l’œuvre d’Aragon apporte-t-elle sur les tourments de notre temps et ses désarrois, mais aussi sur les espoirs et les rêves de cette époque un témoignage capital. D’autant qu’Aragon, on le sait, n’a jamais été un témoin passif, et que son œuvre, sous des formes diverses, et tout en étant l’expression incontestable de sa personnalité n’a cessé de montrer une sensibilité particulière au monde extérieure ; l’homme ni l’œuvre, ne peuvent être séparés de leur temps, tout comme l’homme ne peut être séparé de ses actions. C’est une œuvre qui échappe au déterminisme temporel. Profondément marquée par les préoccupations et les déchirements de notre siècle, cette œuvre ne saurait être restreinte à cette unique dimension, à laquelle ne peuvent être réduits ni les prestiges d’un langage, ni la puissance d’une imagination créatrice.

Aragon Romancier - Jacqueline Lévi-Valensi

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Lire, dans leur suite, les œuvres romanesques d’Aragon, c’est parcourir presque toute l’histoire du roman au XXème siècle. C’est aussi suivre, pendant plus de cinquante ans, les principaux événements historiques et politiques, les transformations sociales et économiques, les changements d’ordre moral, intellectuel, artistique, philosophique, les multiples bouleversements qui ont marqué la vie collective et individuelle de notre temps.

L’ironie de l’écrivain est la mystique négative des époques sans Dieu. Lukács.

Aussi l’œuvre d’Aragon apporte-t-elle sur les tourments de notre temps et ses désarrois, mais aussi sur les espoirs et les rêves de cette époque un témoignage capital.

D’autant qu’Aragon, on le sait, n’a jamais été un témoin passif, et que son œuvre, sous des formes diverses, et tout en étant l’expression incontestable de sa personnalité n’a cessé de montrer une sensibilité particulière au monde extérieure ; l’homme ni l’œuvre, ne peuvent être séparés de leur temps, tout comme l’homme ne peut être séparé de ses actions.

C’est une œuvre qui échappe au déterminisme temporel. Profondément marquée par les préoccupations et les déchirements de notre siècle, cette œuvre ne saurait être restreinte à cette unique dimension, à laquelle ne peuvent être réduits ni les prestiges d’un langage, ni la puissance d’une imagination créatrice.

« Je ne pense pas que l’on puisse comprendre quoi que ce soit de moi, si l’on omet de dater mes pensées et mes écrits » in, « La fin du monde réel », postface aux Communistes, ORC, Tome 26, p.301, (1967)

Aragon appartient à cette génération qui, ayant vingt ans lors de la première guerre, était assez jeune pour être mobilisé en 1917.

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Lire les œuvres d’Aragon, écrites pendant cette période qui va de la fin de la guerre au début des années trente, c’est évidemment assister à une véritable explosion du langage, des formes, des idées ; à une provocation d’ordre esthétique, social, moral, où se manifeste toute la vivacité de Dada, puis du surréalisme.

Les personnages des romans des années trente sont les supports d’aventures individuelles, en même temps que de la représentation du contexte historique, politique, intellectuel, social où ces aventures se déroulent ; s’ils ne se posent pas toujours eux-mêmes de questions sur le sens de leur aventure, ils entraînent le lecteur à s’interroger quant au pouvoir de l’homme sur son propre destin, sur le monde, et sur sa condition dans le monde.

La troisième partie du cycle d’Aragon, ne peut se définir que par la conception de plus en plus libre de l’écriture qu’Aragon met en pratique. Si Aragon avait attendu cette possibilité pour le langage romanesque d’affirmer sa pleine liberté, dans un jeu constant entre l’écrivain et ses personnages, entre le lecteur et l’écrivain, entre le récit et l’interrogation sur sa nécessité. Ainsi, nous percevons dans ce moment une réflexion sur l’ambition démesurée de faire éclater temps, espace, personnage, poème.

Relire, c’est aussi relier, faire apparaître des continuités ou des résonnances, délibérément ou non ; de la relecture des œuvres naissent les précieux commentaires qu’Aragon et Elsa Triolet entrecroisent, comme ils le font de leurs œuvres ; mais de plus les livres relus, quelquefois réécrits, ont repris une seconde vie, et viennent informer le livre qui est en train de s’écrire.

Dans le jeu de miroirs entre les textes, où le « je » se cherche et se perd, où le souvenir se cache et se laisse débusquer pour disparaître, l’histoire garde sa pesanteur.

Ecrire « contre » suppose une continuité, et la « dialectique » n’exclut pas la « logique ». On peut aussi y lire une étonnante

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maîtrise de la création, une façon singulièrement féconde de dire, simultanément la monotonie et multiplicité du monde, de l’histoire, de l’homme.

Les intertextualités attestent que l’écrivain est d’abord un lecteur.

Aragon prend devant les miroirs la double pose simultanée : il fait semblant d’écrire, pour un autre lui-même qui fait semblant de lire ; mais les deux images se confondent dans celles que renvoient les miroirs.

Contrairement à Proust pour qui les noms sont l’occasion de l’appréhension de tout un passé, ou de la promesse de tout un avenir, chez Aragon, au contraire, chaque nom est hautement individualisé, situé dans l’instant et n’englobe que l’être ou le lieu qu’il désigne. La nécessité, dans La Mise à Mort, de nommer séparément Anthoine et Alfred, pour dire le dédoublement de l’être, est peut-être une illustration de cette adéquation de l’être et du nom. Les êtres immanents à l’instant de la création.

Lire, écrire, nommer : autant de moyens d’accéder à soi-même et au monde ; le miroir atteste de la présence de l’être au monde ; en lui renvoyant son image.

Voilà pourquoi, ne séparant pas l’activité d’écrire de celle de lire, découvrant son propre texte à mesure qu’il l’écrit, il fait de la lecture, tout autant que de l’écriture, un acte existentiel.

De manière plus générale, la prise en compte des fantasmes sentimentaux et surtout charnels, du désir, de l’imaginaire comme éléments du réel, et comme fondamentaux du romanesque réaliste ; la place faite à la voix, le rôle capital, dans le dynamisme des romans, des images au sens cinématographique du terme, témoignent qu’il n’y a pas seulement des rencontres fortuites entre l’œuvre d’Aragon et celle de Duras, mais des parentés profondes, qui reposent peut-être sur la même conscience douloureuse, et narcissique, qu’il sera toujours impossible de connaître l’autre.

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Il sert des noms communs et des topos pour « exprimer des choses peu communes ».

L’expression des idées n’est jamais pure abstraction ; elle est toujours relative à une aventure, à une rencontre, à un échange, à tout un tableau où figurent des personnages ; l’idée devient geste, objet, beauté.

C’est ainsi qu’Aragon exploite ce qu’il avait nommé « les moyens d’expressions de la cinématographie ».

Le cadre cinématographique, à travers la transfiguration poétique, crée une « concentration émotive. »

« L’homme moderne seul est un personnage du cinéma ». Cela permet de matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Le déploiement d’un fantastique issu du moderne, d’un merveilleux qui refuse toute tradition, prend sa source dans l’insolite et l’aventure modernes.

Dans Une Vague de rêves, en 1924, Aragon affirme que le réel « n’est qu’un rapport comme un autre », et qu’il en existe d’autres que « l’esprit peut saisir, qui sont aussi premiers, comme le hasard, l’illusion, le fantastique, le fantastique, le rêve ».

Dans la mesure où il n’est sans doute pas de romanesque sans désir, où désir et langage se conjuguent dans leur entreprise de posses-sion, Anciet relève de l’écriture romanesque.

Mettant en scène dès ses premières lignes, un personnage et son histoire, bientôt rejoints par un second personnage et son histoire, Anciet joue simultanément sur le désir de dire, de se dire et les difficultés à le faire.

Ce glissement de sens et des mots est une des preuves de la liberté de l’écrivain –on est tenté de dire du libertinage du texte, qui est prêt à accueillir toutes les possibilités que les associations d’idées, d’images et de mots lui proposent.

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Le monde alors se disloque, dans un nouveau déferlement d’images, qui métamorphosent tous les éléments, et dotent la matière de mouvement, dans un univers déshumanisé, et dans l’éclat de dire de Dieu.

Quoi qu’on dise Aragon, et en dépit des problèmes liés au roman même, on peut voir, dans ces « exercices de styles », une mise en œuvre de la liberté d’écriture du romancier.

Le récit voue le langage à recréer une aventure spirituelle : celle de la relation du « je » à lui-même et au monde, à travers le temps et l’espace, saisie par les voies « complices » du désir et du vertige.

Découvrir l’infini à travers le fini, intégrer l’infini dans le fini ; c’est à quoi aspirera encore le romancier du Monde réel.

C’est la conquête d’un langage original et inventif, prêt à toutes les audaces pour dire les relations difficiles du « je » et du monde ; et surtout, ce manuscrit devenu partie cendres ne pouvait pas ne pas naître, au bout d’un certain temps, sous une forme tout à fait nouvelle, et cependant enrichie de ce que La Défense de l’Infini avait eu l’ambition de créer.

« Le Monde réel est aussi fait de (…) rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus ». Le Mentir-Vrai, p.39.

C’est dire qu’aux considérations purement littéraires, au désir d’élargir le domaine décrit, il faut ajouter la volonté de porter un témoignage historique, confondu avec une visée littéraire et politique. L’ensemble étant représentatif de la tentative d’Aragon de lier « réalisme » et romanesque.

L’imbrication de l’histoire d’un couple dans celle d’un pays.

Le thème central de La Mise à Mort : La quête de l’image de soi, qui n’exclut pas le désir de possession de l’autre.

Tous les personnages d’Aragon ressentent cette impossibilité de connaître l’autre, ou en sont victimes.

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En fait, l’un des éléments du dynamisme romanesque vient de ce que les personnages, comme les événements de la vie mondaine, ont quelque chose d’imprévisible ; de même que l’on prévoit telle soirée, tel vernissage, telle promenade, mais que l’on ne sait pas comment les choses vont se dérouler, même, les personnages, dit-il, à Dominique Arban, « c’est comme dans la vie : les gens, on les rencontre. »